Les grandes chroniques de France (6/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France
[327] Voyez la curieuse représentation de ces écuyers du corps du roi, dans la deuxième miniature du fo 470 ro, manuscrit de Charles V.
LX.
De l'ordenance des nobles barons, chevaliers, prélas, escuiers et gens de Paris, qui chevauchoient après les trois princes dessus dis[328].
[328] Les quatre précieux chapitres suivans n'ont jamais été imprimés et ne se retrouvent que dans le manuscrit de Charles V et dans ceux des Continuateurs de Nangis. Les éditions imprimées et les autres manuscrits portent : « Et du surplus je me tais, pour ce que trop longue chose seroit à escrire ; et mesmement à ce que en pluseurs lieux en sera trouvé escript. Et bien viens au disner que le roy luy donna au palais dont l'assiette fu telle. » Par ces mots en pluseurs lieux il semble que l'on ait voulu désigner l'Histoire de Charles V faite plus de vingt ans après le meilleur texte de nos Chroniques par Christine de Pisan. Mais cet historien a beaucoup abrégé elle-même les précieux détails dans lesquels l'historiographe étoit entré.
Item, après les gens de l'empereur qui estoient les premiers entrans en la ville, estoient les chevaliers et escuiers du royaume de France, qui estoient bien huit cens chevaliers sans les escuiers dont on ne sait le compte, et estoient noblement vestus et parés et très-bien montés, si que c'estoit noble et merveilleuse chose à veoir. Après estoient le chancelier de France et les conseillers du roy lays. Et après estoient d'un front, à pié, les portiers et varlès de porte, leur verges en leur mains et vestus d'unes robes. Et après estoit à cheval le prévost de Paris, et après le prévost pluseurs contes et barons. Et après estoit le maréchal de Blainville. Et après ledit mareschal estoient les escuiers du corps et escuierie du roy comme dessus est escript. Et au plus près de l'empereur, du roy et du roy des Romains, estoient un renc de chevalliers à pié, chascun un baston en son poing ; et les chambellans et gardes sus escrips entour l'empereur, le roy et le roy des Romains, estoient tellement que nul n'en povoit approuchier né les empresser. Et derrière les chevaux de l'empereur, du roy et du roy des Romains, estoient les huissiers d'armes tous rengiés à pié, qui aussi avoient des bastons en leurs poins. Et venoient après les frères du roy, le duc de Berry et de Bourgoigne, et entre eux deux, au milieu, estoit le duc de Breban, frère de l'empereur et oncle du roy ; et après, le duc de Sassoigne, esliseur de l'empire, le duc de Bourbon, le duc de Bar, et des autres ducs allemans un appellé le duc Henry, le duc de Bousselau et le duc de Trappo. Et derrière lesdis ducs estoient vint chevaliers et escuiers à pié, qui sont pour la garde du corps du roy, et vint-cinq arbalestriers tous armés couvertement, les espées en une main et bastons ès autres, lesquels se tenoient fors et serrés ensemble pour garder de foule et de presse l'empereur, le roy et le roy des Romains, et les ducs dessus dis qui venoient derrière eux, de la foule et multitude des gens qui venoient après à cheval. Et après venoient tous les prélas dessus escris, et après, les chevaux de parement du roy et tout le remenant de la multitude de chevaux et gens. Et tout derrière venoient le prévost des marchans, le chevalier du guet et les sergens, avec les gens de la ville de Paris. Et ainsi et par telle ordenance chevauchoient l'empereur, le roy et le roy des Romains, par tele manière qu'il ne fussent pressés né arrestés. Mais en brief temps et pou d'espace, vindrent très légièrement et briefment jusques au palais, dont plusieurs gens furent moult merveilliés, qui autrefois n'avoient veue tele né si bonne ordenance de tele multitude, si pou de desroy né de presse. Et aussi furent faites à la porte du palais certaines barrières, et à l'entrée des merceries et de la grande sale aussi, et mis et ordenés sergens d'armes et autres sergens pour icelles garder estroitement, et telement furent gardées que l'empereur, le roy et le roy des Romains et des autres grans seigneurs qui y entrèrent, n'estoient pas plus de quarante[329] chevaux ; et avoit esté ordené que à la venue ou entrée dudit palais, nul ne s'arrestast devant ladite porte, mais passast oultre chacun à cheval et s'espandissent parmi les rues foraines, afin de y avoir moins de presse. Et ainsi vindrent au perron de marbre environ trois heures après midi. Et pour ce que l'empereur ne se povoit pas aisément soustenir pour sa dite maladie, mais le convenoit porter entre bras, le roy luy avoit fait appareillier par un sien secrétaire qui lors estoit concierge de son palais, nommé maistre Phelipe Ogier, en la cour soubs ledit perron, une chaiere couverte de drap d'or et le fist asseoir dedens.
[329] Quarante. Suivant Christine de Pisan : Cent.
LXI.
Comment le roy de France vint à l'empereur emprès le perron où il estoit assis et le salua et le baisa, et puis baisa le roy des Romains, et de l'assiette du soupper de celuy jour.
Si comme l'empereur se séoit et reposoit en la chaière dessus dite, le roy vint à luy et luy dist qu'il fust le très bien venu en son palais, et que onques prince n'y avoit veu plus volentiers ; et lors le baisa, et l'empereur osta tout son chaperon et l'en mercia très humblement ; et aussi salua le roy son fils le roy des Romains et le baisa. Et lors fist le roy lever l'empereur par ses chevaliers et porter en sa chaière contremont les degrés, et aloit le roy d'un costé des degrés et menoit le roy des Romains à sa main sénestre ; et ainsi ala le roy coste à coste de l'empereur, jusques à la chambre qu'il luy avoit faite appareillier ; c'est assavoir en la chambre faicte de bois d'Irlande qui est coste la chambre vert, et regarde d'une part sur les jardins du palais et d'autre part à la Sainte-Chappelle ; et toutes les autres chambres derrière laissa pour l'empereur ; et pour son fils le roy des Romains laissa et fist ordener les chambres de dessous où se souloient retraire les roynes de France ; et prist et se loga le roy ès haultes chambres à galathas[330], que fist faire le roy Jehan son père. Et après ce que l'empereur se fu un petit reposé, le roy l'ala veoir en sa chambre ; et sitost que le roy approucha de luy, il osta tout arrière jus son chaperon, et dist que il le venoit veoir et luy monstrer sa coiffe que encore n'avoit pas veue[331] ; et l'empereur osta son chapeau et tantost se recouvrirent le roy et luy, et s'assistrent en deux chaières l'une emprès l'autre. Et là, le roy luy dist les paroles qui ensuyvent : « Beaux oncles, sachiez que j'ay si grant joie de vostre venue comme plus puis, et vous pri que vous tenez que en ce que j'ay vous avez comme au vostre, et plus avant ne vous scay offrir. » A quoy l'empereur osta arrière son chaperon et le roy aussi, et respondit ledit empereur ces paroles : « Monseigneur, je vous merci des honneurs et biens que vous me faites, et je vous offre et vueil que vous soyés certain que moy et mon fils que je vous ai ci amené ; et tous mes autres enfans et quanque j'ay, sommes vostres et le poez prendre comme le vostre. » Auxquelles paroles pluseurs gens estoient qui orent grant plaisir et joie de cestes grans amitiés et bonnes volentés. Et ainsi se départi le roy. Et pour la maladie dudit empereur qui estoit très-griève, considéré que il avoit eu fièvre avecques et estoit moult travaillié dudit chemin, le roy le fist soupper en sa chambre ; et il mena soupper avecques luy le roy des Romains et les ducs, seigneurs et chevaliers qui estoient venus avec luy, et y ot très grant soupper et très grant presse de gens d'estat, et fu l'assiète tele que il ensuit : L'evesque de Paris, premier ; le roy, et puis le roy des Romains ; le duc de Berry, le duc de Breban, le duc de Bourgoigne, le duc de Bourbon et le duc de Bar ; et pour ce que deux autres ducs n'estoient pas chevaliers, mengièrent à l'autre table, et leur tint compaignie messire Pierre fils du roy de Navarre, le conte d'Eu et pluseurs autres seigneurs. Et est assavoir que la grande sale du palais, la chambre de parlement, la sale sur l'eau, la chambre vert, les autres chambres notables du palais, la Sainte-Chappelle, la chapelle d'emprès la chambre vert estoient partout très-richement parées et ordenées, tant au palais comme au chastel du Louvre, à Saint-Pol, au bois de Vinciennes, et à l'ostel de Beauté-sur-Marne, èsquels lieux le roy mena, tint et festoia partout l'empereur. Et ainsi se passa la journée dudit lundi, entrée de l'empereur à Paris. Et après vin et espices données après souper, se retraistrent le roy, et le roy des Romains et les autres seigneurs chascun en sa chambre.
[330] A galathas. Christine : Et Galathas. Je pense qu'il faut entendre par là les longues galeries dans lesquelles sont encore aujourd'hui conservées les archives du parlement. Ce passage curieux nous apprend ce que les historiens de Paris semblent avoir ignoré, que le roi Jean avoit fait exécuter de grands travaux dans le Palais. Le nom de Galathas n'avoit jusqu'à présent été relevé que dans un édit de la chambre des comptes. « Galatha. Edictum anni 1358 : In camerâ compotorum superiùs ad Galathas, ubi erant Domini de Montemorenciaco, etc. Locus hodiè incognitus in Camerâ computorum. » (Nouv. Ducange.) Le texte de nos chroniques permet de mieux déterminer l'endroit appelé Galathas dans le Palais.
[331] « Et en le saluant osta tout jus son chaperon. Dont il pesa à l'empereur qui recouvrir le voult. Et il dist que il luy monstroit sa coiffe que encores n'avoit veue. Car est assavoir que ès anciennes guises, les rois portoient déliées coiffes soubs les chapperons. » (Christine de Pisan.)
LXII.
Des présens que ceux de la bonne ville de Paris firent à l'empereur et à son fils le roy des Romains.
Le mardi ensuivant, qui fu le quint jour de janvier, le prévost des marchans et les eschevins de Paris, à heure que l'empereur disnoit en sa chambre, entrèrent devers luy et luy présentèrent de par la ville, une nef[332] pesant neuf vins et dix mars d'argent, dorée et très-richement ouvrée, et deux grans flascons dorés et esmailliés du prix de septante mars d'argent. Et à son fils présentèrent une fontaine d'argent dorée et richement ouvrée du pois de quatre-vint trèze mars, avec deux grans pos d'argent dorés très richement ouvrés de trente mars pesans. Et ce dit jour, le roy ne vit point l'empereur pour ce qu'il avoit esté malade et mal dormi la nuit, et ot jà mengié et se vouloit couchier dormir à relevée, avant que le roy eust ouï son service et messe à note, comme de coustume est. Mais ledit empereur envoia devers le roy luy prier moult affectueusement que il luy pleust qu'il peust à luy parler ce jour privéement, pour luy dire aucunes besoignes dont il avoit à parler à luy ; et voult et requist que le chancelier de France y feust présent avecques le roy. Et menga le roy ce jour en sale à grant foison de gens ; et y furent le duc de Sassoigne, qui le soir devant n'avoit pas souppé avecques le roy, l'evesque de Brusseberg, le chancelier de l'empereur, et tous ou la plus grant partie des princes, seigneurs et gens de l'ostel de l'empereur ; et le roy des Romains n'y manga pas, pour ce que le roy le laissa tenir compaignie à l'empereur son père. Et après ce que le roy ot disné et se fu retrait en sa chambre, il ala à bien pou de gens et secrètement devers l'empereur, ainsi que il l'avoit prié et y mena son chancellier ; et l'empereur et le roy assis en deux chaières, l'un d'encoste l'autre, firent widier tout, excepté le chancellier de France que il retindrent et appelèrent. Et longuement parla l'empereur au roy, et tant furent bien ensemble comme l'espace de trois heures, et sur la fin de leur partir fu appellé le chancellier de l'empereur. Des paroles né des besoignes dont il parlèrent ne scet-on riens. Et aux vespres dudit mardi, qui fut veille de la Tiphaine, ala le roy icelles oïr en la Sainte-Chappelle, et à sa main sénestre menoit le roy des Romains ; et y estoient deux oratoires, tendus l'un à destre près des chaières, et l'autre à sénestre près du revestiaire ; et en celuy à destre étoit le roy, et en celui à sénestre le roy des Romains ; et fist le service l'arcevesque de Rains, et fu la Sainte-Chappelle si noblement aournée et l'autel si richement et grandement garni de joyaux d'églyse et de reliques, et tellement enluminée que c'estoit belle et merveilleuse chose à veoir. Et avoit si grant multitude de gens d'estat aus vespres, que à paines povoient-il estre en la Sainte-Chappelle. Et au soupper dudit mardi, qui fu la veille des Roys, fu le grant palais moult noblement paré et ordené, et tant de plas pendus par icelle, et tant de torches et estandars attachiés parmy la sale en moult de places, avecques grant multitude de varlés vestus d'un drap, tenans grant foison de torches, que on véoit aussi clair par nuit en ladite sale comme on feroit par jour ; et y soupa le roy, le roy des Romains, les prélas et princes qui ensuivent, en la forme et manière que l'assiete fu. C'est assavoir : que premier fu assis au grant days de la table de marbre l'evesque de Paris, l'evesque de Brusseberc, conseillier de l'empereur, l'arcevesque de Rains, le roy, le roy des Romains ; les ducs de Berry, de Breban, de Bourgoigne, de Saissoigne, de Bourbon ; le duc Henry et le duc de Bar, et les autres ducs et princes sistrent à l'autre days qui estoit entre la table de marbre et l'uis de parlement. Et fu le souper lonc et servi de grant foison de mès qui trop longue chose seroit à recorder. Et à ladite sale furent audit soupper, par le raport des héraux, tant du royaume de France comme d'estranges, de huit cens à mil chevaliers, et grant multitude d'autres gens d'estat en très grant presse, combien que le service feust fait très honnestement et sans desroy, et tost et bien délivrés et servis tous ceux qui mengièrent audit palais, aussi bien les basses et lointaines tables, comme les hautes et plus prochaines. Et après souper s'en ala le roy et le roy des Romains en la chambre de parlement, en leur compaignie les prélas, princes, seigneurs et chevaliers dessus escrips, tant comme il en y pot entrer. Et furent là les menesterels de bas instrumens, et y jouèrent en la manière acoustumée ; et estoit ladite chambre noblement parée toute à fleurs de lis et grandement alumée, et avoit deux chaières aus deux costés du lit à parer, hautement mises, et sur chascune d'icelles un ciel de brodeure à fleurs de lis. Et au prendre vin et espices le duc de Berry servi d'espices le roy, et le duc de Bourgoigne servi du vin, et après se retrahi le roy par derrières en sa chambre, et envoia le roy des Romains par la sale, en la compaignie de ses frères, les ducs dessus nommés et plusieurs autres seigneurs et chevaliers. Et ainsi fu parfaite la journée dudit mardi, qui fu cinquiesme jour de janvier.
[332] La Nef étoit le morceau principal de la vaisselle chez les grands seigneurs et surtout chez nos rois. La nef d'or étoit encore un meuble d'étiquette à la cour de Louis XVIII. J'ignore si elle orne toujours la table du roi.
LXIII.
Comment le roy monstra à l'empereur les reliques de la Sainte-Chappelle de son palais.
Le mercredi ensuivant, sixiesme jour de janvier et jour de la Thiphaine, l'empereur fist prier au roy qu'il luy pleust celui jour montrer les saintes reliques, et que celuy jour avoit dévocion de les veoir et soy faire apporter, et estre à la messe et disner au palais avecques le roy. Si se levèrent le roy et l'empereur bien matin, et fist le roy garder les portes du palais plus estroitement que devant par chevaliers et escuiers de son hostel, pour ce que le jour devant les sergens d'armes et sergens de Chastellet y avoient trop laissié passer de gens ; et si bien furent gardées que nul n'y entra que chevaliers et escuiers ou autres gens d'estat. Par quoy l'empereur et le roy alèrent paisiblement et sans trop grant presse en ladite chappelle : et pour ce que l'empereur voult en toutes manières monter en hault devant ladite chasse et veoir les saintes reliques, et la montée soit greveuse et estroite, il n'y pot estre porté dans sa chaière, mais se fist tirer par les bras et jambes contre mont la vix[333], et pareillement ravaler à très grant paine et travail et grevance de son corps, pour la grant devocion qu'il avoit à veoir de près lesdites saintes reliques. Et quant il fu amont et le roy ot ouverte la sainte chasse, ledit empereur osta son chapeau et joint les mains, et comme en larmes fist là son oroison longuement en très grant dévocion, et puis se fist soustenir et apporter baisier les saintes reliques ; et l'y monstra et devisa le roy toutes les pièces qui sont en ladite chasse. Et après ce que les princes qui avecques luy estoient orent baisié, le roy tourna ladite chasse devers la chappelle, et laissa à garder icelle les evesques de Beauvais et de Paris, revestus en pontifical de mictres et de crosses. Et quant l'empereur fu raporté aval, il ne voult pas estre mis en l'oratoire que le roy luy avoit fait appareillier, mais volt estre en la chaière où le trésorier de ladite chappelle a coustume à seoir, pour mieux et plus longuement veoir lesdites saintes reliques, et estre mieux à l'opposite du tronc de ladite chasse. Et là luy appareilla-l'en son siège d'un drap d'or bien et honestement, et le roy se mist en son oratoire qui estoit près de l'uis du vestiaire. Mais pour ce que l'empereur n'avoit nulles courtines, fist le roy rebrassier les siennes, et au commencement de la messe envoia le roy, par l'arcevesque de Rains, l'eaue benoite à l'empereur premiers que à luy et aussi le texte de l'Évangile, combien que l'empereur le refusast fort. Mais de fait le voult ainsi faire le roy pour luy honnorer, pour ce qu'il estoit venu luy veoir en son royaume et estoit en son hostel. Et quant ce vint à l'offrande, le roy avoit fait appareillier trois paires des offrandes, d'or, d'encens et de mirre, pour offrir pour luy et pour l'empereur ainsi qu'il est acoustumé. Et fist demander le roy à l'empereur s'il offreroit point, lequel s'en excusa en disant qu'il ne povoit aler né soy agenoillier né aucune chose tenir pour la goute, et qu'il pleust au roy offrir et faire selon son acoustumance ; si fu l'offrande du roy tèle qui s'ensuit : Trois chevaliers, ses chambellans, tenoient hautement trois bèles coupes dorées et esmaillées ; en l'une estoit l'or, en l'autre l'encens, et en la tierce le myrre, et alèrent tous trois par ordre, comme l'offrande doit estre bailliée, devant le roy et le roy après, qui s'agenoillièrent, et il s'agenoilla devant l'arcevesque, et la première offrande qui fu de l'or, luy bailla celuy qui la tenoit et il l'offri et baisa la main. La seconde, qui est de l'encens, bailla le secont chevalier qui la tenoit au premier, et il la bailla au roy, et il l'offri en baisant la main de l'arcevesque. La tierce, qui est de myrre, bailla le troisième chevalier qui la tenoit au deuxiesme, et le deuxiesme au premier, et le premier la bailla au roy, et en baisant la main dudit arcevesque tierce fois l'offri. Ainsi parfist son offrande dévotement et honorablement. Pour ce qu'il estoit tart n'ot point de sermon à ladite messe ; et à la paix donner, deux paix furent appareilliées que le diacre et soudiacre portèrent l'une à l'empereur, l'autre au roy, et aussitost l'un comme l'autre les baisièrent. La messe finée, le roy monta à la sainte chasse et fist baisier des princes et gens de l'empereur qui encore n'y avoient point esté. Et pour ce que la chose fu longue, se retray l'empereur en un retrait d'encoste ladite Sainte-Chappelle, où gisent les clers maregliers et gardes d'icelle, lequel retrait le roy avoit fait bien et honorablement appareillier pour reposer l'empereur. Et quant la chasse fu close, le roy s'en ala par la chappelle en sa chambre. Et lors envoia le roy vers l'empereur audit retrait de la Sainte-Chappelle en sa chambre, son ainsné fils le daulphin de Viennois, que il avoit envoyé quérir en son hostel de Saint-Pol et fait venir au palais pour veoir l'empereur, et l'acompaignèrent les frères du roy les ducs de Berry et de Bourgoigne, le duc de Bourbon frère de la royne, le duc de Bar ; et pluseurs autres seigneurs et chevaliers de grant estat y avoit aussi grant foison. Et quant l'empereur sceut que ledit dauphin venoit pardevers luy, il se fist lever de sa chaière et osta son chaperon et l'acola et baisa, et le daulphin s'inclina devant luy sans agenouiller. Et tantost après descendi le roy de sa chambre, et vint querre l'empereur pour aler mengier en la grant sale du palais : et portoit-l'en l'empereur en une chaière, et le roy estoit coste luy et tenoit le roy des Romains son fils à sa sénestre main, et devant portoit-l'en le daulphin sus cols de chevaliers acompaigné de seigneurs et chevaliers bien grandement. Et ainsi alèrent sans grant presse par les merceries et par la grant sale du palais jusques au hault days de la table de marbre, et fu l'ordenance et l'assiete tèle comme il s'ensuit, et comme il est figuré en l'ystoire[334] ci-après pourtraite et imaginée.
[333] La vix. L'escalier.
[334] L'Ystoire. La figure. En effet, le manuscrit de Charles V offre ici, (page 473, vo), une belle miniature représentant d'une manière fort curieuse le dîner dont on va lire avec intérêt la description.
LXIV.
Le disner qui fu en la grant sale du palais, et de l'ordenance.
Premièrement sist l'arcevesque de Rains, après séoit l'empereur, après séoit le roy ainsi comme au milieu du front de la sale ; après le roy de France séoit le roy des Romains, et avoit autant de distance du roy des Romains à luy comme du roy à l'empereur ; et avoient l'empereur, le roy et le roy des Romains, chascun séparément, un ciel de drap d'or bordé de veluiau aux armes de France, et par dessus ces trois en avoit un très grant qui continuoit le lonc de la table et tout derrière eux pendoit, et tous les piliers et fenestrages derrière la table, houssés de drap d'or très richement et le days aussi. Après le roy des Romains séoient trois evesques bien loin de luy jusques à la fin de la table, l'evesque de Brusseberc, l'evesque de Paris et l'evesque de Beauvais. En l'autre days qui estoit entre la table de marbre et parlement, séoient premièrement le duc de Sassoigne, le daulphin de Viennois ainsné fils du roy, et après séoient les ducs de Berry, de Breban, de Bourgoigne, le fils du roy de Navarre, le duc de Bar, le duc Henry ; et en la fin de la table le chancellier de l'empereur qui n'estoit pas evesque ; et ne séoient pas les ducs de Bourbon, le conte d'Eu, le seigneur de Coucy et le conte de Harecourt, mais estoient entour ledit daulphin tous en piés pour luy tenir compaignie et garder de presse. Les autres ducs et princes mangoient aux autres days par belle et bonne ordenance. Sur le days où mangoit ledit daulphin avoit un ciel pallé de veluiau et de drap d'or, et puis un autre par dessus qui couvroit tout le lonc de la table, et aussi estoit couvert le days de mesmes. Et est assavoir que la sale du grant palais estoit continuée et parée de tapis de hault liche[335] à ymages tout autour si bien ordenés et si à point mis que les roys qui sont de pierre tout autour n'estoient point occupiés né empeschiés de veoir. Et y avoit en ladite sale cinq days, à compter celuy de la table de marbre ; et trois dressouers à vin très richement parés et garnis de vaisselle d'or et de grans flacons d'argent esmailliés. Le secont qui estoit emprès le siège des requestes, estoit tout couvert de pos, flacons et autre vaisselle dorée tant qu'il y en povoit. Et le tiers qui estoit bien avant au milieu de la sale soubs une des arches, estoit, tant qu'il en povoit dessus, garni de vaisselle d'argent blanche, à servir communelment la sale. Et estoient le grant days et le secont et lesdis dressouers avironnés, garnis et deffendus de bonnes barrières, coulisses et palis tout autour, et bien aguisiés pardessus, et n'y povoit-on entrer que par certains pas qui estoient gardés et deffendus par chevaliers à ce ordenés. Et manga bien en ladite sale, par le rapport que en firent les héraux, huit cens chevaliers sans les autres gens. Et combien que le roy eust ordené quatre assiettes[336] de quarante paires de mès, toutesvoies, pour la grevance de l'empereur qui trop longuement eust sis à table, en fist le roy oster une assiette, et n'en servi-l'en que de trois qui furent de trente paires de mès, sans les deux entremès[337] qui furent tels qui s'ensuit :
[335] De hault liche. Ou de haute lisse.
[336] Assiettes. Services.
[337] Entremès. Voilà bien le premier sens de ce mot. Divertissement donné pendant l'intervalle des services. Nous allons voir une mise en scène du XIVe siècle, telle qu'on la chercheroit vainement ailleurs ; car le seul manuscrit de Charles V contient ce qui suit. Les autres, au lieu de la description des entremets, se contentent de dire : « Et n'en servit-on que trois qui font trente-huit mès sans les deux entremès et les dons et présens qui furent fais audit empereur, au roy des Romains et à ses gens. » (V. l'éd. d'A. Verard, bien plus fautive encore en cet endroit, t. III, fo 37.)
L'ystoire et l'ordenance fu coment Godefroy de Buillon conquist la sainte cité de Jhérusalem. Et fist le roy faire à propos ceste histoire, que[338] il luy sembloit que devant plus grans en la christienneté ne povoit-on ramentevoir né donner exemple de plus notable fait, né à gens qui mieux peussent, deussent et feussent tenus telle chose faire et entreprendre au service de Dieu. Et pour mieux figurer la besoigne et plus plainement la cognoistre fu fait ce qui s'ensuit : Au bout de la salle du palais, qui estoit entreclos telement que on n'en povoit rien veoir par dehors, avoit une nef bien façonnée, à forme d'une nave de mer garnie de voilles et de mast, chastel devant et derrière, et de tous autres habillemens et ordenances qui appartiennent à nef pour aler sur mer ; et estoit si[339] joliement painte et abilliée, et très richement et plaisamment. Et dedens estoit garnie de gens, par semblance armés bien joliement, et estoient leur cotes d'armes, leur escus et bannières des armes de Jhérusalem que Godefroy de Buillon portoit[340] ; et jusques à douze estoient, comme dit est, armés des armes des notables chevetaines qui furent à ladite conqueste de Jhérusalem avec ledit Godefroy. Et estoit au devant, sur le bout de ladite nef, Pierre l'Ermite, en l'ordenance et manière et au plus près qu'il se povoit faire, selon ce que l'ystoire raconte. Et fu ladite nef mise hors[341] à gens qui couvertement estoient dedens ; et fu menée très légièrement par le costé senestre dudit palais, et si légièrement tournée que il sembloit que ce fust une nef flotant sur l'eau ; et ainsi fu amenée jusques au grant days audit costé de l'autre part, qui fu le destre costé de ladite sale. Et après ce[342], fu mis hors de la place d'encoste où ladite nef estoit partie, un entremès fait à la façon et semblance de la cité de Jhérusalem, et y estoit le temple bien contrefait selon l'espace, et là avoit une tour haulte assise delès le temple, ainsi comme les Sarrasins ont de coustume où il crient leur loy. Là avoit un vestu en habit de Sarrasin très proprement, et qui, en langue arabique, crioit la loy en la manière que font les Sarrasins ; et estoit ladite tour si haute que celuy qui estoit dessus joignoit bien près des trefs de ladite sale. Et le bas, tout entour de ladite cité où il avoit forme de créneaux et de murs et de tours, estoit garni de Sarrasins armés à leur manière et banières et penons, et ordenés à combattre pour deffendre la cité. Ainsi fu amené à force de gens qui estoient dedens si couvers que on ne les povoit veoir, jusques devant ledit grant days à la destre partie. Et lors se mistrent les deux entremès l'un contre l'autre et descendirent ceux de la nef, et par belle et bonne ordenance vindrent donner assaut à ladite cité et longuement l'assaillirent, et y ot bon esbatement de ceux qui montoient à assaut à eschelles. Finablement montèrent dessus ceux de la nef et conquistrent ladite cité et getoient hors ceux qui estoient en habit de Sarrasins, en mettant sus les bannières de Godefroy et des autres. Et mieux et plus proprement fu fait et veu que en escript ne se puet mettre. Et quant l'esbatement fu parfait, lesdis entremès furent remenés tous entiers en leur place première.
[338] Que. Parce que.
[339] Si. Ainsi.
[340] Portoit. Elles sont figurées dans l'ystoire : D'argent à la croix d'or accompagnée de trente-deux croisettes d'or.
[341] Mise hors. Mise en mouvement.
[342] Après ce. C'est-à-dire après la première décoration, le premier acte ou tableau.
Après ce, fu le disner finé, et osta-l'en les nappes et donna-l'en l'eau à l'empereur et au roy, et lavèrent ensemble aussitost l'un comme l'autre, et le roy des Romains lava un peu après. Et pour ce que la foule estoit très grande et la multitude, combien que devant le days où estoit l'empereur et le roy n'en y ot gaires, pour les bonnes gardes qui estoient aux barrières, ordena le roy, à la prière de l'empereur, que à leur sièges à ladite table où il avoient disné fussent apportées les espices et le vin, pour ce que, à l'entrée de parlement, l'empereur eust esté trop foulé et grevé pour sa maladie. Si fu ainsi fait, et fu apporté le daulphin sus la table en estant[343], à deux piés entre et devant l'empereur et le roy, et le tenoit le duc de Bourbon. Et servi d'espices l'empereur, par le commandement du roy, son frère le duc de Berry ; et le duc de Bourgoigne servi pareillement le roy, et prierent moult l'empereur et le roy l'un l'autre de prendre espices ; et finablement pristrent ensemble aussitost l'un comme l'autre, et semblablement furent au boire, et le duc de Breban servit de vin l'empereur son frère, et le duc de Bourbon donna à boire au roy. Et un pou après, prist le roy des Romains les espices et le vin, et luy donna le conte d'Eu des espices et un de ses chevaliers le vin. Après ce que vin et espices furent données, l'empereur fu mis hors de la table et remis en une chaière. Et pour ce que si grant presse n'eust, se partirent d'ensemble le roy et luy, et fu porté l'empereur par le milieu de la grande sale, par la porte des merceries par les grandes alées, droit en sa chambre. Et après luy envoia le roy ses dis frères et pluseurs autres seigneurs pour luy convoier, et le roy s'en ala et mena avec luy à sa main le roy des Romains, et se mist en la chambre de parlement, où il parla et tint grant pièce compaignie audit roy, ducs et princes de l'empire, l'evesque et le chancelier qui estoient venus avecques l'empereur et pluseurs autres seigneurs et chevaliers qui estoient en la chambre, tant qu'il y en povoit tenir. Et après se retraist le roy et le roy des Romains par derrière la chambre de parlement, et par les grans alées s'en alèrent chascun en sa chambre, et estoit tart quant ces choses furent faites. Et avant que les derreniers eussent mengié, qui furent bien autant que les premiers, il fu près de nuyt. Si ne menga pas le roy au souper ceste nuyt en sale, mais assez privéement en la chambre devant sa chambre, et l'empereur et son fils soupèrent aussi en leur chambres. Toutesvoies ot le roy à souper la plus grant partie des seigneurs de son royaume qui lors estoient à Paris. Après souper se partist le roy et prist ses frères avecques luy et pou d'autres gens, et ala secrètement véoir l'empereur en sa chambre et se sistrent en deux chaières, l'un coste l'autre, et se esbatoient et parloient de bon mos une pièce. Et puis se parti le roy et s'en ala en sa chambre, et là vint à luy et le convoia le roy des Romains, et prist vin et espices avecques le roy, et puis s'en retourna et les frères du roy le convoièrent. Ainsi se retraist chascun pour aler couchier. Si fu ainsi parfaite la journée du mercredi, jour de la Thiphaine.
[343] En estant. Debout.
LXV.
Coment l'empereur et le roy se partirent du palais et se mistrent dedens un très bel batel et riche, pour estre menés par eaue jusques au chastel du Louvre[344].
[344] Au lieu des treize chapitres qui vont suivre, les éditions précédentes et tous les manuscrits, à l'exception de celui de Charles V, portent l'alinéa suivant :
« Coment furent festoyés lesdis empereur et son fils au bois de Vincennes et à Beaulté-sus-Marne ; et coment au départir le roy luy fist monstrer ses belles couronnes par Gillet Mallet son varlet de chambre. Et coment le roy donna des relicques et amaux à l'empereur, et aussi l'empereur en donna au roy ; et baisèrent l'un l'autre au départir : mais je m'en tais pour la prolixité. Et aussi fist l'empereur à son fils le roy des Rommains promettre par la foy et serment de son corps que tous les jours qu'il vivroit feroit obéissance au roy de France, et qu'il vivroit et mourroit avec luy contre tous et envers tous, et aux enfans du roy pareillement. Et fist l'empereur pluseurs dons à monseigneur le daulphin, ainsné fils du roy de France, dont il luy bailla ses lettres scellées des seaulx d'or, par lesquelles il le faisoit son lieutenant au royaume d'Arbre et vicaire-général la vie durant dudit daulphin inrénoncablement. Et luy donna le chasteau de Pompet et Chameaulx en Daulphiné ; et le roy le fist convoyer jusques à Mouson à ses despens. »
Le jeudi ensuivant, qui fu le septiesme jour de janvier, ordena le roy à aler au Louvre et y mener avecques luy l'empereur. Si but l'empereur à matin avant qu'il partisist. Et le roy ne disna jusques à ce qu'il fu au Louvre. Et fist aporter l'empereur à la pointe du palais, et là estoit appareillié un grant batel, fait et ordené à manière de une maison où sont sale et deux chambres tout à cheminées et pluseurs autres retrais et nécessaires, et estoit ledit batel paré et richement aourné ; et ès chambres avoit lis et ciels tendus et toutes autres ordenances comme en une maison appartient ; dont l'empereur et ses gens, quant il furent dedens et l'orent veu, s'en donnèrent grant merveille et y prenoient très grant plaisance. Ainsi arrivèrent au Louvre, et fu apporté ledit empereur en sa chaière, et le roy estoit coste luy jusques à ce qu'il fu dedens ledit chastel, et luy monstra et fist monstrer au dehors et dedens le nouvel édifice qu'il y avoit fait, dont l'empereur par semblant prenoit très grant plaisir. Et le loga le roy en ses chambres très richement parées et ordenées, et le roy se loga à l'autre bout ès chambres qui sont pour son ainsné fils le daulphin de Viennois ; et dessoubs fist logier le roy des Romains ès chambres de la royne, qui semblablement estoient bien ordenées et parées. Et généralment par tout ledit chastel, tant en sales, en chambres, en chapelles, estoit tretout si paré et ordené que rien n'y faloit, combien que des paremens du palais aucune chose n'y eust. Et pour ce que autre fois ne soit dit, pour plus brief parler, fu fait pareillement en tous les hostels du roy où fu l'empereur ; c'est assavoir à Saint-Pol, au bois de Vincennes et à son hostel de Beauté. Celuy jour, disna le roy en la sale du Louvre et tous les chevaliers et escuiers qui y vouldrent venir, et furent servis très grandement et largement.
LXVI.
Coment l'université de Paris vint devers l'empereur pour luy faire révérence, et des gens du conseil que le roy fist assembler pour parler à eux.
Après disner, assembla le roy son conseil en sa chambre. Et en celle heure vint devers l'empereur l'université de Paris par l'ordenance et commandement du roy, et estoient de chascune faculté douze, excepté les Arciens[345] qui estoient vint-quatre, et estoient honnorablement en leur chappes et habis. Et ainsi vindrent faire la révérence à l'empereur en leur manière acoustumée et fist la collacion notablement et légalment, maistre Jehan de La Chaleur, maistre en théologie et chancellier de Nostre-Dame de Paris ; et en icelle collacion recommanda moult la personne de l'empereur, ses nobles fais et vertus et sa dignité, et aussi recommanda moult et ramena notablement l'estat et honneur du roy et du royaume de France, en loant et approuvant à l'empereur sa venue devers le roy ; et finablement recommanda l'université bien et sagement comme à tel cas appartient. A quoy l'empereur respondi de sa bouche en latin, en les merciant des honnorables paroles que dites luy avoient, disant que trois choses l'avoient amené au royaume, la dévocion qu'il avoit à veoir les saintes reliques et aucuns autres pélerinages où il avoit sa dévocion, et par espécial la grant affeccion qu'il avoit à veoir le roy et parler à luy. Et en ce temps estoit le roy à son conseil en sa chambre, où estoient ses frères et grant foison de prélas de son conseil et autres chevaliers en assez grant nombre ; et leur demanda et mist en termes sé il leur sembloit que bon feust que à l'empereur son oncle, qui tant d'amour et fiance luy avoit monstré comme de venir en son royaume et par devers luy, il féist monstrer ou monstreroit le fait et la justice du bon droit que il a contre ses ennemis d'Angleterre, et le grant tort qu'il ont tenu à ses prédécesseurs et à luy par lonc temps, le devoir en quoy il s'estoit mis d'entrer en tout bon traictié de paix. Et les offres[346] qu'il en a faites à deux fins : l'une, pour ce qu'il scet que ses ennemis manifestent en Allemaigne et ailleurs le contraire de la vérité, en eux justifiant ; par quoy l'empereur et princes et son conseil qui avecques luy estoient, oï et veu ce que le roy leur en diroit et feroit veoir par lettres et les traictiés de paix faites et les aliances sur ce, il peussent cognoistre et vraiment respondre et soustenir sur ce la vérité contre ceux qui se sont efforciés, efforcent ou efforceront de parler ou de manifester ou publier le contraire. L'autre raison qui à ce esmouvoit le roy, estoit pour avoir le conseil et avis de l'empereur, après ce qu'il aroit oï et veu le devoir en quoy le roy s'estoit mis et les offres qu'il avoit faites pour paix avoir, si luy sembloit qu'il déust souffire, ou que plus avant le roy en déust faire. Auxquelles demandes et termes, tous d'un accort et sans contradiccion conseillièrent au roy que ainsi le féist. Si ordena son dit conseil et pluseurs autres l'endemain estre assemblés, et aussi fist savoir à l'empereur que à celle heure luy et son fils, les princes, prélas et autres gens de son conseil qui en sa compaignie estoient venus, feussent audit lieu du Louvre à ladite heure pour oïr ce que le roy luy voudroit dire et monstrer ; et fu le vendredi huitiesme jour de janvier. Et celuy jour au matin vint veoir le roy l'empereur privéement, et luy apporta et donna un bel coffret de jaspre garni d'or et de pierreries, d'une espine de la sainte couronne et d'un des os de saint Martin, et depuis luy donna de saint Denis, car moult fort en désiroit à avoir, et en avoit requis le roy. Et cedit jour après disner, le roy et l'empereur vindrent ensemble à la chambre à parer du Louvre, et y estoient le roy des Romains et ceux qui ensuivent de la part de l'empereur ; l'evesque de Brusseberc son chancellier et deux autres clers notables ; les ducs de Bréban et de Sassoigne, et les trois autres ducs dessus nommés, le hault maistre de son hostel et son grant chambellan, le seigneur de Coldis et pluseurs autres seigneurs, contes, barons et chevaliers, jusques au nombre de cinquante personnes et plus. Et de la part du roy en y avoit bien autant et plus, et y estoient les principaux et plus notables dont les noms s'ensuivent, c'est assavoir : les ducs de Berry, de Bourgoigne, de Bourbon, de Bar ; le seigneur de Coucy ; les contes de Harecourt, de Tanquarville, de Sarebruche, de Braine ; monseigneur Jacques de Bourbon ; le mareschal de France de Blainville ; le seigneur de Rayneval ; messire Phelibert de l'Espinace, monseigneur Thomas de Vaudenay, monseigneur Arnault de Corbie, chevaliers, et pluseurs autres. Et des gens du conseil du roy y estoit son chancellier, l'arcevesque de Rains, les evesques de Laon, de Paris, de Biauvais, de Baieux ; l'abbé de Saint-Wast, et d'autres clers et lais du conseil du roy, tant de parlement que autres. Et estoient l'empereur et le roy et le roy des Romains en trois chaières couvertes de drap d'or, et les autres assis à doubles fourmes, en manière de siège de conseil. Et prist le roy à parler et monstrer les fais et besoignes dessus escriptes par longue espace de deux heures et plus ; et prist sa matière des premiers temps du royaume de France, et après, de la conqueste de Gascoigne que fist saint Charlemaine quant il le conquist et convertist à la foy crestienne que ledit païs fu soubmis à la subjeccion du royaume de France ; et sans interrupcion ou contradiccion a tousjours depuis esté et ceux qui en ont tenus les demaines : espécialment les ducs de Guyenne, tant roys d'Angleterre comme autres, en ont tousjours fait hommaige lige et recognoissance aux roys de France, comme à leur droit seigneur à qui est le fief. Et sé ce n'a esté depuis le temps Edouart d'Angleterre derrenier mort, n'y fu mise oncques aucune contradiccion ; et mal à point le fist, puisqu'il eust fait hommaige au roy Phelippe, aïeul du roy, lequel hommaige il fist à Amiens et le recognut son seigneur et roy de France : et depuis ledit hommaige fait, luy revenu en Angleterre par l'espace d'assez lonc temps, rateffia, par ses lettres scellées de son grant scel, et approuva ledit hommaige avoir esté lige, plus fort et plus avant que par paroles n'avoit esté fait audit roy Phelippe, comme plus à plain appert par les lettres sur ce faites desquelles furent monstrés des originaux scellés audit empereur, avec toutes autres chartres plus anciennes de ses prédécesseurs les roys d'Angleterre, faites à saint Loys, et de son temps la recognoissance des hommaiges de Gascoigne, Bordeaux, Bayonne et les isles qui sont endroit Normendie ; et èsdites lettres est expressément contenu coment les roys d'Angleterre ont expressément renoncié à toutes les terres de Normendie, d'Anjou, du Maine, de Tourraine et de Poitiers, sé aucun en y avoient, comme plus plainement est contenu èsdites lettres, lesquelles furent monstrées audit empereur. Et aussi monstra le traictié de la paix, et coment son père et luy l'avoient moult chier achetée, et coment par les Anglois elle fu mal gardée, en le déclairant particulièrement : tant par la faute de rendre les forteresces occupées que il devoient rendre au leur, comme par les hostages qu'il raençonnèrent contre le contenu au traictié ; comme par les compaignies que continuelment il tindrent au royaume de France ; comme par usurper et user des droits de souveraineté qui appartiennent au roy desquels il ne devoient point user ; comme de conforter le roy de Navarre lors ennemi du royaume, ses adhérens et confortans, de leur gens, subgiés et aliés tant Anglois comme Gascoins, et leur donner passages, vivres et confort contre la teneur des aliances faites, jurées et passées et par sairemens fais si fors comme il se peuvent faire entre crestiens. Lesquelles aliances furent aussi monstrées et leues audit empereur en françois et latin, afin que chascun les peust mieux entendre. Et en oultre, le prince de Galles fist tant d'outrages et d'extorcions au païs et gens de Gascoigne, qui encore estoient demourés soubs la souveraineté et ressort du roy, né oncques renonciation n'en fu né n'a esté faite, comme le roy le fist monstrer par la lettre du traictié où est la clause qui se commence : C'est assavoir, etc. Et monstra aussi le roy coment le conte d'Armignac, le seigneur de Lebret et pluseurs autres barons et bonnes villes avoient appelé du prince à luy, et vindrent en leur personnes requérir ajournement et rescript en cause d'appel, et coment le roy y mist longuement et fist grant difficulté avant que faire le voulsist ; et par le conseil sur ce pris de pluseurs notables, avecques ceux de son conseil ; eues aussi les opinions de pluseurs estudes de droit de Bouloigne la crasse, de Montpellier, de Thoulouse et d'Orliens, et des plus notables clers de la court de Rome, que refuser ne le povoit ; et coment par voie ordenée de justice le roy le fist, et non pas par puissance d'armes. Et fu ordené un docteur juge du roy à Thoulouse appelé maistre Bernart Palot et un chevalier appelé monseigneur Jehan de Chaponnal, qui portèrent audit prince les lettres du roy, les inhibicions et ajournemens, et par le sauf-conduit du séneschal dudit prince vindrent près dudit prince, lequel les fist prendre et murtrir mauvaisement contre Dieu et justice, et en offense du roy et du royaume de France. Et aussi monstra le roy audit empereur coment, nonobstant lesdites offenses ainsi faites, il envoia audit roy Edouart, contes, chevaliers et clers pour le sommer et requérir de par luy de radrescier et faire radrescier les choses ainsi par son fils et ses subgiés mauvaisement faites ; et désiroit le roy que par voie amiable remède se y méist et non pas par guerre ; à quoy response raisonnable né d'aucune bonne espérance ne fu au roy de France donnée. Et de fait avoit desjà encommencié la guerre ledit prince en Gascoigne contre les appellans ; et aussi avoient fait en Pontieu les gens dudit roy d'Angleterre et chevauchié en la terre du roy. Pourquoy, par nécessité et par le conseil de son royaume pour ce assemblé en son parlement, entreprist à deffendre sa bonne justice contre ses ennemis.
[345] Arciens. Les professeurs dans les facultés ès-arts.
[346] Les offres. La proposition qu'il fait à son conseil d'exposer tout cela à l'empereur.
Après ce que le roy ot monstré l'occasion de la guerre et bien enfourmé par les responses et lettres scellées l'empereur et son conseil, il luy dist et monstra les devoirs qu'il avoit fais, pour avoir bon traictié à ses adversaires ; et aussi finablement luy monstra les offres que sur ce il avoit faites, et conclust ses paroles ès deux fins dessus escriptes de manifester les drois du roy contre les paroles mençongières des Anglois et non y ajouster foi, et aussi de donner le conseil sur escript. Et aussi luy toucha assez brief les graces et bonnes fortunes que Nostre-Seigneur luy avoit données en sa guerre, pour ce que il pensa que ledit empereur en seroit bien lie ; et toutes ces choses et pluseurs autres touchans ces matières, qui trop longues seroient à escripre, dist le roy si sagement et ordenéement, que tous furent merveilliés de si belle mémoire et bonne manière de parler. De quoy l'empereur et tous ceux qui le sceurent entendre monstrèrent semblant de en avoir très grant plaisir ; et en briefves paroles l'empereur dist en alemant à ses gens qui présens estoient et qui n'entendoient pas françois, ce que le roy luy avoit dit, et leur exposa les lettres que sur ce avoit oï lire ; et fist response au roy telle comme il s'ensuit : c'est assavoir qu'il dist que très-bien avoit entendu ce que le roy avoit dit très sagement, et veu et bien cogneu tant par ses lettres comme autrement, sa bonne querelle et justice, et que partout le manifesteroit et feroit savoir ; et que sé les Anglois se esforçoient en Alemaigne de publier le contraire comme autrefois avoient fait, il deffendroit et soustendroit le droit du roy, si comme il avoit veu et bien cogneu ; et mesmement qu'il savoit bien que le roy d'Angleterre avoit fait l'omage lige au roy de France à Amiens, car il avoit esté présent quant il le fist. Et quant au conseil donner, dist que considéré le bon droit du roy et le grant tort de ses ennemis, l'avantage qu'il avoit en la guerre sur eulx et les aliés du roy que il nomma les roys de Castelle, de Portugal et d'Escoce, il ne luy eust donné conseil né encore ne donnoit de tant offrir à ses ennemis. Et luy sembloit que trop en avoit fait, sé pour l'amour de Dieu seulement ne l'avoit fait ; mesmement qu'il savoit bien la coustume des Anglois estre tele, que quant il se véoient ou voient à leur dessoubs, il requièrent et veulent avoir volentiers paix ; mais sé il voient après leur avantage, il ne la tiennent point, comme maintes fois a-l'en veu que ainsi l'ont fait au royaume de France. Et dont se parti le roy de luy, et s'en tourna à sa chambre.
LXVII.
Coment l'empereur fist rassembler le conseil du roy et ses gens pour oïr l'endemain les offres que il vouloit faire au roy en leur présence.
Le samedi ensuivant, qui fu le neuviesme jour dudit mois, se advisa l'empereur que à la response qu'il avoit faite au roy ne s'estoit pas assez offert au conseil qu'il lui avoit donné. Si fist savoir au roy que après disner féist assembler ceux de son conseil qui par avant y avoient esté, et pareillement feroit savoir à ceux de son conseil que il y feussent, et ainsi fu fait. Et en la manière du jour précédent furent, et encore y ot plus de gens que au vendredi devant n'avoit eu, et commença l'empereur à dire si haut que tous le povoient bien oïr qu'il se vouloit excuser de ce que plus largement n'avoit offert au roy à la response qu'il lui avoit faite ; si vouloit que tous scéussent et que à tous fust révelé et magnifesté par tout que luy et son fils le roy des Romains que pour celle cause il avoit amené avecques luy, tous ses autres enfans, ses aliés, subgiés et bienvueillans il vouloit et offroit au roy estre tous siens, contre toutes personnes, à soutenir et garder son bien et honneur de son royaume et de ses enfans et de ses frères ; et luy bailla un rolle où estoient desclarés et nommés ses aliés desquels il se faisoit fort ; de quoy le roy le mercia moult gracieusement. Et ainsi se départirent.
LXVIII.
Coment l'empereur ala trouver la royne en l'ostel de Saint-Pol.
Le dimenche ensuivant, qui fu le dixiesme jour du moys de janvier, se partirent l'empereur et le roy ensemble, après ce que l'empereur ot disné, et fu apporté l'empereur jusques sur l'eaue au quay endroit le Louvre, où estoit le batel dont dessus est faite mencion ; et en iceluy vindrent contremont la rivière l'empereur, le roy et le roy des Romains par dessoubs le grant pont droit à Saint-Pol ; auquel hostel de Saint-Pol estoit la royne et les enfans du roy. Et quant il furent audit hostel jusques au milieu de la court, le daulphin, ainsné fils du roy et monseigneur Loys, comte de Valois, enfans du roy, se agenouillèrent contre le roy et après alèrent saluer l'empereur en sa chaière où on le portoit et les baisa et osta son chapeau. Et puis furent portés devant nos dis seigneurs, et le roy et le roy des Romains alèrent devant à la grant chambre, et montèrent par la vis : et l'empereur fu aporté après en sa chaière, et quant il fu en haut, il voult aler veoir la royne ; et ensemble y alèrent l'empereur, le roy et le roy des Romains ; et y avoit grant foule et grant presse de seigneurs, chevaliers et gens d'estat, et tellement que à paines povoit-on passer aux huis. Toutesvoies, vindrent ens jusques à la vieille chambre de la royne, laquelle est près et encoste de la sale où est l'ystoire de Theseus. Et là estoit la royne au devant du roy et de l'empereur, laquelle avoit un très-riche cercle sur sa teste, et estoit notablement acompaigniée de grans dames, telles comme il s'ensuit : premièrement y estoit la contesse d'Artois ; la duchesse d'Orléans, fille du roy de France ; la duchesse de Bourbon, mère de la royne ; la nièce du roy, fille de son frère le duc de Berri ; la fille du seigneur de Coucy, la dame de Préaux, et pluseurs autres contesses et dames, femmes de grans seigneurs et de banerés et d'autres dames et damoiselles en très-grant quantité qui trop longue seroit à escripre. Et quant l'empereur vit la royne, il se fist mettre jus de sa chaière, et osta son chaperon ; et la royne le salua et baisa, et puis fu aporté plus avant en ladite chambre devant le lit, et la royne estoit encoste luy et le roy devant qui tenoit le roy des Romains que la royne salua et baisa aussi ; et l'empereur et le roy des Romains baisièrent toutes les dames qui estoient léans du lignage de France. Et lors demanda moult de fois l'empereur la duchesse de Bourbon, mère de la royne, laquelle estoit à un des bous de ladite chambre, hors de la presse ; et fu amenée à l'empereur. Et quant il furent près l'un de l'autre, l'empereur commença si fort à plourer et ladite duchesse aussi que c'estoit piteuse chose à regarder ; et les causes si estoient pour la mémoire qu'il avoit eu de ce que la seur de ladite duchesse avoit esté sa première femme, et aussi que ladite duchesse avoit esté compaigne et nourrie avec la duchesse de Normendie, seur de l'empereur et mère du roy : et onques en celle place ne porent parler ensemble ; mais pria l'empereur que après disner il la peust veoir et parler à elle plus secrètement, et ainsi fu fait. De là, partirent l'empereur, le roy et le roy des Romains et prist congié de la royne, et fu aporté ledit empereur en la chambre du daulphin de Viennois, ainsné fils du roy, laquelle chambre estoit richement appareilliée pour lui, et aussi estoit tout l'hostel comme dessus est dit ; et le roy ala disner en la sale dudit hostel nommée la sale de Sens, et y mena le roy des Romains et toutes les gens de l'empereur, avec grant foison de chevaliers tant qu'il en y povoit. Et endementres que l'on disna, l'empereur s'estoit fait mettre dormir, et après le disner du roy, et vin et espices données, le roy se retraist en sa chambre, et fist retraire le roy des Romains en la chambre de monseigneur Loys, son fils, conte de Valois ; lequel roy des Romains voult aler veoir les lyons, et en sa compaignie y furent les frères du roy : et quant l'empereur fu esveillié, la devant dite duchesse de Bourbon fu menée devers l'empereur, et parlèrent longuement ensemble. Et assez tost après le roy y envoia la royne par les Galetas, et ses enfans le daulphin de Viennois et le comte de Valois, de quoy l'empereur fu moult lie, et fu la royne longuement assise encoste luy, et parlèrent moult longuement ensemble. Et luy donna la royne un beau reliquaire d'or, grant et notable, garni du fust de la vraie croix et très-richement garni de pierrerie ; et le daulphin luy donna deux très-beaux brachés[347], à beles laisses et coliers de soie ferrés à fleurs de lis d'or ; desquelles choses l'empereur fist moult grant semblant de joie, et y prist très grant plaisir, et en mercia la royne et ledit daulphin. Et pour ce qu'il estoit sus le vespre et que l'empereur et le roy devoient aler au bois de Vincennes, le roy vint en la chambre de l'empereur pour le faire partir, pour ce qu'il estoit ordené que il devoient aler ensemble ; et lors prist congié la royne de l'empereur et lesdis enfans du roy, et se retrairent en la chambre d'emprès. Et lors vint le roy des Romains devers la royne, et prist congié d'elle, et elle luy donna un très bel et riche fermail d'or, garni de pierrerie. Et tantost se partirent et alèrent devant monter à cheval le roy et le roy des Romains, et l'en monta l'empereur en la litière de la royne, et ainsi s'en alèrent tout droit au bois. Et quant il arrivèrent au bois, pour ce qu'il estoit tart, vindrent grant foison de torches au devant d'eux ; et fist le roy porter et logier l'empereur en sa belle tour, en la chambre où il meismes gist ; et se logea le roy en la chambre qui se nomme la chambre aux dains qui est ès braies ; et fist logier son fils le roy des Romains en la chambre de son ainsné fils le daulphin de Viennois, et soupa le roy en la sale luy et ses gens ; car pou y avoit d'estranges, pour ce que chascun s'estoit retrait à Paris.
[347] Brachés. Levriers.
LXIX.
Coment l'empereur autour de la chambre où il estoit pour veoir le circuite du chastel du bois de Vincennes se fist porter, et des Heures que le roy luy donna.
Le lundi ensuivant, qui fu le onziesme jour de janvier, se fist porter ledit empereur tout autour de la chambre dessus dite, pour veoir par les fenestres le circuite du chastel, pour ce qu'il n'y povoit aler. Et le roy envoia son fils le roy des Romains au parc, acompaignié de ses frères dessus dis, pour chacier aux dains et comme pour y prendre leur esbatement. Celle matinée ne vit point le roy l'empereur, pour ce que à matin avoit oï sa messe et disné, et vouloit dormir avant que le roy eust oïes ses messes, si comme il a de coustume et de ordenance. Mais après disner l'ala veoir, car ledit empereur avoit jà dormi ; si furent grant pièce ensemble en bonnes paroles et esbatemens, et pria l'empereur au roy qu'il luy voulsist donner une de ses Heures[348], et il y prieroit Dieu pour luy ; et le roy luy en envoia deux, une grant et une petite, et luy manda que il préist lesquelles qu'il vouldroit ou toutes deux s'il luy plaisoit : lequel les receut toutes deux et en mercia le roy.
[348] Heures. Livres d'heures.
LXX.
Coment l'empereur fist promettre au roy des Romains, son fils, par la foy du corps bailliée en la main du roy de France, que il ameroit et serviroit devant tous les princes du monde ledit roy de France et ses enfans, et puis ala au plus haut de la tour, pour veoir les étages d'icelle.
Endementres que le roy estoit avec l'empereur en sa chambre, le roy des Romains vint : et sitost que l'empereur le vit, il l'apela et le prist par la main, et luy fist promettre par sa foy en la main du roy que il l'ameroit et serviroit tant comme il vivroit, devant tous les princes du monde, et les enfans du roy aussi : de quoy le roy le mercia et sot bon gré. Et puis retourna le roy en sa chambre ; et celuy jour fist monstrer au roy des Romains et aux autres princes et chevaliers, la tour, les estages, garnisons et abillemens d'icelle, et furent jusques au haut ; lesquels la tenoient à la plus belle et merveilleuse chose que onquesmés eussent veue. Et ot ledit roy des Romains des arbalestes du roy. Et celle journée, n'y ot plus chose qui fasse à escrire.
LXXI.
Coment l'empereur se parti du bois de Vincennes pour aler à Saint-Mor, et des présens que l'abbé du lieu luy fist.
Le mardi ensuivant, douziesme jour de janvier, se parti l'empereur bien matin du bois, et estoit en la litière du daulphin. Et ala en son pèlerinage à Saint-Mor-des-Fossés, et ne voult que les frères du roy y alassent avecques luy, et aussi n'y ala pas le roy pour ce qu'il avoit à besoignier. De la manière coment il fu receu à Saint-Mor vous dirons :
Le roy manda et commanda à l'abbé que il le receussent à procession, à l'entrée de leur moustier, comme pèlerin : et ainsi le firent. Et est assavoir que ledit empereur y oï messe à note que l'abbé chanta, et offri cent frans. Et les présens que l'abbé luy fist qui estoient de poissons, de buefs, de moutons, de vin, de pain et autres choses, laissa au couvent de léans. Et après la messe ala disner l'empereur en une chambre de ladite église, laquelle le roy luy avoit bien fait tendre et parer, et aussi une sale encoste. Et tousjours depuis son entrée de Paris fu et a esté aux despens du roy et servi en toutes choses des gens et officiers du roy de toutes offices. Après ce qu'il ot disné et dormi, il fu mis en sa litière et aporté à Beauté-sur-Marne où le roy l'avoit attendu ; mais pour ce que le roy vit qu'il demouroit trop et estoit tart, il s'en retourna au bois. Et audit hostel de Beauté fu l'empereur très bien logié, et tout l'hostel très richement paré et servi, comme dit est, très habondamment et à ses heures et plaisirs, tellement que audit hostel il amenda de sa maladie notablement et se mist à aler et visita tout l'hostel haut et bas, à pou de aide, et disoit à ceux qui avec luy estoient, que onques mès en sa vie n'avoit veue plus belle place né plus délitable lieu que il avoit léans. Et chascun jour après disner, s'en aloit le roy veoir une fois et estoient grant pièce ensemble, et aucune fois se mettoient ensemble en une chambre tous seuls, où il parloient de leur besoigne secrètement. Et tousjours s'en aloit le roy soupper et gesir au bois et y disner aussi, et ainsi se continua jusques au département de l'empereur, qui fu le samedi, seiziesme jour dudit mois de janvier. Et le jeudi devant, quatorziesme jour dudit mois, fist faire le roy les dons à l'empereur et à ses gens, ainsi qu'il ensuit : et pour ce que l'empereur s'estoit dementé par pluseurs fois de veoir la couronne que le roy a faite faire, qu'il avoit oï dire qui estoit très belle et riche, le roy la luy envoia, pour veoir, à Beauté, et luy porta Giles Malet et Hennequin, son orfèvre ; lequel la vist très-volentiers, et la tint et regarda moult longuement par tout en y prenant grant plaisir. Et quant il l'ot regardée à sa volenté, il dist que on la reméist en sauf et que, somme toute, il n'avoit onques veu tant de si noble né si riche pierrerie ensemble. Et le mercredi devant, qui estoit le treiziesme jour de janvier, avoit fait savoir le roy à l'empereur, que le jeudi dessus dit, féist venir ses gens à Beauté. Et senti bien secrètement l'empereur par le seigneur de La Rivière et ledit Giles Malet que c'estoit pour leur faire dons, combien que l'empereur s'excusast fort, en disant qu'il ne vouloit pas que le roy luy donnast rien né à ses gens. Toutesvoies, pour acomplir la volenté du roy, les manda querre audit jour. Si envoia le roy celuy jeudi après disner ses frères, les ducs de Berri et de Bourgoigne et le duc de Bourbon, le seigneur de la Rivière et autres, ses chambellans et varlès de chambre, qui portèrent les joyaux qui furent de par le roy donnés et présentés à l'empereur et à son fils et à leurs gens ; et firent les présens de par le roy à l'empereur, en sa chambre, lesdis ducs, et aussi le firent à sondit fils, en la présence de l'empereur, et furent les dons de l'empereur, tels comme il s'ensuit après.
LXXII.
Des riches dons que le roy de France donna à l'empereur et à son fils et fist présenter.
En présentant les choses ci devisées, dist ledit duc de Berri à l'empereur que le roy le saluoit et luy envoioit de ses joyaux, tels que on savoit faire à Paris[349]. C'est assavoir : une coupe d'or de grant pris, garnie de pierrerie au pié et au couvercle, et estoit toute très finement esmailliée de l'espere du ciel où estoit figuré le zodiaque, les signes, les planètes et estoilles fixes et leur images. Et aussi luy présenta deux grans flacons d'or très noblement ouvrés, où estoient figurés en images enlevés[350], comment saint Jacques monstroit à saint Charlemaine le chemin en Espaigne par révélacion ; et la façon d'un chascun desdis flacons estoit en manière de coquille. Si luy dist ledit duc de Berri que pour ce qu'il estoit pèlerin luy envoioit le roy des coquilles ; et encore luy présenta un très bel grant hanap d'or, assis sur un trépié garni de pierrerie, et aussi un gobelet et aiguière d'or garni aussi de pierrerie, esmaillié très noblement.
[349] Ces derniers mots sont principalement curieux.
[350] Enlevés. Variante de Christine de Pisan, msc. 211, Suppl. franç., eslevés. Je préfère la leçon de Charles V ; enlevés pour relevés, ou en relief.
Item, luy présenta deux pos d'or, ouvrés à testes de lyons. Et à son fils furent présentés un grant gobelet d'or et aiguière de mesmes, deux grans pos d'or, où estoient os fretelés[351], saphirs et perles ; et oultre ce, luy fu présenté une très riche sainture d'or, tout au lonc garnie très richement de pierrerie, laquelle valoit bien de six à huit mil francs d'or, de quoy l'empereur mercia grandement le roy, et aussi fist son fils. Et après vint l'empereur en l'alée devant sa chambre, où tous ses princes, evesque, chancellier, chevaliers et autres gens qui estoient venus avecques estoient, et vit les dons que on leur fesoit et y estoit présent, lesquels furent grans et honorables, comme plus à plain peut apparoir en un rolle sur ce fait, auquel il sont plainement et particulièrement déclairiés ; mais l'en s'en passe ci endroit pour cause de briefté[352]. Et bien sembla à tous et ainsi luy monstrèrent que il se tenoient grandement satisfais et contens du roy.
[351] Fretelés. Dentelés, découpés.
[352] « Après ensuivant, à tous les princes fu présenté vaisselle d'or et d'argent si largement et à si très grant quantité que tous s'esmerveilloient. Et tant qu'il n'y ot si petit officier de quelque estat qu'il fussent qui de par le roy ne receussent présent, mais quoy et quels, se passe la cronique pour cause de briefté. » (Christine de Pisan, les faits du roy Charles V, 3e partie, chap. XLV.) On voit clairement par là que le seul guide de Christine est, dans tout le récit du voyage de l'empereur, les Chroniques de Saint-Denis, qu'elle a copié mot à mot quand elle ne l'a pas très abrégé. L'on a donc eu tort de louer Christine d'une exactitude dont elle auroit dû pour le moins avouer plus nettement la source.
LXXIII.
Coment l'empereur, au retour de Saint-Mor à Beauté, mercia le roy des riches présens qu'il avoit envoiés à luy et à son fils le roy des Romains et à leur gens.
Le vendredi ensuivant, quinziesme jour dudit mois de janvier qui estoit le jour de la feste Saint-Mor, ala l'empereur à Saint-Mor en pèlerinage, et chanta l'evesque de Paris, Pontificalibus, la messe devant luy. Et combien que son disner feust prest de par le roy en ladite abbaye pour luy, voult-il revenir disner à Beauté. Et après disner, le roy vint le veoir, et moult fort mercia le roy des dons qu'il avoit fais à luy et à son fils, le roy des Romains et à ses gens, en luy disant que trop en avoit fait. Et après ce, l'empereur et le roy se retraisrent en une garde-robe, emprès sa chambre, et firent tout widier et parlèrent longuement ensemble jusques bien sus le tart. Et lors se parti le roy, et l'empereur le convoia jusques au dehors de ladite chambre et s'en vint au giste au bois. Le samedi, seiziesme jour de janvier, disna le roy plus matin qu'il n'avoit acoustumé, et l'empereur encore plus matin, et après dormi l'empereur. Et le roy se parti de son chastel du bois, acompaignié de grant foison de seigneurs prélas et chevaliers pour convoier l'empereur, car ainsi le voult-il faire : et vint si à point à l'hostel de Beauté-sur-Marne, que l'empereur estoit levé et prest de partir et soy mettre à chemin.
LXXIV.
Des aneaux que le roy et l'empereur s'entredonnèrent, et coment l'empereur et le roy pristrent congié l'un de l'autre amiablement et piteusement, et de ceux qui convoièrent ledit empereur.
Quant le roy fu en la chambre dudit empereur qui l'attendoit, l'empereur vint à luy et prist en son doigt et luy donna un anel où il avoit un ruby, et un autre anel où il avoit un diamant, et les donna au roy par belles paroles en très grant amistié. Et le roy tantost prist un très riche diamant gros qu'il avoit en son doigt, et le donna par pareille manière à l'empereur. Et là devant tous s'entreacolèrent et baisièrent et se partirent tantost et vindrent ensemble en la court, le roy pour monter à cheval, et l'empereur dans sa litière, laquelle le roy luy avoit donnée atelée de trois très beaux mulés, et ainsi alla l'empereur, et chevaucha le roy encoste luy et grant multitude de gens hors dudit hostel aux champs, jusques près l'hostel de Plaisance[353] : et avecques le roy et en sa compaignie estoient les princes dessus dis, excepté le duc de Bar qui le jour devant estoit parti par le congié du roy ; et les prélas tous ceux qui par avant y avoient esté, et d'abondant l'arcevesque de Ravenne y estoit qui de nouvel y estoit venu. Le prévost de Paris, le Chevalier du guet, le prévost des marchans et les échevins et les gens de la ville estoient devant aux champs qui estoient venus pour convoier l'empereur ; et chevauchièrent devant, et assez près de la maison de Plaisance pristrent l'empereur et le roy congié d'ensemble. Et plus tost s'en fu retourné le roy sé il eust voulu croire l'empereur qui souvent luy disoit et fesoit dire que il s'en retournast ; et au prendre congié l'empereur et le roy plourèrent si que les gens l'apercevoient bien, et à grant paine porent parler ensemble, mais il s'entrepristrent par les mains et ainsi se départirent. Et le roy s'en retourna au bois, et les ducs de Berri, de Bourgoigne et de Bourbon se en alèrent avec l'empereur, et le roy des Romains retourna et convoia une pièce le roy, et puis prist congié de luy, et aussi firent les princes et ducs qui en la compaignie de l'empereur estoient venus. Avec l'empereur alèrent lesdis frères du roy et le menèrent à Laigny-sur-Marne, où il ala au giste ; et l'endemain aussi alèrent avec luy à Meaux, et aux deux villes dessus dites fu honorablement receu et fait présens, comme ès autres villes dessus escriptes luy fu fait à son venir. Et celuy dimenche, dix-septiesme jour dudit mois, qu'il fu à Meaux, se parti de l'hostel de l'evesque où il estoit logié et vint au marchié de Meaux soupper luy et son fils et de ses princes, avecques les ducs de Berri et de Bourgoigne, frères du roy, en leur hostel, où il fu grandement, prestement et honorablement receu et servi, luy et toutes ses gens, combien que pou d'espace eussent eu les frères du roy à savoir sa venue.
[353] Plaisance. Tout près de Vincennes.
LXXV.
Coment l'empereur se partist de Meaux, et pristrent de luy congié les frères du roy qui l'avoient convoié eux et pluseurs autres seigneurs.
Le lundi ensuivant, se parti de Meaux ledit empereur et son fils le roy des Romains, et les convoièrent lesdis frères du roy bien une lieue au-delà de la ville ; et pristrent congié de luy et s'en revindrent devers le roy. Et n'est pas à oublier que l'empereur de son propre mouvement, en la faveur du roy et de son fils ainsné le daulphin, ordena et fist son lieutenant et vicaire-général au royaume d'Arle ledit daulphin, et voult que ce feust à la vie dudit daulphin inrévocablement. Et sur ce fist ses lettres scellées en or en si grant et plain povoir comme faire se peust, et come autrefois n'a esté acoustumé. Et semblablement le fist son lieutenant et général-vicaire par unes autres lettres scellées semblablement et à pareil povoir audit daulphin, fiefs et arrière fiefs et tenement quelconques sans riens excepter ; et luy baillia et donna le chastel de Pouppet[354] sus Vienne, et une autre maison en ladite ville appellée Chavaux. Et aussi l'aagea et suppléa toutes choses qui par deffaut d'aage povoient donner empeschement audit daulphin pour ses graces et gouvernement obtenir. Et pour ces choses faire et autres au plaisir et proffit du roy et de ses enfans, laissa son chancellier à Paris, trois ou quatre jours après son département, pour en délivrer et séeller les lettres.
[354] Pouppet. Variante du msc. 9622, Pompet-sur-Vienne, c'est-à-dire sans doute au-dessus de Vienne, comme l'indique la ligne suivante. Christine de Pisan écrit Pompet en Vienne et un aultre lieu appellé Cheneaulx. Il s'agit ici du fameux château de Vienne Pompeiacum, aujourd'hui Pipet.
LXXVI.
Les chemins que l'empereur fist en alant hors du royaume de France.
Après s'ensuit le chemin que l'empereur tint en son retour par l'ordonnance du roy jusques hors de son royaume. Au partir de la cité de Meaux vint au giste à Gandelus, et là ot présens comme ès autres villes. De là fu le mardy dix-neuviesme jour de janvier à Chastel-Tierry, où le roy fist le lieu qui est sien bien appareillier et ordener pour sa venue ; et là fu gouverné par ses officiers en sales, en chambres et en toutes choses, comme en tous les autres hostels du roy a esté. Et estoient en sa compaignie, de par le roy, le seigneur de Coucy, les contes de Sarebruche et de Braine ; le seigneur de La Rivière et Jehan Lemercier, lesquels tous ou la plus grant partie l'acompaignèrent et conduirent jusques hors du royaume, et fu son chemin de Chastel-Thierry à Reims, de Reims à Mouson, sans les gistes d'entre deux. Et en chascuns lieux a eu présens, aussi bien ès plates villes comme ès cités, et partout honorablement et grandement receu et festoié, comme il fut à son venir. Et est assavoir que toute la despense que luy et ses gens ont faite à Paris en hostelleries, le roy a tout fait paier et deffraier ; et semblablement tous les dons qui valent bien deffraiment, puis qu'il entra au royaume jusques il en a esté hors, combien que au nom des villes a esté fait, a esté tout au frais et despense du roy.
LXXVII.
Des lettres de l'empereur que son chancellier bailla au daulphin, contenans les choses dessus dites.
Alors quant le roy fu retourné à Paris, le chancellier de l'empereur aporta au daulphin qui estoit devers le roy et lui présenta les lettres séellées des graces que l'empereur luy avoit faites, de quoy il mercia l'empereur. Et envoia après ledit chancellier en son hostel un bel hanap d'argent très bien doré pesant vingt mars, et dedens avoit mil francs d'or comptés que ledit daulphin luy donna pour la peine qu'il avoit eue de sa besoigne.
LXXVIII.
Comment la royne de France enfanta une fille en l'ostel de Saint-Pol à Paris, laquelle fu nommée Catherine.
Le jeudi quart jour de février ensuivant mil trois cens septante-sept dessus dit, la royne de France ot une fille en l'ostel du roy, emprès Saint-Pol à Paris ; et l'endemain, jour de vendredi, fu baptisée en ladite églyse de Saint-Pol, par messire Aymeri de Maignac, evesque de Paris. Et fu parrain le prieur de Sainte-Catherine du Val-des-Écoliers de Paris, et marraine une damoiselle qui aidoit à dire les heures à ladite royne appellée damoiselle Catherine de Villiers. Et fu ce fait par dévocion que ladite royne avoit à madame Sainte-Catherine, et fu ladite fille appellée Catherine.
LXXIX.
Du trespassement de madame Jehanne de Bourbon, royne de France, et de son noble appareil.
Le samedi ensuivant, sixième jour dudit mois de février, environ dix heures après midi, ladite royne trespassa de ce siècle audit hostel de Saint-Pol, dont le roy fu moult troublé et longuement ; et si furent moult d'autres bonnes personnes : car il s'entreaimoient tant comme loiaux mariés peuvent amer l'un l'autre. Si fu gardée audit hostel, pour ce que l'ordenance de son enterrement peust estre faite convenablement, jusques au dimenche quatorziesme jour ensuivant. Et cependant chascun jour à matin l'en chantoit messes audit hostel, et après disner vigiles de mors. Auquel jour de dimenche après disner, le corps fu porté notablement sur un beau lit noblement aourné et couvert de biaux draps d'or sur le blanc, et un biau poille d'or vermeil sur quatre lances que le prévost des marchans de Paris et les eschevins portoient. Et les seigneurs de parlement estoient environ le lit où le corps gisoit, et tenoient le poille qui estoit sur le lit, tout autour, si comme il est acoustumé à faire aux roys et roynes de France. Et sur le visage de ladite royne avoit un cuevre chef si délié que tout plainement on véoit le visage parmy, et avoit en sa main dextre un petit baston d'or ouvré par dessus en la façon d'une rose, et en l'autre main avoit un ceptre, et estoient en la compaignie tous les collèges et les ordres de Paris mendians, et tous les gens notables qui estoient lors à Paris, prélas et autres, et quatre cens torches devant, chascune de six livres. Et après le corps aloient à pié le duc de Bourbon, frère de ladite royne, et pluseurs autres du lignage du roy, tous vestus de noir.
LXXX.
Coment le corps de la royne fu porté à Nostre-Dame de Paris et l'endemain à Saint-Denis en France à grant honneur.
[355]Ainsi fu portée jusques à l'églyse Nostre-Dame de Paris, et là fu mis le corps au cuer d'icelle églyse, dessoubs une moult notable chapelle de bois couverte de cierges ; et autour de la nef de ladite églyse avoit quatre cent torches du pois de celles qui avoient esté portées à convoier le corps, et environ le corps avoit tousjours, tant à porter le corps comme en l'églyse, treize grosses torches que portoient treize varlès de chambre du roy. Et tantost furent vespres et vigilles de mors commenciées, et fist le service en ladite églyse de Paris l'evesque de Paris ; et tous les autres prélas, tant arcevesques comme evesques et abbés, furent revestus avecques leur mitres et leur crosses, et estoient seize prélas, dont les evesques de Laon et de Beauvais tenoient cuer. Et furent toutes les leçons et vigiles dites par prélas, et là estoit présent monseigneur Phelippe d'Alençon, patriarche de Jhérusalem et arcevesque d'Aux, lequel n'estoit pas revêtu en habit pontifical, mais estoit en chappe romaine avec les autres seigneurs du lignaige du roy : et furent tant à convoier le corps que à vigiles la royne Blanche, la contesse d'Artois et la duchesse d'Orliens, et aussi la niepce du roy, fille du duc de Berry et femme de Amé de Savoie, fils du conte de Savoie, et pluseurs autres dames et demoiselles, tant de l'ostel de ladite royne trespassée que autres.
[355] Le msc. de Charles V reproduit ici d'une manière intéressante ce convoi funèbre dans une grande miniature.
Le lundi ensuivant, quinziesme jour dudit mois environ prime, fu moult solempnellement la messe dite en l'église de Paris par ledit evesque de Paris, présens ceux qui avoient esté à vigiles. Et tantost que la messe fu dicte, le corps fu levé et mis à chemin pour porter à Saint-Denis, par la manière qu'il avoit esté aporté en ladite églyse de Paris, accompagnié de ceux qui y avoient esté le dimenche. Et y avoit quatre cent torches nouvelles, car les autres quatre cens qui avoient esté portées à Nostre-Dame y demourèrent et tout l'autre luminaire, et aussi y ot treize grosses torches nouvelles que treize varlès de chambre du roy portèrent, lesquelles quatre cent treize torches furent portées avec le corps jusques à Saint-Denis. Et après le corps alèrent tousjours à pié lesdis duc de Bourbon, le patriarche et autres seigneurs du lignaige du roy, et moult grant compaignie tant des officiers du roy comme d'autres. Et encontre le corps vindrent à procession l'abbé et les religieux de Saint-Denis dessoubs jusques oultre la place du Lendit. Et quant le corps fu au cuer de l'églyse de Saint-Denis une belle chapelle de bois, l'en commença le service de mors, et y furent prélas revestus en la manière qu'il avoient esté en l'églyse de Paris, et les deux evesques de Laon et de Beauvais qui tenoient cuer, et l'arcevesque de Rains faisoit le service. Et là avoit moult grant luminaire sur ladite chapelle et environ le cuer de l'églyse, de grant quantité de cierges comme de quatre cens torches toutes nouvelles et treize grosses torches que les treize varlès de chambre tenoient environ le corps ; et furent auxdites vigiles tous les seigneurs et dames dont dessus est faicte mencion.
LXXXI.
Coment le corps de la royne fu enterré à Saint-Denis et son cuer aux Cordeliers de Paris.
Le mardi ensuivant, seiziesme jour dudit mois de février, fu la messe dite à Saint-Denis par l'arcevesque de Rains, et fu diacre et dist l'évangile l'evesque de Noyon, et l'evesque de Lisieux fu sous-diacre et dist l'épistre. Et furent tant arcevesques comme evesques et abbés dix-neuf crosses. Et après la messe dite, le corps fu enterré en une chapelle de ladite églyse de Saint-Denis qui est au costé destre du grant autel, près de la porte par laquelle l'en entre au cloistre, emprès les degrés par lesquels on monte aux corps sains, laquelle chapelle ledit roy Charles avoit fondée. Le mercredi ensuivant dix-septiesme jour dudit mois, après disner, furent vigiles dites en l'églyse des frères Meneurs, à Paris, et là furent la royne Blanche, la contesse d'Artois, la duchesse d'Orliens et pluseurs autres grans dames, et aussi les prélas qui avoient esté à Saint-Denis ; le duc de Bourbon, monseigneur Phelippe d'Alençon, patriarche de Jhérusalem, et grant foison d'autres grans seigneurs. Le jeudi au matin ensuivant fu la messe dite, et après la messe fu le cuer de la royne enterré devant le grant autel de l'églyse desdis frères Meneurs, à la destre partie.
LXXXII.
Coment les entrailles de ladite royne furent enterrées solempnelment en l'églyse des Célestins.
Le vendredi ensuivant, après disner, furent tous les seigneurs et dames dessusdis aux Célestins de Paris, et là, en l'églyse, furent dites vigiles. Et le samedi ensuivant la messe et après la messe furent les entrailles enterrées devant le grant autel de ladite églyse ; et tant auxdis frères Meneurs quant le cuer fu enterré comme aux Célestins, à la messe et aux vigiles ot très-grant luminaire, tant de torches comme de cierges alumés sur chascune des chapelles de bois estant au milieu du cuer, tant de l'une desdites églyses comme de l'autre, et moult beaux draps d'or sur les sépultures, tant dudit cuer comme des entrailles. Et à chascun desdis trois enterrages qui furent fais, furent donnés à toutes personnes qui y vouldrent aler, à chascune personne à chascune fois quatre deniers parisis de bonne monnoie courant lors.
LXXXIII.
Du trespassement de madame Ysabel, fille du roy, et de son enterrement.
Le mardi ensuivant, qui fu le vint-troisiesme jour dudit mois de février, en l'ostel du roy emprès Saint-Pol à Paris, trespassa madame Ysabel, fille desdis roy et royne. Et le jeudi ensuivant fu enterrée en l'églyse de Saint-Denis, en la chapelle où la royne voit esté enterrée.
LXXXIV.
Coment les messaigiers commis à traictier de la paix du roy de France et de celuy d'Angleterre recommencièrent.
En iceluy mois de février, se remistrent sus les traictiés entre les roys de France et d'Angleterre, par le moien des deux arcevesques de Rouen et de Ravenne, messaiges du pape ; et envoièrent lesdis roys leur messaiges à Bruges pour traictier de la paix entre lesdis roys.
LXXXV.
Du trespassement du pape Grégoire XI, et de la fouldre qui chéi.
Le samedi au soir, vint-septiesme jour du mois de mars ensuivant, pape Grégoire qui estoit alé à Rome, si comme dessus est escript, trespassa de ce siècle en ladite cité de Rome au palais Saint-Pierre. Et le mardi, sixiesme jour du mois d'avril ensuivant mil trois cent septante-sept avant Pasques, car Pasques ensuivant furent le dix-huitiesme jour d'avril, au conclave qui estoit ordené par les cardinaux pour faire l'éleccion de l'autre pape et auquel il devoient entrer l'endemain, chéi la fouldre et rompi et despéça deux des loges ordenés pour deux des cardinaux. Et l'endemain, jour de mercredi septiesme jour dudit mois, entrèrent les cardinaux qui lors estoient à Rome audit conclave, et en celuy temps en avoit encore six à Avignon qui point n'estoient alés à Rome avec ledit pape. Et par ce que dessus est dit, puet apparoir que ledit pape Grégoire qui, si comme dessus est escript, fu esleu en pape le trentiesme jour de décembre mil trois cent septante, ne régna pape que sept ans, et tant comme il a du trentiesme jour de décembre au vint-septiesme jour de mars.
LXXXVI.
Coment, par la grace de Dieu, furent révélées au roy de France pluseurs traïsons contre luy machinées à faire par le roy de Navarre.
L'an dessusdit mil trois cent septante-sept, au mois de mars, furent envoiées lettres au roy de France par aucuns grans seigneurs, esquelles estoit contenu que le roy de Navarre avoit conceu et machiné de faire empoisonner ledit roy de France ; et que un appelé Jaquet de Rue, chambellan dudit roy de Navarre, lequel ledit roy de Navarre envoioit lors en France en la compaignie de messire Charles de Navarre, son ainsné fils, savoit ces choses et pluseurs autres mauvaistiés conceues par ledit roy de Navarre contre ledit roy de France. Et pour celle cause ledit roy de France fist prendre ledit Jaquet de Rue et emprisonner par ceux qui le pristrent. Et par iceux qui le pristrent fu trouvé en un des coffres dudit Jaquet un petit roole de mémoires dont ci-après sera faite mencion ; et après fu ledit Jaquet examiné par le commandement du roy de France, lequel confessa ce que ci-après suit :
LXXXVII.
Ci-après s'ensuit la confession Jaquet de Rue, chambellan du roy de Navarre.
[356]Jaquet de Rue, escuier-chambellan du roy de Navarre, pris du commandement du roy de France, et amené prisonnier à Corbueil par Jehan de Rosay, huissier d'armes, et par Guillaume de Rosay, escuier d'escurie du roy nostre sire, frères, le vint-cinquiesme jour de mars mil trois cent septante-sept, a dit et confessé de sa pure volenté, sans contrainte, présens monseigneur le chancelier de France, le sire de La Rivière, messire Nicolas Braque, messire Estienne de la Granche, président en parlement ; messire Pierre de Bournaseau et maistre Jehan Pastourel, conseilliers du roy nostre sire ; le prévost de Paris et Jehan de Vaudetar ; que les mémoires contenus en une cédule qui a esté trouvée en un de ses coffres sont vrais, lesquels mémoires le roy de Navarre luy fist baillier par Guillaume Planterose, son trésorier, né de la conté de Longueville en Caux, pour les faire mettre à exécucion en la manière qui s'ensuit :
[356] Ce grand et important chapitre est inédit. Dans les éditions précédentes et dans la plupart des manuscrits, il a été retranché. Dans le beau manuscrit de la Continuation de Nangis, no 8298-3, on a lié le commencement de la confession de Jaques de Rue à la fin de celle de Pierre du Tertre, et l'on a supprimé l'intermédiaire. Christine de Pisan, après avoir raconté cet événement d'une manière fort concise, ajoute : « Qui plus en voudra savoir, trouver le pourra assés près de la fin où les chroniques de France traittent dudit roy Charles, après le trespassement de la royne. » (Liv. III, chap. 51.)
C'est assavoir « que par le conseil de maistre Pierre du Tertre, de Ferrando d'Ayens, de messire Michel Sanches, capitaine d'Avranches, du prieur de Pampelune, de Gomins Lorens et dudit Jaquet, l'en envoie ledit Gomins Lorens et Jehan Dupré, clerc dudit maistre Pierre, en Angleterre le plus tost que l'en pourra, pour faire les choses qui s'ensuivent :
» Premièrement, que l'en renvoie les traictiés qui furent commenciés entre le roy d'Angleterre et le roy de Navarre, au temps que ledit roy de Navarre fu en Angleterre, avant qu'il venist devers le roy à Vernon, lesquels ledit maistre Pierre du Tertre a pardevers luy ; et que l'en en preingne, par son conseil, ce qui sera bon pour traictier de nouvel. Et scet bien, ledit Jaquet, que par la teneur desdis traictiés, le roy de Navarre devoit faire guerre en chief de luy et de ses forteresses et de son païs contre le roy de France. Et pour ce, le roy d'Angleterre accordoit faire baillier audit roy de Navarre Lymoges et Lymosin et les chasteaux du Melle, de Chiset et de Chivray, que le duc d'Orliens tint en Poitou, et un grant somme d'argent pour une fois, ne se recorde pas quelle. Et le roy de Navarre devoit baillier audit roy d'Angleterre pour seurté, à tenir pour trois ans, quatre de ses forteresses ; c'est assavoir Nogent-le-Rotrou, Nonancourt et deux autres, ne se remembre pas lesquelles, et devoient être mises en la main du conte de Salesbury. Mais avant que le traictié feust parfait, le chancelier du prince et monseigneur Regnaut Sauvage empeschièrent le traictié, pour ce que ledit prince ne vouloit pas que l'en luy baillast lesdis païs et forteresses qui estoient siennes.
» Item, que l'en traicte les meilleurs aliances que l'en pourra avec le roy d'Angleterre contre le roy de France : et que l'en traicte par lesdites aliances le mariage de l'une des filles du roy de Navarre et du roy d'Angleterre, et le mariage du fils de Lencastre et de l'une des filles dudit roy de Navarre, ou du conte de Mortaing et de l'héritière du duchié de Lencastre.
» Item, que l'en traicte que les terres de Bayonne, de Soble et de Labourt, soient baillées audit roy de Navarre siennes à héritage, et qu'il soit lieutenant et garde de Bordeaux et d'Aix et des parties d'environ, pour et au nom du roy d'Angleterre ; et qu'il facent guerre, l'un pour l'autre, contre le roy de France ; et que, pour ce, soit ledit roy d'Angleterre tenu de baillier audit roy de Navarre certaine somme de gens d'armes et d'argent la plus grant que l'en pourra et tout ce que ses gens en pourront traire ; et que nuls desdis roys ne puisse sans l'autre faire paix audit roy de France. Et combien que ledit roy de Navarre fist demander audit roy d'Angleterre comme dit est, toutesvoies estoit l'entencion dudit roy de Navarre que, au cas que le roy d'Angleterre ne la luy vouldroit baillier, que ce nonobstant l'en procédast avant ès dites aliances.
» Item, que l'en accorde de baillier audit roy d'Angleterre, pour tenir ces choses fermes et pour seurtés, les chasteaux et villes de Nogent-le-Roy, d'Anet, d'Ivry et de Nonancourt.
» Item, que l'en traicte aliances entre le duc de Lencastre et ledit roy de Navarre pour le fait contre le roy d'Espaigne, et que, par ledit traictié, ledit duc de Lencastre soit tenu de envoier au roy de Navarre certaine quantité de gens d'armes, le plus que l'en pourra avoir. »
Et le trentiesme jour de mars ensuivant, en Chastellet à Paris ; présens monseigneur le chancelier ; lesdis messire Nicolas Braque, messire Estienne, messire Pierre, maistre Jehan Pastorel et le prévost de Paris et Giles Malet, dist ledit Jaquet que en ce caresme a quatre ans, en la fin de la chevauchiée que le duc de Lencastre fist par le royaume de France auquel temps se devoient conduire certains traictiés de paix d'entre le roy d'Espaigne et ledit roy de Navarre, iceluy roy de Navarre vint devers ledit duc de Lencastre et luy requist entre les autres choses que il luy voulsist aidier à ce que il ne luy convenist pas prendre si deshonnorable traictié comme il avoit avecques ledit roy de Castelle, et que au moins luy voulsist aidier d'un nombre de ses gens, et il paieroit les gaiges et prendroit l'aventure de luy faire guerre. Et en ce temps ledit roy de Navarre fist parler de aliances et amistiés avoir avec Pierre Menric Adelentado de Castelle, pour estre avecques luy contre ledit roy d'Espaigne au cas qu'il y eust guerre ; et dit que à un jour en celuy temps ledit Pierre Jehan Perisdillo et Jehan Sanchis, capitaine de Trevignon, escuiers et familliers dudit prince et autres jusques au nombre de six de sa partie, et feu Radigo et ledit Jaquet, Mahiet de Quoquerel, Sancho Lopès et autres deux personnes de la partie du roy de Navarre, furent ensemble sur les champs, entre le Grouing et Vienne, pour accorder lesdites aliances ; et là ledit Pierre accorda estre de la partie du roy de Navarre contre le roy de Castelle, mais que il feust puissant de luy faire guerre. Et accorda baillier au roy de Navarre en ce cas son lieu de Trevignon, et le Grouing que il gardoit pour le roy de Castelle. Et le roy de Navarre luy promist donner certains terres et lieux en son royaume de Navarre, et à deux frères qu'il avoit lors autres héritages ou rentes. Mais pour ce que ledit duc de Lencastre n'ayda point au roy de Navarre, ce qu'il avoient accordé d'une partie et d'autre ne se mist point à effet ; et depuis a ledit roy de Navarre donné rente audit Pierre Menric et à ses deux escuiers ; c'est assavoir audit Pierre cinq cens florins de rente et à chacun desdis escuiers cent florins ; de laquelle rente il ont été et sont encore bien paiés. Et pour ce, pense ledit Jaquet, sé ledit roy de Navarre avoit guerre audit roy de Castelle, que ledit messire Pierre y seroit de sa partie de tout son povoir ; mais que ledit roy de Navarre eust grant povoir et grant effort.
» Item, que l'en advise ledit maistre Pierre de tenir au long le plus qu'il pourra et par bonne manière les traictiés du roy de France et du roy de Navarre ; soit par laissier les drois royaulx par eschanges de terre ou vendicion de Montpellier, et par autres voies qui meilleurs les saura trouver, afin que le roy de Navarre peust avoir meilleur loisir de faire son traictié et ses aliances avec le roy d'Angleterre et que le roy de France ne s'en apparceust[357].
[357] Le manuscrit de Charles V porte ici : Nota.
» Item, que messire Charles de Navarre, si tost qu'il sera en France, au plus tost que faire se pourra et par bonne manière, face que il ait Nogent en sa main et y mette gens de qui il se pourra aidier au besoin, et ès autres forteresses par semblable manière où il verra qu'il sera à faire par le conseil de ses gens.
» Item, que l'en advise par bonne manière de vendre Montpellier, quant l'en sera à accort des aliances dudit roy de Navarre et du roy d'Angleterre pour faire guerre audit roy de France, avant que ladite guerre soit ouverte et non autrement : et le vouloit ainsi ledit roy de Navarre, pour ce qu'il ne l'eust pu tenir en temps de guerre.
» Item, que l'en face retourner en Navarre le conte de Mortaing le plus tost que l'en pourra ». Et tient ledit Jaquet que c'est pour ce que ledit roy de Navarre ne vouldroit pas que ses deux fils feussent ensemble par deçà. « Et aussi que l'en renvoie devers le roy de Navarre ledit Jaquet le plus tost que l'en pourra avec toutes nouvelles, c'est assavoir de ce qui auroit esté fait des choses contenues en ladite cédule et des autres choses sé elles entrevenoient.
» Item, que on die audit maistre Pierre que il extraie desdis traictiés pieça commenciés entre le roy de Navarre et le roy d'Angleterre, les articles qui bons lui sembleront, et seront envoiés en Navarre, afin d'estre plus aisiés, sé les messages du roy d'Angleterre y aloient.
» Item, que l'en advise[358], au cas que l'on auroit la guerre avecques le roy de France, de prendre trois ou quatre forteresses sur les ennemis ; c'est assavoir sur le roy de France et sur ses subgiés, avant qu'il se donnent garde de celles qu'il peussent avoir plus tost prises, feust sur la rivière de Saine ou ailleurs. » Et dit ledit Jaquet que tous les mémoires dessus dis nomma le roy de Navarre de sa bouche à Guillaume Planterose son trésorier, qui les escript de sa propre main, présent ledit Jaquet, et se charga ledit Jaquet de les apporter par deça pour en parler audit maistre Pierre et aux autres dessus nommés au premier article, et les faire mettre à exécucion : et les sceurent bien Ferrando d'Ayens et Guiot d'Arcies, et non autres.
[358] Nota. (Msc. de Charles V.)
[359]Dit oultre et confesse ledit Jaquet que le roy de Navarre n'aime point le roy de France, né n'ot onques bonne amour à luy, quelques belles paroles qu'il lui ait dictes né quelque bel semblant qu'il lui ait fait ; mais a tousjours tendu par toutes les manières qu'il a peu à lui faire grief et dommage, et sé il povoit et véoit sa keue reluire il mectroit volentiers peine à sa destrucion.
[359] Nota. (Id.)
Dit avecques que environ a huit ans, le roy de Navarre prist et retint avecques luy un phisicien qui demouroit à l'Estoille en Navarre, bel homme et jeune et très-grant clerc et subtil appellé maistre Angel[360], né du pays de Chypre, et luy fist moult de biens et luy parla entre les autres choses de empoisonner le roy de France, en disant que ce estoit l'omme du monde que il haioit plus ; et luy dist que sé il le povoit faire, il luy en seroit bien tenus et luy recompenseroit bien. Et tant fist que ledit phisicien luy octroya de le faire ; et devoit estre fait par boire ou par mangier ; et devoit venir ledit phisicien en France pour ce exécuter, et pensoit ledit roy de Navarre que le roy de France préist plaisir en luy, pour ce qu'il parloit bel latin et estoit moult argumentatif, et que, par ce, eust entrée souvent devers luy, par quoy eust oportunité de faire son fait. Et ledit roy de Navarre qui avoit grant désir à ce que la besoigne s'avançast le pressa moult du faire. Et quant ledit phisicien se vist ainsi pressié si qu'il convenoit qu'il le féist ou se partisist de sa compaignie, il s'en ala et s'en parti, né onques puis ne fu devers luy, et a bien sept ans ou environ qu'il s'en parti : et tenoit-l'en en Navarre que il estoit noié en la mer. Et ce scet ledit Jaquet, parce que ledit roy de Navarre mesme le lui dist. Et dit aussi ledit Jaquet que ledit roy de Navarre est encore en volenté et propos de faire empoisonner le roy de France, et a ordené et disposé le faire par un sien varlet de chambre qui souloit estre de sa paneterie, et est appellé Drouet de la Paneterie et est de Beauvoisin, et a un sien cousin qui sert le roy en sa cuisine ou en la fructerie ; lequel Drouet le roy de Navarre doit envoier pardevers messire Charles son fils, soubs ombre d'autres besoignes ; mais pour cette besoigne se doit traire devers ledit Jaquet dedens Pasques prochaines ou la quinzaine ensuyvant. Et après doit venir son dit cousin, et par l'acointance d'iceluy cousin doit repairier en l'ostel du roy, et par ainsi doit procéder à mettre à exécucion son fait, et se doit faire par mengier ; et a faite les poisons une juive qui demeure en Navarre. Et a espérance ledit Drouet que son dit cousin soit de son aide en ce fait. Et ces choses scet ledit Jaquet parce que le roy de Navarre mesme les luy dist, environ quinze jours après que monseigneur Charles son fils se fu naguères parti de luy ; car ledit Jaquet demoura tant devers luy après le partir des autres : et aussi les luy dist ledit Jaquet[361], et est un peu grosset sans barbe de l'aage d'environ vingt-huit ans ou trente.
[360] Nota. (Id.)
[361] Jaquet. Il doit y avoir ici faute du copiste. Lisez Drouet, comme dans le manuscrit de la Continuation de Nangis, no 9622 (fo 204, vo).
Dit oultre que pour ce que le roy de Navarre senti que feu Guerart Malsergent, qui estoit son bailly d'Evreux, avoit acointance au roy nostre sire et qu'il estoit son bienvueillant, il ordena et manda à maistre Pierre du Tertre que il le féist mourir, et vouloit que il mourut ès ténèbres devant Pasques. Mais pour ce que l'en failli à le tuer en ténèbres, ledit maistre Pierre, si comme il oï dire, le fist murdrir ès feries de Paques ensuivant, à l'entrée d'une nuit en pleine rue, et fu fait, environ a six ans ; ainsi l'a oï dire ledit Jaquet et le tenir communelment.
Dit avec ce, que passés sont sept ans ou environ, avant que le roy de Navarre venist devers le roy de France à Vernon, iceluy roy de Navarre cuida faire prendre Meullen par devers le costé de Chartain, et fu ordené de mettre cinquante hommes d'armes Navarrois en embusche assez près de la porte pour y entrer tantost que la porte se ouverroit : et en estoient capitaines Bernadon d'Espelot et un autre Navarrois. Et aussi fu ordené de mettre en une autre place assez près d'ilec, deux cens hommes d'armes dont Saint-Julien estoit capitaine, pour venir conforter les autres cinquante dessus dis quant il seroient entrés dedens, et pour tout avitaillier le lieu, si que il le peussent tenir contre le roy ; mais celle journée, la porte de celle partie ne se ouvri pas, et ainsi fu ladite emprise de nul effet, et le scet parce qu'il fu au conseil de ces choses.
[362]Dit oultre que, environ Noel derrenièrement passé ot trois ans, monseigneur Phelippe d'Alençon, qui fu arcevesque de Rouen, envoia devers ledit roy de Navarre, et lui fist savoir que volentiers s'alieroit avecques luy contre le roy de France. Et lors ledit roy de Navarre renvoia devers ledit arcevesque Sancho Lopez et ledit Jaquet, pour savoir et lui rapporter plus clerement de son entencion et volenté. Et dit que ledit arcevesque leur dist que volentiers s'alieroit avecques luy par la manière que dit est ; et que combien qu'il fust clerc, si se armeroit-il volontiers en sa personne et se mettroit si avant en ladite guerre comme chevalier qui y feust, et disoit qu'il se faisoit fort du conte de Perche son frère qu'il seroit de cette aliance ; et aussi se faisoit fort qu'il auroit tous les chasteaux de madame sa mère à son plaisir, mais de monseigneur d'Alençon né du conte d'Estampes ne se faisoit-il mie fort ; et dit que le traictié se reprist par deux fois, mais lesdites alliances ne se firent pas, pource que le roy de Navarre le véoit trop foible, et pour ce n'en tint compte.
[362] Nota. (Msc. de Charles V.)
Dit oultre ledit Jaquet que environ a sept ans que ledit roy de Navarre vint en Bretaigne, et vint par Cliçon où estoit le sire de Cliçon, et luy fist ledit sire de Cliçon très-bonne chière et très-grande, et le y receupt moult honnorablement : et d'ilec vinrent à Nantes, et ilecque ledit roy de Navarre dist audit duc qui fu, qu'il ameroit mieux mourir que de souffrir telle vilenie comme le sire de Cliçon luy faisoit, car il amoit la duchesse sa femme, et la luy avoit veue baisier par derrière une courtine[363] ; si comme il oï dire, et la commune renommée estoit telle.
[363] Courtine. Tapisserie, principalement de celles qui font l'office de portières.
Et aussi a-il oï dire que ledit duc qui fu, machina dès lors en la mort dudit sire de Cliçon ; et depuis à un jour que ledit duc qui fu et le sire de Cliçon et le viconte de Rohan furent à Vannes, iceluy duc qui fu fist armer gens de son hostel Anglois, jusques au nombre de trente ou environ, pour mettre à mort ledit sire de Cliçon ; et si comme il dançoit en un jardin, présent ledit duc qui fu, où il devoit estre mis à mort, ledit sire de Cliçon en fu advisé, et pour ce que lesdis Anglois ne firent pas appertement leur fait, il s'en parti franc et délivre.
Dit avecques ce, que aussi tost après ce que la bataille fu à Cocherel, ledit roy de Navarre promist à feu monseigneur Seguin de Badesol mile livrées de terre pour faire guerre au roy de France et à son royaume ; et pour ce que ledit messire Seguin luy demanda que lesdites mile livrées de terre luy feussent assises en certains lieux en Navarre, c'est assavoir : à Falses, à Peralte et à Lerin, et l'empressoit fors, le roy de Navarre, en disant que ledit messire Seguin luy demandoit le plus bel de sa chevance, dist audit Jaquet qu'il failloit qu'il s'en délivrast. Et puis parla à Guillemin Petit, lors son varlet de chambre qui demeure à présent à Evreux[364], et luy dist en la présence dudit Jaquet que il convenoit que il l'empoisonnast. Et à un souper en la propre sale dudit roy de Navarre à Falses, iceluy messire Seguin qui y estoit assis à la table, du sceu et du consentement dudit Jaquet, fist le roy de Navarre empoisonner en coings ou en poires sucrées, ne scet lequel, par Guillemin Petit ; et mourut ledit Seguin dedens six jours après ou environ, et ne scet quelles furent les poisons fors que il pense que ce fu réagal[365].
[364] Nota. (Msc. de Charles V.)
[365] Réagal. Arsenic rouge. Je lis dans le Grand Dictionnaire de P. Marquis, Lyon 1609 : « Riagas. Espèce de poison que aucuns nomment Reagal ou Reagas. Arsenicum, que l'Espagnol dit Reiagar. »
Dit aussi qu'il demoura avecques le roy de Navarre par quinze jours ou environ après ce que messire Charles son fils se fu naguères parti de luy. Et en ce temps vint d'Angleterre par devers ledit roy de Navarre, Garsie Arnault de Salies qui luy dist que la princesse et tout le conseil d'Angleterre avoient grant désir que le mariage se feist du roy d'Angleterre son fils et de l'une des filles dudit roy de Navarre, et que en ce estoient tous fermes ; et que combien que l'empereur eust essayé de faire mariage dudit roy d'Angleterre et de sa fille, il ne s'y estoient voulu consentir, et disoient que mieux amoient qu'il fust marié à celle de Navarre, car c'estoit plus noblement et en plus hault lignage ; et oultre, que au fort il auroit le mariage pour néant et ne cousteroit rien au roy de Navarre, mais que il feust alié aux Anglois. Et quant ledit Jaquet se parti dudit roy de Navarre, pour venir devers ledit messire Charles, iceluy roy de Navarre luy dist que il déist ce que ledit Garsie luy avoit rapporté audit messire Charles, à l'evesque d'Acx, à Ferrando, à messire Guy de Gauville, à Remiro Darilhano, et aux autres du conseil dudit messire Charles ; et ceste charge luy faisoit ledit roy de Navarre, afin que la chose s'avançast, sé le mariage leur sembloit bon. Et quant il fu venu devers eux, il leur dist ainsi : et ledit messire Charles dist lors que il luy sembloit que le mariage estoit bon et luy plaisoit bien, et ainsi furent pluseurs des autres, mais l'evesque en baissa la teste et n'en dist mot. Et lors dist Ferrando : « Or regardez comment cet evesque a les besoignes de monseigneur bien à cuer que ainsi se taist. » Dist oultre que le roy de Navarre a très grant désir à ce que les alliances dessus dictes d'entre luy et le roy d'Angleterre soient hastivement faites, et pour ce a ordené que les messages qui devoient aler en Angleterre y voisent tantost, et que l'entencion du roy de Navarre est de venir en France en sa personne, et ne scet ledit Jaquet sé il vendra par mer ou par terre ; mais bien scet que sé il vient par mer il montera à Bayonne au navire d'Angleterre sé il y vient, et vendra le plus fort que il pourra. Et sé il vient par terre, il viendra ainsi comme soubs un maistre, en habit mescogneu, et entent à faire guerre au roy, de luy et de ses subgiés et aliés, le plus efforciement que il pourra, et recevoir les Anglois en ses chasteaux et forteresses pour luy faire guerre. Et dit que ainsi estoit-il proposé avant que il partist ; mais ledit Jaquet pense que il muera son propos quant il saura nouvelles de sa prise, et qu'il fera avancier les alliances et son armée pour grever le roy et le royaume au plus tost qu'il pourra ; car il dira et pensera en son cuer que le roy de France sache de son fait par la prise dudit Jaquet autant comme il feroit par lui-mesme sé il estoit pris.
Dit avecques ce ledit Jaquet que les messages que monseigneur d'Anjou envoia naguères par devers le roy de Castille, passèrent par Navarre et présentèrent au roy de Navarre une lectre que monseigneur d'Anjou luy envoioit par lesquelles luy prioit que tous mantalens et toutes choses du temps passé fussent oubliées, et que ledit roy de Navarre voulsist estre son ami ; car il vouloit estre le sien, et qu'il se voulsist entremectre de l'acort faire sur le débat entre luy et le roy d'Arragon, et qu'il estoit l'homme qu'il en chargeroit plus volontiers. Et après ce, vint devers le roy de Navarre un docteur qui estoit desdis messages et qui moult vouloit parler audit roy de Navarre ; et luy présenta ledit docteur une autre lectre bien aimable et par monseigneur d'Anjou escripte de sa main ; et luy dist que il voulsist estre ami de monseigneur, et il seroit le sien et se voulsist chargier de son fait. Et après ce que ledit docteur s'en fu parti, ledit roy de Navarre dist ces choses audit Jaquet, et luy dist oultre que il savoit bien que ce n'estoient que paroles pour luy decevoir, et luy vouloit baillier du tour du baston[366], car il savoit bien qu'il estoit l'homme du monde que monseigneur d'Anjou haioit plus ; et que puisqu'il vouloit feindre estre son ami, il se feindroit aussi et luy donroit un tour de baston comme il luy vouloit baillier : car il se chargeroit de son fait, et soubs umbre et couleur de faire la besoigne de monseigneur d'Anjou, il feroit son traictié avecques le roy d'Arragon ; et entendoit par les paroles dudit roy de Navarre que c'estoit pour faire aliances contre le roy d'Espaigne.
[366] Du tour du baston. Ici, l'expression a le sens de notre tour de vieille guerre ou croc-en-jambe, et je crois cette vieille acception plus naturelle que celle qui a prévalu. Le Dictionnaire de Trévoux a donc eu bien tort de l'expliquer : « Tour de bâton, ou de bas-ton, adresses particulières qu'ont des gens d'une profession pour tromper ceux à qui ils ont à faire. » C'est tout simplement une expression proverbiale empruntée à l'ancienne eschermie, lutte ou escrime au bâton.
« Et je Jaquet de Rue dessus nommé, confesse et jure sur les saintes évangiles de Dieu par moi touchées, et sur le péril de la damnapcion de l'ame de moi, que les choses dessus escriptes en ces trois rooles de parchemin, lesquelles, après ce que je les ai confessées sans force et sans contrainte, ont esté ainsi escriptes, et m'ont esté lues par pluseurs journées et par pluseurs intervales, et je meisme les ay lues, sont vraies par la manière que dessus sont escriptes. Et en tesmoing de ce j'ay ce escript de ma main, le premier jour d'avril l'an mil trois cens septante-sept, avant Pasques.
Jaquet de Rue. »
LXXXVIII.
Coment messire Charles, ainsné fils du roy de Navarre, vint à sauf-conduit à Senlis, pour veoir le roy de France son oncle.
En ce temps, c'est assavoir au karesme mil trois cens septante-sept, messire Charles, ainsné fils du roy de Navarre, qui de nouvel estoit venu de Navarre en France et estoit en Normendie, envoia devers le roy et luy fist savoir qu'il venroit volentiers pardevers luy pour le veoir et luy faire la révérence, mais qu'il pleust au roy de luy envoier un sauf-conduit, tant pour luy comme pour ceux qui seroient en sa compaignie, laquelle chose le roy luy ottroia et ainsi le fist. Et vint ledit messire Charles à Senlis là où le roy estoit, et amena en sa compaignie messire Jean Bauffe evesque d'Aics, le prieur de Pampelune, messire Ligier d'Orgetin, messire Baudoin de Baulo, Ferrando Dayens, et pluseurs autres tant chevaliers comme escuiers. Et après ce que ledit messire Charles ot esté avecques le roy pour aucun temps, il luy fist requeste de la délivrance dudit Jaquet de Rue, lequel estoit parti de Navarre en la compaignie d'iceluy messire Charles, et avoit esté pris comme dessus est escript et jà avoit fait la confession dessus escripte. Auquel messire Charles, après aucunes paroles, le roy fist dire et montrer par aucuns de ses conseilliers, les deffautes, mauvaistiés et trahisons que ledit roy de Navarre avoit faites, pactées et machinées tant contre le roy Jehan comme contre le roy Charles son fils regnant à présent. Et depuis, le roy, en sa présence et de pluseurs de son lignage et autres de son conseil, fist ces choses dire audit messire Charles en la présence de ceulx qui estoient venus en sa compaignie, et leur fist dire la confession que avoit faite ledit Jaquet de Rue, et que l'entencion du roy estoit d'avoir les forteresses qui de par ledit roy de Navarre estoient tenues en Normendie, et que gens y fussent mis de par le roy qui loyalement les garderoient à la seurté du roy et du royaume. Et pour ce que là estoient présens pluseurs, et la plus grant partie en la compaignie dudit messire Charles, de ceux qui avoient le garde des dites forteresses, le roy ordena et requist que ledit messire Charles premièrement, et les capitaines des dites forteresses qui là estoient présens, jurassent sur les saintes évangiles de Dieu et par les fois de leur corps, que tantost et sans délai il délivreroient et feroient délivrer par ceux qui dedens estoient lesdites forteresses, et chascune d'icelles au duc de Bourgoigne frère du roy, lequel le roy envoieroit en Normendie pour celle cause, tantost que ledit duc ou ses messages seroient devant lesdites forteresses. Et pour ce que ledit Ferrando d'Ayens avoit la plus grant partie de toutes lesdites forteresses en son gouvernement et en sa puissance, et ledit messire Charles doubtoit, si comme il dist lors à aucuns du conseil du roy, que ledit Ferrando quant il seroit hors de la présence du roy, ne accomplisist pas né enterinast ce qu'il avoit promis et juré en la présence du roy, de rendre lesdites forteresses, pour ce requist à aucuns du conseil du roy, et aussi le fist sentir au roy que la main fu mise audit Ferrando, et qu'il fust arresté prisonnier jusques à ce qu'il eust rendu lesdites forteresses, comme promis et juré l'avoit. Et fu ledit Ferrando baillié en garde à aucuns des officiers du roy, pour mener avecques ledit duc de Bourgoigne en Normendie, afin qu'il luy fist rendre lesdites forteresses. Et assez tost après parti le duc de Bourgoigne, bien accompaignié tant des gens du roy comme des siens, pour aler en Normendie exécuter ce que dit est. Et ala en sa personne devant pluseurs desdites forteresses, garni de povoir du roy souffisant de requérir et prendre lesdites forteresses pour le roy et de par luy, tant par luy comme par ses députés ; et trouva désobéissance en toutes ou en la plus grande partie d'icelles. Et toutes voies estoit ledit messire Charles en sa compaignie ; mais nonobstant toute désobéissance, ledit duc de Bourgoigne, le connestable de France et les autres qui estoient au païs de Normendie de par le roy pour celle cause, firent tant, par force et par assaut comme autrement, que en la saison de l'esté ensuivant qui fu mil trois cens septante-huit, il orent la possession et la seigneurie de toutes les forteresses qui avoient esté dudit roy de Navarre, excepté de la ville et chastel de Cherbourc. Et entre les autres fu rendu le chastel de Breteuil, où estoient messire Pierre de Navarre et madame Bonne sa suer, lesquels furent envoiés devers le roy, et il les receust et gouverna comme son nepveu et sa niepce. Et aussi en une belle tour qui estoit à Bernay, tenue lors de par ledit roy de Navarre, fu pris un sien secrétaire appellé maistre Pierre du Tertre, lequel savoit les secrès d'iceluy roy de Navarre aussi avant comme aucun autre, lequel fu amené en chastellet à Paris en prison, et fu examiné sans force et sans contrainte. Et par son serement déposa et confessa les choses ci-après escriptes ; et si furent trouvées en la tour, en un coffre qui estoit dudit maistre Pierre, pluseurs lettres et escriptures par lesquelles la confession dudit maistre Pierre, ci-après escripte, apparoit estre bien véritable.
LXXXIX.
Ci-après s'ensuit la confession de maistre Pierre du Tertre, secrétaire et conseillier du roy de Navarre.
Maistre Pierre du Tertre, secrétaire et conseillier du roy de Navarre, capitaine et garde de la tour de Bernay pour ledit roy de Navarre, pris illec et amené prisonnier au Temple, à Paris, a dit et confessé de sa pure et loial volenté sans contrainte, le mercredi vintiesme jour de mai mil trois cens septante-huit, en la présence de pluseurs notables personnes tant du sanc du roy nostre sire comme de son conseil, pluseurs choses et mauvaistiés contenues et escriptes en six peaux de parchemin colées ensemble ; et entre les autres choses pour ce que ce seroit trop grant prolucité de tout escripre, dit : Qu'il a servi le roy de Navarre et luy a fait serement de le servir loyaument en tout ce qu'il luy commettroit. Dit aussi que environ la feste Saint-Andrieu ot un an il fist audit roy de Navarre hommaige lige du fief de Cathelon[367], assis en la viconté de Pont-Audemer, et promist le servir envers tous et contre tous, sans excepter le roy nostre sire né autre, jasoit ce que iceluy maistre Pierre du Tertre fust né du royaume de France[368].
[367] Cathelon. Village à quatre lieues de Pont-Audemer.
[368] Villaret dit qu'une seule chronique indique l'origine françoise de Pierre du Tertre. Cette chronique seroit conservée sous le no 10297. Tous les exemplaires de la chronique de Saint-Denis le disent aussi nettement que l'autorité alléguée par Villaret.
Dist aussi que ledit roy de Navarre l'envoia pieça en Angleterre, et en sa compaignie messire Jean de Tilly, chirurgien, et Sancho Lopès, huissier d'armes du roy de Navarre, avecque souffisant povoir de traictier et accorder aliances pour ledit roy de Navarre avecques le roy d'Angleterre, contre le roy de France et son royaume ; et avecques les dessus nommés les traicta et accorda si comme plus à plain est contenu en sa dite confession tout au lonc.
Dist oultre, que Guiot d'Arcy, chambellan de messire Charles de Navarre, vint naguères en France et luy apporta et bailla, de par le roy de Navarre, unes lettres de créance, laquelle créance Jaquet de Rue luy devoit dire, et cuide bien ledit maistre Pierre que c'estoit sur le fait des aliances que le roy de Navarre entendoit présentement à faire avec le roy d'Angleterre. Et dit ledit maistre Pierre que sé par ledit roy de Navarre luy eust esté dit et commandé de extraire des traictiés et aliances pieça faites dont dessus est faite mencion aucuns articles pour traictier de nouvel avecques ledit roy d'Angleterre, il les eust extrais et bailliés, sé lesdis Jaquet et Guyot le luy eussent commandé de par ledit roy de Navarre.
Dist avecques ce, que quant il oï que messire Charles de Navarre aloit sur le païs de Normendie en la compaignie du duc de Bourgoigne et du connestable de France, il prist trois ou quatre charpentiers, un maçon et un canonnier et les mist dans la tour de Bernay pour ordener, garder et deffendre ladite tour contre tous ceux qui y vendroient pour y porter dommaige, et à cette fin les y tint. Et aussi y reçut le capitaine de Moulins et aucuns autres Navarois, qui avoient laissié le fort, pour ce qu'il leur sembloit qu'il n'estoit pas tenable contre les gens qui venoient de par le roy de France : et dit que à ce le movoient et contraingnoient le serrement et hommaige qu'il avoit fait audit roy de Navarre.
Dist oultre, qu'il envoia à pluseurs capitaines des forteresces qui se tenoient pour ledit roy de Navarre en Normendie lettres closes dont la teneur s'ensuit : « Chiers et bons amis, j'ai eu lettres d'un mien ami qui tient forteresse de monseigneur, ès quelles a contenu que le duc de Bourgoigne et le duc de Bourbon gouvernent monseigneur à leur volenté, et le mainent à grant foison de gens d'armes devant Bretueil et y doivent estre aujourd'hui, et après vont au Pont-Audemer, à Mortaing, à Gauray et à Cherbourg, lesquels il pensent avoir de fait par ledit monseigneur. Et ce m'a-il escript afin de avoir advis de faire response sur ce, et pour ce luy escris que tout considéré, m'est avis qu'il n'a en nos adversaires fors que voie de fait très-mauvais et très-cruel, contre lequel fait nul ne puet donner conseil né faire response qui puisse oster né appaisier ce qu'il ont dedens leur cuer : et pour ce convient esvertuer et soy aidier comme pour deffendre sa vie, son honneur et l'éritage de son seigneur que l'en veult avoir et soustraire par males et estranges manières ; et je ne doubte point que Dieu n'aide à ceux qui ainsi le feront. Et quant est de ce que l'en a à faire avecques tels gens qui vont par les lieux de monseigneur, j'ai veu autrefois le cas, et qui eust rendu les forteresses de monseigneur, tous les siens estoient mors entièrement et perpétuelment. Si ne voy autre seurté à nos vies que de bien garder ce que l'en tient, et vault plus et assez bataille que la mort, et durer le plus que l'en pourra ; et entretant aucun bon reconfort nous vendra par droite sentence et ordenance de Dieu. Et pleust à nostre sire que tous nos amis fussent bien advisés de tenir une meismes voie et une meismes response. Mais pour passer le temps avecques cette dure gent, je diroie que l'en leur devroit dire que par commandement de monseigneur le père, l'en a tenu et tient ses forteresses pour luy en l'obéissance et service du roy et contre ses ennemis, si comme il est apparu de fait par ce que l'en fist contre les Anglois de Saint-Sauveur, et que l'en fait chascun jour ailleurs, et tousjours est-l'en en telle volonté de en faire et obéir à la bonne ordenance de monseigneur de Beaumont ainsné fils, et cetera, luy franc et délivre en sa personne et en ses gens qui luy sont baillés pour le conseiller ; et aussi lui aiant pouvoir de monseigneur son père, duquel il convient qu'il appère ; car encore ne s'est-il point porté comme lieutenant né n'a esté sur les terres de monseigneur son père comme chascun scet. Et si convendroit nécessairement avoir lettres de descharge de monseigneur le père, escriptes de sa main et séellées de son grant séel, ou autrement l'en seroit faux et parjure, si comme il meismes porte par lettres qu'il a de chascun capitaine ; par lesquelles condicions l'en puet dire que l'en est prest de faire le commandement de monseigneur de Beaumont. Ou l'en pourroit dire, après ce que l'en auroit monstré ces condicions qui valent excusacions, que ainsi comme feront Evreux, Breteuil, le Pont-Audemer, Gauray, Mortaing et Cherbourg tous ensemble d'un accort, l'en est prest à faire ; et autre response ne sçay penser de présent : meismement que de ceux qui monseigneur deussent aviser je n'ai eu nouvelles quelconques, dont je suis bien esmerveillié comment d'ailleurs je aye ce que je puis sentir de nouvel : et en vérité je croy qu'il leur a esté deffendu sur grans paines et seremens. Si povés avoir avis que vous povez faire, et sé je vous puis faire aucun bon reconfort, je le ferai de bon cuer. — Nostre sire soit garde de vous. Escript ce lundi. Le tout vostre. P. Du Tertre. »
Dist aussi que sé le roy de France et le roy de Navarre eussent esté en bataille l'un contre l'autre sur les champs, il se fust mis et tenu de la partie dudit roy de Navarre contre le roy de France. Dist oultre, que depuis le temps de sa jeunesse, et a bien vint-six ans, il a servi le roy de Navarre et exercé ses besoignes, et seroit aussi comme impossible de tout recorder ; mais à parler généralement ledit roy de Navarre a fait et perpétré pluseurs maux contre le roy et royaume de France, tant du temps du roy Jehan que Dieu absoille, comme du temps du roy, nostre sire qui à présent est, par lequel temps ledit Pierre a tenu et nourri la partie dudit roy de Navarre.
Dist encores que depuis le traictié fait l'an mil trois cens septante, à Vernon, entre le roy de France et le roy de Navarre, ledit Pierre a sceu de certain, par la bouche dudit roy de Navarre, que icelui de Navarre ne pourroit jamais aimer le roy de France, et que sé il trouvoit son point né temps convenable, il luy porteroit volontiers dommages. Et pluseurs autres fais grans et détestables confessa ledit Pierre du Tertre, qui trop lons seroient à escripre.
XC.
Coment maistre Pierre du Tertre et Jaquet de Rue furent condempnés en parlement à estre traynés du palais jusques ès Halles, et là avoir les testes coupées et les quatre membres ; et coment le roy fist abattre pluseurs chasteaux et forteresces.
Après laquelle confession faite dudit maistre Pierre du Tertre, le roy qui bien vouloit que chascun sceut la bonne justice et les mauvaistiés et traysons faites et machinées et pourparlées contre luy par ledit roy de Navarre, ordena que en la chambre de parlement, assemblés grant multitude de gens, prélas, princes, barons, chevaliers, conseilliers, advocas, procureurs et autres gens, fussent à un certain jour amenés, à l'eure que l'en a acoustumé de seoir en parlement, lesdis Jaquet de Rue et maistre Pierre du Tertre, et que là, par leurs seremens fais solennelment, fussent interrogués sur les choses contenues en leur confessions, et ainsi fu fait. Et leur furent leues leur confessions de mot à mot, par la manière que dessus sont escriptes, lesquels après la lecture desdites confessions, chascun après la lecture de la confession qu'il avoit faite, eulx conjurés des plus grans sermens que on leur pot faire faire, confessèrent lesdites confessions estre vraies, et dirent qu'il les avoient par pluseurs fois oï lire autrefois, et dirent que en la manière qu'il estoit escript il l'avoient confessé, sans force et sans contrainte aucune ; et que les choses contenues en leur dépositions estoient vraies, et ainsi le prenoient sur le péril de leur ames, car il savoient bien qu'il estoient dignes de mort, sé le roy ne leur faisoit grace et miséricorde. Et en plus seur tesmoignage de ce, chascun escript de sa main en la fin de sa confession l'affirmacion dessus dit.
Et ces choses rapportées au roy, il voult que raison et justice leur fust faite. Si furent condempnés par le jugement de parlement à estre trainés du palais jusques ès halles, et là sur un échauffaut avoir les testes coupées et chascun les quatre membres, lesquels quatre membres de chascun d'eux furent pendus à huit potences au-dehors de quatre portes de Paris, et les testes ès halles, et le demourant au gibet.
Item, après ce que lesdites forteresces furent mises et rendues en la main du roy, les unes par force et les autres par traictié, le roy fu conseillié par pluseurs sages que il féist abattre lesdites forteresces, car elles avoient esté tenues contre luy qui estoit souverain seigneur ; et par le moien et seurté d'icelles, pluseurs maux, dommaiges, inconvéniens et traïsons avoient esté faites par ceux qui lesdites forteresces tenoient contre le roy, seigneur souverain desdites forteresces et son royaume : et ainsi estoit grant péril de les laissier en estat, pour doubte qu'elles ne retournassent en la main dudit roy de Navarre qui tant de maux et traïsons avoit faites sur la seurté desdites forteresces, lesquelles par pluseurs autres fois avoient esté rendues audit roy de Navarre, par les paix et reconciliacions qu'il avoit faites au roy Jehan, père du roy nostre sire, et au roy ; dont depuis icelles recouvrées en avoit esté désobéissant et porté dommaige au roy et au royaume. Si fist le roy, tant pour celles causes comme pour autres justes et raisonnables, abattre les chasteaux de Breteuil, d'Orbec, de Beaumont-le-Rogier, de Pacy, d'Annet, et les clostures des villes, et aussi la tour et chastel de Nogent-le-Roy ; les chasteaux d'Évreux, de Pont-Audemer, de Mortaing, de Gauray et aucuns autres en Constentin ; mais le chastel et ville de Cherbourg demourèrent entiers ès mains de ceux qui les gardoient pour le roy de Navarre qui ne les vouldrent rendre né délivrer, lesquels mandèrent et firent venir avecques eux pluseurs Anglois pour eux aider à garder lesdites forteresces ; lesquels Anglois pridrent la possession dudit chastel, et en boutèrent hors les Navarrois ; et ledit Ferrando d'Ayens, qui estoit capitain dudit chastel de par ledit roy de Navarre et estoit prisonnier, comme dit est, fu envoié au chastel de Caen prisonnier, pour ce qu'il ne rendoit pas lesdites forteresces, si comme promis et juré l'avoit.
XCI.
Des nouvelles qui vindrent à Paris et en France que les cardinaux qui estoient à Rome, avoient esleu en pape un appellé Berthélemi, pour le temps arcevesque de Bar[369].
[369] Bar. Bari.
Environ le moys de may mil trois cens septante-huit, vindrent nouvelles à Paris et en France que les cardinaux qui estoient à Rome avoient esleu en pape un appellé Berthélemi, pour le temps arcevesque de Bar. Et tantost après eust le roy aucunes particulières lettres des cardinaux qui secrètement luy escripvoient qu'il ne donnast foy à chose qui eust été faite en cette nominacion, et que briefment le certifieroient plus à plain de la vérité ; né aussi ne donnast response à messaiges qui par ledit Berthélemi luy venissent. Et assez tost vindrent à Paris devers le roy un chevalier et un escuier envoiés devers le roy de par iceluy Berthélemi qui, si comme il disoient, se appeloit pape Urbain ; et après ce qu'il orent poursuy le roy et demouré par aucuns jours à Paris, et qu'il orent parlé au roy pluseurs fois, cuidans tousjours que le roy deust tenir celle élection et rescrire audit esleu ou nommé comme pape, respondi un jour auxdis chevalier et escuier qui le poursuivoient d'avoir response, que il n'avoit encore eu aucunes certaines nouvelles de cette éleccion, et si avoit tant de bons amis cardinaux, dont les pluseurs avoient esté serviteurs des prédécesseurs roys de France et de luy, et encore en y avoit pluseurs qui estoient à luy et de sa pension, que il tenoit fermement que sé aucune éleccion de pape eust esté faite, il la luy eussent signifiée ; et pour ce, estoit son entencion de encore attendre jusques à tant que il eust autre certificacion, avant que plus avant il procédast en ce fait.