Les mains propres : $b Essai d'éducation sans dogme
CHAPITRE V
VUES SOCIALES
Altruisme. — Solidarité. — Quelques iniquités. — L’idée de patrie.
L’altruisme.
Allons ! Il faut avoir le courage de le crier : chacun pense à soi, d’abord à soi, férocement à soi. Soi, soi, c’est le centre de l’univers. Tous nos sens, qui concentrent en nous la perception du dehors, n’aident-ils point à cette illusion ? Plus on avance dans la vie, plus cette vue s’impose. La conversation nous en offre un exemple typique. Chacun ne vise qu’à briller, qu’à se raconter, qu’à tenir la scène. Nos paroles ne provoquent chez les autres que des retours sur eux-mêmes. Citez-vous un personnage ? L’interlocuteur réagit automatiquement : « Je le connais, je ne le connais pas. » Nommez-vous un site : « J’y ai été, je n’y ai pas été. » L’intéressant, ce n’est pas votre personnage ou votre site, c’est de savoir si votre partenaire le connaît ou ne le connaît pas. Contez-vous une anecdote ? Elle en suggère immédiatement une autre au voisin. Et il n’écoute plus la vôtre, dans sa hâte trépidante de placer la sienne. Chacun parle avec une chaleur passionnée de ses ambitions, de ses entreprises, de ses amours. Et le confident, pendant ce temps, par association d’idées, songe à ses amours, à ses entreprises, à ses ambitions. Il tente de leur donner l’essor, en coupant d’un classique : « Ainsi moi… C’est comme moi… » Ou bien il guette, dans une impatience distraite, le moment de prendre enfin la parole. On se demande s’il exista vraiment de « brillants causeurs ». Personne n’écoute. Tout le monde attend de parler.
Et il y a bien d’autres exemples, incessants, de cette opération automatique, fatale. C’est un jeu auquel on peut se livrer avec la certitude de gagner. En lançant une idée, vous êtes sûr qu’elle va frapper votre auditeur au centre de lui-même, et qu’elle va faire se dresser une idée analogue qui était en lui. Ainsi, quand on vise une cible, le fanion sort et s’agite. Mais ici, on est sûr de mettre chaque fois dans le mille.
Une fois qu’on a considéré de ce point de vue la vie de relation, on s’aperçoit que ces phénomènes se répètent avec une vigueur, une généralité absolues. Et cela devient un mélancolique amusement que de voir ces lois se vérifier sans exception. Et certes, le spectacle n’est pas beau, de cet être qui pense d’abord à lui, qui est toujours plein de lui, de ses œuvres et de ses soucis.
Et cependant c’est de cet égoïsme que jaillit toute la floraison charmante de l’altruisme. Car l’altruisme n’est bien que de l’égoïsme affiné, cultivé. La plante humaine n’est pas seulement un buisson aux lignes sèches, au feuillage aride, et qui se borne à lui-même. Elle se couvre et se pare aussi de fleurs qui, semant leur poussière féconde et leur parfum, lui permettent de se répandre et de se dépasser. Et ces fleurs s’appellent courtoisie, bonté, indulgence, générosité, dévouement, pitié, amour. Oui, l’altruisme n’est bien que l’épanouissement fleuri, le prolongement intelligent et gracieux de l’égoïsme. Être bon, être généreux, c’est pouvoir se donner la fine joie d’être généreux et bon, d’en recueillir les bienfaits en retour. Avoir de la pitié, c’est d’abord tenter d’abolir la douleur dont le spectacle offense. Le sacrifice, l’abnégation ne sont, au fond, que de hautaines voluptés. Et ce qui fait la beauté de l’amour, de toutes les amours, c’est que, dans la tendresse, l’homme étend à d’autres êtres sa préoccupation jusqu’alors personnelle. Il cesse de s’appartenir uniquement, férocement. Il pense à d’autres que soi. Il se penche sur eux. Il les écoute. Il épouse leurs vœux. Il n’est plus la plante sans parfum. Il s’exhale.
Voilà le vrai progrès moral, la plus précieuse conquête du présent sur le passé, cette tendance à l’expansion de soi-même vers les autres. L’être le plus barbare est celui qui, enfermé dans sa dure carapace, satisfait bassement, âprement, ses seuls appétits. Le plus civilisé est le plus sensible à la vie extérieure, celui qui s’y mêle et qui s’y donne. Ainsi la créature peu à peu obéit à la loi universelle, à la douce loi de rayonnement : l’astre scintille, la fleur embaume, l’homme aime.
Les fleurs sont le symbole de ce qu’il y a de meilleur et de plus noble en nous. Les bêtes nous rappellent par leur exemple nos nécessités, nos bas besoins, nos pauvres postures. Les bêtes nous rappellent notre bête. Tandis que les fleurs nous rappellent la fine fleur de nous-même. Elles ne sont pas égoïstes. Elles rayonnent, elles exhalent un peu d’elles-mêmes, elles se répandent, elles se donnent. Et elles montent toujours droit vers la lumière.
Puis elles se nourrissent discrètement, par la racine. Elles boivent une goutte de rosée. Leur petit cadavre ne sent pas mauvais. Et elles cachent leur sexe dans leur cœur, au centre d’elles-mêmes. Elles sont de l’amour, offert dans la robe des pétales.
Solidarité.
La plus grande découverte humaine est peut-être celle de l’interdépendance des êtres, des choses mêmes, la connaissance des liens invisibles qui les unissent et qui les rendent solidaires.
Elle est récente. La notion n’en est pas encore installée dans les esprits. Car elle a été mise en lumière par la science. Les lois de la gravitation universelle nous ont appris que les astres exerçaient les uns sur les autres une attraction, que les mondes eux-mêmes « se tenaient », qu’un trouble dans la vie d’une étoile lointaine se répercutait dans les autres étoiles, que la chute d’une pierre sur Jupiter était ressentie sur notre terre.
L’étude du corps humain, récente également, tenue longtemps secrète, est venue renforcer cette notion de dépendance et de solidarité. Elle a montré qu’une cellule malade troublait l’organisme entier, que tout l’être avait la fièvre pour un point enflammé.
Et les individus dépendent les uns des autres, réagissent les uns sur les autres, comme les astres jetés dans l’infini, comme les cellules d’un organisme.
Nul de nous n’est isolé. Quoi que nous en ayons, le sort du voisin influe sur notre sort. Nous vivons d’échange. Pensées, plaisirs, labeurs, tout n’est qu’échange. De ce phénomène vital, les exemples abondent également. La contagion nous en fournit une preuve sensible. La notion en est neuve encore, comme celle de toutes les découvertes scientifiques, et si peu familière aux esprits que, dans les classes restées incultes, on ne croit pas à la contagion, on ne la craint pas, on s’y expose niaisement. Cependant, elle matérialise ces liens invisibles qui, jetés d’un être à l’autre, mènent souvent leur destinée.
Si la contagion nous montre la mutuelle dépendance des individus sous son jour néfaste, elle nous révèle aussi l’enseignement que nous devons en tirer. Chacun doit se persuader que sa santé dépend souvent de celle du voisin. Il est de l’intérêt de chacun, pour ne point attraper la fièvre typhoïde, que personne ne l’ait dans le milieu où il évolue. Souvent, la tuberculose ou la syphilis d’un riche viennent d’un pauvre. Rien ne montre mieux l’intérêt des privilégiés à combattre ces maux dont ils sont menacés. Ainsi, à travers ce symbole un peu rude, apparaît le précepte capital de la solidarité humaine : « Toutes les existences se tiennent. Chacune est influencée par l’ensemble des autres. Les soigner toutes, c’est soigner la sienne. C’est travailler à son bonheur particulier que de travailler au bonheur général. » Et, là encore, l’utilité de faire le bien prolonge l’utilité de ne pas faire le mal.
Certes, on pourra juger sévèrement une morale qui proclame l’intérêt pour chacun de rendre heureux autrui afin d’être heureux soi-même. Encore n’est-elle utilitaire qu’en apparence, puisqu’au fond elle entend faire jaillir l’altruisme des sources de l’égoïsme, puisqu’elle veut faire du bonheur universel la condition nécessaire du bonheur personnel. Elle est en harmonie avec notre nature, qui tend à faire de chacun de nous le centre de l’univers et qui nous anime d’abord du souci de nous-même. Et si elle fait appel à nos intérêts et à nos passions, du moins les dirige-t-elle dans la voie généreuse.
Les apôtres de la solidarité ne l’ont pas bornée aux lignes un peu sèches de sa définition scientifique, qui constate simplement la mutuelle dépendance des êtres. Ils l’ont revêtue d’un plus ample vêtement. Ils lui ont donné un sens social. Considérant que chaque individu profitait du labeur de la collectivité, ils entendent qu’il paye de retour cette collectivité. Puis, associant l’œuvre des morts à celle des vivants, ils déclarent que chacun de nous, bénéficiant des efforts des générations, a contracté une véritable dette envers la société. Enfin, ils réclament l’entr’aide, le concours de tous les individus à l’action commune. Ils prêchent le groupement, l’association, dont les organismes naturels donnent l’exemple et nous ont révélé les bienfaits.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’idée de solidarité, dans ses expressions diverses, vaincra. Elle animera les évolutions futures. Elle sera la foi de demain.
On ne met pas assez les enfants devant cette réalité que, nés sur un sol, en un temps donné, ils doivent accepter les obligations de la vie sociale telle qu’elle est régie sur ce sol et en ce temps. De ce fait, ils ont contracté une sorte d’engagement, touchant les impôts, les charges, les lois.
C’est là du patriotisme pacifique. C’est aussi un aspect de la solidarité. Nous devons beaucoup à ceux qui nous ont précédés. Tout objet dont nous nous servons est le résultat d’une longue suite d’efforts. Nos vêtements, nos trains, notre téléphone, nous trouvons tout cela sous notre main, nous jugeons tout naturel de nous en servir. Mais tout cela nous le devons à ceux qui sont morts. Voilà ce qui rend les générations solidaires.
L’enfant ignore tout de cette dépendance des êtres. Il est absolu. Il n’est pas relatif. Et comme nous devons lui apprendre en quelques années ce que les hommes ont acquis en des centaines de siècles, nous devons l’initier à cette loi si féconde et si générale, bien le persuader qu’il est lié, lui qui se croit libre, à tout ce qui l’entoure.
On ne saisira jamais assez d’occasions, on n’inventera jamais assez d’anecdotes, pour pénétrer l’enfant de cette dépendance. Par exemple, on lui montrera que le plus insignifiant de ses gestes, en apparence, peut retentir sur une destinée voisine. Car nous sommes, à notre insu, comme l’araignée au centre de sa toile. Nos actions se prolongent au-delà de nous-mêmes, s’irradient, jettent autour de nous une trame invisible, où les autres viennent se prendre.
Oui, nos gestes ont leurs prolongements inconnus, leurs retentissements mystérieux. S’il existe une solidarité des êtres, il existe aussi une solidarité des actes. Encore un phénomène capital, qui devrait souvent fixer notre réflexion. Au moment d’arrêter une décision, si mince soit-elle, il ne faudrait pas dire, comme on nous y invite volontiers « Bah ! rien n’a d’importance ! » Non, non. Il faudrait dire : « Tout peut avoir de l’importance. » Méditant sur une grave circonstance de notre vie, nous sommes souvent tentés d’en rechercher les causes en remontant le cours du passé. Nous ne le pouvons pas. Car elle est l’aboutissement d’une suite d’événements dont beaucoup nous échappent. Elle nous apparaît suspendue à une chaîne dont bien des maillons nous sont cachés. Mais il nous arrive pourtant d’isoler, de saisir un de ces maillons. Sans lui la chaîne se fût rompue. Notre destinée a dépendu de lui. Nous l’examinons… Et nous sommes frappés de sa petitesse et de sa fragilité.
Il y a beaucoup d’associations, de mutualités, certes. Mais ce sont encore des flaques isolées, comme celles qu’on voit sur la grève à marée basse. Elles ne sont point encore unies en un flux irrésistible. Un trait montrera combien l’esprit d’association est encore nébuleux. A Paris, les locataires d’une même maison ne s’unissent jamais. Pourtant, ils représentent une association indiquée, dont tous les membres couchent et mangent sous le même toit, dans une étroite communauté de dangers, de soucis, d’intérêts. Combien leur entente unanime agirait puissamment sur le propriétaire, le gérant, le concierge… Ils pourraient, dans un autre ordre d’idées, acheter des objets d’utilité générale : une bascule pour le charbon, une balance pour les viandes et les légumes, des extincteurs d’incendie, une sonnette d’alarme. Ils pourraient même avoir une cuisine commune… Non, ils s’ignorent et ils ignorent la force que représente leur superposition.
Souvent les frais d’une amende dépassent de beaucoup le montant de cette amende. Des droits de timbre et d’enregistrement majorent démesurément la valeur d’une taxe. Mille excès du même ordre nous écrasent. Et personne ne proteste !
Eh bien, nous n’avons que ce que nous méritons, du moment que nous ne trouvons pas l’énergie de nous grouper, de nous compter, de nous apercevoir que nous sommes le nombre et que nous pourrions faire chaque jour de la révolution pacifique.
Car enfin, qui nous impose ces abus ? Des irresponsables, des larves de bureau, dont la force est faite de notre faiblesse. Comme nous les verrions trembler et se terrer, si nous nous dressions…
Visitez un domaine avec le châtelain. Écoutez-le : « J’ai bâti cette aile, planté ce fruitier, dessiné ce hall, ouvert cette route… » Mesurez l’énorme effort que cet homme a dépensé en si peu d’années…
Concevez-vous quels résultats on obtiendrait si tous ces propriétaires-là — car ils sont légion sur le sol de France — consacraient un peu de cet effort, avec la même ardeur, à la chose commune, à quelque grande entreprise d’intérêt général, comme l’aviation, le réseau routier, la suppression des taudis ? Et cela viendra quand ils s’apercevront que servir l’intérêt commun, c’est encore servir leur intérêt particulier.
Un exemple du bienfait du souci d’autrui, de la concession au voisin, nous est donné par le spectacle de la rue. Si chacun allait droit son chemin sans s’occuper des autres, s’il ne se rangeait pas un peu, s’il n’y mettait pas un peu du sien, ce ne seraient que collisions, algarades, horions. Nul n’avancerait. Donc, il y a avantage à ces concessions mutuelles.
Cependant, la foule n’a pas encore conscience de la solidarité. Une femme renoue-t-elle le cordon de son soulier dans l’escalier du métro, parmi le flot qui se rue vers la sortie ? Elle arrête ou retarde cent personnes derrière elle. Elle peut compromettre des intérêts, des satisfactions, des bonheurs. Tant d’événements sont à la merci d’une minute… Mais elle ne soupçonne pas encore que son simple geste puisse se prolonger en répercussions si nombreuses et si graves.
Nous ne pensons pas assez au voisin. Nous ne nous mettons pas assez à sa place. Cependant, ce petit travail de réciprocité serait toujours de notre intérêt. Ainsi, on ajourne volontiers la note d’un fournisseur, même sans nécessité. Et soi-même on souffrira de voir ajourner une rentrée attendue. Qui nous dit que ce fournisseur n’attend pas, lui aussi, sa rentrée ?
Il faut développer en nous le sens de la réciprocité.
Quelques iniquités.
Quand on pense aux ouvriers, on est comme suffoqué, tant on aurait à dire… Et puis, on garde le silence, parce qu’on craint que toute parole ne soit vaine, pour le présent. Les petites réformes, les améliorations de détail sont si peu, à côté de l’énorme injustice que constitue l’opposition du labeur et du luxe. Et on sent que cette injustice ne cessera que dans une autre ère, sous un autre régime, dans une de ces cités futures qui ne sera peut-être pas celle qu’ébauchent les collectivistes, mais qui est aussi dans la terre promise…
La question sociale ne fera de grands pas qu’à partir du moment où ceux qui peuvent la résoudre y auront un intérêt sentimental.
J’entends le moment où ceux qui détiennent la fortune ne pourront plus penser sans malaise à la famille nombreuse grouillant dans un taudis, à l’ouvrier qui va l’hiver dès sept heures au travail sous sa mince pelure et qui fera tout le jour le même geste jusqu’à la mort, à l’ouvrière en chambre qui crée du luxe pour un salaire de famine. J’entends le moment où ces « avantagés » auront pris si intimement conscience de l’injustice qu’elle leur sera insupportable. Le moment où ils auront sur le cœur le poids de la misère humaine. Alors ils chercheront à s’en débarrasser.
Aujourd’hui, la jeune fille qui rentre du bal à l’aurore, regarde d’un œil indifférent, du fond de sa limousine, les travailleurs qui vont à l’usine. Elle n’en souffre pas. Entre elle et eux, il y a la vitre, une cloison dure, mince, imperméable. Mais un jour viendra où cette jeune fille souffrira, comme elle souffre déjà à la vue d’un cheval abattu entre ses brancards.
Nous avons une résignation vraiment trop facile à la misère d’autrui. Oui, le pêcheur, le mineur sont attachés à leur état, par habitude, par hérédité. Mais leur a-t-on fait goûter d’une autre vie ? Et qui donc soutiendrait qu’ils ne souhaitent pas un sort plus doux ? Un jour ne viendra-t-il pas où l’on fera de la pisciculture comme on fait aujourd’hui de la culture, où l’élevage en bassins, le long des côtes, supprimera les rigueurs et les périls de la grande pêche ? Un jour ne viendra-t-il pas, en attendant de recueillir tout droit l’énergie solaire, où on la demandera à l’alcool des végétaux, où on la récoltera à la surface de la terre, au lieu de l’extraire si durement de ses entrailles ?
En ce moment, la pitié active ne va qu’aux animaux. Encore elle ne les connaît pas tous. Ses grands protégés sont le chien, le chat, le cheval. Elle ignore superbement tous les animaux comestibles. Elle rugit contre la vivisection de laboratoire. Mais elle n’a pas un pleur pour l’abattoir. Ni pour la chasse. Bref, ses lois sont tellement obscures et contradictoires, qu’il ne faut pas désespérer de la voir, enfin, aller vers les hommes.
De nos jours, quand on voit un ouvrier avec un lorgnon, on est surpris. Ainsi, ce simple bienfait reste encore le monopole d’une classe. N’est-ce pas un exemple des énormes progrès à accomplir ?
Pour soulever un rail de onze mètres, il faut qu’un chef d’équipe donne le commandement : « par les cheveux » ou : « à l’épaule ». Sans ce signal, l’équipe ne lèverait pas le rail. Une coordination est nécessaire et justifie le commandement.
Ainsi, le chef apparaît indispensable. Mais il ne sera unanimement accepté que s’il est élu.
Les grandes administrations sont restées féodales. Elles traitent encore leur clientèle comme les seigneurs traitaient leurs serfs. On ne se sent pas de plain-pied avec elles. Entre elles et soi, il y a le guichet, comme il y avait le pont-levis. Dans la forme de leurs mandements, elles sont brutales, bourrues, oppressives. Les Finances réclament une contribution sous la menace de poursuites. Le Gaz, l’Électricité réclament leur dû sous la menace de couper la lumière. Et cela sans délai, grossièrement, inutilement, pour le plaisir.
Il y a là un esprit ancien, qui devra changer. L’administrant et l’administré sont des individus équivalents. Et l’on n’imagine pas combien les mœurs seraient plus aimables s’il y avait derrière les guichets de la bonne grâce.
On ne maudira jamais assez l’esprit de bureau. C’est notre cancer, monstrueux, flasque, envahissant, indéracinable.
On ne dénoncera jamais assez cette passion de l’immobilité, ce génie de la complication, cette horreur de l’innovation, ce mépris du public, cette pleutrerie de l’irresponsabilité unie à l’arrogance du despotisme.
C’est lui qui anémie l’organisme social. C’est lui qui en abaisse le rendement à un taux ridicule.
Au jeu des anticipations, je n’imagine pas la révolution qui en triomphera, tant que nous garderons nos traits de race.
Redoutons la justice. Évitons son contact. Elle marque tout ce qu’elle touche. L’homme qui bénéficie d’un non-lieu ou d’un acquittement demeure diminué socialement.
Elle est brutale. Qui n’a pas vu, à la correctionnelle, distribuer des années de prison à la minute comme on estampille des lettres à la poste, ne peut pas imaginer cette stupéfiante horreur.
Elle est obscure et cruelle. Elle guillotine et elle jargonne. Elle coupe les gens en deux et les cheveux en quatre.
Elle est injuste. Elle acquitte volontiers les crimes de la passion, c’est-à-dire de la passion amoureuse, et elle condamne les crimes de la faim. La faim aussi est une passion !…
De deux accusés, elle relâche celui qu’elle croit fou, elle garde celui qu’elle croit lucide. Comme s’ils n’étaient pas également dangereux !
Ainsi ses arrêts sont incohérents et contradictoires. Pourquoi ? Parce qu’elle est bâtie sur des ruines, avec des ruines. Elle est romaine, napoléonienne, chrétienne. Elle n’est pas humaine.
Au nom de quel idéal sévit-elle ? La peine qu’elle applique, est-ce l’expiation, le châtiment dans le sens religieux du mot ? Est-ce un effet de la loi du talion ? Est-ce, au point de vue social, une dette ? Est-ce un exemple ? Il y a de tout cela dans sa subtile barbarie. Sa toge est un habit d’arlequin.
Souhaitons une refonte totale des Codes. Certes, une collectivité doit se défendre. Mais à la façon dont se défend un organisme. Or, la nature ne punit pas la cellule dangereuse. Elle l’empêche de nuire.
Tel sera l’unique point de vue de la justice prochaine. Elle sera d’abord préventive. Elle cherchera à éviter l’éclosion puis le développement de la mauvaise cellule. Et quand elle n’aura pas pu éviter le mal, elle ne se demandera pas dans quelle mesure l’accusé est coupable, elle se demandera dans quelle mesure il est nuisible.
L’idée de Patrie[2].
[2] Les notes qui composent cet Essai ont été réunies de 1903 à 1914. Celles qui concernent l’idée de Patrie datent du printemps 1914. Je n’ai rien à y changer. J’aurais trop à y ajouter.
On devrait pouvoir discuter du patriotisme sans être accusé d’en affaiblir le sentiment ou de se dérober à ses charges. Hélas ! Il n’en est rien. Défense de l’examiner, défense d’y réfléchir. Dès qu’on le conçoit autrement que ses prêtres farouches, on est le lâche, on est le traître. Je ne sais pas de plus odieuse, ni de plus stupide injustice.
Le premier grief que l’on puisse faire au patriotisme, c’est de se présenter comme immuable. Au contraire, il se transforme, il s’élargit sans cesse. Pourquoi masquer son caractère transitoire, au lieu de montrer son évolution, d’en pénétrer les esprits et, par là même, de la préparer, de la hâter ?
Comment nier cette métamorphose continuelle ? L’idée de patrie… Mais elle naît du jour où l’homme fixe sa tente, habite une caverne. Et elle aboutit aujourd’hui à ces immenses États-Unis d’Amérique qui sont dix-sept fois plus vastes que la France.
Mais cette France elle-même n’est qu’un patient agglomérat de parcelles d’abord ennemies. Elle est un exemple de cet accroissement successif, indéfini. Le chaud langage du patriotisme appelle la France la tunique sans couture. Au contraire, elle n’est faite que de pièces cousues. Au moment où ces lignes sont écrites, beaucoup de gens vivent encore qui ont vu l’annexion de la Savoie et du Comté de Nice. La Lorraine et l’Alsace devinrent françaises sous Louis XIV et la première Révolution.
Il fut un temps où l’Austrasie et la Neustrie s’étendaient sur notre territoire actuel. Elles se détestaient. Elles étaient en guerre continuelle. Et, sans doute, le papa neustrien disait à son petit garçon : « La Neustrie, c’est la tunique sans couture. Il faut aimer la Neustrie. Il ne faut aimer que la Neustrie. Il faut détester l’Austrasie. C’est l’ennemie héréditaire ». Et puis, un jour, la Neustrie et l’Austrasie, cela s’est appelé la France…
Dans un autre temps, notre sol était morcelé en fiefs féodaux, dont les seigneurs luttaient sans cesse les uns contre les autres. Et j’imagine encore les langages si différents que tenaient peut-être à leurs enfants les gardiens de deux forteresses rivales. L’un d’eux disait : « On se battra toujours de château à château. En face, c’est l’ennemi éternel. Dressons le pont-levis. » Et l’autre : « On ne se battra peut-être pas toujours de château à château. Notre voisin ne sera peut-être pas toujours notre ennemi. En y pensant, préparons ce temps-là. Hélas ! Il n’est pas encore venu. Dressons le pont-levis ».
Des deux, quel était le sage ? A qui le temps donna-t-il raison ? On vit en paix entre voisins de campagne, entre communes, entre provinces. Qui peut prétendre qu’on ne vivra pas en paix entre nations ? Et cependant ces deux gardiens dressaient l’un et l’autre le pont-levis. On peut, en effet, croire et travailler à un avenir amélioré sans se dérober aux nécessités présentes, quoi qu’en prétendent les patriotes de carrière. On ne saurait trop y insister. Ainsi, puisqu’il y a des malfaiteurs, il serait fou de supprimer la police. Mais on doit néanmoins tenter de diminuer le nombre de ces malfaiteurs — par l’éducation, la lutte contre les grands maux populaires — afin de parvenir à réduire la police. De même, il serait fou de supprimer l’armée, puisqu’il y a encore des nations fondées sur la force. Mais ne doit-on pas essayer de modifier l’état d’esprit de ces nations, de les éclairer sur elles-mêmes, afin d’arriver à réduire les armées ?
Contre cette notion d’une patrie toujours plus vaste, sans cesse élargie, on peut dresser deux objections principales. La première est tirée de l’histoire. Des empires sont nés, ont grandi, sont parvenus à un développement limité, puis ils ont disparu. Leur exemple semble donc démentir cette tendance à un élargissement continu, indéfini, puisque, parvenus à leur taille, à leur accroissement final, ces empires ont achevé leur histoire, furent rayés de la carte du monde, au lieu de se fondre dans une plus vaste agglomération. Mais l’idée de patrie n’échappe pas à la loi de transformation universelle qui, partant de l’embryon, tend sans cesse vers des organismes plus complets. Or, cette loi procède par essais successifs. Les empires dont l’histoire a gardé la trace furent des ébauches successives de patries. Chacun a profité de l’héritage du passé, a laissé son apport, a marqué un pas en avant. Les États qui nous ont précédés étaient des organismes plus imparfaits que ceux que nous réalisons aujourd’hui. Ainsi, leurs divers éléments n’étaient pas réunis par le réseau des liens rapides, des communications instantanées que nous possédons actuellement. De même, dans l’échelle ascendante des êtres, c’est le système nerveux qui va se perfectionnant. Nous ne sommes qu’un moment de le cohésion humaine.
Seconde objection : seuls les hommes qui parlent une même langue s’unissent sous un même drapeau. C’est le signe de ralliement, le trait de race. Cette nécessité s’oppose donc à l’agglomération d’États dont les langages sont différents. Il serait facile de répondre que nombre de Bretons et de Provençaux ne parlent pas le français et le désapprennent même après le régiment. Mais il y a mieux. Il existe un État dont les citoyens, unis par un même idéal, poussent très haut le sentiment patriotique, et qu’on cite souvent en exemple de démocratie organisée. Cependant, groupés en régions, ils parlent trois langues : le français, l’allemand, l’italien. C’est la Suisse, qui apparaît comme le modèle réduit des confédérations futures.
Après avoir fait grief au patriotisme de se présenter comme immuable, on doit lui reprocher d’être uniquement guerrier. Il est singulier qu’entre les individus d’une même nation l’instinct de solidarité ne soit encore vraiment invoqué, cultivé, que face à l’ennemi possible. Le drapeau, signe de ralliement, est un emblème belliqueux. Dès qu’il devient pacifique, on ne le salue plus.
Une guerre éventuelle ne devrait pas être l’unique occasion, pour les gens d’un même pays, de se serrer les uns contre les autres, de communier dans l’enthousiasme, de s’entr’aider, d’ajouter leurs efforts, de coordonner leurs élans généreux. Il y en a mille autres, des occasions de fraternelle générosité. On imagine une nation dont les citoyens diraient : « Unissons-nous pour que la patrie soit forte, mais aussi pour qu’elle soit belle, aimable, brillante, pour qu’elle n’ait plus ces plaies abominables qui la rongent : la misère, la sottise, l’injustice, l’alcoolisme ».
Non. Un peuple ne vibre à l’unisson que sous la menace étrangère. Il ne s’excite que contre le voisin. Il ne se tourne que vers la frontière. Il voit le péril extérieur. Il ignore les ennemis intérieurs. Il n’y a pas encore de patriotisme pacifique, de patriotisme productif. On ne conçoit pas encore que les savants soient des patriotes au même titre que des officiers. C’est très beau de mourir pour sa patrie, mais il faudrait aussi vivre pour elle. Que fût-il advenu de toutes les découvertes, si les inventeurs n’avaient pas affronté le lent martyre de leurs efforts et de leurs déceptions ?
Imagine-t-on un propriétaire qui mettrait toute son ardeur à défendre son domaine contre les voisins et qui ne garderait rien de son activité pour le parer et l’enrichir ? C’est ainsi que vivait le seigneur féodal. Dans son château-fort, nul bien être, nul agrément. Tout y était sacrifié à la crainte de l’envahisseur. Ce n’était que fossés, murailles, travaux de défense et de guet. Les châteaux ne commencèrent à s’embellir que lorsqu’ils cessèrent de se fortifier. Entre elles, les nations en sont au moyen âge.
Ce caractère uniquement guerrier du patriotisme est si marqué qu’il existe d’admirables sociétés pour les blessés militaires, fonctionnant fébrilement à vide, ou s’entraînant, se faisant la main dans les expéditions coloniales. Mais il n’y en a pas d’équivalentes pour les blessés civils, bien que l’usine et le taudis soient des champs de bataille quotidiens.
Ce patriotisme, tout en carapace, pointes en dehors, sans chair intérieure, se hérisse uniquement contre les périls de l’heure. Étant guerrier, il étouffe le patriotisme pacifique. Voilà son grand méfait. Il rugit si l’on murmure que ces périls pourraient cesser d’exister. Pourtant il suffirait que les peuples menacés par la guerre ne voulussent pas la guerre, que leur volonté unanime fût vraiment la résultante de toutes les volontés. Mais le patriotisme ne veut rien entendre. Il stigmatise des mots les plus avilissants ceux qui souhaitent de préparer un tel état d’esprit. Il prédit la guerre. Il l’appelle presque.
La preuve ? Qu’une guerre lointaine éclate — expédition coloniale ou lutte entre demi-civilisés — ce patriotisme se tourne en ricanant vers les pacifistes. Il triomphe. Il l’avait bien dit, qu’il y aurait toujours des guerres.
Il nous dit encore : « Les barbares vont couler sur nous comme aux premiers siècles. Leurs hordes sont à nos portes. » Hélas ! c’est possible : il y a des patriotes enflammés dans tous les pays. Il est possible que les changements récents survenus dans l’organisme européen n’aient pas encore eu le temps de faire sentir leurs effets bienfaisants, de triompher de la folie guerrière. Car il existe des internationalismes partiels, dont des congrès fréquents sont les signes trop inaperçus. En particulier, un internationalisme financier, d’une sensibilité extrême, d’une puissance incalculable, et qui préside peut-être à nos destinées. Le réseau des communications intenses et rapides, tendu sur les États, est tout neuf. Le chemin de fer a soixante-dix ans, le téléphone quarante ans, l’auto vingt ans, la sans-fil et l’aviation dix ans. Tout cela tient dans la durée d’une vie humaine. Comment prétendre, en un si court laps de temps, mesurer les effets de ces modifications profondes dans la vie de relation ?
Il faut l’avouer. Ce patriotisme qui n’a qu’enthousiasme pour les travaux de la guerre et que sarcasmes pour les travaux de la paix, ce patriotisme est servi par l’âme populaire, si routinière, si lente à se réaliser, à prendre conscience d’elle-même. Au XXe siècle, on parle de la guerre avec la même résignation, le même fatalisme, que de la mort. Il semble que ce soient deux fléaux également inévitables. Au cinéma, des femmes du peuple, regardant défiler des scènes abominables d’une récente guerre orientale, disaient, les doigts au creux de la joue : « Quelle horreur ! » D’autres fermaient les yeux. Et ces mêmes foules, des deux côtés de la frontière, ne se disent pas encore : « Pourtant, si nous ne voulions pas nous tuer ? »
Cette résignation à la barbarie de la guerre apparaît encore plus surprenante quand on la compare à la mentalité générale. Nul doute que les mœurs ne soient moins rudes que dans le passé. Nous ne constatons pas leurs progrès, mais ils sont réels. Et le contraste est éclatant entre ces mœurs adoucies, policées, et l’indulgence résignée pour la férocité guerrière. Quand un mineur ou un puisatier est enseveli sous un éboulement, toute la nation frémit pour cette vie humaine. On suit avec angoisse dans les journaux les progrès des travaux de sauvetage. Le retirera-t-on mort ou vivant ? Et puis, que quarante mille hommes périssent en un jour de bataille, on ne s’émouvra pas. On lira sans révolte : « L’artillerie a fait merveille… » Quand, en pleine paix, l’équipage d’un sous-marin ou d’un cuirassé périt dans une catastrophe, c’est un deuil national. Les pauvres gens, comme on les plaint ! On pleure, on enquête. Mais on ne se dit pas que dans une seule rencontre, il en périrait cent fois, mille fois davantage ! Ce carnage belliqueux, on l’admet, on l’accepte — d’avance. On ne fait pas tout ce qui est moralement possible pour l’éviter. Ce contraste n’est-il pas frappant ?
Supposez deux villas voisines, à la campagne. L’un des propriétaires s’arme jusqu’au toit. Un jour, il massacre tous ses voisins. Lui-même a perdu dans la bagarre quelques-uns des siens. Quel tolle si les juges proclamaient : « Les droits qu’il a si chèrement acquis à la conquête sont sacrés. La propriété voisine lui appartient ». C’est cependant le langage que tient, d’un consentement unanime, la diplomatie autour des belligérants, la lutte terminée. Il y a une grâce d’État pour les choses de la guerre.
Pourtant, on devrait cesser de se résigner dès qu’on examine les misérables causes d’une guerre. Faut-il parler de ses causes apparentes ; minuscule incident, prétentions diplomatiques ? Elles sont d’un comique sinistre, tant elles sont follement démesurées avec les indicibles ravages qu’elles vont déchaîner. Derrière ces raisons de paravent, s’abritent les vrais appétits. Mais qu’il s’agisse d’un trône à consolider, d’une diversion à des troubles intérieurs, de grosses convoitises de territoire ou d’argent, qu’importe ? Rien de tout cela n’intéresse le bonheur des deux peuples qu’on va jeter l’un sur l’autre.
Et enfin, derrière ces mobiles apparents ou réels, il y a les agissements profonds, ceux qui ont rendu la guerre possible, en la déclarant inévitable. Il y a une certaine presse qui travaille les masses de ses ferments actifs et dont les meneurs obéissent tour à tour — ou tous ensemble — au chauvinisme, à la folie des grandeurs, aux tentations de la Bourse, aux appétits métallurgistes, au désir de flatter les primitifs instincts de leur clientèle. Et si l’atroce conflit éclate, qui retardera de plusieurs siècles la civilisation terrestre, on retrouvera peut-être, parmi les artisans inconscients de l’œuvre abominable, quelques hommes au pouvoir qui, croyant servir leur ambition et peut-être même leur pays, n’auront servi que d’étroits intérêts et de longues rancunes de caste.
Enfin, il y a le patriote échauffé, le bon patriote, comme ils disent. Oh ! ceux-là sont les grands coupables. D’autant plus inexcusables que, tout en versant de chaudes larmes sur l’abandon des grands idéals du passé, sur la montée de l’individualisme, ils suivent, eux aussi, dans le terre-à-terre de la vie, l’humble morale du bonheur. Ils n’ont jamais été profondément influencés par la foi qu’ils professent. Dans l’existence, ils se conduisent comme de simples pacifistes. Tout en maudissant le progrès, ils en usent. Mais non, ils ne veulent pas en convenir. Ah ! ceux-là, pourquoi ne peut-on pas leur crier que le culte de la personne humaine — ce culte qu’ils servent pour eux-mêmes — entraîne celui de la collectivité, mais non point d’une collectivité réduite à un coin de terre.
Je maudis leur doctrine de haine. Ils veulent chasser l’étranger, ses représentants, ses produits. Qu’adviendrait-il donc de notre richesse, si l’étranger appliquait la loi du talion, supprimait le bienfaisant échange ? Je les maudis de battre monnaie avec un idéal qu’ils considèrent comme sacré, en mettant au jour des romans, des pièces — dont ils touchent les droits — qui exploitent un chauvinisme exaspéré. Je maudis le patriote de table d’hôte, celui qui décerne des diplômes de bon français, qui les détient, qui en a le monopole. Celui qui veut sur la nappe un pot de moutarde français, bien français. Et qui louche sur son voisin dès que la courbe de son nez ne lui paraît pas bien française. Celui qui ravale l’homme au rang de la bête, en le poussant à foncer sur quiconque ne lui ressemble pas. Oh ! celui-là, j’appelle de tous mes vœux sa disparition de la surface de la terre. Je n’ai de haine que pour la haine…
Beaucoup d’esprits n’imaginent pas encore les États-Unis d’Europe. Cependant, on peut dire que cette prévision est déjà réalisée à certains yeux. Si elle n’existe pas dans le temps, elle existe dans l’espace. En effet, pour l’Américain du Sud, par exemple, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, sont déjà des départements d’Europe. De même que nous associons, que nous confondons dans l’éloignement, le Brésil, le Pérou, l’Argentine, le Chili… Et cependant ces nations, elles aussi, ont creusé entre elles les fossés du patriotisme. Mais déjà nous les rapprochons.
Un chauffeur, qui avait fait Pékin-Paris en automobile, me disait qu’il avait eu le même battement de cœur en voyant le poteau Europe en quittant l’Asie qu’en voyant le poteau France au retour d’un voyage en Italie. Ce simple trait ne montre-t-il pas ce qu’il y a de transitoire dans le groupement actuel ?
Dans un salon, on admet qu’il y ait un banquier, un artiste, un prolifique, un célibataire. Et dans le groupe européen, chacun veut être au premier rang, en tout. Pourquoi n’y aurait-il pas la nation artiste, la nation riche, etc. ?
Les nations rappellent ces filles légères et changeantes qui, habitant la même hospitalière maison, se disputent, se fâchent, se réconcilient, toujours excessives dans leurs manifestations de haine et de tendresse.
Voulez-vous penser aux relations de la France et de l’Angleterre depuis cent ans, de Waterloo à l’Entente cordiale, en passant par la Crimée et Fachoda ?
L’idée de patrie est subtile. La dette contractée envers les morts, la conservation du patrimoine d’œuvres et d’efforts accomplis avant nous, l’atmosphère particulière, la faune, la flore, les coutumes considérées comme des reflets du ciel qui les domine, autant de notions très ténues, très délicates. Et on peut s’étonner que ce soit au nom de sentiments presque insaisissables, qu’on demande aux hommes les plus incultes les suprêmes sacrifices. Mais on répond qu’ils en ont l’instinct. Et il faut ajouter aussi qu’on a dû habiller ces sentiments, les pavoiser, les rendre plus perceptibles en les soutenant de grands mots sonores, amour sacré, honneur, gloire…