Les grandes chroniques de France (6/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France
XLIII.
Coment il fu conseillié à monseigneur le duc par l'evesque de Laon et par le prévost des marchans que il accordast toutes les requestes du roy de Navarre.
Le dimanche ensuivant, troisiesme jour de décembre, furent devant monseigneur le duc au conseil pluseurs conseilliers tels comme ledit evesque ordena. Et furent répétées les requestes que ledit roy de Navarre faisoit ; et toutesvoies, pour oïr tout ce que il vouldroit requérir avoit esté ordené certains conseilliers dudit monseigneur le duc, desquels la plus grant partie estoient audit roy de Navarre. Mais ainsi l'avoit ordené ledit evesque, afin que tout quanque ledit roy requerroit luy fust octroié par ledit monseigneur le duc qui, par contrainte, ne povoit refuser chose que iceluy evesque voulsist. Lesquels conseilliers estoient audit conseil. Et pour ce encore que il y eust plus des amis dudit roy de Navarre, et que les requestes que il faisoit ne peussent estre empeschiées par aucuns preudes hommes qui estoient audit conseil, ledit evesque malicieusement fist et ordena que ledit prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Jehan de l'Isle et aucuns autres de leur aliance alèrent heurter à l'huys de la chambre où ledit monseigneur le duc et le conseil estoit pour ordener desdites requestes ; et feingnirent que il voulsissent parler audit monseigneur le duc d'autre chose ; et toutesvoies ne distrent-il aucune chose fors tant que il distrent audit monseigneur le duc que les gens envoiés de par les bonnes villes estoient à accort et s'en vouloient aler, mais que il eussent faite leur response. Si requéroient ledit monseigneur le duc que il féist savoir à tous les nobles qui estoient à Paris que il feussent l'endemain aux Cordeliers, pour eux accorder avec les bonnes villes. Lequel duc respondit que il le feroit volentiers.
Ce fait, ledit monseigneur le duc, par le conseil dudit evesque, fist demourer au conseil lesdis prévost des marchans et sa compaignie. Et lors, fist demande à chascun d'iceux qui estoient au conseil, sur lesdites requestes. Et finablement fu conseillié à monseigneur le duc que il accordast audit roy de Navarre les choses qui ensuivent ; et si fu dit par ledit prévost des marchans en disant son opinion : « Sire, faites amiablement au roy de Navarre ce que il vous requiert, car il convient qu'il soit fait ainsi. » Comme sé il voulsist dire : il en sera fait, veuillez ou non.
Si fu lors ordené : Que le roy de Navarre auroit toute la terre qu'il tenoit quant il fu pris, et tous les meubles qui estoient sous ladite terre.
Item, toutes les forteresses que il tenoit lors que dessus est dit, qui depuis avoient esté prises par le roy de France et ses gens ; et tous les biens qui estoient ès dites forteresses.
Item, fu ordené que ledit monseigneur le duc pardonneroit audit roy de Navarre et à tous ses adhérens tout ce que il avoient meffait au roy et au royaume de France.
XLIV.
Autres ordenances, coment les dessus dis décapités et pendus à Rouen fussent despendus et enterrés ; et les biens rendus à leur hoirs.
Encores fu ordené que le conte de Harecourt, le seigneur de Graville, monseigneur Maubué-de-Mainesmares, chevaliers, et Colinet Doublet, escuier, lesquels le roy de France avoit fait descapiter à Rouen, en sa présence, et puis traisner et pendre au gibet de Rouen, lorsque le roy de Navarre fu pris, seroient despendus publiquement et rendus à leur amis, pour enterrer en terre benoicte ; et toutes leur terres qui estoient confisquées rendues à leur enfans ou héritiers. Et pour ce que ledit roy de Navarre requéroit pour ses injures, dommaiges et intérêts grant somme de florins ou terre en lieu desdis florins ; et disoit-l'en à part, jasoit ce que il ne feust pas dit clèrement, que il pensoit à en avoir ou la duchié de Normendie ou la conté de Champaigne ; il fu ordené que l'en traiteroit avec luy de continuer ceste requeste jusques à un autre jour. Et finablement luy furent accordées toutes les choses dessus dites, et en ot lettres dudit duc telles comme les gens dudit roy les vouldrent faire. Et pour ce que l'assemblée des trois estas estoit continuée jusques au vintiesme jour de Noël ensuivant, car il n'avoient pas esté d'acort, et si s'en estoient alés pluseurs sans prendre congié quant il orent sceu la délivrance dudit roy, si comme dessus est dit, accordé fu que les roys et duc rassembleroient au vintiesme jour de Noël dessus dit, pour traitier des choses dessus dites ; et cependant ledit monseigneur le duc envoieroit certaine personne notable en Normendie pour exécuter royaument et de fait audit roy les choses à luy accordées ; et y fu ordené monseigneur Almaury de Meullant, chevalier baneret.
Et, par trois ou quatre jours après, compaignièrent lesdis duc et roy l'un l'autre, et furent par ledit temps souvent ensemble, et mengièrent ensemble pluseurs fois en l'ostel de la royne Jehanne, en l'ostel dudit evesque de Laon et au palais ; et tousjours estoit ledit evesque avec eux, et moult bonne chière s'entrefaisoient. Et ensemble, moult secrètement, visitèrent les saintes reliques en la chappelle du palais. Et fist ledit roy délivrer tous les prisonniers qui estoient ès prisons de Paris, tant ès prisons de l'églyse comme ès prisons des seigneurs lais ; néis ceux qui estoient en oubliète, condamnés au pain et à l'yaue, furent délivrés.
Après ces choses, vindrent certaines nouvelles à Paris que le traictié entre les roys de France et d'Angleterre estoit tenu parfait, et qu'il estoient à accort ; et disoit l'en communément que ledit roy de France seroit tantost en France.
Item, le mercredi jour de la sainte Luce, se parti le roy de Navarre de Paris un pou avant prime ; et avoit, en sa compaignie grant foison de gens d'armes, et s'en ala à Mante.
XLV.
Coment les capitaines des chastiaux de Normendie qui estoient tenus contre le roy de France vindrent à Mante par devers le roy de Navarre, lequel les reçut moult liement.
En ce temps vindrent à Villepereur[65], à Trappes et au pays d'environ pluseurs gens d'armes, par diverses flottes, dont les uns estoient Anglois et les autres estoient à monseigneur Phelippe de Navarre, si comme l'en disoit ; et ne savoit-on à Paris qui estoit capitaine desdites gens d'armes[66]. Et coururent tout le pays jusques près de Paris, à quatre ou cinq lieues ; pillièrent et robèrent dix ou douze lieues de pays et gastèrent et prisrent Maule sur Mandre[67] et l'enforcièrent et pluseurs autres forteresses, sans ce que aucun y féist résistance en aucune manière. Et jasoit ce que ceux de Paris y envoiassent monseigneur Pierre de Villiers, lors chevalier du guet, et aucuns autres tant de Paris que de la visconté, toutesvoies ne se mistrent-il point en poine de rebouter les ennemis : et vuidèrent les bonnes gens tout le pays, et amenèrent tous leur biens à Paris. Aucuns disoient que lesdis ennemis estoient huit cent hommes d'armes ; autres disoient qu'il estoient mil ou douze cens.
[65] Villepereur (Villa-pyrorum). Aujourd'hui Villepreux, bourg à deux lieues de Versailles. — Trappes est un village à peu de distance.
[66] Suivant Froissart, c'étoit un Gallois nommé Ruffin.
[67] Maule sur Mandre. Aujourd'hui bourg du département de Seine-et-Oise, à cinq lieues de Versailles.
Item, le jour de Noël ensuivant, furent les capitaines des chastiaux et forteresces de Normendie tenus par les ennemis du roy de France, à Mante[68], avec le roy de Navarre, et disnèrent avec luy ; et disoit l'en que il avoient fait ensemble grans aliances.
[68] A Mantes. C'est-à-dire : Les capitaines des châteaux… furent à Mantes.
Et en ce temps, le duc de Normendie fist grans semonces de gens d'armes, pour estre à Paris et ès villages environ audit vint-deuxiesme jour ; et disoit l'en que c'estoit pour rebouter lesdis ennemis qui estoient entour Paris. Mais pluseurs, et par espécial ceux de Paris cuidoient que ce fu pour eux grever que ledit monseigneur le duc féist ladite semonce, et par pluseurs fois luy en parlèrent : mais il respondoit tousjours que c'estoit pour ladite cause. Néantmoins ceux de Paris se doubtoient forment, et ordenèrent que aucuns hommes armés ne entreroient à Paris sé il n'estoient cogneus, et firent garder par gens armés les entrées de Paris. Et toutesvoies ledit evesque de Laon par lequel lesdis de Paris se conseilloient et gouvernoient principalement et qui tout estoit au roy de Navarre, estoit principal conseillier dudit duc ; et estoit tout fait par luy et par son ordenance. Moult de gens estoient esbahis, et disoit-l'en que il estoit la besague[69] qui fiert des deux bous. Et vraiement l'en disoit que ledit evesque faisoit savoir audit roy tout ce qui estoit fait au conseil de monseigneur le duc. Et le roy de Navarre qui savoit que le duc faisoit ladite semonce la faisoit aussi la plus grant que il povoit, et vraiement les gens de Paris et du pays environ estoient forment esbahis, car il se doubtoient que entre les deux seigneurs eust descort par lequel le pays feust gasté et destruit. Car ceux qui gardoient les chastiaux de Breteuil et d'Evreux, de Pont-Audemer et de Pacy, ne les vouloient rendre au roy de Navarre sans mandement du roy de France. Et pour ce disoit ledit roy de Navarre que on ne luy avoit pas tenu les convenances que ledit monseigneur le duc luy avoit faites de rendre les chastiaux, et estoit son entencion de pourchacier son droit ; si comme l'en disoit.
[69] Besague. Hache à deux tranchans. Bisacuta.
XLVI.
Des chapperons partis que ceux de Paris pristrent ; et coment le roy de Navarre alla à Rouen.
La première semaine de janvier ensuivant, ceux de Paris ordenèrent qu'il auroient tous chapperons partis de rouge et de pers[70] ; et fu commandé par les ostels, de par le prévost des marchans, que on préist tels chapperons. Et tousjours estoient les ennemis entour Paris, qui pilloient tout et prenoient toutes les bonnes gens et faisoient raençonner les villes et ceux que il povoient tenir.
[70] Pers. Bleu.
Item, le lundi huitiesme jour de janvier dessus dit, entra ledit roy de Navarre à Rouen, à moult grant compaignie de gens armés et non armés, tant de ladite ville qui estoient alés encontre luy comme autres que il avoit amenés avec luy. Et cedit jour ardirent les ennemis un moult bel ostel que monseigneur le duc de Normendie avoit au dessoubs de Rouen, à trois lieues, appellé Couronne[71].
[71] Couronne. Aujourd'hui le Grand Couronne, village situé sur la rive gauche de la Seine, et chef-lieu de canton du département de la Seine-Inférieure.
XLVII.
Coment le roy de Navarre fist despendre les dessus dis décapités à Rouen, et les fist enterrer solempnellement.
Le mercredi ensuivant, dixiesme jour du moys de janvier, le roy de Navarre envoia, au matin, au gibet de Rouen, pour despendre et ensevelir les corps des trois dessus dis que le roy de France avoit fait descapiter en sa présence, lorsque le roy de Navarre fu pris. Auquel gibet ne fu rien trouvé du conte de Harecourt, car lonc-temps avant il avoit esté osté ; mais l'en ne savoit par qui, combien que l'en supposoit que ce eussent fait ses parens. Et là furent ensevelis par trois rendues[72] de la Magdaleine de Rouen le corps du seigneur de Graville, de monseigneur Maubué de Mainesmares, et de Colinet Doublet, qui encore avoient esté audit gibet sans les testes ; et furent mis en trois coffres, tels comme on a accoustumé de faire pour mors. Et il y ot un autre coffre wit[73] pour représentacion dudit conte de Harecourt : lesquels coffres furent mis en trois chars[74] à dames qui là avoient esté amenés pour celle cause. Et fu le coffre qui faisoit la représentacion dudit conte en l'un desdis chars, le seigneur de Graville en l'autre, et les deux autres coffres en l'autre char. Et ledit jour, environ heure de tierce, ledit roy de Navarre à cheval et très grant foison de peuple avec luy à cheval et à pié, partirent de Rouen et alèrent au gibet dessus dit ; et là ot cent varlés qui portoient cent grans torches ; et avoit chascun varlet un escusson des armes dudit roy de Navarre. Et fist ledit roy charier lesdis coffres jusques à un lieu près de Rouen appellé le Champ du pardon auquel lesdis corps avoient esté descapités en la place : au plus près que l'en pout de là où il avoient esté descapités furent lesdis chars arrestés ; et là furent chantées moult sollempnellement vigilles des mors, par grant foison de gens de pluseurs religions qui estoient là alés pour celle cause ; et cela fait, lesdis chars furent mis au chemin : c'est assavoir, celui où estoient les deux coffres devant ; et après ledit char avoit deux escuiers armés des armes dudit Maubué et Colinet, montés sur leur chevaux, et leur amis après. Et après, estoit le char auquel estoit le corps dudit seigneur de Graville ; et après avoit deux hommes à cheval qui portoient deux bannières de ses armes, et deux autres sur deux chevaux armés, l'un pour guerre et l'autre pour tournoy, et après estoient les amis dudit seigneur. Et après estoit le char auquel estoit la représentacion dudit conte de Harecourt et deux varlés et deux hommes armés, le roy de Navarre et les amis du conte. Et ainsi furent charriés jusques à la porte derrière le chastel de Rouen, c'est assavoir jusques au lieu où il avoient esté mis dedens les charretes quant on les mena exécuter. Et là furent arrestés et furent mis hors lesdis coffres desdis chars, et les pristrent chevaliers et escuiers si comme on a acoustumé à porter corps. Et les portèrent jusques à Notre-Dame de Rouen en l'églyse cathédrale. Et ledit roy de Navarre et merveilleusement grant peuple aloient après à pié ; et fu moult tart quant il furent en ladite églyse. Et là furent mis en une chappelle couverte de cierges qui avoient bien vint-sept piés de lonc. Et en chascun des pilliers de ladite église avoit une grant pièce de cendal atachiée, dedens laquelle avoit quatre escus petits des armes dessus nommées.
[72] Rendues. Religieuses.
[73] Wit. Vide.
[74] Chars. Variante : Chairs.
XLVIII.
Du sermon que le roy de Navarre fist à ceux de Rouen en nommant martirs ceux qui estoient descapités.
L'endemain, jour de jeudi onziesme jour dudit moys de janvier, le roy de Navarre fu au matin, en une fenestre sur la porte de Saint-Oyen de Rouen ; et là parla à grant foison de gens qui estoient alés en la place qui estoit devant pour oïr ledit roy qui avoit fait savoir que il vouloit parler à eux ; et leur dit en substance autel comme il avoit dit à Paris. Et pluseurs fois nomma les quatre corps dessus dis martirs. Et après ala à ladite églyse de Notre-Dame, là où fu dite la messe des mors moult solempnellement par l'evesque d'Avranches, et puis furent mis lesdis coffres en despost au charnier de ladite églyse de Notre-Dame[75]. Et celuy jour au disner, fist le roy de Navarre seoir à sa table un marchant de vin de petit estat, pour le temps maire de ladite ville de Rouen.
[75] Je ne sais si l'on voit encore à Notre-Dame de Rouen, comme avant la révolution, le heaume de ces quatre chevaliers appendus dans la chapelle des Innocens ou de St-Romain.
XLIX.
Coment monseigneur le duc de Normendie en asseurant ceux de Paris leur dist, en plaines halles, qu'il vouloit vivre et mourir avec eux, et que les gens d'armes qu'il faisoit venir estoient pour le bien de ceux du royaume : et, par la deffaute de ceux qui avoient le gouvernement, il convenoit que il-meismes méist paine à rebouter les ennemis.
Ce meisme jeudi, onziesme jour dudit moys de janvier mil trois cens cinquante-sept, monseigneur le duc de Normendie qui longuement avoit demouré à Paris et ne pouvoit avoir chevance, car ceux de Paris avoient tout le gouvernement, fu conseillié que il parlast au commun de Paris. Si fist savoir, celuy jour bien matin, que il iroit ès halles pour parler au commun. Et quant l'evesque de Laon et le prévost des marchans le sceurent, il le cuidèrent empeschier, et distrent à monseigneur le duc que il se vouloit mettre en grant péril de soy mettre devant le peuple. Néantmoins, ledit monseigneur le duc ne les crut point, mais ala, environ heure de tierce, ès dites halles, à cheval, luy sixiesme ou huitiesme ou environ. Et dist à grant foison de peuple qui là estoit que il avoit entencion de mourir et de vivre avec eux, et que il ne créussent aucuns qui avoient dit et publié que il faisoit venir des gens d'armes pour les piller et gaster : car il ne l'avoit oncques pensé. Mais il faisoit venir lesdites gens d'armes pour aidier à deffendre et garantir le peuple de France qui moult avoit à souffrir, car les ennemis estoient moult espandus parmy le royaume de France, et ceux qui avoient pris le gouvernement n'y mettoient nul remède. Si estoit son entencion, ce disoit, de gouverner dès lors en avant, et de rebouter les ennemis de France ; et n'eust pas tant attendu ledit duc sé il eust eu le gouvernement et la finance. Et oultre, dit lors que toute la finance qui avoit esté levée ou royaume de France, depuis que les trois estas avoient eu le gouvernement, il n'en avoit né denier né maille ; mais bien pensoit que ceux qui l'avoient receue si en rendroient bon compte. Et furent les parolles dudit duc moult agréables au peuple ; et se tenoit la plus grant partie par devers luy[76].
[76] Et se tenoit, etc. C'est-à-dire : Et le plus grand nombre favorisoit plutôt son parti que celui des meneurs des Trois-Etats.
L.
De l'assemblée que le prévost des marchans fist faire à Saint-Jaques-de-l'Ospital, pour la doubte que il avoit que le peuple de Paris ne se tenist du tout avec monseigneur le duc ; et des parolles que dit Charles Toussac, eschevin.
L'endemain, jour de vendredi douziesme jour dudit moys de janvier, le prévost des marchans et ses aliés considérans et voyans que le peuple estoit à faire le plaisir et la volenté de monseigneur le duc, leur seigneur ; doubtans par aventure que ledit peuple ne s'esméust contre eux, firent assembler à Saint-Jaques-de-l'Ospital[77] grant foison de gens, et par espécial ceux qui estoient de leur partie. Et quant ledit duc sceut ladite assemblée, il parti tantost du palais et ala audit Ospital, et en sa compagnie estoit ledit evesque de Laon et pluseurs autres. Et quant il fu là, il fist parler son chancellier à tous ceux qui là estoient, et leur fist dire une partie de ce qu'il avoit dit le jour précédent ès halles. Et oultre, pour ce que pluseurs publioient que ledit duc ne tenoit pas au roy de Navarre les convenances que il luy avoit promises, et ledit duc ne povoit faire son devoir de rebouter ses ennemis qui dommageoient et gastoient tout environ Paris, Chartres et le pays environ ; iceluy duc fist dire que il avoit bien tenu audit roy de Navarre ce qu'il avoit promis en tant comme il povoit ; mais aucuns d'iceux auxquels le roy son père avoit baillié à garder aucuns chastiaux dudit roy de Navarre ne les vouloient rendre, il n'en povoit mais ; mais il en avoit fait tout son povoir et encore estoit prest du faire.
[77] Saint-Jaques de l'Ospital. Église située à l'extrémité des rues Mauconseil et Saint-Denis. Transformée depuis la révolution de 1792 en magasin, elle fut abattue en 1822.
Et après ce que ledit chancellier ot parlé, Charles Toussac se leva et voult parler ; mais il y ot si grant noise que il ne pout estre oï. Si se parti lors monseigneur le duc et sa compaignie, fors l'evesque de Laon qui demoura avec ledit prévost des marchans. Et assez tost après que ledit duc fu parti, ledit Charles recommença, et lors fu oï. Si dist moult de choses, et par espécial contre les officiers du roy. Et dist que il y avoit tant de mauvaises herbes que les bonnes ne povoient fructifier né amender ; et dit moult de choses couvertement contre le duc. Et après, quant il ot parlé, un advocat appellé Jehan de Sainte-Aude, qui par les trois estas avoit esté fait un des généraux gouverneurs des subsides ottroyés par les trois estas, parla et dit que le prévost des marchans né les autres des trois estas n'avoient pas emboursé l'argent que on avoit receu des subsides. Et autel avoit dit ledit prévost des marchans. Et nomma ledit Jehan pluseurs chevaliers qui en avoient eu par le mandement dudit duc, si comme disoit ledit Jehan, jusques à la somme de quarante ou de cinquante mille moutons lesquels avoient esté mal emploiés, si comme ses parolles le notoient et donnoient à entendre. Et là fu encore dit par ledit Charles Toussac que ledit prévost des marchans étoit preud'homme et avoit fait ce que il avoit fait, pour le bien et le sauvement et le proufit de tout le peuple. Et dist que sur ledit prévost régnoit haine, et que il le savoit bien. Et que sé ledit prévost des marchans cuidoit que ceux qui là estoient présens et les autres de Paris ne le voulsissent porter né soustenir, il querroit son sauvement là où il le pourroit trouver. Et là aucuns qui estoient de leur aliance crièrent, disans que il le porteroient et soustenroient contre tous.
Item, le samedi ensuivant, treisiesme jour dudit moys de janvier, monseigneur le duc manda pluseurs des maistres de Paris au palais là où il estoit, et parla à eux moult amiablement et leur requist que il luy voulsissent estre bons subgiés, et il leur seroit bon seigneur. Lesquels luy respondirent que il vivroient et mourroient avec luy, et que il avoit trop attendu à prendre le gouvernement.
LI.
D'une faible monnoie que les gens des trois estas ordenèrent à Paris.
Le huitiesme jour d'après Noël l'an dessus dit, fu l'assemblée à Paris des bonnes villes ; mais il n'y ot aucuns nobles, et pou y ot des gens d'églyse. Et tous les jours assembloient et si ne povoient estre à accort. Et toutesvoies il demourèrent à Paris jusques au vint-quatriesme ou vint-cinquiesme jour de janvier. Et ordenèrent que il retourneroient le dimenche devant karesme prenant, onziesme jour du moys de février ensuivant. Et pour provision ordenèrent que on feroit nouvelle monnoie plus foible que celle qui autrefois avoit esté faite par eux, et que monseigneur le duc y auroit plus de proufit : c'est assavoir le quint denier, et les autres quatre seroient pour la guerre. Et ainsi fu fait ; et valut le mouton trente sols parisis.
Et les deux roynes Jehanne et Blanche traictoient à Paris de l'accort mettre entre monseigneur le duc qui là estoit, et le roy de Navarre qui estoit à Mante ; mais ledit roy avoit de ses gens à Paris monseigneur Jehan de Piquegny et autres. Et tousjours venoient à Paris gens de diverses marches, souldoiers, tant que monseigneur le duc ot bien dedens Paris deux mille hommes d'armes, lesquels demouroient à Paris sans riens faire né porter aucun proufit ; et toutesvoies les ennemis estoient sur le pays en pluseurs lieux et pilloient et roboient tout, et furent jusques à Saint-Cloust.
Incidence. — Le mardi, seiziesme jour dudit moys de janvier, espousa monseigneur Loys, conte d'Estampes, madame Jehanne d'Eu, fille jadis de Raoul conte d'Eu et connestable de France, et suer à l'autre conte d'Eu et de Guynes et aussi connestable de France qui ot la teste couppée à Neele, à Paris. Laquelle madame Jehanne avoit esté femme de monseigneur Gautier, duc d'Athènes et conte de Brene en Champaigne et connestable de France, qui avoit esté tué en la bataille de Poitiers où le roy Jehan fu pris.
LII.
De la prise d'Estampes.
Celuy mardi meisme, les ennemis d'entour Paris et Chartres pristrent Estampes et la pillèrent, et y pristrent grant foison de prisonniers que il menèrent en pluseurs forteresces que il tenoient en Chartrain et en Beausse.
LIII.
De la mort Jehan Baillet, trésorier de monsieur le duc de Normendie. Et coment Perin Marc fu justicié, pendu et puis despendu et enterré en l'églyse Saint-Merry.
Le mercredi vint-quatriesme jour dudit moys de janvier, après disner, Jehan Baillet, trésorier de monseigneur le duc de Normendie et moult acointé de luy, fu tué à Paris d'un vallet changeur appellé Perrin Marc[78] qui le féri d'un coutel au dessoubs de l'espaule par derrière, en la rue nueve Saint-Merry. Et après s'enfuy ledit Perrin audit moustier de Saint-Merry. Et le soir bien tart, ledit duc qui moult estoit courroucié de la mort de son dit trésorier envoia audit moustier de Saint-Merry monseigneur Robert de Clermont[79] son mareschal, Jehan de Chalon, fils de monseigneur Jehan de Chalon, seigneur d'Arlay, Guillaume Staise, lors prévost de Paris et grant foison de gens d'armes, lesquels brisièrent les huis dudit moustier et en mistrent hors à force ledit Perrin Marc. Et l'endemain matin jour de jeudi, ledit Perrin fu traisné au chastelet au lieu où il avoit fait le coup, et là ot le poing couppé et puis fu mené au gibet de Paris, et là pendu.
[78] Perrin Marc. Villani, copiste souvent infidèle de nos Chroniques, ajoute ici que Macé se plaignoit de n'avoir pas reçu le prix de deux chevaux achetés par les gens de l'écurie du dauphin. « Le trésorier, » dit sur cela M. Michelet, « refusoit de payer, sans doute sous prétexte du droit de prise. » Je suis surpris de voir une pareille conjecture sous la plume de M. Michelet, qui auroit dû la laisser à Dulaure ou à M. Sismondi. Il ne peut ignorer que ce droit de prise, dont on a fait tant de bruit, n'étoit que celui d'emprunter pour un très court espace de temps les objets de première nécessité que ne pouvoient emporter avec eux dans leurs tournées les grands officiers de la couronne. C'étoient des matelas, de la vaisselle et des fourrages. Mais jamais il n'arrivoit aux emprunteurs de prétendre à la propriété de ces objets. Et si les citoyens ne devoient pas les refuser, on ne pouvoit se dispenser de leur tenir compte de ceux qu'on ne leur restituoit pas. Au reste, il est fort douteux que Perrin Marc et non pas Macé, valet changeur, ait eu personnellement à réclamer quelque chose du trésorier Jean Baillet.
[79] La plupart des manuscrits et les éditions gothiques omettent ce nom ; et Villaret transporte au jeune Jean de Chalon le titre de maréchal de Champaigne, tandis que Lévesque fait de Jean de Clermont le maréchal de Normandie. La vérité, c'est que Jean de Clermont fut nommé maréchal de France par le duc de Normandie depuis la captivité de son père. L'erreur vient de ce que les chroniqueurs contemporains l'ont souvent désigné comme maréchal de monseigneur le duc de Normandie.
Mais l'evesque de Paris fist tant que ledit Perrin fu despendu le samedi ensuivant et fu ramené audit moustier de Saint-Merry et restabli ; et là à très grant sollempnité fu enterré le jour que les obsèques dudit Jehan Baillet furent faites ; auxquelles fu présent monseigneur le duc de Normendie. Et à celles dudit Perrin fu le prévost des marchans, et grant foison des bourgois de Paris.
LIV.
Des messagiers du roy de France envoiés à monseigneur le duc son fils ainsné, à Paris.
Le samedi vint-septiesme jour du moys de janvier, les messages du roy qui estoient venus d'Angleterre, c'est assavoir l'evesque de Therouenne chancellier de France, le conte de Vendosme, le seigneur de Derval, le sire d'Aubigny, monseigneur Jehan de Saintré chevalier et messire Jehan de Champeaux clerc, firent leur rapport au duc de Normendie, en la présence de pluseurs de son conseil, evesques, chevaliers et autres, sur le traictié de l'accort fait en Angleterre, entre les roys de France et d'Angleterre. Lequel traictié moult plut audit duc et à ses conseilliers, si comme il disoient.
LV.
De la response que monseigneur le duc de Normendie fist au message du roy de Navarre.
Après celuy samedi huit jours ou environ, messire Jehan de Piquegny vint à Paris de par le roy de Navarre qui estoit à Mante, et fist ledit messire Jehan pluseurs requestes à monseigneur le duc, de par ledit roy de Navarre, en la présence des roynes Jehanne et Blanche et de pluseurs du conseil dudit duc. C'est assavoir que monseigneur le duc tenist les convenances audit roy de Navarre que il luy avoit, lesquelles il ne[80] esclaircissoit point ; et que il féist rendre audit roy ses forteresces et quarante mille florins à l'escu que l'en luy avoit promis l'autre fois qu'il avoit esté à Paris, et aussi aucuns joyaux qui avoient esté pris du sien, lors qu'il fu emprisonné.
[80] Lesquelles il ne. Que ledit Picquegny ne précisoit pas.
Et lors monseigneur le duc se mist à un genouil devant les dites roynes, lesquelles le firent lever tantost et raseoir emprès elles. Et respondi audit monseigneur Jehan que il avoit bien audit roy de Navarre tenues les convenances que il ly avoit, et que sé aucun à qui il fust tenu de respondre vouloit dire le contraire il diroit que celui mentiroit. Mais ledit monseigneur Jehan n'estoit pas homme à qui monseigneur le duc en déust respondre. Et toutes voies disoit-il encore que sé aucun vouloit maintenir que il n'eust tenu audit roy de Navarre lesdites convenances, il avoit des chevaliers qui bien s'en combattroient, sé mestier estoit. Et pluseurs autres parolles dist lors monseigneur le duc. Et lors fu dit par l'evesque de Laon que monseigneur le duc auroit plus grant advis sur lesdites requestes, et en respondroit tant que il souffiroit ; et ainsi se départirent.
LVI.
Coment l'université de Paris, par le prévost des marchans, alèrent par devers monseigneur le duc pour faire accorder les demandes au roy de Navarre.
Celle sepmaine, l'université de Paris[81], le clergié, le prévost des marchans et ses compaignons, alèrent par devers monseigneur le duc, au palais, et là fu dit audit duc, par frère Simon de Langres, maistre de l'ordre des Jacobins, que tous les dessus nommés avoient esté ensemble au conseil, et avoient délibéré que le roy de Navarre feroit faire audit duc toutes ses demandes à une fois ; et que tantost que il les auroit faites, ledit duc feroit rendre audit roy de Navarre toutes ses forteresces : et après l'en regarderoit sur toutes les requestes dudit roy, et luy passeroit l'en tout ce que l'en devroit. Et pour ce que ledit maistre ne disoit plus, un moine de Saint-Denis en France, maistre en théologie et prieur d'Essonne[82], dit audit maistre que il n'avoit pas tout dit. Si dist lors ledit prieur à monseigneur le duc, que encore avoient-il délibéré que sé il ou le roy de Navarre estoient refusans de tenir et accomplir leur délibération, il seroient tous contre celuy qui en seroit refusant et prescheroient contre luy[83].
[81] Du Boullay, dans son Histoire de l'Université, et tous nos historiens assurent, je ne sais sur quel garant, que l'Université refusa toujours de porter le chaperon mi-parti ; mais tous, à l'exception de M. Michelet, omettent de mentionner la visite faite par l'Université au dauphin, qui s'en seroit bien passé.
[82] Essonne. Près de Corbeil.
[83] Il suffiroit de ces dernières phrases pour prouver que notre chronique n'est plus rédigée par un moine de Saint-Denis.
LVII.
Autre ordenance par aucuns des gens des trois estas.
Le dimenche devant karesme prenant, onziesme jour de février, se rassemblèrent à Paris pluseurs des bonnes villes et du clergié, mais il n'y vint nul noble. Et par pluseurs journées se assemblèrent, si comme il avoient accoustumé. Et finablement ordenèrent que les gens d'églyse paieroient demy-dixiesme pour le temps advenir, pour un an. Et ceulx qui n'avoient aucune chose paiée pour l'an passé paieroient aussi avecques l'autre année demy-dixiesme. Et les villes fermées feroient de soixante-quinze feus[84] un homme armé ou dix sous parisis pour jour ; et le plat païs feroit de cent feus un homme armé.
[84] Soixante-quinze. Et non pas soixante-cinq, comme le portent les éditions gothiques et les historiens modernes.
LVIII.
Coment le prévost des marchans et ses aliés alèrent au palais en la chambre de monseigneur le duc de Normendie ; et là, présent luy, tuèrent les deux mareschaux de Clermont et de Champaigne, après ce que il orent tué maistre Regnaut d'Acy, advocat en parlement.
Le jeudi vint-deuxiesme jour du moys de février, l'an mil trois cens cinquante-sept à matin, et fu le secont jeudi de karesme, ledit prévost des marchans fist assembler à St-Eloy près du Palais[85] tous les mestiers de Paris armés, et tant que on estimoit qu'il estoient bien trois mil tous armés. Et environ heure de tierce, un advocat de parlement appellé maistre Regnaut d'Acy, en alant du palais en sa maison qui estoit près de Saint-Landry[86], fu tué près du moustier de la Magdaleine[87], en l'ostel d'un patissier là où il se bouta quant il vit que l'on le vouloit tuer ; et ot tant et de telles plaies que tantost il mourut sans parler. Et tantost après, ledit prévost et pluseurs en sa compaignie montèrent en la chambre de monseigneur le duc au palais sur les merceries[88], et là trouvèrent ledit duc auquel ledit prévost dist telles parolles en substance : « Sire, ne vous esbahissez de choses que vous véez, car il est ordené et convient que il soit fait. » Et si tost que ces parolles furent dites, aucuns de la compaignie du prévost des marchans coururent sur monseigneur Jehan de Conflans, mareschal de Champaigne, et le tuèrent joignant du lit de monseigneur le duc et en sa présence. Et aucuns autres de la compaignie dudit prévost coururent sur monseigneur Robert de Clermont, mareschal dudit duc de Normendie, lequel se retray en une autre chambre de retrait dudit monseigneur le duc, mais il le suivirent et là le tuèrent. Et monseigneur le duc qui moult estoit effraié de ce que il véoit, pria ledit prévost des marchans que il le voulsist sauver, car tous ses officiers qui lors estoient en la chambre s'enfouirent et le laissièrent. Et adont, ledit prévost luy dit : « Sire, vous n'avez garde. » Et luy bailla ledit prévost son chapperon qui estoit des chapperons de la ville parti de rouge et de pers, le pers à destre ; et prist le chapperon dudit monseigneur le duc qui estoit de brunette[89] noire à un orfrois d'or, et le porta tout celuy jour, et monseigneur le duc porta celuy dudit prévost[90]. Tantost après, aucuns de la compaignie dudit prévost prisrent les corps des deux chevaliers et les trainèrent moult inhumainement par devant monseigneur le duc jusques en la court du palais devant le perron de marbre ; et là demourèrent tous estendus et descouvers en la vue de ceux qui les vouloient veoir, jusques après disner bien tart ; et n'estoit nul homme qui les osast oster.
[85] Sur l'emplacement actuel de la rue de Saint-Eloy.
[86] Saint-Landry. Cette église étoit à l'entrée actuelle de la rue de Saint-Landry, sur le quai de la Cité.
[87] La Magdaleine. L'église de la Magdeleine-en-la-Cité étoit sur l'emplacement de la maison no 5 de la rue actuelle de la Juiverie. On a conservé l'ancien nom au passage qui divise cette maison.
[88] Sur les merceries. Ces derniers mots ne sont que dans le manuscrit de Charles V.
[89] Brunette. Etoffe fine et très-recherchée. — Orfrois, bordure, frange d'or ou d'argent.
[90] Quel frappant rapport avec la journée du 20 juin 1792!
Et ledit prévost des marchans et ses compaignons alèrent en leur maison en Grève que l'en appeloit la maison de la ville. Et là ledit prévost estant aux fenestres de ladite maison, sur la place de Grève, parla à moult grant nombre de gens armés qui estoient en ladite place et leur dist que le fait qui avoit esté fait ce avoit esté pour le bien commun du royaume de France, et que ceux qui avoient esté tués estoient faux, mauvais et traitres. Et requist ledit prévost au peuple qui là estoit, que en ce le voulsissent porter et soustenir, car il avoit fait ce faire pour le bien du royaume, si comme il disoit. Et lors, pluseurs crièrent à haute voix que il advouoient le fait, et que il vouloient vivre et morir avec ledit prévost des marchans.
Et tantost après, ledit prévost des marchans retourna au palais et tant de gens d'armes avec luy que toute la court en estoit plaine. Et monta en la chambre où monseigneur le duc estoit qui moult estoit dolent et esbahi de ce qui estoit advenu. Et encore estoient les corps desdis chevaliers devant ledit perron de marbre, et le povoit ledit duc véoir des fenestres de sa chambre. Et quant ledit prévost fu en ladite chambre, et pluseurs armés de sa compaignie avec luy, il dit audit monseigneur le duc que il ne se méist point à mesaise de ce qui estoit advenu, car il avoit esté fait de la volenté du peuple, et pour eschiéver greigneurs périls ; et ceux qui avoient esté mors avoient esté faux, mauvais et traitres. Et requist ledit prévost à monseigneur le duc, de par ledit peuple, que il voulsist ratifier ledit fait et estre tout un avec eux. Et que sé mestier avoient d'aucun pardon pour cause dudit fait, que le duc leur voulsist à tous pardonner. Lequel duc octroia audit prévost les choses dessus dites, et luy pria que ceux de Paris voulsissent estre ses bons amis et il seroit le leur. Et pour celle cause, ledit prévost envoia audit duc deux draps, l'un de pers et l'autre de rouge, pour ce que ledit duc féist faire des chapperons pour luy et pour ses gens tout comme ceux de Paris les portoient, c'est assavoir, parti de pers et de rouge, le pers à destre. Et ainsi le fist ledit monseigneur le duc et portoit tel chapperon comme dit est, et ses gens aussi, et ceux du parlement et des autres chambres du palais et tous autres officiers communément estans à Paris[91].
[91] Au milieu de circonstances aussi critiques, pense-t-on que le dauphin auroit pu garantir sa vie, si la liberté de la presse eût existé comme sous le règne de Louis XVI? Cette question seroit digne d'être mise au concours par l'Académie des Sciences morales et politiques. En comparant le résultat des deux crises, on est tenté de rejeter sur Louis XVI toutes les fautes : cependant les concessions qui firent la perte de ce vertueux Prince avoient fait le salut de Charles V.
Et celuy jour de jeudi, environ vespres, ledit prévost commanda que on levast lesdis corps des deux chevaliers dessus dis qui encore estoient en ladite court du palais, et que l'en les portast à Ste-Katherine-du-Val-des-Escoliers. Et jà estoit levé le corps de maistre Regnaut d'Acy, et avoit esté porté en son ostel par ses gens, car il avoit esté tué près de son ostel. Mais toutesvoies fu-il longuement là où il avoit esté tué en la vue de chascun, avant que il eust esté levé.
Si furent les deux corps dessus dis mis par povres varlès en une charrete, et menés à descouvert dedens ladite charrete par lesdis povres varlès qui ladite charrete trainoient sans chevaux au lonc de la ville, jusques audit lieu de Ste-Katherine-du-Val-des-Escoliers ; et par lesdis varlès furent descendus en la court, et puis emmenèrent lesdis varlès ladite charrete et laissièrent là les deux corps. Et emportèrent lesdis varlès le mantel de l'un des chevaliers pour leur salaire de les avoir amenés jusques là. Et pour ce que les religieux de Sainte-Katherine n'osoient enterrer lesdis corps, aucuns d'eux alèrent vers ledit prévost pour savoir que il vouloit que lesdis religieux féissent desdis corps? Lequel prévost respondi auxdis religieux que il luy plaisoit que il en féist ce que monseigneur le duc vouldroit. Et après alèrent vers monseigneur le duc, lequel leur dist que il les féissent enterrer secrètement sans solemnité. Mais assez tost après fu deffendu auxdis religieux, de par l'evesque de Paris, que il n'enterrassent point le corps de monseigneur Robert de Clermont en terre benoite, car ledit evesque le tenoit pour excomménié, pour ce que il avoit esté à oster et traire hors du moustier de Saint-Merry Perin Marc, qui avoit tué Jehan Baillet, si comme dessus est dit. Si en fu ordené secrètement par lesdis religieux tant de l'un comme de l'autre. Et ledit maitre Regnaut d'Acy fu le soir enterré secrètement au moustier de Saint-Landry, de quelle paroisse il estoit.
Et celuy jeudi au soir, bien tart, fu ledit prévost des marchans en l'ostel de la royne Jehanne, et là parla à luy moult longuement. Et disoit-l'en que entre les autres choses que il luy dist, il luy requit que elle féist venir le roy de Navarre à Paris.
LIX.
De l'assemblée que le prévost des marchans fist aux Augustins et des paroles que maistre Robert de Corbie dist.
L'endemain, jour de vendredi vint-troisiesme jour dudit moys de février, ledit prévost des marchans fist assembler au matin aux Augustins grant nombre de ceux de Paris desquels pluseurs estoient armés. Et manda à ceux qui avoient esté envoiés de par les bonnes villes qui encores estoient à Paris que il alassent là, desquels pluseurs y alèrent. Et là, maistre Robert de Corbie dist que le prévost des marchans avoit fait faire le fait qui avoit esté fait le jour précédent pour le bien et pour le proufit du royaume, et que il estoient quatre qui empeschoient tous les bons consaux devers monseigneur le duc, et par eux avoit esté empeschiée la délivrance du roy de France, si comme disoit ledit maistre Robert. Et dist que sur la délivrance du roy avoient esté assemblés l'université, le clergié et la ville de Paris qui tous estoient et avoient esté d'accort et en une oppinion. Et depuis soixante-quatre personnes du conseil monseigneur le duc qui sur ce meismes avoient esté assemblées avoient esté de une oppinion, et les quatre dessus dis empeschièrent tout. Mais il ne dist point qui estoient ces quatre, et si ne dist oncques sur quoi ce conseil avoit esté, en espécial, né aucun cas particulier né espécial pour lequel il eussent mis à mort les trois dessus nommés. Et toutesvoies requist ledit maistre Robert les envoiés des bonnes villes, pour ledit prévost et les autres qui avoient fait ledit fait, que il voulsissent ratifier ce qui avoit esté fait et eux tenir en bonne union avec ceux de Paris ; laquelle union avoit esté promise et jurée en pluseurs assemblées par avant, si comme disoit ledit maistre Robert.
Et jà fust ce que pluseurs de ceux des bonnes villes sceussent bien que seure chose n'estoit pas de ratifier ledit fait, toutesvoies dirent par doubte tous ceux qui en ladite assemblée estoient, que il créoient que ce avoit esté fait à bonne cause et juste, et le ratiffioient, dont pluseurs de Paris qui là estoient les en mercièrent.
LX.
Coment le prévost des marchans vint à monseigneur le duc en parlement, et luy requist que il voulsist tenir les ordenances que les trois estas avoient establies l'année devant.
Le samedi ensuivant, vint-quatriesme jour dudit moys, fu monseigneur le duc en la chambre de parlement, et avec luy aucuns de son conseil qui luy estoient demourés. Et là alèrent à luy ledit prévost et pluseurs autres avec luy, tant armés comme non armés, et requistrent à monseigneur le duc que il féist tenir et garder, sans enfraindre, toutes les ordenances lesquelles avoient esté faites par les trois estas l'an précédent, et que il les laissast gouverner si comme autrefois avoit esté fait ; et que il voulsist debouter aucuns qui encore estoient en son conseil ; et pour ce que le peuple se tenoit trop mal content de moult de choses qui estoient faites au conseil de monseigneur le duc contre ledit peuple, il voulsist mettre en son grand conseil trois ou quatre bourgois que l'en luy nommeroit. Toutes lesquelles choses monseigneur le duc leur octroia.
LXI.
De la revenue du roy de Navarre à Paris ; et du mandement que le roy de France fist au duc de Normendie, son ainsné fils.
Le lundi ensuivant, vint-sixiesme jour dudit moys de février, entra le roy de Navarre à Paris, à moult grant compaignie de gens d'armes, tant de ceux qu'il avoit amenés comme de ceux de Paris qui estoient alés contre luy ; et ala descendre ledit roy en l'ostel de Neelle qui lors estoit au duc de Normendie. Et celuy jour, le prévost des marchans ala devers luy et luy pria et dist que il voulsist faire justes requestes audit monseigneur le duc, et que il voulsist porter et soustenir le fait que il avoient fait à Paris des trois qui avoient esté occis. Lequel roy leur octroia tout. Et toute celle sepmaine, les deux roynes veves Jehanne et Blanche, le prévost des marchans, l'evesque de Laon et ses compaignons traictièrent l'accort entre le duc et le roy, lequel fu fait dedens dix ou douze jours après. Mais pou de gens sceurent lors la manière. Toutesvoies donna lors ledit duc audit roy l'ostel de Neelle. Et furent si bien ensemble que chascun jour il disnoient l'un avec l'autre, et faisoient moult grant semblant de eux entr'aimer. Et après, environ le dixiesme ou douxiesme jour de mars, le roy de France manda à monseigneur le duc de Normendie que il envoiast en Angleterre deux prélas, et quatre chevaliers, car il estoit moult seul si comme il mandoit. Et aussi manda que il luy envoiast deux bons notaires pour ordener les lettres du traictié d'accort entre luy et le roy d'Angleterre. Et tousjours estoient ceux de Paris ainsi comme esmeus, et se armoient et assambloient souvent ; pour laquelle chose pluseurs officiers du roy de France et du duc se absentèrent[92] tant prélas comme autres. Et depuis en retourna pluseurs à Paris, pour la seurté que il orent dudit prévost des marchans qui disoit que l'en ne leur vouloit mal.
[92] Se absentèrent. Le reste du chapitre est inédit et ne se trouve que dans le manuscrit de Charles V.
LXII.
Des lettres que le prévost des marchans envoia aux bonnes villes pour les faire alier et prendre chapperons partis de meisme ceux de Paris.
En ce temps furent faites ordenances sur tous officiers. Et l'évesque de Therouenne, lors chancellier de France, qui nouvellement estoit venu d'Angleterre, n'avoit point apporté les seaux du roy, mais les avoit laissiés en Angleterre par l'ordenance du roy et de son conseil. Lequel chancelier bien apperceut que l'en vouloit user d'autres seaux que de celuy de Chastellet duquel l'en usoit en l'absence du grant. Et aussi pour pluseurs autres causes se parti de Paris, et s'en ala en son pays d'Alvergne[93].
[93] D'Alvergne. Ce prélat recommandable étoit en effet de la maison de Montaigu en Auvergne, et se nommoit Gilles Aycelin.
En ce temps, assez tost après l'occision des trois dessus nommés, le prévost des marchans et les eschevins envoièrent lettres closes par les bonnes villes du royaume, par lesquelles il leur faisoient savoir le fait qu'il avoient fait, et leur requéroient que il se voulsissent tenir en vraie union avec eux et que il voulsissent prendre de leur chapperons partis de pers et de rouge, si comme avoient fait le duc de Normendie et pluseurs autres du sanc de France, si comme ès dites lettres estoit contenu. Et, en vérité, ledit monseigneur le duc, le roy de Navarre, le duc d'Orléans frère dudit roy de France, et le conte d'Estampes, qui tous estoient des fleurs de lis[94], portoient lesdis chapperons. Dont pluseurs ne renvoièrent oncques responses desdites lettres, et autres rescriprent sans autre aliance faire et sans prendre desdis chapperons ; et autres prisrent desdis chapperons.
[94] Des fleurs de lys. Belle et ancienne manière de désigner les parens du roi, les princes du sang.
LXIII.
De la response que ceux qui tenoient les forteresces féirent à ceux que le roy d'Angleterre leur envoia.
En ce temps envoia le roy d'Angleterre deux chevaliers anglois en France pour faire issir des forteresces tous ceux[95] qui aucunes en avoit prises depuis les trièves données à Bourdiaux entre le roy de France et le prince de Galles. Dont pluseurs et presque tous, tant en Chartain comme en Normendie, qui avoient prises lesdites forteresces respondirent que il n'estoient point au roy d'Angleterre, né les dites forteresces ne tenoient de par luy ; et dirent aucuns que il estoient au roy de Navarre et les autres disrent que il trouveroient bien qui les avoueroit. Et ne issirent point, mais coururent, pillèrent et robèrent le pays. Et furent aucuns de la garnison d'Esparnon, le lundi douziesme jour du moys de mars, en la ville de Chastres soubs Mont-Lehery environ ; et pillèrent tout et emmenèrent moult de prisonniers à Mont-Lehery et n'estoient pas plus de six vint ou environ : et si ne trouvèrent qui empeschement leur féist. Et toutesvoies estoit l'accort fait entre ledit duc et le roy de Navarre, par telle manière que il estoient le plus du temps ensemble, et avoient esté par plus de huit jours ensemble par avant. Et avoit ledit duc accordé que ledit roy, en partie de paiement de ce que il devoit avoir par ledit accort, auroit la conté de Bigorre, et la jugerie de Rivière[96] et la conté de Mascon et autres terres au païs, jusques à dix mil livres mesurées de terre. Et si fu accordé à la royne Blanche, sœur dudit roy, que elle auroit Moret en Acquitaine de ce que l'en luy devoit pour son douaire. Item, en tout ce temps donnoit ledit roy de Navarre saufs-conduis à Paris, contenant ceste forme[97] :
[95] Tous ceux. Tous ceux qui sous prétexte d'ordres émanés du roi d'Angleterre avoient pris possession de places que la conclusion des trêves empêchoit de croire en danger.
[96] La Jugerie. Variante : Viguerie.
[97] Cette dernière phrase est inédite.
LXIV.
Cy après s'ensuit la teneur des saufs conduis que le roy de Navarre donnoit en la ville de Paris.
« Charles, par la grace de Dieu, roy de Navarre et conte d'Evreux, à tous ceux qui ces lettres verront salut. Savoir faisons que nous avons donné et donnons par la teneur de ces présentes à nos amés et féaux chevaliers Jehan de Neuf-Chastel et le seigneur de Raon[98], et à leur compaignie jusques au nombre de trente personnes à cheval, seur et sauf conduit du jour de la date de ces présentes jusques à la feste de Penthecouste prochaine venant, pour aler, venir cependant, et demourer sé mestier est par tous les lieux du royaume de France. Si donnons en mandement à tous capitaines, chastelains, gardes de païs, villes et passages et destrois dudit royaume, et à chascun d'eux ; et prions tous autres que lesdis chevaliers et leur compagnie, jusques au nombre dessus dit, fassent et laissent jouir et user de nostre présent sauf conduit, sans leur faire né souffrir estre fait aucun empeschement en corps, en chevaux, en harnois né en aucuns de leur biens. Donné à Paris le douziesme jour du moys de mars, l'an de grace mil trois cens cinquante-sept. » Et estoient ainsi signées : « Par le roy. P. du Tertre. » — Et obéissoit-l'en plus auxdis saufs conduis que on ne faisoit à ceux de monseigneur le duc.
[98] Les meilleures leçons écrivent ainsi ce nom. Variantes : Rouen et Craon.
Item, le mardi treiziesme jour du moys de mars l'an dessus dit, se parti de Paris ledit roy de Navarre et s'en ala à Mante, et monseigneur le duc demoura à Paris.
LXV.
Coment monseigneur le duc prist nom de régent par titre de lettres, à très bonne cause.
Le mercredi quatorziesme jour du moys de mars fu publié à Paris que monseigneur le duc qui par avant s'estoit appellé lieutenant du roy, depuis sa prise, s'appelleroit dès là en avant régent du royaume. Et fu son titre tel : Karolus primogenitus regis Francorum regnum regens, etc. Et jasoit ce que par avant l'en eust tousjours escript au nom du roy, en parlement et en toutes lettres de justice, il fu deffendu celuy jour que plus on n'y escrisist. Et fu baillié le titre tel comme dessus est dit en cédulles aux notaires et aux escrivains du palais : et fu le nom du roy tout estaint. Et ne scella-on plus du scel de chastellet, mais du scel dudit duc en cire jaune. Et portoit le scel maistre Jehan de Dormans, qui estoit chancelier dudit régent. Et furent mis au conseil dudit régent, le prévost des marchans, maistre Robert de Corbie, Charles Toussac et Jehan de l'Isle, maistres et principaux, après ledit evesque de Laon qui tout gouvernoit.
LXVI.
De la mort de Phelipot de Repenti, escuier.
Le samedi au soir, dix-septiesme jour du moys de mars, fu pris à Saint-Cloust, près de Paris, un escuier françois appellé Phelipot de Repenti[99], et fu amené à Paris. Et le lundi matin ensuivant, dix-neuviesme jour dudit moys sus dit, ledit Phelippot eut la teste couppée ès halles de Paris, et puis fu pendu au gibet ; pour ce qu'il confessa que il estoit de la compaignie de pluseurs qui avoient empris de prendre ledit duc de Normendie, régent du royaume, à Saint-Oyen, en l'ostel de la Noble maison, là où il estoit alé trois jours ou quatre devant. Mais pluseurs disoient que ce n'estoit point pour mal, mais estoit pour le mettre hors de la puissance et des mains de ceux de Paris[100]. Et assez tost après, un chevalier appellé le Bègue de Villaines qui moult estoit ami dudit monseigneur Robert de Clermont qui avoit esté tué à Paris, se rendit ennemi de ceux de ladite ville de Paris.
[99] Repenti. Villaret ajoute : ou de Renti ; je ne sais sur quel fondement.
[100] Ce témoignage justifie complètement la loyauté du malheureux Philippe de Repenti.
LXVII.
Coment le régent ala à Senlis et à Compiègne.
Le jour de Pasques fleuries, vint-cinquiesme jour du moys de mars, ledit régent fu à Senlis, là où luy et le roy de Navarre avoient mandé par leur lettres tous les nobles de Picardie et de Beauvoisin. Mais ledit roy n'y ala point, et s'envoia excuser par monseigneur Jehan de Piquegny pour causes de deux bosses que il avoit ès aines, si comme le dit monseigneur Jehan disoit. Mais à ladite journée ala pou desdis nobles.
Si se parti ledit régent et s'en ala à Compiegne. Et environ Pasques les grans, qui furent le premier jour d'avril, l'an mil trois cens cinquante-huit, le confesseur du roy de France et un sien secrétaire appellé maistre Yvon vindrent de Angleterre par devers ledit régent, mais la cause ne fu pas sceue communelment.
Item, le jeudi absolu, furent les ennemis à Corbueil et y pillèrent et prisrent des prisonniers, et s'en partirent tantost.
LXVIII.
Coment le conte de Brene[101] respondi au régent pour ceux de Champaigne. Et coment le chastel de Monsterel-au-fort-d'Yonne fu rendu audit régent lequel y jut une nuit et de là se parti et ala en la cité de Meaux.
[101] Brene. Brienne.
L'an de grace mil trois cens cinquante huit, le lundi après Quasimodo, neuviesme jour du moys d'avril, ledit régent qui avoit mandé par ses lettres les gens d'églyse, les nobles et les bonnes villes de Champaigne pour estre à Provins ledit jour de Quasimodo, entra en ladite ville de Provins. Et jasoit ce que le roy de Navarre eust escript par ses lettres closes aux dessusdis de Champaigne, que il seroit à la journée, toutesvoies n'y fu-il point ; mais maistre Robert de Corbie et monseigneur Pierre de Rosny, archidiacre de Brie en l'églyse de Paris, envoiés là de par la ville de Paris, furent à ladite journée.
Le mardi ensuivant dixiesme jour dudit moys, avant disner, ledit régent parla en sa personne aux dessusdis de Champaigne, et leur dit que le royaume de France estoit à très grant meschief, et avoit moult à faire, si comme il savoient. Si leur pria et requist que il y méissent tout le bon remède que il pourroient, tant par conseil comme par aide, et aussi leur pria que il fussent tout un. Car sé division estoit au peuple de France, il estoit en grant péril, si comme il disoit. Et outre leur dist que sé aucunes choses avoient esté faites qui semblassent estre moult merveilleuses[102], que, par aventure, quant il auroient oï ceux qui lesdites choses avoient faictes, il en seroient apaisiés. Et ce leur disoit ledit régent, si comme l'en cuidoit, pour ceux qui avoient esté tués à Paris. Car après ce que il ot dites les parolles dessusdites, il dist telles parolles : « Véez-cy maistre Robert de Corbie et l'archediacre de Paris qui vous diront aucunes choses de par les bonnes gens de Paris. »
[102] Merveilleuses. Cet adjectif avoit autrefois l'acception de sinistre, inconvenant, insolite. Il n'étoit pas, comme aujourd'hui, synonyme de miraculeux et sembloit plutôt venir de male volens. Dans Garin le Loherain, Fromont refusant d'aller à la rencontre des Sarrasins :
Plus loin, Begues cherchant à prouver que les Sarrasins s'enfuiront à l'approche des chrétiens, Fromont répond :
Il y a cinquante exemples qui confirment ceux-ci.
Et lors ledit maistre Robert parla et dist à ceux de Champaigne qui là estoient que ceux de Paris les amoient et avoient amés, et vouloient estre tout un avec eux. Et prioient aux dessusdis de Champaigne que il voulsissent estre tout un avec ceux de Paris, et ne se voulsissent merveillier sé aucunes choses avoient esté faictes à Paris ; car quant il sauroient les causes, et auroient oï ceux qui ces choses avoient conseilliées, il en seroient tous apaisiés, si comme disoit ledit maistre Robert, et pluseurs autres choses.
Si requisrent les dessusdis de Champaigne audit régent que il voulsist que il peussent parler ensemble ; laquele chose il leur octroia. Si se traisrent à part et parlèrent ensemble. Et assez tost firent savoir au régent que il estoient près de luy faire response. Si ala ledit régent, le duc d'Orléans son oncle, le conte d'Estampes et pluseurs autres en un jardin, là où les dessusdis de Champaigne estoient ; et là monseigneur Simon de Roucy conte de Brene en Laonnois, respondi pour les Champenois et dist audit régent que il estoient près de luy conseillier de luy aidier et faire tout ce, pour luy, que bons et loyaux subgiès doivent faire pour seigneur. Mais pour ce que les plus grans et plus puissans de Champaigne n'estoient pas là, si comme disoit ledit conte, il requist audit régent que il leur donnast une autre journée pour eux assembler à Vertus en Champaigne ; et bien luy dist ledit conte que lesdis Champenois ne iroient plus à Paris. Laquelle requeste le régent leur ottroia : et fu ladite journée assignée au dimenche vint-nueviesme jour du moys d'avril. Et après dist ledit conte que audit maistre Robert de Corbie ne respondroient-il point, car à luy n'avoient-il que respondre. Et si demanda ledit conte audit régent de par les Champenois sé il savoit aucun mal au mareschal de Champaigne qui avoit esté tué à Paris, né villenie aucune pour laquelle on le deust avoir mis à mort? Et bien dit le conte que de monseigneur Robert de Clermont ne demandoit-il rien, car il s'en attendoit[103] à ceux de son pays, et bien créoit que il en feroient leur devoir. Lequel régent leur respondi que il tenoit et créoit fermement que ledit mareschal de Champaigne et ledit messire Robert de Clermont l'avoient servi et conseillié bien et loyaument, et n'avoit oncques sceu le contraire. Et lors ledit conte de Brene dist audit régent : « Monseigneur, Nous Champenois qui cy sommes vous mercions de ce que vous nous avez dit ; et nous attendons que vous fassiez bonne justice de ceux qui nostre ami ont mis à mort sans cause. » Et ce fait et dit, ledit régent ala disner et tous les Champenois qui vouldrent aler avec ly, car il en avoient esté tous semons.
[103] Il s'en attendoit. Il s'en rapportoit.
Et le mercredi ensuivant, onziesme jour dudit moys d'avril, ledit régent se parti de Provins et s'en ala en l'abbaye de Pruilly[104], et de là à Monsterel-au-fort-d'Yonne. Et ala devant le chastel lequel gardoit, de par la royne Blanche, un chevalier appellé monseigneur Taupin du Plessie, lequel Taupin estoit sur la porte dudit chastel tout armé, la teste au bacinet, quant ledit régent ala devant. Et lors, ledit régent luy commanda que il ouvrist la porte du chastel. Lequel Taupin ly respondi : « Mon redoubté seigneur, pour Dieu ne me veuilliez déshonnourer : madame la royne Blanche m'a baillié ce chastel à garder, et m'a fait jurer que je ne le rendroie à personne du monde, fors au roy[105] et à elle. Je vous supplie que il vous plaise à envoier par devers elle, et je cuide qu'elle me mandera tantost que je le vous rende. »
[104] Pruilly. La cinquième fille de Cîteaux. Entre Provins et Montereau-Fault-Yonne, comme on écrit aujourd'hui.
[105] Au roy. Sans doute celui de Navarre.
Auquel Taupin ledit régent commanda de rechief deux fois ou trois que il luy ouvrist ledit chastel. Et lors ledit Taupin luy respondit : « Mon redoubté seigneur, je ne tendray pas ce chastel contre vous ; mais pour Dieu vueilliez-moi garder mon honneur. » Si descendi à la porte et l'ouvri ; et ledit régent et ses gens y entrèrent, et y coucha une nuit et le prist en sa main, et establi à le garder de par ly ledit Taupin, et li fist faire serement nouvel. Et se parti dudit chastel et s'en ala à Meaux, là où demouroit lors madame la duchesse, sa femme, et là où il avoit envoié de Provins le conte de Joigny et environ soixante hommes d'armes en sa compaignie, pour ce que l'en ly avoit dit que ceux de Paris avoient entencion de prendre et garnir de par eulx le marchié de Meaux. Et y estoit entré ledit conte deux jours devant. Dont le maire et aucuns de ladite ville furent moult courrouciés, et en parla ledit maire moult haultement audit conte de Joigny, qui s'estoit mis audit marchié et le tenoit. Et luy dist ledit maire que sé il cuidast qu'il voulsist avoir pris ledit marchié que il ne feust pas entré en ladite ville de Meaux. Et quant ledit régent fu en ladite ville de Meaux, ledit conte luy dist ce que ledit maire luy avoit dit. Lequel maire fu mandé devant ledit régent, et luy furent récitées les parolles que il avoit dictes, et les luy fist-l'en amender, et fu réservée la tauxation et l'amende.
LXIX.
De l'artillerie que ceux de Paris pristrent au Louvre, et la firent porter en l'ostel de la ville.
Le mercredi, dix-huitiesme jour dudit moys d'avril, se parti ledit régent de la ville de Meaux pour aller à Compiegne à une journée[106] qu'il avoit mise aux Vermendisiens qui y devoient estre. Et luy apporta-on, celuy jour, nouvelles que ceux de Paris avoient pris grant quantité d'artillerie que on avoit mis au Louvre et chargiée, pour mener en certains lieux où ledit régent avoit ordené que fust menée ; et l'avoient ceux de Paris fait mener en la maison de la ville, en Grève. Et si avoient encore les dessusdis de Paris envoié audit régent unes bien merveilleuses lettres closes. Et un pou avant, il avoient mis gens d'armes de par eux audit chastel du Louvre. Et en ce temps et par avant, depuis que ledit régent s'estoit parti de Paris repairoient pou ou nuls gentils hommes en ladite ville de Paris, dont ceux de ladite ville estoient moult dolens. Et tenoient pluseurs que les gentils hommes leur vouloient mal[107]. Et fu une grande division au royaume de France. Car pluseurs villes, et la plus grant partie, se tenoient devers le régent leur droit seigneur ; et autres se tenoient devers Paris.
[106] Une journée. Un ajournement, rendez-vous.
[107] Ce fut l'émigration du temps. Dans les jours de déchaînement populaire, il faut ou se joindre à la bête féroce, ou se préparer un abri contre elle ; et dans cette alternative, il n'y a guère à recueillir que des regrets ou de la honte.
LXX.
Du descort de ceux d'Amiens les uns contre les autres, et coment les ennemis qui tenoient Esparnon pillièrent Chastiau-Landon.
Le jeudi ensuivant, dix-neuviesme jour du moys d'avril, ledit régent fu à Compiegne, et y demoura une pièce. Et là luy furent aportées nouvelles que en la ville d'Amiens avoit très grant descort entre ceux de la ville. Si s'esmeut pour y aler, et ala jusques à Corbie. Là oï nouvelles pour lesquelles il n'ala point oultre.
En celuy jour furent les ennemis qui demouroient à Esparnon, à Chastiau-Landon et l'endemain à Chésoy[108]. Et y pillièrent et pristrent prisonniers tant que l'en disoit que il y avoient bien gaingnié cinquante mil moutons d'or et plus. Et s'en retournèrent sans aucun empeschement à Esparnon, à tout leur pillerie et leur prisons.
[108] Chesoy. Sans doute Cheroy, entre Sens et Château-Landon.
Incidence. Le lundy jour de saint Georges, vingt-troisiesme jour dudit moys d'avril, fist le roy d'Angleterre une moult solemnel feste à Windesores, là où le roy de France estoit en prison ; et y alèrent pluseurs grans seigneurs d'Alemaigne, de Henault et de Breban.
LXXI.
De l'ordenance qui fu faite en Champaigne sur le fait des aides pour la guerre.
Le dimenche vint-neuviesme jour du moys d'avril, furent les Champenois assamblés à Vertus. Mais ledit régent n'y fu pas, car il estoit encore au voyage que il avoit fait vers Amiens. Et pour ce y envoia monseigneur Symon de Roucy, conte de Brene, lequel fist autelles requestes aux Champenois, de par ledit régent, comme ledit régent leur avoit fait à Provins. Si furent ensamble par deux jours et furent d'accort que il feroient, ès bonnes villes de soixante-dix feus, un homme d'armes : et au plat pays, personnes franches de cent feus, un homme d'armes : et de personnes serves et de fors mariages et de mortes mains de deux cens feus, un homme d'armes. Les gens d'église, un dixiesme : les nobles de cent livres de rente cent souls : et, outre ce, sé aucuns bourgois tenoient aucun fief, il en paieroient comme les nobles, avec ce que il paieroient des feus. Et toute celle aide il lèveroient par leur mains et despendroient en gens d'armes par leur mains, sé n'estoit le dixiesme que le régent auroit pour sa despense. Et envoièrent audit régent ceste ordenance.
Item, le mardi premier jour de may ensuivant, devoient toutes les bonnes villes rassembler à Paris, par l'ordenance que il avoient faictes à la dernière assemblée qui y avoit esté ; mais ledit régent manda que ladite assemblée se féist à Compiegne, le vendredi ensuivant, quatriesme jour du moys de may, et ainsi se fist. Dont ceux de Paris furent moult courrouciés ; mais la plus grant partie de toutes les autres villes en avoient grant joie. Et en ladite ville de Compiegne fu accordé par tous, tant de gens d'églyse comme de nobles et des bonnes villes, un pareil subside à celuy qui avoit esté accordé à Vertus par les Champenois.
LXXII.
Coment monseigneur le régent et le roy de Navarre parlementèrent ensamble, le roy de Navarre pour ceux de Paris ; et coment le roy de Navarre vint à Paris ; et luy firent ceux de Paris grant joie et grant honneur et en eussent volentiers fait leur capitain et leur gouverneur.
Le mercredi, secont jour du moys de may, le roy de Navarre qui estoit logié à Mello[109], et ledit régent duc de Normendie qui estoit logié à Clermont en Beauvoisin, furent en mi-marchié desdites villes, au lieu que l'en dit Domage-Lieu[110] pour parlementer ; et avoient chascun grant foison de gens d'armes. Et là parla ledit roy audit régent pour ceux de Paris, afin que iceluy régent voulsist accorder à eux. Et ledit régent dist audit roy que il aimoit ladite ville de Paris, et que il savoit bien que en celle ville avoit de bonnes gens, mais aucuns qui y estoient luy avoient fait grans villenies pluseurs et desplaisirs, comme de tuer ses gens en sa présence, de prendre son chastel du Louvre et son artillerie, et pluseurs autres grans despis luy avoient fais. Si n'avoit pas entencion de entrer à Paris jusques à ce que ces choses li fussent adreciées. Et requist audit roy que il fust avec luy et luy aidast à les adrecier.
[109] Mello. Ou Merlou, à quatre lieues de Senlis.
[110] Cette dernière indication n'est pas dans le manuscrit de Charles V, et je n'ai pas retrouvé sur les cartes ce nom de Domage-Lieu, que donnent les autres leçons.
L'endemain, jour de jeudi, rassemblèrent audit lieu et parlèrent ensemble comme le jour précédent. Et après se parti ledit roy et s'en ala à Paris où il entra le vendredi ensuivant, quatriesme jour dudit moys de mai, à moult grant compaignie, tant de ses gens comme de ceux de Paris qui estoient alés encontre luy. En laquelle ville il fu moult honnoré et seigneuri par l'espace de dix ou douze jours que il y demoura ; et volentiers en eussent fait leur capitain aucuns de ceux de Paris ou leur seigneur, comme faux et mauvais que il estoient.
Item en celuy temps, l'evesque de Laon qui estoit en l'assemblée à Compiegne, fu en péril d'estre tué par pluseurs nobles hommes qui là estoient avec ledit régent. Et convint que il s'en partist celéement ; et ala à Saint-Denis en France. Et manda à ceux de Paris que on le alast querir. Si envoièrent ceux de Paris et aussi le roy de Navarre qui là estoit, grant quantité de gens d'armes quérir ledit evesque à Saint-Denis ; et vindrent en sa compaignie jusques à Paris. Si fu dit audit régent de pluseurs nobles et autres que ledit evesque estoit faux et mauvais ; et vérité estoit : car par luy estoient avenus tous les maux au royaume de France. Et luy requistrent que il ne fust plus à son conseil.
Item, en celuy temps, Jehan de Meudon, chastelain de Evreux pour le roy de France, bouta le feu en ladite ville de Evreux et fu toute arse, dont le roy de Navarre fu moult courroucié.
Item, le dimenche treiziesme[111] jour du moys de may, partirent les ennemis qui estoient à Esparnon dudit lieu, et chevaulchièrent de rechief en Gatinois. Et ardirent toute la ville de Nemours, et moult dommagièrent pluseurs autres villes au pays, comme Grés[112] et autres villes, dont moult de gens estoient merveilliés ; car ce pays estoit en douaire à la royne Blanche, suer audit roy de Navarre. Et monseigneur James Pipes, capitain d'Esparnon, s'appeloit lieutenant au roy de Navarre en ses saufs conduis et en ses autres fais, et si estoit souvent avec le roy de Navarre, si comme l'en disoit[113]. Et s'en retournèrent les ennemis trois ou quatre jours après, sans ce que aucun leur féist empeschement.
[111] Treiziesme. Et non pas quatriesme comme portent les autres manuscrits et les éditions précédentes. Le 4 may tomboit un vendredy, cette année-là.
[112] Grés ou Grez. Aujourd'hui village entre Nemours et Fontainebleau.
[113] Cette liaison du roy de Navarre avec le partisan James Pipes n'étoit peut-être pas bien prouvée ; mais tout porte à croire, surtout les sauf-conduits rapportés plus haut, que Charles-le-Mauvais avoit promis aux pillards de ne marcher ni faire marcher contre eux. Le dauphin, de son côté, privé d'argent par les Etats qui percevoient toutes les taxes, ne pouvoit réunir dix hommes d'armes, avant les assemblées de Compiègne et de Vertus. Les malheurs publics permettoient donc aux émissaires du Navarrois de calomnier le fils du roi, d'insinuer l'idée de transporter la couronne de France sur une tête plus puissante, etc., etc. — Il y a quelque rapport entre les accapareurs de 1790 et les pillards de 1358.
LXXIII.
Des lettres qui furent aportées d'Angleterre.
Le mardi, quinziesme jour du moys de may, furent aportées à Paris pluseurs lettres closes envoiées d'Angleterre, de pluseurs grans seigneurs de France et d'autres, par lesquelles on escripvoit que la paix avoit esté faite entre les roys de France et d'Angleterre le huitiesme jour dudit moys, et que lesdis roys avoient mangié ensemble et s'estoient entrebaisiés. Laquelle chose les uns ne créoient point, les uns pour ce que il ne voulsissent pas, les autres pour ce que par pluseurs fois avoit ainsi esté mandé et tousjours les Anglois y avoient mis empeschement ; et les autres qui en estoient forment joieux le créoient.
LXXIV.
Du commencement et première assemblée de la mauvaise Jaquerie de Beauvoisin.
Le lundi, vint-huitiesme jour dudit moys de may, s'esmurent pluseurs menues gens de Beauvoisin des villes de Saint-Leu de Serens, de Nointel, de Cramoisi[114] et d'environ, et se assemblèrent par mouvement mauvais. Et coururent sur pluseurs gentils hommes qui estoient en ladite ville de Saint-Leu et en tuèrent neuf : quatre chevaliers et cinq escuiers. Et ce fait, meus de mauvais esprit, alèrent par le pays de Beauvoisin, et chascun jour croissoient en nombre, et tuoient tous gentils hommes et gentils femmes qu'il trouvoient, et pluseurs enfans tuoient-il. Et abattoient ou ardoient toutes maisons de gentils hommes qu'il trouvoient, fussent forteresces ou autres maisons. Et firent un capitaine que on appelloit Guillaume Cale[115]. Et alèrent à Compiègne, mais ceux de la ville ne les y laissièrent entrer. Et depuis il alèrent à Senlis, et firent tant que ceux de ladite ville alèrent en leur compaignie. Et abattirent toutes les forteresces du pays, Armenonville, Tiers et une partie du chastel de Beaumont-sur-Oyse. Et s'enfouy la duchesse d'Orléans qui estoit dedens, et s'en ala à Paris.
[114] Nointel, Saint-Leu et Cramoisi sont aujourd'hui trois villages : le premier au-dessus de Beaumont-sur-Oise ; le second sur la même rivière, à cinq lieues au-dessous ; le troisième entre Mello et Saint-Leu. Quant à Serens, ce doit être le surnom du village de Saint-Leu, et il faut le reconnoître dans le Sanctum-Lupum de Cherunto du Continuateur de Nangis. La carte de Desnos (Généralité de Paris) écrit : Saint-Leu Desservant. Tiers et Ermenonville, que les paysans abattirent, sont des villages situés aux deux extrémités de la forêt d'Ermenonville, à quatre ou cinq lieues de Saint-Leu. La chronique inédite du Msc. 530 dit également que « la première esmeute des paysans contre les nobles fu commenciée dans la première sepmaine du moys de juing. » (Fo 69, Vo.)
[115] Guillaume Cale. « Capitaneum quemdam de villâ quæ Mello dicitur, rusticum magis astutum ordinarunt, scilicet Guillermum dictum Karle. » (Continuateur de G. de Nangis.) La Jaquerie, l'un des épisodes de la déplorable année 1358, offre les plus grands rapports avec les bandes qui, presque de nos jours, crioient : Guerre aux Châteaux, Paix aux Chaumières.
LXXV.
De la mort du maistre du pont de Paris et du maistre charpentier du roy, par les gouverneurs de Paris.
Le mardi vint-neuviesme jour dudit moys, le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris firent couper les testes et après escarteler les corps, en Grève à Paris, au maistre du pont de Paris, appellé Jehan Peret, et au maistre charpentier du roy, appellé Henry Metret, à tort et sans cause ; pour ce, si comme il disoient, que il devoient avoir traictié avec aucuns dudit duc de Normendie, ainsné fils du roy de France et régent le royaume, de mettre gens d'armes dedens ladite ville de Paris pour ledit régent. Et firent pendre les quartiers desdis maistres aux entrées de ladite ville de Paris. Et je qui ceci escris vi[116] que quant le bourel, appellé lors Raoulet, voult coupper la teste au premier maistre, c'est assavoir audit Peret, il chaï et fu tourmenté d'une cruelle passion tant que il rendoit escume par sa bouche ; dont pluseurs de Paris disoient que ce estoit miracle, et que il déplaisoit à Dieu de ce que on les faisoit mourir sans cause. Et lors un advocat du Chastelet, appellé maistre Jehan Godart, lequel estoit aux fenestres de l'ostel de la ville, en la place de Grève, dist haultement oïant le peuple qui là estoit : « Bonnes gens, ne vous vueilliez esmerveillier sé Raoulet est ainsi chéu de mauvaise maladie, car il en est entechié[117], et en chiet souvent. »
[116] Et je qui ceci escris. Ces mots ne sont que dans le manuscrit de Charles V : les autres avec les éditions gothiques portent : « Et virent pluseurs. » Notre texte doit être le véritable et prouve que le Chroniqueur étoit à Paris dans ce temps-là, sans doute assez mal à son aise, en raison de ses sentimens de loyauté. — Les éditions précédentes ne nomment pas Peret.
[117] Entechié. Affecté.
LXXVI.
De la cruauté de ceulx de Beauvoisin ; et coment le régent se parti de Meaux pour aler à Sens.
En ce temps multiplièrent moult ces gens de Beauvoisin. Et se resmuèrent et assemblèrent pluseurs autres en diverses flotes en la terre de Morency, et abatirent et ardirent toutes les maisons et chastiaux du seigneur de Morency et des autres gentils hommes du pays. Et aussi se firent autres assemblées de tels gens en Mucien[118] et en autres lieux environ. Et en ces assemblées avoit gens de labour le plus, et si y avoit de riches hommes, bourgois et autres ; et tous gentils hommes que il povoient trouver il tuoient, et si faisoient-il gentils femmes et pluseurs enfans ; qui parestoit trop grant forsennerie.
[118] Mucien ou Mulcien. « Pagus Melcianus. » C'est la partie de Brie renfermée entre Crepy et Crécy. Elle comprend Meaux, May-en-Mulcien, Rosoy-en-Mulcien, etc. (Voy. M. Guérard, Provinces et Pays de la France, dans l'Annuaire de la Société de l'Histoire de France, année 1837.)
En ce temps, ledit régent qui estoit au marchié de Meaux que il avoit fait enforcier et faisoit de jour en jour, s'en parti et ala au chastel de Monstereil au fort d'Yonne ; et assez tost après s'en parti et ala en la cité de Sens, en laquelle il entra le samedi neuviesme jour de juing ensuivant, à matin. Et fu receu en ladite cité par les gens d'icelle moult honnorablement si comme il le devoient faire, comme à leur droit seigneur après le roy de France son père. Et toutesvoies, avoit lors pou de villes, cités ou autres en la Langue d'oyl qui ne fussent meues contre les gentils hommes, tant en faveur de ceux de Paris qui trop les haoient, comme pour le mouvement du peuple. Et néantmoins fu-il receu en ladite ville de Sens à grant paix et honorablement. Et fist ledit régent en ladite ville grant mandement de gens d'armes.
LXXVII.
Coment ceux de Paris furent desconfis à Meaux ; et de la mort du maire de la ville appellé Jehan Soulas.
Celuy samedi meisme, qui estoit le neuviesme jour de juing, l'an mil trois cens cinquante-huit, pluseurs qui estoient partis de la ville de Paris, jusques au nombre de trois cens ou environ, desquels gens estoit capitain un appellé Pierre Gille espicier de Paris, et environ cinq cens qui s'estoient assemblés à Cilly en Mucien[119], desquels estoit capitain un appellé Jehan Vaillant prévost des monnoies du roy, alèrent à Meaux. Et jasoit ce que Jehan Soulas, lors maire de Meaux, et pluseurs autres de ladite ville eussent juré audit régent que il luy seroient bons et loyaux et ne souffreroient aucune chose estre faite contre luy né contre son honneur, néantmoins il firent ouvrir les portes de ladite cité auxdis de Paris et de Cilly, et firent mettre les tables et les nappes parmy les rues, le pain, le vin et les viandes sus ; et burent et mangièrent sé il vouldrent et se resfraichirent. Et après se mirent en bataille, en alant droit vers le marchié de ladite ville de Meaux auquel estoit la duchesse de Normendie et sa fille, et la seur dudit régent, appellée madame Ysabel de France qui puis fu femme du fils du seigneur de Milan et fu contesse de Vertus que le roy Jehan, son père, luy donna à son mariage. Et avec eux estoit le conte de Foys, le seigneur de Hangest et pluseurs autres gentils hommes que ledit régent y avoit laissiés pour garder ladite duchesse sa femme, sa fille, sa seur et ledit marchié.
[119] Cilly ou Silly. Aujourd'hui hameau à quatre lieues au-delà de Dammartin, près de la route de Soissons.
Si issirent dudit marchié lesdits conte de Foys, le seigneur de Hangest et aucuns autres, jusques au nombre de vint-cinq hommes d'armes ou environ, et alèrent contre les dessusdis Pierre Gille et sa compaignie ; et se combattirent à eux. Et là fu tué un chevalier dudit marchié appellé monseigneur Loys de Chambly, d'un vireton près de l'euil. Finablement ceux dudit marchié eurent victoire. Et furent ceux de Paris, de Cilly et pluseurs de la cité de Meaux qui s'estoient mis avec eux, desconfis. Et pour ce, ceux dudit marchié mirent le feu en ladite cité et ardirent aucunes maisons[120].
[120] Le manuscrit de Charles V donne ici, dans une miniature, la représentation du combat. Le marché de Meaux est une forteresse dont on distingue trois tours, surmontées chacune d'un petit pennon blanc. Le drapeau blanc étoit donc, dès le règne du roi Jean, celui de la monarchie françoise ; je ne crois pas qu'on l'ait encore remarqué dans un monument aussi ancien. Au reste, il se pourroit que les couleurs bleu et rouge du parti populaire eussent été la première cause de l'adoption d'une troisième couleur, le blanc, pour signe de ralliement des royalistes.
Et depuis furent informés que pluseurs de ladite cité avoient esté armés contre eux et les avoient voulu trahir, et pour ce ceux dudit marchié pillièrent et ardirent partie de ladite cité. Mais la grant églyse ne fu pas arse né aussi aucunes maisons des chanoines : mais toutesvoies fu tout pris ; et aussi fu le chastel qui estoit au roy ars ; et dura ledit feu tant en ladite ville comme audit chastel plus de quinze jours. Et pristrent ceux dudit marchié Jehan Soulas, le maire de ladite ville de Meaux, et pluseurs autres hommes et femmes, et les tindrent prisons audit marchié. Et depuis fit-l'en mourir ledit maire, si comme droit estoit.
LXXVIII.
De la mort Guillaume Cale par le roy de Navarre ; et coment ledit roy ala de Beauvoisin à Saint-Ouyn, pour parler au prévost des marchans.
En celuy temps chevaulcha le roy de Navarre en Beauvoisin, et mist à mort pluseurs de ceux des communes ; et par espécial fist coupper la teste dudit Guillaume Cale à Clermont en Beauvoisin. Et pour ce que ceux de Paris luy mandèrent que il alast vers eux à Paris, il se traist à Saint-Ouyn, en l'ostel du roy appellé la Noble-Maison. Et là ala le prévost des marchans parlementer audit roy. Et le jeudi, quatorziesme jour dudit moys de juing, ala ledit roy de Navarre à Paris. Et contre luy alèrent pluseurs de ladite ville de Paris pour luy accompagnier jusques là où il descendi, c'est assavoir à Saint-Germain-des-Prés.
LXXIX.
Du preschement que le roy de Navarre fist en l'ostel de la ville, et coment par l'énortement de ses aliés fu fait capitain de Paris : dont pluseurs de ladite ville furent courrouciés.
Le vendredi, quinziesme jour de juing, ledit roy de Navarre vint en la maison de la ville et prescha. Et entre les autres choses dist que il amoit moult le royaume de France et il y estoit moult bien tenu, si comme il disoit ; car il estoit des Fleurs de lis de tous costés, et eust esté sa mère roy de France sé elle eust esté homme ; car elle avoit esté seule fille du roy de France. Et si luy avoient les bonnes villes du royaume, par espécial celle de Paris, fait très grans biens et haus honneurs, lesquels il taisoit ; et pour ce estoit-il prest de vivre et de mourir avecques eulx.
Et aussi prescha Charles Toussac et dist que le royaume de France estoit en petit point et avoit mal esté gouverné, et encore estoit ; si estoit mestier que il y féissent un capitain qui mieux les gouverneroit et luy sembloit que meilleur ne povoient-il avoir du roy de Navarre.
Et à ce mot furent pluseurs forgiés et ordenés à ce, qui crièrent : Navarre! Navarre! tous à une voix ainsi comme sé il voulsissent dire : Nous voulons le roy de Navarre. Et toutesvoies, la plus grant partie de trop de ceulx qui là estoient se teurent et furent courrouciés dudit cry ; mais il ne l'osèrent contredire.
Si fu lors esleu ledit roy en capitain de la ville de Paris ; et luy fu dit, de par le prévost des marchands de Paris, que ceux de Paris escriproient à toutes bonnes villes du royaume, afin que chascun se consentist à faire ledit roy capitain universal par tout le royaume de France.
Et lors, leur fist ledit roy serment de les garder et gouverner bien et loyalement, et de vivre et morir avec eulx contre tous, sans aucun excepter ; et leur dist : « Biaux seigneurs, ce royaume est moult malade, et y est la maladie moult enracinée ; et, pour ce, ne puet-il estre si tost gary : si ne vous vueilliés pas mouvoir contre moy sé je ne apaise si tost les besoingnes, car il y faut trait et labour. »
LXXX.
Coment ledit régent s'en ala de Sens à Provins, à Chasteau-Tierry et à Gandelus ; et du nombre des Jaques tués par gentilshommes.
Celui vendredi meismes, ledit régent qui toute celle sepmaine avoit demouré à Sens, s'en parti et s'en ala à Provins, et d'illec vers Chasteau-Tierry et vers Gandelus[121] où l'en disoit qu'il avoit grande assemblée de ces communes que l'en appelloit Jaques-Bonhomme ; et tousjours luy venoient gentilshommes de tous pays. Et la royne Jehanne estoit à Paris, laquelle mettoit grande diligence de faire aucun traictié entre ledit régent, par devers lequel elle envoioit souvent, et ceulx de Paris. Et pour ce se parti ladite royne de Paris le samedi vingt-troisiesme jour de juing pour aler par devers ledit régent qui estoit environ Meaulx, en attendant les gens d'armes qui luy venoient.
Et tousjours ardoient les gentilshommes aucunes maisons que il trouvoient à ceulx de Paris, sé il n'estoient officiers du roy ou dudit régent ; et prenoient et emportoient tous les biens meubles que il trouvoient et estoient auxdis habitans ; et ne se osoit homme qui alast par pays, avoer de Paris[122]. Et aussi tuoient les gentilshommes tous ceux que il povoient trouver qui avoient esté de la compagnie des Jaques, c'est-à-dire des communes qui avoient tué les gentilshommes, leur femmes et leur enfans, et abattues maisons ; et tant que on tenoit certainement que l'en en avoit bien tué dedens le jour de la saint Jean-Baptiste vint mil et plus.
[121] Gandelus. Aujourd'hui bourg du département de l'Aisne, à quatre lieues de Château-Thierry.
[122] C'est que ces Marseillais du XIVe siècle avoient été bien réellement soulevés par les anarchistes de Paris. Je demande la permission de citer à l'appui de cette opinion la précieuse chronique manuscrite conservée sous le no 530, Supplément françois. A l'occasion de l'expédition du roi de Navarre contre les Jacques, on y lit : « En ce temps assembla le roy de Navarre grans gens et ala vers Clermont-en-Beauvoisis, et en tuèrent plus de huit cens et fist copper la teste à leur cappitaine qui se vouloit tenir pour roy ; et dient aucuns que les Jacques s'attendoient que le roy de Navarre leur deust aidier, pour l'aliance que il avoit au prévost des marchans, par lequel prévost la Jaquerie s'esmeut, si comme on dit. En ce temps alèrent ceux de Paris » — (non pas les Navarrois) « à Ermenonville, et assaillirent le chastel et le prindrent d'assaut. Là estoit de Lorris, qui avoit l'ordre de chevalerie ; mais par paour il regnia gentillesse et jura que il amoit mieulx les bourgois et le commun de Paris que les nobles ; et par ce fu sauvé et sa femme et ses enfans. Mais ses biens furent tous robés et prins qui dedens le chastel estoient. Lors repairèrent icelles gens à Paris. » Notre chronique a dit plus haut qu'Ermenonville avoit été pris par les Jaques. Parisiens ou Jaques, c'étoit tout un.
LXXXI.
Coment les gentilshommes de Bourgoigne laissièrent le roy de Navarre.
Le vendredi vingt-deuxiesme jour dudit mois de juing, le roy de Navarre parti de Paris et avecques luy pluseurs de ladite ville et pluseurs de ses gens. Et estoient environ six cens glaives, et alèrent à Gonesse où pluseurs autres des villes de la visconté de Paris les attendoient. Et deux jours ou trois devant, pluseurs des gentilshommes qui avoient esté avec ledit roy de Navarre une partie de la saison et encore estoient, espécialement ceulx du pays de Bourgoigne, prisrent congié dudit roy de Navarre, quant il virent que il avoit accepté la capitainerie de ceus de Paris, en disant que il ne seroient point contre ledit régent né contre les gentilshommes ; et s'en partirent et s'en alèrent en leur pays. Et ledit roy et sa compaignie s'en alèrent vers Senlis.
LXXXII.
Coment ledit régent et son ost logièrent près de Paris, en telle manière que nul n'osoit issir né entrer en ladite ville de celle part où il estoit.
Monseigneur le régent qui avoit esté vers Chasteau-Tierry, vers la Ferté-Milon et au pays environ pour despécier pluseurs assemblées des Jaques qui là estoient, après ce que les nobles qui estoient avec ledit régent orent mis à mort pluseurs Jaques, ars et gasté tout le pays entre la rivière de Marne et de Seine, s'en retourna en alant vers Paris, et se logia à Chielle-Sainte-Bautheut[123], la derrenière sepmaine de juing, c'est assavoir le mardi vingt-troisiesme jour dudit moys.
[123] Bautheut. Bathilde.
Et la royne Jehanne fu à Laigny, qui moult se penoit de traictier entre ledit régent et ceulx de Paris. Et lors n'y pout aucun traictié estre trouvé : car ceulx de Paris se tenoient fiers et haus contre ledit régent leur seigneur. Et pour ce, luy et son ost se deslogièrent de Chielle et se logièrent environ le bois de Vincennes, environ le pont de Charenton et environ Conflans, le vendredy vint-neuviesme jour dudit moys de juing. Et tenoit-l'en que en l'ost dudit régent avoit bien trente mil chevaux. Si fu tout le pays gasté jusques à huit ou dix lieues, et communément les villes arses.
Et ledit roy de Navarre s'en retourna et entra en la ville de Saint-Denis, lequel roy estoit alié avec ceulx de Paris contre ledit régent leur droit seigneur. Et si avoit en la compaignie dudit roy grant foison ennemis du roy et du royaume de France, Anglois et autres que ledit roy de Navarre avoit fait venir des garnisons anglesches, d'Esparnon et d'autre part. En la ville de Saint-Denis se tint le roy de Navarre. Et ledit régent et son ost estoient logiés ès lieux dessus dis, et estoit le corps dudit régent logié en l'ostel du Séjour, ès Quarrières[124]. Et n'osoit homme issir de Paris de celle part né entrer aussi ; mais par pluseurs fois en issoit l'en en bataille ; mais tousjours perdoient plus qu'il ne gaignoient et en y ot pluseurs mors.
[124] Quarrières. Les Carrières sont un petit village dépendant de la commune de Charenton. Quant à l'ostel du Séjour, c'est aujourd'hui la maison de plaisance ou de refuge de M. l'archevêque de Paris.
LXXXIII.
Coment le régent et le roy de Navarre assemblèrent en un pavillon qui fu tendu sur une motte, entre Saint-Anthoine et le bois, pour accorder un traictié que la royne Jehanne avoit basti ; et du serment que ledit roy fist sur Corpus Domini que l'evesque de Lisieux avoit célébré, en entencion que ledit régent et ledit roy le usassent pour plus fermement tenir leur seremens ; mais ledit roy de Navarre refusa à user le premier.
Le dimenche huitiesme jour de juillet ensuivant, assemblèrent lesdis régent et roy de Navarre en un pavillon qui, pour ce, fu tendu près de Saint-Anthoine, en un lieu que l'en dit le Moulin-à-Vent, pour accorder ensemble certain traictié que la royne Jehanne avoit pourparlé. Si estoient les batailles dudit régent toutes ordenées aux champs en quatre batailles, où l'en estimoit bien douze mil hommes d'armes et plus. Et les gens du roy de Navarre furent en bataille ordenés sur une petite montaigne près de Monstruel et de Charonne, et n'estoient pas plus de huit cens combattans, si comme l'en les estimoit. Et, pour ce que il estoient si petit nombre ne approchièrent point ledit pavillon né les batailles audit régent.
Si parlementèrent ledit régent et ses gens et le roy de Navarre et ses gens, en la présence de ladite royne. Si furent à acort par la manière qui s'ensuit, c'est assavoir : pour toutes les choses que ledit roy pourroit demander audit régent pour quelconques causes que ce fust, luy bailleroit dix mil livres de terre[125] et quatre cens mil florins à l'escu, lesquels seroient bailliés audit roy par la manière qui s'ensuit. C'est assavoir la première année cent mil, et chascun an ensuivant cinquante mil, jusques à fin de paie ; et si seroient lesdis quatre cens mil florins pris sur les aydes que le peuple feroit pour cause des guerres, sans ce que ledit régent en fust autrement tenu né obligé. Et pour ce, ledit roy de Navarre devoit estre avec ledit régent contre tous excepté le roy de France ; et afin que ledit régent et le roy de Navarre tenissent sans enfraindre toutes les choses dessus dites, l'evesque de Lisieux, qui présent estoit, chanta une messe audit pavillon, environ heure de nonne, et consacra deux personnes[126], en espérance que de l'une fust fait deux parties et usées par lesdis régent et roy. Et quant la messe fu chantée, lesdis régent et roy jurèrent, sur le corps-Dieu sacré que ledit evesque tenoit entre ses mains, que il teindroient et acompliroient sans enfraindre tout ce que chascun avoit promis, présens à ce dus, contes et barons tant come en povoit au devant dit pavillon, environ heure de nonnes. Et après ledit evesque brisa l'oiste, et en voult faire user à chascun desdis régent et roy ; mais ledit roy dit que il n'estoit pas jeun[127] ; et pour ce ledit régent n'en prist point aussi, jasoit ce que il se feust ordené pour le recevoir. Si usa tout ledit evesque. Et, par ce, ledit roy devoit aler à Paris pour les faire mettre en l'obéissance dudit régent. Et ainsi se départirent ; et s'en ala ledit régent aux Quarrières et ledit roy à Saint-Denis.
[125] Dix mil livres de terre. C'est-à-dire lui assigneroit la propriété de terres évaluées à dix mille livres.
[126] Personnes. Deux oistes ou hosties, deux Corpus Domini.
[127] Jeun. « Jejunus. » A jeun.
LXXXIV.
Coment, après les dessusdis sermens, les gens au roy de Navarre coururent sus aux gens du régent.
Le mardi ensuivant dixiesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre ala à Paris ; et cuidoit ledit régent que ledit roy deust aler devers luy, celuy jour, porter la response de ceux de Paris : mais il n'y ala point, ainçois demoura tout ce jour. Et l'endemain, le onziesme jour dudit moys, il mist en ladite ville de Paris les Anglois que il avoit avecques luy. Et disoit-l'en en l'ost dudit régent que ceux de Paris avoient dit audit roy que il avoit fait sa paix sans eux et que il ne leur en challoit, car il se passeroient bien de li[128]. Et pour ce fist nouvelles alliances, si comme l'en disoit, avec eux ; et bien y parut de fait, car il ne retourna point devers ledit régent ; mais[129], luy estant dedens ladite ville de Paris, pluseurs en issirent armés, par espécial de ceux que il y avoit menés.
[128] Cette dernière circonstance précieuse est éclaircie par le continuateur de Nangis, qui place le fait après la destruction prétendue du pont de bateaux dont il sera question tout à l'heure : « Alterâ autem vice contigit quod nobiles cum duce in armis partes illas ubi pons fuerat, ut dicitur, propè pontem de Charenton accesserunt, ut regem Navarræ cum Parisiensibus expugnarent, contrà quos rex Navarræ, capitaneus parisiensis, cum suis armatus aggressus est, et veniens ad ipsos locutus est multis sermonibus eis sine pugnâ, et deindè reversus est Parisius. Quod videntes Parisienses, suspicati sunt contrà ipsum, quod, quia nobilis erat, cum aliis conspirasset aliqua Parisiensibus secreta forsitan vel nocua. Propter quod dictum regem cum suis spreverunt, et ipsum ab illo officio removerunt. »
(Spicileg., t. III, p. 118.)
[129] Mais, etc. Cette dernière phrase est inédite, et ne se trouve complète que dans le manuscrit de Charles V.
Et assaillirent ledit mercredi, onziesme jour dudit moys, aucuns de l'ost dudit régent qui se deslogoient de la Granche-aux-Merciers pour eux approchier dudit régent. Et pour ce, crya-l'en en l'ost alarme, et s'arma l'ost, et courut-l'en jusques à la bastide des fossés, et là ot grant escarmuche, et y demoura-l'en jusques près de la nuit : et y perdirent ceux de Paris plus que les autres.
LXXXV.
Coment le roy de Navarre mist sus au régent qu'il avoit enfraint le traictié, et du pont de bateaux qui fu fait sur Saine.
Le jeudi douziesme jour du moys de juillet, le roy de Navarre s'en retourna à Saint-Denis, et laissa les Anglois à Paris. Et ledit régent envoia par devers ledit roy pour savoir quelle volenté il avoit, et luy fist requérir que il venist avec luy, car il luy avoit promis que il luy ayderoit contre tous. Lequel roy respondi que ledit régent et sa gent avoient enfraint le traictié et les convenances que il avoient, car il avoient assaillis ceux de Paris le jour précédent, si comme disoit ledit roy, tant comme il traictoit avecques eux ; jasoit ce, en vérité, que ceux de Paris eussent commencié l'escarmuche. Mais ledit roy disoit ces choses pour ce qu'il ne povoit avoir fait à Paris ce qu'il avoit promis au traictié dudit régent et de luy ; car il avoit promis de tant faire que ceux de Paris paieroient six cens mil escus de Phelippe pour le premier paiement de la raençon du roy, mais que ledit régent leur reméist toute paine criminelle. Et ceux de Paris respondirent quant il en parla, que il n'en paieroient jà denier. Et pour ce, mettoit sus ledit roy audit régent que il avoit enfraint ledit traictié, jasoit ce que ceux qui là estoient savoient bien le contraire. Si cuida-l'en bien que tous traictiés fussent rompus, dont moult de gens avoient grant joie.
Et mist-l'en[130] grant paine à achever un pont que l'en avoit encommencié sur bateaux pour passer la rivière de Saine, lequel fu achevé ledit jeudi. Et tantost, pluseurs de l'ost passèrent ledit pont et ardirent Vitery et pluseurs autres villes oultre la rivière de Saine, et y pilla-l'en tout ce que l'en y trouva.
[130] Mist-l'en. Les gens du régent, ou comme dit simplement le continuateur de Nangis : Nobiles. « Nobiles super Secanam pontem fecerant inter Parisius et Corbelium, per quod transibant ad ambas partes fluminis. » Le pont fut établi bien au-dessous de Corbeil, et dans la presqu'île formée par le confluent de la Seine et de la Marne, en face de Vitry. Le continuateur ajoute que les nobles eurent le dessous dans l'engagement dont le chapitre suivant va nous entretenir ; et que le pont fut détruit. Le fait peut rester douteux.
Et ladite royne Jehanne aloit souvent par devers les uns et par devers les autres pour renouveler ledit traictié. Toutesvoies parloient pluseurs moult vilainement contre ledit roy de Navarre qui si solempnellement avoit juré et ne tenoit chose que il eust promis.
LXXXVI.
Coment monseigneur le duc de Normendie, ainsné fils du roy de France, lors régent le royaume, reboutèrent, luy et ses gens, ceux de Paris de dessus le pont qu'il avoit fait faire sur Saine ; et de pluseurs escarmuches faictes environ Saint-Anthoine de ceux de Paris contre les gens dudit régent ; et du traictié qui fu fait pour faire la paix entre le régent et ceux de Paris.
Le samedi ensuivant quatorziesme jour de juillet, environ heure de disner, ledit régent estant en sa chambre, en son conseil, pluseurs de la ville de Paris, dont la plus grant partie estoient d'Anglois qui estoient issus par devers Saint-Marcel, chevaulchièrent jusques devant ledit pont que ledit régent avoit fait faire, lequel pont estoit sur la rivière de Saine, devant l'ostel des Quarrières où estoit logié ledit régent. Et tantost que il furent devant ledit pont, il descendirent à pié, et en entra aucuns dedens ladite rivière pour aller sur ledit pont où il n'avoit point de garde. Mais l'en ne povoit monter sus ledit pont sé l'en n'entroit en l'yaue jusques au nombril, pour ce qu'il avoit faute au bout du pont par devers Vitery ; et y mettoient les gens dudit régent une bachière toutes les fois que il vouloient passer : et quant il en avoient fait, ladite bachière estoit ostée du bout du pont. Et estoit mise contre ledit pont au dessus, ainsi comme au milieu. Et lors estoit en celuy estat ; et pour ce convint que les dis de Paris entrassent en l'yaue pour monter sur ledit pont. Si crya-l'en alarme moult forment ; et fu moult l'ost estourmie, car les autres estoient venus à couvert et soudainement. Si alèrent pluseurs, les uns armés et les autres désarmés, pour deffendre ledit pont. Et jà avoient pluseurs des dessus dis de Paris oultre la moitié du pont. Et là se combatirent les gens dudit régent et reboutèrent leur ennemis qui estoient sur ledit pont, et y ala ledit régent en sa personne : et y furent pluseurs des gens dudit régent navrés de trait. Et si y fu pris son mareschal que on appelloit monseigneur Rigaut de Fontaines. Et aussi y ot des autres navrés et pris. Toutesvoies furent-il reculés et mis tous hors dessur ledit pont par les gens dudit régent et s'en retournèrent vers Paris. Et pour ce que l'en crioit alarme vers Paris, au cousté devers Saint-Anthoine, et disoit-l'en que ceux de Paris estoient issus de celle part, les gens d'armes se trairent vers là, et sur les champs furent les batailles rangiés. Et y ot des escarmuches toute jour jusques à la nuit, et y perdirent ceux de Paris plus que il ne gaignièrent. Toutesvoies, ceux qui issirent de Paris, tant d'un cousté de Paris comme d'autre, estoient le plus Anglois. Et durant ces choses, la royne Jehanne ala devers ledit régent pour renouer ledit traictié, et quant elle s'en parti pour aler à St-Denis, encore estoient les batailles sur les champs. Si traictièrent toute celle sepmaine jusques au jeudi ensuivant dix-neuviesme jour dudit moys de juillet. Et celluy jour, ladite royne Jehanne, le roy de Navarre, l'arcevesque de Lyon qui là avoit esté envoié de par le pape, l'evesque de Paris, le prieur de Saint-Martin-des-Champs, Jehan Belot eschevin de Paris, Colin le Flamant, et autres de Paris alèrent environ tierce au bout dudit pont que ledit régent avoit fait faire de la partie devers Vitery, et avoient des gens d'armes et des archiers avecques eux. Et ledit régent y ala à petite compaignie tout désarmé ; et parlementèrent ensemble en l'un des bateaux dudit pont ; et finablement furent à accort, par telle manière que ceux de Paris prieroient ledit régent que il leur voulsist remettre son mautalent, et pardonner tout ce que il avoient fait ; et il se mettroient en sa merci, par telle condicion qu'il en ordenneroit, par le conseil de la royne Jehanne, du roy de Navarre, du duc d'Orléans et du conte d'Estampes, concordablement et non aultrement. Et avec ce demourroient en leur vertu tous accors, toutes convenances et toutes aliances que ceux de Paris avoient avecques ledit roy de Navarre avecques bonnes villes et avecques tous autres. Et ledit régent devoit faire ouvrir tous passages de rivières et autres, afin que toutes denrées et marchandises pussent passer et estre portées à Paris. Et pour parfaire les choses contenues audit traictié, fu journée prise au mardi ensuivant, pour estre à Laigny-sur-Marne ; et là devoient estre ledit régent et son conseil d'une part, et ceux qui seroient ordenés pour Paris d'autre part, et lesdis royne, roy, duc d'Orléans et conte d'Estampes, par le conseil desquels ledit régent en devoit ordener. Et ce fait, fu publié en l'ost que il avoit bonne paix entre ledit régent et ceux de Paris. Et pour ce se deslogièrent les gens de monseigneur le duc et s'en partirent pluseurs celuy jour.
Et l'endemain, jour de vendredi, vingtiesme jour dudit mois, pluseurs alèrent vers Paris pour besoignes que il avoient à faire lesquels on n'y voult laissier entrer. Mais leur demanda-l'en à qui il estoient ; et quant il respondirent que il estoient au duc, ceux de Paris leur disrent : « Alés à vostre duc. » Et y entra Mathé Guete[131], trésorier de France, lequel fu en grant péril d'estre tué ; et finablement en fu mis hors quant il ot esté mené en la maison de la ville en Grève, et à Saint-Eloy devant le prévost des marchands et les gouverneurs.
[131] Mathé Guete. Sans doute celui qui, dans le préambule du traité de Brétigny, sera nommé Macy Guery.
Et après ce que ledit accort fu fait par la manière que dessus est dit, les dessus dis de Paris, en haine de monseigneur ledit régent, prisrent et saisirent pluseurs maisons et biens meubles de pluseurs officiers qui avoient esté avec ledit régent audit ost.
Et ledit régent s'en ala celui jour de vendredi au Val-la-Comtesse, et la plus grant partie de son ost s'en parti.
LXXXVII.
Coment ceulx de Paris se esmeurent contre les Anglois que le roy de Navarre avoit fait venir en ladite ville ; et en tuèrent partie et les autres emprisonnèrent au Louvre. Et de la mort de ceulx de Paris vers Saint-Cloust.
Le samedi ensuivant, veille de la Magdalène, fu la journée[132] ensuivant qui avoit esté mise à Laigny-sur-Marne remise à Corbeil. Et celuy samedi, après disner, s'esmeut à Paris un grant descort entre ceulx de la ville et pluseurs Anglois qu'il avoient fait venir en ladite ville contre ledit régent leur seigneur, pour ce que l'en disoit que aucuns autres Anglois qui estoient à Saint-Denis et à Saint-Cloust pilloient le pays. Si s'esmeut le commun de ladite ville de Paris, et courut sur lesdis Anglois qui estoient en ladite ville de Paris, et en tuèrent vint-quatre ou environ et en prisrent quarante-sept des plus notables, en l'ostel de Neelle auquel il avoient disné avec le roy de Navarre. Et plus de quatre cens autres en divers ostieux de ladite ville, lesquels il mistrent tous en prison au Louvre. De laquelle chose le roy de Navarre fu moult courroucié, si comme l'en disoit ; et aussi furent le prévost des marchans et autres gouverneurs de ladite ville. Et, pour ce, l'endemain, jour de dimenche et de la Magdalène, vingt-deuxiesme jour dudit moys de juillet, le roy de Navarre, l'evesque de Laon, le prévost des marchans et pluseurs autres gouverneurs de ladite ville de Paris furent en la maison de ladite ville, environ heure de midi, et y ot moult de peuple assemblé en ladite maison, tous armés devant en la place de Grève. Auquel peuple ledit roy parla et leur dist qu'il avoient mal fait d'avoir tué lesdis Anglois, car il les avoit fait venir en son conduit[133] pour servir ceulx de la ville de Paris. Et tantost pluseurs d'iceux crièrent qu'il vouloient que tous les Anglois fussent tués, et vouloient aler à Saint-Denis mettre à mort ceux qui y estoient, qui pilloient tout le pays. Et disrent audit roy et au prévost des marchans que il alassent avec eux, en disant que il avoient esté bien paiés de leur gages et soudées, et néanmoins il pilloient tout le pays. Et jasoit ce que ledit roy et prévost féissent tout leur povoir de refraindre ledit peuple, il ne le povoient faire, mais convint que il leur accordassent à aler avec eux. Mais avant que on partist de Paris, il fu près de vespres. Dont pluseurs présumèrent que ledit roy fist attendre le partir, afin que lesdis Anglois ne feussent sourpris et despourveus. Et environ heure de vespres partirent de Paris, les uns par la porte Saint-Honoré, le roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route par la porte Saint-Denis et alèrent vers le Moulin à vent. Et estimoit-on que il estoient, tant d'une part comme d'autre, environ seize cens hommes de cheval et huit mille de pié. Et furent lesdis roy de Navarre, le prévost des marchans et toute leur route bien l'espace de demie heure largement, sans eux mouvoir au champ qui est de l'autre partie dudit moulin à vent par devers Montmartre. Et de leur route furent envoiés trois glaives qui chevauchièrent par emprès Montmartre. Lesquels, sans ce qu'il feussent après veus, chevauchièrent en alant tout droit vers le bois de St-Cloust, auquel bois lesdis Anglois estoient en une embusche. Et au-dehors dudit bois par devers Paris en avoit environ quarante ou cinquante. Si cuidèrent ceux de Paris que il n'en y eust plus ; et alèrent vers lesdis Anglois. Et quant il furent près, les Anglois qui estoient audit bois issirent hors, et tantost ceux de Paris se misrent à fouir et les Anglois au chacier. Si tuèrent lesdis Anglois grant foison des dessus dis de Paris, par espécial de ceux de pié qui estoient issus par la porte St-Honoré ; et tenoit-l'en communément qu'il y avoit de mors bien six cens ou plus, et furent presque tous gens de pié. Et ledit roy de Navarre qui véoit ces choses ne se parti pas de là, mais laissa tuer les dessusdis de Paris sans leur faire aucune aide né secours. Et après ce que lesdis de Paris furent desconfis et tués comme dit est, ledit roy de Navarre s'en ala à Saint-Denis, et ledit prévost des marchans et sa compaignie s'en retournèrent à Paris. Et furent, quant il rentrèrent à Paris, forment huiés et blasmés de ce qu'il avoient ainsi les bonnes gens de Paris laissié mettre à mort sans les secourir. Et dès lors commencièrent ceux de Paris forment à murmurer, et faisoient forment garder les quarante-sept prisonniers anglois qui estoient au Louvre par le commun de Paris ; et volentiers les eust le commun de Paris mis à mort ; mais le prévost des marchans et les autres gouverneurs de Paris ne le povoient souffrir.
[132] La journée. L'ajournement.
[133] En son conduit. Sous sa sauve-garde.
LXXXVIII.
Coment le prévost des marchans et ses aliés délivrèrent les prisonniers du Louvre.
Le vendredi vingt-septiesme jour dudit mois de juillet, le prévost des marchans et pluseurs autres jusques au nombre de huit vint ou deux cens hommes armés et pluseurs archiers alèrent au Louvre ; et, de fait, contre la volenté dudit peuple et commun de Paris, délivrèrent lesdis Anglois prisonniers et les misrent hors de Paris par la porte Saint-Honoré. Et en les conduisant de la ville dehors, aucuns de ceux qui estoient avec ledit prévost crioient et demandoient sé il i avoit aucun qui voulsist aucune chose dire contre la délivrance desdis Anglois ; et avoient leur arcs tous tendus pour les délivrer de tous empeschemens, sé aucuns les voulsist mettre en ladite délivrance ; mais il n'y ot personne qui osast parler né faire semblant ; jasoit ce qu'il en fussent moult douloureusement courrouciés en ladite ville de Paris.
Si s'en alèrent les Anglois à Saint-Denis avec le roy de Navarre, qui tousjours y estoit demouré depuis le dimenche précédent ; car il n'osoit pas seurement retourner à Paris, si comme l'en disoit, tant pour cause de ce que il n'avoit point aidié à ceux de Paris le dimenche précédent, lorsque les Anglois les avoient tués, comme pour la délivrance des Anglois du Louvre, laquelle avoit esté faite à la requeste dudit roy de Navarre, si comme l'en disoit et voir estoit. Si en estoit le peuple de Paris forment esmeu en cuer contre ledit prévost des marchans et contre les autres gouverneurs ; mais il n'y avoit homme qui osast commencier la riote. Toutesvoies Dieu, qui tout voit, qui vouloit ladite ville sauver, ordena par la manière qui s'ensuit.
LXXXIX.
De la mort du prévost des marchans et de pluseurs autres ses aliés.
Le mardi darrenier jour du moys de juillet, le prévost des marchans et pluseurs autres avec luy, tous armés, alèrent disner à la bastide Saint-Denis. Et commanda ledit prévost à ceux qui gardoient ladite bastide que il baillaissent les clefs à Joseran de Mascon, qui estoit trésorier du roy de Navarre. Lesquels gardes desdites clefs disrent que il n'en bailleroient nulles. Dont le prévost fu moult courroucié, et se mut riote à ladite bastide entre ledit prévost et ceux qui gardoient lesdites clefs, tant que un bourgois appellé Jehan Maillart, garde de l'un des quartiers de la ville, de la partie de vers la bastide, oï nouvelles dudit débat, et pour ce se traist vers ledit prévost et luy dist que l'en ne bailleroit point les clefs audit Joseran. Et, pour ce, eust pluseurs grosses parolles entre ledit prévost et ledit Joseran d'une part, et ledit Jehan Maillart d'autre part. Si monta ledit Jehan Maillart à cheval, et prist une bannière du roy de France et commença à hault crier : « Montjoie Saint-Denis au roy et au duc! » tant que chascun qui le véoit aloit après et crioit à haulte voix ledit cri. Et aussi fist le prévost et sa compaignie. Et s'en alèrent vers la bastide Saint-Anthoine. Et ledit Jehan Maillart demoura vers les halles. Et un chevalier appelé Pepin des Essars qui rien ne savoit de ce que ledit Jehan Maillart avoit fait, prist assez tost après une autre bannière de France, et crioit semblablement comme Jehan Maillart : « Montjoie Saint-Denis! » Et durant ces choses, ledit prévost vint à la bastide Saint-Anthoine, et tenoit deux boistes où avoit lettres lesquelles le roy de Navarre luy avoit envoyées, si comme l'en disoit. Si requistrent ceux qui estoient à ladite bastide que il leur monstrast lesdites lettres. Et s'esmut riote à ladite bastide, tant que aucuns qui là estoient coururent sus à Phelippe Giffart qui estoit avec ledit prévost, lequel se deffendi forment, car il estoit fort armé et le bacinet en la teste ; et toutesvoies fu-il tué. Et après fu tué ledit prévost et un autre de sa compaignie appelé Simon Le Paonnier : et tantost furent despoilliés et estendus tous nus sur les quarriaux en la voie. Et ce fait, le peuple s'esmut pour aler quérir des autres et pour en faire autel ; et leur dist-on que, en l'ostel de Hocaus, à l'enseigne de l'Ours, près de la porte Baudoier, estoit entré Jehan de l'Isle le jeune. Si y entrèrent grant foison de gens et y trouvèrent ledit Jehan de l'Isle et Gille Marcel, clerc de la marchandise de Paris, lesquels il misrent à mort. Et tantost furent despoilliés comme les autres et trainés tous nus sur les quarreaux devant ledit ostel et là furent laissiés. Et tantost se parti ledit peuple et s'esmut à aler querre des autres. Et ce jour, à la bastide Saint-Martin, fu tué Jehan Poret-le-Jeune. Et furent les cinq corps dessus nommés trainés en la court de Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers, et là furent mis et estendus tous nus en ladite court, en la veue de tous, si comme il avoient fait mettre les mareschaux, celui de Clermont et celui de Champaigne : dont pluseurs tenoient que c'estoit ordenance de Dieu, quar il estoient mort de telle mort comme il avoient fait morir lesdis mareschaux.
Item, celui mardi, furent pris et mis au Chastellet de Paris, Charles Toussac eschevin de Paris, et Joseran de Mascon trésorier du roy de Navarre. Et le peuple qui les menoit crioit haultement le dessus dit cri, et avoit chascun dudit peuple l'espée nue au poing.