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Les mains propres : $b Essai d'éducation sans dogme

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CHAPITRE IV
VUES MORALES

Les mains propres. — Le déterminisme. — La loi d’équilibre. — Le contrôle. — La bravoure. — La mort. — La religion.

Les mains propres.

De longs siècles nous ont donné le goût de nous laver. Ce goût est devenu presque un instinct, une nécessité. Nous souffrons de ne pas nous sentir nets, physiquement, et non seulement sur les parties visibles de nous-mêmes, mais sur notre corps tout entier. Ce goût de la propreté se répand. Il pénètre dans des classes de plus en plus modestes et de plus en plus nombreuses. Il descend la pyramide sociale. Car on peut s’imaginer la société comme une pyramide : au sommet, le tout petit groupe des privilégiés ; puis des couches qui vont en s’élargissant au fur et à mesure qu’on s’éloigne plus de la richesse et du pouvoir. Eh bien, si la propreté est devenue un instinct, comment affirmer que la probité n’en deviendra pas un également, par un travail analogue ? Nous n’étions pas plus contraints d’être propres que nous ne le sommes d’être honnêtes. Pour qui établit une continuité absolue entre l’être physique et l’être moral, les deux besoins se confondent.

On éprouve la même satisfaction et on retire le même avantage à être propre physiquement et à être propre moralement. Les taches gênent autant sur la conscience et sur les mains.

D’ailleurs, toutes les notions nouvelles sur la solidarité, sur l’interdépendance des êtres, sur la mutuelle répercussion de leurs actes, tendent à démontrer qu’on a encore plus d’intérêt à être probe qu’à être propre.


L’argot, qui élabore la langue de demain, avait prévu cette fusion du physique et du moral, cette étroite analogie de la probité et de la propreté. Pour une mauvaise action, un acte vil, il dit : une saleté, une crasse.


Quand on n’établit pas de différence entre ce qu’on appelle le physique et ce qu’on appelle le moral, entre le corps et l’âme, quand on les bloque en un tout, quand on les confond aussi étroitement que le cierge et sa flamme, cette vue des « mains propres » apparaît toute naturelle. Il semble normal que l’individu, par l’effet continu d’une lente culture, après avoir éprouvé le besoin d’être propre physiquement, éprouve le besoin d’être propre moralement.


Et peut-être même une nouvelle étape sera-t-elle franchie. Quand la propreté s’affine, elle devient l’élégance. Après qu’on s’est lavé, on aspire à se parer. Ce sont les phases successives de la toilette. Peut-être la propreté morale aura-t-elle aussi son luxe, son élégance, se parera-t-elle de ces vertus nobles et charmantes qui sont la grâce de la créature.

Le déterminisme.

Être déterministe c’est, surtout, croire que nos actes, que nos paroles, sont déterminés par des influences qui s’exercent sur nous, des réactions qui se développent en nous, mais dont nous ne sommes pas maîtres, pas plus que nous ne sommes maîtres des phénomènes de notre vie physique. Toutes ces forces se combinent, se composent, aboutissent à une résultante, qui est notre acte ou notre parole. Notre conscience enregistre cette délibération, mais ne la dirige pas. Si j’analyse le plus simple de mes gestes, saisir un objet, marcher vers un but, je vois que j’obéis à un ensemble de sollicitations que je n’ai pas provoquées spontanément.

Au moment où nous croyons prendre librement une résolution, toutes ces voix intérieures ont déjà délibéré, conclu à cette décision. Nous n’avons que l’illusion de la volonté. La sphère mentale est un véritable parlement, où les instincts se groupent, délibèrent, expriment enfin, par un vote décisif, la volonté de l’organisme tout entier, comme le vote parlementaire exprime la volonté nationale. Même dans notre langue usuelle, les mots trahissent ce travail intérieur : on pèse le pour et le contre, on balance, on se résout, on se détermine.


C’est une erreur de croire que la formule : « Ce n’est pas sa faute » ne puisse pas servir de règle de vie, ne puisse pas être la base d’une morale. Penser fortement que ce n’est pas plus la faute d’un homme s’il est irascible que s’il est phtisique, regarder les vices, les travers, enfin toutes les tares de l’esprit, du même œil que les tares du corps, les accueillir avec la même pitié, comment ne sent-on pas ce qu’une telle conception entraîne fatalement de mansuétude, de patience, et comme elle est vraiment large et charitable ?


Si nos instincts nous dirigent, c’est à nous à améliorer les bons, à réduire les mauvais. Il y a là tout un entraînement, toute une orthopédie à pratiquer. De même que nous fortifions un buste malingre par l’exercice, nous pouvons développer un instinct faible par l’éducation. Quelle vue féconde ! Traiter les maladies morales comme les maladies physiques, cela signifie aussi les soigner, remonter à leurs causes — ce qu’on n’a jamais fait — essayer de les guérir. Mais qu’on y fasse bien attention. Cela signifie aussi se défendre contre elles. Où l’on dit coupable, il faut dire nuisible. C’est la même sauvegarde, avec plus d’indulgence et sans l’idée sombre de vindicte. Évidemment l’heure n’est pas venue où une telle maxime : « Ce n’est pas sa faute », inspirera les lois. Mais dès maintenant, pour qui en est fermement convaincu, saturé, elle est, en toutes circonstances, devant soi et devant les autres, à tout instant, le guide sûr et juste…


Les deux grands mots profonds des enfants sont : « Ce n’est pas ma faute » et : « Je ne l’ai pas fait exprès ». Ils ont bien raison. C’est tout le fond du déterminisme. Mais s’ensuit-il qu’il n’y ait pas de suite à donner à leurs petits délits ? Et que cela les absolve et leur permette de recommencer ? Cent mille fois non ! Voilà l’erreur des gens qui prétendent que nous sommes libres de faire le bien et le mal et qui accusent les doctrines déterministes d’être dissolvantes.

Pas du tout. Quand un enfant attrape la rougeole, ce n’est pas sa faute. Il ne l’a pas fait exprès. On le soigne, pourtant. Eh bien, de même quand il a commis une faute. On s’efforce d’en découvrir les causes, d’en montrer les inconvénients, d’en éviter le retour.


On peut agir sur ses sentiments dans la mesure où l’on peut agir sur son organisme. Il semble qu’on puisse soigner une crise morale comme on soigne une maladie, en puisant dans le désir de guérir l’énergie nécessaire à la cure. Les remèdes sont analogues dans les deux cas. Les révulsifs, les dérivatifs, deviennent, dans la maladie morale, les distractions qui détournent l’esprit de sa hantise et le portent vers d’autres objets. Il y a des anesthésiants qui endorment la sensibilité douloureuse, par exemple une saine fatigue, un labeur acharné. Il y a l’opération, qui coupe court, comme l’absence, le long voyage, le silence. Il y a l’homéopathie, qui combat le mal par le mal, l’amour par l’amour… Il y a enfin la recherche des causes, qui démontre parfois l’origine toute fortuite, la nature fragile de la crise et qui permet de l’atteindre à sa source.


Entre la théorie du déterminisme et celle qui nous suppose libres de choisir entre le bien et le mal, il n’y a au fond qu’une question de mots. Se croire de la volonté, ou savoir qu’on n’a que l’illusion de la volonté, cela revient au même. Ce sont deux façons différentes de voir la nature humaine.

Mais le déterminisme est plus indulgent. Et il est aussi plus fécond, parce qu’il indique les moyens directs de se soigner, de s’amender, de s’améliorer.

Il faut s’élever violemment contre la confusion du déterminisme et du fatalisme. Le fataliste s’abandonne à sa destinée. Tandis que le déterministe envisage les moyens de se mettre en garde contre lui-même, de trouver des remèdes à ses défaillances.

Si l’on conçoit chaque décision sous la forme simpliste d’une pesée, où des poids jetés dans les deux plateaux de la balance finissent par la faire osciller et se fixer dans un certain sens, on sent bien qu’on pourra faire intervenir de nouveaux poids pour la faire pencher dans le meilleur sens. Se sent-on tenté par une mauvaise action, sollicité par un vice ? On appelle à son secours des aides nouvelles. On se représente les dangers, les inconvénients que l’on va risquer.


Si l’on a admis que le travail de nos décisions ressemble à celui d’une opération où l’on met des poids dans les deux plateaux de la balance, il y aura intérêt à se livrer consciemment à cette besogne de détermination, à porter en deux colonnes les raisons pour et les raisons contre. On pèsera mieux.


Il faut considérer les peines du code comme des contre-poids. La crainte qu’elles inspirent est un poids que l’on jette dans la balance de nos décisions.


A la lecture des faits-divers, on a conscience qu’un grand nombre de drames auraient pu être évités si, au préalable, on avait soigné mentalement le meurtrier. Car souvent on voit qu’il était en puissance de crime. Mais on ne soigne pas le cerveau, parce que c’est l’âme, l’intangible, le différent du corps.


Je crois que les hommes ne se disent pas d’avance : je vais être noir, je vais être fatal. Ils se laissent entraîner. Ils glissent au mal et au crime.


Pour se déterminer, il faut chercher la solution de moindre inconvénient. On ne peut pas toujours éviter de faire de la peine. Il faut faire la moindre peine.


Je suis très persuadé que les mots exercent une influence mécanique sur la pensée. J’entends par là que l’on contraint sa pensée à couler dans le moule des mots qu’on prononce. Elle prend leur empreinte. On pense comme on parle. Ainsi, en déterminisme, le simple artifice qui consiste à dire : « C’est de son fait », au lieu de : « C’est de sa faute », modifie la mentalité. L’emploi même de la formule efface de l’esprit l’idée de blâme, de responsabilité au sens religieux, d’expiation, la remplace par une constatation apaisée, sereine, où déjà se lève l’indulgence.

La loi d’équilibre.

La loi d’équilibre qui semble régir l’univers et suspendre les astres dans l’espace, cette même loi doit gouverner le détail de notre vie. Elle veut qu’à toute action corresponde une réaction égale. On ne dira plus : tout se paye. Mais peut-être dira-t-on : tout se compense. Il faut seulement que cette loi ait le temps de jouer.

Elle ne connaît pas d’exception. Quand elle semble en défaut, nous pouvons nous en prendre à nos sens ou à notre savoir bornés. L’exemple est classique de Leverrier découvrant par le calcul l’existence de Neptune. La loi d’équilibre exigeait, pour être respectée, que cette planète fût.

Ainsi, tout se balance, le positif et le négatif, le beau et le laid, le bon et le mauvais. Tous les contraires se neutralisent. Toutes les forces opposées s’annihilent dans un équilibre final. Et la notion, en somme, est rassurante, de cette harmonie faite d’antagonisme, de ce néant fécond.


La loi d’équilibre nous ouvre des vues consolantes. Car elle veut que le bien et le mal se compensent. Ainsi, dans le monde innombrable des plantes, il doit y en avoir autant de bienfaisantes que de malfaisantes. Je crois qu’on n’a pas arraché aux simples tous leurs secrets. Les hommes ont découvert des poisons végétaux qui, en quelques secondes, amènent l’organisme de la santé à la mort. La loi d’équilibre permet de prévoir qu’on découvrira, en opposition avec ces toxiques, des toniques qui amèneront instantanément à la santé un organisme au seuil de la mort. Non pas des contre-poisons, mais de puissants révulsifs qui ressusciteront l’individu près de succomber à un choc, un traumatisme, une asphyxie.

De même, dans une autre direction, on peut prévoir que l’équilibre se rétablira entre les villes et les campagnes. Avant qu’un pendule ne prenne la verticale, il oscille à droite, puis à gauche. Ce qui manque à une vie humaine, c’est le temps de voir le pendule prendre l’équilibre. On n’assiste qu’à une oscillation.


Tout se compense, à la condition que cet équilibre ait le temps de se réaliser. C’est bien en effet un équilibre qui s’établit entre le bon et le mauvais, au cours d’une existence.

Supposez un joueur de roulette qui jouerait un nombre de coups infini… Les mathématiques prouvent que ses gains et ses pertes se seraient équilibrés.

Je crois que le mal et le bien se compensent dans une existence, car le total d’une vie, comme le résultat d’une longue opération de jeu, doit tendre vers zéro, vers l’équilibre qui régit tout.

Seulement, nous avons dans l’esprit l’idée d’expiation qui vient de la terreur inspirée aux premiers hommes par le mystérieux univers qui les entourait. Nous voulons que le mal qu’on endure expie le mal qu’on a fait.


Il doit y avoir en nous un sens du juste et de l’injuste. Quelque chose nous avertit, par exemple, qu’il y a de l’injustice dans le cas du fermier, obligé de travailler pour verser de l’argent à un fils de famille qui n’a fait qu’hériter, dans le cas de l’ouvrier qui trime avec les mêmes gestes pendant cinquante ans, pour enrichir un patron qui se donne tous les plaisirs de l’oisiveté.

Mais nous devons cultiver, développer ce sens de la justice. C’est un des aspects de cette loi d’équilibre qui régit les mondes. Rien d’étonnant à ce que ce sens ne soit pas renforcé en nous. Car c’est la vérité scientifique, en découvrant par exemple la loi de la gravitation, qui a dévoilé cette notion de l’équilibre universel. Découverte relativement récente, notion encore neuve. C’est à nous à la dégager, à la faire resplendir en nous.

Le Contrôle.

Il est utile de se rendre compte du rôle en chacun de nous de l’inconscient.

C’est une zone du cerveau que l’état de nos connaissances ne nous permet pas encore de circonscrire, où s’élaborent nos pensées avant de parvenir aux régions où nous en prenons conscience.

Antre obscur, où se cuisinent, où s’agitent nos résolutions avant d’émerger au jour.

Il est bon d’imaginer l’existence de cette zone où certaines de nos pensées naissent, flottent, s’ébauchent. Peut-être est-ce la partie du cerveau la plus ancienne, celle qui ressemble le plus à celle des autres animaux, celle de l’instinct, tandis que les régions, où s’exerce notre contrôle, sont des conquêtes récentes, le propre de l’homme, le signe du progrès et du perfectionnement.

Parfois, bien que tout ce travail ait lieu à notre insu, cette ébauche de notre décision est très poussée. Elle jaillit, elle émerge toute armée, toute prête, dans la lumière de notre conscience. A peine avons-nous le temps de l’examiner. Déjà elle agit, déjà elle commande nos gestes. C’est l’impulsion, avec tous ses charmes et tous ses dangers.

Donc, pensons à tout ce travail caché, secret pour nous-mêmes, toute cette préparation qui parfois va nous surprendre.

Quand on a le sentiment de cet inconscient, on s’explique bien des décisions subites, qui se sont élaborées dans l’antre, dans l’ombre de nous-mêmes…


A l’inverse, il arrive fréquemment que des paroles, des images, bref le butin de nos sens, tombent dans notre inconscient sans que nous les percevions au passage, sans que nous ayons eu le temps de les enregistrer, un peu comme un visiteur se glisse dans l’immeuble sans être vu du concierge.


Grâce aux journaux, nous nous soucions de toutes sortes de faits que nous eussions ignorés sans cette lecture. A propos d’événements qui ne nous touchent pourtant pas directement, nous nous créons des petites joies, des petits chagrins, des triomphes et des défaites. Nous savons ce qui se passe dans l’univers et dans l’esprit des autres. Nous participons plus que nos ancêtres à la vie générale. L’information nous arrive en ondes rapides. Et notre conscience du monde s’en trouve prolongée.

Ainsi elle s’étend en surface. De même qu’elle doit, physiologiquement, gagner en profondeur. Au fur et à mesure que des êtres se civilisent, le domaine de la conscience doit conquérir dans leur cerveau des zones nouvelles, empiéter de plus en plus sur l’obscure région de l’instinct.

Nous devenons conscients de plus de choses autour de nous et de plus de choses en nous.

Dans une nouvelle étape, cette conscience de l’univers deviendra plus sensible. Elle nous aidera à compatir. Ainsi, jadis, nous eussions ignoré une catastrophe lointaine. Aujourd’hui, nous la connaissons, mais elle ne nous émeut pas. Plus tard, elle nous touchera comme nous touche actuellement une catastrophe toute proche.


J’ai dit que, dans notre cerveau, le domaine où s’exerce la conscience, le contrôle de la pensée, devait grandir peu à peu et que cet accroissement devait marquer notre progrès, nous éloigner des animaux, chez lesquels semble régner l’instinct.

Mais cette expansion du domaine de la conscience ne se manifeste-t-elle pas dans cet organisme encore imparfait qu’on appelle un peuple ? Est-ce que le progrès de ce peuple en civilisation ne se marque pas par le nombre toujours croissant d’éléments, c’est-à-dire d’individus, qui prennent conscience d’être des hommes, qui ne se laissent plus mener comme un troupeau, avec des ordres — ou des mots d’ordre — qu’ils ne comprennent pas, qu’ils n’examinent pas ? Il faudrait agrandir encore cette conscience sociale, en surface et en profondeur, l’enrichir de vérités nouvelles. Ainsi, un grand progrès ne sera-t-il pas accompli, le jour où la majorité des gens seront pénétrés de cette notion que faire du bien à autrui, c’est s’en faire à soi-même ?


Plus nous pourrons contrôler nos gestes, nos paroles, avant de les laisser jaillir de nous-mêmes, plus nous nous améliorerons.

Et il me semble que l’être se perfectionne dans ce sens. La zone de sa conscience s’agrandit. C’est-à-dire qu’il prend conscience d’un nombre grandissant d’instincts qui jadis s’évadaient, l’entraînaient d’une impulsion, sans contrôle.

Qui n’a observé ce phénomène sur soi-même ? Avant de prononcer une parole, généralement on l’essaye. Et c’est après l’avoir ainsi vérifiée qu’on la laisse passer.

Mais il y en a qui jaillissent de nous-même sans passer au guichet de la réflexion. Ce sont les impulsions.

Eh bien, ces impulsions gagneraient à être contrôlées. Qu’y perdrait-on ? Nous ne laisserions plus échapper, après ce petit examen, le mot méchant, les suggestions de la haine et de la vengeance. Et nous donnerions tout de même la volée aux élans du cœur. Il faut réfléchir avant d’agir, faire passer toutes les sollicitations de notre instinct au contrôle de la conscience. Encore une fois, pas de regret : si le geste est beau, nous l’accomplissons. S’il est sot, nous le retenons.

Ce don d’examen, c’est un des signes de la conquête humaine.

De la Fidélité.

La vertu qu’il importe peut-être le plus de cultiver en nous, c’est la fidélité. Et je l’entends au sens le plus large, qui s’étend jusqu’à la loyauté. La langue a d’ailleurs elle-même prévu cette synonymie : l’immuable attachement d’un peuple à sa race originelle ne s’appelle-t-il pas le loyalisme ?

Nous pouvons peu sur nous-même. Nous pouvons néanmoins développer et fortifier un sentiment dans notre cœur en nous représentant sans cesse l’avantage de l’éprouver et le dommage d’y manquer. Or, les bienfaits que la fidélité répand sur la vie sont innombrables. Sous tous ses aspects, elle séduit, elle conquiert, on l’honore. Que ce soit dans le domaine du sentiment, de la croyance ou de la doctrine, partout elle force le respect et l’admiration.

On vénère la fidélité dans la tendresse lorsqu’elle soude deux êtres jusqu’à la mort. Et cela qu’il s’agisse de l’amitié, du mariage ou de l’amour. La fable et l’histoire sont peuplées de ses héros. Leurs noms nous sont familiers. Ils sont unis deux à deux dans notre mémoire. Et ces couples illustres sont les plus belles images de la légende humaine.

Nous admirons aussi la fidélité à une croyance, à une doctrine, à un idéal. Celle-là compte également ses héros et ses martyrs. Les noms sont grands de ceux qui ont accepté la mort plutôt que de renier leur vie. Sans même qu’elle s’achève en tragédie, une carrière nous semble belle pourvu qu’elle soit droite. On estime très haut l’artiste, le tribun, le philosophe, qui restent toute leur existence fidèles à leur école, à leur cause, à leurs principes.

Par contre, quelle unanime sévérité pour l’infidèle, pour tous les infidèles ! On méprise le politicien trop souple qui louvoie, prend le vent, arbore des convictions aux couleurs changeantes du temps, dessine une carrière pleine d’inflexions, de détours et de crochets. On sourit de l’écrivain trop habile qui, répudiant la généreuse audace de ses débuts, épouse de fades opinions plus propices au succès. Et quand les Mémoires du passé ressuscitent à nos yeux une de ces séduisantes figures de femme, toutes parées de grâces, d’intelligence et de beauté, ne sommes-nous pas secrètement déçus qu’au lieu de se vouer à un unique amour elle adresse à des héros successifs des serments chaque fois éternels ? Ah ! comme nous lui en voulons d’avoir fait défleurir une illusion dans notre cœur…

Ainsi, un blâme public ou caché atteint toujours les infidèles. Et cependant ils pourraient plaider heureusement leur cause. S’ils évoluent — car telle est l’indulgente formule dont ils baptisent leur inconstance — c’est qu’ils suivent la loi de nature. N’est-elle pas elle-même en continuelle évolution ? Notre organisme se renouvelle sans cesse. Pourquoi n’en serait-il pas de nos pensées comme des cellules qui les tiennent encloses ?

Mais un instinct plus fort que cette apparente logique souhaite que l’esprit demeure, si la matière change. Peu importe qu’on verse sans cesse un aliment nouveau à la lampe du phare, pourvu que le feu reste fixe…

Quel est donc cet instinct qui attache tant de prix à la constance ? Peut-être aspire-t-il vers une humanité meilleure ? Peut-être en sert-il l’espoir et la prévision ? On ne sait. Mais on peut, en tout cas, découvrir ses racines.

La constance satisfait d’abord en nous un besoin de sécurité. Les contrats entre deux êtres ou deux entités n’ont pas de plus sûr garant que la fidélité. Non seulement elle épargne les conséquences tragi-comiques de la trahison conjugale et les ravages corrosifs de l’inconstance amoureuse, mais encore elle veille sur tous les accords, toutes les ententes, tous les traités. Sans elle, ils ne sont pas. Elle est le solide appui dans la conduite de toutes les entreprises. Elle est la condition de la confiance. Par elle, la vie, qui n’est qu’un continuel phénomène d’échanges, devient plus franche et plus directe, plus facile et plus douce, plus simple et plus noble.

Enfin, la fidélité flatte en nous le goût de la durée. Nous aimons que rien ne change autour de nous. Cela nous rassure et nous donne l’illusion de notre pérennité. L’homme s’efforce de se survivre, de se prolonger. Il grave son nom sur l’écorce des arbres et sur les tables d’airain. Il dresse des monuments pour perpétuer sa mémoire. Il construit son tombeau plus solidement que son logis. Par tous les moyens, il entend persister. Et l’art lui-même n’est que de la vie qui dure plus qu’une vie… Or, la fidélité satisfait en nous ce goût de l’immuable. Elle en est le symbole humain. Dans la détresse de voir autour de soi tout s’effriter, tout se flétrir, tout vieillir, comment ne pas s’attendrir et ne pas s’émerveiller devant cette fée charmante qui ne change pas ? L’âme fidèle, c’est le marbre où tout demeure de ce qu’on y inscrit ; l’âme inconstante n’est que l’ardoise où tout s’efface.

Il ne fallait pas tant de raisons pour que la fidélité apparût, touchante et sacrée, au premier rang des grâces dont se puisse parer la créature et s’affirmât peut-être la vertu capitale.

La bravoure.

La vraie bravoure, dans un monde conscient que nous devons tous travailler à construire, ce sera d’exposer sa vie pour un effet utile.

Actuellement on trouve brave celui qui expose sa vie, tout court. On n’examine pas s’il l’expose par ostentation pour éblouir des témoins, pour leur montrer qu’il n’a pas peur de la mort ni du danger. On n’examine pas s’il l’expose dans une impulsion pour un effet futile, qui ne vaut pas son sacrifice.

A la vue de ces actes irréfléchis, s’éveille et applaudit en nous un très vieil instinct qui nous pousse à admirer le mépris de la mort, le dédain de la vie.

On dira que ce vieil instinct contient en germe l’altruisme, puisqu’il nous fait admirer l’homme qui sauve son semblable. J’en doute. Car on admire aussi l’homme qui risque sa vie pour un tour de force, pour le plus stupide pari, où nulle existence n’est à sauver.

Ainsi que nos autres sentiments — plus même que beaucoup de nos sentiments — la bravoure demande à être contrôlée, pour devenir consciente, cesser d’être parfois un jeu de vanité, pour s’exercer utilement, noblement, humainement.


Il a dû se produire une confusion dans l’esprit. On admire l’exploit qui sauve une existence ou qui vainc une difficulté utile à briser. Et, par extension, par généralisation, on en est venu à admirer l’exploit qui sauvera peut-être une existence, même en en sacrifiant certainement plusieurs, ou l’exploit qui vaine une difficulté puérile.


Au point de vue de la bravoure, de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être, on pourra examiner ce petit problème : quand un cambrioleur vous donne à choisir entre le silence et la mort, pourquoi l’homme qui s’est tu sort-il un peu diminué de l’aventure ?

Il aurait donc dû plutôt mourir ? Ainsi il apparaît bien qu’en ces questions de bravoure, de peur, de dévouement, une conception nouvelle devrait s’établir, où aurait passé la claire raison.


Il y aurait beaucoup à réformer dans les idées qu’évoque le suicide.

On a mis de la honte autour de lui, comme on en a mis autour d’autres actes qui nuisaient au sort de la race et qui étaient faciles à accomplir : l’onanisme, qui va contre la reproduction ; la désertion, qui va contre la nation ; le faux-monnayage, qui va contre le monopole financier de l’État. On a donc élevé une barrière de honte contre ces tentations.

Dégagé de préventions, le suicide apparaît avec une face nouvelle. Il apparaît comme une évasion hors de la douleur. Évasion qui demande du courage. Car elle doit vaincre l’instinct de conservation, forcer l’affreux passage de la vie à la mort.

Quant au droit au suicide, il faut distinguer. Il me semble que l’homme qui ne produit rien pour la communauté et qui est seul sur terre peut parfaitement se détruire.

Celui qui est l’objet d’affections ou qui croit avoir encore à produire œuvre utile doit au contraire mettre ces considérations en antagonisme avec les souffrances ou les épreuves auxquelles il veut échapper.


Une des curieuses inconséquences de notre morale, c’est qu’on a mis de la honte autour du suicide, autour de l’être qui sacrifie sa vie pour échapper à la douleur, et qu’on a mis de l’admiration autour de l’être qui sacrifie sa vie même pour un exploit inutile, voire stupide.

La mort.

Comme on sait peu de choses sur la seule certitude de la vie, la mort ! On dit d’un être : il est mort. On met à son chevet deux bougies, de l’eau bénite, un médecin hâtif passe, et le cadavre est happé par les exigences de l’Administration.

Sans doute, l’instinct de résignation, l’horreur méprisante du corps, exploités par la religion, servent l’ignorance où l’on veut rester de la mort.

Et cependant la mort n’est pas si vite définitive. La physiologie a découvert que les organes et les tissus meurent successivement. Elle a fait revivre des organismes. Les expériences de Carrel en sont témoin.

L’automobile est venue illustrer cette notion : en bien des cas, on pourrait réparer la machine. Si on remplaçait l’organe lésé, elle repartirait, elle revivrait. Abandonnée après la panne au bord de la route, elle s’effriterait, se rouillerait, achèverait de se dissoudre, de mourir.

Un médecin légiste me disait qu’un milliardaire qui se ferait suivre, comme de son ombre, d’un médecin, échapperait à un certain nombre de chances de mort, à celles qui suspendent la vie sans la briser du coup.

D’ailleurs, la traction rythmée de la langue dans toutes les asphyxies montre qu’on va de plus en plus profondément chercher la vie dans la mort. La mort recule comme l’ignorance.

Cette notion de la mort successive, continue, ouvre une vue singulière. Les gens qu’on a ranimés, grâce à la traction rythmée de la langue, ont été retirés de la mort. Ils ont commencé à mourir. Ils ne rapportent de cette incursion aucun souvenir. N’est-ce pas un début de preuve de la non-existence d’un au-delà ?


Il n’y a qu’une certitude dans la vie : c’est la mort. Tout le reste n’est qu’hypothèse. Et je m’étonne toujours qu’on n’ait pas bâti tout l’édifice de la vie sur cette solide certitude de la mort. En se représentant la vie comme enfermée dans un espace clos, on est plus tenté de l’emplir, de la faire intelligente, dense et belle, que lorsqu’on ne s’imagine point ses limites.

Il est singulier qu’on n’ait encore fondé, comme édifice de vie, sur la certitude de la mort, que les Assurances.


Sans la vie future, la morale change d’axe. La vie humaine apparaît plus précieuse. On ne la sacrifie plus qu’à des croyances méditées, consenties.

C’est en vertu d’atavismes religieux qu’on trouve lâche de tenir à la vie. Sans l’idée d’immortalité, le culte de la vie apparaît juste et bon.


Nous tendons sans cesse à embellir la vie. Les religions tendent à embellir la mort. Elles en ont fait le seuil du bonheur. Nous en avons fait la fin du bonheur.

Grâce à cette promesse, les prêtres ont pu entraîner des générations à la souffrance et au massacre. Ils leur ont fait bâtir des pyramides, ils les ont jetées dans les batailles. Qu’importait ? La vie future, l’éternité était au bout de ces éphémères épreuves. En réalité, ils fondaient, sur ce besoin de croire à l’immortalité, leur pouvoir humain. Ils ont exalté le néant de la vie. Nous prêchons le néant de la mort.


Voici un exemple singulier de la perturbation jetée dans la morale par la suppression de l’idée de vie future. On n’a pas trouvé de plus cruelle vengeance, de plus grand châtiment que la mort. C’est la suprême expiation. C’est là qu’en veulent venir deux ennemis acharnés. C’est la peine capitale infligée par la société. Or, qu’est-ce que la mort, sans la vie future ? C’est l’oubli absolu. C’est la fin de la souffrance.

Si bien que pour punir, pour châtier un être exécré, on le fait échapper à toute douleur, dans le néant. Pourtant, s’il ne se survit pas, s’il n’a pas d’âme immortelle, sa punition est courte. Elle s’arrête à la mort. Elle ne dure que le temps de la menace de la mort.

On le prive, dira-t-on, de ce bien suprême, la vie ? Mais puisqu’il ne sera plus là pour déplorer cette privation ! Puisque la mort est la fin de tout… Puisqu’une fois mort il ne saura plus qu’il est privé de la vie !

Et, cependant, quand on essaie de faire pénétrer cette notion dans l’esprit de la personne la plus lucide, on se heurte à une résistance invincible : « Si ! dit-elle, je serai privée de la vie. » Vainement répliquera-t-on : « Mais puisque vous ne saurez pas que vous en êtes privée… » Elle ne se rend pas. Le sens spiritualiste doit persister en elle. Il lui souffle qu’elle se survivra, qu’elle assistera à sa mort, qu’elle en aura conscience, qu’elle voltigera au-dessus de sa dépouille, qu’elle se pleurera.

En fait, l’affreux, le cruel, c’est le passage de la vie à la mort. C’est l’appréhension, l’approche, le préambule, les circonstances de la mort. C’est l’adieu à la vie. Et plus cet adieu est bref, plus la peine est courte. Elle est nulle dans la mort imprévue, instantanée.

En réalité, la mort d’un être ne frappe que ceux qui, l’aimant, lui survivent. On peut dire aussi qu’elle lèse la collectivité, puisqu’il la prive du concours qu’il eût pu lui donner encore. Mais, en matérialisme, cet être lui-même ne survit pas à sa disparition. Il ne la regrette que le temps qu’elle se prépare. Son regret cesse avec sa vie.


On a dit bien souvent que les vieillards devaient se préparer à la mort, s’y accoutumer, vivre en bon voisinage avec elle et l’appeler comme un repos définitif. J’estime même qu’à partir d’un certain âge, on devrait chaque matin s’étonner un peu de vivre encore, considérer chaque réveil comme une amusante résurrection, et s’émerveiller de ce miracle quotidien.

Religion.

Sans doute faudrait-il nourrir les enfants de la religion catholique si nous vivions dans un milieu de foi, tel qu’on nous peint le moyen âge.

Mais qui peut prétendre sérieusement que la crainte de l’enfer ou l’espoir du paradis guide actuellement les actes de la plupart d’entre nous ?

Sans foi, il ne reste plus qu’une question de rites à observer. Et du moment que ces usages ne sont pas soutenus par une croyance profonde, ils ne méritent plus le respect. Suivre des coutumes uniquement pour le « qu’en dira-t-on », pour imiter le voisin, sans en sentir vraiment le besoin, est-ce digne de nous ?

Il ne s’agit pas d’ailleurs d’élever les enfants dans le mépris du catholicisme. Il suffit qu’ils soient areligieux. S’ils rencontrent plus tard la foi dans ce dogme, ou dans d’autres, il sera temps pour eux de s’y réfugier, d’en demander alors, consciemment, tous les sacrements.

Ne pas donner de religion, c’est les donner toutes.


Comment se dissimuler que la chrétienté ne règne ni sur tous les peuples ni sur tous les temps, qu’elle n’occupe qu’un fragment de la planète et qu’un moment de l’histoire ? Comment se dissimuler qu’il y a plus de quatre cents religions, que chacune dit : « Je suis la seule. Hors de moi, pas de salut. » N’a-t-on pas le droit de jeter ce regard d’ensemble sur notre petit globe ?


La foi n’est respectable que quand elle ne s’impose pas, quand elle n’enrôle pas par contrainte sous ses bannières ceux qui ne la partagent pas.


Que cherche-t-on à donner aux enfants ? Le bonheur. Être areligieux, cela leur enlève-t-il une chance de bonheur ? Non, du moment qu’on ne peut pas leur donner la foi opaque, la foi moyenâgeuse, que leur raison percerait.


Quand on discute avec un fervent catholique, quand on lui demande comment il croit être plus agréable à son Dieu en mangeant de la sarcelle que du poulet le vendredi, il refuse de s’expliquer et dit : « C’est un acte d’obéissance. Vous ne comprendriez pas. Il faut la grâce. Il faut la foi. » Soit. Mais quand on n’a pas cette foi dans le dogme, pourquoi en suivre les rites ?


N’est-ce pas une foi, de croire à une justice plus juste, à une liberté plus libre, à une vie meilleure sur la terre ?


L’idée divine pénètre profondément l’être humain, elle se glisse en particulier dans la langue, expression et reflet de la pensée, héritage que se transmettent les générations. On dit : « Adieu ». On s’écrie : « Mon Dieu ! Jésus ! Ciel ! Grand Dieu ! Bon Dieu ! » On rend grâce à Dieu : « Dieu merci ! Le Ciel soit loué ! » Le mot est sur les lèvres. Est-il autant dans les cœurs ?


Mais il y a, dit-on, un besoin de prier, de se réfugier à l’abri d’une grande puissance inconnue, de lui demander secours dans l’extrême péril. Soit. Mais pourquoi ceux qui éprouvent ce besoin n’auraient-ils pas leur dieu, sans se plier à toutes les exigences du dogme, qui apparaissent si étranges, souvent si choquantes, quand on n’a plus la foi simple et aveugle que nous prêtons à nos ancêtres de l’an mille ?


Un penchant de notre esprit incline à accepter la souffrance sans examen ni révolte, sous la terreur obscure d’un châtiment. C’est une pente qui plonge vers les lointains abîmes du passé, où l’homme faible et désarmé, blotti au fond d’une caverne, frémissait aux rugissements des monstres et croyait les entendre dans toutes les clameurs de la nature. C’est sur cette pente que les religions ont volontiers bâti leur église.


Certes, la religion n’a jamais fait que répondre aux appels de la créature. Mais ses prêtres n’ont point résisté à la tentation de dominer, de transformer leur influence en instruments de pouvoir, d’enchaîner les bras qui se tendaient vers eux. Le besoin de la prière et des pompeuses cérémonies a empli leurs temples et leurs aumônières ; le besoin de confession leur a livré les foyers et les cœurs ; la peur de la vie brutale a peuplé leurs cloîtres et leurs retraites ; et la peur de la mort a surtout servi leur puissance. Car, apaisant cette crainte par la promesse du paradis, ils ont exalté du même coup la résignation aux misères terrestres, poussé ainsi les masses moutonnières vers les durs labeurs et les massacres stupides.


La croyance en une vie future n’est peut-être pas née uniquement de la peur de la mort. Elle est peut-être aussi l’aspiration vers le mieux, mais le mieux sur la terre, la prescience d’une humanité plus heureuse. Il serait curieux que la religion eût métamorphosé cette notion du progrès en la promesse, si largement exploitée par elle, d’un monde meilleur.


On oublie souvent que la croix — devenue l’emblème du sacrifice de Jésus à la rédemption du monde — était un instrument de supplice. Si la foi socialiste s’impose à son tour, si elle a son grand martyr et s’il périt sur l’échafaud, il est singulier de penser qu’on voudra perpétuer son souvenir par l’instrument de son supplice et qu’on verra, comme on voit aujourd’hui des calvaires, se dresser de symboliques guillotines aux croisées des chemins.

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