← Retour

Les mystères d'Udolphe

16px
100%
[Illustration]
Funérailles de madame Montoni.

Quand le service fut fini, le père regarda Emilie avec attention et surprise; il paraissait qu'il voulait lui parler; mais la présence des Condottieri le retint. En retournant aux cours, ils se permirent d'indécentes plaisanteries sur son état et ses cérémonies. Il les endura en silence, et demanda pour toute grâce qu'on le remenât sain et sauf à son couvent. Emilie l'écouta avec un extrême intérêt, et se sentit glacée d'horreur. Arrivé dans la cour, le moine lui donna sa bénédiction, et, après un regard de pitié, prit le chemin du portail avec un homme qui tenait une torche. Annette en prit une autre, et conduisit Emilie dans son appartement. La physionomie de ce père, sa tendre expression de pitié, avaient ému le cœur d'Emilie.

Emilie passa plusieurs jours dans une retraite absolue, dans la terreur pour elle-même, et dans le regret pour sa malheureuse tante. Elle se détermina enfin à tenter un nouvel effort pour obtenir de Montoni qu'il la laissât retourner en France. Elle n'osait se livrer à aucune conjecture sur les motifs qu'il pouvait avoir pour la retenir; elle était trop certaine qu'il voulait la garder, et son premier refus ne lui laissait guère d'espérance. L'horreur que sa présence lui causait lui faisait différer de jour en jour son audience. Elle fut enfin tirée de cette incertitude par un message de Montoni lui-même, qui désirait de lui parler à l'heure qu'il indiquait. Elle commençait à se flatter que, sa tante n'étant plus, il allait renoncer à une autorité usurpée; elle se rappela tout à coup que ces propriétés si longtemps contestées étaient actuellement les siennes; elle craignit que Montoni ne mît un stratagème en œuvre pour se les faire livrer, et ne la tînt jusque-là prisonnière. Cette pensée, au lieu de l'abattre, ranima les puissances de son âme et remonta tout son courage; elle aurait tout livré pour assurer le repos de sa tante, mais elle se résolut à ce qu'aucune persécution personnelle n'eût le pouvoir de lui faire rien céder. C'était surtout pour Valancourt qu'elle prétendait garder son héritage; il lui ménagerait une aisance qui déterminerait leur bonheur. A cette idée, elle sentit bien toute sa tendresse; elle anticipa le moment où son amitié généreuse dirait à Valancourt que tous ces biens étaient à lui; elle voyait le sourire qui animerait ses traits, le regard affectueux qui exprimerait sa joie et toute sa reconnaissance; elle crut à cet instant qu'elle pouvait braver tous les maux que l'infernale méchanceté de Montoni pourrait vouloir lui préparer. Elle se souvint alors, et pour la première fois depuis la mort de madame Montoni, qu'elle avait des papiers relatifs à ces biens, et elle résolut de les chercher aussitôt que Montoni aurait terminé l'entretien.

C'est dans une telle disposition qu'elle vint le trouver à l'heure prescrite; elle attendait qu'il eût parlé avant de renouveler sa prière. Il était avec Orsino et un autre officier, et près d'une table couverte de papiers dont il paraissait prendre lecture.

—Je vous ai fait demander, Emilie, dit Montoni en levant la tête; je désire que vous soyez témoin d'une affaire que je termine avec mon ami Orsino. Tout ce qu'on demande de vous, c'est de signer ce papier. Il en prit un, en marmotta quelques lignes, le remit sur la table, et lui donna une plume. Elle le prit, et elle allait écrire. Le dessein de Montoni lui vint soudainement à l'esprit comme un trait de lumière. Elle trembla, laissa tomber sa plume et refusa de signer sans lire. Montoni affecta de sourire, et, reprenant le papier, il feignit de lire une seconde fois, ainsi que déjà il l'avait fait. Emilie frémit de son danger, et, surprise elle-même de cet excès de crédulité qui avait pensé la trahir, elle refusa positivement toute espèce de signature. Montoni quelque temps continua ses plaisanteries; mais quand, à sa persévérance, il comprit qu'elle le devinait, il changea sa manière et lui commanda de le suivre. Dès qu'ils furent seuls, il lui dit qu'il avait voulu, et pour elle et pour lui, prévenir un débat inutile dans une affaire où sa volonté était la justice, et saurait devenir une loi; qu'il aimait mieux la déterminer que la contraindre, et qu'il fallait qu'elle remplît son devoir.

—Moi, comme l'époux de la feue signora Montoni, ajouta-t-il, je deviens l'héritier de tout ce qu'elle possédait; les biens qu'elle me refusa pendant qu'elle existait ne sauraient plus tomber que dans mes mains. Je voudrais, pour votre intérêt, vous ôter l'idée ridicule qu'elle vous donna en ma présence, que ses biens seraient à vous, si elle mourait sans me les céder. Elle savait bien à ce moment qu'elle ne pouvait m'en priver après elle. Je pense que vous avez trop de raison pour provoquer mon ressentiment par une réclamation injuste.

Montoni s'arrêta, Emilie garda le silence.

Jugeant comme je le fais, reprit Montoni, je ne puis pas croire que vous cherchiez à élever une contestation inutile. Je ne crois même pas que vous désiriez acquérir ou posséder quelque propriété à laquelle la justice ne vous donne aucun droit. Je crois à propos de vous donner l'alternative. Si vous vous formez une exacte opinion du sujet que nous traitons, vous serez dans peu de temps reconduite en France. Si vous êtes assez malheureuse pour rester dans l'erreur où votre tante vous a mise, vous resterez ma prisonnière jusqu'à ce que vous ouvriez les yeux.

Emilie lui dit d'un ton calme:

—Je ne suis pas assez peu instruite des lois relatives à ce sujet pour m'abuser d'après une assertion quelconque: la loi me donne les propriétés en question, ma main ne trahira pas mes droits.

—Je me suis trompé, à ce qu'il paraît, dans l'opinion que j'avais de vous, dit Montoni avec sévérité; vous parlez avec hardiesse, avec présomption, sur un sujet que vous n'entendez pas. Je veux bien, pour une fois, pardonner l'entêtement de l'ignorance; la faiblesse de votre sexe, dont vous ne paraissez pas exempte, comporte aussi cette indulgence. Mais si vous persistez, vous avez tout à craindre de ma justice.

—De votre justice, monsieur, répondit Emilie, je n'aurai rien à craindre; j'ai tout à espérer.

Montoni la regarda avec impatience, et sembla méditer sur ce qu'il allait lui dire.

—Je vois que vous êtes assez faible pour en croire une assertion ridicule; j'en suis fâché pour vous. Quant à moi, elle m'importe fort peu. Votre crédulité trouvera son châtiment dans ses suites, et je plains la faiblesse d'esprit qui vous expose aux punitions que vous me forcez à vous préparer.

—Vous trouverez, monsieur, dit Emilie avec douceur et dignité, vous trouverez la force de mon esprit égale à la justice de ma cause, et je puis souffrir avec courage, quand je résiste à l'oppression.

—Vous parlez comme une héroïne, dit Montoni avec mépris; nous verrons si vous souffrirez de même.

Emilie garda le silence, et il sortit.

En se rappelant qu'elle résistait ainsi pour les intérêts de Valancourt, elle sourit avec complaisance aux souffrances dont on la menaçait. Elle alla chercher la place que sa tante avait indiquée pour le dépôt des papiers relatifs à ses biens; elle les trouva, comme on le lui avait marqué. Mais comme elle ne connaissait pas un lieu plus sûr pour les cacher, elle les remit sans examen, et craignit de se laisser surprendre, si elle essayait de les lire.

Retournée dans sa solitude, elle réfléchit aux paroles de Montoni et aux risques qu'elle courait en s'opposant à sa volonté. Son pouvoir, en ce moment, lui parut moins terrible qu'il ne l'avait encore été.

Pendant qu'elle méditait, un éclat de rire s'éleva de la terrasse; et, en allant à la fenêtre, elle vit avec une surprise inexprimable trois dames, parées à la mode de Venise, qui se promenaient avec plusieurs cavaliers: elle regardait avec un étonnement qui la retint à la fenêtre sans qu'elle songeât qu'on pourrait la remarquer. Lorsque le groupe passa au-dessous, une des étrangères leva la tête. Emilie aperçut les traits de la signora Livona, dont les manières l'avaient tant séduite le jour d'après son arrivée à Venise, et qui, ce même jour, avait été admise à la table de Montoni. Cette découverte causa à Emilie une joie mêlée de quelque incertitude: c'était un sujet de satisfaction que de voir une personne aussi aimable que le paraissait la signora Livona dans le lieu même qu'elle habitait. Néanmoins, à son arrivée au château dans une circonstance semblable, au genre de sa parure, qui n'annonçait pas qu'on l'y forçât, il s'élevait un soupçon pénible sur ses principes et sur son caractère; mais cette pensée révoltait si fort Emilie, dont la séduisante signora avait gagné les affections, qu'elle aima mieux ne songer qu'à ses grâces, et bannit presque entièrement tout le reste de sa pensée.

Lorsqu'Annette entra dans sa chambre, elle lui fit des questions sur l'arrivée des étrangères. Annette était aussi empressée de répondre qu'Emilie elle-même de savoir.

Elles sont venues de Venise, mademoiselle, dit Annette, avec deux signors. J'ai été bien contente, je vous jure, de voir encore quelques visages chrétiens. Mais que prétendent-elles en venant ici? Il faut qu'elles soient bien folles pour venir dans un lieu pareil; et elles y viennent très-librement, car je me flatte qu'elles sont assez gaies.

—On les a faites prisonnières peut-être, dit Emilie.

—Fait prisonnières! s'écria Annette; oh! non, mademoiselle; non, non, elles ne le sont pas. Je me souviens bien d'avoir vu une d'entre elles à Venise. Elle est venue deux ou trois fois à la maison.

Emilie pria Annette de s'informer avec détail de ce qu'étaient ces dames, et de tout ce qui avait rapport à elles. Ensuite elle changea de sujet et parla de la France.

Annette sortit pour aller aux informations, et Emilie chercha à oublier ses inquiétudes en se livrant aux scènes imaginaires que les poëtes ont aimé à peindre.

Sur le soir, craignant de se hasarder aux remparts où elle se trouverait exposée aux regards des associés de Montoni, elle se promena, pour prendre l'air, dans la galerie qui menait à sa chambre. En arrivant au bout, elle entendit de loin de longs éclats de rire et de gaieté. C'étaient des transports de débauche et non les élans modérés d'une joie douce et honnête. Ils semblaient venir du côté que Montoni habitait ordinairement. Un tel bruit, à ce moment, lorsque sa tante était à peine expirée, la choqua extrêmement, et lui parut une conséquence de la dernière conduite tenue par Montoni.

En écoutant, elle crut qu'elle distinguait différentes voix de femmes mêlées avec les autres; cette découverte confirma ses soupçons sur Livona et ses compagnes: il était évident que ce n'était pas de force qu'elles se trouvaient dans le château. Emilie se voyait dans les sauvages retraites des Apennins, entourée par des hommes qu'elle regardait comme des brigands, et au milieu d'un théâtre de vice qui la faisait frémir d'horreur. A ce moment, le présent et l'avenir se développèrent à son imagination; l'image de Valancourt perdit son influence, et la crainte ébranla toutes ses résolutions: elle pensa qu'elle comprenait toutes les horreurs que Montoni préparait contre elle, et trembla de la vengeance à laquelle il pourrait se livrer sans remords. Elle se décida presque à lui céder les propriétés contestées, s'il l'en sommait encore, et à racheter ainsi sa sûreté et sa liberté; mais alors le souvenir de Valancourt revenait déchirer son âme et la replonger dans les angoisses du doute.

Elle continua sa promenade, jusqu'à ce que les ombres du soir eussent répandu leur obscurité incertaine sur les vitrages colorés des fenêtres, et rembruni les boiseries de chêne qui l'entouraient. L'extrémité du corridor était devenue tellement sombre, qu'à peine distinguait-on la fenêtre qui le terminait.

Tout le long des voûtes et des passages au-dessous, les éclats de rire se prolongeaient et venaient retentir jusqu'aux parties les plus écartées. Le calme absolu qui suivait, en paraissait plus effrayant. Emilie cependant, qui ne voulait point retourner à sa chambre isolée avant qu'Annette fût revenue, arpentait toujours la galerie. Elle passa devant l'appartement où elle avait une fois osé lever un voile, et où elle avait vu un si hideux spectacle, qu'elle ne pouvait encore se le rappeler sans horreur. Ce souvenir lui revint tout à coup. Il amena avec lui des réflexions plus terribles que jamais, et telles que la dernière conduite de Montoni pouvait bien les lui suggérer. Elle se hâta de quitter la galerie pendant qu'elle conservait encore assez de force pour le faire; elle entendit quelques pas derrière elle. Ce pouvait être ceux d'Annette; mais tournant les yeux avec crainte, elle démêla, au travers de l'obscurité, une grande figure qui la suivait; toutes les horreurs de cette chambre lui revinrent à l'esprit, et le moment d'après, elle se trouva serrée dans les bras d'une personne et entendit une voix qui murmurait à son oreille.

Quand elle eut le pouvoir de parler ou de distinguer quelques sons, elle demanda qui est-ce qui la tenait?

—C'est moi, reprit la voix. Pourquoi donc vous alarmez-vous?

Elle regarda la figure qui parlait; mais la faible clarté que répandait une haute fenêtre, ne laissait pas reconnaître ses traits.

—Qui que vous soyez, dit Emilie d'une voix tremblante, pour l'amour de Dieu, laissez-moi.

—Ma charmante Emilie, dit l'homme, pourquoi vous séquestrer ainsi dans ce lieu obscur, lorsque tant de gaieté règne en bas? Suivez-moi au salon de cèdre. Vous en serez le plus bel ornement; vous ne regretterez pas l'échange.

Emilie dédaigna de répondre, et s'efforça de se délivrer.

—Promettez que vous viendrez, continua-t-il, et je vous lâcherai au même instant. Mais, d'abord, donnez-m'en la récompense.

—Qui êtes-vous? demanda Emilie avec autant d'indignation que d'effroi, et faisant effort pour s'échapper; qui êtes-vous, vous qui avez la cruauté de m'insulter ainsi?

—Pourquoi m'appeler cruel? dit l'homme. Je voudrais vous tirer de cette solitude affreuse, et vous mener dans une société riante. Ne me connaissez-vous pas?

Emilie se ressouvint alors faiblement qu'il était un des officiers qui se trouvaient rangés autour de Montoni le matin qu'elle l'alla trouver.

—Je vous rends grâce d'une si bonne intention, répliqua-t-elle sans paraître le comprendre; mais ce que je désire le plus, c'est que vous me lâchiez à cet instant.

—Charmante Emilie, lui dit-il, abandonnez ce goût de solitude. Suivez-moi dans la compagnie, et venez éclipser toutes les beautés qui la composent; vous seule méritez mon amour.

Il essaya de baiser sa main; mais la force de l'indignation lui donna celle de se dégager, et elle se sauva dans sa chambre. Elle en ferma la porte avant qu'il y fût arrivé. Elle se barricada, et se jeta sur une chaise, épuisée de frayeur et d'efforts. Elle entendait sa voix et ses essais pour ouvrir cette porte, sans avoir la force de se lever. Elle aperçut enfin qu'il s'était éloigné; elle écouta longtemps, n'entendit aucun son, et se sentit ranimée. Mais elle se rappela subitement la porte du petit escalier, par laquelle il pourrait pénétrer aisément. Elle s'occupa à s'en assurer, comme elle l'avait fait. Il lui semblait que Montoni exécutait déjà ses projets de vengeance, en la privant de sa protection. Elle se repentait d'avoir témérairement bravé le pouvoir d'un tel homme. Retenir ses propriétés, lui paraissait désormais impossible. Pour conserver sa vie, peut-être son honneur, elle se promit que si elle échappait aux horreurs de la nuit prochaine, elle ferait sa cession le lendemain, pourvu que Montoni lui permît de quitter Udolphe.

Elle resta quelques heures dans une entière obscurité. Annette ne venait point; et elle commença à concevoir de sérieuses appréhensions pour elle. Mais n'osant pas se risquer à parcourir le château, il lui fallut rester dans son incertitude sur les motifs de cette absence.

Emilie s'approchait souvent de l'escalier pour écouter si personne ne montait. Elle n'entendit aucune espèce de son. Néanmoins, déterminée à veiller toute la nuit, elle s'étendit sur sa triste couche et la baigna de ses innocentes larmes. Elle pensait aux parents qu'elle ne possédait plus. Elle pensait à Valancourt, éloigné d'elle. Elle les appelait fréquemment par leur nom, et le calme profond que ses plaintes seules interrompaient, aidait ses tendres rêveries.

Dans cet état, son oreille saisit tout à coup les accords d'une musique éloignée. Elle écouta attentivement; et reconnaissant bientôt l'instrument qu'elle avait entendu à minuit, elle se leva et ouvrit doucement sa fenêtre. Les sons parurent venir de la chambre au-dessous de la sienne.

Peu de moments après, cette touchante mélodie fut accompagnée d'une voix; et elle était si expressive, qu'on ne pouvait supposer qu'elle chantât des maux imaginaires. Emilie crut qu'elle connaissait déjà des accents si doux et si extraordinaires. Pourtant si c'était un souvenir, c'était un souvenir bien faible. Cette musique pénétra son cœur au milieu de son angoisse actuelle, comme une céleste harmonie qui console et qui encourage, «Flatteuse comme le souffle du zéphyr qui murmure à l'oreille du chasseur, quand il s'éveille d'un songe heureux, et qu'il a entendu les concerts des esprits qui habitent les montagnes.» (Ossian.)

Mais pourra-t-on imaginer son émotion, lorsqu'elle entendit chanter avec le goût et la simplicité du véritable sentiment un des airs populaires de sa province natale; un de ces airs qu'elle avait appris dans son enfance avec délices, et que si souvent son père lui avait répétés? A ce chant bien connu, que jamais jusque-là elle n'avait entendu hors de sa chère patrie, tout son cœur s'épanouit à la mémoire des temps passés. Les charmantes, les paisibles solitudes de Gascogne; la tendresse, la bonté de ses parents, le bonheur, la simplicité de sa vie première, tout se présentait à son imagination, et formait un tableau si gracieux, si brillant, si fortement en contraste avec les scènes, les caractères, les dangers qui maintenant l'environnaient! Son esprit n'avait plus la force de revenir sur le passé, et ressentait à tout moment l'aiguillon de ses cruelles souffrances.

A mesure que ses réflexions se consolidaient, la joie, la crainte et la tendresse se réunissaient dans son cœur; elle se penchait à la fenêtre pour entendre des sons qui confirmassent ou détruisissent son espérance. Jamais devant elle Valancourt n'avait chanté; mais la voix et l'instrument cessèrent bientôt de se faire entendre. Elle considéra un moment si elle risquerait de parler. Ne voulant pas, si c'était Valancourt, faire l'imprudence de le nommer; trop intéressée néanmoins pour négliger l'occasion de s'éclaircir, elle cria de sa fenêtre: Est-ce une chanson de Gascogne? Inquiète, attentive, elle attend une réponse, elle n'entend rien. Le silence continua de régner: son impatience augmenta avec ses inquiétudes, elle répéta la question; mais elle n'entendit d'autre bruit que les sifflements de l'air à travers les créneaux qui s'avançaient au-dessus d'elle, elle s'efforça de se consoler, en se persuadant que l'étranger, quel qu'il fût, s'était trop éloigné avant qu'elle lui parlât. Si Valancourt eût entendu et reconnu sa voix, il était sûr qu'il aurait répondu.

Elle resta à la fenêtre, toujours prête à écouter, jusqu'au moment où l'air se rafraîchit, et où la plus haute montagne se colora des premières teintes de l'aurore. Emilie fatiguée retourna à son lit; elle ne put y trouver le sommeil: la joie, la tendresse, le doute, l'appréhension, l'avaient occupée toute la nuit. Elle se relevait souvent, ouvrait sa fenêtre, écoutait; et après avoir vivement traversé la chambre, elle retournait tristement à son chevet. Jamais heures ne lui parurent si longues que celles de cette nuit fatigante: elle espérait voir revenir Annette, et recevoir d'elle une certitude quelconque, qui mît un terme à ses tourments actuels.

CHAPITRE XXX.

Emilie, dans la matinée, fut délivrée des craintes qu'elle avait conçues pour Annette. Elle la vit entrer de bonne heure.

—Sauriez-vous par hasard s'il est des prisonniers dans le château et s'ils sont enfermés dans cette partie du bâtiment? demanda Emilie à sa camériste.

—Je n'étais pas en bas, mademoiselle, dit Annette, quand la première troupe revint de la course, et la dernière n'est pas encore de retour, ainsi j'ignore s'il y a des prisonniers: mais on l'attend ce soir ou demain, et alors je le saurai peut-être.

Emilie s'informa si les domestiques avaient parlé de prisonniers.

—Ah! mademoiselle, dit Annette assez finement; maintenant je l'ose dire, vous pensez à M. Valancourt. Vous croyez qu'il est venu avec les troupes qu'on dit arrivées de France pour faire la guerre à ce pays-ci. Vous croyez qu'il a rencontré de nos gens, et qu'ils l'auront fait prisonnier. O Seigneur, que je serais contente si c'était vrai?

—Vous en seriez contente? dit Emilie avec un accent de tristesse et de reproche.

—Oui, mademoiselle, soyez-en sûre, reprit Annette; et ne seriez-vous pas contente de voir M. Valancourt? Je ne connais pas un chevalier que j'aime davantage; j'ai vraiment pour lui une très-grande considération.

—On n'en saurait douter, dit Emilie; vous désirez de le voir prisonnier.

—Non pas de le voir prisonnier, mademoiselle; mais vous savez qu'on doit être bien aise de le voir. L'autre nuit, pas plus tard, je rêvais; je rêvais que je le voyais dans un carrosse à six chevaux, qui tournait dans la cour du château... il avait un habit brodé, et une épée, comme un seigneur qu'il est.

Emilie ne put s'empêcher de sourire aux idées d'Annette sur Valancourt.

—Ah! ma chère demoiselle, dit Annette, j'oubliais de vous dire ce que j'ai appris relativement à ces prétendues dames qui sont arrivées à Udolphe. C'est la signora Livona que monsieur amena chez madame à Venise: elle est à présent sa maîtresse, et alors c'était, j'ose le dire, à peu près la même chose. Ludovico me dit (mais de grâce, mademoiselle, ne le dites pas) que Son Excellence ne l'y avait présentée que pour en imposer au monde. On commençait à s'égayer sur son compte; mais quand on vit que madame la voyait, on crut que tous ces discours n'étaient que des calomnies. Les deux autres sont les maîtresses des deux signors Bertolini et Verezzi. Le signor Montoni les a toutes invitées: hier il a donné un grand repas; il y avait tous les vins de Toscane, des ris, des chants qui ébranlaient le château. Pour moi, je trouvais ce bruit indécent, si peu de temps après la mort de notre pauvre dame; il me venait à l'esprit tout ce qu'elle aurait pensé si elle avait pu l'entendre; mais la pauvre âme, disais-je, elle n'entend rien.

Emilie se détourna pour dérober son émotion, et pria Annette de faire d'amples recherches au sujet des prisonniers qui pourraient se trouver au château; mais elle la conjura de les faire avec prudence, et de ne pas prononcer son nom ni celui de M. de Valancourt.

—A présent j'y pense, mademoiselle, dit Annette: je crois qu'il y a des prisonniers. J'ai entendu hier dans l'antichambre un des gens de monsieur qui parlait de rançons: il disait que c'était une bonne chose pour Son Excellence que de prendre des hommes, et que c'était le meilleur butin à cause des rançons. Son camarade murmurait, et disait que cela était fort bon pour le capitaine, mais beaucoup moins bon pour les soldats. Nous autres, disait-il, nous ne partageons pas dans les rançons.

Cette ouverture augmenta l'impatience d'Emilie. Annette la quitta aussitôt pour en apprendre davantage.

La résolution qu'avait prise Emilie de tout céder à Montoni fut soumise en ce moment à des considérations nouvelles. La possibilité que Valancourt fût près d'elle ranima son courage, et elle se décida à braver sa vengeance et ses menaces jusqu'au moment du moins où elle pourrait être assurée s'il était vraiment au château. Elle était dans cette disposition lorsque Montoni lui fit dire qu'il l'attendait au salon de cèdre: elle s'y rendit en tremblant.

Montoni était seul.—Je vous ai fait demander, lui dit-il, pour vous donner l'occasion de revenir sur vos ridicules déclarations au sujet des biens de Languedoc. Je veux bien ne vous donner qu'un conseil, quoique je puisse donner des ordres. Si réellement vous avez été dans l'erreur; si vous avez cru réellement que ces biens vous appartenaient, du moins n'y persistez pas: cette erreur, vous le comprendrez trop tard, vous deviendrait enfin fatale. Ne provoquez pas ma colère, et signez ce papier.

—Si je n'ai aucun droit, monsieur, dit Emilie, de quelle nécessité est-il pour vous que je signe un abandon? Si les terres sont à vous, vous les pouvez certainement posséder et sans mon entremise et sans mon consentement.

—Je n'argumenterai plus, dit Montoni avec un regard qui la fit trembler. J'aurais dû voir que c'était prendre une peine inutile que de vouloir raisonner avec un enfant; on ne m'abusera pas plus longtemps. Que le souvenir de ce que votre tante a souffert en conséquence de son opiniâtre folie, vous serve en ce moment de leçon... Signez ce papier.

La résolution d'Emilie fut pour un moment ébranlée: elle frémit au souvenir et aux menaces qu'on lui mettait devant les yeux; mais l'image de Valancourt, qui l'avait animée si longtemps, et qui peut-être était près d'elle, vint soudain assaillir son cœur, et la forte indignation que dès l'enfance lui avait inspirée l'injustice, lui donna dans ce moment un courage imprudent, mais noble.

—Signez ce papier, dit Montoni avec plus d'impatience.

—Jamais, monsieur, dit Emilie; votre procédé me prouverait l'injustice de vos prétentions si j'avais ignoré mes droits.

Montoni pâlit de fureur; ses lèvres tremblaient, et ses yeux enflammés firent presque repentir Emilie de la hardiesse de sa réplique.

—Toute ma vengeance tombera sur vous, s'écria-t-il avec un serment exécrable; elle ne sera point différée. Ni les biens du Languedoc, ni ceux de Gascogne ne seront à vous. Vous avez osé mettre en question mes droits; osez maintenant y mettre mon pouvoir. J'ai un châtiment prêt, et auquel vous ne vous attendez guère; il est terrible! Cette nuit, cette nuit même!...

—Cette nuit! dit une autre voix.

Montoni s'arrêta et se tourna à demi; puis semblant se recueillir, il prononça d'un ton plus bas:

—Vous avez vu dernièrement un exemple terrible d'obstination et de folie; il ne me paraît pourtant pas qu'il ait suffi pour vous épouvanter. Je pourrais vous en citer d'autres, et vous faire trembler seulement par ce récit.

Il fut interrompu par un gémissement qui semblait s'élever de dessous la chambre où ils étaient. Il porta ses regards autour de lui. L'impatience et la rage étincelaient dans ses yeux; quelque chose, néanmoins, comme une ombre de crainte, sembla passer dans sa physionomie. Emilie s'assit sur une chaise près de la porte, parce que les mouvements qu'elle avait ressentis avaient, pour ainsi dire, anéanti ses forces. Montoni fit à peine une pause d'un instant, et commandant à ses traits, il reprit son discours d'une voix plus basse, mais plus sévère:

—J'ai dit que je pouvais vous fournir d'autres exemples de mon pouvoir et de mon caractère; vous ne le concevez pas, ou vous n'oseriez le défier. Je pourrais vous prouver que ma résolution prise... Mais je parle à un enfant. Je le répète, ces exemples terribles que je pourrais vous citer maintenant ne vous serviraient à rien; votre repentir finirait vos oppositions, que maintenant il ne m'apaiserait pas. Je serai vengé; je me ferai justice.

Un autre gémissement succéda au discours de Montoni.

—Sortez, dit-il, sans paraître prendre garde à un incident si étrange.

Hors d'état d'implorer sa pitié, Emilie se leva pour sortir, mais elle ne pouvait se soutenir; succombant sous le poids de la terreur, elle retomba sur la même chaise.

—Otez-vous de ma présence, continua Montoni; cette affectation de crainte convient mal à une héroïne qui a osé braver toute mon indignation.

—N'avez-vous rien entendu, signor? dit Emilie tremblante et hors d'état de se retirer.

—J'entends ma voix, dit Montoni avec sévérité.

—Rien autre chose? dit Emilie, qui s'énonçait avec difficulté. Encore! n'entendez-vous rien maintenant?

—Obéissez, répéta Montoni. Quant à ces indécentes plaisanteries, je saurai bientôt découvrir quel est celui qui se les permet.

Emilie se leva encore, et fit un effort pour sortir. Montoni la suivit; mais au lieu d'appeler ses domestiques pour faire une recherche dans sa chambre, comme une première fois il l'avait pratiqué, il se retira sur le rempart.

Emilie, dans son corridor, s'arrêta un moment près d'une fenêtre ouverte; elle vit un détachement des troupes de Montoni qui descendait des montagnes éloignées. Elle n'y fit attention que parce qu'elle pensa aux infortunés prisonniers que peut-être ils amenaient au château. A la fin, arrivée chez elle, elle se jeta sur un fauteuil, accablée des horreurs nouvelles qui aggravaient sa situation. Elle ne pouvait ni se repentir, ni s'applaudir de sa conduite; elle se rappelait seulement qu'elle était au pouvoir d'un homme qui ne connaissait de règle que sa propre volonté. La surprise, les terreurs de la superstition, qui d'abord l'avaient agitée, cédèrent un instant à celles de la raison.

Elle fut à la fin tirée de sa rêverie par un mélange de voix et de hennissements de chevaux, que le vent apportait des cours. Une soudaine espérance de quelque heureux changement s'offrit à elle; mais elle songea aux troupes qu'elle avait vues de la fenêtre, et pensa qu'elles étaient celles dont Annette avait dit qu'on attendait le retour.

Bientôt après, elle entendit faiblement un grand nombre de voix dans les salles. Le bruit des chevaux cessa, et un silence complet suivit. Emilie écoutait attentivement, tâchant de reconnaître les pas d'Annette dans le corridor. Tout était calme. Tout à coup le château sembla s'ébranler de confusion. Elle entendit retentir les échos de pas précipités, d'allées, de venues, dans les salles, dans les passages, des discours véhéments sur le rempart. Elle courut à la fenêtre; elle vit Montoni et d'autres officiers, appuyés sur les parapets, et occupés des retranchements, tandis que des soldats disposaient des canons. Elle regardait presque sans réfléchir.

Annette à la fin arriva; mais elle ne savait rien au sujet de Valancourt.—Ils prétendent tous, mademoiselle, dit Annette, ne rien savoir touchant les prisonniers: mais il y a ici de belles affaires! La troupe est arrivée, mademoiselle, elle revenait bon train, au risque de tout écraser; on ne savait qui, du cheval ou du cavalier, entrerait le premier sous la voûte. Ils ont apporté des nouvelles.—Quelles nouvelles?—Ils ont apporté la nouvelle qu'un parti des ennemis, comme ils disent, vient sur leurs pas attaquer le château. Ainsi, je pense, tous les officiers de justice vont l'assiéger, tous ces terribles personnages qu'on rencontrait souvent à Venise.

—Mon Dieu! je vous rends grâce, dit Emilie avec ferveur. Il me reste quelque espérance.

—Que voulez-vous dire, mademoiselle? Voudriez-vous tomber dans les mains de ces gens-là? Je tremblais en passant près d'eux, et j'aurais deviné ce qu'ils étaient, si Ludovico ne me l'eût pas dit.

—Nous ne pouvons pas être plus mal que nous ne sommes ici, dit Emilie. Mais quelle raison avez-vous de croire que ce soient des officiers de justice?

—C'est que tous nos gens, mademoiselle, sont dans une frayeur, dans un trouble! Je ne connais que la justice qui puisse les faire trembler ainsi. Je pensais que rien ne les épouvanterait, à moins que ce ne fût un revenant; mais à présent il y en a qui se fourrent dans les caves. Ne dites pas cela à monsieur, mademoiselle. J'en ai entendu deux qui disaient...—Sainte Vierge! qu'avez-vous, mademoiselle; vous êtes bouleversée? Vous ne m'écoutez pas.

—Je vous écoute, Annette; continuez, je vous prie.

—Eh bien! mademoiselle, tout le château est en l'air. Les uns chargent le canon; d'autres examinent les portes, les murs; ils frappent, ils garnissent, ils bouchent, comme si on n'eût pas fait de si longues réparations. Mais qu'arrivera-t-il à moi, mademoiselle, à vous, à Ludovico? Oh! si j'entends tirer le canon, je mourrai de peur. Si je pouvais trouver la grande porte ouverte une minute, j'aurais bientôt fait de me glisser le long des murailles. On ne me reverrait jamais ici.

Emilie saisit ces derniers mots.—Oh! si je pouvais, s'écria-t-elle, la trouver ouverte un moment, mon repos serait assuré!—Le profond soupir qu'elle poussa, l'égarement de ses regards, effrayèrent Annette encore plus que ses paroles. Elle pria Emilie de s'expliquer. Frappée sur-le-champ du secours dont serait Ludovico s'il y avait moyen d'échapper, Emilie rendit à Annette la substance de son entretien avec M. Montoni. Elle la conjura en même temps de ne le confier qu'au seul Ludovico.—Peut-être, ajouta-t-elle, peut-être il pourra nous sauver. Allez le trouver, Annette; dites-lui ce que j'ai à craindre, et ce que j'ai déjà souffert, et priez-le d'être discret, et de songer à votre délivrance sans perdre un moment. S'il veut l'entreprendre, il en sera récompensé. Je ne puis lui parler moi-même; nous serions observés, et l'on empêcherait notre fuite. Mais allez vite, Annette; surtout soyez discrète. J'attendrai votre retour dans cet appartement.

Cette bonne fille, dont l'âme honnête avait été pénétrée de ce récit, était alors aussi empressée d'obéir qu'Emilie de l'employer. Elle sortit à l'instant.

Montoni, sans être précisément, comme Emilie le supposait, un capitaine de voleurs, avait employé ses troupes à des expéditions aussi atroces qu'audacieuses.

Non-seulement elles avaient pillé dans l'occasion tous les voyageurs sans défense, mais elles avaient saccagé des habitations qui, situées au fond des montagnes, n'étaient disposées à aucune résistance. Dans ces expéditions, les chefs ne se montraient pas, les soldats, en partie déguisés, étaient pris quelquefois pour des bandits ordinaires, d'autres fois pour des bandes étrangères, qui à cette époque inondaient l'Italie. Ils avaient pillé des maisons, et rapporté d'immenses trésors; mais ils n'avaient encore attaqué qu'un château avec des auxiliaires de leur sorte. Ils en avaient été vigoureusement repoussés et poursuivis par des ennemis, alliés de ceux qu'ils assiégeaient. Les troupes de Montoni se retirèrent précipitamment sur Udolphe; mais elles furent suivies de si près dans les défilés des montagnes, qu'étant à peine sur les hauteurs qui entouraient la forteresse, elles aperçurent dans le vallon l'ennemi qui gravissait les rochers, et qui n'était qu'à une lieue. A cette découverte, elles redoublèrent de diligence pour avertir Montoni de se préparer; et c'était leur prompte arrivée qui avait jeté le château dans une si grande confusion.

Pendant qu'Emilie attendait avec anxiété le résultat de quelques informations d'Annette, elle vit de sa fenêtre un corps de troupes qui descendait des hauteurs. Annette était sortie depuis quelques moments. Elle avait à remplir une mission délicate et dangereuse, et cependant Emilie était déjà tourmentée d'impatience. Elle écoutait, ouvrait sa porte, et s'avançait au bout du corridor au-devant d'elle.

Elle entendit enfin marcher auprès de sa chambre. Elle ouvrit; elle vit, non pas Annette, mais le vieux Carlo. De nouvelles craintes s'emparèrent d'elle. Il lui dit que M. Montoni l'envoyait pour l'avertir de se préparer à quitter Udolphe à l'instant, parce que le château allait être assiégé. Il ajouta qu'on préparait des mules pour la conduire avec ses guides en lieu de sûreté.

—De sûreté! s'écria Emilie sans y réfléchir. M. Montoni a-t-il donc tant de considération pour moi?

Carlo baissa les yeux et ne répondit rien. Mille différentes émotions agitèrent successivement Emilie à ce message. Celles de la joie, de la douleur, de la défiance, de l'appréhension, paraissaient et disparaissaient avec la rapidité de l'éclair. Un moment elle crut impossible que Montoni prît des mesures pour sa sûreté. Il était si étrange qu'il la fît sortir du château, qu'elle n'attribuait cette conduite qu'au dessein d'exécuter quelque nouveau projet de vengeance, ainsi qu'il l'en avait menacée.

Carlo la fit souvenir qu'elle avait peu de temps à perdre, et que l'ennemi était à la vue du château. Emilie le pria de lui dire en quel lieu on devait la conduire. Il hésita un peu, et il lui dit qu'il n'avait pas d'ordre pour le lui annoncer. Mais elle renouvela la question, et il lui répondit qu'il croyait qu'elle allait en Toscane.

—En Toscane! s'écria Emilie; et pourquoi dans ce pays?

Carlo lui répondit qu'il n'en savait pas davantage. Qu'elle allait être menée sur les frontières de Toscane, dans une chaumière, aux pieds des Apennins.—Il n'y a pas, dit-il, pour une journée de marche.

Emilie le congédia. Ses tremblantes mains préparèrent le petit paquet qu'elle voulait emporter avec elle; et elle s'occupait de ce soin lorsque Annette rentra.

—Oh! mademoiselle, il n'y a rien à tenter. Ludovico assure que le nouveau portier est encore plus vigilant que Bernardin lui-même. Autant se jeter dans la gueule du loup que dans la sienne. Ludovico, mademoiselle, est presque aussi désolé pour mon compte que vous l'êtes. Il dit que je ne survivrai pas au premier coup de canon.

Elle se mit à pleurer; mais apprenant ce qui venait de se passer, elle pria Emilie de l'emmener avec elle.

—Bien volontiers, dit Emilie, si M. Montoni y veut consentir.—Annette ne lui répondit pas, et courut chercher Montoni qui était sur la terrasse, environné de ses officiers. Elle commença une supplique. Il lui ordonna vertement de rentrer, et la refusa absolument. Annette ne plaidait pas seulement pour elle, mais encore pour Ludovico. Montoni fut contraint de commander qu'on l'emportât avant qu'elle voulût se retirer.

Dans son désespoir, elle retourna près d'Emilie. Celle-ci ne jugea pas d'un bon augure le refus fait à Annette. On vint bientôt après l'avertir de descendre à la grande cour, où les mules et les conducteurs l'attendaient. Emilie essaya vainement de consoler Annette qui, fondant en larmes, persistait à répéter qu'elle ne reverrait jamais sa chère demoiselle. Emilie pensait en elle-même que sa crainte n'était que trop fondée. Elle s'efforça pourtant de la calmer, et lui fit ses adieux avec une sérénité apparente. Annette la suivit dans les cours où les préparatifs réunissaient la foule. Elle la vit monter sur sa mule, partir avec les conducteurs, et elle rentra au château pour y pleurer encore.

Emilie pendant ce temps regardait les sombres cours du château. Ce n'était plus ce silence morne, comme la première fois qu'elle y avait pénétré. C'était le bruit des préparatifs d'une défense, des soldats et des ouvriers qui se heurtaient en courant à leurs postes. Quand elle eut passé le portail, qu'elle eut mis derrière elle cette herse imposante dont elle avait eu tant d'effroi, quand en regardant autour d'elle elle ne vit plus de murailles pour arrêter ses pas; en dépit de l'avenir, elle sentit une joie soudaine, comme celle d'un captif qui recouvre sa liberté. Cette vive émotion ne lui permettait plus de réfléchir aux dangers qui pouvaient l'attendre encore: les montagnes infestées d'ennemis qui ne demandaient que le pillage; un voyage commencé avec des guides dont le seul extérieur donnait une effroyable idée. Dans le premier moment, elle ne pouvait éprouver que de la joie. Elle était hors de ces murailles où elle était entrée avec de si tristes présages. Elle se rappelait de quels superstitieux pressentiments elle avait alors été saisie, et souriait de l'impression que son cœur en avait reçue.

Elle regardait avec ce sentiment les tourelles du château, plus élevées que les bois au milieu desquels elle cheminait. Elle se souvint de l'étranger qu'elle y croyait détenu; et la pensée que ce pouvait être Valancourt, répandit un nuage sur sa joie. Elle réunit toutes les circonstances relatives à cet inconnu depuis la nuit où elle l'avait entendu chanter la chanson de son pays. Elle les avait souvent rappelées et comparées sans en tirer une sorte de conviction; et elle croyait seulement que Valancourt pouvait être prisonnier à Udolphe. Il était possible cependant qu'elle recueillît de ses conducteurs des informations plus précises. Mais craignant de les interroger trop tôt, de peur qu'une défiance réciproque ne les empêchât de s'expliquer, en la présence l'un de l'autre, elle attendit l'occasion favorable de les entretenir séparément.

Bientôt après une trompette retentit au travers des échos des montagnes, mais de fort loin. Les deux guides s'arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Les bois épais dont ils étaient entourés ne laissaient rien découvrir. Un d'eux gravit au haut d'une éminence pour observer si l'ennemi s'avançait, puisque sans aucun doute la trompette était de son avant-garde. L'autre, pendant cet intervalle, restait seul avec Emilie. Elle hasarda une question au sujet de l'étranger d'Udolphe. Ugo, c'était son nom, répondit que le château renfermait plusieurs prisonniers; mais il ne se rappelait ni leur figure ni le temps de leur arrivée; il ne pouvait conséquemment donner aucune information, mais il y avait dans ses discours une discrétion sournoise qui l'eût probablement empêché de la satisfaire, lors même qu'il en eût eu le pouvoir.

Elle lui demanda quels prisonniers on avait faits depuis le temps qu'elle indiqua, c'est-à-dire depuis celui où elle avait entendu pour la première fois la musique.—Toute la semaine, dit Ugo, j'ai été dehors avec la troupe, et je ne sais rien de ce qui s'est passé au château. Nous avions assez de besogne sur les bras, et une rude besogne!

Bertrand, l'autre homme, était alors de retour, Emilie ne demanda plus rien. Bertrand fit à son compagnon le rapport de ce qu'il avait vu, et l'on continua à marcher dans un profond silence. Entre les ouvertures des bois, Emilie découvrait souvent quelques aperçus du château, les tours occidentales dont les fortifications étaient alors couvertes d'archers, et les remparts au-dessous, dont les soldats tout en rumeur garnissaient les murailles et préparaient le canon.

Les voyageurs sortirent des bois et tournèrent dans une vallée par une direction contraire à celle que l'ennemi devait suivre; Emilie eut alors la vue complète du château; ses murailles grises, ses tours, ses terrasses, ses effrayants précipices et les sombres forêts qui l'entouraient; enfin les armures étincelantes de ces Condottieri que frappaient les rayons du soleil. Elle contemplait, les larmes aux yeux, ces murailles où peut-être était enfermé Valancourt; les nuages flottaient avec vitesse, un éclat subit enrichissait les dehors de cette masse, et tout à coup un voile sombre l'enveloppait.

Le bruit du canon affectait Ugo, comme le son de la trompette excite un cheval de guerre; son âme s'enflammait, il brûlait de voler au combat, et maudissait Montoni qui l'avait envoyé si loin. Les sentiments de son compagnon paraissaient d'une autre nature, et bien plus faits pour la cruauté que pour les dangers de la guerre.

Emilie faisait de fréquentes questions sur le lieu de sa destination: tout ce qu'elle put apprendre, c'est qu'elle allait à une chaumière en Toscane; et toutes les fois qu'elle en parlait, elle croyait découvrir sur la figure de ces deux hommes une expression de malice et de finesse dont elle se sentait alarmée.

C'était durant l'après-midi qu'ils étaient sortis du château. On voyagea pendant plusieurs heures à travers des régions d'une profonde solitude; ni le bêlement des brebis, ni l'aboiement des chiens, ne rompaient l'absolu silence, et alors on était trop loin pour saisir le bruit du canon. Vers le soir on s'enfonça parmi des précipices, en de noires forêts de cyprès, de pins, et de mélèses; c'était un désert si sauvage, si reculé, que si la mélancolie pouvait se choisir une résidence, ce lieu aurait été son séjour de prédilection.

Ce fut dans ce désert qu'ils se proposèrent de se reposer. La nuit va venir, dit Ugo, et les loups seraient à craindre au moment d'une halte. C'était pour Emilie une alarme nouvelle, mais inférieure à celle de se trouver livrée la nuit, et en de tels lieux, à de tels gens. Les horribles soupçons qu'elle avait conçus sur les desseins de Montoni se présentèrent avec plus de force; elle s'efforça d'empêcher le repos que les hommes voulaient prendre, et demanda avec inquiétude combien de chemin il lui restait à faire.

—Plusieurs lieues encore, dit Bertrand: vous pouvez, signora, ne pas manger, si cela vous plaît; mais pour nous, nous voulons souper tandis que nous le pouvons; nous en aurons un peu besoin avant que de finir ce voyage. Le soleil va se coucher: arrêtons-nous sous cette roche.

L'incertitude avait tant augmenté son anxiété au sujet du prisonnier d'Udolphe, que, ne pouvant s'entretenir seule avec Bertrand, elle lui fit des questions en la présence d'Ugo; il affecta une ignorance entière à cet égard.

Le soleil était couché depuis longtemps; les nuages étaient lourds, leurs bords étaient rougis d'un cramoisi sulfureux, et répandaient une teinte enflammée sur les pins des forêts. Le zéphyr, qui agitait les arbres, murmurait sourdement entre leurs branches, et faisait entendre une sorte de gémissement qui ne faisait qu'ajouter à l'effroi d'Emilie. Les montagnes enveloppées dans l'ombre, les torrents qui mugissaient au loin, les sombres forêts et les profondes vallées, où se rencontraient des cavernes qu'ombrageaient des cyprès avec des sycomores, tout se confondait avec l'obscurité. Emilie, d'un œil inquiet, cherchait à découvrir l'extrémité de ce vallon; elle crut qu'il n'en avait aucune: ni hameau ni chaumière ne se découvraient. On n'entendait ni aboyer les chiens, ni retentir le plus léger bruit. Emilie, d'une voix tremblante, hasarda de rappeler à ses guides qu'il commençait à être tard, et à leur demander jusqu'où ils avaient à aller. Ils étaient trop occupés de leur entretien pour prendre garde à sa question. Elle s'abstint de la répéter, pour s'épargner quelque réponse insolente. Ils finirent pourtant leur souper, en recueillirent les débris, et reprirent la route du vallon, dans un morne silence. Emilie continuait de rêver à sa propre situation et aux motifs que pouvait avoir Montoni pour l'y réduire. Il avait un mauvais dessein contre elle, on ne pouvait en douter. S'il ne la faisait pas périr pour hériter d'elle à l'instant, il ne la faisait cacher pendant un temps que pour la réserver à de plus sinistres projets, aussi dignes de son avarice, et mieux assortis à sa vengeance. Elle se rappela le signor Brochio, et sa conduite dans le corridor. Son horrible supposition en prit une force nouvelle. Cependant, à quel but l'éloigner du château, où tant de crimes secrets s'étaient probablement déjà commis?

L'effroi de ce qu'elle allait trouver devint alors si excessif, qu'elle se vit prête à perdre connaissance. Elle pensait en même temps à son bien-aimé père, et à ce qu'il aurait souffert s'il avait pu prévoir les étranges et cruels événements de sa vie. Avec quel soin n'eût-il pas évité de confier sa fille orpheline à une femme aussi faible que madame Montoni! Sa position actuelle lui paraissait à elle-même si romanesque, si invraisemblable, elle se rappelait si bien le calme et la sérénité de ses premiers ans, que, dans certains moments, elle se croyait presque victime de quelque songe épouvantable, et d'une imagination en délire.

La contrainte que lui imposait la présence de ses guides changea sa terreur en un sombre désespoir. La perspective affreuse de ce qui pouvait l'attendre la rendait presque indifférente aux dangers qui l'environnaient; elle considérait sans émotion les difficultés et l'obscurité de la route, et les montagnes, dont les contours se distinguaient à peine dans les ténèbres; objets pourtant qui avaient si vivement affecté ses esprits, et dont la teinte sévère avait ajouté récemment aux horreurs de son avenir.

Il faisait alors si noir, qu'en avançant au plus petit pas, les voyageurs voyaient à peine assez pour se conduire. Les nuages, qui semblaient chargés de foudre, passaient lentement sous la voûte des cieux, et, dans leurs intervalles, laissaient voir les tremblantes étoiles. Les masses de cyprès et de sycomores qui ombrageaient les rochers se balançaient au gré des vents, et les bois où ils s'engouffraient rendaient au loin le plus triste murmure. Emilie frissonnait malgré elle.

—Où est la torche? dit Ugo; le temps se couvre.

—Non, pas encore, reprend Bertrand; nous voyons le chemin. Il vaut mieux ne pas allumer tout le temps qu'on le pourra. Si quelque parti ennemi se trouvait en campagne, notre flambeau pourrait nous trahir.

Ugo lui dit quelques paroles, qu'Emilie ne put entendre. Ils continuèrent d'avancer dans l'obscurité; et Emilie désirant presque que quelque ennemi pût les surprendre, l'idée d'un changement prêtait à l'espérance; elle pouvait à peine imaginer une position plus effroyable que la sienne.

Tout en allant, son attention fut attirée par une légère flamme qui brillait par moments à la pointe de la pique portée par Bertrand; elle ressemblait à celle qu'elle avait observée sur la lance de la sentinelle, la nuit où madame Montoni mourut. La sentinelle lui avait dit que cette flamme était un présage. L'événement qui avait suivi avait paru justifier l'assertion, et l'esprit d'Emilie en avait conservé une impression superstitieuse. L'apparition actuelle la confirma; elle crut voir le présage de son propre destin. Elle remarquait dans un morne silence l'éclat et la disparition de la flamme. Bertrand dit à la fin:

—Allumons la torche, et cherchons un abri dans les bois. Il se prépare un grand orage: voyez ma lance.

Il la montra, et la flamme brillait à la pointe.

—A la bonne heure, dit Ugo, vous n'êtes pas de ceux qui croient aux pronostics; nous avons laissé des poltrons au château, qui pâliraient à cet aspect. J'ai souvent aperçu la même chose avant le tonnerre; elle en est le présage. Nous en aurons, soyez-en sûr; les nuages se fendent en éclairs.

Ugo trouva enfin une pierre, et la torche fut allumée. Les hommes mirent pied à terre, aidèrent Emilie à descendre, et conduisirent les mules à la bordure du bois, à gauche. Le sol, inégal et rompu, était embarrassé de buissons et de plantes sauvages; il fallut faire un détour pour ne pas tomber au milieu.

Emilie ne pouvait approcher de ce bois sans éprouver de plus en plus le sentiment de son danger. Le profond silence qui y régnait, leur épais feuillage que n'agitait pas le moindre souffle, leur ombre noire que rembrunissaient encore la vive clarté des éclairs, la flamme rougeâtre de la torche, tout contribuait à renouveler ses plus terribles appréhensions. Elle crut qu'à ce moment la figure de ses conducteurs déployait une fierté plus farouche, et la joie d'un triomphe qu'ils cherchaient à dissimuler. Son imagination troublée lui suggéra qu'on la menait dans un bois pour y compléter, par un meurtre, la vengeance de Montoni. Cette horrible pensée arracha un soupir de son cœur. Ses compagnons, surpris, revinrent promptement à elle. Elle leur demanda pourquoi ils la menaient à ces bois, les engagea à continuer leur chemin sur la route, et leur représenta que, pendant un orage, elle serait moins dangereuse que les bois.

—Non, non, lui dit Bertrand, nous savons bien où est le danger. Voyez les nuages qui s'ouvrent sur nos têtes; en outre, sous les bois, nous risquons moins d'être vus par l'ennemi, si par hasard il passait dans le chemin. Par saint Pierre et sa compagnie! j'ai autant de cœur que les plus braves: il y a bien quelques pauvres diables qui pourraient en convenir s'ils étaient vivants; mais que peut-on contre le nombre?

—Que marmottez-vous donc là? dit Ugo d'un air de mépris. Et qui est-ce qui craint le nombre? Qu'ils viennent, qu'ils viennent; et tant qu'il en tiendrait au château du signor Montoni, je voudrais leur montrer à quel homme ils auraient affaire. Pour vous, je vous laisserais tranquillement au fond de quelque trou; vous regarderiez, et vous verriez comme je ferais fuir mes coquins... Qui parle de crainte?

Bertrand lui répliqua, avec un serment effroyable, qu'il n'aimait pas les plaisanteries. Il y eut entre eux une très-violente altercation, le tonnerre la fit cesser; la foudre tout à coup éclata au-dessus de leurs têtes avec un tel fracas, que la terre parut ébranlée jusque dans ses fondements. Les brigands firent une pause, et se regardèrent tous deux. Les lueurs bleues de l'éclair sillonnaient le sol entre les touffes des arbres, et Emilie, qui regardait à travers le feuillage, voyait à tout moment les montagnes se couvrir d'une flamme livide et sulfureuse. Alors, peut-être, elle avait moins peur de l'orage que de ses guides, et d'autres craintes occupèrent son esprit.

Les hommes s'étaient placés sous un grand châtaignier; ils avaient mis leurs piques en terre. Emilie plusieurs fois remarqua la flamme légère qui se jouait autour de leurs pointes.

—Je voudrais bien que nous fussions au château, dit Bertrand, et je ne sais pourquoi le signor nous a chargés de cette affaire. O mon Dieu! quel vacarme là-haut! Je me ferais prêtre, en vérité! Ugo, dis-moi, aurais-tu un rosaire?

—Non, répliqua Ugo. Je laisse à des poltrons comme toi le soin de porter des rosaires; moi, je porte une épée.

—Elle te servira bien pour combattre une tempête, dit Bertrand.

Un autre coup, répercuté dans les immenses cavités des montagnes, les fit taire pour un moment. Le tonnerre roulait toujours. Ugo proposa d'avancer: Nous perdons notre temps, dit-il; les sentiers, dans les bois, sont aussi bien garantis par les feuilles, qu'on l'est ici par celles du châtaignier.

Ils firent marcher les mules entre des massifs d'arbres, sur un gazon glissant qui en cachait les hautes racines. Le vent s'était élevé, et disputait avec la foudre; il précipitait avec rage ses tourbillons au-dessus des bois; la lueur rougeâtre de la torche en jetait un éclat plus fort, et laissait voir alors des retraites faites uniquement pour les loups, dont Ugo avait d'abord parlé.

A la fin la force du vent parut écarter les orages; la foudre résonnait au loin, et ne se faisait que faiblement entendre. Après une heure de marche dans les bois, les éléments parurent un peu calmés; les voyageurs du vallon se trouvèrent à la crête brune d'une montagne; une large vallée s'étendait à leurs pieds, et se laissait voir à la clarté douteuse de la lune encore voilée. Quelques nuages parcouraient encore le ciel éclairci de la tempête, et se retiraient lentement aux bords de l'horizon.

Quand Emilie se vit hors de ces bois, elle se sentit ranimée; elle pensait que, si ces deux hommes avaient eu l'ordre de la détruire, ils auraient certainement exécuté ce dessein barbare dans le désert affreux dont elle venait de sortir, et où jamais un regard humain n'en aurait pu trouver la trace. Rassurée par cette réflexion et par la tranquillité de ses guides, elle descendit en silence par un chemin fait pour les troupeaux, et pratiqué à droite aux bords des bois. Emilie ne put sans plaisir contempler la beauté de la vallée, qui lui semblait entrecoupée de bois, de prairies et de terres cultivées: elle était couronnée au nord et à l'orient par l'amphithéâtre des Apennins. Au couchant et au sud, le paysage s'étendait dans les belles plaines de la Toscane.

—Voilà la mer au delà, dit Bertrand, comme s'il avait deviné que Emilie examinait les objets que le clair de lune lui permettait d'apercevoir, elle est au couchant, quoique nous ne puissions la distinguer.

Emilie aperçut déjà une différence dans le climat. Ce n'était plus la température des montagnes affreuses qu'elle quittait; on descendait toujours, et l'air la parfumait des odeurs de mille plantes qui parsemaient la pelouse, et dont la dernière pluie augmentait l'exhalaison. Le pays qui l'environnait annonçait une beauté si douce; elle contrastait si fortement avec la grandeur effrayante des lieux où elle s'était vue confinée, et avec les mœurs de ceux qui les habitaient, qu'Emilie se crut transportée à la vallée, sa demeure chérie: elle s'étonnait que Montoni l'eût envoyée dans cette contrée charmante, et ne pouvait croire qu'un théâtre si enchanteur fût choisi pour le théâtre d'un crime. Hélas! ce n'était pas le pays, mais les personnes qu'il avait dû choisir pour l'exécution de ses plans.

Emilie osa demander s'ils approchaient de leur destination. Ugo lui répondit qu'ils n'en étaient pas loin. A ce bois de châtaigniers dans le vallon, dit-il, près du ruisseau où se réfléchit la lune. Je désire bien m'y voir en repos avec un flacon de bon vin et une tranche de jambon.

Emilie reprit courage en apprenant que son voyage allait finir; elle vit le bois de châtaigniers dans une partie ouverte du vallon, et au bord du ruisseau.

En peu de moments ils atteignirent l'entrée du bois. Ils aperçurent au travers du feuillage une lumière dans une chaumière éloignée. Ils s'avancèrent en côtoyant le ruisseau. Les arbres qui le couvraient dérobaient les rayons de la lune; mais une longue ligne de lumière qui venait de la cabane se distinguait sur sa surface tremblante et sombre. Bertrand s'arrêta le premier; Emilie entendit qu'il frappait fortement et appelait à la porte. On ouvrit la petite fenêtre où paraissait une lumière. Un homme demanda ce que l'on voulait, descendit aussitôt, et les reçut dans une chaumière propre, mais rustique. Il appela sa femme pour apporter quelques rafraîchissements aux voyageurs. Cet homme causait souvent à part avec Bertrand. Emilie l'observa: c'était un paysan grand, mais non pas robuste, d'une complexion pâle et d'un regard perçant. Son extérieur n'annonçait pas un caractère qui pût gagner la confiance d'une jeune personne; il n'y avait rien dans ses manières qui pût lui concilier la bienveillance.

Ugo s'impatientant demandait à souper, et prenait même un ton d'autorité qui ne semblait admettre aucune réplique.—Je vous attendais il y a une heure, dit le paysan; car j'avais eu vers les trois heures une lettre du signor Montoni. Moi et ma femme, nous ne comptions plus sur vous, nous avions été nous coucher. Comment vous êtes-vous trouvés de l'orage?

—Mal, répliqua Ugo, fort mal; et nous serons aussi mal ici, si vous ne vous dépêchez pas davantage. Donnez plus de vin, et dites-nous ce que nous mangerons.

Le paysan plaça devant eux tout ce que contenait la chaumière: lard, vin, figues, et des raisins d'un goût exquis et d'une grosseur prodigieuse.

Après qu'Emilie se fut un peu rafraîchie, la femme du paysan lui indiqua sa chambre, Emilie fit quelques questions au sujet de Montoni; la femme, qui se nommait Dorine, répondit avec réserve, et prétendit qu'elle ignorait les intentions de Son Excellence en envoyant Emilie en ce lieu: elle convint que son époux les connaissait. Emilie s'aperçut bientôt qu'elle n'obtiendrait aucun renseignement sur sa destinée, elle congédia Dorine, et se mit au lit; mais les scènes étonnantes qui venaient de se passer, toutes celles qu'elle prévoyait, se présentèrent ensemble à son esprit inquiet, et concoururent avec le sentiment de la situation nouvelle pour la priver de tout sommeil.

CHAPITRE XXXI.

Quand le lendemain matin Emilie ouvrit sa fenêtre, elle fut surprise en contemplant toutes les beautés qui l'entouraient. La chaumière était ombragée de bois; c'étaient surtout des châtaigniers, entremêlés de cyprès, de mélèses et de sycomores. Sous leurs rameaux épais et étendus se découvraient, au nord et à l'orient, les Apennins couverts de bois, qui s'élevaient en amphithéâtre avec une extrême majesté. De noires forêts de sapin ne les encombraient pas de ce côté comme des autres. Leurs sommets les plus hauts étaient couronnés de châtaigniers, de chênes antiques et de platanes d'Orient, que décoraient alors les teintes variées dont l'automne enrichit le feuillage. Des vignobles s'étendaient le long de ces montagnes. Les élégantes maisons de la noblesse toscane ornaient les détails de la scène, et bornaient des coteaux chargés d'oliviers, de mûriers et d'orangers.

La chaumière était préservée par les bois des plus forts rayons du soleil; elle ne s'ouvrait qu'au couchant. Ses murs étaient couverts de vignes, de figuiers et de jasmins, et jamais Emilie n'avait trouvé des fleurs ni si grandes ni si parfumées. Des raisins mûrs pendaient autour de sa petite fenêtre; le gazon, sous les arbres, était émaillé de fleurs et d'herbes odorantes. A l'autre bord du petit ruisseau, dont le courant rafraîchissait le bocage, s'élevait un bosquet de citronniers et d'orangers; ce bosquet, presque en face de la fenêtre d'Emilie, augmentait les charmes de la vue. Le sombre de la verdure ajoutait aux effets de perspective. C'était pour Emilie un bosquet enchanté, dont les charmes successivement communiquèrent à son esprit quelque chose de leur douceur.

Elle fut appelée à l'heure du déjeuner par la fille du paysan: c'était une jeune personne d'environ dix-sept ans, et d'un extérieur agréable. Emilie vit avec plaisir qu'elle semblait animée des plus pures affections de la nature; tous ceux qui l'entouraient annonçaient plus ou moins de mauvaises dispositions. Cruauté, férocité, finesse, duplicité; ce dernier caractère distinguait spécialement les traits du paysan et de sa femme. Maddelina parlait peu; mais ce qu'elle disait était dit d'une voix douce, accompagné d'un air modeste et complaisant qui intéressait Emilie. On la fit déjeuner à part avec Dorine, tandis qu'Ugo, Bertrand et leur hôte prenaient devant la porte un repas de jambon et de vins de Toscane. A peine fut-il fini, que Ugo, se levant à la hâte, alla chercher sa mule. Emilie sut alors qu'il allait retourner à Udolphe, et que Bertrand resterait à la chaumière. Cette circonstance ne la surprit pas, mais l'affligea.

Quand Ugo fut parti, Emilie proposa une promenade dans les bois. On lui apprit qu'elle ne pourrait sortir sans être accompagnée de Bertrand. Elle aima mieux se retirer dans sa chambre.

Préférant la solitude à la société des gens de la maison, Emilie dîna dans sa chambre, et Maddelina eut la permission de la servir. Sa conversation simple apprit à Emilie que le paysan et sa femme étaient depuis longtemps habitants de la chaumière; qu'elle était un présent de Montoni, et la récompense d'un service que lui avait rendu Marco, parent très-proche du vieux Carlo, son intendant.—Il y a tant d'années, signora, dit Maddelina, que j'en sais très-peu de chose; mais mon père, sans doute, fit un grand bien au signor, puisque ma mère a dit souvent que cette chaumière était le moins qu'on pût lui donner.

Emilie écoutait ce détail avec un pénible intérêt. Il donnait une couleur effrayante au caractère de ce Marco. Un service que Montoni récompensait ainsi ne pouvait guère être que criminel. Elle croyait donc de plus en plus qu'elle n'était remise en de telles mains que pour un coup désespéré.—Savez-vous combien il y a de temps, dit Emilie, qui songeait à celui où la signora Laurentini avait disparu d'Udolphe; savez-vous combien il y a de temps que votre père a rendu au signor le service dont vous me parlez?

—Ce fut un peu avant d'habiter cette chaumière, répondit Maddelina; il y a environ dix-huit ans.

C'était à peu près le temps où l'on disait que la signora Laurentini avait disparu. Il vint à l'esprit d'Emilie que Marco avait pu servir dans cette mystérieuse affaire, et peut-être avait pu seconder un meurtre. Cette horrible pensée la plongea dans une telle rêverie, que Maddelina s'éloigna sans qu'elle s'en aperçût, et elle resta longtemps étrangère à ce qui l'entourait.

Elle resta seule jusqu'au soir; elle vit le soleil descendre à l'occident, dorer la cime des montagnes, et prolonger leur ombre dans la plaine; elle le vit étinceler sur les voiles flottantes, et se plonger au sein des flots. Au moment du crépuscule, sa rêverie plus douce la reporta vers Valancourt. Elle réunit les circonstances qui se liaient à la musique nocturne, et tout ce qui appuyait ses conjectures sur son emprisonnement au château. Confirmée dans l'idée qu'elle avait entendu sa voix, elle se remit à songer à ce triste séjour avec une douloureuse émotion et des regrets momentanés.

Elle se jeta sur son petit lit, et céda enfin au sommeil. Un coup frappé à sa porte ne tarda pas à l'éveiller. Elle entendit une voix, et tressaillit de terreur. L'image de Bertrand, un stylet à la main, s'offrit à son cerveau troublé. Elle n'ouvrait point, ne répondait point, et gardait un profond silence. La voix enfin ayant tout bas répété son nom, elle demanda qui appelait.—C'est moi, signora, reprit la voix; c'était celle de Maddelina. De grâce, ouvrez la porte; n'ayez pas peur, c'est moi.

—Qui vous amène si tard, Maddelina? dit Emilie en la faisant entrer.—Chut! signora; pour l'amour de Dieu, ne faisons pas de bruit. Si l'on nous entendait, on ne me le pardonnerait pas. Mon père, ma mère et Bertrand sont couchés, dit-elle en refermant la porte. Je vous apporte à souper, signora. Vous n'avez pas soupé en bas. Ce sont des raisins, des figues, et un demi-verre de vin. Emilie la remercia, mais témoigna sa crainte qu'elle ne fût exposée au ressentiment de Dorine, quand on s'apercevrait que le fruit était ôté.—Reprenez-le, Maddelina, dit Emilie; je souffrirai moins en ne l'acceptant pas, que je n'aurais à souffrir si votre bonté mécontentait votre mère.

—O signora, il n'y a point de danger, reprit Maddelina. Ma mère ne s'en apercevra point. C'est de mon souper. Vous me rendriez malheureuse si vous me refusiez, signora. Emilie fut tellement attendrie de la générosité de cette bonne fille, qu'elle demeura sans réplique. Maddelina, qui la regardait, se méprit à son émotion.—Ne pleurez pas, signora, lui dit-elle. Ma mère est un peu vive; mais c'est bientôt passé. Ne le prenez pas si fort à cœur. Elle me gronde bien souvent, mais j'ai appris à le souffrir; et si je peux, quand elle a fini, m'échapper dans les bois et jouer des castagnettes, je l'oublie tout aussitôt.

Emilie sourit malgré ses larmes. Elle dit à Maddelina qu'elle avait un bon cœur, et elle accepta son présent. Elle désirait beaucoup de savoir si Bertrand et Dorine avaient parlé de Montoni et de ses desseins en présence de Maddelina; mais elle se refusa à séduire cette innocente fille, et à lui faire trahir les secrets de ses parents. Quand elle se retira, Emilie la pria de venir chez elle aussi souvent qu'elle l'oserait, sans offenser sa mère. Maddelina le promit, et s'éloigna très-doucement.

Plusieurs jours se passèrent. Emilie restait dans sa chambre. Maddelina venait seulement à ses repas. Sa douce physionomie, ses manières intéressantes, consolaient Emilie mieux que depuis deux mois elle ne l'avait été. Elle aimait sa chambre, qui semblait tenir au berceau; elle commençait à y goûter ce sentiment de sécurité qui nous attache naturellement à notre demeure. Pendant cet intervalle aussi, son esprit n'ayant reçu aucune secousse nouvelle de douleur ou de crainte, elle reprit assez de force pour jouir de ses lectures. Elle retrouva quelques esquisses, quelques feuilles de papier blanc, ses crayons, et se sentit en état de s'amuser, en choisissant quelques parties de l'agréable perspective qu'elle avait sous les yeux.

Une belle soirée, à la suite d'un jour fort chaud, engagea enfin Emilie à essayer d'une promenade, quoique Bertrand dût l'y accompagner. Elle prit Maddelina, et sortit suivie de Bertrand, qui lui laissa le choix du chemin. Le temps était doux et frais; Emilie ne put voir sans plaisir la belle contrée qui l'entourait. Le ciel pur et brillant était d'un bleu d'azur, que doraient au couchant les derniers rayons de l'astre du jour. Des traits de feu frappaient encore la cime des plus grands arbres, et la pointe des roches les plus élevées. Emilie suivit le cours du ruisseau, marchant à l'ombre des bois qui le bordaient. Sur la rive opposée, quelques brebis blanches comme la neige décoraient la verdure. Au-delà se voyaient des bosquets de citronniers et d'orangers, chargés de fleurs et de fruits dorés. Emilie marcha vers la mer, qui réfléchissait tous les feux du couchant. La vallée se terminait à droite par un cap fort élevé, dont le sommet, élancé au-dessus des vagues, supportait une tour en ruines: elle servait alors de phare; ses créneaux brisés, les oiseaux de mer dont elle était le refuge, et qui voltigeaient autour d'elle, recevaient encore la lumière du soleil, dont le disque avait disparu sous les eaux; et les fondements de l'édifice, ainsi que le rocher qui lui servait de base, étaient déjà couverts des ombres du crépuscule.

Arrivée à cette éminence, Emilie vit avec plaisir les rochers qui bordaient le rivage, et, regardant la mer, pensait à la France, pensait aux temps passés; elle désirait, oh! combien elle désirait que ces vagues la reportassent au pays de sa naissance!

—Ah! disait-elle, ce vaisseau, ce vaisseau qui fend si majestueusement les ondes, et dont les grandes voiles blanches se répètent sur leur miroir, peut-être est-il parti pour la France! Heureux navire! elle le regarda aller dans la plus violente émotion, jusqu'à ce que les ombres du soir eussent obscurci les lointains, et l'eussent dérobé à sa vue. Le bruit monotone des vagues augmentait la tendresse qui faisait couler ses pleurs. Ce fut longtemps l'unique son qui troublât les airs. Emilie côtoya le rivage. Tout à coup un chœur de voix se fit entendre. Elle s'arrête, elle écoute; mais elle craint de se faire voir. La première fois elle regarde Bertrand comme un protecteur. Il la suivait d'assez près en s'entretenant avec un homme. Rassurée par cette certitude, elle s'avance derrière un petit promontoire. La musique avait cessé: bientôt une voix de femme chanta seule. Emilie double le pas, elle tourne le rocher, et voit une baie couronnée de grands arbres. Elle y remarque deux groupes de paysans; l'un assis sous les berceaux, l'autre au bord de la mer, autour d'une jeune fille qui chantait, et tenait une guirlande qu'elle semblait prête à laisser tomber dans la mer.

Après cette soirée, elle se promena souvent avec Maddelina; mais jamais sans la compagnie de Bertrand. Son esprit par degrés devint aussi tranquille que sa situation et les circonstances le permettaient. Le repos où elle vivait l'engageait à croire qu'on n'avait point de mauvais desseins contre elle; et, sans l'idée probable que Valancourt, en ce moment, habitait Udolphe, elle eût voulu rester à la chaumière, jusqu'à l'instant de retourner au lieu de sa naissance. Cependant, en réfléchissant aux motifs de Montoni pour la faire aller en Toscane, son inquiétude ne diminuait pas; elle ne pouvait croire que le seul intérêt de sa sûreté eût déterminé cette conduite.

Emilie avait passé quelque temps dans la chaumière avant de se souvenir que, dans son départ précipité, elle avait laissé à Udolphe ceux des papiers de sa tante qui étaient relatifs aux propriétés du Languedoc. Ce souvenir lui fit de la peine, mais à la fin elle espéra que, dans le lieu obscur où ils étaient cachés, ils échapperaient aux recherches de Montoni.

CHAPITRE XXXII.

Retournons pour un moment à Venise, où le comte Morano gémit sous une complication de malheurs. Bientôt après son arrivée dans cette ville, il avait été arrêté par ordre du sénat; et, sans savoir de quoi il était accusé, il avait été mis dans une prison si rigoureuse, que les recherches de ses amis n'avaient pu les aider à retrouver sa trace. Il n'avait pu deviner à quel ennemi il devait sa captivité, à moins que ce ne fût à Montoni, sur lequel ses soupçons s'arrêtaient. Ils étaient non-seulement probables, mais encore très-fondés.

Dans l'affaire de la coupe empoisonnée, Montoni avait soupçonné Morano; mais, ne pouvant acquérir le degré de preuve nécessaire à la conviction de ce crime, il avait eu recours à d'autres genres de vengeance, et espéré beaucoup de ses persécutions. Il employa une personne à laquelle il croyait pouvoir se fier pour jeter une lettre d'accusation dans le dépôt des dénonciations secrètes, ou gueules de lion, qui se trouve à la galerie du doge, et sert à recevoir les avis anonymes relatifs aux personnes qui conspirent contre l'Etat.

Morano avait encouru le ressentiment des principaux membres de l'Etat: ses manières l'avaient rendu importun à plusieurs; l'ambition, la hauteur qu'il dévoilait trop souvent en public, le faisaient haïr des autres; on ne devait pas s'attendre à ce qu'aucune pitié modérât la rigueur d'une loi dont ses ennemis déterminaient l'application.

Montoni pendant ce temps faisait tête à d'autres dangers. Son château était assiégé par des troupes qui semblaient décidées à tout oser, à tout souffrir pour triompher. La force de la place résista à une si violente attaque; la garnison fit une défense vigoureuse, et la disette que l'on éprouvait sur ces montagnes arides obligea les assaillants à la retraite.

Quand Montoni se vit de nouveau paisible possesseur d'Udolphe, il envoya Ugo pour chercher Emilie; il avait voulu s'assurer d'elle dans un lieu moins exposé qu'un château où l'ennemi après tout pouvait pénétrer. La tranquillité rétablie, il était impatient de la tenir dans les murailles d'Udolphe. Il chargea Ugo d'aider Bertrand à la ramener au château. Forcée de partir, Emilie dit un tendre adieu à la douce Maddelina. Elle avait passé quinze jours en Toscane, et y avait goûté un intervalle de repos; elle en avait besoin pour remettre ses esprits, elle s'en vit enlever à regret. Elle remonta les Apennins; de leurs hauteurs elle jeta un long et triste regard sur la contrée charmante qui s'étendait à ses pieds, et sur cette Méditerranée dont elle avait tant désiré que les vagues la reportassent en France; mais le chagrin qu'elle sentait en retournant au théâtre de ses souffrances était néanmoins adouci par l'idée que Valancourt l'habitait. Elle trouvait une consolation dans la pensée d'être près de lui, quoique sans doute il fût prisonnier.

Il était tard quand elle partit de la chaumière, et la nuit était déjà close avant qu'elle arrivât au voisinage d'Udolphe. La nuit était très-sombre, et la lune ne brillait que par intervalles. Les voyageurs marchaient à la clarté d'une torche que portait Ugo. Emilie méditait sur sa situation. Bertrand et Ugo anticipaient sur le plaisir d'un bon souper et d'un bon feu; ils avaient remarqué la différence du climat chaud de Toscane à l'air piquant de ces régions élevées. Emilie fut enfin réveillée de sa rêverie par le son de l'horloge du château; elle ne put l'entendre sans un certain frémissement. Plusieurs coups se succédèrent, et le son, répété par mille échos, se perdit en murmures. Son imagination frappée crut entendre marquer l'instant d'une effroyable catastrophe.

—C'est la vieille horloge, dit Bertrand; elle y est encore! les canons ne l'ont pas fait taire!

—Non! dit Ugo; elle ronflait aussi bien qu'eux au milieu de leur fracas: elle sonna au travers du feu le plus vif que j'aie jamais vu. Je comptais bien que l'ennemi lui donnerait quelque leçon; mais elle a échappé aussi bien que sa tour.

La route tournait autour d'une montagne. Les voyageurs virent enfin le château; il se trouvait en perspective à l'extrémité du vallon. Un rayon de la lune le découvrit, et l'obscurité le déroba aussitôt. Ce faible aperçu avait suffi pour percer le cœur d'Emilie. Les murs massifs et ténébreux lui présentaient l'idée terrible de l'empoisonnement, et d'une longue souffrance. Cependant à mesure qu'elle avançait, quelque mélange d'espérance diminuait sa terreur. Ce lieu était assurément la résidence de Montoni; mais il était possible aussi qu'il fût celle de Valancourt. Elle ne pouvait se rapprocher de l'endroit où il pouvait être sans éprouver un mouvement de joie et d'espoir.

Les voyageurs continuèrent de suivre le vallon: Emilie, au clair de la lune, revit les tours et les antiques murailles; sa clarté, devenue plus forte, lui permit de remarquer les ravages causés par le siége et les fortifications renversées. On était au pied du rocher sur lequel Udolphe était bâti. De lourds débris avaient roulé jusque dans le bois par lequel on montait, et se trouvaient mêlés de terre et d'éclats de roches qu'ils avaient entraînés. Les bois aussi avaient beaucoup souffert des batteries placées au-dessus, parce que l'ennemi avait voulu s'en faire un abri contre le feu des remparts. Plusieurs des plus beaux arbres étaient à bas; d'autres, jusqu'à une grande distance, étaient entièrement dépouillés de leurs branches supérieures.—Il faut descendre, dit Ugo, et conduire nos mules par la bride jusqu'au haut de la montagne; autrement, nous pourrions tomber dans quelques-uns des trous qu'ont faits les boulets; il n'en manque pas. Donnez-moi la torche, dit Ugo, quand on fut descendu: prenez garde de vous heurter; le terrain n'est pas encore balayé d'ennemis.

—Comment! s'écria Emilie, y a-t-il encore des ennemis?

—Oui, dit Ugo. Je ne sais pas comment cela est à présent; mais en revenant, j'ai trouvé deux ou trois corps gisant auprès des arbres.

Le bruit confus du canon, des tambours, des trompettes, les gémissements des vaincus, les cris d'allégresse des vainqueurs, avaient fait place à un silence si complet, qu'il semblait que la mort eût triomphé tout à la fois et des vainqueurs et des vaincus. Le délabrement d'une des tours du portail ne confirmait nullement la forfanterie d'Ugo, qui avait parlé d'une lâche fuite. Il était évident que l'ennemi avait tenu, et qu'il avait causé un grand désordre avant sa retraite. Autant qu'un clair de lune vaporeux permettait d'en juger, la tour était ouverte de tous côtés, et ses fortifications étaient presque toutes renversées.

On arriva enfin aux portes du château. Bertrand, apercevant une lumière dans la chambre du portail, appela fort haut. Le soldat regarda, et demanda qui c'était.—Je vous amène un prisonnier, dit Ugo; ouvrez la porte, et laissez-nous entrer.

Emilie entendit descendre, tomber les chaînes, et tirer les verrous d'une petite porte par laquelle on entra. Le soldat tenait la lampe fort bas, pour montrer le pas de la porte. Emilie se retrouva sous cette arcade ténébreuse, et elle entendit fermer ce guichet qui semblait à jamais la séparer du monde. Elle pénétra dans la première cour du château; elle revit son enceinte spacieuse et solitaire avec une sorte de désespoir.

Ils traversèrent la seconde cour, et ils se trouvèrent à la porte du vestibule; le soldat leur donna le bonsoir, et retourna à son poste. Pendant qu'on attendait, Emilie considérait comment elle éviterait la vue de Montoni, et pourrait se retirer à son ancien appartement sans être aperçue; elle frémissait de rencontrer si tard, ou lui, ou quelqu'un de sa compagnie. Le train qui se faisait au château était alors tellement bruyant, qu'Ugo frappait à la porte sans pouvoir se faire entendre des domestiques. Cette circonstance augmenta les alarmes d'Emilie, et lui laissa le temps de délibérer. Elle pouvait peut-être arriver au grand escalier; mais elle ne pouvait regagner sa chambre sans lumière.

Elle se glissa dans un passage à gauche, ne croyant point avoir été aperçue; mais à l'instant une lumière brillant à l'autre extrémité, la jeta dans un nouvel effroi. Elle s'arrêta, hésita, et reconnut Annette; elle se hâta de la rejoindre, mais son imprudence lui causa une nouvelle crainte. Annette en la voyant fit un cri de joie, et fut quelques minutes avant de pouvoir ou se taire ou relâcher Emilie de l'étroit embrassement où elle la tenait. Emilie à fin lui fit comprendre son danger. Elles se sauvèrent dans la chambre d'Annette, qui se trouvait très-écartée des autres. Aucune crainte néanmoins ne pouvait faire taire Annette.—O ma chère demoiselle, disait-elle en marchant, que de peurs j'ai eues! Ah! j'ai cru mourir cent fois. Je ne croyais pas vivre assez pour vous revoir. Je n'ai jamais été si contente de voir quelqu'un, que je le suis de vous retrouver.—Paix! criait Emilie, nous sommes poursuivies, c'est l'écho de leurs pas.—Non, mademoiselle, disait Annette, c'est une porte que l'on ferme; le son court sous les voûtes, et l'on y est souvent trompé. Quand on ne ferait que dire un mot, cela retentit comme un coup de canon.—Il est donc, disait Emilie, bien essentiel de nous taire. De grâce, ne parlons pas avant d'être à votre chambre. Elles s'y trouvèrent enfin sans avoir rien rencontré. Annette ouvrit la porte, et Emilie se mit sur le lit pour reprendre un peu de force et de respiration. Sa première demande fut si Valancourt n'était pas prisonnier. Annette lui répondit qu'elle n'avait pu le savoir, mais qu'elle était certaine qu'il y avait plusieurs prisonniers au château. Ensuite elle commença, à sa manière, à raconter le siége, ou plutôt le détail des terreurs et de toutes les souffrances qu'elle avait éprouvées pendant l'attaque.—Mais, ajouta-t-elle, quand j'entendis les cris de victoire sur les remparts, je crus que nous étions tous pris, et je me tenais pour perdue. Au lieu de cela, nous avions chassé les ennemis. J'allai à la galerie du nord, et j'en vis un grand nombre qui s'enfuyait dans les montagnes. Au reste, on peut dire que les remparts sont en ruines. C'était affreux de voir dans les bois au-dessous tant de malheureux entassés, que leurs camarades retiraient. Pendant le siége, monsieur était ici, il était là, il était partout à la fois, à ce que m'a dit Ludovico. Pour moi, Ludovico ne me laissait rien voir. Il m'enfermait souvent dans une chambre au milieu du château. Il m'apportait à manger, et venait causer avec moi aussi souvent qu'il le pouvait. Je l'avoue, sans Ludovico je serais sûrement morte tout de bon.

—Eh bien, Annette, dit Emilie, comment vont les affaires depuis le siége?

—Oh! il se fait un fracas terrible, reprit Annette; les signors ne font autre chose que manger, boire et jouer. Ils tiennent table toute la nuit, et jouent entre eux toutes ces riches et belles choses qu'ils ont fait apporter dans le temps qu'ils allaient au pillage ou à quelque chose d'approchant. Ils ont des querelles épouvantables sur la perte et sur le gain; le fier signor Verezzi perd toujours, à ce qu'ils disent. Le signor Orsino le gagne; cela le fâche, et ils ont des altercations. Toutes les belles dames sont encore dans le château, et je vous avoue qu'elles me font peur, quand il m'arrive d'en rencontrer.

—Sûrement, Annette, dit Emilie en tressaillant, j'entends du bruit, écoutez.—Non, mademoiselle, dit Annette; ce n'est que le vent dans la galerie. Je l'entends souvent, quand il ébranle les vieilles portes à l'autre bout. Mais pourquoi ne vous couchez-vous pas, mademoiselle; vous n'avez pas envie de rester ainsi toute la nuit? Emilie s'étendit sur la couchette, et pria Annette de laisser brûler la lampe. Annette se mit ensuite à côté d'elle; mais Emilie ne pouvait dormir, et elle croyait toujours entendre quelque bruit. Annette essayait de lui persuader que c'était le vent; on distingua des pas auprès de la porte. Annette allait sauter du lit; Emilie la retint, et écouta avec elle dans l'angoisse de l'attente. Les pas ne s'éloignaient pas de la porte; on mit la main sur la serrure, et l'on appela.—Pour l'amour de Dieu, Annette, ne répondez pas, dit Emilie doucement, restez tranquille. Nous devrions éteindre notre lampe, sa clarté nous trahira.—Vierge Marie! s'écria Annette, sans songer à la discrétion: je ne resterais pas à présent dans l'obscurité pour l'or du monde. Pendant qu'elle parlait, la voix devint plus forte, et répéta le nom d'Annette.—Sainte Vierge! s'écria Annette tout à coup; ce n'est que Ludovico. Elle se levait pour ouvrir la porte, mais Emilie l'en empêcha, jusqu'à ce qu'elle fût plus certaine qu'il était seul. Annette lui parla quelque temps, et il lui dit que l'ayant laissé sortir pour aller trouver Emilie, il venait la renfermer de nouveau. Emilie tremblait qu'on ne les surprît, s'ils continuaient de causer au travers de la porte; elle consentit qu'Annette le fît entrer. Le jeune homme parut, et sa physionomie franche et ouverte confirma l'opinion favorable que ses soins pour Annette avaient fait concevoir à Emilie. Ludovico offrit de passer la nuit dans une chambre du corridor qui tenait à celle d'Annette, et de les défendre à la première alarme.

[Illustration]
Ludovico.

Dès le matin, Emilie eut un long entretien avec Ludovico; elle apprit de lui des circonstances relatives au château, et reçut des ouvertures sur les projets de Montoni, qui ne tirent qu'augmenter son effroi. Elle montra une grande surprise de ce que Ludovico, qui paraissait si touché de la triste position où elle se trouvait dans le château, consentait à y demeurer. Il l'assura que ce n'était pas son intention d'y rester, et elle hasarda de lui demander s'il voudrait seconder sa fuite. Ludovico lui assura qu'il était prêt à la tenter, mais il lui représenta les difficultés de l'entreprise; sa perte certaine en serait la suite, si Montoni les atteignait avant qu'ils fussent hors des montagnes. Il promit néanmoins d'en chercher avec soin les occasions, et de travailler à un plan d'évasion.

Emilie en ce moment lui confia le nom de Valancourt, et le pria de s'informer si, dans les prisonniers, il s'en trouvait un de ce nom. Le faible espoir que ranima cette conversation, détourna Emilie de traiter sur-le-champ avec Montoni; elle se détermina, si cela était possible, à retarder son entrevue jusqu'au moment où elle aurait appris quelque chose de Ludovico, et à ne faire sa cession que si tous les moyens de fuir étaient impraticables. Elle y rêvait, quand Montoni, revenu de son ivresse, l'envoya demander sur-le-champ. Elle obéit: il était seul.—J'apprends, dit-il, que vous n'avez pas été cette nuit dans votre chambre: où l'avez-vous passée?—Emilie lui détailla quelques circonstances de sa frayeur, et lui demanda sa protection pour en prévenir le retour.—Vous connaissez les conditions de ma protection, lui dit-il; si réellement vous en faites cas, vous ferez en sorte de vous l'assurer. Cette déclaration précise qu'il ne la protégerait que sous conditions pendant sa captivité dans le château, convainquit Emilie de la nécessité de se rendre; mais d'abord elle lui demanda s'il permettrait son départ immédiatement après qu'elle aurait signé l'abandon. Il le promit solennellement, et lui présenta le papier, par lequel elle lui transportait tous ses droits.

Elle fut longtemps incapable de signer, son cœur était si déchiré par divers intérêts opposés; elle allait renoncer à la félicité de sa vie, à l'espérance qui l'avait soutenue pendant une si longue suite d'adversités.

Montoni lui répéta les conditions de son obéissance; il lui observa de nouveau que ses moments étaient précieux; elle prit le papier et le signa. A peine avait-elle fini, qu'elle retomba sur sa chaise; mais, bientôt remise, elle le pria d'ordonner son départ, et de lui laisser emmener Annette. Montoni sourit alors.—Il était nécessaire de vous tromper, dit-il, c'était l'unique moyen de vous faire agir raisonnablement: vous partirez, mais pas à présent. Il faut d'abord que je prenne possession de ces biens; quand cela sera fait, vous pourrez, si vous voulez, retourner en France.

La froide scélératesse avec laquelle il violait un engagement formel qu'il venait de prendre, mit Emilie au désespoir; elle demeura certaine que son sacrifice n'aurait aucune utilité, et qu'elle resterait prisonnière; elle n'avait point de mots pour exprimer ses sentiments, et sentait bien que tout discours serait sans effet; elle regardait Montoni de la manière la plus touchante. Il détourna les yeux, et la pria de se retirer. Incapable de le faire, elle se jeta sur une chaise près de la porte, et poussa de profonds soupirs sans trouver de larmes ni de paroles.

—Pourquoi vous livrer à cette douleur d'enfant? lui dit-il. Efforcez-vous de supporter avec courage ce que maintenant vous ne pouvez éviter. Vous n'avez aucun mal réel à pleurer; prenez patience, et l'on vous renverra en France. A présent retournez chez vous.

—Je n'ose pas, monsieur, reprit-elle, je n'ose pas aller dans un lieu où le signor Verezzi peut s'introduire.—Ne vous ai-je pas promis de vous protéger? dit Montoni.—Vous l'avez promis, monsieur! dit Emilie en hésitant.—Ma promesse n'est-elle pas bien suffisante? ajouta-t-il avec sévérité.—Rappelez-vous votre première promesse, signor, dit Emilie tremblante, et vous jugerez vous-même du cas que je dois faire de l'autre!—Prenez garde, dit Montoni en colère, que je ne vous annonce que je ne vous protégerai pas! Retirez-vous avant que je rétracte ma promesse; vous n'avez rien à craindre dans votre appartement. Emilie se retira lentement; mais quand elle fut dans la salle, la crainte de rencontrer Verezzi ou Bertolini, lui fit doubler le pas malgré son excessif accablement, et elle se rendit dans sa chambre. Elle examina avec crainte si personne n'y était caché; elle ferma ensuite la porte, et se plaça près d'une fenêtre; elle y resta pour ranimer ses esprits abattus.

Ce triste jour se passa comme tant d'autres s'étaient écoulés, dans la même chambre. Quand la nuit vint, Emilie se serait retirée chez Annette, si un plus fort intérêt ne l'eût retenue chez elle, en dépit de ses frayeurs: quand tout serait calme et que l'heure ordinaire serait venue, Emilie se proposait d'attendre le retour de la musique. Ces accords ne pouvaient l'assurer positivement que Valancourt fût dans le château; mais ils pouvaient confirmer son idée, et lui procurer une consolation si nécessaire à son accablement actuel.

La nuit était fort orageuse; les bâtiments du château résistaient aux ouragans avec la fermeté d'un roc. De longs gémissements semblaient traverser les airs; et c'est ainsi que, dans les tempêtes et au milieu de la désolation de la nature, les cœurs affligés s'abusent. Emilie entendit, comme à l'ordinaire, les sentinelles qui se rendaient à leurs postes; et regardant de sa fenêtre, elle vit que la garde était doublée. Cette précaution lui parut nécessaire, lorsqu'elle eut remarqué le délabrement des murailles. Le bruit qu'elle connaissait de la marche des soldats, celui de leurs voix éloignées, qui s'approchait et se perdait au gré des vents, rappelèrent à sa mémoire les sensations pénibles qu'elle en avait reçues la première fois.

Emilie écoutait avec respect, avec espoir, avec effroi; elle retrouva la douceur mélodieuse du luth et de la voix qu'elle connaissait. Convaincue que les sons partaient d'en bas, elle se pencha pour découvrir une lumière; mais les fenêtres, en bas aussi bien qu'au-dessus, étaient enfoncées à tel point dans les murs épais du château, qu'elle ne pouvait les voir ni saisir même la clarté faible qui brillait sans doute derrière leurs barreaux. Elle essaya d'appeler; le vent portait sa voix à l'extrémité de la terrasse; la musique continuait; et, dans les intervalles du vent, on en entendait les accords. Soudain elle crut entendre un bruit dans sa chambre même; elle se retira précipitamment de la fenêtre; et, le moment d'après, elle distingua la voix d'Annette à sa porte. Elle jugea que c'était elle qu'elle avait entendue, et lui ouvrit.—Allez doucement jusqu'à la fenêtre, Annette, lui dit-elle, et écoutez avec moi; la musique est de retour.—Elles se turent, la mesure changea; Annette s'écria:—Vierge Marie! je connais cette chanson; c'est une chanson française, une des chansons favorites de mon cher pays. C'était la ballade qu'Emilie avait entendue la première fois, mais non pas celle de la pêcherie de Gascogne.—C'est un Français qui chante, dit Annette; ce doit être M. Valancourt.—Paix, Annette, dit Emilie; ne parlez pas si haut, on pourrait nous entendre.—Qui? le chevalier? dit Annette.—Non, dit Emilie tristement; mais quelqu'un pourrait nous trahir près de M. Montoni. Pourquoi penseriez-vous que c'est M. Valancourt qui chante? Mais, chut! la voix devient plus forte. En reconnaissez-vous le son? Je crains de m'en fier à mon jugement.—Mademoiselle, reprit Annette, je n'ai jamais ouï chanter le chevalier.—Emilie fut affligée de savoir que l'unique motif d'Annette, pour croire que c'était Valancourt, fût que le musicien était Français. Bientôt après elle entendit la romance de la pêcherie; elle distingua son nom si souvent répété, qu'Annette elle-même l'entendit. Emilie trembla, retomba sur sa chaise, et Annette appela tout haut: Monsieur Valancourt! monsieur Valancourt! Emilie essayait de la retenir; elle criait toujours plus fort, et tout à coup la voix et l'instrument cessèrent. Emilie écouta quelque temps dans une attente insupportable. Personne ne répondit.—Cela ne fait rien, mademoiselle, dit Annette; c'est le chevalier, et je veux lui parler.—Non, non, Annette, dit Emilie; je veux moi-même lui parler. Si c'est lui, il reconnaîtra ma voix, il parlera. Qui est-ce, dit-elle, qui chante si tard?

Il se fit un très-long silence. Elle répéta et distingua de faibles accents; mais le vent les confondit: d'ailleurs, ils venaient de si loin; ils passèrent si vite, qu'elle pouvait à peine les entendre, beaucoup moins en distinguer le sens, ou en reconnaître la voix. Après une nouvelle pause, Emilie appela encore: elles entendirent une voix aussi faible qu'auparavant; elles s'aperçurent que la force et la direction du vent n'étaient pas les seules causes qui l'étouffassent. La profondeur des fenêtres nuisait plus que la distance.

Emilie et Annette se tinrent longtemps à la fenêtre; mais tout resta dans le calme. Elles n'entendirent ni le luth ni la voix, et Emilie se trouva aussi oppressée de la joie qu'elle l'avait été par le sentiment de ses malheurs. Elle traversait la chambre à pas précipités, appelant à demi-voix Valancourt, et retournait à la fenêtre, où elle n'entendait que le murmure du vent dans l'épaisseur des bois.

Le matin commençait à éclairer les fenêtres, et le vent s'était calmé. Emilie regarda les bois encore obscurs, et les montagnes qui commençaient à se colorer: elle vit tout le paysage dans une paix profonde après une horrible tourmente. Les bois étaient sans mouvement; les nuages, que le jour, encore douteux, commençait à rendre transparents, semblaient à peine se mouvoir dans l'atmosphère. Un soldat, à pas mesurés, se promenait sur la terrasse: deux autres, plus éloignés, fatigués de leur garde, dormaient au bord du parapet. Emilie respira les parfums de l'air et de la végétation, ranimée par la pluie de la nuit; elle écouta encore, cherchant à entendre quelques sons de musique, n'entendit rien, ferma sa fenêtre, et alla chercher un peu de repos.

CHAPITRE XXXIII.

Plusieurs jours se passèrent dans l'attente. Ludovico avait seulement appris par des soldats qu'il se trouvait un prisonnier dans l'appartement indiqué, que ce prisonnier était Français, et qu'il avait été pris dans une escarmouche qui avait eu lieu avec un détachement de ses compatriotes. Durant cet intervalle, Emilie échappa aux persécutions en se confinant dans sa chambre. Quelquefois, le soir, elle se promenait dans le corridor. Montoni paraissait respecter sa dernière promesse, quoiqu'il eût violé la première. Elle ne pouvait attribuer son repos qu'à la faveur de sa protection. Elle s'en tenait alors si assurée, qu'elle ne désirait pas de quitter le château avant d'obtenir quelque certitude au sujet de Valancourt. Elle l'attendait sans que jusqu'alors cette attente lui coûtât de sacrifice; aucune circonstance n'avait rendu sa fuite probable.

Une semaine s'écoula avant que Ludovico rentrât dans la prison.

Enfin Ludovico lui dit qu'il avait revu le chevalier; que celui-ci l'avait engagé à se confier au gardien de sa prison, dont il avait déjà éprouvé la bienveillance, et qui lui avait accordé la permission d'aller une demi-heure dans le château, la nuit suivante, quand Montoni et ses compagnons seraient ensevelis dans le plaisir. Cela est honnête, assurément, ajouta Ludovico; mais Sébastien sait bien qu'il ne court aucun risque en laissant sortir le prisonnier, car s'il peut échapper aux barreaux et aux portes de fer, il faudra qu'il soit bien habile. Le chevalier m'a envoyé à vous, signora, pour vous demander de permettre qu'il vous voie cette nuit, ne fût-ce qu'un moment: il ne pourrait plus vivre sous le même toit sans vous voir; quant à l'heure, il ne peut la spécifier: elle dépend des circonstances (comme vous le disiez, signora). Il vous prie de choisir le lieu, parce que vous devez savoir celui où vous serez le plus en sûreté.

Emilie était si agitée par l'espoir si prochain de revoir Valancourt, qu'il se passa du temps avant qu'elle pût répondre ou déterminer un endroit propre au rendez-vous. Enfin elle n'en vit aucun qui lui promît autant de sécurité que son corridor.—A minuit, dit-elle à Ludovico.

Enfin l'horloge sonna minuit. Elle ouvrit sa porte pour écouter s'il se faisait quelque bruit dans le château. Elle entendit seulement, dans le lointain, les bruyants éclats d'une conversation animée, que les échos prolongeaient sous les voûtes. Elle jugea que Montoni et tous ses hôtes étaient à table.—Ils sont occupés pour la nuit, se dit-elle, et Valancourt sera bientôt ici. Elle referma doucement sa porte, et parcourut sa chambre avec l'agitation de l'impatience. Elle allait à sa fenêtre écouter si le luth résonnait. Tout gardait le silence; son émotion croissait à chaque moment. Incapable de se soutenir, elle s'assit auprès de sa fenêtre. Annette, qu'elle avait retenue, était pendant ce temps-là aussi bavarde que de coutume; mais à peine Emilie entendit-elle un seul mot de ses discours. Elle avança la tête hors de la fenêtre, et alors elle entendit le luth qui rendait une expression touchante, et que la voix accompagnait.

Emilie ne put retenir des larmes de joie et de tendresse. Quand la romance fut achevée, elle la considéra comme un signal; il annonçait que Valancourt allait sortir. Bientôt elle entendit marcher; c'étaient les pas vifs et légers de l'Espérance. Elle pouvait à peine se soutenir. On ouvrit la porte; elle courut au-devant de Valancourt, et se trouva entre les bras d'un homme qu'elle n'avait jamais vu. La figure, le son de voix de l'étranger, tout à l'instant la détrompa; elle tomba sans connaissance.

En revenant à elle, elle se trouva soutenue par cet homme, qui la considérait avec une vive expression de tendresse et d'inquiétude. Elle n'avait de force, ni pour répondre, ni pour interroger. Elle ne fit aucune question, fondit en larmes, et se dégagea de ses bras. L'étranger changea de physionomie. Surpris, consterné, il regardait Ludovico pour chercher quelque éclaircissement; mais Annette lui donna l'explication que Ludovico même cherchait.—Oh! monsieur, s'écria-t-elle en sanglotant, monsieur, vous n'êtes pas l'autre chevalier. Nous attendions M. de Valancourt. Ce n'est pas vous. Ah! Ludovico, avez-vous pu nous tromper ainsi? Ma pauvre maîtresse ne s'en relèvera jamais! jamais! L'étranger, qui semblait fort agité, essaya de lui parler; mais les mots expirèrent sur ses lèvres; et frappant son front de sa main, comme dans un soudain désespoir, il se retira tout à coup à l'autre bout du corridor.

Annette sécha ses larmes; et s'adressant à Ludovico:—Peut-être, après tout, lui dit-elle, l'autre chevalier n'est pas celui-ci. Peut-être le chevalier Valancourt est-il encore en bas? Emilie leva la tête.—Non, répliqua Ludovico; M. de Valancourt ne fut jamais là-bas, si ce cavalier n'est pas lui. Si vous aviez eu la bonté de me confier votre nom, monsieur, dit-il à l'étranger, cette méprise n'eût point eu lieu.—Il est vrai, lui dit l'étranger en mauvais italien; mais il était fort important pour moi que mon nom demeurât ignoré de Montoni. Madame, ajouta-t-il, en s'adressant en français à Emilie, permettez-moi un mot d'apologie pour la peine que je vous occasionne. Souffrez que j'explique à vous seule et mon nom et les circonstances qui m'ont jeté dans l'erreur. Je suis Français, je suis votre compatriote. Nous nous trouvons dans une terre étrangère. Emilie essaya de se remettre. Elle hésitait pourtant à lui accorder sa demande; à la fin elle pria Ludovico d'aller attendre sur l'escalier; elle retint Annette, et dit à l'étranger que cette fille entendait mal l'italien, et qu'il pourrait lui communiquer en cette langue ce qu'il désirait lui confier. Ils se retirèrent dans une extrémité du corridor, et l'étranger lui dit, avec un long soupir:—Ma famille, madame, ne doit pas vous être étrangère. Je m'appelle Dupont; mes parents vivaient à quelques lieues de la vallée, et j'ai eu le bonheur de vous rencontrer quelquefois en visites dans le voisinage. Je ne vous offenserai point en vous répétant combien vous avez su m'intéresser, combien j'aimais à m'égarer dans les lieux que vous fréquentiez! combien j'ai visité votre pêcherie favorite, et combien je gémissais alors des circonstances qui m'empêchaient de vous déclarer ma passion! Je ne vous expliquerai pas comment je succombai à la tentation, et devins possesseur d'un trésor pour moi sans prix; un trésor que je confiai, il y a quelques jours, à votre messager, dans un espoir bien différent de celui qui me reste aujourd'hui. Je ne m'étendrai pas sur ces détails. Laissez-moi implorer votre pardon; et le portrait que si mal à propos j'ai rendu, votre générosité en excusera le vol, et me le restituera. Mon crime lui-même est devenu ma punition. Ce portrait que j'ai dérobé a nourri une passion qui doit encore être mon tourment.

Emilie voulut l'interrompre.—Je laisse, monsieur, à votre conscience à décider si, après ce qui vient d'arriver au sujet de M. Valancourt, je dois vous rendre ce portrait. Ce ne serait pas une action généreuse. Vous le reconnaîtrez vous-même, et vous me permettrez d'ajouter que ce serait me faire une injure que d'insister pour l'obtenir. Je me trouve honorée de l'opinion flatteuse que vous avez conçue de moi. Mais... Elle hésita; la méprise de ce soir me dispense de vous en dire davantage.—Oui, madame; hélas! oui, répliqua l'étranger. Accordez-moi du moins de vous montrer mon désintéressement, si ce n'est pas mon amour. Acceptez les services d'un ami, et ne me refusez pas la récompense d'avoir tenté du moins de mériter votre reconnaissance.—Vous la méritez déjà, monsieur, dit Emilie; le vœu que vous exprimez mérite tous mes remercîments. Excusez-moi si je vous rappelle le danger que vous courez en prolongeant cette entrevue. Ce sera une grande consolation pour moi, soit que vos tentatives échouent, soit qu'elles réussissent, d'avoir un compatriote généreux, disposé à me protéger.

—Vous êtes perdu, s'écria Ludovico; ce sont les gens de Montoni. Dupont ne répondit rien, mais soutint Emilie; et d'un air ferme et animé il attendit que ses adversaires parussent. L'instant d'après, Ludovico seul entra; il jeta à la hâte un coup d'œil:—Suivez-moi, leur dit-il, si vous aimez la vie; nous n'avons pas un instant à perdre.

Emilie demanda ce qui arrivait; où il fallait aller.—Je n'ai pas le temps de vous le dire, mademoiselle, reprit Ludovico; fuyez, fuyez.

Emilie suivait, plus tremblante depuis qu'elle avait su que sa fuite dépendait d'un instant. Dupont la soutenait, et tâchait en marchant de ranimer son courage.—Parlez tout bas, monsieur, lui dit Ludovico, ces passages renvoient des échos par tout le bâtiment.—Prenez garde à la lumière, s'écriait Emilie; vous allez si vite, que le vent l'éteindra.

Ludovico ouvrit une autre porte, derrière laquelle ils trouvèrent Annette, et descendirent quelques marches. Ludovico leur dit que ce passage conduisait à la seconde cour, et ouvrait sur la première. A mesure qu'ils avançaient, des sons tumultueux et confus, qui semblaient venir de la seconde cour, alarmèrent Emilie.—Non, mademoiselle, lui dit Ludovico, notre seul espoir est dans ce tumulte: tandis que les gens du château sont occupés de ceux qui arrivent, nous pourrons peut-être passer les portes sans qu'on nous aperçoive. Mais chut! ajouta-t-il en s'approchant d'une petite porte qui ouvrait sur la première cour. Restez ici un moment; je vais voir si les portes sont ouvertes, et s'il se trouve quelqu'un dans le chemin. Je vous prie, monsieur, éteignez la lumière si vous m'entendez parler, reprit Ludovico en donnant sa lampe à Dupont; et dans ce cas restez en silence.

A ces mots, il sortit; et en fermant la porte ils écoutaient le bruit de ses pas. On n'entendait aucune voix dans la cour qu'il traversait, quoique la seconde retentît d'un bruit considérable.—Nous serons bientôt hors des murs, disait Dupont à Emilie. Soutenez-vous encore quelques moments; tout ira bien.

Mais aussitôt ils entendirent Ludovico qui parlait haut, et distinguèrent aussi une autre voix. Dupont souffla vite la lampe.—Hélas! il est trop tard, s'écria Emilie, qu'allons-nous devenir? Ils écoutèrent encore, et s'aperçurent que Ludovico s'entretenait avec la sentinelle. Le chien d'Emilie, qui l'avait suivie depuis sa chambre, se mit à aboyer.—Le chien nous trahira, dit Dupont; il faut que je le tienne.—Je crains, dit Emilie, qu'il ne nous ait déjà trahis. Dupont le prit, et, pendant qu'ils écoutaient tous, ils entendirent Ludovico qui disait à la sentinelle: Je tiendrai votre place pendant ce temps-là.—Attendons une minute, répliqua la sentinelle, et vous n'aurez pas cet embarras. On va envoyer les chevaux aux écuries du voisinage; on refermera les portes, et je pourrai quitter un moment.—Je n'appelle pas cela un embarras, mon camarade, lui dit Ludovico: vous me rendrez le même service une autre fois. Allez, allez goûter de ce vin; les compères qui viennent d'arriver en boivent assez sans vous.

Le soldat hésita, et appela dans la seconde cour pour savoir si l'on n'emmènerait pas les chevaux, et si l'on pourrait refermer les portes. Ils étaient tous trop occupés pour lui répondre, quand même ils l'auraient entendu.—Oui, oui, lui dit Ludovico, ils ne sont pas si fous; ils partagent tout entre eux. Si vous attendez que les chevaux partent, vous attendrez que le vin soit bu. J'ai pris ma part; mais puisque vous ne voulez pas de la vôtre, je ne sais pas pourquoi je ne chercherais pas à l'avoir.—Halte-là! s'il vous plaît, cria la sentinelle. Prenez ma place un instant, je ne serai pas long.

Ludovico en liberté se hâta d'ouvrir le passage. Emilie succombait presque aux anxiétés que lui avait causées ce long colloque. Ludovico leur dit que la cour était libre. Ils le suivirent sans perdre un instant, et ils entraînèrent deux chevaux qui se trouvaient écartés de la seconde cour, et qui mangeaient dans la première quelques-unes des grandes herbes qui croissaient entre les pavés.

Ils franchirent sans obstacle ces redoutables portes, et prirent la route qui conduisait aux bois. Emilie, M. Dupont, Annette, étaient à pied: Ludovico, sur un cheval, conduisait l'autre. Arrivés dans les bois, Emilie et Annette se mirent à cheval avec leurs deux protecteurs. Ludovico marcha le premier, et ils échappèrent aussi vite que le permettaient une route brisée, et la lune encore faible qui brillait au travers du feuillage.

Emilie était si étonnée de ce départ soudain, qu'à peine osait-elle se croire éveillée: elle doutait néanmoins beaucoup si cette aventure se terminerait heureusement; et ce doute n'était que trop raisonnable. Avant d'être hors des bois, ils entendirent de grands cris apportés par le vent; et en sortant des bois ils virent plusieurs lumières qui cheminaient fort vite près du château. Dupont frappa son cheval, et avec un peu de peine il le força d'aller plus vite.

—Ah! pauvre bête! s'écria Ludovico, il doit être assez las. Il a été dehors tout le jour. Mais, signor, fuyons par ici; les lumières prennent cet autre chemin.

Il donna un grand coup à son cheval, et tous deux se mirent au grand galop. Après une course assez longue, ils regardèrent derrière eux: les lumières étaient si éloignées, qu'à peine les distinguait-on; les cris avaient fait place au plus profond silence. Les voyageurs alors modérèrent leurs pas, et tinrent conseil sur la direction qu'ils devaient suivre. Ils se décidèrent à se rendre en Toscane, à tâcher de gagner la Méditerranée, et à s'embarquer promptement pour la France. M. Dupont avait le projet d'y accompagner Emilie, s'il pouvait découvrir que son régiment en eût repris la route.

Ils étaient alors dans le chemin qu'Emilie avait suivi avec Ugo et Bertrand. Ludovico, le seul de la troupe qui connût les passages de ces montagnes, assura qu'un peu plus avant, à une croisière des chemins, ils en trouveraient un qui descendrait aisément en Toscane, et qu'à peu de distance on rencontrerait une petite ville où l'on pourrait se procurer les choses nécessaires au voyage.

Occupés de leurs pensées, les voyageurs furent plus d'une heure en silence, sauf une question de temps à autre que faisait Dupont sur la route, ou une exclamation d'Annette sur un objet que le crépuscule ne laissait voir qu'imparfaitement. A la fin, on vit des lumières sur le revers d'une montagne; Ludovico ne douta pas qu'elles ne vinssent de la ville dont il avait parlé. Satisfaits de cette assurance, ses compagnons se replongèrent dans la rêverie; Annette l'interrompit la première.—Saint Pierre, dit-elle, où trouverons-nous de l'argent? Je sais que ni moi, ni ma maîtresse, nous ne possédons pas un sequin. M. Montoni y a mis bon ordre.

Cette remarque produisit un examen qui se termina par un embarras fort sérieux. Dupont avait été dépouillé de presque tout son argent quand on l'avait fait prisonnier; il avait donné le reste à la sentinelle qui lui avait permis de sortir de la prison. Ludovico, qui depuis longtemps ne pouvait obtenir le payement de ses gages, avait à peine sur lui de quoi fournir aux premiers rafraîchissements dans la ville où ils arrivaient.

Leur pauvreté était d'autant plus affligeante qu'elle pouvait les retenir plus longtemps dans les montagnes; et là, quoique dans une ville, ils pouvaient se croire encore presque au pouvoir de Montoni. Les voyageurs pourtant n'avaient d'autre parti que celui d'avancer et de tenter la fortune. Ils poursuivirent leur route à travers des vallons sauvages et obscurs, dont les forêts obstruaient quelquefois toute clarté, et ne la rendaient que par intervalles: lieux si déserts, qu'on doutait au premier coup d'œil si jamais être humain y avait mis les pieds. Le chemin qu'ils tenaient pouvait confirmer cette erreur: des herbes hautes, une prodigieuse végétation, annonçaient que du moins les passants y étaient rares.

A la fin, on entendit de très-loin les clochettes d'un troupeau: bientôt après ce fut le bêlement des brebis, et l'on reconnut le voisinage de quelque habitation humaine. Les lumières que Ludovico avait vues avaient été longtemps dérobées par de hautes montagnes. Ranimés par cette espérance, les voyageurs doublèrent le pas, et, sortant de leur défilé, ils découvrirent une des vallées pastorales des Apennins, faite pour donner l'idée de l'heureuse Arcadie. Sa fraîcheur, sa belle simplicité, contrastaient majestueusement avec les sommets neigeux des montagnes d'alentour.

L'aube du matin blanchissait l'horizon: à peu de distance, sur le flanc d'une colline qui semblait naître aux premiers regards du jour, la petite troupe distingua la ville qu'elle cherchait, et à laquelle elle arriva bientôt. Ce ne fut pas sans peine qu'ils y trouvèrent asile et pour eux et pour leurs chevaux. Emilie demanda qu'on ne s'y arrêtât pas plus de temps qu'il ne serait nécessaire; sa vue excitait la surprise: elle était sans chapeau, et n'avait eu que le temps de prendre un voile. Elle regrettait le dénûment d'argent qui ne lui permettait pas de se procurer cet article essentiel.

Ludovico examina sa bourse, elle ne pouvait suffire à payer le rafraîchissement. Dupont hasarda de se confier à leur hôte; il paraissait bon et honnête; Dupont lui expliqua leur position, et le pria de les aider à continuer leur voyage. L'hôte promit de s'y prêter autant qu'il le pourrait, puisqu'ils étaient des prisonniers qui échappaient à Montoni; il avait des raisons personnelles pour le haïr: il consentit à leur procurer des chevaux frais pour gagner une ville prochaine; mais il n'était pas assez riche pour leur donner de l'argent. Ils étaient à se lamenter, lorsque Ludovico, après avoir conduit les chevaux à l'écurie, rentra ivre de joie, et la leur fit vite partager; en levant la selle d'un des chevaux, il avait trouvé un petit sac rempli, sans doute, du butin fait par un des condottieri. Ils revenaient du pillage lorsque Ludovico s'était sauvé, et le cheval, étant sorti de la seconde cour où buvait son maître, avait emporté le trésor sur lequel le brigand comptait.

Dupont trouva que cette somme était très-suffisante pour les conduire tous en France; il était alors résolu d'y accompagner Emilie, quelles que fussent les nouvelles qu'il apprendrait de son régiment. Il se fiait à Ludovico autant que le permettait une connaissance si courte, et pourtant il ne souffrait pas la pensée de lui confier Emilie pour un si long voyage. D'ailleurs, peut-être il n'avait pas le courage de se refuser au plaisir dangereux qu'il trouvait à la voir.

On tint conseil sur le port vers lequel on devait se diriger. Ludovico, bien informé de la géographie de son pays, assura que Livourne était le port le plus accrédité et le plus proche. Dupont savait aussi qu'il était le mieux assorti au succès de leurs plans, puisque chaque jour il en partait des vaisseaux de toutes nations. Il fut déterminé qu'on s'y acheminerait promptement.

Emilie acheta un chapeau de paille, tel que le portaient les paysannes de Toscane, et quelques petits objets nécessaires au voyage. Les voyageurs échangèrent leurs chevaux fatigués contre d'autres meilleurs, et se remirent joyeusement en route avec le soleil levant. Après quelques heures de voyage à travers un pays romantique, ils commencèrent à descendre dans la vallée de l'Arno. Emilie contempla tous les charmes d'un paysage pastoral et agreste, unis au luxe des maisons qu'y possédaient les nobles de Florence, et aux richesses d'une culture variée. De loin, vers l'orient, Emilie découvrit Florence; ses tours s'élevaient sur le plus brillant horizon. Sa plaine fertile allait joindre les Apennins. Des palais, des jardins magnifiques la décoraient de tous côtés; des bosquets d'orangers, de citronniers, de vignes et d'arbres fruitiers, des plantations d'oliviers et de mûriers la coupaient en tous sens. A l'occident, cette belle plaine se terminait à la mer. La côte était si éloignée, qu'une ligne bleuâtre l'indiquait seule à l'horizon, et une légère vapeur de marine se distinguait au-dessus dans l'atmosphère.

La chaleur était excessive. Il était midi. Les voyageurs cherchèrent une retraite pour se reposer à l'ombre. Les bocages qu'ils parcouraient, remplis de raisins sauvages, de framboises et de figues, leur promettaient un rafraîchissement agréable. Ils s'arrêtèrent sous un berceau dont le feuillage épais affaiblissait l'ardeur du soleil. Une fontaine qui jaillissait du roc donnait à l'air quelque fraîcheur. On laissa paître les chevaux. Annette avec Ludovico allèrent cueillir des fruits et en apportèrent abondamment. Les voyageurs s'assirent à l'ombre d'un bosquet de sapins et de hêtres. La pelouse autour d'eux était émaillée de tant de fleurs parfumées, que, même au sein des Pyrénées, Emilie en avait moins vu. Ils y prirent leur frugal repas; et, sous l'ombrage impénétrable de ces gigantesques sapins, ils contemplaient le paysage qui, couvert des feux du soleil, descendait jusqu'à la mer.

Emilie et Dupont redevinrent peu à peu silencieux et pensifs. Annette était joyeuse et babillarde; Ludovico était fort gai, sans oublier les égards qu'il devait à ses compagnons de voyage. Le repas fini, Dupont engagea Emilie à tâcher de goûter le sommeil pendant l'extrême chaleur.

Quand Emilie s'éveilla, elle trouva la sentinelle endormie à son poste, et Dupont éveillé, mais enseveli dans ses tristes pensées. Le soleil était trop élevé pour leur permettre de continuer le voyage. Il était nécessaire que Ludovico, fatigué de tant de peines qu'il avait prises, pût achever en paix son sommeil. Emilie prit ce moment pour savoir par quel accident Dupont était devenu prisonnier de Montoni. Flatté de l'intérêt que lui témoignait cette question, et de l'occasion qu'elle fournissait pour l'entretenir de lui-même, Dupont la satisfit promptement.

—Je vins en Italie, madame, dit Dupont, au service de mon pays. Un engagement dans les montagnes, avec les bandes de Montoni, mit en déroute mon détachement. Je fus pris avec quelques-uns de mes camarades. Quand on m'apprit que j'étais captif, le nom de Montoni me frappa. Je me rappelai que votre tante avait épousé un Italien de ce nom, et que vous les aviez suivis en Italie. Ce ne fut pourtant que longtemps après que je fus certain, madame, et que ce Montoni était le même, et que vous habitiez sous le même toit que moi. Je ne vous fatiguerai pas en vous peignant mon émotion lorsque j'appris cette nouvelle. Je le dus à une sentinelle, et je sus le gagner au point de m'accorder plusieurs jouissances, dont l'une m'importait extrêmement, et n'était pas sans danger pour cet homme. Il persista pourtant à ne se charger d'aucune lettre, et à refuser de me faire connaître à vous. Il tremblait d'être découvert, et d'éprouver toutes les vengeances de Montoni. Il me fournit les occasions de vous voir plusieurs fois. Vous en êtes surprise, madame, et je vais m'expliquer mieux. Ma santé souffrait extrêmement du défaut d'air et d'exercice, et j'obtins à la fin, ou de la pitié ou de l'avarice, le moyen de me promener la nuit sur la terrasse.

Emilie devint très-attentive, et Dupont continua.

—En m'accordant cette permission, mon garde savait bien que je ne pourrais m'évader. Le château était gardé avec une extrême vigilance, et la terrasse était élevée sur un roc perpendiculaire. Il me montra aussi une porte cachée dans la boiserie de la chambre où j'étais détenu; il m'apprit à l'ouvrir. Cette porte donnait sur un passage formé dans l'épaisseur des murs; il s'étendait le long du château, et venait aboutir au coin du rempart oriental. J'ai appris depuis qu'il se trouvait d'autres couloirs dans les murailles énormes de ce prodigieux édifice. On les destinait certainement à faciliter les évasions en temps de guerre. C'est par ce chemin que, pendant la nuit, je me rendais à la terrasse. Je m'y promenais avec une extrême précaution, de peur que mes pas ne me trahissent. Les sentinelles étaient placées assez loin, parce que les murailles, de ce côté, suppléaient aux soldats. Dans une de ces promenades nocturnes, je remarquai une lumière qui venait d'une fenêtre au-dessus de ma prison. Il me vint à l'esprit que cet appartement pouvait être le vôtre, et, dans l'espérance de vous voir, je me plaçai vis-à-vis de la fenêtre.

Emilie, se rappelant la figure qu'elle avait vue sur la terrasse, et qui l'avait jetée dans une perplexité si grande, s'écria tout à coup:—C'était donc vous, monsieur Dupont, qui me causiez une si ridicule terreur? De longues souffrances avaient tant affaibli ma tête, que le moindre incident m'alarmait. Dupont se reprocha de lui avoir occasionné quelque crainte, puis il ajouta:—Appuyé sur le parapet, en face de votre fenêtre, la considération de votre situation mélancolique et de la mienne m'arracha d'involontaires gémissements qui vous attirèrent à la fenêtre, du moins je l'imagine. Je vis une personne que je crus être vous. Oh! je ne vous dirai rien de mon émotion à ce moment. Je désirais parler; la prudence me retint, et un mouvement de la sentinelle m'obligea de fuir à l'instant.

Il se passa du temps avant que je pusse tenter une seconde promenade. Je ne pouvais sortir que lorsque l'homme que j'avais gagné était de garde; il me fallait attendre son tour. Pendant ce temps, je me convainquis de la réalité de mes conjectures sur la situation de votre appartement. A ma première sortie, je retournai à votre fenêtre, et je vous vis sans oser vous parler. Je saluai de la main, vous disparûtes. J'oubliai ma prudence; je poussai une plainte. Vous revîntes, vous parlâtes. J'entendis les accents de votre voix. Ma discrétion m'aurait abandonné; mais j'entendis une sentinelle, je me retirai promptement, et cet homme m'avait vu. Il me suivit; il allait me joindre, si un stratagème ridicule n'eût en ce moment fait ma sûreté. Je connaissais la superstition de ces gens-là: je poussai un cri lugubre, dans l'espérance qu'on cesserait de me poursuivre. Heureusement je réussis. L'homme était sujet à se trouver mal; la frayeur que je lui fis lui procura un de ces accès, ce qui assura ma retraite. Le sentiment du danger que j'avais couru, et que le doublement des gardes, à cette occasion, rendait plus grand, me détourna d'errer encore sur la terrasse. Mais, dans le silence des nuits, je m'amusais d'un vieux luth que m'avait procuré le soldat; je l'accompagnais de ma voix, et quelquefois, je l'avouerai, j'avais l'espoir d'être entendu par vous. Il y a bien peu de soirées que cet espoir fut accompli. Je crus entendre une voix qui m'appelait; je craignis de répondre, à cause de la sentinelle. Avais-je raison, madame, de me le persuader ainsi? Etait-ce vous qui parliez?—Oui, lui dit Emilie avec un soupir involontaire, vous aviez raison.

Ils continuèrent leur entretien jusqu'au moment où le soleil commença à baisser.

Les voyageurs traversèrent l'Arno au clair de la lune, dans un bac. Apprenant que la ville de Pise n'était située qu'à quelques milles sur ses bords, ils auraient désiré qu'un bateau les y conduisît; il ne s'en trouvait pas, et ils reprirent leurs chevaux harassés, à l'effet de gagner cette ville. A mesure qu'ils approchaient, la vallée s'élargissait et devenait une plaine couverte de blés, parsemée de vignobles, d'oliviers et de mûriers. Il était tard avant qu'ils fussent aux portes: Emilie fut surprise d'entendre le bruit des danses et celui des instruments, et de voir les groupes heureux qui remplissaient les rues; elle se croyait presque à Venise; mais elle n'apercevait ni la mer brillant au clair de lune, ni les riantes gondoles qui sillonnaient les flots, ni ces palais élégants qui semblaient réaliser les rêves de l'imagination, et les féeries et les merveilles. L'Arno promenait ses eaux au travers de la ville; mais des concerts sur les balcons n'en augmentaient pas le charme; on n'entendait que les cris des matelots qui amenaient les vaisseaux de la Méditerranée, la chute de leurs ancres, et le sifflet des contre-maîtres. Dupont imagina que l'on pourrait trouver à Pise un vaisseau prêt à faire voile pour la France, et s'épargner ainsi le voyage de Livourne. Aussitôt qu'Emilie fut établie dans une auberge, il alla prendre des informations; mais ses efforts et ceux de Ludovico ne purent faire découvrir une seule barque frétée pour France. Dupont fit aussi de vaines recherches sur le sort de son régiment; il n'en put rien apprendre. Les voyageurs, fatigués de la marche du jour, se retirèrent de bonne heure: ils partirent le lendemain matin: et sans s'arrêter aux antiquités de cette ville célèbre, aux merveilles de la tour penchée, ils profitèrent de la fraîcheur, et traversèrent une contrée riche et fertile. Les Apennins avaient perdu leur hauteur imposante, et augmentaient les charmes d'un paysage pastoral. Emilie, en y descendant, regardait avec admiration Livourne et sa large baie couverte de vaisseaux, et bordée de montagnes.

Elle n'eut pas moins de plaisir que de surprise, quand elle trouva la ville remplie de personnes de toutes nations. Tant de costumes divers lui rappelaient les mascarades de Venise, au temps du carnaval: mais c'était en ce lieu une foule sans gaieté, du bruit et non de la musique, et l'élégance ne se trouvait que dans les points de vue.

M. Dupont, en arrivant, se rendit au port; on lui parla de plusieurs vaisseaux français, et d'un entre autres qui devait, sous peu de jours, lever l'ancre pour aller à Marseille. On pourrait, dans cette ville, s'en procurer facilement un autre, pour traverser le golfe de Lyon et gagner Narbonne. C'était près de cette ville qu'était situé le couvent où Emilie se proposait de se retirer. Dupont engagea le capitaine à les conduire jusqu'à Marseille, et Emilie fut bien aise d'apprendre que son passage en France était désormais assuré. Soulagée de la crainte qu'on ne la poursuivît, heureuse de l'espoir de revoir bientôt sa patrie et le pays qu'habitait Valancourt, elle reprit une gaieté qu'elle n'avait guère connue depuis la mort de son père. Emilie prenait intérêt à l'arrivée, au départ des vaisseaux; elle partageait la joie du retour; et quelquefois, attendrie par la douleur des amis qui se séparaient, elle mêlait une larme à celles qu'elle leur voyait répandre.

CHAPITRE XXXIV.

Retournons maintenant en Languedoc, et occupons-nous du comte de Villefort, ce seigneur qui avait hérité des terres du marquis de Villeroi, près du monastère de Sainte-Claire. On peut se souvenir que ce château n'était pas habité quand Emilie se trouva avec son père dans le voisinage, et que Saint-Aubert parut fort affecté en apprenant qu'il était aussi près du château de Blangy. Le bon Voisin avait tenu, au sujet de ce château, quelques propos alarmants pour la curiosité d'Emilie.

[Illustration]
Le comte de Villefort.

C'est en 1584, l'année que Saint-Aubert mourut, que François de Beauveau, comte de Villefort, prit possession d'un immense domaine appelé Blangy, situé en Languedoc, sur les bords de la mer. Cette terre, pendant plusieurs siècles, avait appartenu à sa famille; elle lui revenait par la mort du marquis de Villeroi, son parent, homme d'un caractère austère et de manières très-réservées. Cette circonstance, jointe aux devoirs de sa profession, qui l'appelaient souvent à la guerre, avait prévenu toute espèce d'intimité entre lui et le comte de Villefort. Ils se connaissaient peu, et le comte n'apprit sa mort qu'en recevant le testament qui lui donnait Blangy. Ce ne fut que l'année suivante qu'il se détermina à le visiter et à y passer tout l'automne. Il se rappelait souvent Blangy avec les vives couleurs que prête l'imagination au souvenir des plaisirs de la jeunesse. Dans ses premières années, il avait connu la marquise; il avait visité ce séjour dans l'âge où les impressions des plaisirs demeurent surtout sensibles. L'intervalle qui s'était depuis écoulé dans les secousses et le tumulte des affaires, qui trop souvent corrompent le cœur et gâtent le goût, n'avait point effacé de sa mémoire les ombrages du Languedoc, et jamais ce souvenir ne l'avait trouvé indifférent.

Pendant plusieurs années, le feu marquis avait abandonné le château. Le vieux concierge et sa femme l'avaient laissé dégrader à l'excès. Le comte prit le parti d'y passer un automne pour veiller aux réparations. Les prières, les larmes même de la comtesse, qui au besoin savait pleurer, n'avaient pas eu le pouvoir de changer sa résolution. Elle se prépara donc à souffrir ce qu'elle ne pouvait empêcher, et à s'absenter de Paris. Sa beauté y réunissait les suffrages, mais son esprit y avait peu de droits. Le mystérieux ombrage des bois, la grandeur sauvage des montagnes, la solitude imposante des salles gothiques, des longues galeries qui ne résonnaient qu'aux pas d'un domestique ou aux sons de l'horloge du château, tous ces objets ne lui offraient qu'une triste perspective.

Le comte avait un fils et une fille, enfants de son premier mariage; il désira qu'ils vinssent avec lui. Henri, alors dans sa vingtième année, était au service de France. Blanche, qui n'avait pas encore dix-huit ans, était toujours dans le couvent où on l'avait placée lors du second mariage de son père. La comtesse n'avait ni assez de talents pour élever sa belle-fille, ni assez de courage pour l'entreprendre. Elle avait conseillé ce parti; et la crainte qu'une beauté naissante ne vînt à éclipser la sienne lui avait fait depuis employer mille moyens pour prolonger la réclusion de Blanche. Elle n'apprit pas sans une grande mortification le dessein qu'avait son époux: elle se consolait néanmoins en considérant que, si Blanche sortait du couvent, l'obscurité de la province ensevelirait pendant quelque temps ses charmes.

Le jour du départ, les postillons s'arrêtèrent au couvent, par ordre du comte, pour prendre Blanche. Son cœur palpitait de plaisir aux idées de nouveauté et de liberté qui s'offraient à elle. A mesure que l'époque du voyage s'était rapprochée, son impatience était devenue plus forte; et pendant cette nuit, la plus ennuyeuse qu'elle eût passée, elle avait compté les minutes. L'aube du jour avait paru; la cloche du matin avait sonné; elle avait entendu les religieuses sortir de leurs cellules, et s'était élancée de son lit pour saluer ce beau jour. Elle allait se voir délivrée des entraves du cloître et goûter la liberté dans un monde où le plaisir souriait toujours, où la bonté ne s'altérait jamais; où le plaisir et la bonté régnaient sans nul obstacle. Quand on sonna à la porte de clôture, Blanche courut à la grille; elle entendit le bruit des roues, vit dans la cour la voiture de son père; elle sauta de joie en parcourant les corridors. Une religieuse vint la chercher, par ordre de l'abbesse, qui était au parloir à recevoir la comtesse; celle-ci parut à Blanche un ange qui allait la conduire au temple du bonheur. L'émotion de la comtesse, en la voyant, ne fut pas de la même nature. Blanche n'avait jamais paru aussi aimable, et le sourire de la joie donnait à tous ses traits la beauté de l'innocence heureuse.

Après un entretien fort court, la comtesse prit congé de l'abbesse; c'était le moment que Blanche attendait impatiemment, comme l'instant où allaient commencer son bonheur et le charme de sa vie. Etait-ce donc le moment des larmes et des regrets? Il le fut pourtant. Elle se retourna, d'un œil attendri, vers ses jeunes compagnes, qui pleuraient en lui disant adieu. Madame l'abbesse elle-même, si grave, si imposante, la quitta avec un degré de chagrin dont une heure auparavant elle ne se serait pas cru capable.

La présence de son père, les distractions de la route absorbèrent bientôt ses idées et dispersèrent ce nuage de sensibilité. Peu attentive à l'entretien de la comtesse et de mademoiselle Béarn, son amie, Blanche se perdait en une rêverie douce; elle voyait les nuages qui flottaient en silence sur le vague bleu des airs; ils voilaient le soleil, promenaient les ombres sur la contrée et quelquefois la découvraient toute rayonnante. Ce voyage fut pour Blanche une succession de plaisirs; la nature, à ses yeux, variait à chaque instant, et lui fournissait les plus belles et les plus charmantes images.

Sur le soir du septième jour, les voyageurs aperçurent Blangy. Sa situation romantique fit une forte impression sur Blanche; elle observait avec étonnement les montagnes des Pyrénées, qu'elle n'avait jamais vues que de loin pendant le jour.

A mesure que Blanche approchait, les traits gothiques de cette antique demeure se dessinaient successivement. D'abord une tour fortifiée s'élevait entre les arbres; puis l'arcade ruinée d'une porte immense. Blanche croyait presque approcher du château célébré dans les vieilles histoires, où les chevaliers voyaient à travers les créneaux un champion et sa suite revêtus d'armes noires, et qui venait arracher la dame de ses pensées à l'oppression d'un rival orgueilleux.

Les voitures s'arrêtèrent à une porte qui conduisait à l'enceinte du château, et qui alors était fermée. La grosse cloche qui devait servir à annoncer les étrangers était depuis longtemps tombée de sa place; un domestique monta sur un mur ruiné, pour avertir les gens du château que leur maître arrivait.

Blanche, appuyée à la portière, s'abandonnait aux douces et charmantes émotions que l'heure et le lieu lui causaient. Le soleil avait quitté les cieux; le crépuscule brunissait les montagnes; les flots, très-éloignés, réfléchissant encore les nuances ternes de l'occident, semblaient comme une trace de lumière qui bordait l'horizon. On entendait le bruit monotone des vagues qui venaient se briser sur le rivage. Chaque personne de la compagnie rêvait aux objets dont elle était occupée. La comtesse regrettait les plaisirs de Paris, voyait avec dégoût ce qu'elle appelait de tristes bois et une solitude sauvage; et, frappée de l'idée qu'elle serait séquestrée dans ce vieux château, elle était disposée à ne rien voir qu'avec mécontentement. Les sentiments de Henri étaient à peu de chose près les mêmes. Il donnait un triste soupir aux délices de la capitale et au souvenir d'une dame qu'il aimait, du moins le croyait-il, et il est sûr que son imagination en était occupée; mais le pays, un genre de vie différent, avaient pour lui les charmes de la nouveauté, et ses regrets étaient mélangés des riantes illusions de la jeunesse.

Les portes s'ouvrirent à la fin; la voiture avança lentement sous de grands châtaigniers qui achevaient d'obscurcir le jour. On suivait une ancienne avenue que de grandes herbes et d'autres plantes rendaient alors presque impraticable, et qu'on ne distinguait plus qu'à l'éloignement des arbres. Cette avenue avait un quart de lieue de long: c'était celle où Saint-Aubert et Emilie s'étaient engagés une fois en arrivant dans le voisinage par l'espoir de trouver un asile. La solitude de ce lieu et une figure que le postillon avait prise pour un voleur leur avaient fait tout à coup rebrousser chemin.

—Quelle déplaisante habitation! s'écria la comtesse à mesure que la voiture avançait au milieu des bois. Sûrement, monsieur, vous ne comptez pas rester l'automne entier dans cette barbare solitude? Il y faudrait porter une coupe d'eau du Léthé, afin qu'au moins le souvenir d'un pays moins affreux n'augmentât pas la laideur de celui-ci.—Je me conduirai suivant les circonstances, dit le comte. Cette solitude barbare était l'habitation de mes ancêtres.

La voiture s'arrêta au château, et devant la porte du vestibule attendaient le vieux concierge et les domestiques de Paris qu'on avait envoyés pour disposer le château. Blanche s'aperçut que l'édifice n'était pas entièrement dans le style gothique, et qu'il s'y trouvait beaucoup d'additions très-modernes. La salle énorme et sombre où elle entra n'était pas à la vérité de ce nombre: une tapisserie somptueuse qu'on ne pouvait alors distinguer représentait sur les murailles quelques traits des romans provençaux. La grande fenêtre était parée d'églantiers et de pampres en berceaux. Ouverte, en ce moment, elle laissait voir au travers un plan incliné de verdure que formait la cime des bois sur la pente du promontoire. Au delà se découvraient les flots de la Méditerranée, qui, au sud et à l'orient, se perdaient avec l'horizon.

Tandis que la comtesse demandait quelques rafraîchissements, le comte avec son fils visitait d'autres parties de la maison. Blanche restait témoin malgré elle de la mauvaise humeur et du mécontentement de sa belle-mère.

Blanche, profitant du peu de jour qui restait, courut à de nouvelles découvertes. Elle sortit du salon, et passa du vestibule en une immense galerie, dont les murailles ornées de pilastres en marbre soutenaient un toit voûté composé de riches mosaïques. Une fenêtre qui semblait la terminer laissait apercevoir la campagne. Le paysage, légèrement voilé, commençait à confondre ses traits qu'enveloppait déjà l'ombre au loin répandue.

—Ai-je donc vécu si longtemps en ce monde, se disait-elle, sans avoir vu ce spectacle, sans avoir éprouvé ces délices? La plus pauvre paysanne des domaines de mon père a vu depuis son enfance le coup d'œil de la nature, a parcouru en liberté ces situations pittoresques; et moi, au fond d'un cloître, on m'a privée de ces merveilles, qui doivent enchanter les yeux et ravir tous les cœurs. Comment ces pauvres nonnes, comment ces pauvres moines peuvent-ils sentir une violente ferveur, s'ils ne voient ni lever ni coucher le soleil? Jamais, jusqu'à ce soir, je n'ai connu ce qu'était la dévotion. Jamais, jusqu'à ce soir, je n'avais vu le soleil quitter cet hémisphère. Demain, pour la première fois de ma vie, demain je le verrai lever. Oh! qui pourrait vivre à Paris? ne voir que des murs noirs et de sales rues quand, au milieu de la campagne, on peut voir et l'azur des cieux et le vert gazon de la terre!

Ce monologue d'enthousiasme fut troublé par un bruit qui retentit dans la salle. La solitude de ce lieu pouvait laisser place à la crainte. Blanche crut voir un objet qui se glissait entre les colonnes. Elle observa un moment en silence; mais, honteuse de cette crainte ridicule, elle reprit assez de courage pour demander qui c'était.—Ah! mademoiselle, est-ce vous? dit la vieille concierge, qui venait fermer les fenêtres. Je suis bien aise que ce soit vous. Le ton dont elle prononça ces paroles, l'émotion vive qu'il indiquait surprirent beaucoup la jeune Blanche.—Vous semblez effrayée, Dorothée, lui dit-elle; qui donc vous fait si peur?—Non, non, je ne suis pas effrayée, mademoiselle, répliqua Dorothée en hésitant et tâchant de paraître calme. Je suis vieille, et peu de chose me trouble. Blanche sourit.—Je suis bien aise que monsieur le comte soit venu vivre au château, mademoiselle, continua Dorothée. Il a été désert bien des années: cela faisait trembler. A présent le château ressemblera un peu à ce qu'il était du temps que ma pauvre dame était vivante. Blanche demanda combien il s'était passé de temps depuis la mort de la marquise.—Hélas! mademoiselle, si longtemps, reprit Dorothée, que j'ai cessé de compter les années. Le château, depuis cette époque, m'a toujours paru en deuil, et je suis sûre que les vassaux l'ont toujours au fond de leurs cœurs. Mais vous vous êtes égarée, mademoiselle; voulez-vous revenir à l'autre partie de la maison?

Blanche désira de retourner au côté habité; et comme tous les passages étaient complétement obscurs, Dorothée la mena par dehors, en côtoyant le bâtiment; elle ouvrit la grande salle, et trouva mademoiselle Béarn.—Où avez-vous donc été si longtemps? lui dit celle-ci. Je commençais à croire que quelque aventure surprenante vous était arrivée, et que le géant de ce château enchanté, l'esprit qui sans doute y revient, vous avait jetée par une trappe en quelque voûte souterraine, d'où vous ne reviendriez jamais.—Non, répondit Blanche en riant; vous paraissez aimer si fort les aventures, que je vous les abandonne toutes.—Eh bien, je consens à les achever, pourvu qu'un jour je puisse les raconter.—Ma chère mademoiselle Béarn, dit Henri qui entrait, les revenants de ce temps-ci ne seraient pas assez mal appris pour essayer de vous faire taire. Nos revenants sont trop civilisés pour condamner une dame à un purgatoire plus cruel que le leur, quel qu'il soit.

Mademoiselle Béarn ne fit que rire; le comte entra, et l'on servit le souper. Le comte parla fort peu, parut distrait, et fit souvent l'observation que, depuis qu'il n'avait vu ce lieu, il était bien changé! Il s'est écoulé bien des années depuis cette époque, dit-il; les grands traits du site sont les mêmes, mais ils me font une impression bien différente de celle que je sentais autrefois.—Est-ce que ce théâtre, dit Blanche, vous a paru jadis plus agréable qu'aujourd'hui? cela me semble à peine possible. Le comte la regarda avec un sourire mélancolique; il était autrefois aussi délicieux à mes regards, qu'il l'est maintenant aux vôtres. Le paysage n'a pas changé; mais j'ai changé, moi, avec le temps. L'illusion de mon esprit prêtait son coloris à la nature: elle est perdue! Si dans votre vie, ma chère Blanche, vous revenez en ce lieu après en avoir été absente pendant plusieurs années, vous vous rappellerez peut-être les sentiments de votre père, et vous les comprendrez alors.

Les fatigues de la journée engagèrent la compagnie à se séparer de bonne heure. Blanche, à travers une longue galerie boisée de chêne, se rendit à son appartement. Il était spacieux, fort élevé, les fenêtres gothiques en étaient hautes, et son air lugubre n'était pas propre à dédommager de la position écartée où il se trouvait. La jeune fille fit une prière plus fervente que jamais elle n'en avait prononcé sous les tristes voûtes du cloître. Elle resta en contemplation, jusqu'à ce que, vers minuit, l'obscurité s'étendît sur toute la contrée; alors elle se coucha, et ne fit que d'heureux songes. Doux sommeil, que connaissent seuls la santé, le bonheur et l'innocence!

Le sommeil de Blanche se prolongea bien longtemps après l'heure que la veille elle avait si impatiemment désirée: sa femme de chambre, fatiguée du voyage, ne l'appela que pour déjeuner. Ce désagrément fut oublié bien vite, quand, en ouvrant la fenêtre, elle vit d'un côté la grande mer étincelante aux rayons du matin, les voiles légères, et les rames qui fendaient l'onde; de l'autre, les bois, leur fraîcheur, les vastes plaines, les montagnes bleues, qui se coloraient de l'éclat du jour.

En respirant cet air si pur, la santé s'épanouit sur ses joues, et la gaieté pétilla dans ses yeux.

Qui donc a pu inventer les couvents? se disait-elle. Qui donc a pu le premier persuader à des humains de s'y rendre, et, prenant la religion pour prétexte, les éloigner de tous les objets qui l'inspirent? L'hommage d'un cœur reconnaissant est celui que Dieu nous demande; et quand on voit sa gloire, n'est-on pas bien reconnaissant? Je n'ai jamais senti tant de dévotion, pendant les heures d'ennui que j'ai passées au couvent, que pendant le peu de minutes que j'ai passées ici. Je regarde autour de moi, et j'adore Dieu du fond de mon cœur.

En disant ces mots, elle quitta la fenêtre, parcourut la galerie, et se trouva dans la salle du déjeuner, où le comte était déjà. La gaieté d'un soleil brillant avait dissipé sa tristesse; le sourire était sur ses lèvres: il parla à sa fille avec sérénité, et le cœur de Blanche répondit à cette douce disposition. Henri, bientôt après, la comtesse et mademoiselle Béarn parurent, et toute la compagnie sembla ressentir l'influence de l'heure et du lieu.

Chargement de la publicité...