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Les grandes chroniques de France (6/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France

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CY COMENCENT LES FAIS DU BON ROY JEHAN.

I.

Du couronnement du roy Jehan, des chevaliers qu'il fist et de la mort monseigneur Raoul conte d'Eu et de Guynes, lors Connestable de France.

ANNÉE 1350

[1]Après le trespassement du roy Phelippe de Vallois régna pour luy Jehan, son ainsné fils ; et fu couronné en l'église de Rains, le dimenche vint-sixiesme jour de septembre, l'an de grace mil trois cent cinquante. Et aussi à celluy jour fu couronnée la royne Jehanne, femme dudit roy Jehan. Et après ce couronnement, fist le roy pluseurs chevaliers nouveaux, c'est assavoir : Charles, son ainsné fils, dauphin de Vienne ; Loys, son secont fils ; le conte d'Alençon[2] ; le conte d'Estampes ; monseigneur Jehan d'Artois ; monseigneur Phelippe, duc d'Orléans, frère dudit roy Jehan ; monseigneur d'Artois ; le duc de Bourgoigne, fils de la devant dite royne Jehanne de son premier mari, c'est assavoir de monseigneur Phelippe de Bourgoigne ; le conte de Dampmartin et pluseurs autres.

[1] A partir d'ici jusque vers 1356, les anciennes éditions de Froissart ne font guère que reproduire le texte de nos chroniques. C'est l'un des endroits sinon les plus agréables du moins les plus véridiques de ce fameux historien. M. Buchon, dans ses éditions, a remplacé cette lacune par un texte dont la plus grande partie semble effectivement plus conforme au style de Froissart.

[2] Le conte d'Alençon. Charles IIIe du nom, et non pas Louis, fils du roi, comme le dit Villaret. — Le conte d'Estampes. Louis d'Evreux, tige des comtes d'Eu. — Monseigneur Jehan d'Artois, surnommé Sans Terre, fils du fameux Robert. Le conte de Dampmartin, Charles.

Les choses ainsi faites, le roy se parti de la dite ville de Rains le lundi au soir, et s'en retourna à Paris par Laon, par Soissons et par Senlis. Et entrèrent lesdis roy et royne à Paris à très belle feste, le dimenche dix-septiesme jour du mois d'octobre ensuivant, après vespres, et dura la feste toute la sepmaine. Et puis demoura le roy à Paris, à Neelle[3] et au palais, jusques à la saint Martin d'yver ensuivant, et fist l'ordenance de son parlement[4]. Et quant le roy entra en Paris, au retour de son joyeux avènement, la ville de Paris et grant pont[5] estoient encourtinés de divers draps ; et toutes manières de gens de mestier estoient vestus chascun mestier d'unes robes pareilles ; et les bourgois de la dite ville d'unes autres robes pareilles[6] ; et les Lombars qui en la dite ville demouroient furent vestus tous d'unes robes parties de deux tartares de soye[7], et avoient chascun sur sa teste chappiaux haus agus et mi-partis de meismes leur robes ; et tous les uns après les autres, les uns à cheval et les autres à pié, alèrent au devant du roy qui entra à Paris à grant joye ; et jouoit-l'en devant luy de moult de divers instrumens[8].

[3] A Neelle. Sans doute à l'Hôtel de Nesle, situé sur la rive gauche de la Seine, en face du Louvre.

[4] A l'avènement de chaque roi, tous les officiers judiciaires avoient besoin d'une nouvelle investiture, autrement ils étoient désappointés : expression que nous avions laissée vieillir avant de la reprendre des Anglois, dans une acception moins exacte.

[5] Grand Pont. Le Pont aux Changeurs.

[6] D'unes autres robes. On voit ici suffisamment la distinction des gens de métier, ou ouvriers, et des bourgeois. M. Guizot dira-t-il encore que c'est lui et ses amis qui ont inventé la classe moyenne?

[7] Tartares de soie. Les tartares étoient de longues robes dont le tissu semble avoir été généralement de bourre de laine ou de soie. (Voy. les citations de Ducange au mot tartarius.) Peut-être, de là, le mot moderne de tartans, châles de bourre de laine.

[8] Cette entrée est représentée dans une miniature charmante de l'admirable manuscrit de nos Chroniques, no 6 Supplément françois.

Le mardi qui fu le seiziesme jour de novembre ensuivant, l'an devant dit, Raoul, conte d'Eu et de Guynes[9], lors connestable de France, qui nouvellement estoit venu d'Angleterre de sa prison, en laquelle il avoit esté depuis l'an quarante et six qu'il avoit esté pris à Caen ; fors tant que il avoit esté eslargi par pluseurs fois pour venir en France, fu prins en l'ostel de Neelle à Paris là où le roy estoit, par le prévost de Paris du commandement du roy. Et audit ostel de Neelle fu tenu prisonnier jusqu'au jeudi ensuivant, dix-huitiesme jour dudit mois de novembre. Et là, à heure de matines dont le vendredi ajourna[10], en la prison où il estoit fu décapité, présent le duc de Bourbon[11], le conte d'Armagnac, le conte de Montfort, monseigneur Jehan de Bouloigne, le seigneur de Revel et pluseurs autres chevaliers et autres qui, du commandement du roy, estoient là ; lequel roy estoit au palais. Et fu ledit connestable descapité pour très grans et mauvaises traïsons que il avoit faites et commises contre ledit roy Jehan ; lesquelles traïsons il confessa en la présence du duc d'Athènes[12] et de pluseurs autres de son lignage. Et fu enterré le corps aux Augustins de Paris, hors du moustier, du commandement du roy, pour l'honneur des amis dudit connestable.

[9] Guynes. Et non pas Guyenne, comme le dit Villaret. Raoul étoit de la maison de Brienne.

[10] Dont le vendredi ajourna. C'est-à-dire : à l'heure où le jour commençoit à poindre.

[11] Bourbon. Variantes Bourgoigne. Je suis de préférence la leçon de Charles V, msc. 8395 ; et d'autant plus volontiers, à compter d'ici, que la transcription en est d'une main plus récente et que suivant toutes les apparences elle a été revue attentivement par Charles V lui-même.

[12] Duc d'Athènes. Gauthier de Brienne.

II.

Coment le roy Jehan fist connestable monseigneur Charles d'Espaigne, et de pluseurs incidences.

ANNÉE 1351

Au mois de janvier après ensuivant, Charles d'Espaigne à qui ledit roy avoit donné la conté d'Angoulesme, fu fait par icelluy roy connestable de France[13]. Item, le premier jour d'avril après ensuivant, se combati monseigneur Guy de Neelle, mareschal de France, en Xaintonge à pluseurs Anglois et Gascoins, et fu ledit mareschal et sa compaignie desconfis ; et y furent pris ledit mareschal, monseigneur Guillaume, son frère, monseigneur Arnoul d'Odeneham et pluseurs autres. Item, le jour de Pasques flouries qui furent le dixiesme jour d'avril l'an mil trois cent cinquante, fu présenté à Giles Rigaut de Roicy, qui avoit esté abbé de Saint-Denis en France et de nouvel avoit esté fait cardinal, le chappel rouge, au palais à Paris, en la présence dudit roy, par les évesques de Laon et de Paris, et par mandement du pape fait à eux par bulle ; ce qui n'avoit pas acoustumé à estre fait autrefois[14] ; mais ce fut par la prière dudit roy. Item, au mois de septembre mil trois cent cinquante un, fu recouvrée des François la ville de Saint-Jehan-d'Angéli, que les Anglois avoient tenue cinq ans ou environ ; et fu rendue par les gens du roy anglois sans bataille aucune pour ce qu'il n'avoient nuls vivres. En celuy an fu la plus grande chierté de toutes choses que homme qui lors vesquist eust oncques veu au royaume de France, et, par espécial, de grains : car un setier de forment valut à Paris, par aucun temps en ladite année, huit livres parisis ; un setier d'avoine soixante sous parisis ; un setier de pois huit livres parisis, et les autres grains à la value. Et en celuy an fu fait le mariage de monseigneur Charles d'Espaigne, lors connestable de France à qui ledit roy Jehan avoit donné la conté d'Angoulesme, et de la fille monseigneur Charles de Blois, duc de Bretaigne.

[13] Il en exerçoit les fonctions depuis plusieurs années sous le nom du comte d'Eu, prisonnier en Angleterre. Charles étoit fils du célèbre Ferdinand de la Cerda et, par sa grand-mère, arrière petit-fils de saint Louis.

[14] Auparavant, les cardinaux étoient obligés d'aller trouver le pape pour recevoir de ses mains les insignes de leur nouvelle dignité. Il y avoit précisément un siècle que les cardinaux partageoient avec les légats l'honneur de porter le chapeau rouge ; sans doute parce qu'à compter du concile de Lyon en 1246, on les considéra comme légats par le fait même de leur titre de prêtres cardinaux.

III.

Coment la ville et le chastel de Guynes furent pris des Anglois par traïson, le jour que le roy Jehan faisoit à Saint-Ouyn la feste de l'Estoille[15].

[15] Le msc. de Charles V ajoute ici : Laquelle feste est cy-après pourtraite et ymaginé. En effet, dans une curieuse miniature on voit les chevaliers de l'Étoile habillés d'une blanche tunique serrée par une ceinture dorée, puis d'un riche manteau fourré de ceux qu'on appeloit d'hermine angoulé. Le roi sur son trône porte le même costume, et comme eux une grande étoile semblable aux plaques de nos grands dignitaires, au côté gauche de la poitrine. Au-dessous de ce premier tableau est celui du dîner des chevaliers de l'Étoile.

En celuy an mil trois cent cinquante un dessus dit, au mois d'octobre, fu publiée la confrairie de la noble maison de Saint-Ouyn près de Paris, par ledit roy Jehan ; et portoient ceux qui en estoient chascun une estoille en son chaperon par devant ou en son mantel. Durant ceste feste de l'estoille, fu prise par traïson des Anglois la ville et le chastel de Guynes : car bonnes trièves estoient jurées entre les roys de France et d'Angleterre ; et pour ce, en celle seurté, estoit venu veoir ladite feste le sire de Banelinguehem, capitaine et garde dudit lieu[16]. Et durant ce, les Anglois traictièrent avecques un de ceux à qui la garde dudit chastel estoit bailliée, nommé Guillaume de Biauconroy ; et par traïson, sans ce que deffense y fust mise, y entrèrent. De laquelle prise le peuple s'esmerveilla trop, disant que vérité, loyauté né foy n'estoit ès Anglois. Et pour ce fu pris ledit Guillaume qui, pour la traïson ainsi faite par luy à la requeste desdis Anglois, fu descapité et pendu comme raison estoit.

[16] Le roi l'avoit sans doute mandé lui-même pour recevoir les insignes du nouvel ordre. Le nombre des chevaliers fut dès le premier jour porté à cinq cents. C'était trop peut-être ; mais il en survécut un bien petit nombre à la déroute de Poitiers. — Biauconroy. Var. : Biaucony, Beaucerny. (Voyez les curieux statuts de l'ordre de l'Étoile dans Villaret, vol. II, p. 38 et suivant.)

IV.

Coment le duc de Lenclastre et le duc de Bresvic vindrent à Paris pour eux combatre devant le roy Jehan, mais le roy prist le fait en sa main.

ANNÉE 1352

En l'an mil trois cent cinquante deux, la vigile Notre-Dame mi-aoust, se combati monseigneur Guy de Neelle, seigneur d'Aufemont, lors mareschal de France en Bretaigne, contre les Anglois ; et fu ledit mareschal occis en la bataille, et avec luy le sire de Briquebec, le chastelain de Beauvais et pluseurs autres nobles tant du pays de Bretaigne comme d'autres marches du royaume de France. En celuy an, le mardi quatriesme jour de décembre, se dut combatre à Paris un duc d'Allemaigne appelé le duc de Bresvic[17] contre le duc de Lenclastre, pour paroles[18] que ledit duc de Lenclastre devoit avoir dites dudit duc de Bresvic, dont il l'appela en la court de France. Et vindrent ledit jour les deux ducs dessus nommés en champ tous armés, pour combatre en unes lices qui, pour ce, furent faites au Pré-aux-Clercs : l'Allemant demandeur, et l'Anglois deffendeur. Et jasoit ce que ledit Anglois feust anemi du roy de France, et que, par sauf-conduit, il feust venu soy combatre pour garder son honneur, touteffois, ne souffrist pas le roy que il se combatissent ; mais depuis que il orent fait les seremens et que il furent montés à cheval pour assembler, les glaives ès poings, le roy prist la besoigne sur luy et les mist à accort. En cel an mil trois cent cinquante deux le jeudi sixiesme jour de décembre, mourut pape Clément VI à Avignon, lequel estoit en le onziesme an de son pontificat. Le mardi ensuivant dix-huitiesme jour de décembre, fu esleu en pape, environ heure de tierce, un cardinal lymosin que l'en appelloit par son titre le cardinal d'Ostie ; mais pour ce que il avoit esté évesque de Clermont, on l'appelloit plus communément le cardinal de Clermont ; et fu appellé Innocent : et par son propre nom estoit appellé monseigneur Estienne Aubert.

[17] Bresvic. Brunswick.

[18] Voici la première fois que je trouve une proposition de duel faite à l'occasion de mauvaises paroles.

V.

De la mort monseigneur Charles d'Espaigne, connestable de France.

ANNÉE 1353

L'an de grace mil trois cens cinquante trois, le huitiesme jour de janvier, monseigneur Charles, roy de Navarre et conte de Evreux, fist tuer en la ville de Laigle, en Normendie, en une hostellerie, monseigneur Charles d'Espagne, lors connestable de France. Et fu ledit connestable tué en son lit, assez tost après le point du jour, par pluseurs gens d'armes que le roy de Navarre y envoia ; lequel roy demoura en une granche au dehors de ladite ville de Laigle, jusques à tant que ceux qui firent ledit fait retournèrent par devers luy. Et en sa compaignie estoient, si comme l'en dist, monseigneur Phelippe de Navarre, son frère, monseigneur Jehan, conte de Harecourt, monseigneur Loys de Harecourt son frère, monseigneur Godefroy de Harecourt leur oncle, et pluseurs autres chevaliers et autres gens, tant de Normendie comme Navarrois et autres. Et après, se retraist ledit roy de Navarre et sa compaignie en la cité d'Evreux dont il estoit conte, et là se garny et enforça ; et aveques luy se alièrent pluseurs nobles, par espécial de Normendie, c'est assavoir : les dessus nommés de Harecourt, le seigneur de Hembuye, monseigneur Jehan Malet seigneur de Graville, monseigneur Amaury de Meulent et pluseurs autres. Et assez tost après, se transporta ledit roy de Navarre en la ville de Mante, qui jà par avant avoit envoié lettres closes en pluseurs des bonnes villes du royaume de France et aussi au grant conseil du roy, par lesquelles il escripvoit que il avoit fait mettre à mort ledit connestable pour pluseurs grans mesfais que ledit connestable li avoit fais ; et envoia le conte de Namur par devers le roy de France à Paris. Et depuis, le roy de France envoia en ladite ville de Mante, par devers ledit roy de Navarre, pluseurs grans hommes, c'est assavoir : Monseigneur Guy de Bouloigne cardinal, monseigneur Robert le Coq évesque de Laon, le duc de Bourbon, le conte de Vendosme et pluseurs autres, lesquels traictièrent avec ledit roy de Navarre et son conseil. Car combien que ledit roy de Navarre si eust fait mettre à mort ledit connestable, comme dessus est dit, il ne luy souffisoit pas que ledit roy de France, de qui il avoit espousée la fille, luy pardonnast ledit mesfait ; mais faisoit pluseurs requestes au roy son seigneur, tant que l'en cuidoit bien que, entre les deux roys dessus dis, déust avoir grant guerre ; car ledit roy de Navarre avoit fait grans aliances et grans semonces en diverses régions ; et si garnissoit et enforçoit ses villes et ses chastiaux. Finablement, après pluseurs traitiés fu fait accort entre les deux roys dessus dis par certaines manières dont aucuns des poins s'ensuivent. C'est assavoir : Que ledit roy de France bailleroit audit roy de Navarre trente-huit mil livres de terre à tournois, tant pour cause de certaine rente que ledit roy de Navarre prenoit sur le trésor du roy à Paris, comme pour autres titres que ledit roy de France luy devoit asseoir par certains traitiés fais lonc-tems avant entre les prédécesseurs desdis deux roys pour cause de la conté de Champaigne, et tout aussi pour cause du mariage dudit roy de Navarre qui avoit espousé la fille dudit roy de France ; pour lequel mariage luy avoit esté promise certaine quantité de terre ; c'est assavoir : douze mil livres à tournois. Pour lesquelles trente-huit mil livres de terre devant dites, il voult avoir la conté de Biaumont-le-Rogier, la terre de Breteuil en Normendie, les terres de Conches et d'Orbec, la visconté du Pont-Audemer et le baillage de Constentin. Lesquelles choses luy furent accordées par ledit roy de France : ja fust ce que la conté de Biaumont et les terres de Breteuil, d'Orbec et de Conches fussent à monseigneur Phelippe, frère du roy de France, qui estoit duc d'Orléans ; auquel duc le roy, son frère, bailla autres terres en récompensacion de ce. Outre ce, convint accorder audit roy de Navarre, pour avoir paix, que les devant dis Harecourt et tous les autres aliés entreroient en sa foy, sé il leur plaisoit, de toutes leur terres, quelque part qu'elles fussent au royaume de France, et en auroit ledit roy de Navarre les hommages, sé il vouloient, autrement non.

Oultre ce, luy fu accordé qu'il tendroit toutes lesdites terres, avec celles que il tenoit par avant en parrie. Et pourroit tenir eschequier, deux fois l'an, sé il vouloit, aussi noblement comme le duc de Normendie. Encore luy fu accordé que le roy de France pardonroit à tous ceux qui avoient esté à mettre à mort ledit connestable, la mort d'iceluy. Et ainsi le fist, et promist par son serement que jamais pour achoison de ce, ne leur feroit ou feroit faire vilenie ou dommage. Et aveques toutes ces choses, ot encore ledit roy de Navarre une grant somme d'escus d'or dudit roy de France ; et avant ce que ledit roy de Navarre voulsist venir par devers le roy de France, il convint que l'en luy envoiast le conte d'Anjou, second fils du roy de France, par manière d'ostage. Et après ce, vint à Paris à grant foison de gens d'armes[19].

[19] Quoi qu'on en ait dit, cet accommodement du roi Jean et de Charles-le-Mauvais étoit conseillé par une saine et bonne politique. On ne pouvoit sitôt oublier les suites de la défection de Robert d'Artois et de Geoffroi d'Harcourt. Déjà, si l'on s'en rapporte à Froissart, la flotte angloise étoit en mer, et la nouvelle de la réconciliation des deux princes lui fit rebrousser chemin.

VI.

Coment le roy de France pardonna au roy de Navarre la mort de monseigneur Charles d'Espaigne, connestable de France.

Le mardi, quatriesme jour du moys de mars audit an mil trois cens cinquante trois, vint ledit roy de Navarre en parlement à Paris, pour la mort dudit connestable, si comme dit est, environ heure de prime ; et descendi au palais, et puis vint en la chambre de parlement en laquelle estoit le roy en siège, et pluseurs de ses pers de France avec les gens de parlement et pluseurs autres de son conseil ; et si y estoit le cardinal de Bouloigne. Et, en la présence de tous, parla ledit roy de Navarre au roy que il luy voulsist pardonner le fait dudit connestable, car il avoit eue bonne cause et juste de avoir fait ce que il avoit fait, laquelle il estoit prest de dire au roy, lors ou autre fois, si comme il disoit. Et oultre dit encore et jura qu'il ne l'avoit point fait en contempt du roy né de son office, et que il ne seroit de rien si courroucié comme d'estre en l'indignacion du roy. Et ce fait, monseigneur Jaques de Bourbon, connestable de France, par le commandement du roy mist la main au[20] roy de Navarre, et puis si le fist-l'en traire arrière. Et assez tost après, la royne Jehanne, ante, et la royne Blanche, suer dudit roy de Navarre, laquelle royne Jehanne avoit esté femme du roy Charles dernièrement trespassé, vindrent en la présence du roy et luy firent la réverence en eux inclinant devant luy. Et à donc, monseigneur Regnault de Trie, dit Patroullart, se agenouilla devant le roy et luy dist teles parolles en substance : « Mon très redoubté seigneur, véés-ci mesdames la royne Jehanne et la royne Blanche qui ont entendu que monseigneur de Navarre est en vostre male grace, dont elles sont fortement courouciées ; et pour ce sont venues devers vous : et vous supplient que vous luy vueillez pardonner vostre mal talent ; et, sé Dieu plaist, il se portera si bien par devers vous que vous et tout le peuple de France vous en tendrez bien contens. »

[20] Mist la main au. Porta la main sur le.

Les dites paroles dites, lesdis connestable et mareschaus alèrent querre ledit roy de Navarre et le firent venir devant le roy, lequel se mist entre les deux roynes, et à donc ledit cardinal dit en substance les paroles qui s'ensuivent :

« Monseigneur de Navarre, nul ne se doit esmerveiller sé monseigneur le roy s'est tenu à mal content de vous, pour le fait qui est advenu, lequel il ne convient jà que je die, car vous l'avez par vos lettres si publié et autrement que chacun le scet. Et vous estes tant tenu à luy que vous ne le déussiez jamais avoir fait. Vous estes de son sanc, si prochain comme chascun scet ; vous estes son homme et son per, et si avez espousée madame sa fille, et de tant avez-vous plus mespris. Toutefois pour l'amour de mesdames les roynes qui cy sont qui moult affectueusement l'en ont prié, et aussi pour ce que il tient que vous l'avez fait par petit conseil, il le vous pardonne de bon cuer et bonne volenté. »

Et lors lesdites roynes et ledit roy de Navarre qui mist le genoul à terre en mercièrent le roy. Et encore dist le cardinal que aucun du lignage du roy ne se avanturast d'ores en avant de faire tels fais comme le roy de Navarre avoit fait : car vraiement sé il advenoit et fust le fils du roy qui le féist du plus petit officier que il eust, si en feroit-il justice. Et ce fait et dit, le roy se leva et la court se départi.

Item, le vendredi devant la my caresme après ensuivant, vint-et-uniesme jour du moys de mars, un chevalier baneret des Basses-Marches, appellé monseigneur Regnaut de Pressigny, seigneur de Marant près de la Rochelle, fu trainé et puis pendu au gibet de Paris, par le jugement de parlement et de pluseurs du grant conseil du roy.

VII.

De la réconciliation de ceux de Harecourt pour la mort dudit connestable.

ANNÉE 1354

L'an mil trois cens cinquante quatre, environ le moys d'aoust, se réconcilièrent au roy de France lesdis conte de Harecourt et monseigneur Loys, son frère ; et luy durent moult révéler de choses, si comme l'en disoit, et par espécial luy durent révéler tout le traitié de la mort dudit monseigneur Charles d'Espaigne, jadis connestable de France, et par qui ce avoit esté. Assez tost après, c'est assavoir au moys de septembre, se parti de Paris ledit cardinal de Bouloigne et s'en ala à Avignon, et disoit l'en communement que il n'estoit pas en la grace du roy ; jà soit ce que par avant, par l'espace d'un an que il avoit demouré en France, il eust esté tous jours avecques le roy si privé comme homme povoit estre d'autres.

En celuy temps se départi monseigneur Robert de Lorris chambellanc du roy, et se absenta, tant hors dudit royaume de France comme autre part ; et disoit l'en communément que sé il ne fust absenté, il eust eu villenie et dommage du corps ; car le roy estoit couroucié et moult esmeu contre luy ; mais la cause estoit tenue si secrette que pou de gens le sceurent. Toutefois disoit-l'en que il devoit avoir sceu la mort dudit connestable avant que il fust mis à mort, et que il devoit avoir révélé audit roy de Navarre aucuns consaus secrès du roy, et que toutes ces choses furent révélées au roy par les devant dis conte de Harecourt et monseigneur Loys, son frère.

Item, assez tost après, c'est assavoir environ le moys de novembre, l'an dessus dit, le roy de Navarre se parti de Normendie et s'en ala latitant[21] en divers lieux, jusques à Avignon.

[21] Latitant. En cachette, incognito.

En ce moys partirent de Paris l'arcevesque de Rouen chancelier de France, le duc de Bourbon et pluseurs autres, pour aler à Avignon ; et aussi partirent le duc de Lenclastre et pluseurs autres Anglois, pour traitier de paix entre les roys de France et d'Angleterre, devant le pape.

VIII.

De la rébellion des Navarrois contre le roy de France, et de la revenue de monseigneur Robert de Lorris.

En l'an dessus dit, audit moys de novembre, se parti le roy de Paris et ala en Normendie jusques à Caen, et fist prendre et mettre toutes les terres du roy de Navarre en sa main, et instituer officiers de par luy, et mettre garde ès chastiaux du roy de Navarre, excepté en six ; c'est assavoir : Evreux, Pont-Audemer, Cherebourc, Gavray[22], Avranche et Mortaing ; lesquels ne luy furent pas rendus ; car il avoit dedens Navarrois qui respondirent à ceux que le roy y avoit envoyés que il ne rendroient les forteresces fors au roy de Navarre, leur seigneur, qui les leur avoit baillées en garde.

[22] Gavray. Aujourd'hui bourg et chef-lieu de canton du département de la Manche.

Item, au moys de janvier ensuivant, vint à Paris monseigneur Robert de Lorris, par sauf conduit que il ot du roy et demoura bien quinze jours après, avant que il eust né temps né lieu de parler au roy. En la parfin y parla-il ; mais il s'en retourna à Avignon par l'ordonnance du roy et de son conseil, pour estre au traictié avec les gens du roy. Et assez tost après, c'est assavoir la fin de février audit an, vindrent nouvelles que les trièves qui avoient esté prises entre les deux roys, jusques en avril ensuivant, estoient aloingnées par le pape, jusques à la nativité de saint Jehan-Baptiste après ensuivant ; pour ce que ledit pape n'avoit peu trouvé voie de paix à laquelle les traicteurs qui estoient à Avignon, tant pour l'un comme pour l'autre roy, se voulsissent consentir. Et envoia le pape messages par devers lesdis roys, sur une autre voie de traictié que celle qui avoit esté pourparlée autrefois entre lesdis traicteurs.

IX.

De la prise de la ville de Nantes en Bretaigne par les Anglois, et coment le chastel et tout fu recouvré.

En l'an dessus dit mil trois cens cinquante quatre, au moys de janvier, le roy fist faire florins de fin or appellés florins à l'aignel, pour ce que en la pille avoit un aignel, et estoient de cinquante deux au marc[23]. Et en donnoit le roy, lors que il furent fais, quarante-huit pour un marc de fin or ; et deffendi-l'en le cours de tous autres florins.

[23] Le marc d'or étant alors de soixante livres, le mouton, comme les appelle Leblanc, ou plutôt, suivant notre chronique, le florin à l'agnel, valoit vingt-quatre ou vingt-cinq sols.

En celuy an, audit moys de janvier, vint à Paris monseigneur Gautier de Lor, chevalier, comme messager dudit roy de Navarre par devers le roy de France, et parla à luy ; et finablement s'en retourna au moys de février par devers le roy de Navarre, et emporta lettres de sauf conduit pour ledit roy de Navarre, jusques emmy avril ensuivant.

Item, en celuy an, le soir de karesme prenant qui fu le dix-septiesme jour de février, vindrent pluseurs Anglois près de la ville de Nantes en Bretaigne ; et en entra par eschielles environ cinquante-deux dedens le chastel, et le pristrent. Mais monseigneur Guy de Rochefort, chevalier, qui en estoit capitaine et estoit en ladite ville hors du chastel, fist tant par assaut et effort qu'il le recouvra en la nuit meisme. Et furent tous les cinquante-deux Anglois que mors que pris.

X.

Coment le roy envoia monseigneur le dauphin en Normendie, et du parlement que les Navarrois firent sur les François.

ANNÉE 1355

L'an mil trois cent cinquante-cinq à Pasques, le roy Jehan envoia en Normendie Charles, son ainsné fils, dauphin de Vienne, son lieutenant, et y demoura tout l'esté. Et luy octroyèrent les gens dudit pays de Normendie deux mil hommes d'armes pour trois mois. Et environ au mois d'aoust ensuivant, audit an cinquante-cinquiesme, ledit roy de Navarre vint de Navarre et descendi au chastel de Cherebourc en Constentin, environ deux mil hommes, que uns que autres, avec luy ; et furent pluseurs traictiés avec les gens du roy de France duquel ledit roy de Navarre avoit espousé la fille : et lesdis roys de Navarre et de France envoièrent par pluseurs fois de leur gens l'un desdis roys par devers l'autre, et cuida-l'en, telle fois fu vers la fin du mois d'aoust, que il deussent avoir grant guerre l'un contre l'autre.

Et les gens du roy de Navarre qui estoient ès chastiaux d'Evreux et de Pont-Audemer en faisoient bien semblant, car il tenoient et gardoient lesdis chastiaux moult diligemment et pilloient le païs environ comme ennemis.

Et vindrent aucuns au chastel de Conches[24] qui estoit en la main du roy, et le pristrent et garnirent de vivres et de gens. Et pluseurs autres choses firent les gens dudit roy de Navarre contre le roy de France et contre sa gent. Et finablement, fu fait accort entre eux. Et ala ledit roy de Navarre devers ledit dauphin où il estoit au chastel du Vau-de-Rueil[25], et y estoit environ le dix-septiesme ou le dix-huitiesme jour de septembre ensuivant ; et de là monseigneur le dauphin le mena à Paris devers le roy. Et le vint-quatriesme jour du mois dessus dit qui fu au lundi, vindrent à Paris devers le roy au chastel du Louvre. Et là, en la présence de moult grant quantité de gens et des roynes Jehanne, ante, et Blanche, suer dudit roy de Navarre, fist-il audit roy de France la révérence et s'excusa de ce que il s'estoit parti du royaume de France. Et, avec ce, dist que aucuns luy avoient rapporté que aucuns l'avoient blasmé devers le roy : si requist le roy que il luy voulsist nommer ceux qui ce avoient fait ; et après jura moult forment que il n'avoit oncques fait choses après la mort du connestable contre le roy que loiaux ne peust et deust faire. Et néanmoins, requist au roy que il luy voulsist tout pardonner et le voulsist tenir en sa grace ; et luy promist que il luy seroit bons et loyaux comme fils doit estre à père et comme vassal à son seigneur. Et puis le roy luy fist dire par le duc d'Athènes que il luy pardonnoit tout de bon cuer.

[24] Conches. Petite ville de Normandie à quatre lieues d'Evreux.

[25] Vau-de-Rueil. Vaudreuil, ou Notre-Dame du Vaudreuil ; aujourd'hui bourg du département de l'Eure, à deux lieues de Louviers.

Item, en celuy an mil trois cent cinquante-cinq, ala le prince de Galles, ainsné fils du roy d'Angleterre, en Gascoigne, au mois d'octobre ; et chevaucha près de Toulouse et puis passa la rivière de Garonne, et alla à Carcassonne et ardi le bourc ; mais il ne peust mal faire à la cité, car elle fu deffendue ; et de là ala à Narbonne, ardant et pillant le païs.

XI.

Coment le roy de France manda à celuy d'Angleterre coment il se vouloit combattre à luy, corps contre corps ou force contre force.

En celuy an cinquante-cinq, descendi le roy d'Angleterre à Calais en la fin du mois d'octobre, et chevaucha jusques à Hesdin ; et rompi le parc et ardi les maisons qui estoient audit parc ; mais il n'entra point au chastel né en la ville. Et le roy de France, qui avoit fait le mandement à Amiens, tantost que il ot oï de la venue dudit roy anglois et estoit en ladite ville d'Amiens, se parti et les gens qui estoient avec luy pour aler contre ledit roy anglois. Mais il ne l'osa atendre et s'en retourna à Calais tantost qu'il ot oï nouvelles que le roy de France s'en aloit vers luy en ardant et pillant le païs par où il passoit. Si ala ledit roy de France après luy jusques à Saint-Omer, et luy manda par le mareschal d'Odenehan[26] et par pluseurs autres chevaliers que il se combattroit sé il vouloit corps contre corps ou pouvoir contre pouvoir. Mais ledit roy anglois refusa la bataille et s'en repassa par mer sans plus faire en celle fois, et le roy de France s'en revint à Paris.

[26] D'Odenehan. Arnoul d'Andrehan, suivant Froissart, capitaine du château d'Ardres. Mais toutes les autres relations contemporaines écrivent le nom de ce brave guerrier comme nos chroniques.

Item, en ce meisme an cinquante-cinq au mois de novembre, le prince de Galles, après ce qu'il ot couru le païs de Bourdeaux jusques près de Toulouse et de là jusques à Narbonne, et ars et gasté le païs tout environ, il s'en retourna à Bourdeaux à tout le pillage et grant foison de prisonniers, sans qu'il trouvast qui luy donnast de rien à faire. Et toutes voies estoient audit païs pour le roy de France le conte d'Armagnac lieutenant du roy en Languedoc pour le temps ; le conte de Foys, monseigneur Jacques de Bourbon conte de Pontieu ; et aussi y estoit monseigneur Jehan de Clermont mareschal de France, à plus grant compaignie la moitié, si comme l'en disoit, que n'estoit ledit prince de Galles. Si en parla-on bien forment contre aucuns des dessus dis nommés qui là estoient ou devoient estre pour le roy de France.

XII.

De l'assemblée que le roy fist faire en parlement des nobles, du clergié et des bonnes villes, pour ordener aydes à soustenir le fait de la guerre.

En ce meisme an, à la saint Andrieu, furent assemblés à Paris, par le mandement du roy, les prélas, les chapitres, les barons et les villes du royaume de France ; et leur fist le roy exposer en sa présence l'estat des guerres, le mercredi après la saint Andrieu, en la chambre du parlement, par maistre Pierre de la Forest, lors arcevesque de Rouen et chancelier de France. Et leur requist ledit chancelier, pour le roy, que il eussent avis ensemble quelle aide il pourroient faire au roy, qui feust suffisant pour faire les frais de la guerre. Et pour ce que il avoit entendu que les sougiés du royaume se tenoient forment à grevés par la mutacion des monnoies, il offri à faire forte monnoie et durable, mais que on luy féist aide qui fust souffisant à soustenir la guerre. Lesquels respondirent c'est assavoir : le clergié, par la bouche de maistre Jehan de Craon, lors arcevesque de Rains ; les nobles, par la bouche du duc d'Athènes ; et les bonnes villes, par Estienne Marcel, lors prévost des marchans à Paris, que il estoient tous prests de vivre et de mourir avec le roy, et de mettre corps et avoir en son service ; et délibéracion requistrent de parler ensemble, laquelle leur fu ottroiée.

XIII.

Coment le roy de France donna à monseigneur Charles, son ainsné fils, la duchié de Normendie et luy[27] en fist hommage.

[27] Luy. Charles. — Il est à remarquer qu'à compter de ce don, le nom de duc de Normandie fut affecté au prince, de préférence à celui de Dauphin.

En ce meisme an, le lundi vigile de la Conception Notre-Dame, donna le roy la duchié de Normendie à monseigneur Charles, son ainsné fils, dauphin de Vienne et conte de Poitiers ; et l'endemain, jour de mardi et feste de la Conception devant dicte, luy en fist ledit monseigneur Charles hommage, en l'hostel maistre Martin de Mello, chanoine de Paris, au cloistre Notre-Dame.

XIV.

Coment les gens des trois estas, présent le roy, respondirent par délibéracion que il feroient[28] continuelment, chascun an, trente mille hommes d'armes, et de l'ordonnance qui fu faite et avisée pour trouver le paiement à les paier.

[28] Que il feroient. C'est-à-dire qu'ils leveroient et équiperoient à leurs frais.

Après la devant dite délibération eue des trois estas dessus dis[29], il respondirent au roy, en la dite chambre de parlement, par la bouche des dessus nommés, que il luy feroient trente mille hommes chascun an à leur frais et despens, dont le roy les fist mercier. Et pour avoir la finance pour paier lesdis trente mille hommes d'armes, laquelle fu estimée à cinquante cent mil livres[30] par les trois estas dessus dis, ordenèrent que on lèveroit sur toutes gens, de tel estat que il fussent, gens d'églyse, nobles ou autres, imposicion de huit deniers par livre sur toutes denrées ; et gabelle de sel courroit par tout le royaume de France. Mais pour ce que on ne pouvoit lors savoir sé lesdites imposicions et gabelle souffiroient, il fu alors ordené que les trois estas dessus dis retourneroient à Paris le premier de mars, pour veoir l'estat des dites imposicions et gabelle, et sur ce ordener ou de autre ayde faire pour avoir lesdites cinquante cent mil livres, ou de laissier courir lesdites imposicions et gabelle. Auquel premier jour de mars les dessus dis trois estas retournèrent à Paris, excepté pluseurs grosses villes de Picardie, les nobles et pluseurs autres grosses villes de Normendie. Et virent ceux qui y estoient l'estat desdites imposicions et gabelles ; et tant pour ce qu'elles ne souffisoient à avoir lesdites cinquante cent mil livres, comme pour ce que pluseurs du royaume ne se vouloient accorder que lesdites imposicions et gabelles courussent en leur pays et ès villes où il demouroient, ordenèrent nouvel subside sus chascune personne en la manière qui s'ensuit. C'est assavoir que tout homme et personne, fust du sanc du roy et de son lignage ou autre, clerc ou lai, religieux ou religieuse, exempt ou non exempt, hospitalier, chef d'églyse ou autres, eussent revenus ou rentes, office ou administration quelconques ; monoiers et autres, de quelque estat qu'il soient, et auctorité ou privilège usassent ou eussent usé au temps passé ; femmes vefves ou celles qui faisoient chief, enfans mariés ou non mariés qui eussent aucune chose de par eux, fussent en garde, bail, tutelle, cure, mainburnie[31] ou administration quelconques ; qui auroit vaillant cent livres de revenue et au dessous, fust à vie ou à héritage, en gaiges à cause d'office, en pensions à vie ou à volenté, feroit ayde et subside pour le fait des guerres de quatre livres. Et de quarente livres de revenue et au dessus quarente sols ; de dix livres de revenue et au dessus, vint sols ; et au dessous de dix livres, soient enfans en mainburnie, au-dessus de quinze ans, laboureurs et ouvriers gaignans qui n'eussent autre chose que de leur labourage, feroient ayde de dix sols. Et sé il avoient autre chose du leur, il feroient ayde comme les autres serviteurs, mercenaires ou aloués qui ne vivoient que de leur services ; et qui gaaignast cent sols[32] par an ou plus, feroit-il semblable aide et subside de dix sols ; à prendre les sommes dessus dites à parisis au païs de parisis, et à tournois au païs de tournois. Et sé lesdis serviteurs ne gaignoient cent sols ou au dessus, il ne paieroient rien, sé il n'eussent aucuns biens équipolens ; auquel cas il aideroient comme dessus est dit. Et aussi n'aideroient de riens mendiens ou moines cloistrés, sans office et administracion, né enfans en mainburnie sous l'aage de quinze ans qui n'auroient aucune chose comme devant est dit ; né nonnains qui vivent de revenue au dessus de quarante livres, né aussi femmes mariées, pour ce que leur maris aidoient ; et estoit et seroit compté ce qu'elles avoient de par elles avec ce que leur maris avoient. Et quant aux clercs et gens d'églyse, abbés, prieurs, chanoines, curés et autres comme dessus qui avoient vaillant au dessus de cent livres en revenue, fussent bénéfices en sainte églyse, en patremoine, ou l'un avec l'autre, jusques à cinq mille livres, les dessus dis feroient ayde de quatre livres pour les premiers cent livres, et pour chascun autre cent livres, jusques auxdites cinq mille livres, quarante sols, et ne feroient de riens ayde au dessus desdites cinq mille livres, né aussi de leur meubles ; et les revenues de leur bénéfices seroient prisiées et estimées selonc le taux du dixiesme, né ne s'en pourroient franchir né exempter par quelconques privilèges, né qu'il féissent[33] de leur dixiesme quant les dixiesmes estoient ottroiés.

[29] Des trois estas. Dans une petite miniature du msc. de Charles V, on voit ici le roi sur son trône, entouré des trois états. Le clergé en chape épiscopale, la noblesse en manteau rouge, les villes en robe brune.

[30] Cinq millions. La plupart des manuscrits portent cinquante mil livres. Mais celui de Charles V, si parfaitement correct pour ce règne et le suivant, doit faire préférer notre leçon qui d'ailleurs donne le seul sens vraisemblable. Villaret prétend que l'expression n'étoit pas alors usitée ; il se trompe, c'est celle de cinq millions qui ne l'étoit pas. Remarquons aussi que Villaret, auteur du reste fort recommandable, cite la chronique du roi Jean comme un ouvrage différent des Grandes Chroniques de France. Cette erreur vient de ce que nous conservons à la Bibliothèque du roi, sous les nos 9649 à 9653, un exemplaire des Chroniques de Saint-Denis reliées en cinq volumes. Le quatrième de ces volumes porte sur le dos : Chronique du roi Jean, mais on y reconnoît le texte que nous publions ici. Levesque a commis la même bévue, dans son livre de La France sous les cinq premiers Valois.

[31] Mainburnie. Synonyme de tutelle.

[32] Cent sols. Le terme moyen du salaire des ouvriers, outre leur nourriture, non pas à Paris mais dans les provinces, est aujourd'hui de cent francs ; le sol du quatorzième siècle représente donc assez exactement un franc de notre temps. Ainsi pour apprécier l'impôt qu'on venoit d'établir, on ne sera pas très-éloigné de la vérité en disant que les possesseurs d'un revenu de 1600 à 4000 francs furent tenus de payer une aide de quatre-vingts francs ; ceux qui avoient quatre cents à seize cents francs furent taxés à quarante francs. Enfin on exigea vingt francs de ceux dont les appointemens, gages ou revenus n'atteignoient pas l'humble chiffre de 400 francs. D'après ce calcul, les cinq millions demandés correspondroient à une levée de cent millions pour nous.

M. Michelet, après une évaluation fort arbitraire de ce qu'on demanda à chaque ordre de citoyens, ajoute l'une de ces réflexions si brèves, si sententieuses et souvent si injustes : Plus on avoit et moins l'on payoit. Il oublie que les citoyens riches (bourgeois ou nobles), indépendamment de la taxe, payoient encore de leur personne. Dans les trente mille hommes d'armes qu'on alloit lever n'étoient pas compris sans doute les chevaliers, les nobles, les bourgeois capables de représenter eux-mêmes autant d'hommes d'armes. N'étoit-ce pas alors le cas de dire : Plus on avoit et plus l'on payoit, ou bien de ne rien dire du tout? (Voyez M. Michelet, Histoire de France, tome III, p. 366.)

[33] Né qu'il féissent. Non autrement qu'ils n'eussent fait…

Et quant aux nobles et gens des bonnes villes qui avoient vaillant au dessus de cent livres de revenue, lesdis nobles feroient aide, jusques à cinq mille livres de revenue et néant oultre, pour chascun cent livres, quarante sols oultre les quatre livres pour les premiers cent livres. Et les gens des bonnes villes par semblable manière, jusques à mille livres de revenue tant seulement[34]. Et quant aux meubles des nobles qui n'avoient pas cent livres de revenue, l'en estimeroit les meubles qu'il auroient, jusques à la value de mil livres et non plus. Et des gens non nobles qui n'avoient pas quatre cens livres de revenue, l'en estimeroit leur meubles jusques à la value de quatre mille livres, c'est assavoir, pour cent livres de meubles, dix livres de revenue ; et de tant feroient-il ayde par la manière dessus devisée. Et sé il advenoit que aucun noble n'eust vaillant en revenue tant seulement jusques à cent livres, né en meuble purement jusques à mil livres, ou que aucun noble ne eust seulement en revenue quatre cens livres, né en meuble purement quatre mil livres, et il eust partie en revenue et partie en meuble, l'en estimeroit et regarderoit la revenue et son meuble ensemble, jusques à la somme de mil livres quant aux nobles, et de quatre mil livres quant aux non nobles. Et non plus.

[34] Il n'est pas aisé de comprendre cette différence à l'avantage de la bourgeoisie qui ne devra payer que l'impôt des premiers 20,000 francs de revenu, tandis que les nobles seront tenus à un paiement proportionnel jusqu'à cent mille francs. Au reste le nombre des bourgeois possesseurs de pareils revenus ne devoit pas être considérable : chacun d'eux avoit alors les plus grandes facilités pour prendre rang parmi les hommes d'armes ; et de là à la noblesse, il n'y avoit qu'une génération.

XV.

De la rebellion du menu peuple de la cité d'Arras contre les gros.

Après avint, le samedi sixiesme jour de mars l'an mil trois cens cinquante-cinq dessus dit, que une dissencion s'esmut en la ville d'Arras des menus contre les gros ; tant que ledit jour les menus tuèrent dix-sept des plus notables de la ville. Et le lundi ensuivant en tuèrent autres quatre et pluseurs en bannirent qui n'estoient pas en la dite ville. Et ainsi demourèrent lesdis menus seigneurs et maistres d'icelle ville[35].

[35] Froissart dit que cette émeute de la commune contre les riches fut excitée par le nouvel impôt sur le sel ordonné par les trois états. Suivant lui, le nombre des morts n'auroit été que de quatorze.

XVI.

Coment le roy de Navarre fu pris au chastel de Rouen, et de la mort d'aucuns chevaliers de Normendie qui estoient rebelles au roy de France.

En ce temps, le mardi sixiesme jour d'avril ensuivant qui fu le mardi après la my-karesme, le roy de France se parti au matin, avant le jour, de Maneville[36], tout armé, accompaignié d'environ cent hommes d'armes, entre lesquels estoient le conte d'Anjou son fils, le duc d'Orléans son frère, monseigneur Jehan d'Artois conte de Eu, monseigneur Charles son frère, cousin germain du roy, le conte de Tancarville, monseigneur Arnoul d'Odenehan mareschal du roy, et pluseurs autres jusques au nombre dessus dit. Et vint droit au chastel de Rouen par l'uys de derrière, sans entrer en la ville. Et trouva en la salle, assis au disner, monseigneur Charles son ainsné fils, duc de Normendie, Charles roy de Navarre, Jehan conte de Harecourt, les seigneurs de Preaux, de Graville[37] et de Clere, monseigneur Loys et monseigneur Guillaume de Harecourt, frères dudit conte, monseigneur Friquet-de-Fricamp, le seigneur de Tournebu, monseigneur Maubue de Mainesmares, tous chevaliers, Colinet Doublet et Jehan de Bantalu, escuiers, et aucuns autres.

[36] Maneville. Sans doute Saint-Pierre-de-Manneville, à trois lieues de Rouen.

[37] De Graville. Jean Malet, sire de Graville. M. Buchon, dans ses notes sur Froissart (liv. I, part. II, ch. 20), s'est trompé quand il a cru devoir corriger ce nom bien connu en celui de Guerarville.

La cause fu que, depuis leur réconciliacion faite par le roy de France de la mort du devant dit connestable, ledit roy de Navarre avoit machiné pluseurs choses au dommage, déshonneur et mal du roy et de monseigneur son ainsné fils, et de tout le royaume de France. Et aussi le conte de Harecourt avoit dit au chastel de Vau-de-Rueil où estoit faite assemblée pour ottroier estre faite au roy ayde pour la guerre en la duchié de Normendie, pluseurs injurieuses et orgueilleuses paroles contre le roy, en destourbant de son pouvoir celle ayde estre accordée et mise à exécution ; combien que ledit ainsné fils du roy, duc de Normendie, et ledit roy de Navarre l'eussent accordé au roy de France.

Et pour ces causes, fist le roy les dessus nommés mettre en prison en diverses chambres audit chastel ; et tantost ala disner le roy de France. Et quant il ot disné luy et tretous ses enfans, son frère et ses deux cousins d'Artois, et pluseurs des autres qui estoient venus avec luy, montèrent à cheval et alèrent en un champ derrière ledit chastel, appellé le champ du pardon. Et là furent menés en charrète, par le commandement du roy, lesdis conte de Harecourt, le seigneur de Graville, monseigneur Maubué et Colinet Doublet ; et là leur furent ledit jour les testes coupées, et puis furent tous nus trainés jusques au gibet de Rouen ; et là furent pendus et leur têtes mises sur eux, sur le gibet. Et fu ledit roy de France présent et aussi lesdis enfans et son frère, à coupper les testes et non pas au pendre. Et ce jour et l'endemain, jour de mercredi, délivra le roy pluseurs des autres qui avoient esté pris. Et finablement ne demoura que trois prisonniers ; c'est assavoir ledit roy de Navarre, ledit Friquet-de-Fricamp, et ledit Bantalu, lesquels furent menés à part. C'est assavoir ledit roy de Navarre au Louvre, et les deux autres en Chastelet. Et depuis fu ledit roy de Navarre mené en Chastelet, et luy furent bailliés aucuns du conseil du roy pour luy garder. Et pour ce, monseigneur Phelippe de Navarre, son frère, fist garnir de gens et de vivres pluseurs des chastiaux que ledit roy de Navarre tenoit en Normendie. Et jasoit que ledit roy de France mandast audit monseigneur Phelippe que il luy rendist lesdis chastiaux ; toute voie ne le voult-il faire. Mais assemblèrent luy et monseigneur Godefroy de Harecourt, oncle dudit conte de Harecourt, pluseurs ennemis du roy de France et les firent venir au pays de Constentin, lequel pays il tindrent contre ledit roy de France et ses gens.

XVII.

Coment monseigneur Arnoul d'Odenehan ala à Arras et mist la ville en l'obéissance du roy de France.

ANNÉE 1356

L'an de grace mil trois cens cinquante-six, le vint-septiesme jour du moys d'avril et fu le mercredi après Pasques qui furent le vint-quatriesme jour du moys dessus dit, monseigneur Arnoul d'Odenehan, mareschal de France, ala en la ville d'Arras ; et là, sagement et sans effroy de gens d'armes, fist prendre pluseurs, jusques au nombre de cent et plus, de ceux qui avoient mis ladite ville en rébellion et avoient murdri pluseurs des bourgeois de ladite ville dont dessus est faite mencion. Et l'endemain, jour de jeudi, fist ledit mareschal coupper les testes à vint des dessus dis qu'il avoit fait prendre, au marchié de ladite ville, et les autres fist prisonniers tenir en prison fermée, jusques à tant que le roy ou luy eussent ordené autrement d'eux. Et pour ce, fu ladite ville mise en la vraie obéissance du roy. Et demourèrent les bonnes gens paisiblement en icelle, si comme il faisoient par avant ladite rébellion.

XVIII.

Du siège que le roy de France fist devant Breteuil, lequel chastel fu rendu. Et coment il poursuivi le duc de Lenclastre qui tousjours fuioit devant luy. Et de la prise de pluseurs chevaliers de France par ledit prince de Galles.

En ce meisme an cinquante-six, en la fin du moys de juing, descendi le duc de Lenclastre en Constantin, et se assembla avec monseigneur Phelippe de Navarre qui s'estoit rendu ennemi du roy de France, pour cause de la prise du roy de Navarre, son frère, qui encore estoit en prison. Et avec eux estoit monseigneur Godefroy de Harecourt, oncle dudit conte de Harecourt qui avoit eu la teste couppée à Rouen. Et se mistrent à chevauchier, et estoient environ quatre mille combattans. Et chevauchièrent à Lisieux, au Bec, au Pont-Audemer. Et refreschirent le chastel qui avoit esté assegié par l'espace de huit ou de neuf sepmaines. Mais monseigneur Robert de Hotetot[38], lors maistre des arbalestriers, qui avoit tenu le siège devant ledit chastel, et en sa compaignie pluseurs nobles et autres, se partirent du siège quant il sorent la venue desdis ducs, monseigneur Phelippe et monseigneur Godefroy ; et laissièrent les engins et l'artillerie qu'il avoient. Et ceux dudit chastel prindrent tout et mistrent dedens ledit chastel. Et après chevauchièrent lesdis ducs et monseigneur et leur compaignie jusques à Breteuil[39], en pillant et robant les villes et le pays par où il passoient, et rafreschirent le chastel par où il passèrent, c'est assavoir Breteuil. Et pour ce qu'il trouvèrent que la cité et le chastel d'Evreux avoit esté de nouvel rendu aux gens du roy, qui longuement avoit esté asségié devant, et avoit esté ladite cité arse et l'églyse cathédrale aussi, et pillée et robée tant par les Navarrois qui rendirent ledit chastel lequel fu rendu par composition, comme par aucuns des gens du roy qui estoient au siège ; lesdis duc, monseigneur Phelippe et leur compaignie alèrent à Vernueil au Perche[40] et pristrent la ville et le chastel, et pillièrent et robèrent tout, et ardirent partie de ladite ville. Et le roy de France qui avoit fait la semonce tantost qu'il avoit oï nouvelles du duc de Lenclastre, aloit après, à moult grant et bele compaignie de gens d'armes et de gens de pié ; et le suivi jusques à Condé[41], en alant vers ladite ville de Verneuil là où il les cuidoit trouver. Et quant il fu audit Condé il oï nouvelles que ledit duc et messire Phelippe s'estoient partis celuy jour de ladicte ville de Verneuil, et s'en aloient vers la ville de l'Aigle. Si les suivi le roy jusqu'à Tuebuef[42] à deux lieues ou environ de ladicte ville de l'Aigle ; et là fu dit au roy que il ne les pourroit acconsuivre, car il y avoit grant forest où il se bouteroient sans ce que on les peust avoir. Et pour ce, s'en retourna son ost et vint devant un chastel que on appelle Tillières que on disoit estre en la main des Navarrois ; et le prist le roy et y mist gardes.

[38] Hotetot, ou Hondetot. Aujourd'hui : Houdetot.

[39] Breteuil. Aujourd'hui petite ville du département de l'Eure, sur les bords de l'Iton.

[40] Au Perche. Ou plutôt en Timerais.

[41] Condé. Aujourd'hui Condé-sur-Iton, bourg du département de l'Eure, près de Breteuil.

[42] Tuebeuf. Entre Laigle et Mortagne. Aujourd'hui village du département de l'Orne. — Pour le château de Tillières, bâti par Richard II de Normandie, nous en avons déjà parlé ailleurs.

Et après ala devant ledit chastel de Breteuil auquel avoit gens de par le roy de Navarre. Mais pour ce que il ne vouldrent rendre le chastel, le roy et tout son ost y mistrent le siège et y demourèrent huit sepmaines. Et finablement fu rendu au roy ledit chastel par composicion, et s'en alèrent ceux qui estoient dedens là où il vouldrent, et emportèrent leur biens. Et de là se parti le roy et s'en ala à Chartres et fit la semonce pour aler contre le prince de Galles, ainsné fils du roy d'Angleterre, qui s'estoit parti de Bourdeaux et estoit venu en Berry en robant, pillant et ardant le pays par où il passoit. Et par semblable manière, s'en vint[43] devers la rivière de Loire et passa par la ville de Rumorentin, et là prist pluseurs chevaliers et autres qui estoient dedans, entre lesquels furent pris le seigneur de Craon et Bouciquaut. Et après chevaucha ledit prince droit vers Tours. Et le roy de France ala après pour le rencontrer. Et quant le prince sceut que le roy luy aloit à l'encontre, il s'en retourna vers Poitiers ; et jà soit ce que ledit roy n'eust encore que un pou de gent, toutefois suivoit-il ledit prince le plus tost que il povoit pour soy combatre à luy. Et avint que le samedi, dix-septiesme jour du moys de septembre, l'an dessus dit, le roy bien accompaignié fu près dudit prince et de son ost, à deux lieues ou environ.

[43] S'en vint. Il s'agit du prince de Galles, et non plus du roi Jehan.

Et iceluy samedi, le conte de Sancerre, le conte de Joigny, le seigneur de Chastillon-sur-Marne, souverain maistre de l'ostel du roy, et pluseurs autres armés chevaliers et escuiers qui aloient après le roy, trouvèrent pluseurs des gens dudit prince en leur chemin auxquels il se combattirent : et furent lesdis contes et seigneur de Chastillon pris et pluseurs de ceux qui estoient en leur compaignie.

XIX.

De la bataille qui fu devant Poitiers et de la prise du roy de France qui plus vassalment[44] s'y porta que nul autre.

[44] Vassalment. Chevaleureusement. Le mot Vassal n'avoit pas autrefois d'autres sens que celui de Chevalier : il n'emportoit avec lui aucune idée de dépendance.

Le lundi ensuivant dix-neuviesme jour dudit moys de septembre, l'an cinquante-six dessus dit, entre prime et tierce ou environ, l'ost du roy de France fu logié devant l'ost dudit prince, à moins du quart d'une lieue. Et vint le cardinal de Pierregort qui avoit esté envoié en France par le Saint-Père, pour traitier de la pais entre lesdis roys de France et d'Angleterre ; lequel cardinal ala pluseurs fois de l'un ost à l'autre, pour savoir sé il pourroit trouver aucun bon traictié ; mais il ne pot. Et pour ce s'en ala à Poitiers qui estoit à deux petites lieues du lieu où ledit roy de France et son ost estoient d'une part et ledit prince et son ost d'autre part, lequel lieu estoit assez près d'un chastel de l'évesque de Poitiers, appellé Chauvigny[45]. Et estoit l'ost dudit prince logié en un fort pays de haies et de buissons. Et néantmoins le duc d'Athènes, lors connestable de France, monseigneur Arnoul d'Odenehan et monseigneur Jehan de Clermont lors mareschal, et leur batailles coururent sus à l'ost dudit prince d'une part, et monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, qui avoit une bataille, le duc d'Orléans, frère du roy, qui en avoit une autre, et ledit roy qui avoit la tierce, s'approchièrent de l'ost dudit prince. Mais il estoient en si forte place que il ne porent entrer en eux, et pluseurs desdites batailles de la partie du roy de France, tant chevaliers comme escuiers, s'enfuirent vilainement et honteusement. Et dient aucuns que pour ce fu l'ost dudit roy de France desconfit, et les autres dient que la cause de la desconfiture fu pour ce que on ne povoit entrer auxdis Anglois ; car il s'estoient mis en trop forte place, et leur archiers traioient si dru que les gens du roy de France ne povoient demourer en leur trait.

[45] Chauvigny. Sur la Vienne.

Finablement, la place demoura audit prince de Galles et à ses gens, jasoit ce que le roy de France eust autant de gens comme ledit prince. Et là furent mors, de la partie du roy de France : le duc de Bourbonnois, le duc d'Athènes connestable, ledit monseigneur Jehan de Clermont mareschal, monseigneur Geoffroy de Charny qui portoit l'oriflambe, monseigneur Regnaut Chauveau évesque de Chaalons, et pluseurs autres jusques au nombre de huit cens ou environ. En ladite bataille furent pris ledit roy de France qui si vassaument se porta comme chevalier peust faire, monseigneur Phelippe son ainsné fils, monseigneur Jaques de Bourbon conte de Pontieu et frère du devant dit duc de Bourbonnois, monseigneur Jehan d'Artois conte de Eu, monseigneur Charles son frère conte de Longueville-la-Giffart, cousins germains dudit roy de France, monseigneur Jehan de Meleun conte de Tancarville, monseigneur Jehan de Meleun son ainsné fils, monseigneur Guillaume de Meleun arcevesque de Sens, et Simon de Meleun frère dudit conte ; le conte de Ventadour, le conte de Dampmartin, le conte de Vendosme, le conte de Vaudemont, le conte de Salebruche, le conte de Nasso, et ledit mareschal d'Odenehan et pluseurs autres, tant chevaliers comme autres, jusques au nombre de dix-sept cens ou environ ; et bien y ot tant de mors comme de pris, tant de ceux qui sont nommés comme autres, cinquante-deux chevaliers bannerès. Et de ladite besoigne l'en fist retraire le duc de Normendie ainsné fils du roy, le duc d'Anjou et le conte de Poitiers ses frères, et le duc d'Orléans, frère dudit roy. Et pou d'autres dux ou contes en eschapa qui ne fussent mors ou pris. Et après, s'en retournèrent à Paris lesdis duc de Normendie, conte de Poitiers et duc d'Orléans, et ledit conte d'Anjou demoura en son pays pour le garder. Et entra ledit duc de Normendie à Paris le juedi vint-neuviesme jour dudit moys de septembre, et fist une convocation de tous les trois estas du royaume de France, c'est assavoir : des gens d'églyse, des nobles et de ceux des bonnes villes, pour estre à Paris le quinziesme jour du moys d'octobre ensuivant. Et ledit prince de Galles enmena à Bourdeaux ledit roy de France et tous ses autres gros prisonniers, excepté ledit conte de Eu qui fu recreu[46] sur sa foy, jusques à la Toussains ensuivant pour ce que il estoit blecié. Et autres prisonniers, tant chevaliers comme autres qui n'estoient pas de moult grant auctorité, furent mis à raençon et recreus sur leur foy pour aler pourchacier leur raençons.

[46] Recreu. Racheté.

XX.

Coment monseigneur Charles duc de Normendie et ainsné fils du roy de France, après ce que il fu revenu de la bataille de Poitiers, fist assembler les gens des trois estas pour ordener hastivement de la délivrance du roy son père. Et furent les gens du conseil du roy séparés du conseil de ceux des trois estas, qui furent esleus cinquante pour tous.

En ce meisme an, le quinziesme jour dudit moys d'octobre qui fu en un jour de samedi, vindrent à Paris pluseurs gens d'églyse et nobles et gens de bonnes villes de la langue d'oil. Et le lundi ensuivant furent tous assemblés en la chambre du parlement par le commandement de monseigneur le duc de Normendie qui fu là présent, et en la présence duquel monseigneur Pierre de la Forest, arcevesque de Rouen et chancelier de France, exposa à ceux des trois estas dont dessus est faite mencion, la prise du roy, et coment il s'estoit vassaument combatu de sa propre main, et nonobstant ce avoit esté pris par grant infortune. Et leur monstra ledit chancelier coment chascun devoit mettre grant paine à la délivrance dudit roy. Et après leur requist, de par monseigneur le duc, conseil coment le roy pourroit estre recouvré, et aussi de gouverner les guerres et aides à ce faire.

Lesquels des trois estas, c'est assavoir les gens d'églyse par la bouche de monseigneur de Craon, arcevesque de Rains, les nobles par la bouche de monseigneur Phelippe, duc d'Orléans et frère germain du roy, et les gens des bonnes villes par la bouche d'Estienne Marcel, bourgois de Paris et lors prévost des marchans, respondirent que il vouloient faire tout ce qu'il pourroient aux fins dessus dites, et requistrent délay pour eux assembler et parler ensemble sur ces choses ; lequel fu donné. Et furent mis et ordenés, par ledit monseigneur de Normendie, pluseurs du conseil du roy pour aler au conseil des dessus dis trois estas. Et quant il y orent esté par deux jours, on leur fist sentir et dire que lesdites gens des trois estas ne besoigneroient point sur les choses dessus dites, tant que les gens du conseil du roy feussent avec eux. Et, pour ce, se déportèrent lesdites gens du conseil du roy de plus aler aux assemblées des trois estas qui estoient chascun jour faites en l'ostel des frères Meneurs, à Paris. Et continuèrent quinze jours ou environ, tant que il ennuioit à pluseurs de ce que lesdis trois estas attendoient si longuement à faire leur responses sur les choses dessus dites. Toutefois, après que lesdis trois estas orent conseillié et assemblé par plus de quinze jours, et esleu de chascun des trois estas aucuns auxquels les autres avoient donné pouvoir de ordener ce que bon leur sembleroit pour le prouffit du royaume ; iceux esleus qui estoient cinquante ou environ de tous les trois estas dessus dis, firent sentir audit monseigneur le duc de Normendie qu'il parleroient volentiers à luy secrètement. Et pour ce ala ledit duc luy sixiesme seulement auxdis frères Meneurs par devant lesdis esleus, lesquels luy distrent que il avoient esté ensemble, par pluseurs journées, et avoient tant fait que il estoient tous à un accort. Si requistrent audit monseigneur le duc qu'il voulsist tenir secret ce que il luy diroient qui estoit pour le sauvement du royaume, lequel monseigneur le duc respondi qu'il n'en jureroit jà ; et pour ce ne laissièrent pas à dire les choses qui s'ensuivent.

Premièrement il luy distrent que le roy avoit esté mal gouverné au temps passé : et tout avoit esté par ceux qui l'avoient conseillié, par lesquels le roy avoit fait tout ce que il avoit fait, dont le royaume estoit gasté et en péril d'estre tout destruit et perdu. Si luy requistrent que il voulsist priver les officiers du roy que il luy nommeroient lors de tous offices, et que il les féist prendre et emprisonner, et prendre tous leur biens ; et que dès lors il tenist tous les biens dessus dis pour confisqués. Et pour ce que monseigneur Pierre de la Forest, lors arcevesque de Rouen et chancelier de France, qui estoit l'un des officiers contre lesquels il faisoient lesdites requestes, estoit personne d'églyse, si que monseigneur le duc n'avoit aucune connoissance sur luy[47], si requistrent que il voulsist escripre au pape de sa propre main, et supplier que il luy donnast commissaires tels comme lesdis esleus des trois estas nommeroient, lesquels commissaires eussent puissance de punir ledit arcevesque des cas que lesdis esleus bailleroient contre ledit arcevesque et contre les autres officiers de qui les noms s'ensuivent : Messire Simon de Bucy, chevalier du grant conseil du roy et premier président en parlement ; messire Robert de Lorris qui avoit esté premier chambellan du roy Jehan ; messire Nicolas Braque, chevalier et maistre d'ostel du roy, et par avant avoit esté son trésorier et après maistre de ses comptes ; Enguerran du Petit-Celier, bourgois de Paris et trésorier de France ; Jehan Poillevilain, bourgois de Paris, souverain maistre des monnoies et maistre des comptes du roy ; et Jehan Chauveau de Chartres, trésorier des guerres. Et requistrent lesdis esleus que commissaires feussent donnés tels que il nommeroient et procéderoient contre lesdis officiers, sur les cas que lesdis esleus bailleroient. Et sé lesdis officiers estoient trouvés coupables, si feussent punis ; et sé il feussent trouvés innocens, si vouloient que il perdissent tous leur dis biens et demourassent perpétuelment sans office royal[48].

[47] Connoissance, etc. C'est-à-dire, ne pouvoit en rien connoître de son cas.

[48] On voit que la justice du peuple étoit à peu près la même au XIVe siècle et à la fin du XVIIIe. La chronique conservée dans le manuscrit du Supplément françois, no 530, ajoute au nom de ces magistrats ceux de Jaques La Vache et de Pierre de Mainville. (fo 60, vo.)

Item, requistrent audit monseigneur le duc que il voulsist délivrer le roy de Navarre, lequel avoit esté emprisoné par le roy, père dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit ; en luy disant que depuis que ledit roy de Navarre avoit esté emprisonné, nul bien n'estoit venu au roy né au royaume, pour le péchié de la prise dudit roy de Navarre.

Item, requistrent encore audit monseigneur le duc que il se voulsist gouverner du tout par certains conseilliers que il luy bailleroient de tous les trois estas ; c'est assavoir quatre prélas, douze chevaliers et douze bourgois : lesquels conseilliers auroient puissance de tout faire et ordener au royaume, ainsi comme le roy, tant de mettre et oster officiers, comme de autres choses ; et pluseurs autres requestes luy firent grosses et pesans.

Si leur respondi ledit monseigneur le duc que de ces choses il auroit volentiers avis et délibéracion avec son conseil : mais toutes voies il vouloit bien savoir quelle ayde lesdis trois estas luy vouloient faire. Lesquels esleus luy respondirent que il vouloient ordener entre eux que les gens d'églyse paieroient un dixiesme et demi pour un an, mais que de ce il eussent congié du pape. Les nobles paieroient dixiesme et demi de leur revenues. Et les gens de bonnes villes feroient, pour cent feux, un homme armé. Et disoient lesdis esleus que ladite ayde estoit merveilleusement grant et qu'elle pouvoit bien monter à trente mille hommes armés. Et pour sur ce avoir avis et de toutes les choses dessus dites, monseigneur le duc se départi de eux, et l'endemain après disner devoit leur en respondre. Et pour ce assembla ledit monseigneur le duc au chastel du Louvre pluseurs de son lignage et autres chevaliers, et ot avis et délibéracion sur les choses dessus dites ; et pluseurs fois tant audit jour de l'endemain comme en deux ou trois jours ensuivans, envoia ledit monseigneur le duc aux frères Meneurs[49] devers lesdis esleus, pluseurs de ceux de son lignage, pour les requérir de traictier avec eux, coment il se voulsissent déporter d'aucunes des requestes que eux luy avoient faites, par espécial de trois dont dessus est faite mencion ; en leur monstrant que lesdites requestes touchoient le roy, son père, de si près que il ne les oseroit faire né acomplir sans le congié exprès de son père.

[49] Le couvent des Cordeliers ou Frères Mineurs comprenoit une grande partie de la rue et de l'école de médecine. Le réfectoire qui servoit en 1792 de réunion au club des Cordeliers existe encore.

Finablement, pour ce que lesdis esleus ne se vouldrent déporter desdites requestes né d'aucune d'icelles, pluseurs de ceux du lignage de monseigneur le duc et autres chevaliers qui avoient esté à son conseil sur lesdites choses, furent d'accort et conseillièrent à monseigneur le duc que il acomplist lesdites requestes, pour ce que autrement il ne pouvoit avoir aide des trois estas, sans laquelle ayde il ne pouvoit faire né gouverner la guerre. Et pour ce, fu journée assignée auxdis trois estas, à leur requeste, pour oïr tout ce qu'il vouldroient dire publiquement, en la chambre du parlement à un jour de lundi matin veille de Toussains. Mais ledit monseigneur le duc qui moult estoit forment courroucié et troublé pour cause de dites requestes qui luy avoient esté faites à part et secrètement, si comme dessus est dit, et lesquelles on luy vouloit faire publiquement en la chambre de parlement, considérant que lesdites requestes il ne povoit acomplir sans courroucier forment le roy, son père, et sans luy faire offense notable, manda et fist aler par devers luy aucuns autres de ses conseilliers, lesquels il n'avoit point appellés aux choses dessus dites ; et leur exposa, de sa bouche, les requestes que lesdis trois estas luy avoient faites, et aussi l'aide que il luy offroient, et voult que ses conseilliers en déissent leur avis. Lesquels, en la présence de pluseurs des autres qui autrefois y avoient esté, luy monstrèrent coment il ne devoit faire né acomplir lesdites requestes dessus exprimées. Et aussi luy monstrèrent coment l'aide que l'en luy offroit n'estoit pas souffisante pour fournir sa guerre. Et jasoit ce que, par les esleus, eust esté dit audit monseigneur le duc que ladite aide povoit faire et fournir trente mille hommes armés, c'est assavoir, pour chascun homme demi florin à l'escu[50] pour jour, lesdis conseilliers monstrèrent audit monseigneur le duc que ladite aide ne povoit monter que huit ou neuf mille hommes armés, par pluseurs fais et raisons auxquelles s'accordèrent pluseurs autres qui estoient au conseil dudit duc, qui bien estoient jusques au nombre de trente et plus. Et jasoit ce que la plus grant partie d'iceux eust par avant esté d'accort que ledit monseigneur le duc acomplist lesdites requestes et luy eussent conseillé, toutesvoies se revindrent-il lors, et furent tous d'un accort qu'il ne le féist pas.

[50] Demi florin à l'escu. En octobre 1356, le florin d'or valoit 20 sols, par conséquent le demi-florin auroit été de 10 sols, correspondant à 10 francs d'aujourd'hui. Cette paie d'un homme d'armes, c'est-à-dire de deux cavaliers, paroîtroit énorme si l'on ne devoit pas y comprendre les frais du premier adoubement.

Mais pour ce que moult grant peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement en laquelle lesdites requestes devoient tantost estre faites audit monseigneur le duc, par la bouche de maistre Robert le Coq, lors evesque de Laon, le dit monseigneur le duc ot conseil coment il pourroit faire départir ledit peuple ; et, par le conseil que il ot, il envoia quérir en ladite chambre de parlement pour venir devers luy en la pointe du palais où il estoit, aucuns de ceux des trois estas, et par espécial de ceux qui principalement gouvernoient les autres et conseilloient à faire lesdites requestes. Et là vindrent par devers luy maistre Raymon Saquet, arcevesque de Lyon ; monseigneur Jehan de Craon, arcevesque de Rains, et ledit maistre Robert le Coq, evesque de Laon, pour les gens d'églyse. Pour les nobles y furent monseigneur Waleran de Lucembourc, monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et monseigneur Jehan de Péquigny, lors gouverneur d'Artois. Et pour les bonnes villes, y furent Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris ; Charles Toussac, eschevin, et pluseurs autres de pluseurs autres bonnes villes. Et là, leur dit et exposa ledit monseigneur le duc aucunes nouvelles que il avoit oïes, tant du roy son père comme de son oncle l'empereur, et leur demanda sé il leur sembloit que il feust bon que lesdites requestes et response qui luy devoient estre faites de par les trois estas, et pour lesquelles faire et oïr le peuple estoit assemblé en ladite chambre de parlement, fussent délayées jusqu'à une autre journée pour les causes et raisons qu'il leur dist lors. Et furent d'accort tous ceux qui là estoient présens, tant du conseil dudit monseigneur le duc comme des envoiés desdis trois estas, que lesdites requestes et responses fussent différées jusques au juesdi ensuivant. Jasoit ce que on apperceust que aucuns desdis envoiés eussent mieux voulu que la besoigne n'eust point esté différée. Et toutes voies furent-il d'accort, par leur opinions, au délay. Et ainsi se départirent et retournèrent en ladite chambre de parlement, et le duc d'Orléans et pluseurs autres avec eux. Et parla ledit duc d'Orléans au peuple qui estoit assemblé en la chambre de parlement, et leur dit que monseigneur le duc de Normendie ne pourroit lors oïr les requestes et responses que on luy devoit faire pour certaines nouvelles que il avoit oïes tant du roy, son père, que de son oncle l'empereur, desquelles il leur fist aucunes dire en publique. Et pour ce se départi ladite assemblée de la dicte chambre de parlement, et s'en alèrent aucuns en leur pays.

XXI.

De l'ordenance que ceux de la Langue d'oc firent pour l'amour et rédemption du roy de France.

En ce meisme an au moys d'octobre, les trois estas de la Langue d'oc se assemblèrent en la ville de Thoulouse, par l'auctorité du conte d'Armagnac, lieutenant du roy au pays, pour traictier ensemble à faire aide convenable pour la délivrance du roy. Et là firent pluseurs ordenances par l'autorité dessus dite. Premièrement que il feroient cinq mil hommes d'armes, chascun à deux chevaux, et auroit chascun homme d'armes demi florin à l'escu pour jour. Et feroient mil sergens armés à cheval, deux mil arbalestiers et deux mil pavasiers[51], tous à cheval, et auroient chascun desdis sergens, arbalestiers et pavaisiers, huit florins à l'escu[52] pour chascun moys, et feroient ladite aide pour un an. Et si ordenèrent que tous les dessus dis seroient paiés par ceux et en la manière que lesdis estas ordeneroient, ou les esleus par iceux. Et oultre ce, ordenèrent que homme né femme dudit pays de Langue d'oc ne porteroit par ledit an, sé le roy n'estoit avant délivré, or né argent né perles, né vair né gris, robes né chapperons découppés né autres cointises quelconques ; et que aucuns menesterieus jugleurs ne joueroient de leur mestiers. Et encores ordenèrent certaine monnoie, c'est assavoir trente-deuxiesme, laquelle il firent faire et monnoier ès monnoies[53] du roy dudit pays par l'autorité dudit conte, jasoit ce que au pays de Langue d'oc courust lors autre monnoie, c'est assavoir monnoie soixantiesme. Et pour avoir confermacion de toutes les choses dessus dites envoièrent à Paris devers monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy et son lieutenant-général, trois personnes, c'est assavoir de chascun des trois estas une ; et leur furent confermées par ledit monseigneur le duc toutes les choses dessus dites.

[51] Pavasiers. Garnis de pavas ou pavois, petit bouclier rond.

[52] Huit florins à l'escu. C'est-à-dire environ cent soixante francs ; la moitié de la solde d'un homme d'armes.

[53] Es monnoies. Aux hôtels des monnoies.

Incidence. En celuy temps, c'est assavoir l'an cinquante-six, jour de la saint Luc, dix-huitiesme jour du moys d'octobre dessus dit, fu mouvement de terre si grant, que pluseurs villes et chastiaux en fondirent en terre, et par espécial ès païs de Lorraine et d'Alemaigne.

XXII.

Coment monseigneur le duc de Normendie, tant de son bon entendement naturel comme par bonne délibéracion de son conseil, fist despartir les gens des trois estas et leur fist dire que chascun d'eux s'en repairast en son lieu.

Le mercredi ensuivant qui fu l'endemain de la feste de Toussains, ledit monseigneur le duc manda au Louvre pluseurs du conseil du roy et du sien, et aucuns de ceux des trois estas dont dessus est faite mencion ; et ot délibéracion assavoir sé il estoit bon que ceux des trois estas qui estoient à Paris s'en allassent chascun en son pays sans plus faire quant alors, pour aucunes causes qu'il leur dist. Et luy fu conseillié pour la plus grant partie de tous ceux qui furent audit conseil que ainsi le féist. Et pour ce, dit à ceux qui estoient présens desdis trois estas que ainsi le féissent, et leur pria que il déissent de par luy aux autres qui estoient à Paris que chascun s'en allast en son lieu. Et leur dist que il les remanderoit, mais que il eust oï certains messagiers, chevaliers qui venoient de devers le roy, son père, qui luy aportoient certaines nouvelles de par luy ; et aussi que il eust esté devers l'empereur, son oncle, par devers lequel il entendoit aler briefment.

Dont pluseurs desdis estas qui avoient entencion de gouverner le royaume par les requestes que il avoient faites audit monseigneur le duc, furent moult dolens ; et bien leur fu avis que toutes ces choses avoient esté faites par ledit monseigneur le duc, pour départir ladite assemblée desdis trois estas qui estoient à Paris : et, en vérité, ainsi estoit-il.

Et pour ce, l'endemain qui fu jour de juesdi, pluseurs desdis trois estas qui estoient encore à Paris, monseigneur le duc estant à Montlehéri là où il ala celuy jour au matin, s'assemblèrent au chapitre desdis frères Meneurs. Et là ledit evesque de Laon publia en la présence de ceux qui y vouldrent venir coment monseigneur le duc leur avoit requis conseil et aide, et coment, pour ce faire, il avoient esté assemblés par pluseurs fois et par maintes journées, et près pour ladite response faire, laquelle monseigneur le duc n'avoit voulu oïr. Et leur dit que chascun d'eux préist copie des choses qui avoient esté ordenées par lesdis esleus, et l'emportast en son pays. Lesquelles choses firent pluseurs desdis trois estas qui estoient à ladite assemblée. Et jà soit ce que, par pluseurs fois, ledit monseigneur le duc parlast audit prévost des marchans et par pluseurs journées, et aussi aux eschevins de Paris en eux requerrant que il luy voulsissent faire aide à soustenir la guerre, si ne s'y vouldrent accorder né consentir, s'il ne faisoit assembler lesdis trois estas, laquelle chose il n'ot pas conseil de faire. Et pour ce, il ordena que on envoieroit certains des conseilliers du roy par les bailliages du royaume, pour requérir ladite aide aux bonnes villes.

XXIII.

Coment monseigneur Robert de Clermont desconfit en Normendie les gens monseigneur Phelippe de Navarre, et y fu occis monseigneur Godefroy de Harecourt.

Après les choses dessus dites, au moys de novembre ensuivant, avint que monseigneur Robert de Clermont, lieutenant de monseigneur le duc de Normendie au pays de Normendie, se combatti contre les gens monseigneur Phelippe de Navarre, qui estoient au pays de Constentin, avec lesquels estoit monseigneur Godefroy de Harecourt qui s'estoit rendu ennemi du roy de France tantost qu'il oï les nouvelles de son nepveu le conte de Harecourt que le roy avoit fait décapiter à Rouen le karesme précédent, lorsque le roy de France prist le roy de Navarre, comme dessus est dit plus à plain. Et fu ledit monseigneur Godefroy desconfit et occis en ladite bataille, et ceux de sa compaignie. Et de huit cens hommes qui estoient des gens d'armes dudit monseigneur Phelippe avec ledit monseigneur Godefroy, n'en eschappa nul ou peu qui ne fussent mors ou pris.

XXIV.

Coment le chastel de Pont-Audemer que les Navarrois tenoient fu rendu aux gens du roy de France.

Le dimanche quatriesme jour du moys de décembre ensuivant, ceux qui estoient au chastel de Pont-Audemer[54], au bailliage de Rouen, qui ledit chastel avoient tenu, comme ennemis du roy de France, au nom dudit roy de Navarre et de monseigneur Phelippe, son frère, et avoient pillé, robé et gasté tout le pays d'environ, rendirent le chastel par composicion aux gens du roy de France et de son fils monseigneur le duc de Normendie, qui avoient esté au siège devant ledit chastel depuis le moys de juillet précédent ; et s'en alèrent, par ladite composicion, là où il vouldrent, à tout leur biens et leur prisonniers qu'il avoient dedens ledit chastel. Et si leur donna l'en encore six mille florins à l'escu[55], pour rendre ledit chastel.

[54] C'étoit un corps d'Allemands qui, d'abord à la solde du brave Baudrain de la Heuze, avoient, en son absence, livré la ville à Jean de Couloigne, Navarrois. (Chr. msc., no 530, S. Fr.)

[55] Six mille florins à l'escu. Environ cent vingt mille francs d'aujourd'hui.

XXV.

Coment monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, ala devers l'empereur, son oncle.

Le lundy cinquiesme jour dudict moys de décembre, parti monseigneur le duc de Normendie de Paris pour aler à Mès par devers monseigneur Charles de Boesme, empereur de Rome, oncle dudit monseigneur le duc, pour parler à luy et avoir conseil de luy, tant sur le gouvernement du royaume de France et de la prise du roy son père, comme de pluseurs autres choses ; et laissa à Paris son lieutenant, son frère ainsné après luy, monseigneur Loys, conte d'Anjou.

XXVI.

Coment le prévost des marchans, avec pluseurs habitans de la ville de Paris, alèrent par pluseurs fois par devers monseigneur d'Anjou, pour faire cesser la nouvelle monnoie qui couroit pour le temps.

Le samedi ensuivant, dixiesme jour de décembre, fu publiée à Paris la nouvelle monnoie qui avoit esté faite par l'ordenance dudit monseigneur le duc de Normendie, et par son conseil ; c'est assavoir : deniers blans de six sous huit deniers de taille, et de quatre deniers d'aloy, appellée monnoie quarante-huitiesme ; et avoit chascun denier cours pour douze deniers tournois. Et autres blans deniers, qui par avant couroient pour huit deniers tournois la pièce, furent rabaissiés à trois tournois ; et le mouton d'or fu mis à trente sous tournois. Desquelles choses le commun de Paris fu moult esmeu, et par espécial pour cause de ladite nouvelle monnoie ; car ceux qui gouvernoient la ville ne vouloient souffrir ledit monseigneur le duc avoir finances, sans lettre de gaaignier[56]. Et, pour celle cause, le prévost des marchans et pluseurs des habitans de ladite ville de Paris alèrent au Louvre le lundi ensuivant, douziesme jour dudit moys, par devers ledit conte d'Anjou qui estoit demouré lieutenant de monseigneur le duc de Normendie qui estoit alé par devers l'empereur son oncle, si comme dessus est dit. Et luy requistrent que il voulsist faire cesser ladite monnoie en luy disant que il ne souffriroient point qu'elle courust ; et de fait empeschièrent ledit cours, et ne souffrirent que aucun la préist ou méist.

[56] Sans lettre de gaaignier. Ainsi portent les meilleures leçons ; mais quelques manuscrits remplacent ces mots assez obscurs par ceux-ci : Sans leur congié ou sans leur dangier. Ce qui s'entendroit mieux. J'ai dû cependant préférer les textes authentiques.

Si leur fist dire ledit conte que il auroit avis à son conseil sur ladite requeste, et l'endemain, au jour de mardi, leur respondroit. Auquel mardi retournèrent audit Louvre lesdis prévost des marchans et habitans, en plus grant nombre quatre fois que il n'avoient fait la journée devant ; mais pour ce que ledit conte n'avoit pas encore eu plenière délibéracion sur ladite requeste, il leur fist dire et prier que il attendissent jusques à l'endemain, jour de mercredi ; et lors tournaissent devers luy, et il respondroit tant que il leur devroit suffire.

Auquel mercredi retournèrent ledit prévost et habitans par devers ledit conte d'Anjou en trop plus grant nombre que par avant, et leur fist accorder que l'en cesseroit de faire ladite monnoie jusques à tant que ledit conte d'Anjou sauroit la volenté dudit duc de Normendie, son frère, par devers lequel il pensoit tantost envoier pour celle cause, et escripre la requeste des dessus dis de Paris.

Et ainsi se départirent et ne courut puis ladite nouvelle monnoie. Et aussi ne furent point gardées les ordenances faites sur les cours des autres monnoies ; mais furent prises et mises si comme par avant estoient.

Item, le samedi vingt-quatriesme jour dudit moys de décembre, qui fu la vigille de Noël, mil trois cens cinquante-six dessus dis, le pape prononça six cardinaux nouveaux, desquels fu l'un dessus nommé monseigneur Pierre de la Forest, arcevesque de Rouen et chancelier de France.

XXVII.

De la revenue de monseigneur le duc de Normendie de devers l'empereur, son oncle.

ANNÉE 1357

Le samedi, quatorziesme jour de janvier ensuivant, ledit monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, retourna à Paris de devers son oncle l'empereur, devers lequel il avoit esté en ladite ville de Mès, et entra en ladite ville de Paris ledit samedi, environ heure de vespres. Et en sa compaignie estoit ledit chancelier, nouvel cardinal. Et leur alèrent à l'encontre jusques oultre saint Anthoine le prévost des marchans et grant foison des bourgois de ladite ville de Paris. Et pour la révérence dudit cardinal nouvel, pluseurs des ordres et collèges de ladite ville luy alèrent à l'encontre à procession jusques au dehors de Paris.

XXVIII.

Coment monseigneur le duc de Normendie, par droit ennuy[57] et pour paix avoir, acorda au prévost des marchans et ses aliés pluseurs requestes que il luy firent sans raison injustement.

[57] Ennuy. Quelques manuscrits portent enuy qu'on pourroit aussi bien lire envy et interpréter : « Malgré le droit. »

Le juesdi ensuivant, dix-neuviesme jour du moys de janvier, ledit monseigneur le duc de Normendie envoia par devers ledit prévost des marchans aucuns de ses conseilliers, c'est assavoir : monseigneur Guillaume de Meleun, arcevesque de Sens, le conte de Roussi, le seigneur de Revel, monseigneur Robert de Lorris et autres, lesquels distrent audit prévost des marchans que il se voulsist traire à Saint-Germain l'Aucerrois ; car il luy avoient à dire aucunes choses de par monseigneur le duc de Normendie. Lequel prévost y ala, environ heure de disner, à compaignie de grant foison de gens de ladite ville de Paris armés à descouvert. Et là, les conseilliers de monseigneur le duc requistrent audit prévost des marchans que il voulsist cesser et faire cesser les gens de ladite ville de l'empeschement que il avoient fait et mis au cours de la nouvelle monnoie devant dite ; lesquels prévost et autres gens respondirent que riens n'en feroient, et qu'il ne souffriroient point que ladite monnoie courust. Et outre, furent si esmeus par toute ladite ville que il fisrent cesser tous menestereux[58] d'ouvrer : et fist commander ledit prévost par toute la ville que chascun s'armast ; et ot-on grant doubte que aucune chose ne fust faite contre les officiers du roy ou aucuns d'iceux ; et pour celle cause ledit duc ot délibéracion avec aucuns de son conseil ; et l'endemain, jour de vendredi vintiesme jour dudit moys de janvier, ala monseigneur le duc du Louvre au palais, bien matin, et aussi y alèrent le prévost des marchans et pluseurs d'iceulx de ladite ville de Paris.

[58] D'ouvrer. De chanter ou jouer des instrumens.

Et en la chambre de parlement parla ledit monseigneur le duc de sa bouche à eux, et leur dist que il ne se tenoit pas mal content de eux, et leur pardonnoit tout ce qui avoit esté fait par eux : et oultre leur accordoit que les gens des trois estas s'assemblassent quant il vouldroient. Et aussi leur dist que il déboutoit et mettroit hors de son conseil les officiers du roy que les gens des trois estas luy avoient autrefois nommés ; et outre leur dist que il les feroit prendre sé il les povoit trouver, et s'en tendroit si saisi que, quant le roy seroit retourné, il en pourroit faire bonne justice.

Et avec ce leur dist que jà soit ce que le droit de faire monnoie et de la muer appartenoit au roy pour cause de l'héritage de la couronne de France, toutesvoies vouloit-il, pour cause de leur faire plaisir, que ladite nouvelle monnoie ne eust point de cours ; mais vouloit que quant les gens des trois estas seroient assemblés il ordonnassent avec aucuns des gens dudit monseigneur le duc qu'il ordeneroit à ce, certaine monnoie telle que seroit agréable et prouffitable au peuple. Desquelles choses ledit prévost des marchans requist lettres. Lesquelles ledit monseigneur le duc luy ottroia et furent toutes commandées à un notaire. Et aussi convenoit que ledit monseigneur le duc, pour refraindre la fureur dudit prévost des marchans et des autres de Paris, le féist et accordast contre sa voulenté, constraint de grans parolles, luy sachant que ce estoit contre raison. Mais pour ladite promesse touchant lesdis officiers, pluseurs d'iceux se absentèrent. Et ledit chancelier qui avoit esté fait nouvel cardinal, si comme dessus est dit, ne se monstra plus par Paris. Et jasoit ce que, par l'ordenance du roy, ledit chancelier et monseigneur Simon de Bucy deussent aler à Bourdeaux pour les traictiés de paix qui y devoient estre entre les gens desdis roys de France et d'Angleterre, néantmoins requisrent ledit prévost des marchans et autres qui le suivoient audit monseigneur le duc que il ne souffrist pas que ledit chancelier et monseigneur Simon de Bucy alaissent auxdis traictiés ; et pour ce donna ledit monseigneur le duc lettres par lesquelles il rappelloit la légacion dudit monseigneur Simon mais non pas du chancelier, pour ce que il convenoit, si comme l'en disoit, que il allast rendre au roy ses sceaux.

XXIX.

De ceux chiés lesquels l'en envoia sergens en garnison, et coment les gens des trois estas furent mandés pour rassembler à Paris.

Le mercredi ensuivant, vingt-cinquiesme jour dudit moys de janvier, ledit monseigneur le duc, à la requeste desdis prévost des marchans et autres, envoia sergens en garnison ès maisons monseigneur Simon de Bucy, de monseigneur Nicolas Bracque, maistre d'ostel du roy qui longuement s'estoit meslé de ses finances, et ès maisons de Enguerran du Petit-Celier, trésorier de France, et de Jehan Poillevilain, maistre de la chambre des comptes et souverain maistre des monnoies. Et fist-l'en inventoire des biens que on y trouva. Et si furent mandés les gens des trois estas de par monseigneur le duc pour estre à Paris assemblés le dimenche, cinquiesme jour de février ensuivant.

XXX.

Coment les gens des trois estas furent rassemblés.

Audit moys de janvier, monseigneur Phelippe de Navarre chevaucha de Constentin jusques à Chartres, et de là à Bonneval, et s'en retourna audit pays de Constentin en gastant les pays par lesquels il passa ; et toutesvoies disoit-l'en qu'il n'avoit pas plus de huit cens hommes ou environ. Item, le dimenche dessus dit, cinquiesme jour de février, se assemblèrent à Paris pluseurs evesques et autres gens d'églyse, nobles et pluseurs gens de bonnes villes du royaume de France. Et par pluseurs journées furent assemblés en ladite ville en l'ostel des Cordeliers, et là firent pluseurs ordenances.

XXXI.

Coment maistre Robert le Coq, evesque de Laon, prescha en parlement, de par les gens des trois estas, coment les officiers du roy devoient estre privés de leur offices.

Le vendredi, troisiesme jour du moys de mars ensuivant, furent assemblés au palais royal, en la chambre de parlement, en la présence de monseigneur le duc de Normendie, du conte d'Anjou et du conte de Poitiers, ses frères, et de pluseurs autres nobles, gens d'églyse et gens de bonnes villes, jusques à tel nombre que toute ladite chambre en estoit plaine. Et prescha messire Robert le Coq, evesque de Laon, et dist que le roy et le royaume avoient esté, au temps passé, mal gouvernés, dont moult de meschiefs estoient advenus tant audit royaume comme aux habitans d'iceluy, tant en mutacions de monnoies comme par prises, et aussi par mal administrer et gouverner les deniers que le roy avoit eus du peuple, dont moult grandes sommes avoient esté données par pluseurs fois à pluseurs qui mal desservi l'avoient.

Et toutes ces choses avoient esté faites, si comme disoit l'evesque, par le conseil des dessus nommés chancelier, et autres qui avoient gouverné le roy au temps passé. Dist lors encore ledit evesque que le peuple ne povoit plus souffrir ces choses ; et, pour ce, avoient délibéré ensemble que les dessus nommés officiers et autres que il nommeroit lors, — tant que sur le tout il furent vint-deux dont les noms suivent : maistre Pierre de la Forest, lors cardinal et chancelier de France ; monseigneur Simon de Bucy ; maistre Jehan Chalemart ; maistre Pierre d'Orgemont, président en parlement ; monseigneur Nicolas Bracque et Jehan Poillevilain, maistres de la chambre des comptes et souverains maistres des monnoies ; Enguéran du Petit-Célier et Bernart Fremaut, trésoriers de France ; Jehan Chauveau et Jacques Lempereur, trésoriers des guerres ; maistre Estienne de Paris, maistre Pierre de la Charité et maistre Ancel Choquart, maistres des requestes de l'ostel du roy ; monseigneur Robert de Lorris, chambellan du roy ; monseigneur Jehan Taupin, de la chambre des enquestes ; Geoffroy le Masurier, eschançon dudit monseigneur le duc de Normendie, le Borgne de Beausse, maistre d'Escurie dudit monseigneur le duc ; l'abbé de Faloise, président en la chambre des enquestes ; maistre Robert de Preaux, notaire du roy ; maistre Regnault d'Acy, avocat du roy en parlement ; Jehan d'Auceurre, maistre de la chambre des comptes ; Jehan de Behaigne, varlet dudit monseigneur le duc, — seroient privés de tous offices royaux perpétuelment, dont il y avoit aucuns présidens en parlement, aucuns maistres des requestes en l'ostel du roy, aucuns maistres de la chambre des comptes et aucuns autres officiers de l'ostel dudit monseigneur le duc, si comme dessus est dit. Et requist ledit evesque audit monseigneur le duc que dès lors il voulsist priver les vint-deux dessus nommés comme dit est ; et toutesvoies n'avoient il esté appellés né oïs en aucune manière ; et si n'avoient pluseurs de iceux et la plus grant partie esté accusés d'aucune chose, né contre iceux dit né proposé aucune villenie ; et si estoient pluseurs d'iceux officiers à Paris, lesquels l'en povoit chascun jour veoir et avoir qui aucune chose leur voulsist dire ou demander.

Item, requist encore ledit evesque que tous les officiers du royaume de France fussent suspendus, et que certains réformateurs feussent donnés, lesquels seroient nommés par les trois estas qui auroient la cognoissance de tout ce que l'en vouldroit demander auxdis officiers et contre iceux dire et proposer. Item, requist encore ledit evesque que bonne monnoie courust telle que lesdis trois estas ordeneroient, et pluseurs autres requestes fist.

Lors, un chevalier appelé monseigneur Jehan de Pequigny, pour et au nom des nobles, advoua ledit evesque ; et un avocat d'Abbeville appelé Nicholas le Chauceteur l'advoua au nom des bonnes villes ; et aussi fist Estienne Marcel, prévost des marchans de Paris. Et offrirent, au nom des trois estas dessus dis, audit monseigneur le duc trente mille hommes d'armes, lesquels il paieroient par leur mains et par ceux qu'il y ordeneroient. Et pour avoir la finance à ce faire, il avoient ordené certain subside, c'est assavoir : Que les gens d'églyse paieroient dixiesme et demy de toutes revenues, les nobles aussi dixiesme et demy, c'est assavoir de cent livres de terre quinze livres. Et les gens des bonnes villes feroient de cent feus un homme d'armes, c'est assavoir demi-escu de gaige pour chascun jour. Mais pour ce que il ne savoient pas encore combien ladite finance pourroit monter, né sé elle souffiroit à paier les trente mille hommes d'armes dessus dis, il requistrent que il peussent rassembler à la quinzaine de Pasques ensuivant ; et entre deux, il feroient savoir combien ladite finance pourroit monter. Et sé il trouvoient à ladite quinzaine que ladite finance ne souffisist, il la croistroient. Et aussi il requistrent que depuis ladite quinzaine, il peussent rassembler deux fois, quant bon leur sembleroit, jusques au quinziesme jour du moys de février ensuivant. Lequel duc de Normendie leur octroia toutes leur requestes, tant les dessus escriptes comme les autres, et par ce tindrent que les vint-deux officiers dont dessus est faite mencion estoient privés, et demoureroient les autres officiers souspendus par telle manière que, en ladite ville de Paris, l'en ne tint point de jusridicion jusques au lundi ensuivant que le prévost fu restitué en son office. Et du parlement fust ordené par ceux du grant conseil qui avoient esté esleus par les dessus dis trois estas le vendredi ensuivant, et en ostèrent pluseurs de ceux qui en estoient par avant, tant que sur le tout il n'y en laissièrent que en présidens que en autres que seize ou environ. Et de la chambre des comptes ostèrent tous les maistres qui y estoient, tant clers comme lais, qui estoient quinze en nombre, et y en mistrent quatre tous nouveaux, deux chevaliers et deux lais.

Mais quant il y orent esté un jour, il alèrent par devers le grant conseil et leur distrent qu'il convenoit que l'en y méist de ceux qui autrefois y avoient esté, pour leur monstrer le fait de ladite chambre ; et pour ce y mist l'en par provision quatre des anciens, avec les quatre nouveaux dessus dis.

XXXII.

Du traictié et des trièves qui furent prises à Bourdeaux entre le roy de France et le prince de Gales.

Le samedi, dix-huitiesme jour dudit moys de mars, fu traictiée paix à Bourdeaux, entre le roy de France qui encore y estoit prisonnier et le prince de Gales.

La manière dudit traictié fu tenue secrète pour ce que en icelle estoit réservée la volenté du roy d'Angleterre. Mais pour aucunes choses qui à ce les murent, il pristrent trièves générales de Pasques ensuivant jusques à deux ans. Et envoia ledit prince les prisonniers qu'il avoit en France, et ordena d'emmener le roy de France en Angleterre pour parfaire ledit traictié.

Item, le dimenche vint-sixiesme jour dudit moys de mars, fu la monnoie publiée à Paris, par l'ordenance des gens des trois estas, c'est assavoir : un mouton d'or courant pour vingt-quatre sous parisis, et demi-moutons qui lors furent fais nouviaux pour douze sous parisis ; deniers blans à la couronne pour dix deniers tournois : et les autres monnoies qui lors furent faites.

XXXIII.

Des lettres qui furent apportées à Paris de par le roy de France, lesquelles furent publiées en faisant deffense que les trois estas ne s'assemblassent à la journée dessus dicte.

Le mercredi après Pasques flories qui fu le quint jour du moys d'avril, furent criées et publiées par Paris, par lettres ouvertes et mandement du roy, les trièves dont est dessus faite mencion. Et aussi fu crié et publié que le roy ne vouloit pas que l'en paiast le subside qui avoit esté ordené par lesdis trois estas, dont est faite mencion ; et aussi il ne vouloit pas que les trois estas se rassemblassent à la journée par eux ordenée à la quinzaine de Pasques né à autres, dont le peuple de Paris fu moult esmeu, par espécial contre l'arcevesque de Sens, contre le conte d'Eu cousin germain du roy, et contre le conte de Tancarville, qui les lettres du roy ès quelles les choses dessus dites estoient contenues avoient apportées de Bourdeaux, et auxquels le roy avoit enchargié de les faire publier avec pluseurs autres choses que l'en leur avoit commises et chargiées à faire.

Et disoit la plus grant partie du peuple de Paris que c'estoit fausseté et traïson de publier que lesdictes trièves fussent données né accordées ; et de empescher ladite assemblée des trois estas né à lever ledit subside. Et par la commocion et desroy qui fu lors en ladite ville, il convint que ledit arcevesque et conte s'en alassent assez hastivement ; lesquels se absentèrent. Et pour ce que aucuns disoient qu'il estoient moult dolens de la vilenie qui leur avoit esté faite, et que pour ce il assembloient gens d'armes et avoient entencion et volenté de gréver aucuns de ceux de Paris, l'en fist garder soigneusement ladite ville, tant de jour comme de nuit ; et n'y avoit de la partie devers Grant-Pont que trois portes ouvertes de jour ; et de nuit elles estoient closes toutes.

Item, le samedi ensuivant, la veille de Pasques les grans, qui fu le huitiesme jour d'avril, fu crié et publié par Paris que l'en leveroit ledict subside et que les trois estas se rassembleroient à ladicte quinzaine de Pasques, nonobstant ledit cri qui avoit esté le mercredi précédent. Et ordena ledit duc de Normendie que l'en féist ledit cri, par le conseil ou contrainte des dessus dis trois estas, c'est assavoir : dudit evesque de Laon qui estoit principal gouverneur desdis trois estas, du prévost des marchans et de aucuns autres.

XXXIV.

En quel temps le roy de France arriva en Angleterre.

L'an de grace mil trois cens cinquante-sept, le mardi après Pasques, qui fu le onziesme jour du moys d'avril, fist le devantdit prince de Gales ledit roy de France entrer en mer à Bourdeaux, pour le mener en Angleterre ; et y arrivèrent le quatriesme jour de may ensuivant. Et fu ledit roy mené à Londres et y entra le vint-quatriesme du moys de may. Et avint que, en alant et chevauchant, le roy d'Angleterre encontra le roy de France aux champs, auquel ledit roy d'Angleterre fist moult grant honneur et révérence, et parla à luy moult longuement. Et après passa oultre en son chemin. Et le roy de France et le prince de Gales s'en alèrent à Londres là où le roy de France fu tenu prisonnier si largement comme il vouloit ; car il avoit ses gens, tels et tant comme il vouloit ; et aloit chacier et esbatre toutes fois qu'il luy plaisoit, et estoit en un moult bel ostel, dehors ladite ville de Londres, appellée Savoie, et estoit au duc de Lenclastre.

XXXV.

Coment le roy d'Angleterre manda au duc de Lenclastre qu'il laissast à faire siège de devant Rennes en Bretaigne.

A la nativité saint Jehan-Baptiste ensuivant, les cardinaux de Pierregort, de Urgel et de Rouen, l'arcevesque de Sens et pluseurs autres passèrent la mer et alèrent à Londres par devers le roy de France pour parfaire le traictié entre les deux roys, et y demourèrent longuement. Et par pluseurs fois dit-l'en en France que le traictié estoit rompu. Et pendans lesdits traictiés, le duc de Lenclastre qui avoit esté à siège devant la ville de Rennes par l'espace de huit ou neuf moys et estoient ceux dedens la ville à très grant meschief pour ce qu'il avoient pou de vivres, se leva, luy et tout son siège, par le mandement du roy d'Angleterre son seigneur. Mais l'en donna audit duc soixante mille escus d'or pour ses frais[59].

[59] Environ douze cent mille francs d'aujourd'hui.

XXXVI.

Coment la puissance inique des trois estas déclina et vint à néant.

Environ la Magdaleine ensuivant, les ordenés par les trois estas, tant du grant conseil des généraux sur le fait du subside comme les réformateurs, commencièrent à décliner et leur puissance à apeticier. Car la finance que il avoient promise ne fu pas si grande de plus de dix pars et les laissièrent les nobles, et ne vouldrent point paier né les gens d'églyse aussi. Et aussi pluseurs des bonnes villes qui cognurent et apperceurent l'iniquité du fait desdis gouverneurs principaux qui estoient dix ou douze ou environ, se déportèrent de leur fait et ne vouldrent paier.

Et l'arcevesque de Rains qui par avant avoit esté l'un des plus grands maistres fit tant que il fu principal au conseil de monseigneur le duc. Et furent presque tous ceux qui avoient esté mis hors de leur offices remis en leur estas, excepté les nommés vint-deux, jasoit ce que aucuns d'iceux n'en laissassent onques leur estas.

XXXVII.

De la deffense que monseigneur le duc de Normendie fist au prévost des marchans et à autres qui usurpoient la puissance de gouverner le royaume de France.

Après avint, environ la my-aoust, que monseigneur le duc de Normendie dist au prévost des marchans, à Charles Toussac[60], à Jehan de l'Isle et à Gille Marcel qui estoient principaux gouverneurs de la ville de Paris, que il vouloit, dès or en avant, gouverner et ne vouloit plus avoir curateurs ; et leur deffendit qu'il ne se meslassent plus du gouvernement du royaume que il avoient entrepris par telle manière que on obéissoit plus à eux que à monseigneur le duc. Et dès lors chevaucha ledit monseigneur le duc de Normendie par aucunes des bonnes villes et leur fist requeste, en sa personne, de avoir aide d'eux comme de autres choses. Et du fait de sa monnoie leur parla, lequel luy avoit esté empeschié si comme dessus est dit, dont les dessus dis gouverneurs des trois estas furent moult dolens. Et s'en ala ledit evesque de Laon en son eveschié, car il véoit bien que il avoit tout honny.

[60] Toussac. Et non pas Consac, comme l'écrivent tous nos historiens modernes.

XXXVIII.

De la chandelle que ceux de Paris offrirent à Notre-Dame de Paris, et de la réconciliation de ceux de ladite ville par devers monseigneur le duc, et coment il fu si près mené que il se consenti de rassembler les trois estas.

La vigile de ladite my-aoust, l'an dessus dit mil trois cens cinquante-sept, offrirent ceux de Paris à Nostre-Dame une chandelle qui avoit la longueur du tour de ladite ville de Paris, si comme l'en disoit, pour ardoir jour et nuit sans cesse[61].

[61] Le don de cette immense bougie roulée fut souvent renouvelé, et vers le XVIe siècle il étoit annuel. Enfin, on le remplaça par celui de la lampe d'argent qui brûloit nuit et jour devant l'autel de la Vierge. Villaret se trompe quand il dit que l'occasion de cette offrande fut la réconciliation des bourgeois avec le dauphin. La chronologie s'y oppose. M. Michelet, après le récit du pillage des Navarrois, ajoute : « L'effroi étoit tel à Paris, que les bourgeois avoient offert à Notre-Dame une bougie qui avoit, disoit-on, la longueur du tour de la ville. » Ce motif est encore plus puérilement imaginé, et le véritable c'étoit l'usage de faire un don à l'église de Paris, la veille de l'Assomption.

Item, environ la saint Remy ensuivant, se réconcilièrent ceux de Paris par devers monseigneur le duc de Normendie et firent tant que il retourna en ladite ville en laquelle il n'avoit esté de lonc-temps. Et luy distrent que il luy feroient très grant chevance, et ne luy requeroient riens contre aucuns de ses officiers, né aussi la délivrance du roy de Navarre, laquelle il luy avoient requise par pluseurs foys. Et luy supplièrent que il voulsist que vint ou trente villes se assemblassent à Paris ; laquelle chose ledit monseigneur le duc leur ottroia. Et furent mandées pluseurs villes de par luy ; c'est assavoir, jusques au nombre de soixante-dix ou environ, jasoit ce que il ne luy en eussent requis que vint ou trente. Et quant il furent assemblés à Paris, il ne firent aucune chose, mais alèrent devers ledit monseigneur le duc et luy distrent que il ne povoient besongnier né riens faire, sé tous lesdis trois estas n'estoient rassemblés ; et luy requistrent les dessus dis de Paris que il les voulsist mander, laquelle chose il leur ottroia. Et envoia ces lettres aux gens d'églyse, aux nobles et aux bonnes villes, et les manda. Et aussi envoia ledit prévost des marchans ses lettres aux dessus dis, avec les lettres dudit monseigneur le duc. Et fu la journée de assembler à Paris lesdis trois estas, an mardi après la feste de Toussains ensuivant qui fu le septiesme jour de novembre, l'an dessus dit. Et pendant ladite journée, fu ledit monseigneur le duc si mené que il n'avoit denier de chevance, pourquoy il convenoit que il féist tout ce que les dessus dis de Paris vouloient ; et convint que il mandast, à leur requeste, ledit evesque de Laon qui estoit en son éveschié, lequel, par fiction, fist dangier[62] de retourner, et néantmoins il vint tantost.

[62] Dangier. Difficulté.

Item, cedit mardi, après la feste de Toussains, se assemblèrent à Paris aucunes gens d'églyse, nobles et autres envoiés des bonnes villes ; et moins que autrefois n'en estoit venu aux autres assemblées. Et assemblèrent aux Cordeliers par pluseurs journées, et firent tant que le parlement qui avoit esté ordené à seoir l'endemain de la saint Martin, par ledit monseigneur le duc et son conseil, et jà avoit esté mandé par les baillages, fu continué quant aux plaidoieries jusques au secont jour de janvier ; et depuis, par leur ordenance, fu continué jusques à l'endemain de la Chandeleur.

XXXIX.

De la délivrance du roy de Navarre par un chevalier ennemi et traitre du roy de France, et coment il convint que monseigneur le duc de Normendie envoiast au roy de Navarre un très fort et seur sauf-conduit pour venir à Paris.

Le mercredi huitiesme jour du moys de novembre ensuivant, avant le point du jour du jeudi ensuivant, le roy de Navarre qui estoit en prison au chastel de Alleux en Cambresis[63], fu délivré par un chevalier en qui le roy de France se fioit, appellé monseigneur Jehan de Pequigny, lors gouverneur, de par le roy de France, au pays d'Artois : lequel, comme faux traitre, sans le consentement, sceu et volenté dudit roy de France, son seigneur, qui ledit roy de Navarre faisoit tenir en prison, au grant péril et préjudice du roy et du royaume ainsi faussement le délivra. Car il ala, et gens d'armes avec luy, jusques au nombre de trente ou environ, et estoient bourgois presque tous ; et vint audit chastel de nuit et fit tant, par eschieles et autrement, que luy et sa compaignie entrèrent audit chastel qui estoit très mal gardé, sans ce que ceux qui estoient dedens le sceussent, si comme l'en disoit. Mais il ne firent point de mal à ceux qui estoient audit chastel. De là vint le roy de Navarre et ceux qui l'avoient délivré à Amiens, desquels une grant partie estoit de ladite ville, et là demoura par aucuns jours. Et fist délivrer tous les prisonniers tant de la court, de l'églyse, comme de la court laye. Et cependant fu traictié entre monseigneur le duc de Normendie qui estoit à Paris, par aucuns des amis du roy de Navarre, c'est assavoir par la royne Blanche sa suer, et par la royne Jehanne sa tante, qui pour ce estoient venues en ladite ville de Paris, et par autres, de envoier sauf-conduit audit roy de Navarre et à tous ceux qui seroient en sa compaignie. Et convint que ledit monseigneur le duc passast tel sauf-conduit, comme les amis dudit roy de Navarre vouldrent deviser, c'est assavoir que pour quelconque chose faite ou à faire, l'en ne le peust arrêter né ceux qui seroient en sa compaignie, et si en porroit amener à Paris tant et tels comme il vourroit, armés ou autrement. Et lors, au conseil dudit monseigneur le duc estoit principal et souverain maistre ledit evesque de Laon qui les choses dessus dites avoit toute préparées et faites par la puissance et ayde du devant dit prévost des marchans et de dix ou de douze de la ville de Paris. Si n'estoit pas merveille sé ledit monseigneur le duc estoit conseillié à faire tout ce qui estoit bon au roy de Navarre. Lequel sauf-conduit fu porté à Amiens par un clerc appellé Mahy de Pequigny, frère dudit monseigneur Jehan de Pequigny, et par un échevin de Paris appellé Charles Toussac. Ce fait, pluseurs des bonnes villes qui estoient venues à Paris à ladite assemblée des trois estas, par espécial des parties de Champaigne et de Bourgoigne, se partirent de Paris sans prendre congié, quant il sceurent que le roy de Navarre devoit venir à Paris ; pour ce que il se doubtoient que l'en ne leur voulsist faire avouer la délivrance du roy de Navarre.

[63] Alleux. Ou Arleux-en-Palluel. L'ancienne façon d'écrire le nom de ce bourg, situé à quatre lieues de Cambray, est confirmée par le titre du joli fabliau publié par M. Francisque Michel : Le Meunier d'Alleux.

Item, le mercredi, veille de saint Andrieu ensuivant, près de l'anuitier, entra ledit roy de Navarre à Paris, avec moult grant compaignie de gens armés. Et estoient avec luy monseigneur Jehan de Meulent, evesque de Paris, et moult grant nombre de ceux de Paris, dont il y avoit bien deux cens hommes d'armes et plus qui estoient alés à l'encontre dudit roy jusques à Saint-Denis en France ; et ala ledit roy de Navarre descendre en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

XL.

De la prédication par parolles couvertes que ledit roy de Navarre fist au Pré aux clercs à pluseurs gens de la ville de Paris à la fin à quoy il tendoit.

L'endemain, jour de la saint Andrieu, environ heure de prime, le roy de Navarre qui avoit fait assavoir par ladite ville de Paris, en pluseurs lieux, que il vouloit parler aux gens de ladite ville, fu en un eschafaut sur les murs de ladite abbaïe de Saint-Germain-des-Prés, par devers le Pré-aux-Clercs ; lequel eschafaut estoit fait pour le roy de France, pour veoir les gaiges de batailles que l'en faisoit aucunes fois en unes lices qui estoient audit pré, joingnant aux murs de Saint-Germain. Es quelles lices estoient venus moult de gens par le mandement que ledit roy de Navarre et ledit prévost des marchans avoient fait à pluseurs quarteniers et cinquanteniers de ladite ville. Et en la présence de dix mille personnes dist moult de choses, en démonstrant que il avoit esté pris sans cause et détenu en prison par dix-neuf moys : et contre pluseurs des gens et officiers du roy dist pluseurs choses. Et jasoit ce que contre le roy né contre le duc il ne déist riens appertement, toutevoies dist-il assez de choses deshonnestes et villaines par parolles couvertes. Moult longuement sermona et tant que l'en avoit disné par Paris, quant il cessa. Et fu tout son sermon de justifier son fait, et de dampner sa prise. Et le pareil sermon avoit fait à Amiens[64].

[64] Il est, je pense, assez inutile de rappeler que tout ce récit des règnes de Jean et de Charles V révèlent à chaque phrase la pensée de Charles V lui-même. Et cela donne à la dernière partie des Chroniques de Saint-Denis une importance que ne pourra jamais surpasser aucun autre monument historique.

XLI.

De la response que l'evesque de Laon rendit pour monseigneur le duc sans en demander son plaisir.

A l'endemain qui fu vendredi et premier jour de décembre, alèrent au palais, par devers monseigneur le duc de Normendie, ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie et aucuns autres de ladite ville de Paris. Et requistrent audit monseigneur le duc de par les bonnes villes, si comme il disoient, que il voulsist faire raison et justice audit roy de Navarre. Et lors ledit evesque de Laon qui principal estoit audit conseil de monseigneur le duc, si comme dessus est dit, et par lequel ledit roy et prévost des marchans et leur partie faisoient ce que il faisoient, respondi, pour monseigneur le duc sans luy en demander son plaisir, que ledit duc feroit audit roy de Navarre, non pas seulement raison et justice, mais toute grace et toute courtoisie et tout ce que bon frère doit faire à autre. Et certes c'estoit bien trompé quant celui qui estoit maistre et gouverneur dudit roy de Navarre et de ceux de sa partie, estoit maistre et principal au conseil de monseigneur le duc, c'est assavoir ledit evesque de Laon ; et n'y avoit lors homme au conseil dudit monseigneur le duc qui luy osast contredire.

XLII.

Coment monseigneur le duc, par le conseil que il ot et aussi par sa benignité, ala premièrement devers le roy de Navarre, en l'ostel de la royne Jehanne.

Le samedi ensuivant, ledit monseigneur le duc assembla de ceux de son conseil tant et tel comme ledit evesque voult ; et furent exposées les requestes que faisoit ledit roy de Navarre, et fut dist que chascun y pensast. Et l'endemain jour de dimenche, tiers jour dudit moys de décembre, retournaissent au conseil.

Iceluy jour de samedi, après diner, ledit duc ala en l'ostel de ladite royne Jehanne, par le conseil qui luy fu donné, pour parler audit roy de Navarre qui encore n'avoit esté par devers luy né parlé à luy. Et assez tost après que ledit monseigneur le duc fu venu audit ostel, ledit roy de Navarre y ala à grant compaignie de gens d'armes ; et toutesvoies monseigneur le duc y estoit alé à assez petite compaignie, sans aucunes armes. Et quant ledit roy de Navarre entra en la chambre où estoit ladite royne et ledit duc, lesdis duc et roy s'entre saluèrent assez mortement. Toutesvoies convint-il que les sergens d'armes qui estoient alés avec ledit duc audit ostel, et gardoient l'huys de la chambre où il estoit, se partissent, ou l'en leur eust fait villenie. Et demourèrent les gens dudit roy de Navarre en la garde dudit huys, comme maistres et souverains que il se tenoient ; et là parlèrent assez ensemble, et pou après se départirent.

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