Les mains propres : $b Essai d'éducation sans dogme
CHAPITRE III
LA VIE
La vie en souplesse. — La vie est complexe. — La vie est précaire. — L’inutile tristesse. — L’harmonie dans la vie. — Le plan du réel.
La vie en souplesse.
Le XIXe siècle fut le siècle de la vitesse. Tous ses progrès sont des progrès de vitesse. On voyage plus vite, on correspond plus vite, on « portraitise » plus vite. Locomotion, télégraphie, photographie, ce sont des progrès de vitesse. On tend partout vers l’instantané. Je crois qu’après avoir progressé en vitesse, on progressera en souplesse. J’entends par là que la vie, après être devenue plus rapide, deviendra plus plastique. Ce sera — pour qui a foi dans le progrès et pour qui en voit les signes dans ces changements — la prochaine amélioration humaine.
Si l’on admet que l’enfant recommence l’humanité, en parcourt toutes les étapes, on s’aperçoit que nous progressons en souplesse. En effet, l’enfant manque d’abord de souplesse. Pour atteindre un but, il fait un mouvement démesuré, il déploie une trop grande énergie. Il commence par s’envoyer la cuiller dans l’œil pour atteindre sa bouche. C’est peu à peu qu’il calcule son geste et son effort pour obtenir le résultat avec la moindre dépense, une souple facilité.
Il en est de même dans le début d’un exercice physique, tel que l’escrime. D’abord, on se roidit, on se fatigue. Et c’est peu à peu qu’on gagne en harmonieuse souplesse ce qu’on épargne en force maladroite.
En ces matières, l’éducation tend donc à développer le moindre effort pour atteindre le but. Ainsi, le ruisseau, pour descendre de la montagne à la plaine, se trace le chemin le plus court. Ainsi le courant électrique suit la ligne de moindre résistance. Mais il ne faut pas considérer cette recherche du moindre effort comme un encouragement à la paresse ! Loin de là. Il s’agit du « moindre effort pour un résultat déterminé ». Il s’agit de la meilleure utilisation, du meilleur rendement. C’est encore le triomphe de l’élégance et de la souplesse.
Un symptôme — qui est en même temps un symbole — de cette tendance à l’assouplissement de la vie : le train était obligé de suivre sa voie ; puis l’auto s’affranchit du rail et peut, à la même vitesse, suivre son caprice au long des routes ; enfin l’aéroplane s’évade de la terre même, il a tout l’espace pour sa fantaisie.
L’idée de souplesse s’appliquera aux usages trop rigides, à ceux qu’on suit uniquement « parce que cela se fait ». On les brisera, dans le sens où l’on brise une chaussure trop étroite pour l’assouplir et l’adapter à son pied.
Elle s’appliquera aux habitudes qui, si elles nous aident parfois, souvent nous ankylosent.
Elle s’appliquera aux règles de la vie usuelle, qui ont souvent quelque chose d’automatique, d’inutilement dur. Par exemple, on se déplacera vers des villégiatures, non pas une seule fois par an comme on en avait coutume au temps des voyages difficiles, mais plusieurs fois, selon les loisirs, selon la couleur du ciel, selon les opportunités. Et déjà cette tendance se dessine. On s’échappe de la ville à diverses vacances. On va et on vient. On étend les congés des enfants, sans nuire à leurs études. Il y a plus d’aisance dans le jeu de la vie.
Il faut assouplir les règles de la vie ménagère. Elles sont trop rigides. Ainsi, quand elle « fait » une chambre, la servante ouvre la fenêtre aussi largement tous les jours. Il faudrait nuancer, ouvrir plus ou moins selon que le temps est humide ou sec, que le vent est plus ou moins violent.
Déjà, pour le vêtement masculin, nous avons suivi cette loi de l’assouplissement. Ce n’est plus la gaine étroite, l’armure rigide qui s’imposaient à nos ancêtres. Aisé, flottant, il se plie, s’adapte à notre forme, « sur mesure ».
Pourquoi ne pas suivre cette tendance dans toutes les directions de la vie pratique ?
Il faut aussi composer avec soi-même, ne pas s’imposer inutilement une roide discipline, mais au contraire tirer de soi, de son organisme, le meilleur profit. Ainsi, a-t-on sommeil le matin ? Est-on, comme on dit, « du soir » ? Il ne faut pas lutter, et souffrir vainement toute sa vie. Il faut transporter au soir la besogne qu’on aurait voulu faire le matin. Il faut adapter au mieux son labeur aux besoins de son être physique.
Ainsi, dans les bureaux, les ateliers, ne devrait-on pas essayer, même avec des grossières approximations, de se guider sur le soleil, pour commencer le travail[1].
[1] Écrit en 1913.
De l’hiver à l’été, il y a quatre heures de différence, quant au lever du soleil. On devrait commencer la journée beaucoup plus tard en hiver, beaucoup plus tôt en été, afin de travailler moins à la lumière artificielle et de mieux profiter du jour.
Salaires, emploi du temps, pourraient être modifiés de façon que ni la production ni les gains ne soient, au total, troublés par ces changements saisonniers.
Il faut assouplir la vie, la dure vie.
La vie matérielle, la vie des coutumes, deviendront donc plus souples. Et aussi la vie morale. L’indulgence, c’est la souplesse de l’esprit. Nous adapterons nos jugements aux êtres, aux circonstances. Oui, il faut des règles, mais non pas des règles rigides. Il faut des règles souples, qui s’appliquent à notre silhouette. Nous avions un dur étalon, le mètre de platine, qui ne se courbe pas. Au mètre droit, substituons le mètre-ruban.
La vie est complexe.
Recherchons à toute action des causes multiples. Certes, un de ces mobiles est souvent prédominant. C’est en général le seul que nous apercevions. Nous aurions grand tort de négliger les autres. D’autant que nous risquerions d’en méconnaître de fort importants. En effet, toutes les forces qui nous sollicitent sont comme autant de poids que nous jetons dans la balance de notre jugement. Or, n’est-ce pas souvent un tout petit poids, ajouté au dernier moment, qui décide du sens où vont incliner les plateaux ?
Ainsi l’idée d’unité s’oppose et nuit à l’idée de complexité. Que de malentendus naissent de ce fâcheux concept d’une cause unique, qui nous masque les autres !
C’est un excellent exercice que de suivre ainsi le jeu de nos décisions, d’en analyser tous les éléments. Cet entraînement nous rend plus habiles et plus prompts à nous déterminer.
Puis, bien pénétrés par notre propre exemple de la complexité des causes, nous pénétrerons, parfois mieux qu’eux-mêmes, les raisons des autres.
Cette compréhension nous assure un grand avantage dans tous nos rapports avec notre prochain, qu’il s’agisse de persuader, de vaincre ou de pardonner.
Un exemple de la complexité de la moindre sensation : celle du chaud, du froid. Nous croyons qu’elle est enregistrée par le thermomètre, par l’unique thermomètre. C’est inexact. Il y a des jours où le thermomètre est très bas et où nous avons chaud et réciproquement. Pour recueillir toutes les coordonnées, tous les éléments de notre impression, il faudrait en même temps employer le baromètre qui mesure la pression, l’hygromètre qui mesure l’humidité, l’anémomètre qui mesure la force du vent, le radiomètre qui mesure celle du soleil. Peut-être d’autres, qui mesureraient la tension électrique…
Rien n’est simple.
Nous appelons souvent mensonge une des faces de la vérité, une de celles qui ne nous apparaissent pas.
Pliés à concevoir l’unité du vrai, nous accusons de fausseté tout ce qui n’est point à cette couleur unique du vrai.
La vérité est si diverse qu’on peut en peindre deux aspects opposés, également exacts et sincères. Cela dépend du point de vue où l’on s’est placé.
Il est plus juste encore de représenter la vérité comme une matière plastique, analogue à la glaise, que chacun pétrit à son empreinte.
Les avocats exploitent précisément cette plasticité des faits. Ils s’efforcent de leur donner une figure favorable à la cause qu’ils défendent. Ce n’est pas de l’artifice. C’est de l’art.
L’idée d’unité fait qu’on s’étonne de voir un même être se présenter sous des aspects différents. On l’accuse de manquer de sincérité. Mais nous ne nous étonnons pourtant pas qu’un même arbre soit, l’hiver et l’été, nu ou couvert de feuilles. L’apparence change. L’armature reste.
Habituons-nous à la diversité d’un même être, avant qu’il soit diminué à nos yeux du fait d’être divers. Tel homme aime une femme et en parle légèrement. Pourtant, il est sincère, tour à tour, dans la tendresse et l’ironie.
Un ami ne nous trahit pas parce qu’il médit un tantinet de nous. Ce sont des états différents. Voilà tout.
Vous protestez ? Vous vous cabrez ? Mais vous-même, vous savez bien que vous avez été dans ces états différents, sans cesser d’être vous-même. Examinez-vous. N’avez-vous pas été tour à tour tendre et dur, cruel et bon, sensible et sec ?
Cette diversité de l’être apparaît dans les témoignages en justice. L’un dit d’un accusé : il était doux. Un autre : il était violent. Un troisième : il était franc. Un autre encore : il était fourbe. Témoins à charge, témoins à décharge trouvent dans sa vie des traits opposés et qui peuvent être tous vrais. Car nous sommes divers.
Cela déroute notre coutume de penser selon l’unité, de juger les hommes comme s’ils étaient des statues, d’une seule matière, tout en bronze, tout en marbre. Et nous ne sommes qu’une mosaïque.
Au point de vue de la diversité de l’être, nous pouvons constater sur nous-même, dans le détail de la vie, des manifestations d’un instinct et d’un contre-instinct correspondant.
Exemple : nous sommes sociables, puisque la solitude nous est mortelle, ainsi que le prouve le régime cellulaire. Et nous souhaitons farouchement d’être seul en wagon. De même, l’homme a certainement le goût et le besoin d’une compagne. Par là, il est monogame. Et en même temps il aspire à la polygamie. Ces contradictions sont innombrables. En sa diversité, la créature apparaît contradictoire.
Chacun de nous est un livre dont les feuillets ne se répètent pas. Nous-même, nous n’en savons pas déchiffrer toutes les pages. Et nous ne savons même pas d’où vient le souffle qui les fait tourner.
Dans l’amas des usages, il en est de bons et de mauvais. Eux aussi sont divers. Mais notre esprit, plié à l’unité, accepte tout. La crainte et la paresse aidant, il refuse de procéder à l’inventaire, de conserver les uns et de détruire les autres.
On ne déplorera jamais assez cet esprit d’unité. Tout est composé, tout est complexe.
Cette idée de diversité doit s’appliquer aussi à la multitude, aux êtres considérés les uns par rapport aux autres. Il y a longtemps qu’on a remarqué que les empreintes digitales diffèrent d’un individu à l’autre. Il faut transporter cette notion dans le domaine moral. Tous les individus sont aussi différents les uns des autres que leur empreinte digitale.
La première conséquence, c’est qu’il ne faut pas juger un autre d’après soi. En lui prêtant nos propres mobiles, nous risquerions fort de nous tromper. D’autant que lui-même, tombant dans le même travers, nous prête les siens. C’est la source d’innombrables malentendus.
Une autre conséquence de cette diversité, c’est de faire apparaître le défaut de la Loi, telle que nous l’ont léguée les civilisations antiques. Pénétrée de l’esprit d’unité, elle entend s’appliquer à tous les hommes, les juger comme s’ils étaient identiques. Les soumettant au même gabarit, elle opprime trop les uns, épargne trop les autres.
L’idée de diversité et l’idée de souplesse, dominées elles-mêmes par la notion du déterminisme, présideront sans doute à la refonte des Codes.
La vie est précaire.
Deux conceptions de la vie sont en présence. La première est fondée sur la certitude de vivre très vieux. Celui qui l’adopte dira par exemple : « Dans dix ans, je ferai cela », quitte à s’évaporer dans dix jours. Elle a pour principal inconvénient de sacrifier les plus belles années de la vie à la préparation de la vieillesse, de choisir une situation médiocre, où l’on rogne sur le superflu, sur le nécessaire, pendant sa jeunesse et sa maturité, pour avoir droit à cette retraite à laquelle on ne parviendra peut-être pas…
La seconde conception consiste à prendre conscience de la précarité de l’avenir, de la fragilité de la vie, de l’imprévu du lendemain. C’est à elle que va ma préférence. Je la crois plus humaine. La première ressemble trop à la sérénité animale.
On m’a souvent opposé que le sens de la précarité de l’avenir décourageait l’effort. C’est une erreur. N’ayant pas la certitude béate d’une longue vie, on n’en est que plus pressé d’aboutir, de réaliser sa tâche, de créer l’œuvre qu’on veut laisser après soi. C’est un stimulant, non pas un anesthésiant.
Et, au point de vue spécial de la retraite, de l’épargne à réserver pour la vieillesse, cette idée de la fragilité de la vie n’entraîne pas une frivole insouciance de l’avenir, un gaspillage au jour le jour. Non. Elle restreint simplement la part énorme que l’on sacrifie à cette retraite dans la société actuelle, part démesurée, puisqu’on voit des milliers de gens choisir le métier de fonctionnaire, être malheureux toute leur vie, pour cette fameuse retraite dont ils ne doutent pas de jouir, et dont beaucoup ne jouiront pas.
J’ai entendu des gens qui, se plaignant de leurs occupations, soupiraient : « On oublie de vivre… » Et c’est vrai.
Ne conçoit-on pas une existence plus souple, plus intelligente, où l’on ait le temps de vivre ? Par exemple, ne pourrait-on pas avoir la sagesse de se retirer plus tôt, en pleine force, au risque de n’avoir pas autant d’aisance ? A quoi bon tant de richesse, si on meurt avant d’en profiter ?
Des commerçants, des industriels, des grands cultivateurs, hésitent souvent à saisir l’occasion unique d’un voyage qui émaillerait leur vie d’un rare souvenir. Ils obéissent plus à la routine qu’au zèle. Qu’ils tombent gravement malades, ou qu’ils se cassent une jambe, ils feront ainsi la preuve qu’ils ont pu abandonner pour un temps leurs affaires sans qu’elles en souffrent sérieusement.
Pour réagir contre cette foi instinctive dans la sécurité de l’avenir, pour laisser la place du hasard, il existe un moyen qui, si puéril qu’il paraisse, n’en est pas moins efficace. A propos d’un voyage prochain, on dit, on écrit, avec une lourde certitude : « Je partirai tel jour… j’arriverai tel jour… je prendrai le train de telle heure… » Écrivez ou dites plutôt : « Je compte partir… je me propose d’arriver… j’ai l’intention de prendre tel train… » On est contraint de penser les mots qu’on prononce. Par ce simple artifice, on prend le sens de la précarité de la vie, on fait la part du destin, on s’incline légèrement devant le dieu inconnu.
Notre vie sera courte ou longue, nous ne le savons pas d’avance. L’important, c’est qu’elle soit toujours pleine et brillante.
Nous soufflons chacun notre bulle de savon. Nous ne savons pas quand elle éclatera. Peut-être sera-t-elle encore petite à ce moment-là. Peut-être sera-t-elle devenue grande. Mais l’important, c’est qu’elle soit emplie d’un souffle sain, et qu’elle s’irise…
L’inutile tristesse.
Que d’exemples on pourrait donner du fâcheux penchant qui nous incline à ne voir que le mauvais côté de la vie ! J’en ai déjà cité. Vieux restes sans doute des terreurs ancestrales, du temps où l’homme désarmé tremblait devant les monstres et peuplait la nature de fantômes et de divinités féroces.
Ainsi le paysan se plaint sans cesse du mauvais temps. Il constate bien plus rarement le beau temps. D’une façon plus générale, on constate plus volontiers le mal que le bien. Les journaux sont le plus frappant exemple de cette tendance. Ils sont tristes. Ils n’enregistrent que le crime et l’accident. Ils ne donnent pas un reflet exact de la vie. Cela réagit certainement sur la mentalité du pays. Car nous sommes des imitateurs-nés.
Pourquoi, dans ces quotidiens, ne pas donner aux événements heureux, gais, curieux, une place analogue à celle qu’ils tiennent dans la vie à côté des événements dramatiques ? Faut-il vraiment du sang pour exciter l’intérêt ? Plus tard, en feuilletant nos journaux, on s’étonnera de voir que neuf portraits sur dix représentaient des assassins.
Pourquoi, lorsqu’on a commencé de bâtir des gares, des casernes, des hôpitaux, des lycées, a-t-on fait « triste ? » Pourquoi n’avoir pas fait riant ? Il n’en eût guère coûté davantage. Je sais deux gares charmantes. L’une, où le poste d’aiguillage est pavoisé de roses. L’autre, où la vigne entoure les piliers de la marquise et fait à son fronton une frise admirable. L’exemple est à suivre.
Les seuls établissements publics qui soient gracieux, n’étaient pas destinés à leur emploi actuel : les ministères, installés dans des palais désaffectés. Et encore, bien vite, l’esprit administratif a su les enlaidir, à grand renfort de banquettes, de cloisons, de tapis verts, taches d’encre et garçons de bureau.
Ouvrez un dictionnaire de synonymes. Les mots tristes ont beaucoup plus d’équivalents que les mots gais.
Autre preuve du triste penchant qu’on pourrait redresser : La plupart des présages annoncent un événement fâcheux : le sel répandu, les couverts croisés, treize à table, la glace brisée, etc. Il n’y en a qu’un qui soit optimiste. « Araignée du soir, espoir ». Encore semble-t-il avoir été forgé pour faire pendant à : « Araignée du matin, chagrin ».
En somme, il y a peu de présages de bonheur.
Nous avons un mot qui signifie : dire de quelqu’un du mal injustifié. C’est médire.
Mais nous n’avons pas de mot qui signifie : dire de quelqu’un du bien injustifié.
Une preuve encore que nous inclinons vers la tristesse : la plupart de nos rêves sont tristes. Ce sont des « cauchemars ». Notre esprit, libre, sans brides, lancé dans le champ infini des imaginations, se repaît de malheurs.
Nous sommes encore si peu accoutumés au bonheur que nous ne voulons pas y croire. La nouvelle d’une grande joie nous laisse d’abord incrédules : « Non ? Ce n’est pas possible ? Ce n’est pas vrai… » Le premier cri d’allégresse, c’est un cri de doute.
L’harmonie dans la vie.
Nous ne savons pas mettre d’harmonie, d’équilibre, entre nos dépenses — ou nos épargnes — et leurs effets. Nous ne réglons pas nos efforts sur leurs résultats. Nous obéissons encore à des instincts que nous ne soumettons pas à la raison.
Ainsi, pour économiser le prix d’une voiture, une bourgeoise en tenue de gala risquera, un soir de pluie, de perdre sa robe, ou même sa vie, si la bronchite s’ensuit.
Et l’exemple du télégramme ? On s’évertue à parler petit nègre, on compromet la clarté du texte — au risque d’être incompris, de perdre tout le bénéfice d’une affaire, quelquefois des milliers de francs — pour économiser un mot, un sou !
Dans une maison où l’argent coule à flot, et presque sans contrôle, on fera la toute petite économie d’un blanchissage et l’on assiéra son convive devant une nappe maculée d’une tache douteuse et gênante…
On voit une femme de condition moyenne passer des heures à ravauder une paire de chaussettes. Elle passe, à cette besogne ingrate, un temps démesuré. Car elle essaie de restaurer, de ressusciter cette ruine qui n’est plus que reprises. Et elle ne réfléchit pas au prix minime de cet article.
Je crois donc qu’il faudrait mettre les jeunes filles en garde contre cette tendance, leur apprendre l’usage harmonieux de leur temps et de leurs occupations.
On peut citer encore, comme exemple de dépense démesurée d’énergie, celui de l’homme qui — sans raison capitale — veut attraper le tramway… Il court, s’accroche, se cramponne, flotte en drapeau au flanc de la voiture. Enfin il se hisse. Il a risqué de se faire tuer ou tout au moins de se faire broyer les jambes. Et tout cela pour gagner deux minutes ! N’y a-t-il pas disproportion entre le risque et le résultat ?… Ah ! si, en des occasions capitales de sa vie, qui le laissent au contraire indolent et mou, il développait cette sauvage ardeur !
Le « plan du réel ».
Nous ne manquons pas d’éprouver une déception chaque fois que nous apprenons une défaillance de notre prochain. A la faveur d’un scandale, ouvre-t-on l’armoire secrète d’une famille, y découvre-t-on fatalement quelque linge sale ? Nous révèle-t-on dans notre entourage quelque faiblesse, quelque turpitude ? Nous en ressentons chaque fois une surprise déçue. Quelque chose en nous se décroche, automatiquement. Nous n’apprenons la vie qu’à coups d’étonnements attristés. Pourquoi ?
Surtout parce que notre éducation nous a peint un monde parfait. Les livres qui composent la bibliothèque enfantine ne connaissent pas les fléchissements soudains de la créature. Les personnages n’en sont point humains. Ce sont de pures marionnettes qui s’agitent au-dessus de la vie. Puis, au foyer, les parents — ces modèles immédiats — apparaissent impeccables, dans une sorte de surhumanité. Le bandeau du respect cache aux petits les fautes des grands. Bref, nous ne tentons rien pour acheminer prudemment l’enfant vers l’humaine vérité. Qu’arrive-t-il ? Qu’il place les êtres dans une atmosphère idéale, sur un plan trop élevé. Pour les ramener au plan du réel, il doit les faire descendre. Chaque fois, c’est la chute d’un ange.
Enfin, nous portons peut-être en nous l’image d’un monde supérieur. Elle illustrerait notre espoir qu’il se réalise. Elle serait une anticipation. Le sentiment du divin, qui s’agite au fond des âmes, n’est peut-être lui-même que l’aspiration vers ces temps meilleurs, la prescience de l’homme futur. Dieu, c’est une prévision…
Ah ! pourquoi a-t-on cultivé en nous cette notion d’une humanité dès maintenant parfaite ? Pourquoi, aux yeux de l’enfant, a-t-on placé les individus sur un plan supérieur au réel ?
Acquérir de l’expérience, c’est perdre ensuite ces illusions dont on prit soin de nous nourrir. Nous employons notre existence à dépouiller, de désenchantement en désenchantement, cette ingénuité tenace. Ce doit être une des causes de la tristesse de la vie.
Si on nous avait peu à peu dévoilé la faiblesse et la misère pitoyables de la créature, nous ne sentirions pas cette continuelle « chute des feuilles » dans notre cœur. Nous n’éprouverions pas, par exemple, un inutile déchirement à découvrir que nos parents eurent des travers et des défaillances, comme les autres. Cela nous paraîtrait naturel.
Erreur néfaste, de nous avoir fait vivre d’abord dans un monde si haut, qu’ensuite la réalité nous apparaisse toujours basse. En célébrant éperdûment dans nos poèmes et dans nos romans « l’haleine parfumée » de toutes les amantes, nous avons mis dans chaque baiser une déception.
« Mais, en montrant aux enfants la vie telle qu’elle est, vous allez en faire d’affreux petits sceptiques, des pessimistes féroces et recroquevillés ! » Telle est l’objection qui se dresse contre cette vue. Elle ne me paraît pas fondée. L’éducation au foyer permet le tact, la mesure, la prudence, l’art patient des préparations. Par elle, l’adolescent ne sera-t-il pas mieux initié aux réalités que par le choc brutal de ces réalités mêmes ? Et puis, à tout prendre, si l’existence doit lui réserver des étonnements, ne doit-on pas préférer, à la triste surprise des désillusions, la surprise heureuse de découvrir ce qu’il y a — malgré tout — de joli, d’élégant dans la vie ?
Il y a peut-être de l’égoïsme aussi chez les parents qui veulent garder à leurs enfants toute la fleur de l’ignorance pour s’en donner l’agréable spectacle. Ainsi, je ne suis pas bien sûr que « Noël » soit une si charmante fiction. Est-ce bien pour la joie des enfants que nous la conservons ? N’est-ce pas pour le plaisir que nous donne la vue de leur fraîche surprise ? Qui donc a mis en balance l’allégresse de l’enfant le soir de Noël, avec sa secrète déception le jour où il apprend qu’il n’y a pas de Noël ?
Il n’y a guère de collaborateurs, même de ceux dont nous associons, dont nous soudons les noms, comme Erckmann-Chatrian, qui ne se soient, à un moment de leur vie, brouillés et combattus. Chaque fois que nous apprenons une de ces haines intimes, c’est en nous une déception, un décrochement d’illusion. Pourquoi ? Parce que nous portons en nous, par hérédité, par éducation, peut-être par instinct du futur, cette notion des affections fraternelles, parfaites, immuables. La vie se charge de la détruire. Si nous n’avions pas cette idée préconçue, et cultivée en nous, toute union de ce genre serait à nos yeux l’heureuse surprise.
S’il était bien entendu, bien admis, que la discrétion humaine est toujours relative, qu’elle n’est jamais absolument étanche, imperméable, on n’aurait pas de déception chaque fois qu’on apprend une indiscrétion.
Et, de plus, on ne confierait à personne ce qu’on ne veut absolument pas divulguer.
Physiquement, on n’est pas toujours en beauté ; quand on bâille, on est laid. Eh bien, de même, on ne peut pas toujours être beau moralement. On a ses moments d’abandon, ses bâillements. Prenons-en bravement notre parti. Et ne soyons pas déçu de ces fléchissements de notre prochain.
Quand nous passons à la réalisation de nos projets, il se produit toujours une sorte de retrait analogue à celui du métal quand il se refroidit dans son moule. Nous pourrions, sans verser dans le pessimisme ni le scepticisme, nous éviter ces désillusions. Nous pourrions prévoir ce retrait, comme on prévoit celui du métal.