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Les mains propres : $b Essai d'éducation sans dogme

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CHAPITRE II
DE L’ÉDUCATION : QUELQUES ASPECTS

Argent. — Ménage. — De la parure. — De la discussion. — Éducation sexuelle. — Mariage, amour, famille.

Argent.

Bien user de l’argent, c’est aussi difficile que de jongler sur la corde raide : il faut, en effet, en user avec une attention habile, harmonieuse, avec une grâce élégante, comme un jongleur fait de ses boules ; et, en même temps, il faut rester en équilibre, éviter de tomber de l’un ou l’autre côté, dans l’un des deux travers de l’avarice ou de la prodigalité.

Y a-t-il rien de plus laid que l’avare ? De créature plus sordide que le faux pauvre, qu’on trouvera mort sur une paillasse où de la vermine grouillera parmi les billets de banque ? Y a-t-il rien de plus sot que l’homme qui trime toute sa vie, qui accumule de l’argent, sans prendre le temps d’en user, sans la satisfaction même de le laisser à des êtres aimés ?

Et le prodigue est aussi un être déplorable. D’abord, il donne le pire exemple à ses enfants. Puis il prépare leur ruine. Car son vice est de ceux qui frappent les générations successives. Et le secret des plus vilaines déchéances, des pires bassesses, des plus navrantes turpitudes, ne tient-il pas dans cette formule : « dépenser plus qu’on n’a ».

Ces limites tracées, il devrait y avoir un art de la dépense. On n’y apporte pas toujours assez de logique, assez d’harmonie. J’ai déjà cité l’exemple du sou du télégraphe. Au risque d’envoyer un texte obscur qui sera préjudiciable, on se martyrise la cervelle pour économiser un mot, — un sou — dans une dépêche. Et, quelques instants plus tard, par ostentation, par routine, on donnera dans un café un pourboire presque égal au prix du verre de bière. J’ai évoqué ces femmes qui évitent de prendre une voiture par la pluie, perdent leur robe ou contractent une maladie dont les soins coûteront mille fois plus qu’une heure de taxi. On me cite également le cas de ce jeune marié qui offre à sa femme une bague de trois mille francs et, ses réserves fort écornées, lui sert un voyage de noces dans des conditions si mesquines qu’elle en garde un souvenir néfaste pour l’avenir du ménage.

Oui, il existe une science de conduire un budget. Science délicate, modeste, essentielle, qu’on ne peut guère enseigner que par de continuels exemples et qu’on ne peut jalonner que de quelques principes. Ne pas étriquer sa vie par une épargne démesurée — la mort vient, on n’a joui de rien — ne pas la gâcher par une dépense excessive, et user intelligemment de ce dont on dispose. Il faut mettre des fleurs dans sa vie, mais seulement les fleurs qu’on peut acheter, celles qu’on ne doit à personne.

On répartira ses ressources par chapitres, en donnant à chacun de ces chapitres des dimensions selon ses goûts. Ainsi, dans tel ménage, on sacrifiera un peu le loyer au voyage ; dans tel autre, le voyage à la table. Mais, la part faite de ces légitimes préférences, cette distribution doit demeurer harmonieuse. Aucune de ses parties ne doit être démesurée. Il y a, dans le langage familier, une expression qui condense toute cette science : « savoir s’arranger ». Faute de savoir s’arranger, il y a des ménages qui vivent dans la gêne avec des ressources dix fois supérieures — et un train d’apparence égale — à celles d’autres ménages plus judicieux.

Il faut se rendre compte et se rendre des comptes à soi-même. C’est-à-dire qu’il faut d’une part dominer sa situation, voir où on va, et d’autre part examiner de près, en connaissance de cause, les différents articles de son budget.

En particulier, l’argent de poche, l’argent qui coule entre les doigts, échappe au contrôle et provoque d’irréparables surprises, si l’on ne surveille pas sa fuite.

Enfin, et ce n’est pas le moins important de ces conseils généraux, il faut que les époux se consultent et se concertent. Ils doivent briser cette étrange pudeur qui retient tant d’êtres de « parler argent ». Ils doivent apporter, aux choses de l’argent, le même goût de franchise profonde et dévoilée qu’aux choses de l’amour.

Ainsi, équilibre, harmonie, examen, on retrouve toujours, pour toutes les manifestations de la vie, les mêmes lois.


Ce n’est pas l’argent qui est haïssable, ce sont ses effets, sa recherche et son usage… L’argent, lui, n’est qu’une représentation de pouvoir. Le détestable, ce sont les bassesses commises pour acquérir ce pouvoir, pour le conserver, pour en mésuser.


L’héritage direct m’apparaît légitime, parce qu’il peut être une compensation à d’autres legs que nous ne pouvons pas empêcher, le legs des maladies, des vices de constitution. Pourquoi ne pas léguer nos biens à nos enfants, puisque nous leur léguons, en les leur versant dans le sang, toutes nos autres hérédités ?


Cette formule d’un fort banquier m’a toujours frappé et vaut qu’on la creuse et la médite : « Si je n’étais pas honnête par nature, je le serais par intérêt. »

Oui, c’est notre intérêt d’être honnête. C’est l’habileté suprême, quoi qu’il y paraisse.


Il faudrait montrer l’intérêt d’être honnête, par des anecdotes. Ainsi, un monsieur refile à 527 francs une obligation qu’il sait être sortie au pair à 500 francs. Il se réjouit de sa roublardise. Or, elle avait gagné 100.000 francs…


On représentera tout le mal que se donne le voleur, toute l’inquiétude qui le hante, les risques qu’il court, ses frissons, ses alertes, ses sursauts. S’il dépensait autant de sa substance pour un labeur inoffensif, « non nuisible », il gagnerait davantage.

Surtout que le voleur est le plus souvent pincé. Évoquez les grands vols qui ont frappé l’opinion dans ces vingt ou trente dernières années… la plupart des voleurs sont pris. Ils ne profitent donc pas du larcin. Et, par là, ces récits sont de la morale en action, puisqu’ils prouvent l’avantage de l’honnêteté.

Ménage.

Plumeaux esbrouffants, courants d’air, bastonnades des meubles, tapis défenestrés, servantes en équilibre sur le vide pour frotter les vitres, odeur âpre et pointue de l’encaustique, mares sur les carrelages, cuivres anciens astiqués au grand dommage de leur patine, inévitable rançon des bibelots brisés, voilà le ménage, dans sa manière agressive, niaise, traditionnelle.

A mesure que l’outillage se perfectionne, remplaçons par l’aspirateur le ridicule époussetage qui ne fait que déplacer la poussière. Rendons le « ménage » moins inutilement désagréable et bruyant : assouplissons-le.


Le culte de l’escalier, dans la maison de province, symbolise la conception du ménage. Dans ces vieilles demeures où l’on ne trouve pour se laver que des cuvettes de poupée, l’escalier resplendit comme une agate. Les invités qui le descendent, la main crispée à la rampe, flattent tout haut la propriétaire : « Oh ! Oh ! cet escalier est d’une propreté hollandaise ». Et ils appréhendent tout bas : « Sûrement, je vais me casser la figure ». Quand la maîtresse de maison y découvre une trace de pas, elle gémit, déshonorée : « Ce n’est plus un escalier, c’est une route ». Elle le soigne comme d’autres cultivent leur esprit. Elle s’y mire. Il lui tient lieu de conscience.

Nous ferions mieux d’apporter d’abord en nous ce goût de netteté brillante.


Améliorons le rangement, l’odieux, le terrible rangement, qui groupe en pile les objets les plus disparates, boîtes, papiers, livres, carnets, pourvu qu’ils aient la même dimension. L’odieux rangement, qui fait, de tout objet rangé, un objet introuvable.


Il faut apporter un peu d’initiative, de goût personnel, dans l’aménagement du logis. Pourquoi suivre aveuglément les décrets du tapissier ou l’exemple du voisin ? Pourquoi, par exemple, s’astreindre à orner toujours la cheminée d’une pendule, à mettre l’heure sur le feu, comme la marmite sur le fourneau ? Mettez-y des fleurs : elles sonneront les saisons. Pourquoi encore obéir à la sotte coutume qui fait du salon un désert glacé, et qui veut que la plus belle pièce du logis soit la moins fréquentée ?


Une femme doit connaître à peu près le prix des choses que sa cuisinière achète. Sans quoi, comment modérer la danse du panier ? Un excellent entraînement pour l’adolescente, c’est d’accompagner parfois la domestique aux Halles.

Et puis, il faut pouvoir au besoin mettre la main à la pâte, connaître des principes et un peu de pratique culinaires. La patronne qui réprimande sa cuisinière sans rien savoir du métier, manque autant de prestige et frise autant le ridicule qu’un ingénieur qui reprend un ouvrier sans pouvoir saisir l’outil et lui montrer comment s’en servir.


L’attitude des enfants envers les domestiques de leur maison est délicate. La situation de la servante est tellement fausse !

Mais, là comme ailleurs, ils ne feront qu’imiter leurs parents. Quels exemples ceux-ci doivent-ils donc leur donner ?

Pour beaucoup de gens, les domestiques ne sont pas des êtres humains ; ils ne sont pas de la même race. On leur parle avec une dureté inconsciente, comme à des esclaves. On a pour eux des paroles et des procédés blessants. En province, la maîtresse de maison met son orgueil à ce que les servantes soient levées avant le jour, astiquent à la chandelle, sans nécessité. On leur impose des travaux répugnants, démesurés.

Et quand, au contraire, on s’est pénétré de l’injustice d’une telle attitude, quand on les considère comme des êtres pareils à soi, comme des semblables, on est continuellement choqué, gêné, des services qu’on leur demande. Je sais un académicien qui ne peut se résoudre à faire vider son vase de nuit par sa bonne.

En somme, il faut regarder les domestiques dans la maison comme des collaborateurs. Chacun, dans cette association, fait son métier. « Monsieur » gagne de l’argent. La cuisinière fait la cuisine. Une fois cette position prise, on sera vite amené à leur épargner le ton rude, les façons dédaigneuses et les besognes inutilement humiliantes.

L’écueil, c’est que, traités sur le pied d’égalité, ils ne comprennent pas toujours ce pacte, car leur éducation ne les y a pas préparés. Et ils gagnent à la main, se relâchent et débordent. Il y a là une mesure à garder. Comme vis-à-vis des enfants, c’est en exerçant sur eux une sorte de prestige, qu’on les maintiendra dans leur rôle.

Leur situation est si injuste, si douloureuse — cet isolement, ces chambres au septième, cette constante inégalité de condition avec leurs maîtres, — qu’il faut y remédier par une grande bonté, une compassion attentive. A moins d’inconduite incurable, il ne faut pas chasser la bonne enceinte, il faut la mettre à même de faire ses couches et la reprendre.

Et puis, il faut tendre surtout à supprimer la domesticité. L’Amérique nous offre un exemple partiel de cette évolution. Le machinisme nous y aidera. Il y a déjà des monte-charges, des nettoyages par le vide. Il faut encourager ces tentatives. Et puis on s’aperçoit avec surprise qu’on peut accomplir soi-même — dès qu’on se trouve dans une situation un peu exceptionnelle — toutes sortes de petites besognes que l’on jugeait indignes de soi ou dont on se croyait incapable : faire le lit, les chaussures, etc.

De la parure.

Quelles idées devons-nous laisser tomber, dans l’esprit de nos filles, par nos conversations, nos enseignements, notre exemple, sur la toilette et la parure ?

L’une et l’autre tiennent une place énorme dans la vie de la femme actuelle. Faut-il la restreindre et dans quelle mesure ?

Voyons d’abord pourquoi la parure et la toilette jouent un rôle si important dans la vie féminine. Ce goût de s’enjoliver par les vêtements, les bijoux et par de menus artifices, ce goût est inhérent à la nature même. Puis l’éducation et le milieu l’ont singulièrement favorisé.

Ce goût, ai-je dit, est naturel. En effet, sans témoin, sans recherche d’approbation extérieure, pour lui-même, l’être humain éprouve une satisfaction naïve et pleine à se sentir orné d’atours. C’est un instinct de l’animal. Le paon s’offre pour lui seul l’orgueil de son splendide éventail. Le coq agite la crête et tend l’ergot, le faisan promène son plumage d’or et de feu. Une chatte, pour elle-même, se lisse, se pomponne avec les mêmes petites mines soigneuses et tendues qu’une femme occupée à se remettre de la poudre sur le nez. L’homme éprouve du plaisir, même loin des regards, à porter un costume d’exception qui le dégage, l’avantage et l’empanache — uniforme ou travestissement. Et, si les miroirs pouvaient parler ! S’ils pouvaient raconter tous les sourires complaisants, les regards approbateurs, toutes les attitudes essayées, ils témoigneraient par leurs aveux que le goût de la parure est, avant tout, un instinct de solitaire.

Mais l’éducation va renforcer cette tendance naturelle. En France surtout, la classe moyenne élève ses enfants au-dessus d’elle-même. Elle les entoure de plus de soins et de luxe qu’elle n’en a connu. Elle fait de ses filles des poupettes pomponnées qui flattent l’orgueil et les yeux. Elle en fait des objets d’amour et de vanité. Puis on développe, avec une niaise légèreté, la coquetterie chez la petite fille. On lui dit, les mains jointes ; « Oh ! comme elle a une jolie robe ! » L’enfant se pavane et ces louanges lui deviennent si nécessaires qu’elle les provoque au besoin : « Tiens, regarde comme j’ai une jolie robe. » Ainsi le germe naturel est fécondé. La coquetterie va se développer, emplir l’être.

Enfin, l’enfant grandit et l’influence du milieu va s’exercer à son tour. Il s’agit désormais de briller aux yeux des rivales, de les égaler ou de les éclipser. Et, pour triompher, la femme va désormais se plier à la tyrannie délicieuse de la Mode.

Ah ! Tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit dire contre la Mode. Elle fait appel à de bas instincts : la frivolité, la sottise, l’ostentation. Elle traîne derrière elle toutes les défaillances. Combien de femmes, conduites par la Mode, descendent jusqu’au crime, en tous cas jusqu’à ce crime domestique de dépenser au-delà des ressources du ménage ? La tentation des grands magasins a fomenté autant de drames que l’alcool des assommoirs.

La Mode est détestable aussi lorsqu’elle apparaît, chez ceux qui la lancent, comme une spéculation industrielle. Sous couleur de caprice, elle force les femmes à des changements fréquents de costumes, au grand profit de ceux qui vendent ces nouveaux modèles.

La Mode est odieuse lorsqu’elle impose à la vanité féminine ces colliers dont chaque perle représenterait pour une famille pauvre un monde de bonheur.

Si l’on devait désespérer de l’intelligence des femmes, ce serait en les entendant parler toilette. Comme elles prennent alors une voix chaude, passionnée, unique ! Et n’est-ce pas à pleurer, lorsqu’on rencontre une jeune femme qu’on a connu fine, cultivée, de ne l’entendre plus parler que robe, de sentir toutes ses pensées attachées à la robe ? N’est-ce pas attristant d’assister à la rencontre de deux femmes, d’écouter leurs propos frémissants : « Vous avez un chapeau exquis — le vôtre est délicieux. »

Et comme on mesure bien la colossale importance qu’une femme attache à sa robe, lorsqu’on la voit entrer dans un salon avec un nouveau modèle, toute troublée, les genoux défaillants, à la pensée de l’effet qu’elle produit.

Ne doit-on pas désespérer de cette intelligence, lorsqu’on évoque tous les excès de la Mode dans un passé bien court ? Oui, on a vu des femmes qui devaient rester à genoux dans leur voiture à cause de la hauteur de leur chapeau. On en a vu qui ne pouvaient pas entrer dans cette même voiture, à cause de la largeur de ce même chapeau. On a vu des femmes écrasées par une auto qu’elles ne pouvaient pas fuir, tant leur jupe était entravée. On en a vu crever des yeux et déchirer des joues avec leurs longues épingles à chapeau. Et encore je ne parle pas des souffrances qu’elles endurent, sous le corset, du haut de leurs talons. Ces sortes de supplices sont si ridicules que nous les raillons chez les autres peuples. Nous n’avons pas assez de sarcasmes pour le pied atrophié des Chinoises ou l’anneau dans le nez des Peaux-Rouges.

Et cependant, cette mode, il faut la subir dans une certaine mesure, pour plusieurs raisons. D’abord il faut la considérer comme une nécessité sociale, presque aussi impérieuse que la nécessité de se vêtir. Une femme qui s’affranchirait complètement de la Mode nuirait à la renommée de son ménage. On le croirait ruiné ou tout au moins en fâcheuse situation. La robe de la femme est le drapeau de l’association conjugale. L’œil de ses amies excelle à déchiffrer l’âge de ses vêtements. Si son chapeau, si son manteau datent, on croira qu’elle n’a pas pu les renouveler. Et par une sorte de loi absurde et inéluctable, il s’ensuivra une dépréciation de sa valeur sociale. Elle tombera, sinon dans l’estime, au moins dans l’estimation de son entourage. Pour se payer le luxe de garder tout au long de sa vie la même forme de robe ou de chapeau, une femme devrait être tellement riche et tellement généreuse, qu’on ne pût imputer ni à l’avarice, ni à la gêne cette fidélité.

Il faut encore subir la Mode afin de plaire. Mais dira-t-on, pourquoi faut-il plaire ? Pour bien des raisons. D’abord, la femme doit plaire parce que c’est une de ses raisons d’être. Tout en elle n’est-il pas fait pour séduire et charmer ? Le désir de plaire l’anime. Qui n’a mesuré l’extraordinaire pouvoir d’un mot de louange sur une femme ? Or, dans l’attrait qu’elle exerce, sa grâce et sa beauté jouent un rôle important, et aussi la façon de servir cette grâce et cette beauté. Pourquoi abandonnerait-elle ces légitimes moyens d’action ? La femme recèle comme la fleur l’avenir de la race, elle a droit aussi à la corolle.

Ensuite, plaire, c’est s’accroître. C’est marquer une conquête sur la nature. C’est une acquisition sur la créature primitive. Et tous les efforts des humains n’ont-ils pas toujours tendu à se cultiver, à se perfectionner, à embellir la vie ? De ce point de vue, l’élégance est un progrès. Une femme doit se parer, non pas pour être mieux que les autres, mais pour être mieux qu’elle-même.

Une femme doit plaire encore dans l’intimité du foyer, pour garder son prestige vis-à-vis de son compagnon d’existence. Fi de celles qui se montrent trop volontiers en vieille robe de chambre ou en savates éculées. Pour entretenir le culte, il faut parer l’autel.

Elle doit plaire, enfin, pour se défendre contre les attaques de l’âge, pour s’affermir contre lui, pour reculer l’heure du déclin. Souci pathétique, digne de respect et de pitié.

Donc, il faut plaire. Or, la femme ne peut plaire que dans les lignes auxquelles nos yeux sont accoutumés. Feuilletez un album de gravures de modes. Celles qui datent de cinq ans nous paraissent surannées, touchantes et comiques. On s’écrie : « Comment les femmes ont-elles pu avoir des manches pareilles ? » Le regard oublie aussi vite qu’il s’habitue, en matière de costumes. En s’écartant de la mode, on s’enlève des chances de plaire. Force est donc de la suivre.

Mais il faut le suivre de loin, et non point jusque dans ses excès. Il faut s’en inspirer, lui prendre ce qu’elle a de gracieux. Il ne faut pas qu’une femme, dans la rage d’être à la mode, abdique son goût personnel. Et le cas est fréquent. Telle mode avantage une femme, telle autre mode la désavantage. Va-t-elle donc les suivre aussi étroitement l’une et l’autre ? Non. Telle mode est fort coûteuse. Telle autre l’est moins. Il faudra par conséquent, avant de les suivre, consulter ses ressources. Il importe de garder, même sur ce terrain, l’esprit de réflexion, d’examen, d’harmonie, nécessaire à tous les actes de la vie.

De la discussion.

Persuadons-nous bien que les neuf dixièmes des discussions sont fondées sur des malentendus. Et parfois sur des malentendus matériels. On écoute si peu les autres… Mais c’est souvent sur les définitions qu’on s’est mal entendu. Mettez-vous bien d’accord sur la signification des mots, sur l’objet de la discussion. Et vous verrez que vous serez d’accord, ou près de l’être, sur le fond même de la question. Cette crainte du malentendu est d’ailleurs excellente en tous cas. Elle met de la prudence, de la modération, de la clarté dans la discussion. Elle fait frein.

Le malentendu ne préside pas seulement aux querelles. Il se glisse silencieusement entre deux adversaires qui s’imaginent nourrir de mutuels griefs. Ils ne s’en sont jamais expliqués. Y parviennent-ils ? L’erreur et la vindicte se dissipent en même temps.

On ne saurait trop mettre les enfants en garde contre cet incessant danger. Il est même peut-être plus général encore qu’on ne pense. Deux êtres, animés du désir de s’ouvrir l’un à l’autre, de se pénétrer, ne se comprennent jamais complètement. L’un et l’autre ne donnent point aux mots le même sens. Chacun sert et suit sa pensée. Il semble que les langages humains soient encore des instruments imparfaits de compréhension. La vie n’est peut-être qu’un long malentendu.


Il faut apporter dans la discussion une large tolérance. On n’y peut parvenir qu’à la condition d’être animé de l’esprit d’examen, c’est-à-dire de l’esprit de science. En effet, ses doctrines sont sans cesse perfectibles, sujettes à révision. Elles sont fondées sur l’hypothèse, à la merci d’une découverte nouvelle. Elles ont un caractère transitoire. Ce ne sont que des travaux d’approche, des étapes vers le vrai. Aussi leurs adeptes, si passionnément qu’ils y soient attachés, ne les affirment-ils jamais avec une lourde assurance. Ils ménagent un adversaire dont ils respectent la sincérité et dont ils craignent de froisser les convictions. Car ils admettent qu’on en puisse avoir d’autres que les leurs.

Au contraire, un esprit de dogme et de passé n’imagine pas qu’on puisse avoir un autre avis que le sien. L’excellence de ses opinions lui apparaît évidente. Parlant de sa cause, de ses journaux, de son patriotisme, il dit : « la bonne cause, la bonne presse, de bons français. » Il a le monopole de ce qui est bon. Il en tient brevet. Sa croyance est si absolue qu’il se défend d’y réfléchir, car réfléchir c’est discuter avec soi-même. Ses principes lui apparaissent si parfaits qu’il les expose avec une impassible puissance, sans soupçonner qu’on puisse penser autrement. Quand il laisse tomber la vérité — sa vérité — de ses lèvres, il ne conçoit pas qu’il puisse blesser quelqu’un. Ainsi écrase-t-on avec sérénité le pied du voisin, justement parce qu’on ignorait qu’il fût là. Force apparente, réelle faiblesse.

Assurons-nous donc cette discrète supériorité dans la discussion, que donne seul l’esprit d’examen.


Avant de formuler une opinion, dites : « Je trouve que… » Ou bien débutez par : « A mon avis… » Cela vous fait sourire, cela n’a l’air de rien. Cela semble une simple forme de langage. Et pourtant cela suffit pour plier l’esprit à la tolérance ; pour lui représenter, chaque fois, qu’il s’agit d’une opinion personnelle et que d’autres peuvent penser autrement.

Faites dire à vos enfants : « Je trouve que… »

Éducation sexuelle.

Depuis une vingtaine d’années, de sérieux efforts se sont exercés en faveur de l’éducation sexuelle. Un véritable apostolat s’est efforcé d’arracher le manteau de honte qui cachait les maladies vénériennes et les rendait d’autant plus graves qu’elles étaient inavouables. D’excellents petits livres, écrits même par des mamans, ont montré comment initier les jeunes filles aux choses de la maternité. Besogne d’autant plus utile que l’éducation bourgeoise, prenant l’ignorance pour l’innocence, avait creusé un fossé profond entre la vie de la jeune fille et la vie de la femme. Qu’une main malhabile le lui fît franchir, elle risquait d’en rester blessée à jamais.

Mais ces généreuses tentatives se heurtaient à de trop lourds préjugés pour provoquer un de ces courants qui emportent la foule. Elles n’ont même pas créé une mode, donné le ton. Et la moitié de l’humanité, par la contagion ou l’hérédité, est touchée par la syphilis. Et la moitié des mariages est faussée dès l’origine par une « effraction » imprévue. C’est à chacun de nous qu’il appartient de reprendre l’œuvre des apôtres de la franchise, d’apporter la lumière à notre foyer, de faire lever doucement cette aube…


Car c’est bien le point capital : il faut agir par progrès insensibles, comme croissent les êtres, comme se lève l’aurore. On procèdera lentement et on procèdera aussi naturellement. C’est-à-dire qu’on lancera peu à peu des idées ou des mots que les convenances réprouvent, mais qu’approuve la raison, en paraissant trouver cela naturel, en les sortant le jour où pour la première fois l’occasion opportune s’en présente dans l’entretien.

C’est le mystère jeté sur toutes les choses de la génération qui leur a donné un goût de perversité. Dit-on à un enfant qui n’achève pas sa phrase : « Voyons, accouche » ? Le mot lui paraît scabreux, honteux même. Le mot lui eût semblé naturel comme la chose elle-même, s’il n’avait pas été défendu, si ses parents l’avaient placé dans la conversation, paisiblement, sainement, comme les mots naître ou mourir.

C’est pour cet enseignement surtout qu’il ne faut pas monter en chaire. Il n’est pas de pire méthode, pour un père ou pour une mère, que d’initier leur enfant un jour avec solennité. Tout au contraire, c’est l’œuvre lente par excellence.


On ne répètera jamais assez, à propos d’éducation sexuelle, ces trois mots : lenteur, opportunité, naturel.

Il est bien entendu qu’elle ne peut être entreprise sainement que dans la vie de famille, par le contact fréquent des parents et des enfants. Pendant des siècles, peut-être, tant que l’esprit général ne sera pas redressé, tout ce qu’un enfant apprendra sur ce sujet par ses camarades aura un goût de fruit défendu, un relent de vice. Les plus belles notions seront confondues avec l’obscénité et la pornographie.


Il va de soi que la vie à la campagne — fût-ce pendant quelques mois de l’année — favorise singulièrement cette éducation. L’exemple des plantes et des animaux familiarise les enfants avec tous les mystères de la reproduction. Quand ils ont disséqué les organes de la génération de la fleur, qui ressemblent si étroitement à ceux de la génération humaine, quand ils ont vu mener la vache au taureau, naître les petits lapins, le veau et le poulain, la procréation n’a plus pour eux de mystère ; elle leur paraît simple et sainte et ils en parlent avec autant de naturelle candeur que des autres rites de la vie.


Il est presque impossible de donner un conseil d’ensemble sur la conduite à tenir au moment de l’éveil des sens chez un garçon. Car c’est bien là que s’applique le précepte : « Il n’y a pas de règles générales. Il n’y a que des cas particuliers ». Tantôt cet éveil est tardif et tantôt précoce. Chez les uns cet éveil sonne en fanfare. Chez les autres il demeure un demi-sommeil. On ne peut que mettre en garde et en armes les tempéraments impérieux — dont on s’exagère peut-être le nombre et les exigences — contre les deux grands risques de la maladie et de l’enfant, leurs suites irréparables. Pour tous ceux que ne dominent pas leurs sens, le mariage jeune, très jeune, apparaît de beaucoup la meilleure solution.


Persuadons-nous qu’on peut arriver à tout dire aux enfants. Cela dépend de la manière de dire et aussi des mœurs admises. La preuve ? Les opéras que les pures jeunes filles de la bourgeoisie vont entendre, racontent souvent d’affreuses histoires. Après un mariage clandestin contre le consentement des parents, un jeune homme de vingt ans s’introduit la nuit chez une jeune fille de quinze ans par une échelle de soie. C’est Roméo et Juliette. Une jeune fille a un enfant, d’un séducteur qui l’a tentée avec des bijoux. Elle tue son enfant. C’est Faust.


Que de femmes ne surveillent pas leur corps, par cette répugnance, cette honte qu’on a mises autour de lui. Il y en a qui cachent des maladies de leur sexe, par fausse pudeur, et jusqu’à en mourir. Il y en a bien plus encore qui négligent — et la frivolité de l’éducation se conjure ici avec le mépris du corps — le soin d’hygiène élémentaire et capital d’avoir le « corps libre ». Elles se soucient plus de leur robe que de la garde-robe.


Il faut agir en matière de lecture comme en matière d’éducation sexuelle. C’est-à-dire éviter de donner l’impression, l’attrait malsain du défendu. Puis allonger progressivement, insensiblement les rênes. Suivre la taille, qui elle aussi grandit sans qu’on la voie grandir. Et toujours garder un ton naturel, sain. Il faut arriver à ce que l’adolescent demande librement :

— Est-ce que je peux lire ça ?

Afin de pouvoir lui répondre avec simplicité :

— Oui.

Ou :

— Plus tard. Ça ne t’intéresserait pas encore.

Au surplus, la curiosité varie énormément d’un enfant à l’autre. Je suis d’avis de leur laisser beaucoup de liberté, de leur permettre un maximum. Qu’importe ? Ce qu’ils ne comprennent pas ne les intéresse pas.

Et quant aux livres vraiment mauvais, d’une perversité voulue, le mieux est de les mettre totalement hors de vue. Je ne sais pas de pire méthode que de coudre des pages. Voilà qui éveille l’idée et la tentation du fruit défendu !

Mariage, Amour, Famille.

Quelle idée du mariage souhaitons-nous donner à nos enfants ? C’est de ce seul point de vue qu’il importe d’examiner la question conjugale en matière d’éducation. C’est pénétrés, nourris de cette idée qu’ils aborderont et qu’ils résoudront plus tard ce grave problème. Leur sort en dépend. Elle vaut donc qu’on y réfléchisse. Et cette opinion — comme toutes les autres opinions — nous la leur communiquerons surtout par nos entretiens, par nos propos parfois les plus incidents, et par notre propre attitude.

Il faut donc prendre parti. Devons-nous soutenir le mariage ou le combattre, le vanter ou le décrier ?

J’estime qu’il faut prendre la défense du mariage. Tout imparfait, tout précaire qu’il soit, de fortes raisons plaident pour lui. Il est la solution de moindre inconvénient. Dans le moment présent, il est, pour un couple, la formalité nécessaire, qui le met en règle avec la société et lui ouvre les portes. Il est le passe-port et le passe-partout. Lui seul permet au père et à la mère de se prolonger ouvertement dans leurs enfants, car lui seul leur permet de les avouer, de les garder, de les élever selon leur pensée, de leur léguer leur nom, leurs reliques et leurs biens.

Le mariage ne fait que consacrer un groupement dont on doit souhaiter la force et la durée. Car la famille, limitée aux parents et aux enfants, constitue la vraie cellule sociale, microcosme où jouent déjà ces vertus d’association dont l’essor doit sauver le monde.

En contraste avec l’égoïsme du célibat, le mariage apparaît en effet une longue épreuve d’altruisme. La vie conjugale contraint à penser aux autres, à travailler pour les autres. Le renoncement, la tolérance, s’y exercent incessamment. Elle n’est qu’une longue suite de concessions mutuelles. En boutade, on pourrait appeler le mariage une concession à perpétuité.

Puis le mariage est dans le sens de l’avenir. La tendresse s’affine et s’épure à travers les siècles. Le monde primitif, le passé barbare, évoquent la promiscuité animale, le « toutes à tous ». Le monde futur réalisera peut-être l’union mûrement délibérée, respectée sans effort ni contrainte, sous la devise « Une seule pour un seul ». D’ailleurs, chaque homme, qui recommence et refait pour son compte toute l’histoire de l’humanité, passe par toutes ces étapes. Il est d’abord le collégien qui désire toutes les passantes ; puis il devient peu à peu plus exigeant, et son choix, de plus en plus rare, tend enfin vers une seule femme.

A quoi bon arracher le sceau légal attaché par le mariage à ces deux grands besoins qui mènent la créature et qui dureront tant que battra un cœur humain : s’appuyer sur un autre être, et se survivre par l’enfant ? Du fond de l’avenir, des révolutions grondantes peuvent accourir, tout abattre pour tout restaurer. Elles n’aboliront pas le sens de la paternité, claire raison de vivre, douce tyrannie que l’homme subit sans révolte, culte qu’il sert dans la ferveur, foi modeste qui possède pourtant, comme ses sœurs altières, ses sacrifices, ses tentations, sa vie future, ses extases, ses mystères et ses grâces, humble religion qui survit à toutes les religions… Des cataclysmes d’idées, des déluges de sang peuvent bouleverser le monde. Ils n’aboliront pas cet instinct qui, aux sommets de la joie et de la souffrance, dans l’amour et la détresse, jette l’homme contre un sein de femme et, dans un élan de tendresse ou de compassion, ouvre les bras de sa compagne sur le doux refuge d’oubli, l’asile voluptueux et maternel…

Il faut donc réagir, dans l’esprit de l’enfant, contre ce continuel dénigrement du mariage que propagent tant de refrains, de satires et de vaudevilles et dont nos faciles plaisanteries — sans doute par un besoin de revanche contre les petites misères de la vie — se font trop volontiers l’écho.

Railleries tellement répandues, tellement admises, qu’une pièce, un roman, ne peuvent pas mettre en scène des époux amoureux sans paraître ridicules et surannés. L’incompatibilité entre le mariage et l’amour est si solidement établie que, pour un passant dans la rue, un couple enlacé n’est jamais un couple marié.

S’il importe de ne pas représenter, aux yeux des enfants, la vie au-dessus du plan du réel, il importe tout autant de ne pas la leur représenter au-dessous de ce plan. Ayons donc le petit courage d’affirmer, en dépit de la littérature et de nos facéties, que s’il n’existe guère de ménages d’amour au sens parfait du mot, il existe par contre nombre d’unions tendres, fortes et durables.

N’en voit-on pas, de ces couples parvenus à leur automne, où l’on sent que les deux compagnons s’estiment toujours et se plaisent encore. Attentifs l’un à l’autre, appuyés l’un à l’autre, ils résistent au temps et à la vie. Les souvenirs purs et frais des primes années ont laissé dans leur cœur un parfum qui ne s’évanouit pas. Puis les enfants, tant de peines et de joies partagées, l’habitude, les liens de la chair, les mutuelles confidences, ont tissé entre eux une trame innombrable et solide. Et cette trame leur est précieuse. Car elle est leur œuvre, elle est née de leur effort, comme la maison qu’ils ont bâtie, le jardin qu’ils ont cultivé. Oui, les inévitables intempéries ont défeuillé la fleur printanière. Mais elles ont découvert et fécondé un solide fruit de tendresse, dont le suc tonique reste le grand cordial, aux heures d’épreuve… Et c’est encore une très belle réalisation.

Montrons aussi aux enfants que la grande chance et la meilleure garantie de bonheur sont dans le libre choix des fiancés, où ils puissent longuement s’éprouver, reconnaître entre eux l’entente et l’attrait, aussi bien les affinités morales que les affinités physiques, dont la place est si large dans la vie à deux. Une telle union ne promet-elle pas plus de sécurité que celles ou présidèrent l’intérêt, le caprice romanesque, un fade arrangement ? Devant de tels gages, inclinons nos préférences personnelles. Réservons simplement notre droit de contrôle et ne l’exerçons qu’au cas où nous aurions découvert chez le prétendant une tare ineffaçable.

Les conversations et les lectures donnent aussi à l’enfant des idées faussées et contradictoires sur l’adultère. D’une part, dans nos propos, nous le traitons en gaudriole. Un homme est-il trompé ? Il est comique. On lui fait les cornes. On l’appelle cocu. Et l’on passe gaiement. Et, d’autre part, les faits-divers sont rouges des drames d’adultère. Le cocu devient tragique. Il tue. Son geste paraît si légitime que le jury l’absout et que la justice lui accorde « l’excuse légale » s’il abat sa femme en flagrant délit… L’enfant recueille ces propos et ces exemples incohérents. Qui croire ? En fait, la vérité est entre ces deux erreurs. L’adultère ne mérite ni l’humour ni la mort. Il n’est point si facile, ni si aisé, ni si gracieux. Il impose, à ceux qui le commettent, toutes sortes de lâchetés, d’entraves, d’humiliations, de mensonges, d’effrois et d’alertes. Il inflige, à ceux qui en souffrent, d’indicibles chagrins. Et, par ailleurs, pour tous ceux qui portent haut le respect de la vie humaine, il n’est pas de défaillance qui exige du sang, pas de cas passionnel qui ne se résolve autrement que par le meurtre.

Les enfants — qui voient tout — voient autour d’eux des ménages se rompre. Accoutumons-les à l’idée que le divorce est juste et logique pour deux époux sans enfant qui se sont trompés l’un sur l’autre, ou l’un l’autre. Mais convenons qu’il apparaît insuffisant, médiocre et boiteux, dès qu’il s’agit d’un père et d’une mère. L’enfant est entre eux, qui les tient par la main. Il les unit d’un lien qu’ils hésitent à trancher. C’est seulement quand les petits sont capables de s’envoler du nid que les parents peuvent l’abandonner à leur tour.

Mais notre propre exemple, notre propre attitude, sont encore les meilleures leçons des choses du mariage. Évitons donc avant tout ces discussions, ces disputes, qui frappent l’esprit des enfants et finissent par y associer les deux idées de querelle et de ménage. Au contraire, quel merveilleux enseignement donne le spectacle d’un foyer où les époux en tous points se concertent et se mettent d’accord. Ministère en miniature, où les deux dirigeants se partagent, à pouvoir égal — car la femme tend très justement à devenir l’équivalente de l’homme — les divers portefeuilles selon leurs aptitudes et non plus selon les traditions : à l’un les finances, les affaires étrangères ; à l’autre l’intérieur, le commerce…

C’est au foyer qu’on apprend toute la délicate conduite de la politique ménagère. Depuis les petites opportunités, celle de ne pas quitter trop tard le négligé du matin, de ne pas chausser trop tôt les pantoufles du soir, jusqu’aux grandes opérations de police, où l’on évince du pouvoir ceux qui tendraient à l’usurper, amis trop assidus, parents trop tyranniques… Politique au grand jour, qui montrera le bienfait de la franchise, de la clarté, des ententes explicites, incessantes, et qui laissera dans l’ombre les aveux inutilement pénibles d’où naissent les conflits.

C’est à l’école du foyer qu’on prend les grandes leçons d’indulgence et de mansuétude, en particulier à l’égard de ces caprices, de ces changeantes humeurs qui sont souvent chez la femme des reflets de sa santé.

C’est là enfin que s’acquiert l’art charmant des prévenances, des attentions, tout cet actif échange, si nécessaire à la durée de la tendresse entre deux êtres : cadeau qui fête les dates heureuses, fine louange qui ensoleille une âme féminine, continuel « souci de l’autre », de lui assurer sa joie, toute sa joie. Certes, l’enfant ignore bien des rites de ce culte assidu et fervent, ceux surtout qui valent à un homme d’être appelé par sa compagne — de quelle voix reconnaissante — un « bon mari ». Mais d’aimables images sont tombées dans sa mémoire. Plus tard il en saisira le sens profond, la portée cachée. Il comprendra que le symbole du mariage est un solide autel bâti d’estime et de confiance, où ne doit pas s’éteindre la flamme du plaisir.


Pour l’amour comme pour le mariage, une seule question s’impose, du point de vue de l’éducation : quelle idée de l’amour souhaitons-nous donner à nos enfants par notre continuel enseignement, afin de les préparer à la vie ?

Ah ! Bien plus encore que pour le mariage, il importe de redresser les notions convenues qui traînent dans les livres, les pièces, les conversations, partout. Toute notre littérature se nourrit de l’amour. Les opéras chantent l’amour. Les tableaux, les statues, illustrent l’amour. L’art tout entier s’inspire de l’amour, sent l’amour, sert l’amour. Et nous respirons un immense mensonge. Jamais la représentation de la vie ne s’est tant écartée du réel. Sans cesse, elle tend à nous montrer l’amour facile, l’amour sans risques, l’amour parfait. Or, il n’est pas une aventure, pas une seule, où l’homme ne se heurte à la crainte de la maladie ou à la crainte de l’enfant. Dans l’aventure mondaine, la femme jette autour de ses reins une invisible ceinture de stérilité qu’il faut tourner avec toutes sortes de ruses amoindrissantes, de soucis triviaux, sans s’affranchir pourtant d’une longue suite de bas soucis. Et l’aventure galante, où le plaisir s’apaise à la source banale, empoisonnée par d’innombrables passages, apparaît encore plus décevante en ses fraudes ou tragique en ses dangers.

Et nous nous faisons les complices de cette énorme duperie, par nos propos. Nous jonglons légèrement avec ces lourds périls. Nous servons de fades lieux communs avec un clignement d’œil, un bon rire gaulois. L’enfant illégitime ? « Péché de jeunesse ». La maladie ? « Coup de pied de Vénus ». Quitte d’ailleurs à déjuger nos paroles par nos actes, en accablant de la même honte impitoyable, de la même réprobation féroce, la fille-mère et le vénérien.

Il faut dénoncer un autre délit de la littérature : elle nous représente la fréquence et la durée du « grand amour », d’un amour si grand qu’il emplisse toute une existence d’une immuable félicité. Le grand amour… On le voit apparaître dans tous les romans, dans toutes les comédies. Où le voit-on dans la vie ? A feuilleter les Mémoires du passé, à regarder autour de soi, on constate vite que — sauf chez quelques êtres d’exception — il n’est point de passion qui demeure étale, qui se soutienne d’une ardeur fixe tout au long d’une existence. On s’aperçoit que tout s’effrite, se ride et fléchit, et que l’amour vieillit encore plus vite que l’amoureux. Peut-être faut-il discerner encore, dans cette croyance au grand amour, au long amour, une prévision d’une humanité supérieure où tous les êtres seraient enfin fidèles et resplendiraient de cette noblesse, de cette force et de cette beauté que donne la constance. Mais ces temps ne sont pas venus. Il n’est pas plus d’amour inaltérable que de jeunesse éternelle. Ah ! Si l’on pouvait lacérer tout ce décor d’illusions, briser tous ces mensonges dorés qui flattent et reflètent notre espoir d’absolu. Si l’on pouvait faire admettre que le bonheur est relatif et la passion saisonnière… Parmi ces couples qui se jettent au grand amour, d’une ruée farouche et parfois meurtrière, il en est qui renonceraient au voyage, d’autres qui du moins en apercevraient d’avance le terme. Que de déceptions, de drames évités…

Est-ce à dire que l’amour ne soit pas important ? Nullement. Il suffit d’interroger l’histoire présente ou passée pour se convaincre qu’il est partout, au centre de tout, qu’il anime tout. Ce n’est pas seulement dans un crime qu’il faut « chercher la femme ». Mais derrière tous les gestes de l’homme, des plus bas aux plus nobles. La conquête de l’argent, celle du pouvoir, qui semblent les grands mobiles humains, ne sont elles-mêmes que des moyens de conquérir la femme. Le désir mâle dresse l’axe du monde. Oui, l’amour est important. Mais c’est à cause de cette importance même qu’il ne faut pas le montrer sous des traits faux et fardés à ceux qui découvrent la vie. Il ne faut pas que l’enfant croie le plaisir si facile, ni l’amour si fréquent…


Au moment où l’évolution féminine s’accélère et se marque, il peut être intéressant d’examiner si elle influencera l’amour, s’il y aura quelque chose de changé dans ses modalités, du fait que la femme s’affranchit, se réalise et devient vraiment la moitié de l’humanité. A mon sens, on n’en peut pas douter. Il semble bien que la femme doive payer la conquête de ses droits sociaux. Et sur quel terrain devra-t-elle reculer, sinon sur celui où s’exerçait souverainement son empire ? Voici donc la prédiction qu’autorise et qu’impose l’inéluctable loi d’équilibre et de compensation : ce qu’elle gagnera en pouvoir visible, la femme le perdra en pouvoir caché.

Il s’agit d’abord d’une diminution de ferveur. Car la galanterie n’est que le signe sensible du culte dont la femme était l’objet, du pouvoir secret qu’elle exerçait sur l’homme. Et ce pouvoir était formidable. Injustement opprimée par la loi du mâle, contrainte à la ruse à défaut du droit, elle avait dû dans l’ombre aiguiser ses armes naturelles, son charme et sa beauté, ses dons d’attrait et de séduction. Par sa dureté même, l’homme obligeait la femme aux souples habiletés. Pour lutter contre lui, elle dut tendre des pièges, dont sa grâce était l’appât. Mais réduite à jouer ce rôle secret, elle s’y montra merveilleuse. Le langage même de l’amour peignait sa souveraineté. Elle était l’idole. Elle était la maîtresse. Le tyran lui parlait à genoux. Et ce fut sa revanche continuelle… La loi disait rudement : « La femme doit suivre son mari ». Mais, dans la rue, le mari suivait les femmes. On la chassa du trône : mais elle régna sur les rois. Elle mena la planète sans jamais se montrer et, par là, fut divine.

On avait fait d’elle une créature rare, distante, convoitée, refermée sur elle-même, défensive. Soit. Elle usa, pour parvenir à ses fins, de son prestige mystérieux. Sa moindre démarche troublait et flattait l’homme en place. Il était prêt d’avance à l’écouter et à la satisfaire. Il l’attendait dans une petite fièvre, après un coup d’œil à la glace et un coup de doigt à la moustache. Et si elle obtenait tant avec un sourire, que n’obtenait-elle pas en accordant davantage ?

C’est cet empire secret qui va peut-être resserrer ses frontières. C’est sur cette carte du Tendre que la femme nouvelle va peut-être abandonner du terrain. Sortie du temple où l’avait reléguée l’homme et prenant place au forum, elle ne connaîtra plus tous les rites du culte ancien. Dès son avènement au grand jour, elle devra laisser tomber son voile de mystère et combattre à visage découvert dans le duel de l’amour.

Est-ce à dire que les deux rivaux vont subir une métamorphose complète ? Que la femme va perdre sa coquetterie, ses charmantes pudeurs, ses grâces émouvantes, son bel idéal de tendresse dévouée, de passion absolue ? Que l’homme n’aura plus ce constant désir d’éblouir, de vaincre sa chère ennemie, et aussi de se réfugier contre elle ? Non pas. Ce sont des traits de l’espèce, des raisons d’être.

Mais dans ce combat, les armes seront désormais presque égales. Il y aura, dans les aveux, une sorte d’équivalence et de réciprocité. On a vu tout ce qu’ont acquis de résolution, de force décidée, les femmes nouvelles qui travaillent. Elles savent ce qu’elles veulent et ce qu’elles valent. Cette autorité, elles l’apporteront partout. La vie sentimentale y gagnera en franchise. Il y aura moins de madrigaux, mais plus de sincérité, moins de papillonnages autour de la fleur rare, mais moins de fleurs délaissées. Combien de destinées en deviendront meilleures ! Combien de malheureuses ont soupiré en vain après le compagnon souhaité qu’elles aimaient secrètement. Peut-être eût-il été heureux de se savoir préféré. Mais il ne savait pas. Et il passait. Vienne, après le règne des paupières baissées, celui des regards droits, et c’en sera fini de ces injustes souffrances.

Plus audacieux, mais plus réfléchi, plus consenti, le don de soi apparaîtra plus noble. Tout libre-échange fait passer sur les frontières un grand souffle salubre.


La vraie famille se limite au groupe parents-enfants. Déjà, l’affection véritable n’est pas si fréquente entre frères et sœurs. Pourquoi tenter de l’étendre ? Le cousinage n’est que la caricature de la famille. Il en souligne les défauts sans en montrer les qualités. Il suscite la jalousie sans éveiller la solidarité. Les gens que l’on contraint de s’aimer inclinent à se détester. Ils ont, dira-t-on, des souvenirs communs ? Mais ils profitent de se connaître pour se mieux déchirer. Les soucis d’héritage enveniment encore ces querelles. Le cousinage semble avoir été inventé par les notaires.

Faisons donc table rase de ces parents éloignés qu’on ne rencontre que dans les mariages et les enterrements. S’il en est qui nous plaisent, tant mieux. Rien ne nous empêche de les attirer.

A la famille imposée, substituons la famille d’élection, celle que constituent les amis que nous nous sommes donnés. Là, point de vilains soucis d’argent. Mais des affinités qui se sont reconnues. Si notre choix fut mauvais, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Du moins sommes-nous libres de le répudier. Certes, tout est précaire, tout est fragile, même l’amitié. Ces liens ne sont pas indissolubles. Mais nous chercherons à les entretenir, parce que nous les avons spontanément tressés.

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