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Les mains propres : $b Essai d'éducation sans dogme

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CHAPITRE II
LE TEMPS

La foi dans l’avenir. — La connaissance de l’avenir. — Le présent vaut le passé. — L’héritage du passé.

Foi dans l’avenir.

Nous aussi, nous croyons à une vie meilleure, à une vie future. Mais nous ne la garantissons pas dans cet au-delà de la mort que nul encore n’a sondé d’un regard certain. Notre vie meilleure, c’est celle de nos descendants. Notre vie meilleure, c’est l’Avenir. Elle n’est pas dans le ciel. Elle est sur la terre. C’est la vie que nous forgeons pour ceux qui nous succéderont. Nous y croyons parce que nous y travaillons, parce qu’elle est le prolongement de notre vie. Voilà l’acte de foi qui doit nous soutenir au cours de notre existence. Cette vie meilleure, nous ne l’attendons pas dans la résignation, sous le joug des dogmes. Nous la préparons, nous apportons notre humble pierre à l’édifice, dans le courage et l’allégresse.


Devant les vagues monstrueuses, stupides et magnifiques qui se jettent et se brisent contre la jetée, je pense que les hommes ont dompté les forces extérieures de la nature et qu’ils n’ont pas encore dompté les forces intérieures, c’est-à-dire celles qui sont en eux : la colère, la haine, la méchanceté, celles qui les poussent à nuire, à tuer… Ils ont asservi les flots, les vents, la foudre ; ils n’ont point encore refréné leurs instincts barbares.

Mais qui donc aurait osé prédire aux premiers hommes ces victoires sur la nature déchaînée ? Et qui peut assurer que les hommes futurs ne couronneront pas cette victoire, en l’achevant sur eux-mêmes ?


Dans les grandes maladies qui frôlent la mort, les êtres se montrent souvent si beaux, si grands, si délicats, si exquis, si touchants, qu’ils dévoilent une humanité supérieure.

Ils montrent ce qu’ils auraient pu être, ce qu’ils auraient été s’ils avaient pu se libérer de toutes les entraves qui les retenaient de montrer le meilleur d’eux-mêmes.

On dirait qu’au seuil de la mort ils voient l’avenir des hommes et déjà le réalisent.


J’entends des gens dire que nous avons la même mentalité que l’homme des cavernes, que la morale n’a pas fait de progrès, parallèlement à la science et sous son influence.

Est-ce bien sûr ? Et surtout s’est-il écoulé assez de temps pour que ces progrès nous soient sensibles ? Les phénomènes d’évolution, ceux qui ont sculpté la surface de la terre, ceux qui ont peu à peu réalisé l’être humain, sont tellement lents, exigent tant de milliers d’années !

Les notions acquises depuis quelques siècles seulement modifient peut-être l’esprit de l’homme. Mais l’empreinte n’est pas encore assez profonde pour que nous discernions ce relief nouveau.

Prenez en exemple la conception de l’infini, la conception qu’il y a des astres derrière les astres, qu’il n’y a pas de limites à l’espace. Elle est récente, puisque les anciens voyaient un univers borné, voûté. Elle est fille de l’astronomie moderne. Or, cette notion de l’infini, de notre terre perdue comme un grain de boue, comme une cellule isolée d’un organisme immense, cette notion n’est-elle pas pour nous montrer la petitesse, la vanité de nos querelles, de nos luttes, et par conséquent pour améliorer peu à peu la morale ? Ne donne-t-elle pas à l’esprit une sorte d’apaisement bienfaisant, cette sérénité de l’aéronaute ou de l’aviateur qui vogue dans l’espace ? Peut-être cette influence d’une vérité neuve s’exerce-t-elle en ce moment même sur nos cerveaux ? Peut-être modifie-t-elle le sens de nos élans, de nos aspirations ? Mais la métamorphose est trop fraîche, trop actuelle, pour que nous en prenions nettement conscience.


On dit que la science ne change pas la vie. Cependant, prenez un modeste exemple : le téléphone… N’a-t-il pas créé un état nouveau des relations humaines ? Ces gens qui sont éloignés et qui se parlent à l’oreille, qui s’entendent sans se voir, comme des aveugles séparés par l’espace et non plus par la nuit… N’a-t-il pas donné à l’amour, à l’important amour, une facette nouvelle ? Entendre une voix chère et ne pas voir le visage. Avoir un peu plus que la pensée, un peu plus que l’écriture, avoir la parole… et n’avoir pas les lèvres. Et si chacun voulait dresser le bilan de ce qu’il doit au téléphone, de ce qu’il a pu faire grâce à lui et de ce qu’il n’aurait pas fait sans lui, il serait bien contraint de reconnaître qu’il y a quelque chose de changé dans sa vie.

D’une façon générale, les communications rapides, transports et messages, ont rendu la vie plus sensible, en réunissant des êtres chers, en assurant de prompts secours. Elles la rendent plus dense et plus pleine, puisqu’elles permettent, dans un même temps, d’agir davantage. Et elles n’ont fait qu’ébaucher, depuis quatre-vingts ans, leur œuvre de pénétration internationale.

Il n’est pas jusqu’à la photographie qui n’ait réagi sur les mœurs. Depuis trente ans qu’elle s’est vulgarisée, on a pu, grâce à elle, prendre d’une même personne d’innombrables aspects, exacts et vivants. Grâce à elle, les absents et les morts sourient sous nos yeux. Ainsi a-t-elle fortifié les liens des générations et le culte du souvenir.


Un esprit de tradition, fidèle au passé, reconnaîtra aisément que la découverte de l’imprimerie et de l’Amérique entraîna la Renaissance et la Réforme, bref agit sur les mœurs, il y a quatre cents ans.

Mais demandez-lui si le chemin de fer et le téléphone, la sans-fil et l’aviation exerceront une influence morale, il niera.

Ce qu’il y a d’ailleurs d’un peu comique chez les zélateurs du passé, les ennemis du progrès, c’est qu’ils se servent de la science, tout en la maudissant. Ils usent de la dépêche, du petit bleu, des transports rapides, auto et chemin de fer, pour leurs affaires et leurs plaisirs. Ils vantent les vieux logis et ils les désertent. Ils dénigrent la maison moderne et ils s’y portent en foule. Ils blaguent les médecins et les appellent au premier bobo. Ils ne dédaignent ni l’ascenseur, ni l’incandescence. Et ils ne pourraient plus se passer de leur journal, vite informé, vite imprimé, vite servi…


Il y a, malgré tout, bien des raisons de croire à un progrès des mœurs, des raisons tirées de la vie courante. Ainsi, on n’abîme pas le matériel du chemin de fer, bien qu’on puisse impunément, quand on est seul dans un compartiment, obéir à un instinct de rapt et de destruction. C’est un humble et curieux signe d’honnêteté générale.


Chaque fois qu’on modifie un engin de transport en commun, on va toujours de l’inconfort vers le confort. Rappelez-vous le vieil omnibus, la diligence. Voyez les transformations successives du wagon, du tramway. N’est-ce point là un signe que l’humanité tend inconsciemment vers le mieux-être ?


Le progrès s’affranchit difficilement de la routine. Il ne s’arrache pas sans peine aux formes du passé. Ainsi, les premières automobiles étaient juchées sur de grandes roues arrière parce qu’elles dérivaient des voitures à chevaux. On n’en vint que plus tard aux petites roues égales.


Nous raillons les Anglais pour les perruques de leurs juges et le cérémonial suranné de leurs fêtes royales. Ils nous raillent pour nos barrières d’octroi et pour nos duels, parce qu’ils sont affranchis de ces usages.

Dans une mue perpétuelle, le monde se dépouille de ses vieilles plumes. Il en reste de ci, de là, quelques-unes. Et nous rions de celles du voisin.


Toutes les qualités acquises, les sentiments délicats, les fines sensations, tout ce que l’homme a conquis depuis qu’il apparut faible et nu sur la terre, me semblent comparables à cet humus qui s’est lentement déposé sur la rude écorce du globe, cet humus qui n’est que le résidu de la vie, la poussière accumulée des générations, et qui nous donne les fleurs.


Je ne sais pas de plus néfaste geste que celui de Diogène rejetant l’écuelle dont il se servait, à la vue d’un enfant qui buvait dans le creux de sa main. Est-ce qu’au contraire le progrès humain n’est pas une suite d’acquisitions ? La créature jetée nue sur la terre, peu à peu, à accru sa vie. Elle l’a parée, elle l’a embellie. Elle l’a adoucie. Supprimer l’écuelle, c’est retourner à l’état primitif. C’est marcher en arrière. C’est renier tout l’effort séculaire que représente la création de cette écuelle.

La connaissance de l’avenir.

On ne peut pas prétendre qu’on ne prédira jamais l’avenir. On prédit déjà l’avenir astronomique, le retour des éclipses et des comètes.

Or, il en est d’un geste humain comme de la marche d’une étoile dans le ciel. L’un et l’autre sont le résultat de causes déterminantes, de forces précises et qui se composent. Le phénomène terrestre est peut-être plus complexe que le phénomène céleste, mais tous deux sont du même ordre. On ne peut donc pas affirmer qu’on ne prédira pas l’un comme on a prédit l’autre.


Quelle sera la prochaine prévision ? Sans doute la connaissance exacte du temps, au point de vue météorologique, grâce à une étude méthodique de ses phénomènes et grâce à leur coordination, rendue possible par les moyens de communication instantanée, comme la télégraphie sans fil. Déjà, on annonce plusieurs jours d’avance la marche d’une inondation, celle d’un cyclone, d’une dépression barométrique.


L’usage des graphiques, des courbes qui enregistrent par exemple la température ou la pression barométrique, nous familiarise avec l’idée de la connaissance de l’avenir. En effet, si on arrête la courbe en un point quelconque, on connaît la direction qu’elle va suivre immédiatement au delà de ce point. Cette direction se confond pendant quelques instants avec celle de ce qu’on nomme la « tangente » en ce point, tangente qui nous est connue. On peut donc dire que l’on sait quelle sera la température ou la pression un peu au delà du moment présent. On a pu prédire quelques conditions de l’avenir immédiat.


S’accommodera-t-on de savoir l’avenir ? Oui. Car nous connaissons déjà une circonstance future de notre existence : nous avons la certitude de notre mort. Et nous nous en accommodons.


Les alchimistes ont cherché la transmutation des corps, c’est-à-dire l’unité de la matière. Sans doute cette notion deviendra-t-elle une vérité scientifique. De même la lecture de la pensée, qui n’est encore qu’une ressource de prestidigitateur, deviendra, elle aussi, une science exacte. Ainsi, des empiriques, guidés par un obscur instinct, ont entrevu l’avenir. Pourquoi ne soulèverions-nous pas d’autres pans du voile ?


Nous devons lutter contre une paresse de notre esprit, qui se refuse à concevoir un autre état de mœurs que l’état actuel. Bien qu’un regard jeté sur le passé suffise à nous convaincre de la réalité d’une évolution, nous avons peine à admettre que cette évolution se poursuivra. C’est ainsi que, de très bonne foi, des gens vous écrasent sous des formules comme celle-ci : « Il y aura toujours des douanes », lorsqu’on s’efforce d’évoquer un temps où les nations tireraient leurs ressources financières d’un autre système fiscal et supprimeraient ainsi une chance de guerre.


Nos descendants seraient étonnés de quelques traits de barbarie de notre époque, comme nous le sommes nous-mêmes par l’histoire des serfs qui battaient l’eau des douves afin d’apaiser les grenouilles et de protéger le sommeil du seigneur. Comme nous le sommes par ces révélations sur la saleté de la noblesse du grand Roy, sur l’absence de lieux d’aisances au château de Versailles, sur la misère des paysans réduits à manger de la terre…

Ils douteront de l’existence d’une société où l’ouvrier peinait de l’aube au soir pour subsister tandis que le financier gagnait des millions en signant un ordre. D’une société où cinq cents francs de fleurs décoraient le couvert d’un dîner, tandis que des miséreux s’alignaient aux portes des casernes en attendant une écuellée de soupe.

Ils refuseront de croire que des gabelous et des douaniers palpaient les sacs à main, tripotaient les victuailles, faisaient ouvrir les malles, violaient les intimités du linge, et fouillaient les personnes même jusque dans leurs plus secrets replis.

Ils seront stupéfaits de constater que la mémoire, la seule mémoire, donnait accès aux carrières les plus recherchées. Car, pour devenir ingénieur, médecin, professeur, avocat, officier, il fallait subir des examens qui étaient uniquement des exercices de mémoire et qui ne tenaient nul compte du caractère, de l’intelligence, ni du jugement.

Et notre hygiène, dont le taudis reste la tare honteuse, ne leur inspirera qu’un dégoût apitoyé. Ne seront-ils pas ébahis d’apprendre que nos ménagères avaient le droit — qu’elles exerçaient avec la gravité sereine du devoir — de verser sur la foule matinale, en marche vers les ateliers et les bureaux, tous les déchets, tous les détritus d’humanité, toutes les poussières, toutes les pellicules, tous les germes de mort, contenus dans les tapis, les paillassons, les plumeaux et les chiffons secoués par les fenêtres ?

Puissions-nous les étonner comme nos ancêtres nous étonnent. Car l’humanité aura donc fait un nouveau pas vers le mieux.


Les enfants se plaisent à ce jeu des anticipations, qui prennent pour eux des allures de contes de fées. Ils adorent bâtir les palais de l’avenir. Ainsi leur esprit s’aère et s’élargit. Ils se familiarisent avec l’espace et le temps. Quand je cherchais devant mon fils, tout petit, les progrès possibles de l’espèce humaine, il me disait avec un grand geste généreux : « Je te donne des siècles, je te donne des siècles… »

Le présent vaut le passé.

Chaque génération se juge supérieure à celle qui la suit. C’est évidemment une illusion, dont on retrouve la trace dans tous les livres de tous les temps. Ainsi que le disait déjà Montesquieu, si cette déchéance se marquait ainsi d’âge en âge, nous serions retournés au temps des cavernes.

Les hommes les plus intelligents écrivent ou s’écrient : « Ah ! de mon temps !… Tout s’en va… » Évidemment, ce que nous regrettons dans le passé, c’est notre jeunesse. Cette explication simpliste devrait suffire à nous garder de ce travers. Mais il y a d’autres raisons à cette singulière illusion. Ainsi, la plupart des hommes mûrs accusent les jeunes de férocité. C’est un des grands griefs de chaque génération contre celle qui lui succède. D’où vient cette accusation — évidemment fausse, car si chaque génération dépassait la précédente en férocité, nous serions en effet redevenus de véritables bêtes fauves ? Elle vient surtout d’une singulière faculté d’oubli, qui nous fait perdre le souvenir, dans l’âge mûr, de ce que nous avons été dans notre jeunesse. Un capitaine manque d’indulgence aux frasques d’un sous-lieutenant comme s’il ne se rappelait pas avoir commis des frasques de sous-lieutenant. Un père met son fils interne comme s’il ne se rappelait pas ses propres souffrances d’interne. Et, d’une façon plus générale, ces manières cassantes et roides, cet appétit ingénu de parvenir, enfin tous ces défauts inhérents à la jeunesse, nous ne nous rappelons pas les avoir eus. Nous les condamnons chez ceux qui nous suivent comme des signes nouveaux, des marques de dégénérescence. Enfin, il faut ajouter que notre propre jeunesse nous apparaît dans le lointain, tout empoétisée par la mélancolie du regret. Le passé est un jardin dont nous ne voyons plus que les fleurs.


Il faut réagir, même de bonne heure, contre notre étrange penchant de dénigrer notre temps et de trouver le passé bien supérieur. Notre présent sera le passé de l’avenir. Ne l’oublions pas. Et à ce moment-là, on le trouvera admirable.

Supposez qu’il y ait eu, vers l’an 1600, des journaux à chroniques. J’en vois une, inspirée par une invention nouvelle, et qu’on dénigre, naturellement. « Où allons-nous ? On vient de construire des moulins à eau ! Comment dire l’horreur de ce bâtiment qui s’accroupit grossièrement sur le ruisseau, jambe de ci, jambe de là, qui le barre et qui le bat ? C’en est fini de la poésie de la rivière qui serpentait librement à travers les prairies. Où est le vieux moulin de nos pères, qui tournait gaiement ses ailes dans le vent ?… »

Et à son tour, le moulin à eau est devenu le vieux moulin poétique. C’est le temps qui embellit tout.


Il en est des choses comme des actrices : on ne les trouve belles que lorsqu’elles ne sont plus toutes jeunes. Pour que nous apparaisse la beauté d’un objet nouveau, il faut du temps. Quand nos ancêtres sculptaient des cathédrales, ils n’en savaient pas toute la beauté. Il a fallu des siècles pour dégager leur sévère splendeur. Il a fallu l’éducation des yeux, le consentement des générations. A peine nos enfants commencent-ils à goûter la beauté d’une locomotive. Et nous qui donnons notre admiration aux travaux romains, nous la refusons encore à ces grands viaducs, à ces audacieuses et légères dentelles d’acier jetées en écharpe sur la gorge des montagnes.


Soyons fiers du présent. Quelle joie, quel orgueil d’avoir assisté à l’éclosion de tant de découvertes ! Plaignons ceux que l’orientation de leur esprit a détournés de goûter ces splendides, ces poétiques délices des grands horizons de science, l’air et la mer pénétrés, l’univers dévoilé, la cellule violée, l’atome grandi, la terre réduite.

L’héritage du passé.

Il serait parfaitement injuste de croire qu’on répudie tout le passé parce qu’on aime la vie moderne. On peut avoir tout ensemble le culte du souvenir et de l’avenir. On peut être épris des grandes découvertes scientifiques, en sentir l’ardente poésie, et s’attacher passionnément aux vestiges émouvants ou gracieux des époques disparues.

Nous ne sommes pas les ennemis de tout le passé. Nous voudrions garder tout ce qu’il eut d’aimable et n’abolir que ce qu’il eut de nuisible. Nous voudrions n’accepter son héritage que sous bénéfice d’inventaire, le soumettre à l’examen. Il faut trier le passé, et non pas le tuer.

On peut être remué jusqu’aux larmes par une antique maison, un bibelot vénérable, une coutume touchante, une vieille chanson, se passionner pour les annales de sa famille, pour les lieux où elle a vécu, être rassuré, satisfait de sentir au-dessous de soi des racines profondes, sans pour cela tout admirer du passé, aveuglément, en bloc, sans pour cela respecter les superstitions, les cruautés, l’ignorance, sous couleur qu’elles nous ont été léguées par les ancêtres !

Par exemple, est-il rien de plus charmant, de plus justifié, que le costume régional ? Il résulte du climat. Il est, comme la flore, le produit du sol et le reflet du ciel. Loin de le laisser disparaître, ne devrait-on pas s’efforcer de le ressusciter ?

Nous voulons également ramener les belles ruines à la lumière du jour, célébrer ainsi la durée dans ses plus nobles monuments.

Nous voulons que survivent les touchants usages, les vieilles fêtes locales, les jolies traditions. Nous voulons que refleurisse sans cesse cette guirlande légère qui court au long des âges.

Mais nous entendons alléger la chaîne pesante des préjugés qui nous rive aux erreurs du passé.


Car ces préjugés, ces traditions, ces usages, sont oppressifs. Tous exigent qu’on leur obéisse, et qu’on les suive.

Il importe donc de les examiner avant de les suivre et de ne leur obéir que s’ils apparaissent dignes d’être obéis.

Il faut rigoureusement leur demander leur origine, leurs papiers, leur justification. Ah ! c’est un jeu curieux, que d’observer ainsi toutes les coutumes, toutes les « convenances », d’un regard neuf, d’un esprit affranchi. On en voit dont éclate l’illogisme cruel. Ainsi, une société qui exalte la repopulation et qui devrait par conséquent honorer la maternité sous toutes ses formes, écrase sous la honte la fille-mère. Ailleurs, cet illogisme apparaît surtout grotesque. Voici un trait que j’en ai cité souvent. Un homme découvre la photo de sa femme enlacée à pleins bras par un galant. Altéré de sang, il fonce sur la coupable, qui reconnaît en souriant l’épreuve : c’est l’instantané d’un tour de valse, dans une garden-party. Aussitôt le mari s’écroule. Il tuait le couple immobile. Il demande pardon au couple mobile.

Sous ce jour cru, tout aspect de la vie devient un sujet d’étonnement. S’agit-il d’un repas ? Tout fait question. Pourquoi les hommes ont-ils choisi comme tenue de gala précisément celle des domestiques ? Comment tolérons-nous que des êtres, qui nous sont semblables, se tiennent debout derrière nous, nous présentant des plats, nous versant à boire ? Comment poussons-nous l’inconscience jusqu’à parler devant eux comme s’ils n’existaient pas ? Comment les femmes osent-elles s’accrocher des bijoux un peu partout, pour une courte jouissance d’ostentation et de coquetterie, quand chacun de ces grains de pierre ferait la fortune d’une humble famille, quand un rang de perles représente un collier de bonheurs ? Qui règla l’ordre des préséances ? Pourquoi place-t-on très haut certaines professions et en tient-on d’autres en petite estime ? Quelles lois mystérieuses dressèrent la hiérarchie des métiers ? On exalte le chirurgien, on méprise un peu le dentiste. Pourtant tous deux ne font que curer des parties différentes de l’individu…

Le spectacle de la rue n’est pas moins riche en surprises pour peu qu’on se soit un instant dépouillé de ses préjugés, qu’on l’examine avec un esprit tout neuf, mis à nu. On s’étonne alors que les passants s’étreignent les mains pour marquer ou feindre de la sympathie, qu’ils se découvrent le crâne pour témoigner de la déférence. Les modes deviennent des motifs d’hilarité : se parer de la dépouille des oiseaux ou des animaux à fourrure, se comprimer à la taille des organes vitaux, tour à tour s’anéantir ou s’exagérer la poitrine, l’abdomen et les hanches, tout apparaît follement jovial. Les costumes d’exception deviennent comiques. On s’aperçoit que le même bicorne coiffe la tête du général, du garçon de recettes, du polytechnicien et du gardien de musée. Pourquoi le militaire et le garçon boucher sont-ils seuls à porter au côté l’instrument de leur profession, l’un le sabre et l’autre la pierre à affûter ? On reste stupéfait de la vénération qui s’attache aux emblèmes honorifiques. Pourquoi des hommes inspirent-ils plus de respect en s’enveloppant les jambes dans l’unique fourreau d’une robe que dans les deux fourreaux d’un pantalon ? Passe-t-il un enterrement ? Stupeur nouvelle. Bien qu’ils aient l’horreur et l’effroi de la mort, les hommes la saluent comme une amie et les femmes l’honorent du même signe que leur dieu. Tous tolèrent, bien qu’ils cherchent à l’écarter de leur pensée, qu’elle s’impose en spectacle, conduite par un cocher à silhouette de polichinelle, entourée de déguisés macabres, suivie d’une foule où tout choque, la douleur vraie qui s’exhibe, et l’indifférence qui se masque mal.

Ainsi, qu’on lise un journal, un livre, ou qu’on observe la vie de ce regard dépouillé, nos mœurs ne cessent pas de surprendre. Leurs lois apparaissent incohérentes, mettant ici de la honte sur une maladie, là de la gloire sur le massacre, parfois aussi injuste dans leurs pudeurs que dans leurs enthousiasmes, dans leurs sévérités que dans leurs indulgences, dans le choix de leurs victimes innocentes que dans celui de leurs héros malfaisants.

C’est pourquoi un rigoureux examen s’impose, devant l’amas des coutumes, énorme bric-à-brac hérité d’un passé proche ou lointain, où se côtoient l’excellent et le pire, le robuste et le vermoulu, le grotesque et le charmant. Autant il importe de conserver, de consolider les bons usages, autant il est juste de travailler à détruire les mauvais.


Il en est des habitudes comme des traditions. Il ne faut leur obéir qu’après les avoir examinées. Elles servent en nous l’instinct du moindre effort. Ce sont des lignes de moindre résistance que notre esprit suit volontiers, comme l’eau qui descend au flanc des vallées suit les pentes les plus rapides.

Mais il y a deux sortes d’habitudes. La bonne habitude, c’est celle qui simplifie notre vie, en nous facilitant des actes nécessaires mais peu intéressants. Ainsi, pour tous les gestes de la toilette, le rangement d’objets dont nous usons pareillement chaque jour, l’habitude est excellente. Elle nous dispense de réfléchir, de chercher, elle nous épargne du temps, dans des besognes qui ne sont vraiment dignes ni de réflexion, ni de recherches.

Qui ne connaît la mauvaise habitude, l’ineffaçable pli de l’esprit, né de la répétition d’un acte que nous ne pouvons plus nous empêcher d’accomplir, même en nous en représentant le ridicule ou la nocivité ? Il faut la briser impitoyablement, car elle nous enlève sans profit le contrôle de nous-même et nous ravale au rang de la brute.


Si l’on réfléchissait avant d’agir… La face du monde changerait. Rien ne serait perdu, mais tout serait nouveau. On condamne, on exécute, au nom de l’usage, sans voir plus loin. Ah ! évidemment, cette règle est simple et commode. Ne rien discuter, épouser les idées reçues, respecter toutes les traditions, agir comme les autres, s’habiller comme les autres, penser comme les autres… Oui, c’est une ligne de vie qu’on serait tenté de suivre. D’autant qu’en dehors de cette voie, on tâtonne, sans guide et sous les coups. Mais c’est justement parce que cette morale est oppressive et cruelle, impitoyable, qu’on ne peut pas s’y soumettre sans lâcheté. Et puis, on ne peut plus la respecter dès qu’on l’examine.


En abordant les traditions et les usages avec circonspection, en examinant à la lumière de la raison cette floraison poussée sur la couche du passé, où le bon et le mauvais s’entremêlent, nous faisons acte de progrès. Car, en obéissant à toutes les coutumes, par simple esprit d’imitation, parce que « cela se fait », pour « faire comme tout le monde », nous nous rapprochons de la bête qui, guidée par l’instinct, accomplit toujours la même tâche avec les mêmes gestes, sans y réfléchir.


Cet instinct d’imitation, ce souci de « faire comme les autres, d’être comme les autres », sont tout-puissants. Ils n’en sont pas plus respectables. Dans une assemblée bien éduquée, il ferait beau voir que tous les individus ne fussent pas habillés de la même façon ! Avoir la même tenue que les autres… mais c’est un besoin profond. Quand un convive en redingote tombe, dans un dîner, parmi des habits noirs, pourquoi son vêtement lui pèse-t-il cent mille kilos sur les épaules, pourquoi est-il empoisonné au point de vouloir reprendre la porte ? Ce n’est pas par vanité, car même si son costume était plus fastueux que les autres, il éprouverait la même gêne. Ce qui l’oppresse, c’est que ce costume soit différent des autres. C’est un instinct si violent qu’il en est agressif. Si quelqu’un se promenait dans la rue en violet, couleur discrète mais inaccoutumée, il irait sous les rires et bientôt sous les huées. Pourtant il ne nuirait à personne, il ne choquerait aucun sentiment vraiment respectable. Mais il faut être comme les autres et faire comme les autres. Nous sommes encore des êtres d’habitude, comme ces insectes qui tuent celui d’entre eux qui, pour une cause quelconque, a cessé de leur ressembler. Nous les imitons presque. La foule a houspillé, frappé des malheureuses qui essayaient de lancer à la ville la mode, pourtant discrète et commode, de la jupe-culotte adoptée à bicyclette.


Il y a aussi, dans le respect des usages, un grand souci du qu’en dira-t-on, souci qui n’est ni très noble, ni très courageux.

Il y a enfin, dans ce respect aveugle, une grande paresse morale. Balzac dit d’un de ses personnages : « Les institutions pensaient pour lui ». Le contrôle et la critique des usages exigent en effet un effort continu.

Est-ce à dire qu’il faille s’en affranchir a priori ? Mille fois non. Encore une fois, il y a des traditions excellentes dans le legs du passé. L’important est de les discerner.


Certes, on est sans cesse obligé de faire des concessions au milieu où l’on vit. Pour rester avec ses semblables, il faut adopter la plupart de leurs conventions. Un homme à qui la langue française déplairait serait obligé de la parler en France pour se faire comprendre. Il doit obéir à la loi, aux autorités. S’il refuse l’impôt, on le vend. S’il résiste à un agent, on l’empoigne. S’il insiste, on l’esquinte. Et il n’a même pas la faculté de se retirer dans une île sauvage, car les naturels le mettraient à la broche, sous couleur, précisément, qu’il n’a pas leurs coutumes.


Il y aurait d’ailleurs un grave danger à mépriser ouvertement tous les usages reçus. On ne peut pas — à moins d’être un apôtre — vivre hors du temps et du milieu où l’on est né. A anticiper trop, on s’amoindrit inutilement, on se nuit. Et on a rarement le droit de se nuire.

Il y a des concessions nécessaires. Rien n’était plus stupide que le duel, où l’offensé pouvait se faire percer la peau par un offenseur plus habile ou plus heureux. Et cependant, celui qui refusait le duel, au nom de ses principes, se diminuait socialement, puisque sa conviction pouvait être prise pour de la crainte.

Il en est de même du mari qui se sait trompé. Il peut, intérieurement, admettre cette situation ; mais, face au monde, il se ridiculise.

De là encore, la nécessité de cacher une liaison qui, sans léser personne, heurte les préjugés… Car, en l’affichant, on risquerait de nuire à cette union même, à ceux qui l’ont contractée.

Ainsi il y a de durs compromis entre le besoin d’adapter ses actes à ses doctrines et l’impossibilité d’échapper à son époque. On n’agit pas toujours comme on pense.

Mais on peut toujours travailler à détruire pour les générations suivantes les préjugés dont on est contraint de porter le joug.


Dans cette sorte de défiance consciente contre les préjugés et traditions, on aura souvent à lutter contre le « vieil homme », c’est-à-dire celui qui garde en nous tous les instincts ataviques que nous roulons dans notre sang. C’est l’ancestral, le barbare, le féodal. Il a des réveils, des élans, et des impulsions réprouvés par l’homme de raison qui s’est peu à peu développé en nous. D’où des conflits fréquents… Il faut terrasser le vieil homme.


Nous sommes comme ces insectes qui ont des antennes et un lourd arrière-train. Nous avons des antennes qui tâtent l’avenir et nous sommes retenus dans notre marche par un arrière-train lourd des préjugés du passé.


Élevés dans l’esprit d’examen, les enfants s’exposent à ce que, plus tard, parvenus à l’âge adulte, on les accuse de vouloir tout détruire. Il serait profondément injuste de confondre l’esprit critique et l’esprit destructeur. Il est bien entendu qu’on ne peut enlever une pierre de l’édifice des mœurs sans en tenir une autre prête à lui être substituée. Toute convenance dont on croit devoir s’affranchir au nom de l’intelligence de la vie doit être remplacée par une règle meilleure.


S’il me semble juste et bon de soumettre à l’examen les traditions, les convenances, les préjugés, les habitudes, il ne s’ensuit pas qu’il faille faire fi de la règle et de l’ordre. Ce sont des directrices nécessaires à la vie de la société comme à celle de l’individu. La marche de l’univers est l’exemple parfait, le chef-d’œuvre de l’ordre. C’est une des conséquences de la loi d’équilibre à qui tout obéit. Et la règle facilite l’existence. C’est un guide, une rampe d’appui. Mais elle aussi, il faut l’examiner avant de la suivre. Elle peut être caduque, vermoulue. Elle peut nous entraîner dans des détours inutiles.

Mettons donc de l’ordre dans notre vie, mais un ordre consenti, dont nous aurons mis nous-mêmes les lois en harmonie avec le bon sens et les exigences du milieu. Donnons-nous des règles, mais des règles vérifiées, que nous aurons soumises à ce même travail de mise au point.

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