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Les mystères d'Udolphe

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The Project Gutenberg eBook of Les mystères d'Udolphe

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Title: Les mystères d'Udolphe

Author: Ann Ward Radcliffe

Illustrator: Jean-Adolphe Beaucé

Translator: Madame de Chastenay

Release date: September 5, 2013 [eBook #43652]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES D'UDOLPHE ***

LES
MYSTÈRES D'UDOLPHE

PAR
ANNE RADCLIFFE

ÉDITION ILLUSTRÉE PAR J.-A. BEAUCÉ

Prix: 1 franc 10 centimes

[Illustration]

PARIS
LIBRAIRIE, R. VISCONTI, 22

CHAPITRE PREMIER.

Sur les bords de la Garonne existait en 1584, dans la province de Guyenne, le château de M. Saint-Aubert. De ses fenêtres on découvrait les riches paysages de la Guyenne, qui s'étendaient le long du fleuve, couronnés de bois, de vignes et d'oliviers. Au midi, la perspective était bornée par la masse imposante des Pyrénées, dont les sommets, tantôt cachés dans les nuages, tantôt laissant apercevoir leurs formes bizarres, se montraient quelquefois nus et sauvages au milieu des vapeurs bleuâtres de l'horizon, et quelquefois découvraient leurs pentes, le long desquelles de noirs sapins se balançaient, agités par les vents. D'affreux précipices contrastaient avec la douce verdure des pâturages et des bois qui les avoisinaient; des troupeaux, de simples chaumières reposaient les regards fatigués de l'aspect des abîmes. Au nord et à l'orient s'étendaient à perte de vue les plaines du Languedoc, et l'horizon se confondait au couchant avec les eaux du golfe de Gascogne. M. Saint-Aubert aimait à errer, accompagné de sa femme et de sa fille, sur les bords de la Garonne; il se plaisait à écouter le murmure harmonieux de ses eaux. Il avait connu une autre vie que cette vie simple et champêtre; il avait longtemps vécu dans le tourbillon du grand monde, et le tableau flatteur de l'espèce humaine, que son jeune cœur s'était tracé, avait subi les tristes altérations de l'expérience. Néanmoins la perte de ses illusions n'avait ni ébranlé ses principes ni refroidi sa bienveillance: il avait quitté la multitude avec plus de pitié que de colère, et s'était borné pour toujours aux douces jouissances de la nature, aux plaisirs innocents de l'étude, à l'exercice enfin des vertus domestiques.

Il était d'une branche cadette, mais il descendait d'une illustre famille; et ses parents auraient souhaité que, pour réparer les injures de la fortune, il eût eu recours à quelque riche alliance, ou tenté de réussir par les manœuvres de l'intrigue. Pour ce dernier plan, Saint-Aubert avait dans l'âme trop d'honneur, trop de délicatesse; et quant au premier, il avait trop peu d'ambition pour sacrifier ce qu'il appelait le bonheur à l'acquisition des richesses. Après la mort de son père, il épousa une femme aimable, son égale en naissance aussi bien qu'en fortune. Le luxe et la générosité de son père avait tellement obéré le patrimoine qu'il lui avait laissé, qu'il fut forcé d'en aliéner une partie. Quelques années après son mariage, il le vendit à M. Quesnel, frère de sa femme, et se retira dans une petite terre en Gascogne, où le bonheur conjugal et les devoirs paternels partagèrent son temps avec les charmes de l'étude et de la méditation.

Depuis longtemps ce lieu lui était cher; il y était venu souvent dans son enfance, et conservait encore l'impression des plaisirs qu'il y avait goûtés; il n'avait oublié ni le vieux paysan qu'on avait chargé de veiller sur lui, ni ses fruits, ni sa crème, ni ses caresses. Les vertes prairies, où plein de santé, de joie et de jeunesse, il avait si souvent bondi parmi les fleurs; les bois, dont le frais ombrage avait entendu ses premiers soupirs et entretenu la pensive mélancolie qui devint ensuite le trait dominant de son caractère; les promenades agrestes des montagnes, les rivières qu'il avait traversées, les plaines vastes, immenses comme les espérances du jeune âge! Jamais Saint-Aubert ne se rappelait qu'avec enthousiasme, qu'avec regret, ces lieux embellis par tant de souvenirs. A la fin, dégagé du monde, il y vint fixer sa retraite et réaliser ainsi les vœux de toute sa vie.

Le bâtiment, tel qu'il existait alors, n'était guère qu'un pavillon; un étranger eût admiré, sans doute, son élégante simplicité et la beauté de ses dehors; mais il y fallait des augmentations considérables pour en faire l'habitation d'une famille. Saint-Aubert sentait une sorte d'affection pour les parties du bâtiment qu'il avait jadis connu; il ne voulut jamais qu'on en dérangeât une seule pierre, de sorte que la nouvelle construction, adaptée au style de l'ancienne, fit du tout une demeure plus commode que recherchée. L'intérieur, abandonné aux soins de madame Saint-Aubert, lui donna occasion de montrer son goût; mais la modestie qui caractérisait ses mœurs, présida toujours aux embellissements qu'elle ordonna.

La bibliothèque occupait la partie occidentale du château; elle était remplie des meilleurs ouvrages tant anciens que modernes. Cette pièce ouvrait sur un bosquet qui, planté le long d'une pente douce, conduisait à la rivière, et dont les arbres élevés formaient une ombre épaisse et mystérieuse. Des fenêtres, l'œil découvrait par-dessous les berceaux le riche paysage qui s'étendait à l'occident, et apercevait à gauche les hardis précipices des Pyrénées. Près de la bibliothèque était une terrasse garnie de plantes rares et précieuses. Un des amusements de Saint-Aubert était l'étude de la botanique, et les montagnes voisines, qui offrent tant de trésors aux naturalistes curieux, le retenaient souvent des jours entiers. Il était quelquefois accompagné dans ses excursions par madame Saint-Aubert, et souvent par sa fille. Un petit panier d'osier, pour recevoir les plantes, un autre rempli de quelques aliments que n'eût pu leur offrir la cabane d'un berger, formaient leur équipage. Ils parcouraient les lieux les plus sauvages, les scènes les plus pittoresques, et ne concentraient pas tellement leur attention dans l'étude des moindres ouvrages de la nature, qu'ils n'admirassent aussi ses beautés grandes et sublimes. Las de gravir des rochers, où le seul enthousiasme semblait avoir pu les conduire, où l'on ne voyait sur la mousse d'autres traces que celles du timide chamois, ils cherchaient un abri dans ces beaux temples de verdure, reculés au sein des montagnes. A l'ombre des mélèses et des pins élevés, ils goûtaient un repas frugal, savouraient les eaux d'une source voisine, et respiraient avec délices les parfums des diverses plantes qui émaillaient la terre, ou pendaient en festons aux arbres et aux rochers.

A gauche de la terrasse, et vers les plaines du Languedoc, était le cabinet d'Emilie. Là étaient ses livres, ses crayons, ses instruments, quelques oiseaux et quelques fleurs favorites. C'est là qu'occupée de l'étude des arts, elle les cultivait avec succès, parce qu'ils convenaient à son goût et à son caractère. Ses dispositions naturelles, secondées par les instructions de M. et madame Saint-Aubert, avaient facilité ses progrès. Les fenêtres de cette pièce s'ouvraient jusqu'en bas sur le parterre qui bordaient la maison; et des allées d'amandiers, de figuiers, d'acacias ou de myrtes fleuris, conduisaient au loin la vue vers ces rivages qu'arrosait la Garonne.

Les paysans de ces heureux climats, quand leur travail était fini, venaient souvent sur le soir danser en groupes sur le bord de la rivière. Les sons animés de leur musique, la vivacité de leur pas, la gaieté de leur maintien, le goût et le caprice des jeunes filles dans leur ajustement, donnaient à toute la scène un caractère vraiment français.

Le front du château, du côté du midi, faisait face aux montagnes. Au rez-de-chaussée étaient une grande salle et deux salons commodes. L'étage supérieur, car il n'y en avait qu'un, était distribué en chambres à coucher, sauf une seule pièce, qu'ornait un grand balcon, et où se faisait ordinairement le déjeuner.

Dans l'arrangement des dehors, l'attachement de Saint-Aubert pour les théâtres de son enfance, avait quelquefois sacrifié le goût au sentiment. Deux vieux mélèses ombrageaient le bâtiment et coupaient la vue; mais Saint-Aubert disait quelquefois que s'il les voyait périr, il aurait peut-être la faiblesse d'en pleurer. Il planta près de ces mélèses un petit bosquet de hêtres, de pins et de frênes de montagne. Sur une haute terrasse, au-dessus de la rivière, étaient plusieurs orangers et citronniers, dont les fruits, mûrissant parmi les fleurs, exhalaient en l'air un admirable et doux parfum. Il leur joignit quelques arbres d'une autre espèce; là, sous un large platane dont les branches s'étendaient jusque sur la rivière, il aimait à s'asseoir dans les belles soirées de l'été entre sa femme et ses enfants. Au travers du feuillage, il voyait le soleil se coucher à l'extrémité de l'horizon, il voyait ses derniers rayons briller, s'affaiblir et confondre peu à peu leurs nuances pourprées avec les tons grisâtres du crépuscule. C'est là aussi qu'il aimait à lire, à converser avec madame Saint-Aubert, à faire jouer ses enfants, à s'abandonner aux douces affections, compagnes ordinaires de la simplicité et de la nature. Souvent il se disait, les larmes aux yeux, que ces moments étaient cent fois plus doux que les plaisirs bruyants et les tumultueuses agitations du monde. Son cœur était satisfait; il avait cet avantage si rare de ne point désirer plus de bonheur qu'il n'en avait. La sérénité de sa conscience se communiquait à ses manières, et pour un esprit comme le sien, il prêtait du charme au bonheur même.

La chute totale du jour ne l'éloignait pas de son platane favori; il aimait ce moment où les dernières clartés s'éteignent, où les étoiles, l'une après l'autre, viennent briller dans l'espace et se réfléchir sur le miroir des eaux; moment touchant et doux, où l'âme dilatée s'ouvre aux plus tendres sentiments, aux contemplations les plus sublimes. Quand la lune, de ses rayons argentés, perçait l'épais feuillage, Saint-Aubert restait encore; et souvent il se faisait apporter sous son arbre favori le laitage et les fruits qui composaient son souper. Quand la nuit était close, le rossignol chantait, et ses mélodieux accents réveillaient au fond de son âme une douce mélancolie.

La première interruption du bonheur qu'il avait connu dans sa retraite, fut occasionnée par la mort de ses deux fils. Il les perdit à cet âge où les grâces enfantines ont tant de charmes; et quoique, par égard pour madame Saint-Aubert, il eût modéré l'expression de sa douleur, et se fût efforcé de la soutenir en philosophe, il n'avait point de philosophie à l'épreuve de pareilles pertes. Une fille était désormais son unique enfant. Il veilla sur le développement de son caractère, et travailla sans relâche à la maintenir dans les dispositions les plus propres au bonheur. Elle avait annoncé, dès ses premiers ans, une rare délicatesse d'esprit, des affections vives et une facile bienveillance; mais on pouvait distinguer néanmoins une susceptibilité trop grande pour comporter une paix durable. En avançant vers la jeunesse, cette sensibilité donna un tour réfléchi à ses pensées, une douceur à ses manières, qui ajoutaient la grâce à la beauté, et la rendaient bien plus intéressante aux personnes douées d'une disposition analogue. Mais Saint-Aubert avait trop de bon sens pour préférer un charme à une vertu; il avait assez de pénétration pour juger combien ce charme était dangereux à celle qui le possédait, et il ne pouvait s'en applaudir. Il tâcha donc de fortifier son caractère, de l'habituer à dominer ses penchants, et à se maîtriser elle-même; il lui apprit à retenir le premier mouvement, et à supporter de sang-froid les innombrables contrariétés de la vie. Mais pour lui apprendre à se contraindre, à se donner cette dignité calme qui peut seule contre-balancer les passions et nous élever au-dessus des événements et des disgrâces, lui-même avait besoin de quelque courage, et ce n'était pas sans effort qu'il paraissait voir tranquillement les larmes, les petits chagrins, que sa prévoyante sagacité occasionnait quelquefois à Emilie.

Emilie ressemblait à sa mère; elle avait sa taille élégante, ses traits délicats; elle avait comme elle des yeux bleus, tendres et doux; mais quelques beaux que fussent ses traits, c'était surtout l'expression de sa physionomie, mobile comme les objets dont elle était affectée, qui donnait à sa figure un charme irrésistible.

[Illustration]
Emilie.

Saint-Aubert cultiva son esprit avec un extrême soin. Il lui donna un aperçu des sciences, et une exacte connaissance de la meilleure littérature. Il lui montra le latin et l'italien, désirant surtout qu'elle pût lire les poëmes sublimes écrits dans ces deux langues. Elle annonça dès les premières années un goût décidé pour les ouvrages de génie; et c'était un principe pour Saint-Aubert de multiplier ses moyens de jouissances. Un esprit cultivé, disait-il, est le meilleur préservatif contre la contagion des folies et du vice. Un esprit vide a toujours besoin d'amusements, et se plonge dans l'erreur pour éviter l'ennui. Le mouvement des idées fait de la réflexion une source de plaisirs, et les observations fournies par le monde lui-même compensent les dangers des tentations qu'il offre. La méditation et l'étude sont nécessaires au bonheur, soit à la campagne, soit à la ville. A la campagne, elles préviennent les langueurs d'une indolente apathie, et ménagent de nouvelles jouissances dans le goût et l'observation des grandes choses; à la ville, elles rendent la dissipation moins nécessaire, et par conséquent moins dangereuse.

Sa promenade favorite était une petite pêcherie appartenant à Saint-Aubert, située dans un bois voisin sur le bord d'un ruisseau qui, descendu des Pyrénées, écumait à travers les rochers, et s'enfuyait en silence sous l'ombrage qu'il réfléchissait. De cette retraite, on apercevait au travers des arbres qui la couvraient les plus riches traits des paysages environnant; l'œil s'égarait au milieu des rochers élevés, des humbles cabanes et des sites riants qui bordaient la rivière.

Ce lieu était aussi la retraite chérie de Saint-Aubert, il y venait souvent éviter les chaleurs du jour avec sa femme, sa fille et ses livres; ou vers le soir, à l'heure du repos, il venait saluer le silence et l'obscurité et goûter les chants plaintifs de la tendre Philomèle. Quelquefois encore il apportait sa musique: l'écho se réveillait aux tons de son hautbois, et la voix mélodieuse d'Emilie adoucissait les souffles légers qui recevaient et portaient loin d'elle son expression et ses accents.

[Illustration]
Saint-Aubert.

Dans une de ces charmantes parties, elle aperçut sur un coin de la boiserie les vers suivants écrits avec un crayon:

De mes chagrins trop faibles interprètes,
Enfants naïfs du plus pur sentiment;
O vous! mes vers, quand un objet charmant
Visitera ces paisibles retraites,
Retracez-lui mon amoureux tourment.

Le jour fatal, le jour où sa présence
Fit à mon cœur sentir ses premiers feux;
Infortuné! j'étais sans défiance
Contre l'attrait répandu dans ses yeux:
Il me semblait qu'un messager des cieux
Me pénétrait de sa douce influence.
L'erreur cessa bientôt, et son absence
Vint à mon cœur révéler sans détour
Tous les transports d'un invincible amour.

De mes chagrins, etc.

Ces vers ne s'adressaient à personne. Emilie ne pouvait se les appliquer, quoiqu'elle fût sans aucun doute la nymphe de ces bocages. Elle parcourut le cercle étroit de ses connaissances sans pouvoir en faire l'application, et resta dans l'incertitude, incertitude moins pénible pour elle, qu'elle ne l'eût été pour un esprit plus oisif. Elle n'avait pas le loisir de s'occuper longtemps d'une bagatelle, et d'en exagérer l'importance en y revenant sans cesse. L'incertitude qui ne lui permettait pas de supposer que ces vers lui fussent adressés, ne l'obligeait pas non plus à adopter l'idée contraire; mais le petit mouvement de vanité qu'elle sentit ne dura point, et bientôt même elle l'oublia pour ses livres, ses études et ses bonnes œuvres.

Peu de temps après son inquiétude fut excitée par une indisposition de son père; la fièvre le saisit, et sans être fort dangereuse, elle porta une atteinte sensible à son tempérament. Madame Saint-Aubert et Emilie le veillèrent sans relâche, mais sa convalescence fut lente; et tandis qu'il recouvrait sa santé, madame Saint-Aubert perdait la sienne.

A son rétablissement, le premier objet qu'il visita fut sa pêcherie. Une corbeille de provisions, ses livres et le luth d'Emilie, y furent envoyés d'avance; pour la pêche, on n'y en parlait point: Saint-Aubert ne trouvait aucun plaisir à une destruction.

Après une heure de promenade et de recherches botaniques, le dîner fut servi. La reconnaissance causée par le plaisir de revoir encore ce lieu chéri, répandit sur ce repas toute la douceur du sentiment; l'aimable famille semblait retrouver le bonheur sous ces heureux ombrages. Monsieur Saint-Aubert causait avec une singulière gaieté: chaque objet ranimait ses sens; l'aimable fraîcheur, la jouissance qu'apporte la première vue de la nature après la souffrance d'une maladie et le séjour d'une chambre à coucher, ne peuvent sans doute, ni se concevoir, ni se décrire dans l'état de santé parfaite; la verdure des bois et des pâturages, la variété des fleurs, la voûte bleue du ciel, le parfum de l'air, le murmure des eaux, le bourdonnement des insectes de nuit, tout semble alors vivifier l'âme et donner du prix à l'existence.

Madame Saint-Aubert, ranimée par la gaieté et la convalescence de son époux, oublia son indisposition personnelle; elle se promena dans les bois et visita les situations romantiques de cette retraite; elle conversait avec Saint-Aubert, avec sa fille, et les regardait souvent avec un degré de tendresse qui faisait couler des larmes. Saint-Aubert qui s'en aperçut lui reprocha tendrement son émotion: elle ne pouvait que sourire, serrer sa main, celle d'Emilie, et pleurer davantage. Il sentit que l'enthousiasme du sentiment lui devenait presque pénible; une impression de tristesse s'empara de lui, des soupirs lui échappèrent. Peut-être, se disait-il, peut-être ce moment est-il pour moi le terme du bonheur comme il en est le comble; mais ne l'abrégeons pas par des regrets anticipés; espérons que je ne reviens pas à la vie pour avoir à pleurer moi-même les seuls êtres qui me la font chérir.

Pour sortir de ces pensées mélancoliques, ou peut-être pour s'y entretenir, il pria Emilie d'aller chercher son luth, et d'essayer quelques tendres accords. Comme elle approchait de la pêcherie, elle fut surprise d'entendre les cordes de son instrument touchées par une main savante, et accompagnées d'un chant plaintif qui captiva son attention; elle écouta dans un profond silence, craignant qu'un mouvement indiscret ne la privât d'un son ou n'interrompît le musicien. Tout était calme dans le pavillon, et personne ne paraissait, elle continua d'écouter; mais enfin la surprise et le plaisir firent place à la timidité; la timidité s'augmenta par le souvenir des lignes au crayon qu'elle avait déjà vues, et elle hésita si elle ne se retirerait pas à l'instant.

Dans l'intervalle la musique cessa. Emilie reprit courage et s'avança quoiqu'en tremblant vers la pêcherie: elle n'y vit personne; le luth était sur la table, et chaque chose comme on l'avait laissée. Emilie commençait à croire qu'elle avait entendu un autre instrument; mais elle se ressouvint, qu'en suivant monsieur et madame Saint-Aubert, elle avait posé son luth près de la fenêtre; elle se sentit alarmée sans en savoir la cause; l'obscurité du soir, le silence de ce lieu qu'interrompait seulement le frémissement léger des feuilles augmentèrent ses craintes enfantines; elle voulut sortir, mais elle s'aperçut qu'elle s'affaiblissait et fut obligée de s'asseoir: elle essayait de se remettre quand ses yeux rencontrèrent les vers écrits au crayon; elle tressaillit comme si elle eût vu un étranger, puis s'efforçant enfin de vaincre sa terreur, elle se leva et s'approcha de la fenêtre: d'autres vers étaient ajoutés aux premiers, et cette fois son nom y figurait.

Il ne fut plus possible de douter que l'hommage n'en fût pour elle, mais il ne lui fut pas moins impossible d'en deviner l'auteur. Tandis qu'elle y rêvait, elle entendit le bruit de quelques pas derrière le bâtiment; effrayée, elle prit son luth, s'échappa, et rencontra monsieur et madame Saint-Aubert dans un petit sentier le long de la clairière.

Ils montèrent ensemble sur un tertre couvert de figuiers, et dont les plaines et les vallées de Gascogne formaient le point de vue. Ils s'assirent sur le gazon; et tandis que leurs regards embrassaient un grand spectacle, ils respiraient en repos le doux parfum des plantes qui tapissaient la pelouse. Emilie répéta les chansons qu'ils aimaient le plus, et l'expression qu'elle y mit en redoubla les agréments.

La musique et la conversation les retinrent dans ce lieu enchanté jusqu'au dernier moment d'un crépuscule prolongé; les voiles blanches qui marquaient au-dessous des montagnes le cours rapide de la Garonne, avaient cessé d'être visibles; c'était une obscurité moins triste que mélancolique. Saint-Aubert et sa famille se levèrent et s'éloignèrent à regret du bois. Hélas! madame Saint-Aubert ignorait que jamais elle n'y devait revenir!

Arrivée à la pêcherie, elle s'aperçut qu'elle avait perdu son bracelet. Elle l'avait ôté en dînant et l'avait laissé sur la table en allant se promener. On chercha longtemps, Emilie n'y épargna aucun soin; ce fut en vain, il fallut y renoncer. Le prix que madame Saint-Aubert mettait à ce bracelet, venait du portrait d'Emilie dont il était orné; et ce portrait, fait depuis peu, était d'une ressemblance parfaite. Quand Emilie fut assurée de la perte, elle rougit et devint pensive. Un étranger s'était introduit à la pêcherie dans leur absence; son luth et les vers qu'elle venait de lire ne lui permettaient pas d'en douter. On pouvait raisonnablement eu conclure que le poëte, le musicien et le voleur, étaient la même personne. Mais quoique cette musique, ces vers et l'enlèvement du portrait formassent une combinaison remarquable, Emilie se sentit irrésistiblement détournée d'en faire mention; elle se promit seulement de ne plus visiter la pêcherie sans la compagnie de monsieur ou de madame Saint-Aubert.

Ils revinrent au château un peu préoccupés; Emilie songeait à ce qui venait d'arriver. Saint-Aubert se livrait à la plus douce reconnaissance, en contemplant les biens qu'ils possédaient. Madame Saint-Aubert était troublée et tourmentée du portrait. En approchant de la maison ils distinguèrent un bruit confus; on entendait des voix, des chevaux; plusieurs valets traversaient les allées; bientôt une voiture entra dans l'avenue, et l'on découvrit de plus près que cette voiture attelée de deux chevaux en sueur était sur la plate forme. Saint-Aubert reconnut les livrées de son beau-frère, et trouva effectivement monsieur et madame Quesnel dans le salon. Ils étaient sortis de Paris depuis fort peu de jours, et allaient à leur terre éloignée de dix lieues de la vallée. Il y avait quelques années que Saint-Aubert la leur avait vendue. M. Quesnel était l'unique frère de madame Saint-Aubert; mais aucun rapport de caractère n'ayant fortifié leur liaison, la correspondance entre eux n'avait pas été fort soutenue. M. Quesnel s'était livré au plus grand monde. Il visait à quelque importance, il aimait le faste; son adresse, ses insinuations, avaient presque atteint leur objet. Il n'est plus étonnant qu'un pareil homme méconnût le goût pur, la simplicité, la modération de Saint-Aubert, et n'y vît qu'une petitesse d'esprit et une totale incapacité. Le mariage de sa sœur avec Saint-Aubert avait été mortifiant pour son ambition; il avait espéré qu'elle formerait quelque alliance plus propre à servir ses projets. Il avait reçu des propositions assez conformes à ses espérances. Mais sa sœur, que Saint-Aubert recherchait alors, s'aperçut ou crut s'apercevoir que le bonheur et la splendeur n'étaient pas toujours synonymes, et son choix fut bientôt fixé. Quelles que fussent les idées de Quesnel à cet égard, il aurait volontiers sacrifié le repos de sa sœur à l'avancement de sa propre fortune. Il ne put, quand elle se maria, lui dissimuler son mépris pour ses principes et pour l'union qu'ils déterminaient. Madame Saint-Aubert cacha cette insulte à son époux; mais pour la première fois peut-être le ressentiment s'éleva dans son cœur. Elle conserva sa dignité, et se conduisit avec prudence; mais la froide réserve de ses manières avertit assez M. Quesnel de ce qu'elle éprouvait.

En se mariant lui-même, il ne suivit pas l'exemple de sa sœur; sa femme était une Italienne, riche héritière, mais son naturel et son éducation en faisaient une personne aussi frivole que vaine.

Ils avaient le projet de passer la nuit chez Saint-Aubert, et comme le château ne pouvait loger tous leurs domestiques, on les envoya au village voisin. Après les premiers compliments et les disposions nécessaires, M. Quesnel commença à récapituler ses liaisons et ses connaissances. Saint-Aubert, qui avait assez vécu dans la retraite pour que ce sujet lui parût nouveau, l'écouta avec patience et attention; et son hôte y crut voir autant d'humilité que de surprise. Il décrivit à la vérité le petit nombre de fêtes que les troubles de ces temps permettaient à la cour de Henri III, et son exactitude dédommageait de son arrogance. Mais quand il vint à parler du duc de Joyeuse, d'un traité secret dont il connaissait la négociation avec la Porte, du jour sous lequel Henri de Navarre était vu à la cour, Saint-Aubert rappela sa première expérience, et se convainquit bientôt que son beau-frère pouvait au plus tenir à la cour le dernier rang; l'indiscrétion de ses discours ne pouvait s'accorder avec ses prétendues lumières. Cependant Saint-Aubert ne discuta point, il savait trop bien que M. Quesnel n'avait ni sensibilité ni jugement.

Madame Quesnel, pendant ce temps, exprimait son étonnement à madame Saint-Aubert sur la vie triste qu'elle menait, disait-elle, dans un coin si retiré du monde. Probablement pour exciter l'envie, elle se mit de suite à raconter les bals, les banquets, les processions, dernièrement donnés à la cour, et la magnificence des fêtes, dont les noces du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine, sœur de la reine, avaient été le sujet et l'occasion. Elle décrivit avec la même précision, et ce qu'elle avait vu, et ce qu'il ne lui avait pas été permis de voir. L'imagination vive d'Emilie accueillait ces récits avec l'ardente curiosité de la jeunesse; et madame Saint-Aubert, considérant sa famille les larmes aux yeux, sentit que si l'éclat ajoute au bonheur, la vertu seule peut le faire éclore.—Saint-Aubert, dit Quesnel, il y a douze ans que j'ai acheté votre patrimoine?—A peu-près, dit Saint-Aubert en retenant un soupir.—Il y a bien cinq ans que je n'y suis allé, reprit Quesnel; Paris, ses environs, sont l'unique lieu où l'on puisse vivre; mais, d'ailleurs, je suis tellement répandu, tellement versé dans les affaires, j'en suis tellement accablé, que je n'ai pu, sans beaucoup de peines, m'esquiver pour un mois ou deux. Saint-Aubert ne répliquait rien. Quesnel poursuivit:—Je me suis souvent étonné que vous, qui avez vécu dans la capitale, vous, accoutumé au grand monde, vous puissiez exister ailleurs, surtout dans un pays comme celui-ci, où vous n'entendez parler de rien, où l'on ne sait à peine qu'on existe.

—Je vis pour ma famille et pour moi, dit Saint-Aubert; je me contente aujourd'hui de connaître le bonheur, autrefois j'ai connu le monde.

—Je compte dépenser chez moi trente ou quarante mille livres en embellissements, dit Quesnel, sans faire attention à la réponse de Saint-Aubert; j'ai le projet, pour l'été prochain, d'y faire venir mes amis. Le duc de Durfort, le marquis de Grammont, me donneront bien un mois ou deux. Saint-Aubert le questionna sur ses projets d'embellissement; il s'agissait d'abattre l'aile droite du château pour y bâtir des écuries: je ferai ensuite, ajouta-t-il, une salle à manger, un salon, une grande salle commune, des logements pour tous mes gens; car à présent, je n'ai pas de quoi en placer le tiers.

—Tous ceux de mon père y logeaient, dit Saint-Aubert qui regrettait la vieille maison, et sa suite était assez considérable.

—Nos idées sont un peu agrandies, lui dit Quesnel; ce qu'on trouvait décent ne paraîtrait plus supportable. Le phlegmatique Saint-Aubert rougit à ces mots; mais le mépris prit bientôt la place de la colère. Le château est encombré d'arbres, ajouta Quesnel, mais je compte l'éclaircir.

—Vous couperez les arbres? dit Saint-Aubert.

—Assurément; et pourquoi pas? ils masquent la vue; il y a un vieux châtaignier qui étend ses branches sur tout un côté du château, et couvre toute la face du côté du sud; on le dit si vieux, que douze hommes tiendraient dans le creux de son tronc; votre enthousiasme n'ira pas à prétendre qu'un vieil arbre sans agrément ait sa beauté ou son usage.

—Bon dieu! s'écria Saint-Aubert, vous ne détruirez pas ce majestueux châtaignier qui a vu tant de siècles, et qui faisait l'ornement de la terre! Il était déjà grand quand la maison fut bâtie; souvent dans ma jeunesse je gravissais jusqu'à ses branches; là, perdu entre ses feuilles, la pluie pouvait tout inonder sans qu'une seule goutte m'atteignît. Combien d'heures j'y ai passées un livre à la main!

—Mais pardonnez-moi, ajouta Saint-Aubert en se rappelant qu'on ne pouvait l'entendre ni le concevoir, je parle du vieux temps. Mes sentiments ne sont plus de mode, et la conservation d'un arbre vénérable n'est pas plus qu'eux au ton du jour.

—Je l'abattrai certainement, dit M. Quesnel; mais je pourrai bien planter quelques peupliers d'Italie entre ceux des châtaigniers que je laisserai dans l'avenue. Madame Quesnel aime beaucoup le peuplier, et me parle souvent de la maison de son oncle près de Venise, où cette plantation fait un superbe effet.

—Sur les bords de la Brenta, dit Saint-Aubert, où sa taille élancée et droite se mêle aux pins, aux cyprès, et se joue autour d'élégants portiques et de légères colonnades, il doit effectivement orner la scène; mais parmi les géants de nos forêts, à côté d'une pesante et gothique architecture!

—Cela se peut, mon cher monsieur, dit Quesnel, je ne disputerai pas avec vous. Il vous faut retourner à Paris avant que nos idées puissent avoir quelques rapports. Mais, à propos de Venise, j'ai quelque envie d'y faire un voyage l'été prochain. Quelques événements peuvent me rendre propriétaire de cette maison dont je vous parlais, et qu'on dit charmante. Dans ce cas, je remettrais mes projets d'embellissement à l'autre année, et je me laisserais entraîner à passer plus de temps en Italie.

Emilie fut un peu surprise quand il parla de cette tentation. Un homme si nécessaire à Paris, un homme qui pouvait à peine s'en dérober un mois ou deux, songer à aller en pays étranger, et à l'habiter quelque temps! Saint-Aubert connaissait trop bien sa vanité pour s'étonner d'un trait pareil; et voyant la possibilité d'un délai pour les embellissements projetés, il conçut l'espérance de leur total abandon.

Avant de se séparer, M. Quesnel désira entretenir particulièrement Saint-Aubert; ils passèrent dans une autre pièce, et y restèrent longtemps. Le sujet de leur entretien fut ignoré; mais quel qu'en eût été le sujet, Saint-Aubert à son retour, parut vivement affecté; et la tristesse répandue sur ses traits alarma madame Saint-Aubert. Quand ils furent seuls, elle fut tentée de lui en demander la cause; la délicatesse qu'elle lui connaissait l'arrêta; elle pensa que si Saint-Aubert jugeait à propos qu'elle en fût informée, il n'attendrait pas ses questions.

Le jour suivant M. Quesnel partit, mais il eut d'abord une seconde conférence avec Saint-Aubert. Ce fut après dîner; et à la fraîcheur, les nouveaux hôtes se remirent en route pour Epourville. Ils pressèrent monsieur et madame Saint-Aubert de les y visiter; mais bien plus dans l'espoir d'étaler leur magnificence que dans le désir de les en faire jouir.

Emilie revint avec délices à la liberté que lui enlevait leur présence. Elle retrouva ses livres, ses promenades, les entretiens raisonnés de ses parents, et eux-mêmes se félicitèrent de se voir délivrés de tant de frivolité et d'arrogance.

Madame Saint-Aubert se dispensa de la promenade ordinaire du soir; elle se plaignit d'un peu de fatigue, et Saint-Aubert sortit avec Emilie.

Ils se dirigèrent dans les montagnes. Leur projet était de visiter quelques vieux pensionnaires de Saint-Aubert. Un revenu modique lui permettait une pareille charge; et il est vraisemblable que M. Quesnel avec ses trésors n'aurait pas pu la supporter.

Saint-Aubert distribua ses bienfaits à ses humbles amis; il écouta les uns, il soulagea les autres; il les consola tous par les doux regards de la sympathie et le sourire de la bienveillance. Saint-Aubert, traversant avec Emilie les sentiers obscurs de la forêt, revint avec elle au château.

Sa femme était retirée dans son appartement; la langueur et l'abattement qui l'avaient accablée, et que l'arrivée des étrangers avait comme suspendue, la saisirent de nouveau, mais avec des symptômes plus fâcheux. Le lendemain la fièvre se déclara; le médecin y reconnut les mêmes caractères qu'à celle dont Saint-Aubert venait d'échapper; elle en avait reçu le poison en soignant son époux; sa complexion trop faible n'avait pu y résister: le mal s'était répandu dans ses veines, et l'avait jetée dans la langueur. Saint-Aubert, dont les inquiétudes surpassaient toute espèce de considération, retint le médecin à la maison; il se rappela les sentiments et les réflexions qui avaient noirci ses idées la dernière fois qu'ils avaient été à la pêcherie; il crut au pressentiment, et craignit tout pour la malade; il réussit pourtant à lui cacher son trouble, et ranima sa fille en augmentant ses espérances. Le médecin, interrogé par Saint-Aubert, répondit qu'il attendait, pour prononcer, une certitude qu'il n'avait point encore acquise. Madame Saint-Aubert semblait en avoir une moins douteuse, mais ses yeux seulement pouvaient l'indiquer; elle les fixait souvent sur ses pauvres amis avec une expression de pitié et de tendresse, comme si elle eût anticipé leurs chagrins, et paraissait ne regretter la vie qu'à cause d'eux et de leur douleur. Le septième jour fut celui de la crise: le médecin prit un ton plus grave; elle l'observa, et profitant d'un moment où elle était seule, elle l'assura qu'elle croyait sa mort prochaine. N'essayez pas de me tromper, lui dit-elle, je sens que je n'ai plus longtemps à vivre, je suis préparée à mourir, et ce n'est pas d'aujourd'hui; mais puisqu'il est ainsi, qu'une fausse compassion ne vous conduise pas à flatter ma famille; si vous le faisiez, leur affliction en serait plus accablante lors de l'événement; je m'efforcerai de leur enseigner la résignation par mon exemple.

Le médecin fut attendri, il promit d'obéir, et dit un peu brusquement à Saint-Aubert qu'il ne fallait plus espérer. La philosophie de cet infortuné n'était pas à l'épreuve d'un pareil coup, mais le surcroît d'affliction, dont l'excès de sa douleur aurait pu accabler sa femme, le rendit capable de la modérer en sa présence. Emilie fut d'abord renversée; mais abusée par la vivacité de ses désirs, elle conserva l'espoir de la guérison de sa mère, et ne le perdit qu'au dernier moment.

La maladie faisait des progrès; la résignation et le calme de madame Saint-Aubert semblaient augmenter avec elle; la tranquillité avec laquelle elle attendait la mort ne pouvait venir que d'un retour sur elle-même, sur une vie sans reproche, et autant que l'humaine fragilité le comportait, constamment passée en la présence de Dieu et dans l'espoir d'un meilleur monde; mais la piété ne pouvait subjuguer la douleur qu'elle éprouvait en quittant des amis si chers. Durant ses derniers moments, elle entretint longtemps Saint-Aubert et Emilie sur la vie à venir et sur d'autres sujets religieux; la résignation qu'elle exprima, la ferme espérance de retrouver dans l'éternité ceux qu'elle abandonnait en ce monde, l'effort qu'elle faisait pour cacher la douleur que lui causait cette séparation momentanée, tout affecta tellement Saint-Aubert, qu'il fut obligé de quitter la chambre. Il pleura amèrement, mais enfin il sécha ses larmes, et rentra avec une contrainte qui ne pouvait qu'augmenter son supplice.

Jamais Emilie n'avait mieux conçu combien il était sage de modérer sa sensibilité; jamais non plus elle n'y avait travaillé avec tant de courage; mais après l'événement elle fut anéantie sous le poids de la douleur, et comprit que l'espérance autant que la force avait concouru à la soutenir. Saint-Aubert était trop affligé lui-même pour pouvoir consoler sa fille.

CHAPITRE II.

Madame Saint-Aubert fut enterrée dans l'église du village voisin: son époux et sa fille accompagnèrent ce convoi, et furent suivis d'un prodigieux nombre d'habitants qui tous pleuraient sincèrement une si excellente femme.

De retour de l'église, Saint-Aubert s'enferma dans sa chambre, il en sortit avec la sérénité du courage et la pâleur du désespoir: il donna ordre à toutes les personnes qui composaient sa maison de se rassembler. Emilie seule ne paraissait point: subjuguée par la scène dont elle venait d'être témoin, elle s'était enfermée dans son cabinet pour y pleurer en liberté. Saint-Aubert l'y alla chercher: il prit sa main en silence, et ses larmes continuèrent. Il fut longtemps lui-même avant de retrouver sa voix et la faculté de s'exprimer; il dit enfin en tremblant: Mon Emilie, nous allons prier, voulez-vous vous joindre à nous? nous allons implorer le secours d'en haut, d'où pouvons-nous l'attendre que du ciel?

Emilie retint ses larmes, et suivit son père au salon où les domestiques étaient réunis. Saint-Aubert lut d'une voix basse l'office du soir, et ajouta une prière pour les âmes des trépassés. Pendant sa lecture, la voix lui manqua, ses larmes arrosèrent le livre; il s'arrêta, mais les sublimes émotions d'une dévotion pure élevèrent successivement ses idées au-dessus de ce monde, et versèrent enfin la consolation dans son cœur.

Quand l'office fut achevé et que les domestiques furent retirés, il embrassa tendrement Emilie. Je me suis efforcé, lui dit-il, de vous donner dès vos premières années un véritable empire sur vous-même, je vous en ai représenté l'importance dans toute la conduite de la vie; c'est cette qualité qui nous soutient contre les plus dangereuses tentations du vice, et nous rappelle à la vertu; c'est lui encore qui modère l'excès des émotions les plus vertueuses. Il est un point où elles cessent de mériter ce nom, puisque leur conséquence est un mal; tout excès est un tort; le chagrin même, quoique aimable dans son principe, devient une passion injuste quand on s'y livre aux dépens de ses devoirs. Par devoir, j'entends ce qu'on se doit à soi-même, aussi bien que ce qu'on doit aux autres. Une douleur sans règle énerve l'âme, et la prive de ces douces jouissances qu'un Dieu bienfaisant destine à embellir notre vie. Ma chère Emilie, appelez, pratiquez tous les préceptes que vous avez reçus de moi, et dont l'expérience vous a souvent démontré la sagesse.

Votre douleur est inutile; ne regardez pas cette vérité comme un lieu commun de consolation, mais comme un véritable motif de courage. Je ne voudrais pas étouffer votre sensibilité, mon enfant, je ne voudrais qu'en modérer l'intensité. Quels que puissent être les maux dont un cœur trop tendre est la cause, on ne doit rien espérer de celui qui ne l'est point. Vous connaissez ma peine, vous savez si mes paroles sont de ces discours légers jetés au hasard pour dessécher la sensibilité dans sa source, et dont le but unique est le frivole étalage d'une prétendue philosophie. Je vous montrerai, mon Emilie, que je puis pratiquer les conseils que je donne. Je vous parle ainsi, parce que je ne puis sans douleur vous voir vous consumer en larmes superflues, et n'essayer aucun effort sur vous-même; je ne vous ai pas parlé plus tôt, parce qu'il y a un moment où tout raisonnement doit céder à la nature. Ce moment est passé, et quand on le prolonge à l'excès, la triste habitude que l'on contracte accable les esprits au point de leur ôter tout ressort; vous touchez à cet écueil; mais vous, mon Emilie, vous montrerez que vous voulez l'éviter.

Emilie, en pleurant, sourit à son père. O mon père! s'écria-t-elle; et la voix lui manqua. Elle aurait sans doute ajouté: Je veux me montrer digne d'être votre fille. Un mouvement confus de reconnaissance, de tendresse, de douleur, la subjugua; Saint-Aubert la laissa pleurer sans l'interrompre, et parla d'autre chose.

La première personne qui vint s'affliger avec Saint-Aubert fut un M. Barreaux: c'était un homme austère et qui paraissait insensible; le goût de la botanique les avait rapprochés, ils s'étaient souvent rencontrés dans les montagnes. M. Barreaux s'était retiré du monde, et presque de la société pour vivre dans un joli château, à l'entrée des bois et tout près de la vallée. Il avait été, comme Saint-Aubert, cruellement désabusé de l'opinion qu'il avait eue des hommes; mais, comme lui, il ne se bornait pas à s'en affliger et à les plaindre: il sentait plus d'indignation contre leurs vices que de compassion pour leurs faiblesses.

Saint-Aubert fut surpris de le voir. Souvent il l'avait pressé de visiter sa famille, et n'avait pu l'obtenir: il vint ce jour-là sans cérémonie, sans réserve, et entra dans la maison comme aurait fait un vieil ami. Les besoins du malheur semblaient avoir adouci sa rudesse et renversé ses préjugés. La désolation de Saint-Aubert semblait l'unique idée qui remplît son esprit; ses manières, plus que ses discours, exprimaient son émotion; il parla peu du sujet de leur affliction, mais ses attentions délicates, le son de sa voix, l'intérêt de ses regards, exprimaient le sentiment de son cœur; et ce langage fut entendu.

A cette douloureuse époque, Saint-Aubert fut visité par madame Chéron, l'unique sœur qui lui restât. Elle était veuve depuis plusieurs années, et habitait alors ses propres terres auprès de Toulouse. Leur correspondance n'avait pas été bien fréquente: les mots ne lui manquèrent pas; elle n'entendait pas cette magie du regard qui parle si bien à l'âme, cette douceur d'accent qui verse un baume au fond du cœur. Elle assura Saint-Aubert qu'elle prenait une part sincère à sa douleur, elle loua les vertus de son épouse, et ajouta ce qu'elle imagina de plus consolant. Emilie ne cessa de pleurer tandis qu'elle parla. Saint-Aubert fut plus calme, écouta en silence, et changea de conversation.

En les quittant, elle les pria de la venir voir bientôt. Le changement de lieu vous distraira, dit-elle; c'est mal fait de s'affliger ainsi. Saint-Aubert sentit la justesse de ces paroles, mais il sentait plus de répugnance que jamais à quitter un asile consacré par son bonheur. La présence de son épouse avait sanctifié tous les lieux, et chaque jour, en calmant l'amertume de ses regrets, augmentait le charme de ses souvenirs.

Il y avait pourtant des devoirs à acquitter, et de ce genre était une visite à M. Quesnel, son beau-frère. Une affaire importante ne permettait pas de la différer plus longtemps: désirant d'ailleurs tirer Emilie de son abattement, il prit avec elle la route d'Epourville.

Quand la voiture entra dans la forêt qui entourait son ancien patrimoine, et qu'il découvrit l'avenue de châtaigniers et les tourelles du château, au souvenir des événements qui s'étaient écoulés dans l'intervalle, à la pensée que le possesseur actuel ne savait ni respecter ni apprécier un tel bien, Saint-Aubert soupira profondément. A la fin, il entra dans l'avenue; il revit ces grands arbres, les délices de son enfance et les confidents de sa jeunesse. Peu à peu l'édifice développa sa massive grandeur. Il vit la grosse tour, la porte voûtée, le pont-levis et le fossé à sec qui entourait tout l'édifice.

Le bruit de la voiture attira une troupe de domestiques au perron. Saint-Aubert descendit et conduisit Emilie dans une salle gothique; mais les armes, les anciennes bannières de la famille ne la décoraient plus. La boiserie de cœur de chêne, les poutres qui traversaient le plafond, étaient peintes de blanc. L'énorme table où le seigneur déployait tous les jours sa magnificence hospitalière, où les éclats de rire, les chants joyeux avaient si souvent retenti, cette table n'y était plus; les bancs même qui entouraient la salle étaient enlevés. Ses murs épais n'étaient couverts que d'ornements frivoles, qui montraient aussi peu de goût que de sentiment dans le propriétaire actuel.

Saint-Aubert suivit un élégant serviteur parisien, qui l'introduisit au salon. M. et madame Quesnel le reçurent avec une politesse froide et quelques compliments d'usage, et parurent avoir oublié totalement que jamais ils eussent eu une sœur.

Emilie sentit ses larmes près de couler, mais le ressentiment les contint. Saint-Aubert, calme et assuré, conserva sa dignité, sans chercher de faux airs, et en imposa même à M. Quesnel, qui ne pouvait se dire pourquoi.

Après une conversation générale, Saint-Aubert désira de l'entretenir seul. Emilie resta avec madame Quesnel, et apprit bientôt qu'une nombreuse société avait reçu pour ce jour-là des invitations. Elle fut forcée d'entendre qu'une perte sans remède ne devait priver d'aucun plaisir.

Saint-Aubert, quand il sut qu'on attendait compagnie, sentit un mélange de dégoût et d'indignation pour l'insensibilité de Quesnel; il fut au moment de retourner chez lui. Mais, apprenant qu'on avait engagé madame Chéron à cause de lui; considérant qu'Emilie pourrait souffrir un jour de l'inimitié d'un pareil oncle, il ne voulut pas l'y exposer lui-même; et sa retraite eût sans doute paru peu convenable à des personnes qui montraient pourtant un si faible sentiment des convenances.

Parmi les convives se trouvaient deux gentilshommes italiens. L'un, appelé Montoni, parent éloigné de madame Quesnel, était un homme d'environ quarante ans, d'une taille admirable; sa physionomie était mâle autant qu'expressive, mais elle exprimait en général la fierté d'assurance et la hauteur plutôt que toute autre disposition.

Le signor Cavigni, son ami, ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Il lui cédait en naissance, mais non pas en pénétration, et le surpassait dans le talent de s'insinuer.

Emilie fut choquée du ton dont madame Chéron aborda son père. Mon frère, lui dit-elle, je suis fâchée de vous voir un si mauvais visage; vous devriez consulter quelqu'un. Saint-Aubert répondit, avec un sourire mélancolique, qu'il était à peu près comme à son ordinaire. Et les craintes d'Emilie lui firent trouver son père bien plus changé qu'il ne l'était.

Emilie moins oppressée se serait amusée; sans doute la diversité des caractères, de la conversation qui eut lieu pendant le dîner, la magnificence même de ce repas, fort au-dessus de ce qu'elle avait encore vu, n'eussent pas manqué de la divertir. Le signor Montoni, nouvellement arrivé d'Italie, racontait les troubles et les commotions dont ce pays était agité. Il peignait les différents partis avec chaleur: il déplorait les conséquences probables de ces affreux tumultes. Son ami parlait avec autant d'ardeur de la politique de sa patrie. Il louait le gouvernement et la prospérité de Venise, et vantait sa supériorité décidée sur tous les Etats de l'Italie. Il la tourna ensuite vers les dames, et parla avec la même éloquence des modes françaises, des spectacles français et des manières françaises. Il eut grand soin de mêler dans son discours tout ce qui pouvait flatter le goût français. La flatterie ne fut point aperçue par ceux à qui elle s'adressait, mais l'effet qu'elle produisit sur leur attention n'échappa point à sa perspicacité. Quand il put se dégager des autres dames, il s'adressa à Emilie. Mais elle ne connaissait ni les modes parisiennes ni les spectacles parisiens; et sa modestie, sa simplicité, sa politesse, contrastaient fortement avec le ton de ses compagnes.

Après le dîner, Saint-Aubert se déroba seul pour visiter encore une fois le vieux châtaignier que Quesnel se proposait de détruire. Il se reposa sous son ombre, il regarda à travers ses vastes branches, et aperçut entre les feuilles tremblantes la voûte azurée des cieux. Les événements de sa jeunesse revinrent tout à la fois à son esprit. Il rappela ses anciens amis, leur caractère, et jusqu'à leurs traits. Depuis longtemps ils n'étaient plus; il se parut à lui-même un être presque isolé, et son Emilie seule l'attachait encore à la vie.

Perdu dans la succession d'images que lui fournissait sa mémoire, il en vint au tableau de son épouse mourante: il tressaillit, et, voulant l'oublier s'il lui était possible, il rejoignit la société.

Saint-Aubert demanda ses chevaux de bonne heure; Emilie s'aperçut en route qu'il était plus silencieux, plus abattu qu'à l'ordinaire. Elle en attribua la cause aux souvenirs que ce lieu venait de lui rappeler, et ne soupçonna point le vrai motif d'un chagrin qu'il ne lui communiquait pas.

En rentrant au château, son affliction se renouvela, et elle sentit plus vivement que jamais la privation d'une mère si chérie. C'était avec le sourire et les caresses de la bonté qu'elle était accueillie après la moindre absence. Aujourd'hui, tout était morne et tout était désert.

Mais ce que ne peuvent ni la raison ni les efforts, le temps l'obtient. Les semaines passèrent, et l'horreur du désespoir se fondit peu à peu dans un sentiment doux que le cœur conserve, et qui lui devient sacré. Saint-Aubert, au contraire, s'affaiblissait de jour en jour, quoique Emilie, la seule personne qui ne le quittait point, fût la dernière à s'en apercevoir. Sa constitution ne s'était jamais remise du choc qu'elle avait reçu de sa maladie, et l'ébranlement qu'il reçut à la mort de madame Saint-Aubert détermina son extrême langueur. Son médecin lui conseilla de voyager. Il était visible que la douleur avait pris sur ses nerfs, déjà fort attaqués; et l'on pensait que la variété et le mouvement, en calmant son esprit, réussiraient à leur rendre du ton et de la vigueur.

Pendant quelques jours, Emilie s'occupa de ses préparatifs, et Saint-Aubert de ses calculs sur les dépenses de son voyage. Il lui fallut congédier ses domestiques. Emilie, qui se permettait rarement d'opposer aux volontés de son père des questions ou des remontrances, eût pourtant bien voulu savoir comment, dans son état d'infirmité, il ne se réservait pas du moins un serviteur. Mais, quand, à la veille du départ, elle s'aperçut qu'il avait renvoyé Jacquot, François et Marie, et gardé seulement Thérèse, son ancienne femme de charge, elle fut extrêmement surprise, et hasarda de lui en demander la raison. C'est par économie, lui répliqua-t-il; nous allons faire un voyage fort coûteux.

Le médecin avait prescrit l'air de Languedoc et de Provence. Saint-Aubert se résolut donc à s'acheminer lentement vers cette province, en côtoyant la Méditerranée.

Ils se retirèrent de bonne heure dans leur chambre le soir qui précéda le départ. Emilie avait des livres et quelques autres choses à ranger; minuit sonna avant qu'elle eût fini; elle se souvint de ses crayons qu'elle voulait emporter, et qu'elle avait laissés dans le salon. Elle y alla, et, passant près de la chambre de son père, elle en trouva la porte entr'ouverte, et jugea qu'il était dans son cabinet. C'était son usage depuis la mort de madame Saint-Aubert. Agité d'insomnies cruelles, il quittait son lit et se retirait dans cette pièce pour tâcher d'y trouver le repos.—Quand elle fut au bas de l'escalier, elle regarda dans le cabinet, il n'y était pas.—En remontant, elle frappa légèrement à la porte, ne reçut point de réponse, et s'avança doucement pour savoir où il était.

La chambre était obscure; mais, à travers la porte vitrée, on voyait une lumière au fond d'une pièce voisine. Emilie jugea bien que son père y devait être; mais, craignant qu'à cette heure il ne s'y trouvât mal, elle allait pour s'en assurer. Considérant pourtant qu'une si subite apparition pourrait l'effrayer, elle laissa dehors sa lumière et s'avança doucement vers la petite pièce. Là, elle vit son père assis devant une petite table, et parcourant plusieurs papiers, dont quelques-uns absorbaient son attention, et lui arrachaient des soupirs et même des sanglots. Emilie, qui n'était venue à la porte que pour s'assurer de l'état de son père, fut retenue en ce moment par un mélange de curiosité et de tendresse. Elle ne pouvait découvrir son chagrin sans désirer aussi d'en découvrir la cause. Elle continua de l'observer en silence, ne doutant point que tous ces papiers ne fussent autant de lettres. Tout d'un coup il se mit à genoux dans une contenance plus solennelle qu'elle ne ne l'eût encore vu; dans une espèce d'égarement qui ressemblait à l'horreur, il fit une très-longue prière.

Une pâleur mortelle couvrait son visage quand il se releva. Emilie allait se retirer, mais elle le vit se rapprocher des papiers, et elle resta encore. Il y prit une petite boîte, et en tira une miniature; la lumière, qui portait dessus, lui fit distinguer une femme, et cette femme n'était pas sa mère.

Saint-Aubert regarda le portrait, avec une vive expression de tendresse, le porta à ses lèvres, sur son cœur, et poussa des soupirs convulsifs. Emilie n'en pouvait croire ses yeux; elle ignorait qu'il possédât le portrait d'une autre femme que sa mère, et surtout qu'il y attachât un si grand prix. Elle le regarda longtemps pour trouver les traits de madame Saint-Aubert, mais son attention ne servit qu'à la convaincre que c'était le portrait d'une autre personne. A la fin, Saint-Aubert le remit dans la boîte, et Emilie, réfléchissant qu'elle avait indiscrètement observé ses secrets, se retira le plus doucement possible.

CHAPITRE III.

Saint-Aubert, au lieu de prendre la route directe qui conduisait en Languedoc, en suivant le pied des Pyrénées, préféra un chemin dans les hauteurs, parce qu'il offrait des vues plus étendues et des points de vue plus pittoresques. Il se détourna un peu pour prendre congé de M. Barreaux; il le trouva herborisant près de son château; et quand Saint-Aubert lui eut expliqué le sujet de sa visite et son dessein, il témoigna une sensibilité dont son ami ne l'avait pas cru capable. Ils se quittèrent avec un mutuel regret.

Si quelque chose m'avait pu tirer de ma retraite, dit M. Barreaux, c'eût été le plaisir de vous accompagner dans cette petite tournée; je ne fais point de compliments, et vous pouvez me croire. J'attendrai votre retour avec grande impatience.

Les voyageurs continuèrent leur route; en montant, Saint-Aubert se retourna et vit son château dans la plaine. De tristes idées s'emparèrent de son esprit, et son imagination mélancolique lui suggéra qu'il ne devait point y revenir. Il rejeta cette pensée, mais il continua de regarder son asile, jusqu'au moment où la distance ne permit plus de le distinguer.

Emilie resta, ainsi que lui, dans un profond silence; mais après quelques lieues, son imagination, frappée de la grandeur des objets, céda aux impressions les plus délicieuses. La route passait tantôt le long d'affreux précipices, tantôt le long des sites les plus gracieux.

Emilie ne put retenir ses transports, quand, du milieu des montagnes et de leurs forêts de sapins, elle découvrit au loin de vastes plaines qu'ornaient des villes, des vignobles, des plantations en tous genres. La Garonne, dans cette riche vallée, promenait ses flots majestueux et du haut des Pyrénées, où elle prend sa source, les conduisait vers l'Océan.

La difficulté d'une route si peu fréquentée obligea souvent les voyageurs de mettre pied à terre; mais ils se trouvaient amplement récompensés de leur peine par la beauté du spectacle. Pendant que le muletier conduisait lentement l'équipage, ils avaient le loisir de parcourir les solitudes et de s'y livrer aux sublimes réflexions qui élèvent l'âme, qui l'adoucissent, qui la remplissent enfin de cette consolante certitude qu'il y a un Dieu présent partout. Les jouissances de Saint-Aubert portaient l'empreinte de sa pensive mélancolie. Cette disposition prête un charme secret aux objets et attache un sentiment religieux à la contemplation de la nature.

Ils s'étaient précautionnés contre le manque d'hôtelleries en portant des provisions dans la voiture; ils pouvaient donc prendre leurs repas en plein air et se reposer la nuit partout où ils trouveraient une chaumière habitable. Ils avaient aussi fait des provisions pour l'esprit; ils avaient un ouvrage de botanique écrit par M. Barreaux, et plusieurs poëtes latins ou italiens. Emilie, d'ailleurs, emportait ses crayons et esquissait par intervalle les points de vue dont elle était le plus frappée.

La solitude de la route augmentait l'effet de la scène; à peine rencontrait-on de temps en temps un paysan avec ses mules, ou quelques enfants qui jouaient dans les rochers. Saint-Aubert, enchanté de cette manière de voyager, se décida, s'il pouvait trouver un chemin, à avancer toujours dans les montagnes et à n'en sortir qu'en Roussillon, près de la mer, pour gagner ensuite le Languedoc.

Un peu après midi, ils atteignirent le haut d'un sommet élevé qui dominait une partie de la Gascogne et du Languedoc. On jouissait en ce lieu d'un épais ombrage. Une source jaillissait, et s'enfuyant sous les arbres à travers le gazon, courait se précipiter de cascade en cascade. Son doux murmure enfin se perdait dans l'abîme, et la vapeur blanche de son écume servait seule à distinguer son cours au milieu des noirs sapins.

Le lieu invitait au repos. On se mit à dîner; on détela les mules, et le gazon qui croissait à l'entour leur fournit une ample nourriture.

Le repas terminé, Saint-Aubert prit la main d'Emilie et la serra tendrement sans rien dire. Bientôt après, il appela son muletier et lui demanda s'il connaissait une route dans les montagnes qui pût conduire en Roussillon. Michel lui répondit qu'il y en avait plusieurs, mais qu'il les connaissait fort peu. Saint-Aubert, qui ne voulait voyager que jusqu'au coucher du soleil, demanda le nom de quelque hameau voisin, et s'informa du temps qu'ils mettraient à l'atteindre. Le muletier calcula que l'on pouvait gagner Mateau, mais que, si l'on voulait se jeter au sud, du côté du Roussillon, il y avait un village où l'on arriverait avant même le coucher du soleil.

Saint-Aubert prit ce dernier parti. Michel finit son repas, attela ses mules, se remit en route, et l'instant d'après s'arrêta. Saint-Aubert l'aperçut qu'il saluait une croix plantée sur la pointe d'un rocher au bord du chemin; la dévotion finie, il fit claquer son fouet, et, sans égard ni pour la difficulté du chemin ni pour la vie de ses pauvres mules, il les mit au grand galop au bord d'un précipice dont l'aspect faisait frissonner. L'effroi d'Emilie la priva presque de ses sens. Saint-Aubert, qui redoutait encore plus le danger d'arrêter soudain, fut contraint de se rasseoir et de tout abandonner aux mules, qui parurent plus sages que leur conducteur. Les voyageurs arrivèrent sains et saufs dans la vallée, et s'arrêtèrent sur le bord d'un ruisseau.

Oubliant désormais la magnificence des vues étendues, ils s'enfoncèrent dans cet étroit vallon. Tout y était solitaire et stérile; on n'y voyait aucune créature vivante que le bouquetin des montagnes, qui, parfois, se montrait tout à coup sur la pointe élancée de quelque rocher inaccessible. C'était un site tel que l'eût choisi Salvator Rosa, s'il eût existé. Alors Saint-Aubert, frappé de cet aspect, s'attendait presque à voir débusquer de quelque caverne voisine une troupe de bandits, et tenait la main sur ses armes.

Cependant ils avançaient, et la vallée s'élargissait et prenait un caractère moins effrayant. Vers le soir, ils se retrouvèrent sur les montagnes, au milieu des bruyères. Loin, autour d'eux, la clochette des troupeaux, la voix de leur gardien, étaient l'unique son qui se fît entendre, et la demeure des bergers était l'unique habitation qu'on découvrît. Saint-Aubert remarqua que l'yeuse, le liége et le sapin végétaient les derniers au sommet des montagnes. La plus riante verdure tapissait le fond de la vallée. On voyait dans les profondeurs, à l'ombre des châtaigniers et des chênes, paître et bondir de riches troupeaux, dispersés, groupés avec grâce; les uns dormaient près du courant, d'autres y étanchaient leur soif, et quelques-uns s'y baignaient.

Le soleil commençait à quitter le vallon: ses derniers rayons brillaient sur le torrent et relevaient les riches couleurs du genêt et de la bruyère en fleurs. Saint-Aubert questionna Michel sur la distance du hameau qu'il avait annoncé, mais celui-ci ne put répondre avec exactitude. Emilie commença à craindre qu'il ne les eût égarés: il n'y avait pas un être humain qui pût les secourir ni les conduire. Ils avaient laissé depuis longtemps et le berger et la cabane; le crépuscule se brunissait à chaque instant, l'œil ne pouvait en percer l'obscurité, et ne distinguait ni hameau ni chaumière; une raie colorée marquait seule l'horizon, et c'était l'unique ressource des voyageurs. Michel s'efforçait d'entretenir son courage en chantant. Sa musique, néanmoins, n'était pas de nature à chasser la mélancolie; il traînait des sons lugubres et détonnait avec tant de tristesse, que Saint-Aubert eut peine à reconnaître une hymne de vêpres adressée à son patron.

Ils continuèrent, abîmés dans ces rêveries profondes où la solitude et la nuit ne manquent jamais d'entraîner. Michel ne chantait plus; on n'entendait que le murmure du zéphyr dans les bois, et l'on ne sentait que la fraîcheur. Tout à coup, le bruit d'une arme à feu les réveilla. Saint-Aubert fit arrêter; on écoute. Le bruit ne se répète pas, mais l'on entend courir dans les halliers. Saint-Aubert prend son pistolet; il commande à Michel de doubler le pas. Le son d'un cor fait retentir les montagnes; Saint-Aubert regarde et voit un jeune homme s'élancer dans la route, suivi de deux chiens. L'étranger était mis en chasseur; un fusil en bandoulière, un cor à sa ceinture, une espèce de pique à la main, donnaient une grâce particulière à sa personne et secondaient l'agilité de sa marche.

[Illustration]
Le chasseur.

Après un moment de réflexion, Saint-Aubert fit arrêter et l'attendit pour l'interroger sur le hameau qu'il cherchait. L'étranger répondit que le village n'était plus qu'à une demi-lieue, qu'il s'y rendait lui-même, et qu'il allait être leur guide. Saint-Aubert le remercia; et touché de ses manières franches et simples, il lui proposa une place dans la voiture. L'étranger le refusa, en l'assurant qu'il suivrait bien les mules. Mais vous serez mal logé, ajouta-t-il, les habitants de ces montagnes sont de pauvres gens; non-seulement ils n'ont pas de luxe, mais ils manquent de mille choses qu'ailleurs on juge indispensables.

—Je m'aperçois que vous n'êtes pas du pays, dit Saint-Aubert.

—Non monsieur, je suis voyageur.

L'équipage avança, et l'obscurité s'augmentant, fit mieux sentir l'utilité d'un guide: les sentiers qui s'ouvraient de temps à autre dans les montagnes eussent ajouté à leur perplexité.

A la fin on distingua les lumières du hameau; on vit quelques masures, ou plutôt on les discerna au moyen du ruisseau qui reflétait encore la faible clarté du crépuscule.

L'étranger s'avança, et Saint-Aubert apprit qu'il n'existait là ni auberge, ni maison publique d'aucun genre. L'étranger s'offrit à chercher un asile; Saint-Aubert le remercia; et comme le village était fort près, il descendit pour l'accompagner, tandis qu'Emilie suivait dans la voiture.

En cheminant, Saint-Aubert demanda à son compagnon s'il avait fait une bonne chasse.—Non, monsieur, répliqua-t-il, et ce n'était même pas mon projet; j'aime ce pays et me propose de le parcourir encore quelques semaines; mes chiens sont avec moi plutôt pour l'agrément que pour l'utilité; ce costume d'ailleurs me sert de prétexte et m'attire la considération qu'on refuserait sans doute à un étranger sans occupation apparente.

—J'admire vos goûts, dit Saint-Aubert, et si j'étais plus jeune, j'aimerais à passer quelques semaines comme vous le faites; je suis comme vous un voyageur, mais notre objet n'est pas le même: je cherche la santé encore plus que le plaisir. Saint-Aubert soupira et se tut un moment; puis, paraissant se recueillir, il ajouta: Je voudrais trouver une route passable qui me conduisît en Roussillon pour gagner ensuite le Languedoc. Vous, monsieur, qui paraissez connaître le pays, il vous serait possible de m'en indiquer une.

L'étranger l'assura que tous ses moyens étaient à son service, et lui parla d'un chemin plus à l'est qui devait conduire à une ville, et de là facilement en Roussillon.

Ils arrivèrent au village et commencèrent à chercher une chaumière qui pût leur offrir un gîte pour la nuit; ils ne trouvaient dans la plupart des maisons que la pauvreté, l'ignorance et la gaieté; on regardait Saint-Aubert d'un air timide et curieux; il ne fallait rien attendre qui ressemblât à un lit. Emilie survint, et observant l'air fatigué et souffrant de son pauvre père, se plaignit qu'il eût pris une route si peu commode pour un malade. D'autres chaumières étaient un peu moins sauvages; l'on y trouvait deux pièces, l'une pour les mules et le bétail, l'autre pour la famille, composée presque partout de six ou huit enfants, couchés, comme les père et mère, sur des peaux ou des feuilles sèches. Le jour n'avait d'entrée et la fumée de sortie, que par un trou pratiqué dans la couverture, et l'odeur d'eau-de-vie, dont les contrebandiers avaient amené l'usage, suffoquait presque en entrant. Emilie détourna les yeux et regarda son père avec une tendre inquiétude dont le jeune étranger parut entendre l'expression. Il tira Saint-Aubert à part et lui fit offre de son lit: Il est commode, lui dit-il, si nous le comparons aux autres, mais partout ailleurs j'aurais eu honte de vous l'offrir. Saint-Aubert lui témoigna sa reconnaissance et refusa d'accepter son offre; mais l'étranger insista: Point de refus, je souffrirais trop, monsieur, répliqua-t-il, si vous étiez sur une peau lorsque je me trouverais dans un lit; vos refus blesseraient mon amour-propre, et je pourrais penser que ma proposition vous désoblige; je vais vous montrer le chemin, et mon hôtesse trouvera moyen d'arranger aussi cette jeune dame.

Saint-Aubert consentit enfin, et fut un peu surpris que l'étranger fût assez peu galant pour préférer le repos d'un malade à celui d'une jeune et charmante personne, car il n'avait point offert la chambre à Emilie; mais Emilie n'en pensa pas de même, et le sourire expressif qu'elle lui adressa montrait assez combien elle était sensible à l'attention qu'il avait pour son père.

L'étranger, qui se nommait Valancourt, s'arrêta le premier pour dire un mot à son hôtesse, et l'habitation qu'elle ouvrit ne ressemblait en rien à ce qu'on avait encore vu. Cette bonne femme mettait tous ses soins à accueillir les voyageurs, et ils furent contraints d'accepter les deux seuls lits qui fussent dans la maison. Elle n'avait à leur offrir que des œufs et du lait; mais Saint-Aubert avait des provisions, et pria Valancourt de partager son souper. L'invitation fut bien reçue, et la conversation s'anima. La franchise, la simplicité, les grandes idées et le goût pour la nature que montrait le jeune homme enchantaient Saint-Aubert. Il avait dit souvent que ce goût pour la nature ne pouvait exister dans une âme sans y supposer une grande pureté de cœur et d'imagination.

Il était tard quand Saint-Aubert et Emilie se retirèrent dans leurs chambres. Valancourt resta devant la porte; dans cette agréable saison, il aimait mieux cette place qu'un étroit cabinet et un lit de peaux. Saint-Aubert fut un peu surpris de trouver près de lui Homère, Horace et Pétrarque, mais le nom de Valancourt écrit sur les volumes lui en fit connaître le possesseur.

CHAPITRE IV.

Saint-Aubert se réveilla de bonne heure: le sommeil l'avait rafraîchi, il désira de partir promptement. Valancourt déjeuna avec lui, et raconta que, peu de mois auparavant, il avait été jusqu'à Beaujeu, ville notable du Roussillon, et Saint-Aubert, sur son conseil, se décida à suivre cette route.

Le chemin de traverse et celui qui conduit à Beaujeu, dit Valancourt, se joignent à une lieue et demie d'ici. Je puis, si vous le voulez permettre, y diriger votre muletier. Il faut que je me promène, et la promenade que je ferai avec vous me sera plus agréable que toute autre.

Saint-Aubert reçut la proposition avec reconnaissance. Ils partirent ensemble, mais le jeune homme ne voulut point consentir à se placer dans la voiture.

La route, au pied des montagnes, suivait une riante vallée, toute brillante de verdure et parsemée de bocages. De nombreux troupeaux s'y reposaient à l'ombre des petits chênes, des hêtres et des sycomores; le frêne et le tremble laissaient retomber leurs rameaux sur les terres arides des rochers: à peine un peu de terre recouvrait leurs racines, et le moindre souffle agitait toutes leurs branches.

On rencontrait à chaque heure du jour beaucoup plus de monde. Le soleil ne paraissait pas encore, et déjà les bergers conduisaient un bétail immense aux pâturages de ces montagnes. Saint-Aubert était parti de bonne heure pour jouir du soleil levant et respirer cet air pur du matin, si salutaire pour les malades; il devait l'être surtout dans ces régions où l'abondance et la variété des plantes aromatiques le chargeaient des plus doux parfums.

Le brouillard léger qui voilait les objets environnants disparut peu à peu, et permit à Emilie de contempler les progrès du jour. Les reflets incertains de l'aurore colorant les pointes des rochers, les revêtirent successivement d'une vive lumière, tandis que leur base et les fonds de la vallée restaient couverts d'une vapeur sombre. Pendant ce temps, les nuages de l'orient éclaircirent leurs nuances, rougirent, brillèrent enfin de mille couleurs. La transparence des airs découvrit des flots d'or pur, des rayons éclatants chassèrent l'obscurité, pénétrèrent au fond du vallon et se répétèrent dans son ruisseau: la nature s'éveillait de la mort à la vie. Saint-Aubert se sentit ranimé, son cœur était plein; il versa des larmes et éleva ses pensées vers le créateur de toutes choses.

Emilie voulut descendre et fouler ce gazon tout humide de rosée; elle voulait goûter cette liberté dont le chamois semblait jouir sur la crête brune de ces montagnes. Valancourt s'arrêtait avec les voyageurs, et leur montrait avec sentiment les objets particuliers de son admiration. Saint-Aubert s'attachait à lui. Le jeune homme est ardent, il est bon, se disait-il; on voit bien qu'il n'a jamais habité Paris.

Ce ne fut pas sans chagrin qu'il se vit arrivé à l'endroit où les deux chemins se rencontraient: il prit congé de lui avec plus d'affection qu'une si nouvelle connaissance ne le permet ordinairement. Valancourt causa longtemps près de la voiture; il était au moment de s'en aller, et pourtant il restait encore; il cherchait des sujets d'entretien qui l'excusassent de le prolonger. A la fin il prit congé, et quand il partit, Saint-Aubert observa de quel air attentif et occupé il contemplait Emilie; elle le salua avec une douceur timide, la voiture partit. Mais Saint-Aubert, bientôt après s'avançant à la portière, aperçut Valancourt immobile sur la route, les bras croisés sur son bâton, et regardant aller la voiture; il salua de la main, et Valancourt sortant de sa rêverie, rendit le salut et s'éloigna.

L'aspect du pays changea bientôt. Les voyageurs se virent alors au milieu de montagnes à pic, et couvertes jusqu'en haut de noires forêts de sapins. Des flèches de granit, s'élançant du vallon même, allaient cacher au sein des nues leurs pointes couvertes de neige. Le ruisseau, devenu une rivière, coulait doucement et en silence, et ses noires forêts se réfléchissaient dans ses eaux limpides. Par intervalles un roc sourcilleux relevait son front hardi au-dessus des bois et des vapeurs qui servaient de ceinture aux montagnes; quelquefois une aiguille de marbre se soutenait perpendiculairement au bord des eaux; un mélèse colossal la serrait de ses bras vigoureux, et son front sillonné de la foudre était encore couronné de pampres.

Quand la voiture marchait doucement, et se frayait des routes nouvelles, Saint-Aubert descendait et cherchait les plantes curieuses dont ce lieu était semé; et Emilie, dans l'exaltation de l'enthousiasme, s'enfonçait dans l'épaisseur des bois, et prêtait l'oreille en silence à leur imposant murmure.

On ne vit, durant plusieurs lieues, ni village, ni même de hameau; quelques cabanes de chasseurs étaient la seule trace d'habitation humaine. Les voyageurs dînèrent en plein air, dans une jolie partie de la vallée, et placés à l'ombre des hêtres. Bientôt après ils partirent pour Beaujeu.

La route montait sensiblement; et laissant les pins au-dessous d'eux, ils se trouvèrent au milieu des précipices. Le crépuscule du soir ajoutait à l'horreur du site, et les voyageurs ignoraient l'éloignement de Beaujeu. Saint-Aubert, néanmoins, ne croyait pas la distance considérable, et se félicitait de n'avoir plus, au delà de Beaujeu, à franchir de pareils déserts. Les bois, les rocs, les montagnes, se confondaient peu à peu dans l'obscurité, et bientôt il ne fut plus possible de distinguer ces images confuses. Michel avançait avec précaution; à peine il distinguait la route, mais ses mules plus habiles cheminaient encore d'un pas sûr.

En tournant l'angle d'une montagne, une lumière parut; les rocs et l'horizon furent éclairés à une grande distance. Il était sûr que c'était un grand feu, mais rien n'indiquait qu'il était accidentel, ou préparé. Saint-Aubert le crut allumé par quelque troupe de ces bandits qui infestent les Pyrénées; il était attentif, et désirait savoir si la route passait près de ce feu. Il avait des armes qui pouvaient le défendre au besoin; mais qu'était-ce qu'une si faible ressource contre une bande de voleurs aussi déterminés? Il réfléchissait à ce sujet, quand une voix s'éleva derrière eux, et commanda au muletier d'arrêter. Saint-Aubert lui ordonna d'avancer plus vite; mais soit par l'entêtement de Michel, soit par celui des mules, elles ne se pressèrent pas davantage: on entendit les pieds d'un cheval, un homme atteignit la voiture, et commanda qu'on arrêtât. Saint-Aubert ne doutant plus de son dessein, arma son pistolet et tira par la portière: l'homme chancela sur son cheval, le bruit du coup fut suivi d'un gémissement, et l'on peut imaginer l'effroi de Saint-Aubert, qui crut reconnaître alors la voix plaintive de Valancourt. Il fit arrêter lui-même, prononça le nom de Valancourt, et ne put conserver aucun doute. Saint-Aubert courut à son secours. Il était encore sur son cheval; son sang coulait en abondance; il paraissait souffrir beaucoup, quoiqu'il cherchât à consoler Saint-Aubert en l'assurant que ce n'était rien, et qu'il n'était blessé qu'au bras. Saint-Aubert et le muletier le descendirent de cheval et le posèrent à terre; Saint-Aubert voulut bander sa blessure, mais ses mains tremblaient tellement qu'il n'y put réussir. Michel poursuivait le cheval, qui s'était échappé en perdant son maître; il appela Emilie. Ne recevant point de réponse, il courut à la voiture, et la trouva sans connaissance. Dans cette affreuse position, et pressé par la douleur de laisser Valancourt perdre son sang, il s'efforça de la soulever; il appela Michel, et lui demanda de l'eau du ruisseau qui bordait la route. Michel avait couru trop loin; mais Valancourt entendant le nom d'Emilie, comprit son accident, et s'oubliant presque lui-même, vint aussitôt à son secours: déjà elle était revenue quand il fut auprès d'elle; il sut que sa crainte pour lui avait causé cet accident, et d'une voix troublée par un autre sentiment que celui de la douleur, il l'assura que sa blessure était peu de chose. Saint-Aubert s'aperçut alors que pourtant elle saignait encore: ses alarmes changèrent d'objet, il déchira son linge pour lui faire un bandage. Le sang fut arrêté; mais Saint-Aubert redoutant les suites, demanda plusieurs fois si l'on était bien loin de Beaujeu: il apprit qu'on avait encore deux lieues; sa frayeur augmenta. Il ignorait comment Valancourt pourrait supporter la voiture, et le voyait tout prêt à s'évanouir. A peine Valancourt eut-il connu son inquiétude, qu'il s'empressa de le rassurer; il parla de son accident comme d'une bagatelle. Le muletier avait ramené le cheval; il plaça Valancourt dans la voiture; Emilie s'était remise, et l'on reprit le chemin de Beaujeu.

[Illustration]
Le blessé.

Saint-Aubert, revenu de sa terreur, exprima sa surprise sur la rencontre de Valancourt; mais celui-ci la fit cesser. Vous avez, monsieur, lui dit-il, renouvelé mon goût pour la société: depuis que vous l'avez quitté, mon hameau me semble un désert; et puisqu'en voyageant le plaisir est mon unique but, je me suis déterminé à partir sur-le-champ. J'ai pris cette route parce que je la savais plus agréable que toute autre; et, d'ailleurs, ajouta-t-il en hésitant un peu, je l'avouerai (pourquoi ne l'avouerais-je pas?), j'avais quelque espoir de vous rejoindre.

—J'ai cruellement répondu à votre honnêteté, dit Saint-Aubert, qui déplorait sa précipitation, et lui en expliquait la cause. Mais Valancourt, soigneux d'éviter à ses compagnons la moindre peine à son sujet, surmonta l'angoisse qu'il éprouvait, et soutint gaiement l'entretien. Emilie gardait le silence, à moins que Valancourt ne lui adressât directement la parole, et le ton ému dont il le faisait suffisait seul pour exprimer beaucoup.

Ils étaient alors près de ce feu qui tranchait si vivement sur les ombres de la nuit; il éclairait alors toute la route, et l'on pouvait aisément distinguer les figures qui l'entouraient. Ils reconnurent, en s'approchant, une bande de ces bohémiens qui, particulièrement à cette époque, fréquentaient les Pyrénées, et pillaient le voyageur. Emilie ne remarqua pas sans effroi l'air farouche de cette compagnie, et le feu qui les découvrait, répandant un nuage de pourpre sur les arbres, les rocs et le feuillage, augmentait l'effet bizarre du tableau.

Tous ces bohémiens préparaient leur souper. Une large chaudière était au feu, et plusieurs personnes s'occupaient à la remplir. L'éclat de la flamme faisait voir une espèce de tente grossière, autour de laquelle jouaient pêle-mêle quelques enfants et plusieurs chiens. Tout cet ensemble était vraiment grotesque. Les voyageurs sentirent leur danger, Valancourt se taisait, mais il mit la main sur un des pistolets de Saint-Aubert; Saint-Aubert prit l'autre, et fit avancer le muletier. Ils passèrent néanmoins sans recevoir d'insulte. Les voleurs ne s'attendaient probablement pas à la rencontre, et s'occupaient trop du souper pour sentir alors aucun autre intérêt.

Après une lieue et demie dans la plus profonde nuit, les voyageurs arrivèrent à Beaujeu; ils se rendirent à la seule auberge qui s'y trouvât, et qui, quoique très-supérieure aux cabanes, ne laissait pas que d'être assez mauvaise.

On manda aussitôt le chirurgien de la ville, si toutefois on peut donner ce nom à une espèce de maréchal qui soignait les hommes et les chevaux, et faisait de plus, dans l'occasion, l'office de barbier. Il examina le bras de Valancourt; et s'apercevant que la balle n'avait pas passé les chairs, il le pansa, et lui recommanda le repos; mais le patient n'était nullement disposé à l'obéissance. Le plaisir d'être bien avait succédé aux inquiétudes du mal; car toute jouissance devient positive quand elle contraste avec un danger. Valancourt avait repris des forces; il voulut prendre part à la conversation. Saint-Aubert et Emilie, délivrés de toutes leurs craintes, étaient d'une singulière gaieté. Il était tard: cependant Saint-Aubert fut obligé de sortir avec son hôte pour aller chercher de quoi souper. Emilie, pendant cet intervalle, s'absenta aussi, sous prétexte de ranger chez elle ce dont elle avait besoin; elle trouva l'appartement en meilleur ordre qu'elle ne le craignait, et de là elle revint joindre Valancourt. Ils parlèrent des tableaux qu'ils avaient découverts ce même jour, de l'histoire naturelle, de la poésie, de Saint-Aubert enfin; et Emilie ne pouvait parler ou entendre parler qu'avec joie d'un sujet aussi cher à son cœur.

La soirée fut très-agréable. Mais comme Saint-Aubert était fatigué, et que Valancourt souffrait encore, on se sépara aussitôt après le souper.

Le lendemain matin, Valancourt avait la fièvre, il n'avait pas dormi, et sa blessure était enflammée; le chirurgien qui vint le voir lui conseilla de rester tranquille à Beaujeu. Saint-Aubert avait peu de confiance dans ses talents; mais apprenant que dans les environs on n'en trouverait pas de plus habile, il changea son plan, et se détermina à attendre la guérison du malade. Valancourt parut chercher à l'en détourner, mais avec plus de politesse que de bonne foi.

L'indisposition de Valancourt retint les voyageurs pendant plusieurs jours à Beaujeu. Saint-Aubert observa son caractère et ses talents avec cette précaution philosophique qu'il portait partout. Il reconnut un naturel franc et généreux, plein d'ardeur, susceptible de tout ce qui est grand et de tout ce qui est bon; mais impétueux, mais presque sauvage et un peu romanesque. Valancourt connaissait peu le monde. Ses idées étaient saines, ses sentiments justes, son indignation comme son estime s'exprimaient sans mesure ni ménagement. Saint-Aubert souriait de sa véhémence, mais la retenait rarement, et se répétait à lui-même: Ce jeune homme, sans doute, n'a jamais été à Paris. Un soupir succédait à ces réflexions. Il était déterminé à ne point quitter Valancourt avant son rétablissement; et comme il était alors en état de voyager, mais non pas de soutenir le cheval, Saint-Aubert l'invita à l'accompagner quelques jours dans sa voiture. Il avait appris que ce jeune homme était d'une famille distinguée en Gascogne dont le rang et la considération lui étaient connus; sa réserve en fut moins grande, et Valancourt ayant accepté l'offre avec plaisir, ils reprirent la route qui conduisait en Roussillon.

Ils voyageaient sans se presser, et s'arrêtaient quand le site méritait leur attention; ils grimpaient souvent à des éminences que les mules ne pouvaient atteindre; ils s'égaraient dans ces roches, couvertes de lavande, de thym, de genièvre, de tamarin, et perdues sous d'antiques ombrages; une échappée de vue ravissait Emilie et surpassait les merveilles de la plus vive imagination.

Saint-Aubert s'amusait quelquefois à herboriser, tandis qu'Emilie et Valancourt couraient après quelques découvertes. Valancourt lui faisait remarquer les objets particuliers de son admiration, et récitait les plus beaux passages des poëtes latins ou italiens qu'elle aimait. Dans les intervalles de la conversation, et quand on ne l'observait pas, il fixait ses regards sur cette figure, dont les traits animés indiquaient tant d'esprit et d'intelligence. Quand il parlait ensuite, la douceur de sa voix décélait un sentiment qu'il prétendait en vain cacher. Par degrés les pauses et le silence lui devinrent plus fréquents: Emilie montra beaucoup d'empressement à les interrompre; elle qui jusqu'alors avait été si réservée, causait et parlait continuellement, tantôt des bois, tantôt des vallons ou des montagnes, plutôt que de s'exposer au danger de certains moments de silence et de sympathie.

La route de Beaujeu montait fort rapidement: ils se trouvèrent dans les montagnes les plus élevées; la sérénité et la pureté de l'air, dans ces hautes régions, ravissaient les trois voyageurs; elles semblaient alléger leur âme, et leur esprit en paraissait plus pénétrant. Ils n'avaient point de mots pour des émotions si sublimes; celles de Saint-Aubert recevaient une expression plus solennelle, ses larmes coulaient, et il cheminait à l'écart. Valancourt parlait de temps en temps pour diriger l'attention d'Emilie; la ténuité de l'atmosphère, qui lui laissait distinguer tous les objets, la trompait quelquefois, et toujours avec plaisir. Elle ne pouvait croire si loin d'elle ce qui lui paraissait si rapproché; le profond silence de cette solitude n'était interrompu que par le cri des aigles qui planaient dans l'air, et le bruissement sourd des torrents qui grondaient au fond des abîmes. Au-dessus d'eux, la voûte brillante des cieux n'était ternie d'aucun nuage, les tourbillons de vapeur s'arrêtaient au milieu des montagnes, leur rapide mouvement voilait parfois tout le pays, et d'autres fois, dégageant quelques parties, laissait à l'œil quelques moments d'observation. Emilie, transportée, considérait la grandeur de ces nuages qui variaient leur forme et leurs teintes. Elle admirait leur effet sur les contrées inférieures auxquelles ils donnaient à tout moment mille formes nouvelles.

Après avoir ainsi voyagé quelques lieues, ils commencèrent à descendre en Roussillon, et la scène qui s'ouvrit déployait une beauté moins âpre. Les voyageurs ne voyaient pas sans regret les objets imposants qu'ils allaient abandonner. Quoique fatigué de ces vastes aspects, l'œil se reposait complaisamment sur la verdure des bois et des prairies; la rivière qui les arrosait, la chaumière qu'ombrageaient les hêtres, les groupes joyeux des jeunes pâtres, les bouquets de fleurs qui paraient les coteaux, formaient ensemble un spectacle enchanteur.

En descendant, ils reconnurent un des grands passages des Pyrénées en Espagne: les fortifications, les tours, les murailles, recevaient alors les rayons du soleil couchant; les bois qui les entouraient n'avaient plus qu'un reflet jaunâtre, tandis que les pointes des rochers étaient encore couleur de rose.

Saint-Aubert regardait attentivement sans découvrir la petite ville qu'on lui avait indiquée; Valancourt ne pouvait l'éclairer sur la distance, parce que jamais il n'avait pénétré si loin; ils voyaient pourtant une route, et ils devaient la croire directe, puisque depuis Beaujeu ils n'avaient pu s'égarer d'aucun côté.

Le soleil était à l'horizon, et Saint-Aubert pressa son muletier; il se trouvait d'une extrême faiblesse, et à la suite d'une journée si fatigante, il désirait vivement un moment de repos. Son inquiétude ne se calma point en observant un grand train d'hommes, de chevaux et de mulets chargés, qui défilaient dans les détours de la montagne opposée; et comme les bois dérobaient souvent leur marche, on ne pouvait en apprécier le nombre. Quelque chose de brillant, comme des armes, resplendissait aux derniers rayons du soleil, et l'habit militaire se distinguait sur les premiers et sur quelques individus dispersés parmi la troupe. Dès qu'ils furent dans la vallée, une autre bande de soldats sortit des bois; les craintes de Saint-Aubert augmentèrent: il ne doutait pas que ce ne fussent autant de contrebandiers saisis dans les Pyrénées, et enlevés par des régiments avec leurs marchandises.

Les voyageurs s'étaient si longtemps oubliés dans les montagnes, qu'ils furent totalement trompés dans leur calcul, et ne purent gagner Montigni avant le coucher du soleil. Ils traversèrent la vallée, et remarquèrent sur un pont grossier qui réunissait deux escarpements, un groupe de jeunes enfants qui lançaient des pierres dans le torrent; les cailloux, en tombant faisaient jaillir des colonnes d'eau, et rendaient un bruit sourd que prolongeaient au loin les échos des montagnes. Sous le pont on découvrait toute la vallée en perspective, une cataracte au milieu des rocs, et une cabane sur une pointe abritée par de vieux sapins. Il semblait que cette habitation dût être voisine d'une petite ville. Saint-Aubert fit arrêter: il appela les enfants, et leur demanda si Montigni était bien loin; mais la distance, le bruit des eaux, ne lui permit pas de se faire entendre, et la hauteur à pic des montagnes qui soutenaient le pont, était trop considérable et trop perpendiculaire, pour que tout autre qu'un montagnard exercé, pût gravir jusqu'au sommet. Saint-Aubert ne s'arrêta donc qu'un instant; on continua la route à la faveur du crépuscule, et cette route même était tellement brisée, qu'il parut plus sage de quitter la voiture. La lune commençait à poindre, mais sa lumière était trop faible; ils marchaient au hasard au milieu des dangers. A ce moment la cloche d'un couvent se fit entendre: l'obscurité complète interceptait la vue du bâtiment, mais le son paraissait venir des bois qui couvraient la montagne à droite. Valancourt proposa d'aller à la recherche. Si nous ne trouvons pas un asile dans ce couvent, disait-il, du moins obtiendrons-nous des renseignements sur la distance ou la position de Montigni. Il se mit à courir sans attendre la réponse de Saint-Aubert; mais Saint-Aubert le rappela. Je suis, lui dit-il, horriblement fatigué, j'ai besoin du plus prompt repos, allons tous au couvent, votre air vigoureux déjouerait nos desseins; mais lorsque l'on verra mon épuisement et la lassitude d'Emilie, on ne pourra nous refuser un asile.

En disant ces mots il prit le bras d'Emilie, et recommandant à Michel de l'attendre, il suivit le son de la cloche et monta du côté des bois. Ses pas étaient chancelants; Valancourt lui offrit son bras, qu'il accepta. La lune alors éclairait leur sentier et leur permit bientôt d'apercevoir des tours qui s'élevaient au-dessus de la colline. La cloche continuait de les guider; ils entrèrent dans le bois, et la clarté tremblante de la lune devint plus incertaine par l'ombrage et le mouvement des feuilles. Cette obscurité, ce silence, lorsque la cloche ne sonnait pas, l'espèce d'horreur qu'inspirait un lieu si sauvage, tout remplit Emilie d'une frayeur que la voix et la conversation de Valancourt pouvaient seules diminuer. Après avoir monté quelque temps, Saint-Aubert se plaignit, et on s'arrêta sur un tertre de gazon où les arbres plus ouverts, laissaient jouir du clair de la lune. Saint-Aubert s'assit sur l'herbe entre Emilie et Valancourt. La cloche ne sonnait plus, et le calme profond n'était interrompu par aucun bruit, car le murmure sourd de quelques torrents éloignés semblait accompagner plutôt que troubler le silence.

Ils avaient alors sous les yeux la vallée qu'ils avaient quittée. La lumière argentine qui en découvrait les fonds, reflétait sur les rocs et les bois de la gauche, et contrastait avec les ténèbres dont les bois à la droite étaient comme enveloppés. Leurs sommets seulement étaient illuminés par places; le reste du vallon se perdait au sein d'un brouillard, dont le clair de lune même ne servait qu'à épaissir la teinte. Les voyageurs furent quelque temps à contempler ce bel effet.

De pareilles scènes, dit Valancourt, charment le cœur comme les accords d'une musique douce; quiconque a savouré une fois la mélancolie qu'elles inspirent, ne voudrait pas en changer l'impression contre celle des plus vifs plaisirs. Elles réveillent nos plus purs sentiments: elles disposent à la bienveillance, à la pitié, à l'amitié. «Ceux que j'aime, il m'a toujours paru les aimer mieux à cette heure-ci.» Sa voix trembla, et il fit une pause.

Saint-Aubert ne disait rien. Emilie vit tomber une larme sur la main qu'elle pressait dans les siennes.—Elle devina bien sa pensée; la sienne aussi s'était reportée aux touchants souvenirs de sa mère. Mais Saint-Aubert la ranimant: Oh! oui, dit-il en retenant un soupir, la mémoire de ceux que nous aimons, d'un temps écoulé pour toujours, c'est à ce moment qu'elle repose sur nos âmes! C'est comme une harmonie lointaine au milieu du silence des nuits, comme les teintes adoucies de ce paysage. Puis après un moment Saint-Aubert ajouta: J'ai toujours cru mes idées plus nettes à cette heure-ci qu'à toute autre, et le cœur qui n'en reconnaît pas l'influence, est certainement un cœur dénaturé. Il y a beaucoup de gens...

Valancourt soupira.

—S'en trouve-t-il donc beaucoup? dit Emilie.

—Dans quelques années peut-être, mon Emilie, dit Saint-Aubert, vous sourirez en vous rappelant cette question, si toutefois ce souvenir ne vous arrache pas des pleurs. Mais venez, je suis un peu mieux. Avançons.

Ils sortirent du bois, et virent enfin sur un plateau que formaient les roches, le couvent même qu'ils avaient tant cherché. Une haute muraille qui l'environnait les conduisit jusqu'à une porte antique; ils frappèrent aussitôt, et le pauvre moine qui leur ouvrit les conduisit dans une salle voisine, où il les pria d'attendre que le supérieur fût averti. Dans l'intervalle, plusieurs frères vinrent les regarder; le premier moine reparut, et les conduisit au supérieur. Il était dans une chaise à bras; un gros volume était devant lui, soutenu d'un large pupitre. Il reçut les voyageurs poliment, quoique sans se lever, leur fit peu de questions, et consentit à leur demande. Après un entretien fort court et les compliments du supérieur, on les mena dans la pièce où le souper devait être servi, et Valancourt, qu'un des frères voulut accompagner, fut retrouver Michel, la voiture et les mules. Ils avaient à peine descendu la moitié du chemin que la voix du muletier fit retentir tous les échos; il appelait Saint-Aubert, il appelait Valancourt. Convaincu, non sans peine, que ni lui ni son maître n'avaient plus rien à redouter, il se laissa conduire dans une cabane au bord des bois. Valancourt revint à la hâte partager le souper de ses amis, tel que les moines avaient pu le disposer. Saint-Aubert était trop souffrant pour manger. Emilie, inquiète pour son père, ne savait pas songer à elle, et Valancourt, muet et pensif, mais toujours occupé d'eux, ne paraissait penser qu'à soulager et fortifier Saint-Aubert.

[Illustration]
Les voyageurs.

Ils se séparèrent de bonne heure et se retirèrent à leurs appartements. Emilie coucha dans un cabinet à côté de la chambre de son père: triste, pensive, occupée de l'état de langueur où elle voyait Saint-Aubert, elle se coucha sans espoir de dormir.

Deux heures après une cloche se fit entendre, et des pas précipités parcoururent les corridors. Peu faite aux usages des cloîtres, Emilie fut alarmée; ses craintes toujours vivantes pour son père, lui firent supposer qu'il était plus mal; elle se leva à la hâte pour voler à lui, mais s'étant arrêtée un moment à la porte pour laisser passer les religieux, elle eut le temps de se remettre, de rappeler ses idées, et de comprendre que la cloche avait sonné matines. Cette cloche ne sonnait plus, tout était paisible, elle n'alla pas plus loin; mais hors d'état de se rendormir, et invitée d'ailleurs par l'éclat d'une lune brillante, elle ouvrit sa fenêtre et considéra le pays.

La nuit était calme et belle, le firmament était sans nuage, et le zéphyr à peine agitait les arbres de la vallée. Elle était attentive, lorsque l'hymne nocturne des religieux s'éleva doucement de la chapelle. Cette chapelle était plus basse, et le chant sacré semblait monter au ciel à travers le silence des nuits. Les pensées se suivirent; de l'admiration des ouvrages, son âme se porta à l'adoration de leur auteur tout-puissant et bon. Pénétrée d'une dévotion pure et sans mélange d'aucun système, son âme s'élevait au-dessus de notre univers; ses yeux versaient des pleurs; elle adorait sa puissance dans ses œuvres, et sa bonté dans ses bienfaits.

Le chant des moines fit de nouveau place au silence; mais Emilie ne quitta sa fenêtre que lorsque la lune s'étant couchée, l'obscurité sembla l'inviter au sommeil.

CHAPITRE V.

Saint-Aubert se trouva le lendemain assez bien rétabli pour continuer le voyage; il espérait arriver ce jour même en Roussillon, et il se mit en route dès le matin. Le théâtre que parcouraient alors les voyageurs était aussi sauvage, aussi pittoresque que les précédents; seulement de temps à autre, les scènes moins sévères déployaient une beauté plus riante.

Quand Saint-Aubert paraissait occupé des plantes, il contemplait avec transport Emilie et Valancourt qui se promenaient ensemble; l'un avec la contenance et l'émotion du plaisir, indiquait un grand trait dans la scène qui s'offrait à eux; l'autre écoutait et regardait avec une expression de sensibilité sérieuse qui indiquait l'élévation de son esprit. Ils avaient l'air de deux amants qui n'avaient jamais quitté leurs montagnes, que leur situation avait préservés de la contagion des frivolités, dont les idées, simples et grandes comme le paysage qu'ils parcouraient, ne concevaient le bonheur que dans la tendre union des cœurs purs. Saint-Aubert souriait et soupirait en même temps, en songeant au bonheur romanesque dont son imagination lui présentait le tableau; il soupirait encore en songeant combien la nature et la simplicité étaient donc étrangères au monde, puisque leurs doux plaisirs paraissaient un roman.

Le monde, disait-il en suivant sa pensée, le monde ridiculise une passion qu'il connaît à peine; ses mouvements, ses intérêts distrayent l'esprit, dépravent les goûts, corrompent le cœur; et l'amour ne peut exister dans un cœur quand il n'a plus la douce dignité de l'innocence. La vertu et le goût sont presque la même chose; la vertu, c'est le goût mis en action, et les plus délicates affections de deux cœurs forment ensemble le véritable amour. Comment pourrait-on chercher l'amour au sein des grandes villes? la frivolité, l'intérêt, la dissipation, la fausseté y remplacent continuellement la simplicité, la tendresse et la franchise.

Il était près de midi, quand les voyageurs arrivèrent à un chemin si dangereux qu'il leur fallut descendre de la voiture; la route était bordée de bois, et, plutôt que de la suivre, ils se détournèrent pour chercher l'ombre. Une fraîcheur humide était répandue dans l'air; la brillante verdure du gazon, l'heureux mélange des fleurs, des baumes, des thyms, des lavandes qui l'enrichissaient, la hauteur des pins, des hêtres, des châtaigniers qui protégeaient leur existence, tout concourait à faire de ce lieu une retraite vraiment délicieuse. Quelquefois le feuillage, plus serré, interdisait la vue du paysage; ailleurs, quelques échappées mystérieuses indiquaient à l'imagination des tableaux plus charmants qu'elle n'en avait encore observés, et les voyageurs se livraient volontiers à ces jouissances presque idéales.

Les pauses et le silence qui avaient déjà interrompu les entretiens de Valancourt et d'Emilie furent ce jour-là bien plus fréquents. Valancourt, de la plus expressive vivacité, tombait dans un accès de langueur, et la mélancolie se peignait sans dessein jusque dans son sourire. Emilie ne pouvait plus s'y méprendre: son propre cœur partageait le même sentiment.

Quand Saint-Aubert fut rafraîchi, ils continuèrent de marcher dans le bois, croyant toujours côtoyer la route; mais ils s'aperçurent enfin qu'ils l'avaient tout à fait perdue. Ils avaient suivi la pente où la beauté des sites les retenait, et la route s'élevait entièrement sur l'escarpement au-dessus d'eux. Valancourt appela Michel, mais l'écho seul répondit à ses cris, et ses efforts furent également vains pour retrouver la route. Dans cet état, ils aperçurent la cabane d'un berger placée entre des arbres, et encore à quelque distance. Valancourt y courut pour demander quelque indication; en arrivant, il ne vit que deux enfants qui jouaient sur le gazon. Il regarda jusqu'au fond de la maison, et ne vit personne. L'aîné de ces enfants lui dit que son père était aux champs, que sa mère était dans la vallée et ne tarderait pas à revenir. Valancourt songeait à ce qu'il fallait faire, quand la voix de Michel résonna tout à coup sur les roches au-dessus et fit retentir leurs échos. Valancourt répondit aussitôt et s'efforça de l'aller joindre; après un travail pénible entre les branches et les rochers, il parvint enfin jusqu'à lui, et ce ne fut pas sans peine qu'il en obtint un peu de silence. La route était fort loin du lieu où se reposaient Saint-Aubert et Emilie. Il était difficile de ramener la voiture; il eût été trop fatigant pour Saint-Aubert de gravir tout le bois comme lui-même l'avait fait, et Valancourt était fort en peine de trouver un chemin plus praticable.

Pendant ce temps, Saint-Aubert et Emilie s'étaient rapprochés de la chaumière et se reposaient sur un banc champêtre appuyé entre deux pins et couronné de leur feuillage; ils avaient observé Valancourt et attendaient qu'il les rejoignît.

L'aîné des deux enfants avait quitté son jeu pour regarder les voyageurs; mais le petit continuait ses gambades et tourmentait son frère pour qu'il revînt l'aider. Saint-Aubert examinait avec plaisir cette simplicité enfantine, quand tout à coup ce spectacle lui rappelant les enfants qu'il avait perdus à cet âge, et surtout leur mère bien-aimée, il retomba dans la rêverie. Emilie, qui s'en aperçut, commença un de ces airs touchants qu'il aimait de préférence et qu'elle savait chanter avec le plus de grâce et d'expression. Saint-Aubert lui sourit au travers de ses larmes; il prit sa main, la serra tendrement, et tâcha de bannir ses mélancoliques réflexions.

Elle chantait encore, lorsque Valancourt revint; il ne voulut pas l'interrompre et s'arrêta pour écouter. Quand elle eut fini, il approcha et raconta qu'il avait trouvé Michel et même un chemin pour gravir le rocher. Saint-Aubert à ces mots en mesura l'étonnante hauteur; il était déjà accablé, et la montée lui semblait formidable. Ce parti néanmoins lui paraissait préférable à une route longue et toute rompue; il se résolut de l'essayer, mais Emilie, toujours soigneuse, lui proposa de dîner d'abord pour rétablir un peu ses forces, et Valancourt retourna à la voiture pour y chercher des provisions.

A son retour, il proposa de se placer un peu plus haut, parce que la vue y serait plus étendue et plus belle. Ils allaient s'y rendre, quand ils virent une jeune femme s'approcher des enfants, les caresser, et pleurer amèrement sur eux.

Les voyageurs, intéressés à son malheur, s'arrêtèrent pour mieux l'observer. Elle prit dans ses bras le plus jeune des enfants, et découvrant des étrangers, elle sécha ses larmes à la hâte et se rapprocha de la chaumière. Saint-Aubert lui demanda ce qui pouvait tant l'affliger. Il apprit que son époux était un pauvre berger qui tous les ans passait l'été dans cette cabane pour y conduire un troupeau sur les montagnes. La nuit précédente, il avait tout perdu; une troupe de bohémiens, qui depuis quelque temps désolaient le voisinage, avait enlevé toutes les brebis de son maître. Jacques, ajoutait la femme, avait amassé un peu d'argent, et il en avait acheté quelques brebis pour nous, mais aujourd'hui, il faut bien qu'elles remplacent le troupeau qu'on a pris à son maître; et ce qu'il y a de pis, c'est que le maître, quand il saura cela, ne voudra plus nous confier ses moutons; c'est un homme dur; et alors que deviendront nos enfants?

L'attitude de cette femme, la simplicité de son récit et sa douleur sincère, portèrent Saint-Aubert à croire sa triste histoire. Valancourt, convaincu qu'elle était vraie, demanda sur-le-champ de quel prix était le troupeau; quand il le sut, il fut tout déconcerté. Saint-Aubert donna quelque argent à la femme; Emilie contribua de sa petite bourse, et ils marchèrent à l'endroit convenu. Valancourt restait derrière; il parlait à la femme du berger, dont les larmes coulaient alors et de reconnaissance et de surprise; il lui demandait combien il lui manquait encore d'argent pour rétablir le troupeau dérobé. Il trouva que cette somme était à peu près la totalité de ce qu'il portait avec lui. Il était incertain et affligé; cette somme, se disait-il, suffirait au bonheur de cette pauvre famille; il est en mon pouvoir de la donner, de les rendre complétement heureux; mais comment ferai-je, moi? comment regagnerai-je ma demeure, avec le peu qui me restera? Il hésita quelques moments; il trouvait une volupté singulière à sauver une famille de sa ruine. Il sentait la difficulté de poursuivre sa route avec le peu d'argent qu'il garderait.

Il était dans cette perplexité, quand le berger lui-même parut. Ses enfants furent à sa rencontre; il en prit un entre ses bras, et l'autre, s'attachant à sa ceinture, il s'avança avec lenteur. Son air abattu, désolé, décida Valancourt; il jeta tout l'argent qu'il avait, sauf quelques pistoles, et courut après Saint-Aubert, qui, soutenu d'Emilie, s'acheminait vers la hauteur. Valancourt ne s'était jamais senti l'esprit si léger; son cœur tressaillait de joie, et tous les objets autour de lui semblaient plus beaux et plus intéressants. Saint-Aubert observa ses transports.—Qu'avez-vous, lui dit-il, qui vous enchante ainsi?—Oh! la belle journée, s'écriait Valancourt, comme le soleil brille, comme l'air est pur, quel site enchanteur!—Il est charmant, dit Saint-Aubert, dont l'heureuse expérience expliquait aisément l'émotion de Valancourt; quel dommage que tant de riches qui pourraient se procurer à volonté un soleil brillant laissent flétrir leurs jours dans les brouillards de l'égoïsme! Pour vous, mon jeune ami, puisse toujours le soleil vous paraître aussi beau qu'aujourd'hui; puissiez-vous, dans votre active bienveillance, réunir toujours la bonté et la sagesse.

Valancourt, honoré d'un tel compliment, ne put répondre que par un sourire, et ce fut celui de la reconnaissance.

Ils continuèrent de traverser le bois entre les fertiles gorges des montagnes. A peine arrivés dans l'endroit où ils voulaient se rendre, tous à la fois firent une exclamation; derrière eux, le roc perpendiculaire s'élevait à une hauteur prodigieuse et se séparait alors en deux flèches pareillement élevées. Leurs teintes grises contrastaient avec l'émail des fleurs qui s'épanouissaient entre leurs fentes; les ravins sur lesquels l'œil glissait rapidement pour se porter à la vallée, étaient eux-mêmes parsemés d'arbrisseaux; plus bas encore, un tapis vert indiquait des forêts de châtaigniers au milieu desquels on apercevait la chaumière du pauvre pâtre. De tous côtés les Pyrénées découvraient leurs sommets majestueux; les uns chargés d'immenses blocs de marbre, changeaient de nuance et d'aspect en même temps que le soleil; d'autres, encore plus élevés, ne montraient que leurs pointes couvertes de neige et leurs bases colossales, uniformément tapissées, se couvraient jusqu'au vallon de pins, de mélèses et de chênes verts. Ce vallon, quoique étroit, était celui qui conduisait au Roussillon; la fraîcheur de ses pâturages, la richesse de sa culture, contrastaient étonnamment avec la grandeur des masses dont il était environné. Entre les chaînes prolongées, on découvrait le bas Roussillon, et l'éloignement excessif confondant toutes les nuances, semblait unir la côte aux vagues blanches de la Méditerranée. Un promontoire surmonté d'un phare indiquait seul la séparation et le rivage; les oiseaux de mer voltigeaient autour. Plus loin, pourtant, on discernait quelques voiles blanches; le soleil en augmentait l'éclat, et leur distance du phare en faisait juger la vitesse; mais il y en avait de si éloignées, qu'elles servaient seulement à séparer le ciel de la mer.

De l'autre côté de la vallée, précisément en face des voyageurs, était un passage dans les rochers, qui conduisait à la Gascogne. Ici, nul vestige de culture; les rocs de granit s'élevaient spontanément de leurs bases et perçaient les cieux de leurs pointes stériles: ici, ni forêts, ni chasseurs, ni cabanes; quelquefois pourtant, un mélèse gigantesque jetait son ombre immense sur un précipice sans fond, et quelquefois une croix sur un rocher apprenait au voyageur l'affreux destin de quelque imprudent. Le lieu semblait destiné à devenir un refuge de bandits; Emilie à tout moment s'attendait à les voir débusquer; bientôt après, un objet non moins terrible la frappa. Un gibet, placé à l'entrée du passage et précisément au-dessus d'une des croix, expliquait assez clairement quelque événement vraiment tragique. Elle évita d'en parler à Saint-Aubert, mais cette vue la rendit inquiète; elle eût voulu presser le repas pour arriver avec certitude avant le coucher du soleil. Mais Saint-Aubert avait besoin de rafraîchissements, et, s'asseyant sur le gazon, les voyageurs entamèrent la corbeille.

Saint-Aubert fut ranimé par le repos et par l'air serein de cette esplanade. Valancourt était tellement ravi, tellement porté à la conversation, qu'il semblait avoir oublié tout le chemin qu'il restait à faire. Le repas fini, ils firent un long adieu à ce site merveilleux et recommencèrent à grimper. Saint-Aubert retrouva la voiture avec joie. Emilie y monta avec lui; mais voulant connaître avec plus de détails la délicieuse contrée dans laquelle ils allaient descendre, Valancourt découpla ses chiens et les suivit à pied; il s'égarait parfois sur des éminences qui lui promettaient un beau point de vue; le pas des mules lui permettait ces distractions. Si quelque endroit déployait une rare magnificence, il revenait à la voiture, et Saint-Aubert, trop fatigué pour en aller jouir lui-même, y envoyait Emilie et restait à l'attendre.

Il était tard quand ils descendirent les belles hauteurs qui bordent le Roussillon. Cette charmante province est enclavée dans leurs barrières majestueuses et n'est ouverte que du côté de la mer. L'aspect de la culture embellissait au fond le paysage, et la plaine se colorait des plus riches nuances, et telles que le luxe du climat et l'industrie des habitants pouvaient partout les faire éclore. Des bosquets d'orangers et de citronniers parfumaient l'air; leurs fruits déjà mûrs se balançaient dans le feuillage, et des coteaux en pente douce étalaient les plus beaux raisins. Plus loin, des bois, des pâturages, des villes, des hameaux, la mer, dont la surface brillante laissait flotter des voiles éparses, un couchant étincelant de pourpre; ce passage, au milieu des montagnes qui le bordaient, formait la parfaite union de l'aimable et du sublime: c'était la beauté dormant au sein de l'horreur.

Les voyageurs arrivés dans la plaine, avancèrent entre les haies de myrtes et de grenadiers en fleurs jusqu'à la petite ville d'Arles, où ils voulaient rester la nuit. Ils trouvèrent un asile simple, mais propre; ils eussent passé une soirée charmante, après les travaux et les jouissances du jour, si la séparation qui s'approchait n'eût répandu un nuage sur leurs cœurs. Saint-Aubert voulait partir le lendemain, côtoyer la Méditerranée, et arriver jusqu'en Languedoc. Valancourt, trop tôt guéri, désormais sans prétexte pour suivre ses nouveaux amis, devait s'en séparer en ce lieu même. Saint-Aubert qui l'aimait, lui proposa d'aller plus loin; mais il ne renouvela pas l'invitation, et Valancourt eut le courage de n'y pas céder, pour montrer qu'il en était digne. Ils devaient donc se quitter le lendemain: Saint-Aubert partant pour le Languedoc, et Valancourt reprenant, pour se rendre chez lui, la route des montagnes. Toute la soirée il fut muet, et plongé dans la rêverie: Saint-Aubert fut avec lui affectueux, mais pourtant grave; Emilie fut sérieuse, quoiqu'elle s'efforçât de paraître gaie; et après une des plus mélancoliques soirées qu'ils eussent jamais passée ensemble, ils se quittèrent pour la nuit.

CHAPITRE VI.

Le lendemain matin, Valancourt déjeuna avec Saint-Aubert et Emilie, mais aucun d'eux ne paraissait avoir dormi. Saint-Aubert portait l'empreinte de l'accablement et de la langueur; Emilie trouvait sa santé plus mauvaise, et ses inquiétudes s'augmentaient à chaque instant; elle observait tous ses regards avec une timide affection, et leur expression se retrouvait bientôt fidèlement répétée dans les siens.

Au commencement de leur liaison, Valancourt avait indiqué son nom et sa famille: Saint-Aubert connaissait l'un et l'autre; les biens de sa maison, qu'un frère aîné de Valancourt possédait alors, n'étaient qu'à vingt milles de la vallée, et Saint-Aubert avait rencontré ce frère dans quelques maisons de son voisinage. Ce préliminaire avait facilité son admission; son maintien, ses manières, son extérieur lui avaient gagné l'estime de Saint-Aubert, qui volontiers s'en fiait à son coup d'œil; mais il respectait les convenances, et toutes les qualités qu'il reconnaissait en lui n'eussent pas paru des motifs suffisants pour l'approcher autant de sa fille.

Le déjeuner fut presque aussi silencieux qu'avait été le souper de la veille; mais leur rêverie fut interrompue par le bruit de la voiture qui devait emmener Saint-Aubert et Emilie: Valancourt se leva de sa chaise et courut à la fenêtre, il reconnut la voiture, et revint à son siége sans parler. Le moment de la séparation était venu: Saint-Aubert dit à Valancourt qu'il espérait le voir à la vallée, et qu'il n'y passerait sûrement pas sans les honorer d'une visite. Valancourt le remercia vivement, et l'assura qu'il n'y manquerait jamais. En disant ces mots, il regardait timidement Emilie, et elle s'efforçait de sourire au milieu de sa profonde tristesse. Ils passèrent quelques minutes dans un entretien fort animé; Saint-Aubert prit le chemin du carrosse, Emilie et Valancourt suivirent en silence. Valancourt restait à la portière après qu'ils furent montés; aucun ne semblait avoir assez de courage pour dire adieu. A la fin Saint-Aubert prononça le triste mot; Emilie le rendit à Valancourt, qui le répéta avec un sourire forcé, et la voiture se mit en marche.

Les voyageurs restèrent quelque temps sans rien dire. Saint-Aubert rompit le silence, en s'écriant. C'est un intéressant jeune homme. Il y a bien des années qu'une connaissance si courte ne m'a si tendrement attaché. Il me rappelle les jours de ma jeunesse, ce temps où tout me semblait admirable et nouveau. Saint-Aubert soupira et retomba dans la rêverie. Emilie se pencha à la portière, et revit Valancourt immobile à la porte et les suivant des yeux; il l'aperçut et salua de la main: elle rendit cet adieu, et le tournant de la route ne lui permit plus de le voir.

Je me souviens de ce que j'étais à cet âge, reprit Saint-Aubert: je pensais et sentais précisément comme lui; le monde alors s'ouvrait devant moi, et maintenant il se ferme.

—O cher papa! ne vous livrez pas à des pensées si sombres, dit Emilie d'une voix tremblante: vous avez, je l'espère, bien des années à vivre, pour votre bonheur et pour le mien.

—Ah! mon Emilie, s'écria Saint-Aubert; pour le tien! oui, j'espère bien qu'il en est ainsi. Il essuya une larme qui coulait le long de ses joues, et souriant de son attendrissement, il ajouta d'une voix tendre: Il y a quelque chose dans l'ardeur et l'ingénuité de ce jeune homme, qui doit surtout enchanter un vieillard, dont le poison du monde n'a point altéré les sentiments; oui, je découvre en lui je ne sais quoi d'insinuant, de vivifiant, comme la vue du printemps lorsque l'on est malade. L'esprit du malade prend quelque chose du renouvellement de la sève, et les yeux se raniment aux rayons du midi: Valancourt est pour moi cet heureux printemps.

Emilie, qui pressait tendrement la main de son père, n'avait jamais entendu de sa bouche un éloge qui l'eût autant ravie, pas même quand elle en avait été l'objet.

Ils voyageaient au milieu des vignobles, des bois et des prairies, enchantés à chaque pas de ce charmant paysage que bornaient les Pyrénées et l'immensité de l'Océan. Bientôt après midi ils atteignirent Collioure, situé sur la Méditerranée. Ils y dînèrent, et laissèrent passer la grande chaleur: ils reprirent les rivages enchanteurs qui s'étendent jusqu'au Languedoc. Emilie considérait avec enthousiasme le vaste empire des flots, dont les lumières et les ombres variaient si singulièrement la surface, et dont les bords, ornés de bois, portaient déjà les premières livrées de l'automne.

Saint-Aubert était impatient de se trouver à Perpignan, où il attendait des lettres de M. Quesnel; et c'était l'attente de ces lettres qui lui avait fait quitter Collioure, malgré le besoin qu'il avait d'un peu de repos. Après quelques lieues de chemin, il s'endormit; et Emilie, qui avait mis deux ou trois livres dans la voiture en quittant la vallée, eut le loisir d'en faire usage. Elle chercha celui dans lequel Valancourt avait lu la veille; elle désirait de repasser les pages sur lesquelles les yeux d'un ami si cher s'étaient fixés tout nouvellement. Elle voulait appuyer sur les passages qu'il admirait, les prononcer comme il le faisait, et le ramener, pour ainsi dire, en sa présence. En cherchant ce livre, qu'elle ne pouvait trouver, elle aperçut à la place un volume de Pétrarque, qui avait appartenu à Valancourt, dont le nom était écrit dessus. Souvent il lui en lisait des passages, et toujours avec cette expression pathétique qui caractérisait les sentiments de l'auteur.

Ils arrivèrent à Perpignan bientôt après le soleil couché. Saint-Aubert trouva les lettres qu'il attendait de M. Quesnel. Il en parut si douloureusement affecté, qu'Emilie, effrayée, le conjura, autant que sa délicatesse le lui permît, de lui en expliquer le contenu. Il ne répondit que par ses larmes, et bientôt parla d'autre chose. Emilie s'interdit de le presser davantage; mais l'état de son père l'occupait fortement, et de la nuit elle ne put dormir.

Le lendemain ils continuèrent de suivre la côte, à l'effet de gagner Leucate, sur la Méditerranée, et situé sur la frontière du Roussillon et du Languedoc. En chemin, Emilie renouvela les sollicitations de la veille, et parut tellement troublée du silence et du désespoir de Saint-Aubert, qu'enfin il bannit la réserve. Je ne voulais pas, ma chère Emilie, lui dit-il, répandre un nuage sur vos plaisirs, et j'aurais désiré, du moins pendant le voyage, vous cacher quelques circonstances dont il eût bien fallu vous informer un jour; votre affliction m'en empêche, et vous souffrez peut-être autant de votre inquiétude que vous souffrirez de la vérité. La visite de M. Quesnel fut pour moi une époque fatale. Il me dit alors une partie des nouvelles que sa lettre vient de me confirmer. Vous m'avez entendu parler d'un M. Motteville, de Paris; mais vous ignoriez que la principale partie de ce que je possède était déposée dans ses mains; j'avais en lui une entière confiance, et je ne veux pas le croire encore indigne de mon estime. Plusieurs événements ont concouru à sa ruine, et je suis ruiné avec lui.

Saint-Aubert s'arrêta pour modérer son émotion.

Les lettres que j'ai reçues de M. Quesnel, reprit-il en s'excitant à la fermeté, ces lettres en contenaient d'autres de M. Motteville lui-même, et toutes mes craintes sont confirmées.

—Faudra-t-il quitter la vallée? dit Emilie après un long silence.—Cela est encore incertain, dit Saint-Aubert, et dépendra du traitement que Motteville pourra faire à ses créanciers. Mon patrimoine, vous le savez, n'était pas bien considérable, et maintenant ce n'est presque plus rien. C'est pour vous, Emilie, c'est pour vous, mon enfant, que j'en suis affligé. A ces mots la voix lui manqua. Emilie toute en pleurs lui sourit tendrement; et s'efforçant de maîtriser son agitation: Mon bon père, lui dit-elle, ne vous affligez pas, ni pour moi, ni pour vous... Nous pouvons encore être heureux; si la vallée nous reste, nous serons encore heureux; nous ne garderons qu'une servante, et vous ne vous apercevrez pas du changement de votre fortune. Consolez-vous, mon cher papa, nous n'éprouverons aucune privation, puisque nous n'avons jamais goûté toutes les vaines superfluités du luxe, et la pauvreté ne saurait nous enlever nos plus douces jouissances; elle ne peut ni diminuer notre tendresse, ni nous abaisser à nos yeux, ou à ceux dont nous estimons le suffrage.

Saint-Aubert se cacha le visage de son mouchoir; il ne pouvait parler; mais Emilie continua de retracer à son père les vérités qu'il avait su lui inculquer lui-même.

La pauvreté, lui disait-elle, ne pourra nous priver d'aucune des jouissances de l'âme; vous pourrez toujours être un exemple de courage et de bonté, et moi la consolation d'un père chéri.

Saint-Aubert ne pouvait répondre; il serra Emilie contre son cœur: leurs larmes se confondirent, mais ce n'étaient plus des larmes de tristesse. Après ce langage du sentiment, tout autre aurait été trop faible, et tous deux gardèrent le silence. Saint-Aubert alors causa comme de coutume, et si son esprit n'avait pas sa tranquillité ordinaire, du moins il en avait repris l'apparence.

Ils atteignirent Leucate d'assez bonne heure; mais Saint-Aubert était très-fatigué: il voulut y passer la nuit. Le soir, il se promena avec sa fille pour visiter les environs. On découvrait le lac de Leucate, la Méditerranée, une partie du Roussillon, que bordaient les Pyrénées, et une partie assez considérable du Languedoc et de ses richesses. Les raisins, déjà mûrs, rougissaient les coteaux, et les vendanges se commençaient. Saint-Aubert et Emilie voyaient les groupes joyeux, entendaient les chansons que leur apportait le zéphyr, et goûtaient par avance tous les plaisirs que promettait leur route. Saint-Aubert néanmoins ne voulut pas quitter la mer; il était bien souvent tenté de s'en retourner chez lui; mais le plaisir qu'Emilie prenait à ce voyage balançait toujours ce désir: il voulait d'ailleurs essayer si l'air de la mer ne la soulagerait pas un peu.

Le jour suivant, ils se remirent donc en route. Les Pyrénées, quoiqu'au fond du tableau, en faisaient ressortir l'effet; à droite, ils avaient la mer: à gauche, d'immenses plaines qui se confondaient avec l'horizon. Saint-Aubert en jouissait, il causait avec Emilie; mais sa gaieté était plus feinte que naturelle, et des nuages de tristesse voilaient souvent ses regards; un sourire d'Emilie suffisait pour les dissiper: mais elle-même avait le cœur flétri, et voyait bien que les chagrins de son père minaient tous les jours sa santé.

Ils n'arrivèrent que tard à une petite ville du haut Languedoc; ils avaient le projet d'y coucher, la chose devint impossible; la vendange remplissait toutes les places, il fallut gagner un village plus loin: la lassitude et la souffrance de Saint-Aubert demandaient un prompt repos, et la soirée était fort avancée: mais la nécessité n'admet point de composition, et Michel continua son chemin.

Les riches plaines du Languedoc, au fort des vendanges, retentissaient des saillies et de la bruyante gaieté française. Saint-Aubert n'en pouvait plus jouir; son état contrastait trop tristement avec la pétulance, la jeunesse et les plaisirs qui l'entouraient. Quand ses yeux languissants se tournaient sur cette scène, il songeait que bientôt ils ne s'ouvriraient plus. Ces montagnes éloignées et sublimes, se disait-il en regardant les Pyrénées et le couchant, ces belles plaines, cette voûte bleue, la douce lumière du jour, seront pour jamais interdites à mes regards; bientôt la chanson du paysan, la voix consolante de l'homme, ne parviendront plus à mon oreille.

Les yeux d'Emilie semblaient lire tout ce qui se passait dans l'esprit de son père: elle les attachait sur son visage avec l'expression d'une tendre pitié. Oubliant alors les sujets d'un vain regret, il ne vit plus qu'elle, et l'horrible idée de laisser sa fille sans protecteur, changea sa peine en un véritable tourment; il soupira profondément, et garda le silence. Emilie comprit ce soupir; elle lui serra les mains avec tendresse, et se retourna vers la portière pour dissimuler ses larmes. Le soleil alors lançait un dernier rayon sur la Méditerranée, dont les vagues paraissaient toutes d'or; peu à peu les ombres du crépuscule s'étendirent; une bande décolorée parut seule à l'occident, et marqua le point où le soleil s'était perdu dans les vapeurs d'un soir d'automne. Un vent frais s'élevait du rivage. Emilie baissa la glace; mais la fraîcheur, si agréable dans l'état de santé, n'était pas nécessaire pour un malade, et Saint-Aubert la pria de la relever. Son indisposition croissant, il était alors plus occupé que jamais de finir la marche du jour; il arrêta Michel pour savoir à quelle distance ils étaient du premier village. A quatre lieues, dit le muletier. Je ne pourrai pas les faire, dit Saint-Aubert; cherchez, tout en allant, s'il n'y a pas une maison sur la route où l'on puisse nous recevoir cette nuit. Il se rejeta dans sa voiture; Michel fit claquer son fouet, et prit le galop jusqu'à ce que Saint-Aubert, presque sans connaissance, lui fît signe d'arrêter. Emilie regardait à la portière; elle vit enfin un paysan à quelque distance de leur chemin: on l'attendit, et on lui demanda s'il y avait dans le voisinage un asile pour des voyageurs. Il répondit qu'il n'en connaissait pas. Il y a un château parmi les bois, ajouta-t-il; mais je crois qu'on n'y reçoit personne, et je ne puis vous en montrer le chemin, parce que je suis moi-même presque étranger. Saint-Aubert allait renouveler ses questions sur le château; mais l'homme le quitta brusquement. Après un moment de réflexion, Saint-Aubert ordonna à Michel de gagner tout doucement les bois. A chaque moment le crépuscule devenait plus obscur, et la difficulté de se conduire augmentait. Un autre paysan passa. Quel est le chemin du château dans les bois? cria Michel.

—Le château dans les bois! s'écria le paysan. Voulez-vous parler de ces tourelles?

—Je ne sais pas si ce sont des tourelles, dit Michel; je parle de ce bâtiment blanc que nous découvrons de loin au milieu de tous ces arbres.

—Oui, ce sont des tourelles. Mais, quoi! est-ce que vous avez envie d'y aller? répondit l'homme avec surprise.

Saint-Aubert, entendant cette singulière question, frappé surtout du ton dont on la faisait, s'avança hors du carrosse et lui dit: Nous sommes des voyageurs, nous cherchons une maison pour y passer la nuit: en connaissez-vous ici près?

—Non, monsieur, répondit l'homme, à moins que vous ne vouliez tenter fortune dans ces bois; mais je ne voudrais pas vous le conseiller.

—A qui appartient ce château?

—Je le sais à peine, monsieur.

—Il est donc inhabité?

—Non, il n'est pas inhabité: le régisseur et la femme de charge y sont, à ce que je crois.

En apprenant ceci, Saint-Aubert se détermina à risquer un refus en se présentant au château. Il pria le paysan de guider Michel, et lui promit de payer sa peine. L'homme réfléchit un instant, et dit qu'il avait d'autres affaires, mais qu'on ne pouvait se tromper en suivant l'avenue qu'il montra. Saint-Aubert allait répondre quand le paysan, lui souhaitant une bonne nuit, le quitta sans rien ajouter.

La voiture tourna vers l'avenue, qui était fermée d'une barrière. Michel mit pied à terre et l'ouvrit. Ils pénétrèrent alors entre d'antiques châtaigniers et de vieux chênes, dont les branches entrelacées formaient une voûte fort élevée: il y avait quelque chose de désert et de sauvage dans l'aspect de cette avenue, et le silence en était si imposant, qu'Emilie devint toute tremblante. Elle se rappelait le ton qu'avait le paysan en parlant de ce château; elle donnait à ses paroles une interprétation plus mystérieuse qu'elle ne l'avait d'abord fait: elle essaya néanmoins de calmer ses craintes; elle pensa qu'une imagination troublée l'en avait rendue susceptible, et que l'état de son père et sa propre situation devaient sans doute y contribuer.

Ils avançaient lentement; l'obscurité était presque complète; le terrain inégal et les racines des arbres qui l'embarrassaient à tout moment obligeaient à beaucoup de précaution. Soudain Michel arrêta la voiture; Saint-Aubert regarda pour en savoir la cause. Il vit à quelque distance une figure qui traversait l'avenue; il faisait trop noir pour en distinguer davantage, et Saint-Aubert ordonna d'avancer.

—Ceci me paraît un étrange lieu, reprit Michel; je ne vois point de maisons, et nous ferions mieux de retourner.

—Allez un peu plus loin, dit Saint-Aubert; et si nous ne voyons pas de bâtiments, nous reprendrons le grand chemin.

Michel avança, mais avec répugnance, et l'excessive lenteur de sa marche ramena Saint-Aubert à la portière. Il vit encore la même figure. Cette fois il tressaillit. Probablement l'obscurité le rendait plus prompt à s'alarmer qu'il ne l'était pour l'ordinaire; mais quoi que ce pût être, il arrêta Michel, et lui dit d'appeler l'individu qui traversait ainsi l'avenue.

—Avec votre permission, dit Michel, ce peut bien être un voleur.—Je ne le permets sûrement pas, reprit Saint-Aubert, qui ne put s'empêcher de sourire à cette phrase: Allons, retournons à la route, car je ne vois aucune apparence de trouver ici ce que nous cherchons.

Michel tourna avec vivacité, et repassa lestement l'avenue: une voix alors partit des arbres à gauche; ce n'était point un commandement, ce n'était point un cri de douleur, mais un son creux et prolongé qui paraissait à peine humain. Michel pressa ses mules sans penser à l'obscurité, ni aux souches, aux trous, ni même à la voiture; il ne s'arrêta pas qu'il ne fût sorti de l'avenue, et, parvenu sur la grand'route enfin, il modéra son pas.

—Je suis bien mal, dit Saint-Aubert en prenant la main de sa fille.—Vous êtes plus mal, dit Emilie effrayé de sa manière, vous êtes plus mal, et nous sommes sans secours! Bon Dieu! que ferons-nous? Il appuya sa tête sur son épaule; elle le soutint entre ses bras, et fit encore arrêter Michel. A peine le bruit des roues avait-il cessé, qu'une musique se fit entendre dans le lointain. Ce fut pour Emilie la voix de l'espérance. Oh! nous sommes près d'une habitation, dit-elle, nous pourrons avoir du secours.

Elle écouta attentivement. Les sons étaient éloignés, et semblaient venir du fond d'un bois dont une partie bordait la route. Elle regarda du côté où ils partaient, et vit, au clair de la lune, quelque chose qui lui paraissait comme un château: il était pourtant difficile d'y arriver. Saint-Aubert était trop mal pour supporter le moindre mouvement; Michel ne pouvait pas quitter ses mules; Emilie, qui soutenait encore son père, craignait de l'abandonner, et craignait aussi de s'aventurer seule à une telle distance, sans savoir où et à qui s'adresser: il fallait pourtant prendre un parti, et sans délai. Saint-Aubert dit donc à Michel d'avancer le plus doucement possible. Au bout d'un moment, il s'évanouit; la voiture s'arrêta, il était sans nulle connaissance. O mon père, mon cher père! criait Emilie désespérée. Et, le croyant près de mourir: Parlez, dites-moi un mot, que j'entende le son de votre voix. Il ne répondit rien. Epouvantée, elle dit à Michel de puiser au ruisseau voisin: elle reçut l'eau dans le chapeau de l'homme, et d'une main tremblante en jeta au visage de son père. Les rayons de la lune, qui alors donnaient sur lui, montraient l'impression de la mort: tous les mouvements de crainte personnelle cédèrent en ce moment à une crainte dominante; et, confiant Saint-Aubert à Michel, qui ne voulait pas quitter ses mules, elle sauta à bas de la voiture pour chercher le château qu'elle avait vu dans l'éloignement, et la musique qui dirigeait ses pas la fit entrer dans un sentier qui conduisait au bois? Son esprit, uniquement rempli de son père et de sa propre inquiétude, avait d'abord perdu toute espèce de frayeur; mais le couvert sous lequel elle se trouvait interceptait tous les rayons de la lune: l'horreur de ce lieu lui rappela son danger; la musique avait cessé: il ne lui restait d'autre guide que le hasard. Elle s'arrêta pour un moment dans un effroi inexprimable; mais l'image de son père l'emportant sur tout le reste, elle se remit à marcher. Le sentier entrait dans un bois; elle ne voyait aucune maison, aucune créature, et n'entendait aucune espèce de bruit; elle marchait toujours sans savoir où, évitait le fourré du bois, tenait les bords tant qu'elle pouvait; elle vit enfin une espèce d'avenue mal rangée, qui donnait sur un point éclairé par la lune: l'état de cette avenue lui rappela le château des tourelles, et elle ne douta pas qu'elle ne dût y conduire. Elle hésitait à la suivre quand un bruit de voix et d'éclats de rire frappa soudain son oreille; ce n'était pas le rire de la gaieté, mais celui de la grosse joie, et son embarras redoubla. Tandis qu'elle écoutait, une voix, à grande distance, partit du chemin qu'elle avait quitté; imaginant que c'était celle de Michel, son premier mouvement fut de revenir: une seconde pensée l'en détourna. La dernière extrémité seule avait pu déterminer Michel à quitter ses mules; elle crut son père mourant, elle courut avec plus de vitesse, dans la faible espérance que les convives du bois voudraient bien lui donner quelque secours. Son cœur battait dans sa terrible incertitude; et plus elle approchait, plus le froissement des feuilles sèches la faisait trembler à chaque pas. Le bruit la conduisit à un endroit découvert qu'éclairait la lune; elle s'arrêta, et aperçut entre les arbres un banc de gazon formé en cercle, et occupé par un groupe de plusieurs personnes. En s'approchant, elle jugea aux costumes que ce devaient être des paysans, et tout le long du bois elle distingua plusieurs chaumières éparses. Tandis qu'elle regardait et s'efforçait de vaincre l'appréhension qui la rendait comme immobile, quelques jeunes paysannes sortirent d'une des cabanes, la musique reprit, et la danse recommença; c'était la fête de la vendange, et la même musique qu'elle avait entendue dans l'air. Son cœur trop déchiré ne pouvait sentir le contraste que tous ces plaisirs formaient avec sa propre situation; elle s'empressa de joindre un groupe de vieillards assis auprès de la chaumière, exposa sa position et implora leur assistance. Plusieurs se levèrent avec vivacité, offrirent tous leurs services, et suivirent Emilie, qui semblait avoir des ailes en retournant vers le grand chemin.

Quand elle atteignit la voiture, elle trouva Saint-Aubert ranimé. En recouvrant ses sens, il avait appris de Michel que sa fille était partie; son inquiétude pour elle avait surpassé le sentiment de ses besoins: il avait envoyé Michel à sa suite. Il était néanmoins encore dans la langueur, et se trouvant incapable d'aller plus loin, il renouvela ses questions sur une auberge ou sur le château dans les bois. Le château ne peut vous recevoir, dit un paysan vénérable qui avait suivi Emilie, à peine est-il habité; mais si vous voulez me faire l'honneur d'accepter ma chaumière, je vous donnerai mon meilleur lit.

La voiture chemina lentement; Michel suivit les paysans par le sentier qu'Emilie avait pris, et ils arrivèrent au hameau. La courtoisie de son hôte, la certitude d'un prompt repos, rendirent la force à Saint-Aubert: il vit avec une douce complaisance ce joli tableau: les bois, rendus plus sombres par l'opposition, entouraient la place éclairée; mais, s'ouvrant par intervalles, une clarté blanche en faisait ressortir une chaumière, ou se reflétait dans un ruisseau. Il écouta sans peine les refrains joyeux de la guitare et du tambourin; mais il ne put voir sans émotion la danse des paysans.

La danse cessa à l'approche de la voiture; c'était un phénomène dans ces bois isolés, et toute la troupe l'entoura avec une vive curiosité. La voiture s'arrêta enfin près d'une maisonnette fort propre, qui était celle du vénérable conducteur; il aida Saint-Aubert à descendre, et le conduisit avec Emilie dans une petite salle basse qui n'était éclairée que par la lune. Saint-Aubert, heureux de trouver le repos, se plaça dans une espèce de fauteuil. L'air frais et balsamique, chargé des plus doux parfums, pénétrait dans l'appartement à travers les fenêtres ouvertes, et ranimait ses facultés éteintes. Son hôte, qu'on nommait Voisin, quitte la chambre et revient bientôt avec des fruits, de la crème, et tout le luxe champêtre que pouvait fournir sa retraite. Il servit tout avec le sourire de la bienveillance, et se plaça derrière le siége de Saint-Aubert. Saint-Aubert insista pour qu'il prît place à table. Quand le fruit eut apaisé sa fièvre et calmé sa soif brûlante, il se sentit un peu mieux, et se mit à causer. L'hôte lui communiqua toutes les particularités relatives à lui et à sa famille. Ce tableau d'une union domestique, tracé avec le sentiment du cœur, ne pouvait pas manquer d'exciter l'intérêt. Emilie, assise près de son père, et tenant sa main dans les siennes, écoutait attentivement le vieillard. Son cœur était plein d'amertume, et ses pleurs coulaient, à l'idée que bientôt sans doute elle ne posséderait plus le bien précieux dont elle jouissait encore. La lueur douce d'un clair de lune d'automne, la musique éloignée qui alors jouait une romance, secondaient sa mélancolie. Le vieillard parlait de sa famille, et Saint-Aubert ne disait rien. Je n'ai plus qu'une fille, dit Voisin; mais elle est heureusement mariée, et me tient lieu de tout. Quand je perdis ma femme, ajouta-t-il en soupirant, j'allai me réunir avec Agnès et sa famille. Elle a plusieurs enfants que vous voyez danser là-bas, gais et dispos comme des pinsons. Puissent-ils être toujours ainsi! J'espère mourir au milieu d'eux, monsieur; je suis vieux maintenant, je n'ai pas bien longtemps à vivre; mais il y a de la consolation à mourir parmi ses enfants.

—Mon bon ami, dit Saint-Aubert d'une voix tremblante, vous vivrez, je l'espère, longtemps au milieu d'eux.

—Ah! monsieur, à mon âge je ne dois pas m'attendre à cela. Le vieillard fit une pause. C'est à peine si je le désire, reprit-il ensuite. J'ai confiance que si je meurs, j'irai tout droit au ciel; ma pauvre femme y est avant moi. Le soir, au clair de la lune, je crois la voir errer près de ces bois qu'elle aimait tant. Croyez-vous, monsieur, que nous puissions visiter la terre, quand nous aurons quitté nos corps?

—N'en doutez pas, lui répliqua Saint-Aubert; les séparations seraient trop douloureuses, si nous les croyions éternelles. Oui, ma chère Emilie, nous nous retrouverons un jour. Il leva les yeux au ciel, et les rayons de la lune, qui tombaient sur lui, montrèrent toute la paix et la résignation de son âme, malgré l'expression de la tristesse.

Voisin sentit qu'il avait trop prolongé le sujet; il coupa court, en disant: Nous sommes dans l'obscurité, il nous faudrait une lumière.

—Non, lui dit Saint-Aubert, j'aime cette clarté; remettez-vous, mon cher ami. Emilie, mon amour, je me trouve mieux à présent que je n'ai été de tout le jour. Cet air me rafraîchit, je goûte ce repos, je me plais à cette musique qu'on entend dans l'éloignement. Laissez-moi vous voir sourire! Qui touche si bien cette guitare? dit-il ensuite; sont-ce deux instruments, ou bien est-ce un écho?

—C'est un écho, monsieur, du moins je l'imagine. J'ai souvent entendu cet instrument la nuit, quand tout était calme; mais personne ne connaît celui qui le touche. Quelquefois une voix l'accompagne, mais une voix si douce et si triste, qu'on pourrait croire qu'il revient dans les bois.—Il y revient sans doute, dit Saint-Aubert en souriant, mais ce sont des vivants.—Quelquefois, à minuit, quand je ne pouvais dormir, dit Voisin qui ne remarqua pas l'observation, quelquefois je l'ai entendue presque sous ma fenêtre, et jamais je n'entendis musique semblable. Elle me faisait penser à ma pauvre femme, et je pleurais. J'ai quelquefois ouvert ma fenêtre, pour voir si j'apercevrais quelqu'un; mais au même instant l'harmonie cessait, et l'on ne voyait personne. J'écoutais, j'écoutais avec tant de recueillement, que le bruit d'une feuille ou le moindre vent finissait par me faire frémir. On disait que cette musique était une annonce de mort; mais il y a bien des années que je l'entends, j'ai toujours survécu à ce triste présage.

Emilie sourit à une superstition si ridicule; et pourtant, dans l'état où était son esprit, elle ne put tout à fait résister à son impression contagieuse.

—C'est fort bien, mon cher ami, dit Saint-Aubert; mais personne n'a-t-il jamais eu le courage de suivre le son? si on l'eût fait, le musicien eût été connu.—Oui, monsieur, on l'a tenté, on a suivi jusque dans les bois, mais la musique se retirait et semblait toujours dans le même éloignement; nos gens ont eu peur, et n'ont pas voulu aller plus loin. Il est rare qu'on l'entende d'aussi bonne heure qu'aujourd'hui, c'est ordinairement vers minuit, quand cette brillante planète, qui est maintenant au-dessus de ces tourelles, descend au-dessous des bois à gauche.

—Quelles tourelles? demanda vivement Saint-Aubert, je n'en vois point.

—Pardonnez-moi, monsieur, vous en voyez une, la lune donne dessus; vous voyez l'avenue, et le château est caché presque entièrement dans les arbres.

—Oui, mon papa, dit Emilie en regardant; ne voyez-vous pas quelque chose qui brille au-dessus du bois? C'est une girouette, je pense, sur laquelle se portent les rayons.

—Oui, je vois ce que vous voulez dire. A qui est ce château?

—Le marquis de Villeroi en était possesseur, dit Voisin avec un air important.

—Ah! dit Saint-Aubert fort agité, sommes-nous donc si près de Blangy?

—C'était la demeure favorite du marquis, reprit Voisin; mais il l'avait en aversion, et n'y est pas revenu depuis bien des années: on nous a dit qu'il était mort depuis peu, et que cette terre était passée en d'autres mains.—Saint-Aubert, qui était tombé dans la rêverie, en sortit à ces derniers mots: Mort! s'écria-t-il, grand Dieu! et quand est-il mort?

—On nous a dit qu'il y avait environ quatre semaines, répliqua Voisin: connaissez-vous le marquis, monsieur?

—Cela est bien extraordinaire, dit Saint-Aubert sans s'arrêter à la question.—Pourquoi cela est-il si extraordinaire? dit Emilie avec une curiosité timide.—Il ne répondit pas, et retomba dans sa méditation; quelques moments après il parut en sortir, et demanda quel était son héritier.—J'ai oublié son nom, dit Voisin; mais je sais que ce seigneur habite Paris, et je n'entends pas dire qu'il songe à venir dans son château.

—Le château est-il encore fermé?

—A peu près, monsieur; la vieille femme de charge et son mari en ont soin; mais ils vivent dans une chaumière qui n'en est pas éloignée.

—Le château est spacieux, dit Emilie; il doit être désert s'il n'a que deux habitants.

—Désert! oh oui, mademoiselle, répondit Voisin: je ne voudrais pas y passer la nuit pour le monde entier.

—Que dites-vous? reprit Saint-Aubert en sortant de sa rêverie; l'hôte répéta. Saint-Aubert ne put retenir une espèce de sanglot; mais comme s'il eût voulu prévenir les remarques, il demanda promptement à Voisin combien de temps il avait passé dans le pays?—Presque depuis mon enfance, répondit l'hôte.

—Vous rappelez-vous la feue marquise? dit Saint-Aubert d'une voix altérée.

—Ah! monsieur, si je me la rappelle; il y en a bien d'autres que moi qui ne l'ont pas oubliée.

—Oui, reprit Saint-Aubert, et je suis un de ceux-là.

—Hélas! monsieur, vous vous souvenez alors d'une belle et excellente dame; elle méritait un meilleur sort.

Des larmes coulèrent des yeux de Saint-Aubert: C'est assez, dit-il d'une voix presque étouffée, c'est assez, mon ami.

Emilie, quoique extrêmement surprise, ne se permit de manifester ses sentiments par aucune question.—Voisin voulut s'excuser, mais Saint-Aubert l'interrompit: L'apologie est inutile, lui dit-il, changeons plutôt de conversation. Vous parliez de la musique que nous venons d'entendre.

—Oui, monsieur: mais chut, elle revient; écoutez cette voix. Ils entendirent, en effet, une voix douce, harmonieuse et tendre, mais dont les sons faiblement articulés ne permettaient de rien distinguer qui ressemblât à des mots. Bientôt elle s'arrêta, et l'instrument qu'on avait entendu fit entendre les accords les plus doux.—Saint-Aubert observa que les tons en étaient plus pleins, plus mélodieux que ceux d'une guitare, et encore plus mélancoliques que ceux d'un luth. Ils continuèrent d'écouter, mais les sons ne revinrent plus.

—Cela est étrange, dit Saint-Aubert, qui rompit enfin le silence.—Très-étrange, dit Emilie.—Cela est vrai, dit Voisin. Et ils restèrent en silence.

Après une longue pause, Voisin reprit: Il y a environ dix-huit ans que, pour la première fois, j'entendis cette musique; c'était, je m'en souviens, par une belle nuit d'été comme celle-ci, mais il était plus tard. Je me promenais dans les bois, j'étais seul; je me souviens aussi que j'étais fort affecté, j'avais un de mes enfants malade, et nous craignions beaucoup de le perdre; j'avais veillé près de son lit toute la soirée pendant que sa mère dormait, car elle l'avait veillé toute la nuit précédente. Je sortis pour prendre un peu l'air: la journée avait été fort chaude; je me promenais sous ces arbres, et je rêvais; j'entendis une musique dans l'éloignement, et je pensai que c'était Claude qui jouait de son chalumeau; il s'en amusait fort souvent. Quand la soirée était belle, il restait à jouer sur sa porte; mais quand je vins à un endroit où les arbres s'ouvraient (de ma vie je ne l'oublierai), je regardais les étoiles du nord qui alors étaient fort élevées: j'entendis tout à coup des sons, mais des sons que je ne puis décrire; c'était comme un concert d'anges. Je regardais attentivement, et je croyais toujours les voir monter au ciel. Quand je revins à la maison, je dis ce que j'avais entendu; ils se moquèrent tous de moi, et me dirent que c'étaient des bergers qui avaient joué du flageolet: je ne pus jamais leur persuader le contraire. Peu de soirées après, ma femme entendit la même chose, et fut aussi surprise que je l'avais été moi-même. Le père Denis l'effraya beaucoup; il lui dit que le ciel envoyait cet avertissement pour annoncer la mort de son enfant, et que cette musique venait aux maisons qui renfermaient quelques personnes mourantes.

Emilie, en écoutant ces paroles, se sentit frappée d'une crainte superstitieuse tout à fait nouvelle pour elle; elle eut peine à dissimuler son trouble à Saint-Aubert.

—Mais l'enfant vécut, monsieur, en dépit du père Denis.

—Le père Denis, dit Saint-Aubert qui écoutait avec attention tous les récits du bon vieillard, nous sommes donc près d'un couvent?

—Oui, monsieur, le couvent de Sainte-Claire n'est pas loin; il est sur le rivage de la mer.

—Ah! ciel, dit Saint-Aubert, comme frappé d'un souvenir subit, le couvent de Sainte-Claire! Emilie observa qu'aux nuages de douleur répandus sur son front se mêlait un sentiment d'horreur. Il devint immobile; la blancheur argentine de la lune donnait alors sur son visage; il ressemblait à ces statues de marbre qui, placées sur un monument, semblent veiller sur les cendres froides, et s'affliger sans espérance.

—Mais, cher papa, dit Emilie qui voulait le distraire de ses pensées, vous oubliez combien vous avez besoin de repos; si notre bon hôte veut bien me le permettre, je préparerai votre lit, je sais comment vous aimez qu'il soit fait. Saint-Aubert se recueillit, et lui souriant avec affection, la pria de ne point augmenter sa fatigue en y ajoutant cette peine. Voisin, dont l'attention avait été suspendue par l'intérêt que ses récits avaient excité, s'excusa de n'avoir point encore fait venir Agnès, et sortit pour l'aller prendre.

Peu de moments après il revint; il ramena sa fille, jeune femme d'une jolie figure. Emilie apprit d'elle ce qu'elle n'avait pas encore soupçonné; c'est que pour les recevoir il fallait qu'une partie de la famille cédât ses lits. Elle s'affligea de cette circonstance; mais Agnès, dans sa réponse, montra la même grâce et la même hospitalité que son père. On décida qu'une partie des enfants et Michel iraient coucher dans le voisinage.

—Si je suis mieux demain, ma chère, dit Saint-Aubert à Emilie, nous partirons de bonne heure, pour pouvoir nous reposer pendant la chaleur du jour, et nous retournerons à la maison. Dans l'état de ma santé et celui de mes idées, je ne puis songer qu'avec peine à un plus long voyage, et je me sens le besoin de regagner la vallée. Emilie désirait ce retour, mais elle se troubla d'une résolution aussi soudaine. Son père sans doute se trouvait bien plus mal qu'il n'en voulait convenir. Saint-Aubert se retira pour prendre un peu de repos. Emilie ferma sa petite chambre, mais elle ne put trouver le sommeil. Ses pensées la reportèrent à la dernière conversation relative à l'état des âmes après la mort. Ce sujet la touchait sensiblement, depuis qu'elle ne pouvait plus se flatter de conserver longtemps son père. Elle s'appuyait toute pensive sur une petite fenêtre ouverte. Absorbée dans ses réflexions, elle levait les yeux au ciel; elle voyait cette voûte céleste semée d'innombrables étoiles, habitées peut-être par des esprits dégagés de leurs corps; ses yeux erraient dans les plaines éthérées, ses pensées s'élevaient, comme auparavant, vers la sublimité d'un Dieu et la contemplation de l'avenir. La danse avait cessé, les chaumières étaient paisibles, l'air semblait à peine effleurer le sommet des bois; quelques brebis égarées, de temps en temps le son d'une clochette éloignée, le bruit d'une porte qui se fermait, interrompaient seuls le silence et la nuit. A la fin même, ces sons qui lui rappelaient la terre et ses occupations, cessèrent tout à fait; les yeux mouillés de larmes, pénétrée d'une dévotion respectueuse, elle resta à la fenêtre jusqu'à ce que vers minuit l'obscurité se fût étendue sur la terre, et que la planète indiquée par Voisin eût disparu derrière le bois. Elle se souvint alors de ce qu'il avait dit à ce sujet, et se rappela la mystérieuse musique; elle restait à la fenêtre, espérant et craignant à la fois de l'entendre revenir; elle était occupée de l'extrême émotion de son père, quand on avait annoncé la mort du marquis de Villeroi et rappelé le sort de la marquise; elle se sentait vivement intéressée à en connaître la cause. Sa curiosité à cet égard était d'autant plus vive, que jamais son père n'avait prononcé devant elle le nom de Villeroi: aucune musique ne se fit entendre. Emilie s'aperçut que les heures la ramenaient à de nouvelles fatigues; elle pensa qu'il faudrait se lever de bonne heure, et se décida à gagner son lit.

CHAPITRE VII.

Emilie, appelée de bonne heure comme elle l'avait désiré, se réveilla. Le sommeil l'avait peu rafraîchie, des songes pénibles l'avaient obsédée, et la plus douce consolation des malheureux avait été perdue pour elle. Elle ouvrit sa fenêtre, regarda les bois, vit le soleil levant, respira l'air pur, et se sentit plus calme. Tout le paysage avait cette fraîcheur qui semble apporter la santé. On n'entendait que des sons doux, que des sons pittoresques, si l'on peut s'exprimer ainsi, tels que la cloche d'un couvent lointain, le murmure des vagues, le chant des oiseaux, le mugissement du bétail, qu'elle voyait cheminer lentement entre les buissons et les arbres.

Emilie entendit un mouvement dans la salle basse; elle reconnut la voix de Michel qui parlait à ses mules, et sortait avec elles d'une cabane voisine; elle sortit aussi, et trouva Saint-Aubert qui venait lui-même de se lever, et que le sommeil n'avait pas mieux rétabli qu'elle. Elle le conduisit de l'escalier dans la petite pièce où ils avaient soupé la veille. Ils y trouvèrent un déjeuner proprement servi, et leur hôte et sa fille qui les attendaient pour leur souhaiter le bonjour.

Je vous envie cette chaumière, mes bons amis, dit Saint-Aubert en les voyant; elle est si agréable, si paisible, si propre, et cet air qu'on respire! Si quelque chose pouvait rendre la santé, ce serait bien sûrement cet air-là.

Voisin le salua honnêtement, et lui répondit avec la politesse française: On peut envier cette chaumière, depuis que vous et mademoiselle l'avez honorée de votre présence.—Saint-Aubert sourit amicalement à ce compliment, et se mit à table. Elle était couverte de crème, de fruits, de beurre et de fromage frais. Emilie, qui avait soigneusement examiné son père, et qui le trouvait bien mal portant, l'engageait vivement à remettre son départ jusqu'au soir; mais Saint-Aubert semblait impatient d'être chez lui, et exprimait cette impatience avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire. Il assurait que depuis longtemps il ne s'était pas trouvé mieux, et qu'il voyagerait avec moins de peine à la fraîcheur du matin qu'à toute autre heure de la journée. Mais tandis qu'il causait avec son respectable hôte, et le remerciait pour ses procédés obligeants, Emilie le vit changer et tomber sur sa chaise avant qu'elle eût pu le soutenir. En peu de moments il se remit de cette faiblesse soudaine; mais il était si mal, qu'il se vit incapable de voyager; et après avoir lutté quelques instants contre la violence de ses maux, il demanda qu'on vînt l'aider à remonter l'escalier et à se remettre au lit. Cette prière renouvela toutes les terreurs qu'Emilie avait éprouvées la veille: mais quoiqu'à peine elle pût se soutenir et résister au coup dont elle était frappée, elle essaya de dévorer sa crainte; et lui donnant son bras tremblant, elle mena Saint-Aubert dans sa chambre.

Dès qu'il fut au lit, il fit appeler Emilie, qui pleurait à quelques pas de la porte; et dès qu'elle arriva, il fit signe qu'on les laissât seuls. Alors il lui prit la main, et fixa ses yeux sur elle avec tant de tendresse et de douleur, que son courage l'abandonna, et elle se mit à fondre en larmes. Saint-Aubert cherchait lui-même à conserver sa fermeté, et ne pouvait parler; il ne pouvait que lui serrer la main et retenir ses propres larmes. A la fin, il prit la parole:—Ma chère enfant, dit-il, en s'efforçant de sourire au travers de l'expression de sa douleur; ma chère Emilie! Il fit une pause, il leva les yeux au ciel comme pour prier; et alors, d'un ton plus ferme et d'un regard où la tendresse d'un père s'unissait avec dignité à la pieuse solennité d'un saint, ma chère enfant, dit-il, je voudrais adoucir les tristes vérités que je suis obligé de vous dire; mais je ne sais rien déguiser. Hélas! je voudrais vous le cacher; mais il serait trop cruel de prolonger votre erreur. Notre séparation est prochaine; osons donc en parler, et préparons-nous à la supporter par nos réflexions et nos prières: la voix lui manqua. Emilie, pleurant toujours, pressa sa main contre son cœur; oppressée par des soupirs convulsifs, elle ne pouvait pas même lever les yeux.

Ne perdons pas un seul moment, dit Saint-Aubert en revenant à lui; j'ai beaucoup de choses à vous dire. J'ai à vous révéler un secret de la plus haute importance, et une promesse à obtenir de vous; quand cela sera fait, je serai plus tranquille. Vous avez observé, ma chère, combien je désire d'être chez moi; vous n'en savez pas la raison; écoutez ce que je vais vous dire. Mais attendez, il me faut cette promesse, cette promesse faite à votre père mourant! Saint-Aubert fut interrompu. Emilie, frappée de ses derniers mots, comme si, pour la première fois, elle eût connu le danger où il était, leva la tête; ses larmes s'arrêtèrent, et, le regardant un moment avec l'expression d'une affliction insoutenable, une convulsion la saisit; elle tomba sans connaissance. Les cris de Saint-Aubert attirèrent Voisin et sa fille; ils donnèrent tous les secours qui dépendaient d'eux, mais ils furent longtemps sans effet. Quand Emilie revint, Saint-Aubert était si épuisé de toute cette scène, qu'il fut quelques minutes sans pouvoir parler. Un cordial qu'Emilie lui donna, parvint à ranimer ses forces. Quand pour la seconde fois ils furent seuls, il s'efforça de la calmer, et lui présenta toutes les consolations que la circonstance pouvait admettre. Elle se jeta dans ses bras, pleura sur sa poitrine; et sa douleur la rendait tellement insensible à ses discours, qu'il cessa de lui en faire aucun; il ne pouvait que s'attendrir et mêler ses larmes aux siennes. Rappelée enfin à un sentiment de devoir, elle voulut épargner à son père un plus long spectacle de sa douleur; elle quitta ses embrassements, sécha ses pleurs, et dit quelques mots, comme de consolation. Ma chère Emilie, reprit Saint-Aubert, ma chère enfant, soumettons-nous avec une humble confiance à l'Etre qui nous a protégés et consolés dans nos dangers et dans nos afflictions. Chaque moment de notre vie fut exposé à ses yeux; il ne voudra pas nous abandonner, il ne nous abandonnera pas maintenant. Je sens cette consolation dans mon cœur: je vous laisserai, mon enfant, je vous laisserai entre ses bras; et quoique je quitte ce monde, je serai toujours en sa présence. Oui, mon Emilie, ne pleurez pas; la mort en elle-même n'a rien de nouveau ou de surprenant, puisque nous savons tous que nous sommes nés pour mourir; elle n'a rien de terrible à ceux qui se confient dans un Dieu tout-puissant.

Après un peu de repos, il reprit la conversation. Revenons, dit-il, au sujet qui me touche au fond du cœur. J'ai dit que j'avais une promesse solennelle à recevoir de vous. Il faut que je la reçoive avant de vous en expliquer la principale circonstance dont j'ai à vous entretenir. Il en est d'autres que, pour votre repos, il est essentiel que vous ignoriez toujours. Promettez-moi donc que vous exécuterez exactement ce que je vais vous commander.

Emilie, à qui cette extrême gravité en imposait, essuya les larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre; et regardant éloquemment Saint-Aubert, elle se lia par serment à faire ce qu'il exigerait d'elle, sans savoir ce que ce pouvait être.

Il continua.—Je vous connais trop bien, mon Emilie, pour craindre jamais que vous manquiez à vos engagements, mais surtout à un engagement si respectable. Votre parole me met en paix, et votre fidélité est d'une inconcevable importance pour la tranquillité de vos jours. Ecoutez à présent ce que j'avais à vous dire. Le cabinet qui joint ma chambre à la vallée renferme une espèce de trappe qui s'ouvre sous une feuille du parquet. Vous la reconnaîtrez à un nœud remarquable du bois; c'est d'ailleurs l'avant-dernière feuille du côté de la boiserie, et en face même de la porte. A une toise environ du côté de la fenêtre, vous apercevrez une jointure, comme si la planche avait été rapportée; c'est par là qu'on l'ouvre. Appuyez le pied sur la ligne, la planche s'enfoncera, et vous pourrez aisément la faire glisser sous l'autre; au-dessous, vous verrez un espace creux. Saint-Aubert s'arrêta pour reprendre haleine, et Emilie resta plongée dans la plus profonde attention. Entendez-vous ces instructions, ma chère? lui dit-il. Emilie, à peine capable de proférer un mot, l'assura qu'elle l'entendait bien.

—Quand vous retournerez à la maison... Il poussa un profond soupir.

Quand elle l'entendit parler de ce retour, toutes les circonstances qui devaient l'accompagner se présentèrent à sa pensée; elle eut une explosion de douleur, et Saint-Aubert, plus affecté encore par la contrainte et l'effort qu'il s'était fait, ne put enfin retenir ses larmes. Après quelques moments, il se remit. Ma chère enfant, dit-il, consolez-vous: quand je ne serai plus, vous ne serez pas abandonnée. Je vous laisse immédiatement sous la protection de la Providence, qui ne m'a jamais refusé ses secours. Ne m'affligez pas par l'excès de votre désespoir; apprenez-moi plutôt, par votre exemple, à modérer celui que je ressens.

Saint-Aubert, qui ne parlait qu'avec difficulté, reprit l'entretien après une pause. Ce cabinet, ma chère... quand vous retournerez à la maison, allez-y, et sous la planche que je vous ai décrite, vous trouverez un paquet de papiers écrits. Faites attention maintenant. La promesse que j'ai reçue de vous est relative à ce seul objet; vous brûlerez ces papiers, et cela sans les lire, sans les regarder: je vous l'ordonne absolument.

La surprise d'Emilie surmontant un instant sa douleur, elle demanda pourquoi cette précaution. Saint-Aubert lui répondit que s'il avait pu le lui expliquer, la promesse qu'il avait exigée n'aurait plus été nécessaire. Qu'il vous suffise, mon enfant, de vous en pénétrer essentiellement; elle est d'une importance extrême. Sous cette même planche, vous trouverez environ deux cents doublons enveloppés dans une bourse de soie. Ce fut même pour mettre en sûreté l'argent qui se trouvait au château, qu'on imagina ce secret. La province était alors inondée de troupes qui prenaient avantage des circonstances et se livraient à toutes sortes de pillages.

Mais j'ai encore une promesse à recevoir de vous: c'est que jamais, quelle que soit votre position, vous ne vendrez la vallée. Saint-Aubert ajouta que, si elle se mariait, elle spécifierait dans le contrat que le château ne serait jamais qu'à elle. Il lui parla ensuite de sa fortune avec plus de détail qu'il n'avait encore fait. Les deux cents doublons et le peu d'argent que vous trouverez dans ma bourse, sont tout le comptant que j'ai à vous laisser. Je vous ai dit en quel état j'étais avec M. Motteville à Paris. Ah! mon enfant, je vous laisse pauvre, mais non pas dans la misère. Emilie ne pouvait répliquer à rien; à genoux près de son lit, elle baignait de pleurs la main chérie qu'elle retenait encore.

Après cette conversation, l'esprit de Saint-Aubert parut beaucoup plus calme; mais, épuisé par l'effort qu'il avait fait, il tomba dans l'assoupissement. Emilie continua de veiller et de pleurer près de lui, jusqu'à ce qu'un léger coup à la porte de la chambre l'obligea de se relever. Voisin venait dire qu'un confesseur du couvent voisin était en bas prêt à assister Saint-Aubert. Emilie ne voulut pas qu'on réveillât son père, et fit prier le prêtre de ne pas quitter la maison. Quand Saint-Aubert sortit de l'assoupissement, tous ses sens étaient confondus; il lui fallut du temps pour reconnaître Emilie qui le gardait. Alors il remua les lèvres, il lui tendit la main; elle la reçut et retomba sur sa chaise, frappée de l'impression de mort qu'elle remarquait dans tous ses traits. En peu d'instants il retrouva la voix, et Emilie lui demanda s'il désirait entretenir un confesseur. Il répondit qu'il le désirait; et quand le révérend père parut, elle se retira. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. On rappela Emilie; elle retrouva Saint-Aubert plus agité, et elle regarda le père avec un peu de ressentiment, comme s'il en eût été la cause; le bon religieux la regarda avec douceur, et ensuite détourna les yeux. Saint-Aubert, d'une voix tremblante, la pria de joindre ses prières à celles que l'on allait faire, et demanda si Voisin ne voulait pas en être aussi. Le vieillard et sa fille arrivèrent tous deux en pleurant; ils se mirent à genoux auprès du lit. Le révérend père, d'une voix majestueuse, récita lentement les prières des agonisants. Saint-Aubert, d'un air serein, s'unissait avec ferveur à leur dévotion; des larmes quelquefois s'échappaient de ses paupières presque closes; les sanglots d'Emilie interrompirent souvent le service.

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