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Les mystères d'Udolphe

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[Illustration]
Morano.

Madame Montoni reçut de très-mauvaise grâce les compliments des signors. Il suffisait, pour lui déplaire, qu'ils fussent les amis de son époux; elle les haïssait encore, parce qu'elle les accusait d'avoir contribué à le retenir dehors toute la nuit précédente. Enfin elle leur portait envie, parce que, bien convaincue de son peu d'influence sur Montoni, elle supposait qu'il préférait leur société à la sienne. Le rang du comte Morano lui valut un accueil qu'elle refusait à tout le reste; son maintien, ses manières dédaigneuses, la recherche extravagante de sa parure (elle n'avait pas encore adopté le costume vénitien), contrastaient fortement avec la beauté, la modestie, la douceur, la simplicité de sa nièce. Emilie observait avec plus d'attention que de plaisir la société qui l'entourait: la beauté, néanmoins, les grâces séduisantes de la signora Livona, l'attirèrent involontairement; la douceur de ses accents, son air de complaisance, réveillèrent dans le cœur d'Emilie les affections aimables qui semblaient sommeiller depuis longtemps. Pour profiter de la fraîcheur de la soirée, toute la compagnie s'embarqua dans la gondole de Montoni: le rouge brillant du couchant colorait encore les vagues et s'affaiblissait à l'occident; les dernières teintes semblaient se dégrader avec lenteur, tandis que le bleu foncé de la voûte céleste commençait à briller d'étoiles. Emilie se livrait à des émotions aussi douces qu'elles étaient sérieuses; le calme de la mer sur laquelle elle voguait, les images qui venaient s'y peindre, un nouveau ciel, des étoiles répétées dans les flots, l'esquisse rembrunie des tours et des portiques, le silence enfin de cette heure avancée, qu'interrompaient seulement le battement d'une vague et les sons imparfaits d'une musique éloignée; tout élevait ses pensées. Des larmes s'échappaient de ses yeux; les rayons de la lune, qui prenaient plus de force à mesure que les ombres s'étendaient, jetaient alors sur elle leur éclat argentin. A demi couverte d'un voile noir, sa figure en recevait une inimitable douceur.

Le comte Morano, assis près d'Emilie, et, qui l'avait considérée en silence, prit tout à coup son luth; il en toucha les cordes en chantant d'une voix flatteuse un rondeau plein de mélancolie.

Quand il eut fini, il donna le luth à Emilie. En s'accompagnant sur cet instrument, elle chanta une petite romance, puis une chanson populaire de son pays, avec beaucoup de goût et de simplicité; mais ce chant qu'elle aimait ramena vivement son imagination à des souvenirs affligeants: alors sa voix tremblante expira sur ses lèvres, et les cordes du luth ne résonnèrent plus sous sa main. Honteuse enfin de l'émotion qui l'avait trahie, elle passa subitement à une chanson si gaie, si légère, que des pas de danse semblaient répondre à toutes les notes. Bravissimo! s'écria son auditoire; et l'air fut redemandé. Au milieu des compliments qu'on lui fit, ceux du comte ne furent pas les moins empressés; ils duraient encore quand Emilie passa le luth à la signora Livona, qui s'en servit avec tout le goût italien.

Le comte, Emilie, Cavigni et la signora chantèrent ensuite des canzonnettes, accompagnés de deux luths et de quelques autres instruments. Quelquefois les instruments cessaient, et les voix, dans un parfait accord, s'adoucissaient jusqu'au dernier degré; elles se relevaient après une pause: les instruments reprenaient successivement, et le chœur général faisait retentir les airs.

Pendant ce temps, Montoni, las de cette musique, réfléchissait au moyen de se dégager de la partie, pour suivre ceux qui voudraient aller au jeu dans un casin. Il proposa de retourner au rivage: Orsino l'appuya de grand cœur; mais le comte et tous les autres s'y opposèrent avec vivacité.

Montoni méditait de nouveau comment il pourrait se dispenser d'accompagner le comte plus longtemps: les gondoliers d'un bateau vide, et qui revenait à Venise, passèrent à côté du sien. Sans se tourmenter plus longtemps d'une excuse, il saisit l'occasion, et, confiant les dames aux soins de ses amis, il partit avec Orsino. Emilie, pour la première fois, le vit sortir avec regret; elle regardait sa présence comme une protection, sans bien savoir ce qu'elle avait à craindre. Il prit terre à la place Saint-Marc, et courant au casin, il se perdit dans la foule des joueurs.

Le comte avait secrètement fait partir un de ses gens dans le bateau de Montoni: il avait demandé sa gondole et ses musiciens. Emilie, qui ne savait rien de ses projets, entendit les joyeuses chansons des gondoliers qui s'approchaient, et qui, placés au bord de leur bateau, troublaient avec leurs rames les flots d'argent où se peignait la lune: bientôt elle distingua le son des instruments, une symphonie bruyante partit; à l'instant même les bateaux se rencontrèrent, les gondoliers les unirent; le comte alors expliqua tout, et l'on passa dans sa gondole, que décoraient des ornements du meilleur goût.

Pendant qu'on partageait une collation de fruits et de glaces, les musiciens dans l'autre barque faisaient entendre une mélodie charmante; le comte, assis près d'Emilie, n'était occupé que d'elle, et lui prodiguait d'une belle voix, mais passionnée, des compliments dont le sens n'était pas douteux; pour les éviter, elle entretenait la signora Livona, et prenait avec le comte une réserve imposante, mais trop douce pour contenir ses empressements. Il ne pouvait voir, entendre qu'Emilie; il ne pouvait parler qu'à elle. Cavigni l'observait avec humeur, Emilie avec embarras: elle ne désirait rien tant que de retourner à Venise.

Ils prirent terre à la place Saint-Marc; la beauté de la nuit détermina madame Montoni à agréer les propositions du comte de parcourir la promenade avant que d'aller souper à son casin avec le reste de la société. Si quelque chose avait pu dissiper les tourments d'Emilie, c'était la nouveauté de tout ce qui l'entourait, les ornements des palais et le tumulte des mascarades.

Enfin ils se rendirent au casin; il était orné dans le meilleur goût, un souper splendide y était préparé: mais ici la réserve d'Emilie fit comprendre au comte combien la faveur de madame Montoni lui était nécessaire: la condescendance qu'elle lui avait déjà montrée l'empêchait de juger l'entreprise bien difficile; il reporta donc sur la tante une partie de ses attentions pour Emilie. Madame Montoni fut tellement flattée de cette distinction, qu'elle ne put en dissimuler sa joie; avant la fin de la soirée, le comte avait toute son estime. S'adressait-il à madame Montoni? son visage morose s'épanouissait, elle souriait à toutes ses paroles, agréait toutes ses propositions; il l'invita avec la société à prendre le café dans sa loge, à l'opéra, le jour suivant: Emilie entendit qu'elle acceptait, et ne fut plus occupée que de trouver une excuse qui l'en dispensât.

Il était tard avant que la gondole fût demandée: la surprise d'Emilie fut extrême quand, à la sortie du casin, elle vit le soleil s'élever des flots adriatiques, et la place Saint-Marc encore remplie de monde. Le sommeil depuis longtemps appesantissait ses yeux, la fraîcheur du vent de mer la ranima, et elle aurait même quitté la place avec regret, sans la présence du comte, qui voulut absolument escorter les dames jusque chez elles. Là, elles apprirent que Montoni n'était point encore rentré: sa femme rentra dans son appartement, et délivra Emilie de l'ennui de sa compagnie.

Montoni revint tard, il était en fureur; il avait fait une perte considérable; avant de se coucher, il voulut entretenir particulièrement Cavigni, et l'air de ce dernier fit assez voir le jour suivant que le sujet de la conférence lui avait été peu agréable.

Madame Montoni, qui tout le jour avait gardé le silence du mécontentement, reçut vers le soir quelques Vénitiennes dont les douces manières avaient enchanté Emilie. Ces dames avaient un grand air d'aisance, de bienveillance avec les étrangers; il semblait qu'elles les connussent depuis longtemps; leur conversation était tour à tour tendre, sentimentale, sémillante. Madame Montoni même, qui n'avait aucun attrait pour ce genre d'entretien, et dont la sécheresse et l'égoïsme contrastaient souvent à l'excès avec leur extrême politesse, madame Montoni ne put être insensible à leurs charmes.

Cavigni rejoignit les dames dans la soirée. Montoni avait d'autres engagements. Elles s'embarquèrent dans la gondole pour se rendre à la place Saint-Marc, où l'affluence était aussi considérable que la veille.

Après une courte promenade, on s'assit à la porte d'un casin; et pendant que Cavigni se faisait apporter du café et des glaces, le comte Morano arriva. Il aborda Emilie avec un air d'impatience et de plaisir, qui, joint à ses attentions continuelles de la veille, l'obligèrent à le recevoir avec la plus timide réserve.

Il était près de minuit lorsqu'on se rendit à l'opéra. Emilie, en y entrant, se rappela tout ce qu'elle venait de quitter, et fut moins éblouie. Toute la splendeur de l'art lui paraissait au-dessous du sublime de la nature. Son cœur n'était pas ému; des larmes d'admiration ne s'échappèrent pas de ses yeux comme à la vue d'un océan immense et de la grandeur des cieux, au son des vagues tumultueuses, aux accords d'une musique enivrante. De tels souvenirs devaient rendre insipide la scène usée qui s'offrait à ses regards.

Plusieurs semaines s'écoulèrent dans le cours des visites ordinaires. Emilie s'amusait à considérer un théâtre et des mœurs aussi opposées à ceux de la France; mais le comte Morano s'y trouvait trop fréquemment pour sa tranquillité. Ses grâces, sa figure, ses agréments, qui faisaient l'admiration générale, eussent peut-être attiré aussi celle d'Emilie, si son cœur n'eût été rempli de Valancourt. Peut-être encore eût-il fallu qu'il eût mis plus de modération dans ses poursuites. Quelques traits de son caractère qu'il découvrit dans sa persécution, indisposèrent Emilie sur tout le reste, et la prévinrent contre ses meilleures qualités.

Bientôt après son arrivée à Venise, Montoni reçut un paquet de M. Quesnel. Il annonçait la mort de l'oncle de sa femme, à sa maison de la Brenta, et le projet qu'il avait formé de venir promptement prendre possession de cette maison et des autres biens qui devenaient son partage. Cet oncle était frère de la mère de madame Quesnel. Montoni lui était parent du côté de son père; et quoiqu'il n'eût rien à prétendre sur cette riche succession, il ne put cacher toute l'envie que cette nouvelle excitait dans son cœur.

Emilie avait observé que, depuis son départ de France, Montoni n'avait pas même conservé d'égards pour sa tante: d'abord, il l'avait négligée; maintenant, il ne lui montrait que de l'éloignement et de l'humeur. Elle n'avait jamais supposé que les défauts de sa tante eussent échappé au discernement de Montoni, et que son esprit et sa figure eussent mérité son attention. La surprise que lui causa ce mariage avait été extrême; mais le choix étant fait, elle n'imaginait pas comment il pouvait aussi ouvertement lui témoigner son mépris. Montoni, attiré par l'apparente richesse de madame Chéron, se trouva singulièrement déchu de ses espérances. Séduit par les ruses qu'elle avait mises en œuvre tant qu'elle l'avait cru nécessaire, il s'était vu duper dans une affaire où lui-même il avait voulu tromper. Il avait été joué par les finesses d'une femme dont il estimait fort peu l'intelligence, et se trouvait avoir sacrifié son orgueil et sa liberté, sans se préserver de la ruine désastreuse suspendue sur sa tête. Madame Montoni avait placé sur elle-même la plus grande partie de sa fortune. Montoni s'était emparé du reste; et quoique la somme qu'il en avait réalisée fût inférieure à son attente comme à ses besoins, il avait emporté cet argent à Venise, pour en imposer au public et tenter la fortune par un dernier effort.

Les ouvertures qu'on avait faites à Valancourt sur le caractère et la position de Montoni, n'étaient que trop exactes. C'était au temps, c'était aux occasions à dévoiler le mystère.

Madame Montoni n'était pas de caractère à souffrir une injure avec douceur, encore moins à la ressentir avec dignité. Son orgueil exaspéré se déployait avec toute la violence, toute l'aigreur d'un esprit étroit ou tout au moins fort mal réglé. Elle ne voulait pas même reconnaître que sa duplicité avait en quelque sorte provoqué un pareil mépris. Elle persista à croire qu'elle seule était à plaindre, et que Montoni était seul à blâmer. Peu capable de saisir quelque idée morale d'obligation, elle n'en concevait la force que lorsqu'on les violait à son égard. Sa vanité souffrait déjà cruellement du mépris ouvert de son époux; il lui restait à souffrir davantage en découvrant l'état de ses biens. Le désordre de sa maison apprenait une partie de la vérité aux personnes sans passion; mais celles qui voulaient très-décidément ne croire que selon leurs désirs, étaient tout à fait aveuglées. Madame Montoni ne se croyait guère moins qu'une princesse, étant souveraine d'un palais à Venise et d'un château dans l'Apennin. Quelquefois Montoni parlait d'aller pour quelques semaines à son château d'Udolphe. Il voulait en examiner l'état et y recevoir ses revenus. Il paraissait que depuis deux ans il n'en avait pas approché, et que le château était abandonné aux soins d'un ancien domestique, que Montoni appelait son intendant.

Emilie entendait parler de ce voyage avec plaisir; il lui promettait des idées nouvelles et quelque intervalle aux assiduités de Morano. D'ailleurs, à la campagne, elle aurait plus de loisir pour s'occuper de Valancourt, pour se livrer à la mélancolie en se peignant son image, pour se retracer les environs de la vallée que sanctifiait la mémoire de ses parents. Ces tableaux qu'elle se faisait étaient plus doux à son cœur que toute la magnificence des assemblées.

Le comte Morano ne s'en tint pas longtemps au langage muet de l'empressement. Il déclara sa passion à Emilie, et fit ses propositions à Montoni, qui les agréa en dépit des refus d'Emilie. Encouragé par Montoni, et surtout par une aveugle vanité, le comte ne désespéra point de son succès. Emilie fut surprise et vivement offensée de sa persévérance.

Morano passait presque tout son temps chez Montoni; il y dînait habituellement, et il suivait partout madame Montoni et Emilie.

Une seconde lettre de M. Quesnel annonça son arrivée et celle de sa femme à Miarenti: elle contenait quelques détails sur le heureux hasard qui le conduisait en Italie, et finissait par une pressante invitation pour Montoni, son épouse et sa nièce, de le visiter dans sa nouvelle possession.

Emilie reçut, à peu près dans le même temps, une lettre bien plus intéressante, et qui, pour quelque temps, adoucit l'amertume de son cœur. Valancourt espérant qu'elle pouvait être encore à Venise, avait hasardé une lettre par la poste: il lui parlait de son amour, de ses inquiétudes et de sa constance. Il avait langui à Toulouse encore quelque temps après son départ; il y avait goûté le plaisir d'errer dans tous les lieux où elle avait eu l'habitude de se trouver; il en était parti pour se rendre au château de son frère, dans le voisinage de la vallée. Il ajoutait: «Si mon service et mon devoir ne m'obligeaient pas à rejoindre mon régiment, je ne sais pas quand j'aurais assez de courage pour m'éloigner d'un lieu que votre souvenir me rend si cher. Le voisinage de la vallée est le seul motif qui m'ait retenu si longtemps à Estuvière.»

Dans une autre partie de la lettre, il écrivait: «Vous devez voir que ma lettre est datée de plusieurs jours différents. Regardez ces premières lignes, et vous verrez que je les écrivis bientôt après votre départ de France.

«Je viens d'apprendre une circonstance qui détruit à la fois toutes mes illusions. Elle me résigne à la nécessité de rejoindre mon régiment. Je ne puis plus errer sous ces ombrages chéris où je vous trouvais en pensée. La vallée est louée. J'ai lieu de croire que c'est à votre insu, d'après ce que Thérèse m'a dit ce matin, et c'est pour cela que je vous en parle. Elle fondait en larmes en me racontant qu'elle allait quitter le service de sa chère maîtresse et le château où elle avait passé tant d'années heureuses: et tout ceci, ajoutait-elle, sans une lettre de mademoiselle qui m'en adoucisse la douleur. C'est l'ouvrage de M. Quesnel; et j'ose dire qu'elle ignore elle-même tout ce qui va se passer ici.

«Thérèse m'apprit qu'elle avait reçu une lettre de lui. Il lui annonçait que le château était loué; qu'on n'avait plus besoin de ses services, et qu'elle eût à déloger dans la semaine où elle recevrait cette nouvelle.»

Cette lettre fit verser bien des larmes à Emilie, mais des larmes de tendresse et de satisfaction, en apprenant que Valancourt se portait bien, et que l'absence ni le temps n'avaient effacé son image. Cette lettre était remplie de choses qui la touchèrent. Avec quelle sensibilité Valancourt racontait ses visites à la vallée, rendait compte des émotions délicates que ce lieu réveillait en lui! Elle eut bien de la peine à se distraire de Valancourt. Quant à l'avis qu'il lui donnait sur la vallée, elle était surprise et blessée que M. Quesnel eut loué son habitation sans daigner même la consulter. Ce procédé montrait assez à quel point il croyait son autorité absolue, et ses pouvoirs illimités dans le maniement de ses affaires.

Emilie pleurait amèrement en faisant ces réflexions. Elle chercha ce qu'elle pouvait faire pour Thérèse, comment elle s'expliquerait à ce sujet avec M. Quesnel. Elle craignait beaucoup que son âme glacée ne sentît rien. Elle voulut s'informer si, dans ses lettres à Montoni, M. Quesnel faisait mention de ses affaires, et bientôt Montoni lui en fournit l'occasion: il la fit prier de passer dans son cabinet. Elle ne doutait pas qu'il n'eût à lui communiquer la partie de la lettre de M. Quesnel, relative à son opération de la vallée; elle s'y rendit promptement. Il était seul.

J'écrivais à M. Quesnel, lui dit-il quand elle parut; c'est une réponse à la lettre que j'en ai reçue dernièrement. Je désirais vous entretenir sur un article de cette lettre.

—Je désirais aussi, monsieur, vous entretenir à ce sujet, répondit Emilie.

—C'est une chose très-intéressante pour vous, reprit Montoni; vous la voyez, sans doute, sous le même rapport que moi; car on ne peut l'envisager sous aucun autre: vous conviendrez que toute objection fondée sur le sentiment, comme on l'appelle, doit céder à des considérations d'un avantage plus solide.

—En accordant ceci, dit Emilie modestement, il me semble que les considérations d'humanité doivent entrer aussi dans le calcul; mais je crains qu'il ne soit trop tard pour délibérer sur ce plan, et je regrette qu'il ne soit plus en mon pouvoir de le rejeter.

—Il est trop tard, dit Montoni; mais je suis bien aise de voir que vous vous soumettez à la raison et à la nécessité, sans vous livrer à des plaintes inutiles. J'applaudis singulièrement à cette conduite; elle annonce une force d'âme dont votre sexe est rarement capable. Quand vous aurez quelques années de plus, vous reconnaîtrez le service que vos amis vous rendent en vous retirant des romanesques illusions du sentiment; vous les regarderez comme des lisières d'enfance qu'il faudrait briser en sortant de nourrice. Je n'ai pas fermé ma lettre, et vous pouvez y ajouter quelques lignes pour informer votre oncle de votre consentement: vous le verrez bientôt. Mon intention est de vous mener à Miarenti sous peu de jours avec madame Montoni; vous pourrez causer de cette affaire.

Emilie écrivit sur le dos du papier les lignes suivantes:

«Il est à présent inutile, monsieur, de vous présenter des observations sur l'objet dont le signor Montoni m'apprend qu'il vous écrit. J'aurais pu désirer qu'on eût conclu l'affaire moins précipitamment; cela m'aurait donné du temps pour vaincre ce que le signor appelle des préjugés, et dont le poids accable mon cœur. Puisque la chose est faite, je m'y soumets; mais, malgré ma soumission, j'ai bien des choses à dire sur d'autres points relatifs au même sujet, et je les réserve pour le moment où j'aurai l'honneur de vous voir. Je vous prie, monsieur, en attendant, de vouloir bien prendre soin de la pauvre Thérèse, en considération, monsieur, de votre nièce affectionnée

«Emilie Saint-Aubert

Montoni sourit ironiquement à ce qu'avait écrit Emilie, mais il ne lui fit aucune objection. Elle se retira dans son appartement, et commença une lettre pour Valancourt; elle y rapportait les particularités de son voyage et son arrivée à Venise. Elle y décrivait les scènes les plus frappantes de son passage des Alpes, ses émotions à la première vue de l'Italie, les mœurs et le caractère du peuple qui l'entourait, et quelques détails sur la conduite de Montoni. Elle évita de nommer le comte Morano; elle parla bien moins encore de la déclaration qu'il avait faite; elle savait combien le véritable amour est prompt à s'effrayer.

Le jour suivant, le comte dîna chez Montoni; il était d'une rare gaieté. Emilie remarqua, dans ses manières avec elle, un air de confiance et de joie qu'il n'avait jamais eu: elle s'efforça de le réprimer en redoublant sa froideur habituelle, mais elle n'y réussit pas. Il parut épier l'occasion de l'entretenir sans témoins; mais Emilie lui répliqua toujours qu'elle ne voulait rien entendre de ce qu'il ne voulait pas dire tout haut.

Sur le soir, madame Montoni et sa société allèrent se promener sur la mer; le comte en conduisant Emilie à son zendaletto, porta sa main jusqu'à ses lèvres, et la remercia de la condescendance qu'elle avait daigné lui montrer. Emilie, surprise et mécontente, se hâta de retirer sa main, et crut qu'il plaisantait. Mais, quand au bas de la terrasse elle vit à la livrée que c'était le zendaletto du comte, et que le reste de la société, s'étant arrêté dans les gondoles, était au moment de partir, elle résolut de ne point souffrir un entretien particulier, elle lui donna le bonsoir et retourna vers le portique. Le comte la suivit, priant et suppliant Montoni, qui parut et fit trêve aux sollicitations. Il prit Emilie par la main, et la mena au zendaletto; Emilie priait tout bas Montoni de considérer l'inconvenance de cette démarche.

—Ce caprice est intolérable, dit-il, et je n'y céderai point. Je ne vois ici nulle inconvenance.

De ce moment, l'éloignement d'Emilie pour le comte devint une sorte d'horreur; l'audace inconcevable avec laquelle il continuait de la poursuivre en dépit de son refus, l'indifférence qu'il témoignait pour son opinion particulière, tant que Montoni favoriserait ses prétentions, tout se réunissait pour augmenter l'excessive répugnance qu'elle n'avait jamais cessé de ressentir pour lui. Elle fut pourtant un peu moins mécontente en apprenant que Montoni serait de la partie. Il se mit d'un côté, Morano se plaça de l'autre; on ne dit pas un mot pendant que les gondoliers préparaient leurs rames. Emilie frémissait de l'entretien qui suivrait ce silence; elle eut enfin assez de courage pour le rompre par quelques paroles oiseuses, à dessein de prévenir les beaux discours de l'un et les reproches de l'autre.

—J'étais impatient, lui dit le comte, de vous exprimer la reconnaissance que j'ai de vos bontés; mais je dois aussi des remercîments au signor Montoni, qui m'a procuré l'occasion que je désirais si vivement.

Emilie regarda le comte avec un mélange de surprise et de mécontentement.

—Quoi donc! continua-t-il, voudriez-vous diminuer le charme de ce moment délicieux? Pourquoi me rejeter dans les perplexités du doute, et démentir, par vos regards, la faveur de vos dernières déclarations? Vous ne pouvez douter de ma sincérité, de toute l'ardeur de ma passion. Il est inutile, charmante Emilie, sans doute il est bien inutile que vous cherchiez plus longtemps à déguiser vos sentiments.

—Si je les avais jamais déguisés, monsieur, reprit Emilie après avoir recueilli ses esprits, sans doute il serait inutile de dissimuler plus longtemps. J'avais espéré que vous m'épargneriez la nécessité de les déclarer encore; mais puisque vous m'y forcez, entendez-moi protester, et pour la dernière fois, que votre persévérance vous prive même de l'estime dont j'étais disposée à vous croire digne.

—Pour le coup, s'écria Montoni, cela passe mon attente; j'avais reconnu des caprices dans les femmes, mais... Observez, mademoiselle Emilie, que si le comte est votre amant, moi je ne le suis point, et je ne servirai point de jouet à vos capricieuses incertitudes. On vous propose une alliance dont toute famille se trouverait honorée: la vôtre n'est pas noble, souvenez-vous-en; vous avez résisté longtemps à mes remontrances, mon honneur est maintenant engagé; je n'entends pas souffrir qu'on y porte atteinte. Vous persisterez, s'il vous plaît, dans la déclaration que vous m'avez chargé de faire au comte.

—Il faut certainement que vous soyez dans l'erreur, monsieur, dit Emilie; mes réponses sur ce sujet ont été constamment les mêmes; il est indigne de vous de m'accuser de caprices. Si vous avez consenti, monsieur, à vous charger de mes réponses, c'est un honneur que je ne sollicitais pas: j'ai déclaré moi-même au comte Morano ainsi qu'à vous, monsieur, que jamais je n'accepterais l'honneur qu'il veut bien me faire, et je le répète.

Le comte regardait Montoni d'un air de surprise: le maintien de celui-ci montrait aussi de la surprise, mais une surprise mêlée d'indignation.—Il y a ici autant d'audace que de caprice, dit-il enfin. Nierez-vous vos propres mots, madame?

—Une telle question ne mérite point de réponse, monsieur, reprit Emilie en rougissant: vous vous la rappellerez, et vous vous repentirez de l'avoir faite.

—Répondez catégoriquement, répliqua Montoni, dont la voix s'élevait avec une nouvelle véhémence. Voulez-vous nier vos propres mots? voulez-vous nier que tout à l'heure vous avez reconnu qu'il était trop tard pour échapper à vos engagements; que vous avez accepté la main du comte? voulez-vous le nier?

—Je nierai tout cela, parce qu'aucun mot de ma bouche n'a jamais rien exprimé de semblable.

—Nierez-vous, ce que vous avez écrit à M. Quesnel, votre oncle? Si vous le faites, votre écriture portera témoignage contre vous. Qu'avez-vous à dire maintenant? continua Montoni, se prévalant du silence et de la confusion d'Emilie.

—Je m'aperçois, monsieur, que vous êtes dans une grande erreur, et que j'ai moi-même été trompée.

—Plus de duplicité, je vous en prie. Soyez franche et sincère, si cela se peut.

—Je l'ai toujours été, monsieur, et je n'ai sûrement aucun mérite à cela. Je n'ai rien à dissimuler.

—Qu'est-ce donc que cela? s'écria Morano avec émotion.

—Suspendez votre jugement, comte, répliqua Montoni; les idées d'une femme sont impénétrables. A présent, madame, venons à l'explication...

—Excusez-moi, monsieur, si je suspends cette explication jusqu'au moment où vous paraîtrez plus disposé à la confiance; tout ce que je dirais en ce moment ne servirait qu'à m'exposer à l'insulte.

—Une explication, je vous prie, dit Morano.

—Parlez, reprit Montoni, je donne toute confiance. Ecoutons.

—Souffrez que je vous conduise à un éclaircissement en vous faisant une question.

—Mille, si cela vous plaît, dit Montoni dédaigneusement.

—Quel était le sujet de votre lettre à M. Quesnel?

—Eh! que pouvait-il être? L'offre honorable du comte Morano.

—Alors, monsieur, nous nous sommes tous les deux trompés étrangement.

—Nous nous sommes aussi mépris, je le suppose, dit Montoni, dans la conversation qui précéda la lettre. Je dois vous rendre justice; vous êtes ingénieuse à faire naître un malentendu.

Emilie tâchait de retenir ses larmes et de répondre avec fermeté.—Permettez-moi, monsieur, de m'expliquer entièrement, ou de garder un silence absolu.

—Montoni, s'écria le comte, laissez-moi plaider ma propre cause; il est évident que vous n'y pouvez rien.

—Toute conversation sur ce sujet, monsieur, dit Emilie, est au moins inutile; si vous voulez m'obliger, ne la prolongez pas.

—Il est impossible, madame, que j'étouffe une passion qui fait le charme et le tourment de ma vie. Je vous aimerai toujours, je vous poursuivrai avec une ardeur infatigable; quand vous serez convaincue et de la force et de la constance de ma passion, votre cœur se fléchira à la pitié, et peut-être au repentir.

Un rayon de lune, qui tomba sur la physionomie de Morano, découvrit le trouble et les agitations de son âme.

—C'en est trop, s'écria soudain le comte. Signor Montoni, vous m'abusez, et c'est à vous que je demande explication.

—A moi, monsieur? Vous l'aurez, murmura Montoni.

—Vous m'avez trompé, continua Morano, et vous voulez punir l'innocence du mauvais succès de vos projets.

Montoni sourit dédaigneusement. Emilie, épouvantée des suites que cette dispute pouvait avoir, ne put garder le silence plus longtemps. Elle expliqua le sujet de la méprise; elle déclara qu'elle n'avait entendu consulter Montoni que sur la location de la vallée. Elle conclut en le priant d'écrire sur-le-champ à M. Quesnel, et de réparer cette erreur.

Le comte Morano se contenait à peine; néanmoins, tandis qu'elle parlait, l'attention de l'un et de l'autre était captivée par ses discours; et son effroi à peu près calmé, Montoni pria le comte d'ordonner qu'on revînt à Venise, et lui promit alors un entretien particulier. Morano se rendit à sa demande.

Emilie, consolée par la perspective de quelque repos, employa ses soins conciliants à prévenir toute explosion entre deux personnes qui venaient de la persécuter, et même de l'insulter sans ménagement.

Elle reprit un peu ses esprits quand elle entendit encore une fois les chansons et les rires qui résonnaient sur le grand canal. Le zendaletto s'arrêta sous la maison de Montoni; le comte conduisit Emilie dans une salle où Montoni la prit par le bras, et lui dit quelque chose à voix basse. Morano baisa la main qu'il tenait, nonobstant l'effort d'Emilie pour la dégager des siennes; il lui souhaita le bonsoir avec un accent et un regard dont l'expression n'était pas douteuse, et retourna au zendaletto, accompagné de Montoni.

Emilie, dans son appartement, considéra avec une extrême inquiétude la conduite injuste et tyrannique de Montoni, la persévérance impudente de Morano, et sa triste situation à elle-même, loin de ses amis et de sa patrie. Elle regardait en vain Valancourt comme son protecteur; il était retenu loin d'elle par son service; mais c'était au moins une consolation de savoir qu'il existait dans le monde une personne qui partageait ses peines, et dont les vœux ne tendaient qu'à l'en délivrer. Elle résolut néanmoins de ne pas lui causer une douleur inutile, en lui disant pourquoi elle regrettait d'avoir rejeté le jugement qu'il portait sur Montoni. Ce regret n'allait pourtant pas jusqu'à la faire repentir d'avoir écouté le désintéressement et la délicatesse, et d'avoir refusé la proposition d'un mariage clandestin. Elle fondait quelque espoir sur sa prochaine entrevue avec son oncle. Elle était décidée à lui peindre sa détresse, et à le prier de permettre qu'elle l'accompagnât, lui et madame Quesnel, à leur retour en France. Elle se souvint tout à coup que la vallée, sa demeure chérie, son unique asile, ne serait plus à elle de longtemps. Ses larmes coulèrent abondamment: elle craignit de trouver peu de pitié dans un homme comme M. Quesnel, qui disposait de sa propriété sans daigner même la consulter, et congédiait une servante âgée et fidèle, qu'il laissait sans ressource et sans asile. Mais quoiqu'il fût certain qu'elle n'avait plus de maison en France, et qu'elle s'y connût peu d'amis, elle voulait y retourner, et se dérober, s'il lui était possible, à la domination de Montoni; sa tyrannie envers elle, sa dureté envers les autres, lui paraissaient insupportables. Elle n'avait pas le désir d'habiter avec son oncle M. Quesnel. La conduite de celui-ci, à l'égard de son père et d'elle-même, suffisait bien pour la convaincre qu'elle ne ferait que changer d'oppresseurs.

La conduite de Montoni, dans sa lettre à M. Quesnel, lui paraissait singulièrement suspecte. Il pouvait, dans le principe, avoir été trompé; mais elle craignait qu'il ne persistât volontairement dans son erreur pour l'intimider, la plier à ses désirs, et la forcer d'épouser le comte. Que cela fût ou non, elle n'en était pas moins empressée de s'expliquer avec M. Quesnel: elle considérait sa prochaine visite avec un mélange d'impatience, d'espérance et de crainte.

Le jour suivant, madame Montoni, seule avec Emilie, parla du comte Morano. Elle parut surprise que, la veille, elle n'eût pas joint les autres gondoles, et qu'elle eût repris si brusquement la route de Venise. Emilie raconta tout ce qui s'était passé; elle exprima son chagrin de la méprise arrivée entre elle et Montoni, et pria sa tante d'interposer ses bons offices pour qu'il donnât enfin au comte un refus décisif et formel; mais elle s'aperçut bientôt que madame Montoni n'ignorait pas le dernier entretien, quand elle avait commencé celui-ci.

—Je n'ai pas la prétention, ma nièce, de rien comprendre à ce fatras de beaux sentiments; vous en avez la gloire à vous toute seule: mais je voudrais vous enseigner un peu de bon sens, et ne pas vous voir la merveilleuse sagesse de mépriser votre bonheur.

—Cela ne serait plus sagesse, mais folie, dit Emilie: la sagesse n'a pas de plus belle perspective que celle d'arriver au bonheur. Vous accorderez, madame, que nos idées peuvent différer quant au bonheur. Je ne doute pas que vous ne désiriez le mien; mais je crains que vous ne vous trompiez dans les moyens de me le procurer.

—Je ne me vante point, ma nièce, d'une éducation aussi savante que celle qu'il a plu à votre père de vous donner. Je ne me pique point de comprendre ces belles dissertations sur le bonheur: je me contente du sens commun. Il eût été fort heureux, pour votre père et pour vous, qu'il fût entré pour quelque chose dans ses recherches.

Emilie, vivement offensée de pareilles réflexions sur la mémoire de son père, méprisa ce discours, comme il méritait de l'être.

Durant le peu de jours qui s'écoulèrent entre cette conversation et le départ pour Miarenti, Montoni n'adressa pas une seule fois la parole à Emilie: ses regards exprimaient son ressentiment; mais Emilie s'étonnait beaucoup qu'il pût s'abstenir d'en renouveler le sujet. Elle fut encore plus surprise de voir que, pendant les trois jours, le comte ne parût pas, et que Montoni ne prononçât pas même son nom. Plusieurs conjectures s'élevèrent dans son esprit: elle craignait quelquefois que la querelle ne se fût renouvelée et ne fût devenue fatale au comte; quelquefois elle penchait à espérer que la lassitude et le dégoût avaient suivi la fermeté de son refus, et que ses projets étaient abandonnés. Enfin elle se figurait encore que le comte recourait au stratagème, suspendait ses visites, obtenait de Montoni qu'il ne le nommât pas, dans l'espoir que la reconnaissance et la générosité feraient tout sur elle, et détermineraient un consentement qu'il n'attendait plus de l'amour.

Elle passait le temps dans ces vaines conjectures, cédant tour à tour à l'espérance et à la crainte: Montoni se mit en route pour Miarenti, et ce jour, comme les précédents, s'écoula sans voir le comte, et sans entendre parler de lui.

Montoni s'étant décidé à ne point quitter Venise avant le soir, pour éviter les chaleurs et jouir du frais de la nuit, on s'embarqua pour gagner la Brenta une heure avant le soleil couché. Emilie, assise seule près de la poupe, contemplait en silence les objets qui fuyaient à mesure que la barque avançait: elle voyait les palais disparaître peu à peu confondus avec les flots; bientôt les étoiles succédèrent aux derniers rayons du soleil couchant; une nuit tranquille et fraîche vint l'inviter à de douces rêveries, qui n'étaient troublées que par le bruit momentané des rames et le faible murmure des eaux.

Cependant on arrive à l'embouchure de la Brenta; des chevaux sont attelés à la barque et la font remonter rapidement entre deux rives, qu'ornaient à l'envie des bois élevés, des jardins voluptueux, de riches palais et des bosquets parfumés de myrtes et d'orangers.

Emilie, rappelée à de tendres souvenirs, songea alors aux belles soirées qu'elle avait passées à la vallée; elle se souvint de toutes celles que, près de Toulouse, elle avait passées avec Valancourt, dans les jardins de sa tante.

Perdue dans ses tristes rêveries, et répandant souvent des larmes, Emilie fut appelée par Montoni: elle le suivit dans la cabane; des rafraîchissements y étaient disposés, et sa tante s'y trouvait seule. La physionomie de madame Montoni était enflammée d'une colère, dont la cause semblait être une conversation qu'elle venait d'avoir avec son époux; Montoni la regardait avec un air de courroux et de mépris, et tous deux quelque temps gardèrent le silence. Montoni parla à Emilie de Quesnel:—Vous ne comptez pas, j'espère, persister à soutenir que vous ignoriez le sujet de ma lettre.

—Depuis votre silence j'avais espéré, monsieur, qu'il n'était plus nécessaire d'insister, et que vous aviez reconnu votre erreur.

—Vous aviez espéré l'impossible, s'écria Montoni: il eût été aussi raisonnable à moi d'attendre de votre sexe une conduite conséquente et de la franchise, qu'à vous d'imaginer que vous pourriez me convaincre d'erreur.

Emilie rougit et garda le silence: elle aperçut alors trop clairement qu'elle avait en effet espéré l'impossible, et que là où il n'avait point existé d'erreur, on ne pouvait amener la conviction; il était évident que la conduite de Montoni n'avait point été l'effet d'une méprise, mais celui d'un dessein concerté.

Impatiente d'échapper à une conversation aussi affligeante qu'humiliante pour elle, Emilie retourna sur le tillac, et reprit sa place près de la poupe, sans redouter le froid. Il ne s'élevait aucune vapeur des eaux, et l'air était sec et tranquille. Là du moins la bonté de la nature lui accorda le repos que Montoni lui refusait.

Lorsque, éveillée par la voix d'un des guides ou par quelque mouvement dans la barque, elle retombait dans ses réflexions, elle songeait d'avance à la réception que lui feraient M. et madame Quesnel, et ce qu'elle dirait au sujet de la vallée. Puis elle tâchait de détourner son esprit d'un sujet aussi fatigant, en s'amusant à distinguer les détails du beau pays qu'on apercevait au clair de lune. Pendant que son imagination s'égarait ainsi, elle découvrit un bâtiment qui s'élevait au-dessus des arbres. A mesure que la barque s'avançait, elle entendait des voix; bientôt elle distingua le portique élevé d'une belle maison ombragée de pins et de sycomores. Elle la reconnut pour la maison même qu'on lui avait montrée comme la propriété du parent de madame Quesnel.

La barque s'arrêta près d'un escalier de marbre qui conduisait à terre. Les arcades du portique étaient illuminées. Montoni envoya un de ses gens, et débarqua avec sa famille. Ils trouvèrent M. et madame Quesnel au milieu de quelques amis, assis sur des sophas, sous le portique, jouissant du frais de la nuit, mangeant des fruits et des glaces, tandis que plusieurs domestiques, à quelque distance, formaient une jolie sérénade. Emilie était accoutumée aux mœurs des pays chauds, et ne fut point surprise de trouver M. et madame Quesnel sous leur portique, à deux heures après minuit.

Après les compliments d'usage, la compagnie se plaça sous le portique, et d'une salle voisine où était étalée une profusion de mets, de nombreux serviteurs apportèrent des rafraîchissements.

M. Quesnel entretint particulièrement Montoni de ses propres affaires avec son ton ordinaire d'importance. Il vanta ses nouvelles acquisitions, et plaignit avec affectation Montoni de quelques pertes récentes que celui-ci avait essuyées. Ce dernier, dont l'orgueil était du moins capable de mépriser une telle ostentation, découvrait aisément, sous une feinte compassion, la véritable malignité de Quesnel. Il l'écouta avec un dédaigneux silence; mais quand il eut nommé sa nièce, ils se levèrent tous les deux et se promenèrent dans les jardins.

Emilie cependant se rapprocha de madame Quesnel, qui parlait de la France. Le nom même de sa patrie lui était cher. Elle trouvait du plaisir à considérer une personne qui en sortait. Ce pays d'ailleurs était habité par Valancourt. Elle écoutait madame Quesnel dans le bien faible espoir que peut-être elle pourrait le nommer. Madame Quesnel qui, pendant son séjour en France, parlait avec extase de l'Italie, ne parlait en Italie que des délices de la France, et s'efforçait d'exciter l'étonnement et l'envie en racontant toutes les belles choses qu'elle avait eu le bonheur d'y voir.

Emilie attendit en vain le nom de Valancourt. Madame Montoni parla à son tour des charmes de Venise, et du plaisir qu'elle se promettait en visitant le château de Montoni dans l'Apennin. Ce dernier point n'était mis en avant que par vanité. Emilie savait bien que sa tante prisait peu les grandeurs solitaires, et celles surtout que présentait le château d'Udolphe. La conversation continua; on se chagrina mutuellement autant que la politesse pouvait le permettre, par une réciproque ostentation. Couchés sur des sophas sous un élégant portique, environnés des prodiges de la nature et de l'art, des êtres sensibles eussent éprouvé des mouvements de bienveillance, d'heureuses dispositions, et eussent cédé avec transport à toutes les douceurs de ces enchantements.

Bientôt après le jour parut: le soleil se leva, et permit aux yeux surpris de contempler le magnifique spectacle qu'offraient au loin les montagnes couvertes de neige, leurs cimes garnies de vastes forêts, et les riches plaines qui s'étendaient à leurs pieds.

Les paysans qui se rendaient au marché, passaient dans leurs bateaux pour aller jusqu'à Venise, et formaient un tableau nouveau sur la Brenta. Les parasols de toile peinte, que la plupart portaient pour se garantir du soleil, les piles de fruits et de fleurs qu'ils arrangeaient dessous, la parure simple et pittoresque des jeunes filles, tout l'ensemble était aussi riant que remarquable. La rapidité du courant, la vivacité des rames, le chœur de tous ces paysans qui chantaient à l'ombre de leurs voiles, le son de quelqu'instrument champêtre touché par quelque jeune fille auprès de sa rustique cargaison, il semblait que la scène eût pris un caractère de fête.

Quand Montoni et M. Quesnel eurent joint les dames, on se promena dans les jardins, dont la charmante distribution réussit à distraire Emilie.

Cependant le soleil s'élevait sur l'horizon, et la chaleur commençait à se faire sentir. La compagnie quitta le jardin, et chacun alla chercher le repos.

CHAPITRE XVI.

Emilie saisit la première occasion de s'entretenir seule avec M. Quesnel, au sujet de la vallée. Ses réponses furent brèves, et faites sur le ton d'un homme qui n'ignore pas son absolu pouvoir, et qui s'impatiente qu'on le mette en question. Il lui déclara que la disposition qu'il avait faite était une mesure nécessaire, et qu'elle devait se croire redevable à sa prudence du bien-être qui pourrait lui rester. Mais au surplus ajouta-t-il, quand le comte vénitien, dont j'ai oublié le nom, vous aura épousée, les désagréments de votre dépendance cesseront. Comme votre parent, je me réjouis pour vous d'une circonstance aussi heureuse, et, j'ose dire, si peu attendue par vos amis.

Pendant quelques moments Emilie se sentit muette et glacée; mais avant elle essaya de le détromper au sujet de la note qu'elle avait renfermée dans la lettre de Montoni; il parut que M. Quesnel avait des raisons particulières de ne la pas croire, et pendant longtemps il persista à l'accuser de caprice. Convaincu, à la fin, de son aversion pour Morano, et du refus positif qu'elle avait fait de lui, il se livra aux extravagances du ressentiment, et l'exprima avec autant d'aigreur que d'inhumanité. Flatté secrètement par l'alliance d'un noble, dont il avait affecté d'oublier la famille, il était incapable de s'attendrir aux souffrances que pouvait rencontrer sa nièce dans le sentier que lui traçait sa propre ambition.

Emilie vit d'un coup d'œil, dans sa manière, toutes les difficultés qui l'attendaient; et quoiqu'aucune persécution ne pût la faire renoncer à Valancourt pour Morano, son cœur frémissait à l'idée des violences de son oncle.

Elle n'opposa à tant de colère et d'indignation que la dignité douce d'un esprit supérieur; mais la fermeté mesurée de sa conduite ne servit qu'à exaspérer le courroux de M. Quesnel, en l'obligeant de reconnaître son infériorité. Il finit par lui déclarer que, si elle persistait dans sa folie, lui-même et Montoni l'abandonneraient certainement au mépris universel.

Le calme dans lequel Emilie s'était maintenue en sa présence l'abandonna quand elle fut seule: elle pleura amèrement; elle répéta plus d'une fois le nom de son père, de son père qu'elle ne voyait plus, et dont elle se rappelait tous les avis donnés au lit de la mort. Hélas! disait-elle, je conçois bien à présent que la force du courage est préférable aux grâces de la sensibilité. Je m'efforcerai d'accomplir ma promesse; je ne me livrerai pas à d'inutiles lamentations; j'essayerai de souffrir sans faiblesse l'oppression que je ne puis éviter.

Sur le soir, les dames allèrent prendre le frais dans la voiture de madame Quesnel sur le bord de la Brenta.

Emilie, considérant les Apennins couverts de neige, qui s'élevaient dans l'éloignement, pensa au château de Montoni, et fut épouvantée de l'idée qu'il l'y conduirait et saurait bien l'y contraindre à l'obéissance. Cette crainte s'évanouit pourtant en songeant qu'elle était aussi bien en son pouvoir à Venise qu'elle y serait partout ailleurs.

Il était tard avant que la compagnie revint à Miarenti; le souper était servi dans cette rotonde magnifique qu'Emilie avait tant admirée la veille; les dames se reposèrent sous le portique, jusqu'à ce que MM. Quesnel, Montoni et d'autres gentilshommes vinssent les joindre. Emilie s'efforçait de goûter elle-même le calme de ce moment. Tout à coup une barque s'arrêta aux degrés qui menaient au jardin; Emilie bientôt distingua la voix de Morano avec celles de Quesnel et de Montoni, et bientôt elle le vit paraître. Elle reçut ses compliments en silence, et son air froid parut d'abord le déconcerter; il se remit ensuite, il reprit son enjouement, et Emilie remarqua que l'espèce d'adulation dont l'accablaient M. et madame Quesnel n'excitait que son dégoût: elle aurait cru difficilement que M. Quesnel fût capable de tant de soins, car elle ne l'avait jamais vu qu'avec ses inférieurs ou ses égaux.

Dès qu'elle put se retirer, ses réflexions presque involontairement se portèrent sur les moyens possibles d'engager le comte à se désister de ses prétentions; sa délicatesse n'en trouva pas de plus efficace que de lui avouer une liaison déjà formée, et de s'en remettre à sa générosité pour sa délivrance. Néanmoins quand le lendemain il renouvela ses sollicitations, elle abandonna son projet; il y aurait quelque chose de si répugnant pour son orgueil à dévoiler le secret de son cœur à un homme comme Morano, et à lui demander un sacrifice, qu'elle rejeta son dessein avec impatience, et fut surprise d'avoir pu un seul instant s'y arrêter. Elle répéta son refus dans les termes les plus décisifs qu'elle put choisir, et blâma sévèrement la conduite qu'on tenait envers elle. Le comte en parut mortifié, mais il n'en persista pas moins dans ses assurances de tendresse, et madame Quesnel, dont l'arrivée l'interrompit, fut pour Emilie d'un grand secours.

C'est ainsi que pendant son séjour dans cette charmante maison, Emilie fut rendue malheureuse par l'opiniâtre assiduité de Morano, et par la cruelle domination qu'exerçaient sur elle MM. Quesnel et Montoni; ils paraissaient, ainsi que sa tante, plus déterminés à ce mariage qu'ils ne l'avaient même témoigné à Venise. M. Quesnel trouvant enfin que les discours et les menaces étaient également utiles pour amener une prompte conclusion, il y renonça, et l'on remit le tout au temps et au pouvoir de Montoni. Emilie cependant considérait Venise avec espérance, elle devait s'y trouver soulagée d'une partie des persécutions de Morano; il n'habiterait plus sous le même toit, et Montoni, distrait par ses occupations, ne serait pas toujours chez lui.

Montoni, dans un long entretien avec Quesnel, arrangea le plan qu'on suivrait à l'égard d'Emilie, et Quesnel promis d'être à Venise aussitôt que le mariage serait consommé.

Morano revint dans la même barque que Montoni. Emilie, qui observait le rapprochement successif de la superbe cité, vit auprès d'elle la seule personne qui pouvait en diminuer le charme. Ils arrivèrent vers minuit; Emilie fut délivrée de la présence du comte, qui suivit Montoni dans un casin, et il lui fut permis de se retirer dans sa chambre.

Le jour suivant Montoni, dans un court entretien, déclara à Emilie qu'il n'entendait pas être joué plus longtemps; son mariage avec le comte était pour elle d'un si prodigieux avantage, que ce serait folie de s'y opposer, et une folie tout à fait inconcevable. On le célébrerait donc sans délai, et, s'il le fallait, sans son consentement.

Emilie, qui jusque-là avait employé les remontrances, eut alors recours aux prières: sa douleur l'empêchait de considérer que, sur un caractère comme celui de Montoni, les supplications n'auraient pas plus d'effet que les raisonnements. Elle lui demanda ensuite de quel droit il exerçait sur elle cette autorité illimitée. Dans un état plus calme, elle n'eût pas risqué cette question, qui ne pouvait mener à rien, et faisait seulement triompher Montoni de sa faiblesse et de son isolement.

—De quel droit? s'écria Montoni avec un malin sourire; du droit de ma volonté: si vous pouvez y échapper, je ne vous demanderai pas de quel droit vous le faites. Je vous le rappelle pour la dernière fois, vous êtes étrangère, vous êtes loin de votre patrie, c'est votre intérêt de m'avoir pour ami, vous en connaissez les moyens; si vous me contraignez à devenir votre ennemi, je hasarderai de vous dire que la punition surpassera votre attente: vous devez bien savoir que je ne suis pas fait pour qu'on me joue.

Emilie resta immobile après que Montoni l'eût laissée; elle était au désespoir ou plutôt stupéfaite; le sentiment de la misère était le seul qu'elle eût conservé: madame Montoni la trouva dans cet état. Emilie leva les yeux, et la douleur qu'exprimait toute sa personne ayant sans doute attendri sa tante, elle lui parla avec plus de bonté qu'elle ne l'avait encore fait: le cœur d'Emilie fut touché, elle versa des larmes, et après avoir pleuré quelque temps, elle recouvra assez de force pour raconter le sujet de sa détresse et s'efforcer de toucher en sa faveur madame Montoni. La compassion de sa tante avait été surprise, mais son ambition ne pouvait se modérer, et elle se proposait d'être la tante d'une comtesse. Les tentatives d'Emilie eurent aussi peu de succès auprès d'elle qu'auprès de Montoni lui-même: elle gagna son appartement, et se remit à pleurer.

Il survint bientôt une affaire qui, pour quelques jours, suspendit l'attention de Montoni; les visites mystérieuses d'Orsino s'étaient renouvelées avec plus d'exactitude depuis le retour de Montoni. Outre Orsino, Cavigni, Verezzi et quelques autres, étaient admis à ces conciliabules nocturnes: Montoni devint plus réservé, plus sévère que jamais. Si ses propres intérêts ne l'eussent pas rendue indifférente à tout le reste, Emilie se fût aperçue qu'il méditait quelque projet.

Un soir qu'il ne devait pas se tenir d'assemblée, Orsino arriva dans une extrême agitation, et dépêcha vers Montoni son domestique de confiance. Montoni était au casin; il le priait de revenir sur-le-champ, en recommandant au messager de ne pas prononcer son nom. Montoni se rendit à l'instant, il trouva Orsino, il apprit le motif de sa visite et de son agitation: il en connaissait déjà une partie.

Un gentilhomme vénitien qui avait récemment provoqué la haine d'Orsino, avait été poignardé par des assassins payés par ce dernier. Le mort tenait aux plus grandes familles, et le sénat avait pris connaissance de cette affaire. On avait arrêté un des meurtriers, et il avait avoué qu'Orsino était coupable. A la nouvelle de son danger, il venait trouver Montoni pour faciliter son évasion; il savait qu'à ce moment tous les officiers de police étaient sur ses traces dans toute la ville. Il était impossible d'en sortir. Montoni consentit à le recueillir quelques jours, jusqu'à ce que la vigilance se fût relâchée, et qu'il pût avec sûreté quitter Venise. Il savait le danger qu'il courait en accordant asile à Orsino; mais telle était la nature de ses obligations envers cet homme, qu'il ne croyait pas prudent de le lui refuser.

Telle était la personne que Montoni admettait dans sa confiance, et pour qui il sentait autant d'amitié que le comportait son caractère.

Tout le temps qu'Orsino fut caché dans la maison, Montoni ne voulut point attirer les regards du public en célébrant les noces du comte; mais quand la fuite du criminel eut fait cesser un pareil obstacle, il informa Emilie que son mariage serait accompli le lendemain matin. Elle répéta qu'il n'aurait pas lieu. Il répondit par un malin sourire; il l'assura que le comte et un prêtre seraient de grand matin chez lui, et il lui conseilla de ne point défier son ressentiment par une opposition soutenue à sa volonté et à son propre bien.—Je vais sortir pour la soirée, ajouta-t-il, souvenez-vous que demain je donne votre main au comte Morano. Emilie qui, depuis ses dernières menaces s'attendait que la crise arriverait à son terme, fut moins ébranlée par cette déclaration qu'elle ne l'aurait été; elle travailla à se soutenir par l'idée que le mariage ne serait point valide, tant qu'en présence du prêtre elle refuserait de prendre part à la cérémonie. Le moment de l'épreuve approchait, son imagination fatiguée se troublait également à l'idée de la vengeance et à celle de cet hymen. Elle n'était pas absolument certaine des suites de son refus à l'autel; elle redoutait plus que jamais le pouvoir sans bornes de Montoni, comme sa volonté; elle jugeait qu'il transgresserait toutes les lois sans scrupule pour réussir dans ses projets.

Tandis qu'elle éprouvait ces déchirements, on vint lui dire que Morano demandait à la voir. A peine le domestique fut-il sorti avec ses excuses, qu'elle s'en repentit; elle voulut essayer si la confiance et les prières produiraient plus que ses refus et son dédain; elle rappela le domestique, et rétractant son message, elle se disposa à venir elle-même trouver le comte.

La dignité, le maintien noble avec lequel elle l'aborda, l'air résigné et pensif qui adoucissait ses traits, n'étaient pas de bons moyens pour le faire renoncer à elle, et ne firent qu'augmenter une passion qui avait déjà enivré son jugement. Il écouta ce qu'elle lui disait avec une apparente complaisance et un grand désir de l'obliger; mais sa résolution était invariable. Il mit en œuvre auprès d'elle l'art et l'insinuation dont il savait les secrets. Bien certaine qu'elle ne devait rien espérer de sa justice, Emilie répéta solennellement son opposition absolue, et le quitta avec l'assurance formelle qu'elle maintiendrait son refus de quelque manière qu'on prétendît le lui faire révoquer. Un juste orgueil avait retenu ses larmes en présence de Morano: elles coulèrent dans la solitude avec toute l'amertume du cœur; elle appelait son père, et s'attachait avec une inexprimable douleur à l'idée chérie de Valancourt.

La soirée était fort avancée, quand madame Montoni entra dans sa chambre avec les ornements de mariage que le comte envoyait à Emilie. Elle avait évité sa nièce toute la journée dans la crainte que son insensibilité ordinaire ne l'abandonnât. Elle n'osait s'exposer au désespoir d'Emilie: peut-être sa conscience, dont le langage était si peu fréquent, lui reprochait-elle une conduite si dure envers une orpheline, fille de son frère, et dont un père mourant lui avait confié le bonheur.

Emilie ne voulut pas voir ces présents; elle tenta, quoique sans espoir, un nouvel et dernier effort pour intéresser la compassion de madame Montoni. Emue peut-être alternativement par la pitié ou par le remords, elle sut cacher l'une et l'autre, et reprocha à sa nièce la folie de se tourmenter pour un mariage qui ne manquerait pas de la rendre heureuse.—Certainement, lui disait-elle, si je n'étais pas mariée et que le comte s'offrît à moi, je serais flattée de cette distinction. Si je croyais devoir penser ainsi, vous, ma nièce, qui n'avez aucune fortune, vous devez incontestablement vous en trouver très-honorée, et témoigner une reconnaissance, une humilité envers le comte, qui répondent à sa condescendance. Je suis surprise, je l'avoue, d'observer la soumission qu'il vous témoigne et les airs hautains que vous prenez. Je m'étonne de sa patience, et si j'étais à sa place, je vous ferais sûrement souvenir un peu mieux de la vôtre. Je ne vous flatterais pas, je dois vous le dire; c'est cette ridicule flatterie qui vous donne une si grande opinion de vous-même, qui vous fait penser que personne au monde ne vous mérite. Je l'ai souvent dit au comte; je ne tenais pas à l'extravagance de ses compliments, et vous les preniez à la lettre.

—Votre patience, madame, dit Emilie, ne souffrait pas alors plus cruellement que la mienne.

—Tout cela n'est que de l'affectation, reprit la tante; je sais que la flatterie vous enchante, et elle vous rend si vaine, que vous croyez naïvement voir tout le monde à vos pieds: vous vous trompez beaucoup. Je puis vous assurer, ma nièce, que vous ne trouverez pas beaucoup d'adorateurs comme le comte; tout autre que lui vous aurait tourné le dos, et vous aurait laissée vous repentir à loisir.

—Oh! que le comte n'est-il comme serait tout autre? dit Emilie en soupirant.

—Il est heureux pour vous que cela ne soit pas, répliqua madame Montoni.

—Je n'ai pas d'ambition, madame, dit Emilie: mon unique désir est de rester dans l'état où je suis.

—Oh! c'est sortir de la question, dit la tante: je vois que vous songez à M. Valancourt. Abandonnez, je vous prie, ces fantaisies d'amour et ce ridicule orgueil: devenez une personne raisonnable. Tout cela d'ailleurs ne fait rien à la chose; vous serez mariée demain, vous le savez, soit que vous le veuillez ou non: le comte ne veut pas être joué plus longtemps.

Emilie n'essaya point de répondre à cette singulière harangue; elle en sentit toute l'inutilité. Madame Montoni posa les présents du comte sur une table où Emilie s'appuyait, et lui souhaita le bonsoir. L'orpheline fixa ses yeux sur la porte par laquelle sa tante avait disparu; elle écoutait attentivement, pour qu'un son quelconque relevât l'abattement affreux de ses esprits. Il était minuit passé, toute la maison était couchée, excepté le serviteur qui attendait Montoni. Son esprit, longtemps accablé par les chagrins, céda alors à des terreurs imaginaires; elle tremblait de considérer les ténèbres de la chambre spacieuse où elle était; elle craignait sans savoir pourquoi. Cet état dura si longtemps, qu'elle aurait appelé Annette, la femme de chambre de sa tante, si la frayeur lui eût permis de quitter la chaise et de traverser l'appartement.

Ces mélancoliques illusions se dissipèrent peu à peu: elle se mit au lit, non pour dormir, cela n'était guère possible, mais pour essayer de calmer le désordre de son imagination, et recueillir les forces qui lui seraient nécessaires le lendemain.

CHAPITRE XVII.

Un coup frappé à la porte d'Emilie vint la tirer de l'espèce de sommeil auquel elle avait succombé. Elle tressaillit; Montoni et le comte Morano lui vinrent promptement à l'esprit. Elle écouta quelque temps, et reconnaissant la voix d'Annette, elle risqua d'ouvrir la porte.

—Qui vous amène de si bonne heure? dit Emilie toute tremblante.

—Ma chère demoiselle, dit Annette, ne soyez pas si pâle; je suis effrayée de vous voir ainsi. Il se fait un beau train au bas des escaliers, tous les domestiques vont et viennent; aucun ne se hâte assez; c'est un train! un train, dont personne ne peut deviner la cause.

—Qui est-ce qui est en bas avec eux? dit Emilie. Annette, ne m'abusez point.

—Non, pour le monde entier, mademoiselle; pour le monde entier, je ne voudrais point vous tromper. On ne peut s'empêcher de voir que monsieur est dans une telle impatience, que jamais je ne lui en ai vu de semblable. Il m'a envoyée, mademoiselle, pour vous faire lever sur-le-champ.

—Grand dieu! soutenez-moi, s'écria Emilie éperdue. Le comte Morano est donc en bas?

—Non, mademoiselle; il n'est pas en bas, du moins à ma connaissance, dit Annette. Son Excellence m'envoyait vous dire de vous hâter, parce qu'on allait quitter Venise, et que dans quelques minutes les gondoles se trouveraient au pied de la terrasse. Il faut que je me dépêche pour retourner auprès de ma maîtresse; elle ne sait plus auquel entendre, et ne sait comment faire pour se dépêcher assez.

Annette sortit bien vite. Emilie se disposa à cette fuite soudaine, et n'imagina pas qu'aucun changement dans sa situation pût l'aggraver. Elle eut à peine jeté ses livres et ses vêtements dans son porte-manteau, qu'elle reçut un second avertissement: elle descendit au cabinet de toilette de sa tante, où Montoni lui reprocha sa lenteur. Il sortit ensuite pour donner quelques ordres, et Emilie demanda la raison d'un si brusque départ. Sa tante parut l'ignorer aussi bien qu'elle, et n'entreprendre ce voyage qu'avec une répugnance extrême.

La famille s'embarqua enfin; mais ni le comte Morano ni Cavigni ne partirent. Emilie se ranima par cette remarque. Au moment où les gondoliers frappèrent les flots avec leurs rames, elle se sentit comme un criminel à qui l'on accorde un court répit. Son cœur s'allégea encore, lorsqu'elle entra du grand canal dans la mer, et elle fut surtout soulagée quand elle eut tourné les murs de Saint-Marc sans arrêter pour prendre le comte.

L'aube commençait à peine à éclairer l'horizon et à blanchir les rivages de la mer Adriatique. Emilie n'osait faire aucune question à Montoni, qui resta quelque temps dans un sombre silence, et s'enveloppa ensuite dans son manteau, comme s'il avait voulu dormir. Madame Montoni en fit autant. Emilie, qui ne pouvait dormir, leva un des rideaux de la gondole, et se mit à considérer la mer. L'aurore éclairait par degrés les sommets des montagnes du Frioul; mais leurs côtes et les vagues qui roulaient à leurs pieds étaient encore ensevelies dans l'ombre. Emilie, enfoncée dans une mélancolie tranquille, observait les progrès du jour, qui s'étendait sur la mer, développait Venise et ses îlots, enfin, les rivages d'Italie, le long desquels les barques et leurs voiles légères commençaient à s'agiter.

Les gondoliers étaient souvent appelés, à cette heure matinale, par tous ceux qui portaient des provisions au marché de Venise. Une foule innombrable de petites barques bien chargées et venant de terre ferme, couvrit bientôt toute la lagune. Emilie donna un dernier regard à cette magnifique cité; mais son esprit n'était alors rempli que de ses conjectures sur les événements qui l'attendaient, le pays où on l'entraînait, le motif enfin de ce soudain voyage. Il lui parut, après de mûres réflexions, que Montoni la menait à son château isolé, pour la contraindre plus sûrement à l'obéissance par tous les moyens de terreur. Si les scènes ténébreuses et solitaires qu'on y disposait n'avaient pas l'effet attendu, son mariage y serait célébré de force, avec encore plus de mystère, et l'honneur de Montoni en serait toujours moins blessé. Le peu de courage que le délai lui avait rendu expira à cette idée terrible, et quand on atteignit le rivage, Emilie était retombée dans le plus pénible abattement.

Montoni ne remonta pas la Brenta; il continua la route en voiture, pour gagner l'Apennin. Pendant ce voyage, ses manières avec Emilie furent si particulièrement sévères, que cela seul eût confirmé ses premières conjectures; mais elles n'avaient pas besoin de confirmation: elle voyait sans plaisir la belle contrée qu'elle traversait. Elle ne pouvait pourtant s'empêcher de sourire quelquefois aux naïves remarques d'Annette; parfois aussi elle soupirait, quand un site d'une rare beauté rappelait Valancourt à sa pensée. Il s'en éloignait peu; mais la solitude où l'on courait la séquestrer ne lui laissait aucun espoir d'avoir encore de ses nouvelles.

A la fin, les voyageurs commencèrent à monter au milieu des Apennins. D'immenses forêts de sapins, à cette époque, ombrageaient ces montagnes. La route se dirigeait au milieu de ces bois, et ne laissait voir que des roches suspendues encore plus haut, à moins qu'un intervalle entre les arbres ne laissât distinguer un moment la plaine, qui s'étendait à leurs pieds. L'obscurité de ces retraites, leur morne silence, quand un vent léger n'ébranlait pas la cime des arbres, l'horreur des précipices qui se découvraient l'un après l'autre, chaque objet, en un mot, rendait plus imposantes les impressions de la triste Emilie; elle ne voyait autour d'elle que des images d'une effrayante grandeur et d'une sombre sublimité.

A mesure que les voyageurs montaient au travers des forêts de sapins, les roches s'élevaient au-dessus des roches, les montagnes semblaient se multiplier, et le sommet d'une éminence ne semblait être que la base d'une autre. A la fin, ils se trouvèrent sur une petite esplanade, où les muletiers arrêtèrent leurs mules. La scène vaste et magnifique qui s'ouvrait dans le vallon excita l'admiration générale, et madame Montoni elle-même y devint sensible. Emilie perdit un moment ses chagrins dans l'immensité de la nature. Au delà d'un amphithéâtre de montagnes, dont les masses paraissaient aussi nombreuses que le sont les vagues de la mer, et dont les bases étaient chargées d'épaisses forêts, on découvrait la campagne d'Italie, où les rivières, les cités, les bois, toute la prospérité de la culture s'entremêlaient dans une riche confusion. L'Adriatique bornait l'horizon. Le Pô et la Brenta, après avoir fécondé toute l'étendue du paysage, y venaient décharger leurs fertiles eaux. Emilie contempla longtemps la splendeur du monde qu'elle quittait, et dont la magnificence semblait ne s'étaler devant elle que pour lui causer plus de regrets. Pour elle, le monde entier ne contenait que Valancourt; son cœur se tournait vers lui seul, et pour lui seul coulaient ses pleurs.

De ce point de vue sublime, les voyageurs continuèrent à gravir au milieu des forêts de sapins, et pénétrèrent dans un étroit passage qui bornait de tous côtés les regards, et montraient seulement d'effroyables rocs suspendus sur la tête. Aucun vestige humain, aucune ligne de végétation ne paraissait dans ce séjour. Ce passage conduisait au cœur des Apennins. Il s'élargit enfin, et découvrit une chaîne de montagnes d'une extraordinaire aridité, au travers desquelles il fallut marcher pendant plusieurs heures.

Vers la chute du jour, la route tourna dans une vallée plus profonde qu'enfermaient, presque de tout côté, des montagnes qui paraissaient inaccessibles. A l'orient, une échappée de vue montrait les Apennins dans leur plus sombre horreur. La longue perspective de leurs masses entassées, leurs flancs chargés de noirs sapins, présentaient une image de grandeur plus forte que tout ce qu'Emilie avait déjà vu. Le soleil se couchait alors derrière la montagne même qu'Emilie descendait, et projetait vers le vallon son ombre allongée; mais ses rayons horizontaux, passant entre quelques roches écartées, doraient les sommités de la forêt opposée, et brillaient sur les hautes tours et les combles d'un château, dont les vastes remparts s'étendaient le long d'un affreux précipice. La splendeur de tant d'objets bien éclairés s'augmentait encore du contraste formé par les ombres qui déjà enveloppaient le vallon.

—Voilà Udolphe, dit Montoni, qui parlait pour la première fois depuis plusieurs heures.

Emilie regarda le château avec une sorte d'effroi, quand elle sut que c'était celui de Montoni. Quoique éclairé maintenant par le soleil couchant, la gothique grandeur de son architecture, ses antiques murailles de pierre grise, en faisaient un objet imposant et sinistre. La lumière s'affaiblit insensiblement sur les murs, et ne répandit qu'une teinte de pourpre qui, s'effaçant à son tour, laissa les montagnes, le château et tous les objets environnants dans la plus profonde obscurité.

Isolé, vaste et massif, il semblait dominer la contrée. Plus la nuit devenait obscure, plus ses tours élevées paraissaient imposantes. Emilie ne cessa de le regarder que lorsque l'épaisseur du bois, sous lequel les voitures commençaient à monter, lui en eut absolument dérobé la vue. L'étendue et l'obscurité de ces énormes forêts présentèrent d'épouvantables images à l'esprit d'Emilie, qui ne les trouvait propres qu'à servir de retraite à quelques bandits. A la fin les voitures se trouvèrent au-dessus d'une plate-forme, et atteignirent les portes du château. Le long résonnement de la cloche qu'on fit sonner à la porte d'entrée, augmenta l'effroi d'Emilie. Pendant qu'on attendait l'arrivée d'un domestique pour ouvrir ces portes formidables, elle considérait l'édifice. Les ténèbres qui l'enveloppaient ne lui permirent guère d'en discerner l'enceinte, les murailles épaisses, les remparts crénelés, et de s'apercevoir qu'il était vaste, antique et effrayant. Elle jugeait sur ce qu'elle voyait, de la pesanteur et de l'étendue du reste. La porte par où elle entra conduisait dans les cours; elle était d'une proportion gigantesque. Deux fortes tours, surmontées de tourelles, et bien fortifiées, en défendaient le passage. Au lieu de bannières, on voyait flotter sur ses pierres désunies de longues herbes et des plantes sauvages qui prenaient racine dans les ruines, et qui semblaient croître à regret au milieu de la désolation qui les environnait. Les tours étaient unies par une courtine munie de créneaux et de casemates. Du haut de la voûte tombait une pesante herse. De cette porte, les murs des remparts communiquaient à d'autres tours, et bordaient le précipice; mais ces murailles presque en ruine, aperçues à la dernière clarté du couchant, montraient les ravages de la guerre. L'obscurité enveloppait tout le reste.

Tandis qu'Emilie observait avec tant d'attention, on entendit des pas derrière les portes, et bientôt on tira les verrous. Un ancien serviteur du château parut ensuite, et poussa les lourds battants pour laisser entrer son seigneur. Pendant que les roues tournaient avec fracas sous ces herses impénétrables, le cœur d'Emilie fut prêt à défaillir: elle crut entrer dans sa prison. La sombre cour qu'elle traversa confirmait cette idée lugubre, et son imagination, toujours active, lui suggéra même plus de terreur que n'en pouvait justifier sa raison.

Une autre porte ouvrit la seconde cour; de hautes herbes la couvraient de toute part. Elle était plus triste encore que la première. Emilie en jugeait à l'aide d'un faible crépuscule; elle voyait ses hautes murailles tapissées de brioine, de mousse, de lierre, et les tours crénelées qui s'élevaient encore au-dessus. L'idée d'une longue souffrance et d'un meurtre assaillit ses tristes pensées. Une de ces subites et inexplicables convictions, qui s'emparent quelquefois des plus fortes âmes, frappa la sienne d'une soudaine horreur. Ce sentiment ne diminua pas quand elle entra dans une salle gothique, immense, en proie aux ténèbres du soir. Un flambeau qui brillait au loin à travers une longue suite d'arcades, servait seulement à rendre l'obscurité plus sensible. Un domestique apporta une seconde lampe; et ses faibles lueurs tombant tour à tour sur les piliers et sur les voûtes, dessinaient fortement leurs ombres allongées sur le pavé et sur les murs.

L'arrivée inattendue de Montoni n'avait permis aucun préparatif pour le recevoir. Le serviteur qu'il avait dépêché en partant lui-même de Venise, l'avait devancé de peu de moments. Cette circonstance excusait en quelque sorte le dénûment et le désordre où paraissait être ce grand château.

Le domestique qui vint éclairer Montoni le salua en silence, et sa physionomie ne s'anima d'aucune apparence de plaisir. Montoni répondit au salut par un léger mouvement de la main, et passa. Sa femme suivait, et jetait autour d'elle un regard de surprise et de mécontentement, qu'elle paraissait craindre d'exprimer. Emilie voyant l'étendue, l'immensité de cet édifice, avec un étonnement timide, s'approcha d'un escalier de marbre. Ici les arcades formaient une voûte élevée, du centre de laquelle pendait une lampe à trois branches, qu'un domestique se hâtait d'allumer. La richesse des corniches, la grandeur d'une galerie qui conduisait à plusieurs appartements, les verres coloriés d'une fenêtre qui s'ouvrait du haut jusqu'en bas, furent les objets que successivement on découvrit.

Après avoir tourné au pied de l'escalier et traversé une antichambre, on entra dans un appartement de la plus spacieuse dimension. Sa boiserie de noir mélèse, coupé dans les montagnes voisines, ajoutait une nuance à l'obscurité même.—Apportez plus de lumières, dit Montoni en entrant. Le serviteur posa sa lampe, et se retira pour obéir. Madame Montoni observa que l'air du soir était humide dans ces régions, et qu'elle serait bien aise d'avoir un peu de feu. Montoni ajouta qu'on apportât du bois.

Tandis qu'avec un air pensif il se promenait à grands pas dans la chambre, madame Montoni se reposait en silence sur un sopha, et attendait le retour du domestique. Emilie observait la singularité imposante et l'abandon de cet appartement. Une seule lampe l'éclairait, et se trouvait placée près d'un grand miroir de Venise, qui réfléchissait obscurément la scène, et entre autres la figure de Montoni, passant et repassant avec les bras croisés, et le visage ombragé du panache qui flottait sur son grand chapeau.

De l'examen de ce spectacle, l'esprit d'Emilie se porta aux appréhensions de ce qu'elle aurait à souffrir: le souvenir de Valancourt, si éloigné d'elle, vint ensuite peser sur son âme, et changer sa crainte en douleur. Un long soupir lui échappa: elle essaya de retenir ses pleurs, et s'approcha d'une haute fenêtre. Elle ouvrait sur les remparts, au-dessous desquels se trouvait le bois qu'on traversait pour venir au château. Mais l'ombre de la nuit enveloppait les montagnes; à peine leurs contours pouvaient-ils même se distinguer sur l'horizon, dont une bande rougeâtre indiquait seule l'occident. La vallée tout entière était ensevelie dans les ténèbres. Les objets qui frappèrent les regards d'Emilie lorsqu'on ouvrit la porte, n'étaient guère moins tristes. Le vieux serviteur, qui d'abord les avait reçus, entrait alors courbé sous un fagot d'épines, et deux des valets de Montoni le suivaient avec des lumières.

Votre Excellence soit la bienvenue, dit le vieillard en se levant de terre, après y avoir posé son fagot. Ce château a été bien longtemps désert. Vous excuserez, signor; vous savez que nous avons eu bien peu de temps. Il y aura deux ans à la Saint-Marc prochaine que Votre Excellence n'est venue ici.

—Vous avez bonne mémoire, vieux Carlo, dit Montoni; c'est cela même. Comment as-tu donc fait pour vivre si longtemps?

—Ah! signor, ce n'est pas sans peine. Les vents froids qui soufflent à travers le château, dans l'hiver, ne valent rien pour moi. J'ai pensé plus d'une fois à demander à Votre Excellence de me laisser quitter les montagnes pour me retirer dans la vallée; mais je ne sais pas comment cela se fait, je ne puis abandonner ces vieilles murailles, où j'ai vécu tant d'années.

—Bon! dit Montoni; et qu'avez-vous fait dans ce château depuis mon départ?

—A peu près comme à l'ordinaire, signor. Il a grand besoin de réparations. Il y a la tour du nord; plusieurs de ses fortifications ont croulé, et ont manqué un jour de tomber sur la tête de ma pauvre femme (Dieu veuille avoir son âme). Votre Excellence doit la voir.

—Cela suffit. Les réparations? interrompit Montoni.

—Les réparations? dit Carlo. Une partie du toit de la grande salle a effondré dedans. Tous les vents des montagnes voisines s'y engouffraient l'hiver dernier, et sifflaient dans le château de telle sorte qu'on ne pouvait s'y échauffer. Ma femme et moi, nous nous retranchions en grelotant auprès d'un feu énorme, dans le coin d'une petite salle, et encore nous mourions de froid.

—N'y a-t-il pas d'autres réparations à faire? dit Montoni impatiemment.

—Oh! seigneur! Votre Excellence, oui. Le mur du rempart s'est éboulé en trois places. Les escaliers qui conduisent à la galerie, au couchant, ont été depuis longtemps en si mauvais état, qu'il est fort dangereux d'y passer. Le corridor qui conduit à la chambre de chêne, sur le rempart du nord, est dans le même état. Un soir, l'hiver dernier, je m'y hasardai, et Votre Excellence...

—Allez, allez, dit Montoni vivement; nous causerons plus au long demain matin.

Le feu était allumé. Carlo balaya la cheminée, plaça des chaises, essuya la poussière d'une table de marbre voisine, et sortit enfin de l'appartement.

Montoni et sa famille s'approchèrent du feu. Madame Montoni fit plusieurs tentatives pour nouer l'entretien; mais ses réponses brusques la repoussèrent. Emilie s'efforça de réunir ses forces, et s'énonçant d'une voix tremblante:—Puis-je vous demander, monsieur, dit-elle, le motif d'un si prompt départ? Après une longue pause, elle eut assez de courage pour réitérer la question.

—Il ne me convient pas de répondre aux questions, dit Montoni; il ne vous convient pas de m'en faire. Le temps expliquera tout. Je désire à présent n'être pas importuné plus longtemps. Je vous engage à prendre une conduite raisonnable. Toutes ces idées de sensibilité prétendue à les nommer du terme le plus doux, ne sont vraiment que de la faiblesse.

Emilie se leva pour se retirer.—Bonsoir, madame, dit-elle à sa tante avec un maintien composé qui déguisait mal son émotion.

—Bonne nuit, ma chère, dit madame Montoni avec un accent de bonté que sa nièce n'avait jamais éprouvé d'elle. Cette tendresse inattendue fit couler les larmes d'Emilie. Elle salua Montoni et elle se retirait.—Mais vous ne savez pas le chemin de votre chambre, dit sa tante. Montoni appela le domestique qui attendait dans l'antichambre, et lui ordonna d'envoyer la femme de chambre de madame Montoni. Elle vint en peu de minutes, et suivit Emilie, qui se retira.

—Savez-vous où est ma chambre? dit-elle à Annette en traversant la salle.

—Oui, je crois le savoir, mademoiselle. Mais c'est une étrange pièce; il y a de quoi s'y promener; je m'y suis perdue. On l'appelle la double chambre; elle est sur le rempart du midi; on y va par le grand escalier. La chambre de madame est à l'autre extrémité du château.

Emilie monta l'escalier, et vint au corridor. En le traversant, Annette reprit son caquet.—C'est un lieu bien sauvage et bien triste que celui-ci, mademoiselle; je me sens toute effrayée d'y vivre. O combien souvent et souvent j'aurais déjà voulu me revoir en France! Je ne pensais guère, lorsque je suivis madame pour voir le monde, que je serais claquemurée dans un endroit comme celui-ci; je n'aurais pas quitté mon pays. C'est par là, mademoiselle, il faut tourner. En vérité, je suis tentée de croire aux géants, ce château est tout fait pour eux. Une nuit ou l'autre nous verrons quelques farfadets; il en viendra dans cette grande vieille salle qui, avec ses lourds piliers, ressemble plus à une église qu'à autre chose.

—Oui, dit Emilie en souriant, et bien aise d'échapper à de plus sérieuses pensées. Si nous venions dans le corridor à minuit, et que nous regardassions dans le vestibule, nous le verrions sans doute illuminé de plus de mille lampes. Tous les lutins danseraient en rond au son d'une délicieuse musique; c'est en des lieux comme celui-là qu'ils s'assemblent toujours pour tenir leurs sabbats. Je crains, Annette, que vous n'ayez pas assez de courage pour mériter de voir un aussi joli spectacle. Si vous parlez, tout s'évanouira à l'instant.

—Je crois bien que, si j'y vis longtemps, je deviendrai un revenant moi-même, fit Annette.

—J'espère, dit Emilie, que vous ne ferez pas confidence de vos craintes à M. Montoni; elles lui déplairaient extrêmement.

—Quoi! vous savez donc tout, mademoiselle? dit Annette. Oh! non, non, je sais mieux ce que j'ai à faire, et si monsieur peut dormir en paix, tout le monde dans le château peut en faire autant. Emilie ne parut pas remarquer cette observation.

Par ce passage, mademoiselle; il conduit à un petit escalier. Oh! si je vois quelque chose, je perdrai connaissance, cela est certain.

—Cela n'est pas possible, dit Emilie en souriant, et suivant le tournant du passage qui donnait dans une autre galerie. Annette s'aperçut alors qu'elle avait perdu son chemin; elle s'égara de plus en plus à travers d'autres corridors. Effrayée, à la fin, de leurs détours et de leur solitude, elle cria pour avoir du secours; les domestiques étaient à l'autre bout du château, et ne pouvaient entendre sa voix. Emilie ouvrit la porte d'une chambre à gauche.

—N'allez pas là, mademoiselle, dit Annette, vous vous perdrez encore bien plus.

—Portez la lumière, dit Emilie, nous trouverons notre chemin à travers toutes ces pièces.

Annette restait à la porte avec l'air d'hésiter; elle tendait la lumière pour laisser voir la chambre, mais ses faibles rayons ne pénétraient pas jusqu'au milieu.—Pourquoi hésitez-vous? dit Emilie; laissez-moi voir où cette chambre conduit.

Annette avança avec répugnance. La chambre ouvrait sur une enfilade d'appartements anciens et très-spacieux. Les uns étaient tendus en tapisseries, d'autres boisés de cèdres et de noirs mélèses. Les meubles qu'on y voyait semblaient aussi antiques que les murailles, et conservaient une apparence de grandeur, quoique rongés de poussière et tombant en vétusté.

—Comme il fait froid ici, mademoiselle! dit Annette, personne n'y a habité depuis des siècles, à ce qu'on dit. Allons-nous-en.

—Peut-être arriverons-nous jusqu'au grand escalier, dit Emilie en marchant toujours. Elle se trouva dans un salon garni de tableaux, et prit la lumière pour examiner celui d'un soldat à cheval sur un champ de bataille. Il appuyait son épée sur un homme que son cheval foulait aux pieds, et qui semblait lui demander grâce. Le soldat, la visière levée, le regardait avec l'air de la vengeance.

Cette expression et tout l'ensemble frappèrent Emilie par la ressemblance de Montoni; elle frissonna et détourna les yeux. En passant légèrement la lumière sur les autres tableaux, elle vint à un que couvrait un voile de soie noire. Cette singularité la frappa; elle s'arrêta dans l'intention d'écarter le voile et de considérer ce qu'on cachait avec tant de soin; cependant, un peu interdite, son courage balançait.—Vierge Marie! s'écria Annette, qu'est-ce que cela veut dire? C'est sûrement la peinture, le tableau dont on parlait à Venise.

—Quelle peinture? dit Emilie, quel tableau?—Un tableau! dit Annette en tremblant. Je n'ai jamais bien su ce que c'était!

—Levez la toile, Annette.

—Qui? Moi, mademoiselle, moi? Non, pour le monde entier. Emilie se retournant vers Annette qui pâlissait:—Eh! je vous prie, qu'avez-vous su de ce tableau, pour vous épouvanter ainsi?—Rien, mademoiselle; on ne m'a rien dit. Trouvons notre chemin.

—Sans doute, dit Emilie, mais je veux d'abord voir ce tableau. Prenez la lumière, Annette, je lèverai le voile. Annette prit la lumière et s'enfuit précipitamment sans vouloir entendre Emilie; et ne voulant pas rester au fond d'une chambre obscure, il fallut bien qu'Emilie la suivît elle-même.

—Mais Annette, qu'avez-vous donc? dit Emilie en la rejoignant; que vous a-t-on dit de ce tableau, puisque vous ne restez pas quand je vous en prie?

—Je n'en sais pas la raison, mademoiselle, répondit Annette; on ne m'a rien dit de ce tableau. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a eu quelque chose de très-effrayant à ce sujet; et que depuis, il a toujours été couvert d'un voile noir, et que personne ne l'a regardé depuis bien longtemps. Cela a, dit-on, quelque rapport avec la personne qui possédait le château avant qu'il appartînt à monsieur; et...

—Fort bien! Annette, dit Emilie; je m'aperçois qu'effectivement vous ne saviez rien sur ce tableau.

—Non, rien en vérité, mademoiselle; car ils m'ont bien fait promettre de n'en jamais parler. Mais...

—En ce cas, dit Emilie, qui la vit combattue par l'envie de révéler un secret, et par la crainte des conséquences, en ce cas, je n'en demande pas davantage.

—Non, mademoiselle, ne me le demandez pas.

—Vous diriez tout, répondit Emilie.

Annette rougit, Emilie sourit; elles achevèrent de parcourir cette suite de pièces, et se trouvèrent enfin, avec un peu d'embarras, sur le haut du grand escalier. Annette y laissa Emilie pour appeler une servante du château, et se faire conduire à la chambre qu'elles avaient en vain cherchée.

Pendant son absence, Emilie s'occupait du tableau. La crainte de séduire la probité d'une femme de chambre avait arrêté ses questions sur ce sujet, aussi bien que sur les ouvertures qu'elle avait rejetées relativement à Montoni. Sa curiosité était pourtant extrême, et elle ne croyait pas qu'il lui fût difficile de la satisfaire. Quelquefois elle était tentée de retourner à l'appartement pour examiner ce tableau; mais l'heure, le lieu, le silence morne qui y régnait, le mystère qui accompagnait ce tableau, tout conspirait à augmenter sa circonspection et à la détourner de cette épreuve. Elle résolut cependant, quand le jour aurait ranimé son courage, de retourner à cette chambre et d'écarter le voile.

Une servante parut enfin, et conduisit Emilie dans sa chambre. Elle était au bout du château, et à l'extrémité du corridor sur lequel s'ouvrait l'enfilade même d'appartements qu'elles avaient d'abord parcourus. L'aspect désert de cette chambre fit désirer à Emilie qu'Annette ne la quittât point encore. Le froid humide qui s'y faisait sentir la glaçait autant que la crainte; elle pria Catherine, la servante du château, de lui apporter un peu de bois et de lui allumer du feu.

—Oui, mademoiselle, dit Catherine, il y a longues années qu'on n'a fait du feu dans cette chambre.

—Je m'étonne, mademoiselle, dit Annette, qu'on nomme ceci la double chambre. Emilie, pendant ce temps, regardait en silence, et la trouvait haute et spacieuse comme toutes celles qu'elle avait déjà vues. Ses murs étaient boisés en mélèse; le lit, les autres meubles en étaient fort antiques, et avaient cet air de sombre grandeur qu'on remarquait dans tout le château. Une des hautes fenêtres qu'elle ouvrit donnait sur un rempart élevé; mais l'obscurité, d'ailleurs, ne permettait pas de rien voir.

En présence d'Annette, Emilie essayait de se contenir et de renfermer les larmes qu'à tout moment elle se croyait prête à répandre. Elle désirait beaucoup de savoir quand le comte Morano était attendu dans le château; mais elle craignait de faire une question inutile, et de divulguer des intérêts de famille en présence d'une simple domestique. Pendant ce temps, les pensées d'Annette étaient préoccupées d'un tout autre sujet; elle aimait beaucoup le merveilleux; elle avait entendu parler d'une circonstance relative à ce château, qui rentrait singulièrement dans ses goûts. On lui avait recommandé le secret, et son envie de parler était si violente, qu'à tout instant elle était prête à s'expliquer. C'était une si étrange circonstance! N'en point parler, était une extrême punition; mais Montoni pouvait lui en imposer de plus sévères, et elle redoutait de l'offenser.

Catherine apporta du bois, et la flamme brillante dissipa pour un moment le brouillard lugubre de la chambre. Catherine dit à Annette que sa maîtresse l'avait demandée, et Emilie demeura seule, livrée encore à ses tristes réflexions.

Pour s'arracher à ses tristes pensées si pénibles à son cœur, elle se leva, et considéra l'appartement avec ses meubles. En le parcourant, elle remarqua une porte qui n'était pas exactement fermée; ce n'était pas celle par laquelle elle était entrée; elle prit la lumière pour savoir où elle conduisait. Elle ouvrit, et avançant toujours, elle aperçut les marches d'un escalier dérobé resserré entre deux murailles, et qui aboutissait précisément devant cette porte. Elle voulut savoir d'où il partait, et le désira d'autant plus, qu'il communiquait à sa chambre; mais dans l'état actuel de ses esprits, elle manquait de courage pour tenter l'aventure. Elle ferma la porte, et s'efforça de l'assujettir; et l'examinant davantage, elle s'aperçut que du côté de la chambre elle était sans verrous, et que de l'autre, il s'en trouvait jusqu'à deux. En y plaçant une chaise pesante, elle remédia à une partie du danger, mais elle s'alarmait toujours de dormir dans cette pièce écartée, seule, et avec une porte dont elle ignorait l'issue, et qu'elle ne pouvait condamner. Quelquefois elle voulait prier madame Montoni de lui laisser Annette, pour passer la nuit dans sa chambre: mais elle s'en éloigna par la crainte de trahir une frayeur, qu'on nommerait puérile, et par celle aussi d'ébranler tout à fait l'imagination frappée d'Annette.

Ces affligeantes réflexions furent bientôt après interrompues par le bruit de quelqu'un qui marchait dans le corridor: c'était Annette et un domestique qui lui apportaient à souper de la part de madame Montoni. Elle se mit à table auprès du feu, et obligea la bonne Annette de partager ce petit repas. Encouragée par sa condescendance et par l'éclat et la chaleur du foyer, Annette rapprocha sa chaise de celle d'Emilie et lui dit:—Avez-vous jamais entendu parler, mademoiselle, de l'étrange événement qui a donné ce château à monsieur?

—Quelle étonnante histoire avez-vous donc ouï dire? reprit Emilie en cachant la curiosité que lui inspiraient d'anciennes et mystérieuses ouvertures à ce sujet.

—Je sais tout, mademoiselle, dit Annette en regardant autour d'elle, et s'approchant plus près d'Emilie: Benedetto m'a tout conté pendant que nous voyagions ensemble; il me dit: Annette, vous ne savez rien sur ce château où nous allons?—Non, lui dis-je, monsieur Benedetto: que savez-vous donc, je vous prie?—Mais, mademoiselle, vous savez garder un secret, ou, pour le monde entier, je ne vous dirais rien.—J'ai promis de n'en pas parler, et on assure que monsieur trouverait mauvais qu'on en jasât.

—Si vous avez promis de garder le secret, dit Emilie, vous avez tort de le révéler.

Annette fit une pause, puis elle reprit:—Oh mais, pour vous, mademoiselle! à vous je puis tout dire, je le sais bien.

Emilie se mit à rire.—Je me tairai, dit-elle, aussi fidèlement que vous.

Annette répliqua fort gravement qu'il le fallait, et continua:—Ce château, vous le devez savoir, mademoiselle, est très-vieux et très-fortifié; il a soutenu plusieurs siéges, à ce qu'on dit; il ne fut pas toujours au seigneur Montoni ni à son père; mais, par une disposition quelconque, il devait revenir à monsieur, si la dame mourait sans se marier.

—Quelle dame? dit Emilie.

—Je n'en suis pas encore là, reprit Annette: c'est la dame dont je vais vous parler, mademoiselle, comme je vous le disais: cette dame habitait le château, et avait, comme vous le supposez, un train considérable autour d'elle. Monsieur venait souvent la voir, il en était amoureux et lui offrait de l'épouser; ils étaient un peu parents; mais cela n'empêchait pas. Quant à elle, elle en aimait un autre; elle ne voulut pas de lui, ce qui le mit, dit-on, dans une très-grande colère; et vous savez bien, mademoiselle, quel homme est monsieur quand il est en colère; peut-être le vit-elle dans un de ces accès, et c'est à cause de cela qu'elle ne voulut pas de lui. Mais, comme je vous disais, elle était fort triste, fort malheureuse, et tout cela pendant longtemps. Eh! vierge Marie, quel bruit est-ce là? N'entendez-vous pas un son, mademoiselle?

—C'est le vent, dit Emilie; poursuivez votre histoire.

—Comme je vous disais: où en étais-je? comme je vous disais, elle était bien triste et bien malheureuse, elle se promenait sur la terrasse, sous les fenêtres, toute seule, et là, elle pleurait, cela vous aurait fendu le cœur. C'était... Mais je ne dis pas bien: cela vous aurait fait pleurer aussi, à ce qu'on m'assure.

—Bien: mais, Annette, dites-moi la substance de votre conte.

—Tout en son temps, mademoiselle; j'ai su tout cela à Venise même, mais ce qui suit, je ne le sais que d'aujourd'hui; cela arriva il y a bien des années, M. Montoni n'était encore qu'un jeune homme; la dame, on l'appelait la signora Laurentini, elle était très-belle, mais elle se mettait souvent en grande colère, aussi bien que monsieur. S'apercevant qu'elle ne voulait pas l'écouter, que fait-il? il laisse le château et n'y revient plus; mais cela était indifférent pour elle, elle était tout juste aussi malheureuse quand il y était que quand il n'y était pas. Un soir enfin... Grand saint Pierre, mademoiselle, s'écria Annette, regardez cette lampe! voyez donc comme la flamme est bleue. Elle parcourut ensuite toute la chambre avec des yeux effrayés.—Que vous êtes folle! dit Emilie: comment se livre-t-on à ces ridicules idées? De grâce, achevez-moi votre histoire, je suis très-fatiguée.

Annette fixa encore la lampe, et continua d'une voix plus basse:—Ce fut un soir, à ce qu'on dit, vers la fin de l'année; ce pouvait être vers le milieu de septembre, à ce que je suppose, ou le commencement d'octobre, peut-être même dans le mois de novembre; c'est égal, c'est toujours vers la fin de l'année; mais je ne puis pas dire précisément le moment, parce qu'ils ne me l'ont pas dit eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, ce fut à la fin de l'année que cette dame fut se promener hors du château dans ces bois là-bas, comme elle faisait ordinairement. Elle était toute seule et n'avait que sa femme de chambre avec elle; le vent soufflait bien froid, il faisait tomber les feuilles autour d'elle, et sifflait tristement à travers ces grands châtaigniers que nous avons passés, mademoiselle, en venant au château: Benedetto me montrait les arbres tout en me parlant. Le vent était donc bien froid, et la femme de chambre voulait l'engager à revenir; elle ne le voulut pas; elle aimait à se promener dans les bois en tous les temps, et surtout le soir; et si les feuilles tombaient autour d'elle, cela lui faisait toujours plus de plaisir.

Eh bien! on l'a vue descendre vers le bois; la nuit vint, elle ne parut pas. Dix heures, onze heures, minuit, point de dame; voilà qui est bien. Ses domestiques pensèrent que sûrement il lui était arrivé un accident, et sortirent pour l'aller chercher: ils cherchèrent toute la nuit, mais ils ne la trouvèrent pas, et n'en trouvèrent aucune trace. Depuis ce jour-là, mademoiselle, on n'en a jamais entendu parler.

—Est-ce bien vrai, Annette? dit Emilie fort surprise.

—Très-vrai, mademoiselle, dit Annette avec un air d'horreur, oui, cela est bien vrai. Mais on dit, ajouta-t-elle en baissant la voix, on dit que depuis ce temps-là on a vu plusieurs fois la signora dans les bois et autour du château pendant la nuit; plusieurs des vieux serviteurs, qui restèrent ici après cet événement, déclarent qu'ils l'ont vue. Elle a été vue par plusieurs de ses vassaux, qui se sont trouvés au château pendant la nuit. Le vieux régisseur pourrait dire de singulières choses, à ce qu'on dit, s'il le voulait.

—Quelle contradiction là-dedans, Annette! dit Emilie. Vous disiez qu'on n'avait pas entendu parler d'elle, et vous dites qu'on l'a vue.

—Tout cela m'a été dit dans le plus grand secret, reprit Annette sans faire attention à la remarque; je suis bien sûre, mademoiselle, que vous ne voudrez pas nous faire tort à Benedetto et à moi, en parlant de cette histoire.

—Ne craignez rien de mon indiscrétion, répondit Emilie; mais souffrez que je vous engage, ma bonne Annette, à être fort discrète vous-même, et à ne jamais découvrir à personne ce que vous venez de me confier. Le signor Montoni, comme vous dites, pourrait fort bien se mettre en colère, s'il en entendait parler. Mais quelles recherches fit-on au sujet de cette malheureuse dame?

—Oh! une grande quantité, mademoiselle, car monsieur avait des droits directs sur le château, comme étant le plus proche héritier, et on dit que les juges, les sénateurs ou d'autres, déclarèrent qu'il ne pourrait prendre possession que lorsque bien des années seraient écoulées; et que si, après tout cela, la dame ne se retrouvait pas, cela serait aussi bon que si elle était morte, et que le château serait à lui: ainsi il est à lui. Mais l'histoire courut, et il se répandit plusieurs rapports, mais si étranges, mademoiselle, que je n'ose pas vous les dire.

—Cela est encore étrange, Annette, dit Emilie en souriant et sortant de sa rêverie: mais quand la signora Laurentini a reparu depuis dans ce château, personne ne lui a-t-il parlé?

—Parlé! lui parler! s'écria Annette avec effroi. Non, non, soyez-en sûre.

—Et pourquoi pas? dit Emilie qui désirait en savoir davantage.

—Sainte mère de Dieu! parler à un esprit!

—Mais quelle raison a-t-on de croire que c'était un esprit; si on ne s'en est pas approché, et si on ne lui a pas parlé?

—Oh! mademoiselle, je ne peux pas vous le dire. Comment pouvez-vous faire de si singulières questions? Mais personne ne l'a vue aller et venir dans le château. On la voyait dans une place, et le moment d'après, elle était dans l'autre. Elle ne parlait pas. Si elle eût vécu, qu'aurait-elle fait dans ce château sans y parler? Il y a même dans le château plusieurs endroits où l'on n'a pas été depuis, et toujours par cette raison.

—Parce qu'elle ne parlait pas, dit Emilie en s'efforçant de rire, malgré la peur qui commençait à s'emparer d'elle.—Non, mademoiselle, non, reprit Annette presque fâchée, mais parce qu'on y voyait quelque chose. On dit aussi qu'il y a une vieille chapelle qui tient à la partie occidentale du château, où quelquefois, à minuit, on entend des gémissements. Cela fait frémir d'y penser! On a vu là des choses bien extraordinaires.

—Je te prie, Annette, trêve de ces contes ridicules! dit Emilie.

—Contes ridicules, mademoiselle! Oh! mais, je vous dirai là-dessus, si vous voulez, une histoire que Catherine m'a faite. C'était le soir d'un hiver froid, Catherine (elle venait souvent au château, à ce qu'elle dit, pour tenir compagnie au vieux Carlo et à sa femme; monsieur l'avait recommandé, et depuis ce temps-là elle était toujours ici) Catherine était assise avec eux dans la petite salle. Carlo dit: Je voudrais bien que nous eussions des figues à faire griller. Il y en a dans l'office, mais il y a loin, et je suis trop las. Allez, Catherine, dit-il, vous êtes jeune et ingambe; apportez-nous-en quelques-unes; le feu est bien disposé pour les rôtir. Elles sont, dit-il, dans le coin de l'office, au bout de la galerie du nord. Prenez la lampe, dit-il, et prenez garde, en passant le grand escalier, que le vent qui entre par le toit ne vous l'éteigne. Ainsi, avec cela, Catherine prit la lampe... Paix, mademoiselle, j'entends du bruit, cela est sûr!

Emilie, à qui alors Annette avait fait passer sa frayeur, écouta très-attentivement; mais tout était fort calme, et Annette continua:

Catherine alla à la galerie du nord: c'est la grande galerie que nous avons traversée, mademoiselle, avant de venir dans le corridor. Elle allait, sa lampe à la main, ne songeant à rien du tout... Encore! s'écria subitement Annette; j'ai entendue encore! ce n'est point une idée, mademoiselle.

Paix! dit Emilie toute tremblante. Elles écoutèrent et restèrent immobiles. Emilie entendit un coup frappé contre le mur; il fut répété. Annette fit un grand cri. La porte s'ouvrit avec lenteur: c'était Catherine qui venait dire à Annette que sa maîtresse la demandait. Emilie, quoiqu'elle la reconnût bien, ne se remit pas tout de suite de sa terreur. Annette, moitié riant, moitié pleurant, gronda vivement Catherine de leur avoir fait une telle peur: elle frémissait qu'on n'eût entendu ce qu'elle avait dit. Emilie, dont l'esprit était vivement frappé par la circonstance principale du récit d'Annette, n'aurait pas voulu rester seule dans sa situation actuelle; mais pour éviter d'offenser madame Montoni et de trahir sa propre faiblesse, elle lutta contre les illusions de la crainte, et congédia Annette pour toute la nuit.

Quand elle fut seule, ses pensées se reportèrent sur l'étrange histoire de la signora Laurentini, et ensuite sur la situation où elle se trouvait elle-même dans ce terrible château, au milieu des déserts et des montagnes, en pays étranger, sous la domination d'un homme que, peu de mois auparavant, elle ne connaissait pas, dont elle avait déjà ressenti un cruel abus d'autorité, et dont elle considérait le caractère avec un degré d'horreur que justifiait la crainte générale qu'il inspirait.

Emilie se rappela tout ce que lui avait dit Valancourt la veille de son départ du Languedoc, relativement à Montoni; elle se rappela tous les efforts qu'il avait faits pour la détourner de ce voyage. Ses craintes, depuis ce jour, avaient paru autant de prophéties, et se trouvaient ainsi confirmées. Son cœur, en se rappelant l'image de Valancourt, se livra à de vains regrets. Mais enfin sa raison lui offrit une consolation qui, quoique faible d'abord, prit, par la réflexion, une véritable consistance. Elle considéra que, quelles que pussent être ses peines, elle avait évité d'envelopper Valancourt dans ses malheurs, et que, de quelque nature que fussent ses chagrins, elle n'avait du moins aucun reproche à se faire.

Le vent, sifflant avec force à la porte et le long du corridor, ajoutait à sa mélancolie. La flamme récréative du foyer était éteinte depuis longtemps. Emilie restait fixée devant ces cendres froides, quand un tourbillon bruyant, s'engouffrant dans le corridor, ébranla les portes, les fenêtres, et l'alarma d'autant plus par sa violence, qu'il déplaça, dans sa secousse, la chaise dont elle s'était servie pour s'enfermer, et entr'ouvrit la porte qui conduisait au petit escalier. Sa curiosité et ses craintes se ranimèrent. Elle prit la lampe et vint au-dessus des marches. Elle hésitait si elle irait plus loin; mais le calme profond, l'obscurité de ce lieu la saisirent de nouveau. Elle résolut de commencer ses recherches aussitôt qu'il ferait grand jour. Elle ferma la porte et la barricada de son mieux.

Elle se mit alors dans son lit et laissa la lampe sur la table; mais cette sombre lueur ne fit que redoubler ses craintes. Au tremblement de ses rayons incertains, elle croyait presque voir des ombres glisser le long de ses rideaux et se retirer dans le fond ténébreux de sa chambre. L'horloge du château sonna une heure avant qu'elle eût fermé les yeux.

CHAPITRE XVIII.

La lumière du jour chassa de l'esprit d'Emilie les vapeurs de la superstition, mais non pas celles de la crainte. Elle se leva, et pour distraire son esprit de ces importunes idées, elle se força à s'occuper des objets extérieurs. Elle contempla de sa fenêtre les sauvages grandeurs qui s'offraient à sa vue; les montagnes qui s'entassaient les unes sur les autres et ne laissaient entrevoir que d'étroites vallées qu'ombrageaient d'épaisses forêts. Les vastes remparts du château, ses servitudes, ses bâtiments divers s'étendaient le long d'un roc escarpé au pied duquel un torrent jaillissant avec bruit, se précipitait sous de vieux sapins dans une gorge profonde. Un léger brouillard occupait le fond des vallées lointaines; et se dissipant par degrés aux rayons du soleil, découvrait l'un après l'autre les arbres, les coteaux, les troupeaux et leurs conducteurs.

C'était en contemplant ces admirables aspects qu'Emilie cherchait à se distraire, et ce ne fut pas sans succès; la fraîcheur du matin contribuait à la ranimer. Elle éleva ses pensées vers le ciel; elle s'y sentait toujours plus disposée quand elle goûtait la sublimité de la nature et que son esprit recouvrait ses forces.

Quand elle se retira de la fenêtre, ses yeux se tournèrent sur la porte qu'elle avait, la nuit précédente, assurée avec tant de soin. Elle se détermina à en examiner l'issue; mais en se rapprochant pour écarter les chaises, elle s'aperçut que déjà elles l'étaient un peu. Sa surprise ne peut s'imaginer, quand, l'instant d'après, elle vit la porte toute fermée. Elle fut frappée comme si elle eût vu une apparition. La porte sur le corridor était fermée comme elle l'avait laissée; mais l'autre porte qu'on ne pouvait assujettir qu'à l'extérieur avait nécessairement été verrouillée pendant la nuit. Elle s'affecta sérieusement de l'idée de coucher encore dans une chambre où il était si facile de pénétrer, et si loin de tout genre de secours; elle se décida à en faire part à madame Montoni, et à demander à changer de chambre.

Après quelque difficulté, elle retrouva son chemin jusqu'au grand vestibule et à la salle du soir précédent, dans laquelle était servi le déjeuner. Sa tante était seule; Montoni était à parcourir les environs du château, à voir l'état des fortifications, et à causer avec Carlo. Emilie remarqua que sa tante avait pleuré, et son cœur s'attendrit pour elle avec un sentiment qui se montra dans ses manières encore plus que dans ses paroles. Elle évitait soigneusement de paraître s'apercevoir que sa tante fût malheureuse. Elle saisit le moment où Montoni était absent pour parler de la porte, demander un autre logement, et s'informer des motifs du voyage. Sur le premier point, sa tante la renvoya à Montoni, et refusa très-positivement de s'en mêler; sur le second, elle témoigna la plus entière ignorance.

Dans le dessein de réconcilier madame Montoni avec sa propre situation, Emilie se mit alors à louer la grandeur du château, le pays qui l'environnait, et s'efforça d'adoucir tout ce qui pouvait le rendre odieux. Si le malheur avait en quelque sorte rompu la dureté du caractère de madame Montoni, et lui avait appris dans ses souffrances à compatir à celles des autres, le caprice, la domination que la nature avait mis dans son cœur n'en étaient point encore bannis. Elle ne put se refuser au plaisir de tyranniser l'innocente et triste Emilie, en jetant du ridicule sur un goût qui n'était pas le sien.

Son discours satirique fut néanmoins interrompu par l'arrivée de Montoni; et sa physionomie prit un mélange de ressentiment et de crainte. Montoni se mit à table sans paraître s'apercevoir qu'il y eût quelqu'un autour de lui.

Emilie, qui l'observait en silence, vit dans ses traits une expression plus sombre et plus sévère que de coutume. Le déjeuner se passa dans le silence, jusqu'au moment où Emilie risqua de demander un autre appartement et rapporta les motifs de sa demande.

—Je n'ai pas le temps de m'arrêter à de pareilles misères, dit Montoni; cette chambre vous a été destinée, et vous devez vous en contenter. Il n'est pas vraisemblable que personne ait pris la peine d'aller monter un escalier pour l'intérêt de fermer une porte. Si elle ne l'était pas quand vous entrâtes, le vent a fort bien pu faire glisser les verrous. Mais je ne sais pas pourquoi je m'occuperais d'une circonstance aussi frivole.

Une semblable explication ne pouvait nullement satisfaire Emilie. Elle avait remarqué que les verrous étaient fort rudes, et conséquemment n'avaient pu facilement se mouvoir. Elle s'interdit cette représentation, mais elle renouvela sa demande.

—Si vous voulez rester esclave de pareilles craintes, dit Montoni avec sévérité, abstenez-vous du moins d'en fatiguer les autres. Sachez vaincre toutes ces misères, et travaillez à fortifier votre âme. Il n'y a pas de plus méprisable existence que celle qu'empoisonne la frayeur. En prononçant ces mots, il regarda fixement madame Montoni: elle rougit excessivement, et garda toujours le silence. Emilie, offensée et fortement déconcertée, trouvait alors ses craintes trop naturelles pour mériter de tels sarcasmes. Mais s'apercevant que son chagrin ne l'empêcherait pas de les souffrir, elle fit effort pour s'en distraire.

Quand madame Montoni se fut retirée à sa toilette, Emilie tâcha de se distraire en examinant le grand château. Elle ouvrit une porte battante, et passa de la grande salle sur les remparts, qui, de trois côtés, bordaient les précipices. La quatrième face était gardée par les hautes murailles des cours, et par la voûte sous laquelle elle avait tourné la veille. La grandeur de ces larges remparts, et le paysage varié qu'ils dominaient, excitèrent son admiration. L'étendue des terrasses était telle, que, présentant le pays sous autant d'aspects différents, elle offrait comme autant de vues nouvelles. Elle s'arrêtait souvent pour contempler la gothique magnificence d'Udolphe, son orgueilleuse irrégularité, ses hautes tours, ses fortifications, ses fenêtres étroites et enfoncées, enfin ces beffrois nombreux placés au coin de chaque tourelle. Elle s'appuya sur le mur de la terrasse, et mesura de l'œil le gouffre effroyable d'un précipice, dont les noirs sommets des forêts dérobaient encore la profondeur. Partout où elle portait ses regards, c'étaient des pics de montagnes, des bois de sapin, et d'étroits défilés, qui s'enfonçaient dans les Apennins, et disparaissaient à la vue dans ces régions inaccessibles.

Elle était dans cette situation, quand elle vit Montoni, accompagné de deux hommes, qui gravissait un sentier taillé dans le roc vif. Il s'arrêta sur une éminence, considérant le rempart, et s'adressant à sa suite, il s'exprima avec un air et des gestes fort énergiques. Emilie s'aperçut que l'un de ces hommes était Carlo, que l'autre avait le costume d'un paysan, et qu'à lui seul s'adressaient les ordres de Montoni.

Elle se retira de la muraille et continua sa promenade. Tout à coup elle entendit le bruit de plusieurs carrosses, bientôt le retentissement de la grosse cloche, et il lui vint à l'esprit que le comte Morano arrivait; elle traversa rapidement les portes de la terrasse, prenant à la hâte le chemin de son appartement. A ce moment plusieurs personnes entrèrent dans la salle par la porte opposée: elle les vit à l'extrémité des arcades, et recula sur-le-champ; mais l'agitation de ses esprits, l'étendue de l'obscurité de la salle, l'avaient empêchée de distinguer les étrangers. Toutes ces craintes n'avaient qu'un objet; cet objet se présenta à elle; elle crut qu'elle avait vu le comte Morano.

Quand elle les vit hors de la salle, elle hasarda d'y rentrer, et remonta chez elle sans rencontrer personne; elle resta dans sa chambre, agitée de mille frayeurs et prêtant l'oreille au moindre bruit. Entendant, à la fin, des voix sur le rempart, elle courut à sa fenêtre, et reconnut Montoni qui se promenait avec le signor Cavigni; ils s'arrêtaient souvent, se regardaient l'un et l'autre, et leur conversation paraissait fort animée.

De plusieurs personnes qu'elle avait remarquées dans la salle, elle ne voyait que le seul Cavigni; ses alarmes s'augmentèrent bientôt en entendant marcher dans le corridor: elle s'attendait à un message du comte. Annette parut.

—Ah! mademoiselle, s'écria-t-elle, voilà le signor Cavigni arrivé. Que je suis donc contente de voir un visage chrétien dans cet endroit! il est si bon, il a toujours pris tant d'intérêt à moi! Le signor Verezzi y est aussi. Et qui croiriez-vous bien encore, mademoiselle?

—Je ne sais pas deviner, Annette; dites-moi vite.

—Devinez une fois, mademoiselle.

—Alors, dit Emilie, en essayant de se contenir, le comte Morano, je suppose.

—Sainte Vierge! s'écria Annette, vous vous trouvez mal, mademoiselle, vous allez vous évanouir! Je vais aller vous chercher de l'eau.

Emilie tomba sur sa chaise.—Restez, Annette, dit-elle languissamment, ne me laissez point. Je vais me remettre... ouvrez la fenêtre... Le comte, dites-vous? Est-il en bas?

—Qui? moi? le comte? Non, mademoiselle, je n'en ai pas parlé; il n'est pas ici. Non, mademoiselle.

—En êtes-vous bien sûre?

—Dieu soit béni, reprit Annette, vous êtes bien vite revenue. En vérité, je vous croyais mourante.

—Mais le comte, vous êtes bien sûre qu'il n'est pas là?

—Oh! oui, bien sûre, mademoiselle. Je regardais par une grille dans la tourelle du nord, quand les voitures sont arrivées; je ne m'attendais pas à une vue si désirée dans cette affreuse citadelle.

—C'est bon, Annette; je me trouve déjà beaucoup mieux.

—Oui, mademoiselle, je vois cela. Oh! tous les domestiques vont mener joyeuse vie! Nous irons danser et chanter dans la petite salle, parce que là monsieur ne pourra pas nous entendre. Et puis les drôles d'histoires! Ludovico est arrivé, mademoiselle; Ludovico est venu avec eux. Vous vous souvenez de Ludovico, mademoiselle?

—Non, dit Emilie, fatiguée de son bavardage.

—Quoi! mademoiselle, vous ne vous rappelez pas Ludovico, celui qui manœuvrait la gondole du cavalier à la dernière régate, et qui gagna le prix; celui qui chantait de si jolis vers sur Roland, sur les Maures et Charle... Charle... magne... Oui, c'était le nom, et toujours sous ma jalousie, au portique d'occident, au clair de lune à Venise. Oh! comme je l'écoutais!

—Je crains pour toi, ma bonne Annette, dit Emilie. Il me semble que ses vers ont emporté ton cœur. Mais laissez-moi vous conseiller, s'il est ainsi, de bien garder le secret, et surtout ne pas lui laisser savoir.

—Ah! mademoiselle, comment peut-on garder un secret comme celui-là?

—A présent, Annette, je me trouve tout à fait remise, et vous pouvez me laisser.

—Oh! mais, mademoiselle, j'ai oublié de vous demander comment vous aviez pu reposer dans cette vieille et affreuse chambre la nuit dernière.—Comme à l'ordinaire.—Vous n'avez donc entendu aucun bruit?—Aucun.—Ni rien vu?—Rien du tout.—Cela est surprenant.—Pas le moins du monde. Mais vous, dites-moi, à quel propos de pareilles questions?

—O mademoiselle! je ne voudrais pas vous le dire pour l'or du monde, ni tout ce que j'ai ouï raconter sur cette chambre: cela vous effrayerait trop.

—Si c'est pour cela, vous m'avez déjà effrayée. Vous pouvez me dire tout ce que vous en savez, sans charger en rien votre conscience.

—O Seigneur! on dit qu'il revient dans cette chambre, et cela, depuis bien longtemps.

—S'il y revient, c'est un esprit qui sait bien fermer les verrous, dit Emilie en s'efforçant de sourire malgré ses craintes. J'ai laissé hier au soir cette porte ouverte, et ce matin je l'ai trouvée fermée.

Annette devint pâle, et ne dit mot.

—Avez-vous entendu dire que quelque domestique ait fermé cette porte ce matin, avant que je me levasse?

—Non, mademoiselle, je vous jure qu'on ne me l'a pas dit: mais je ne sais. Irai-je le demander, mademoiselle? dit Annette en se précipitant du côté du corridor.

—Restez, Annette, j'ai d'autres questions à vous faire. Dites-moi ce que vous savez sur cette chambre, et sur l'escalier qui y conduit.

—Je m'en vais tout de suite le demander, mademoiselle; je suis bien sûre, d'ailleurs, que madame aura besoin de moi. Je ne peux pas rester, mademoiselle.

Elle sortit aussitôt, sans attendre aucune réponse. Emilie soulagée par la certitude que Morano n'était pas arrivé, ne put s'empêcher de sourire de la terreur superstitieuse qui tout à coup avait saisi Annette: et quoique par intervalles elle s'en trouvât elle-même frappée, elle souriait cependant à celle que lui manifestaient les autres.

Montoni avait refusé à Emilie une autre chambre: elle se détermina à supporter, avec résignation, le mal qu'elle ne pouvait pas éviter. Elle s'efforça de rendre son habitation aussi commode qu'il lui était possible; elle rangea tous ses livres, les délices de ses jours heureux et la conclusion de ses instants de mélancolie.

Sa petite bibliothèque fut placée sur un grand coffre, qui faisait partie de l'ameublement. Elle prépara ses crayons, se trouvant assez tranquille pour songer à tracer l'esquisse du sublime point de vue que semblait encadrer sa fenêtre. Soudain elle suspendit la jouissance de ce plaisir; elle se rappela combien de fois elle avait entrepris un amusement de ce genre, et combien de fois de nouveaux malheurs imprévus l'avaient empêchée de s'y livrer.

—Comment puis-je, se disait-elle, me laisser tromper par l'espoir? le comte n'est pas arrivé, et cela me rendrait heureuse. Hélas! que m'importe qu'il vienne aujourd'hui ou demain? Il viendra enfin; ce serait s'aveugler que d'en vouloir douter.

Pour échapper à ces pénibles réflexions, elle essaya de se mettre à lire; mais son attention ne pouvait se fixer sur la page qui était sous ses yeux; elle finit par jeter le livre, et résolut de parcourir le château. Elle se rappelait l'étrange histoire de l'ancienne propriétaire; ce souvenir réveilla en elle celui du tableau voilé; elle résolut de le découvrir. En traversant toutes les pièces qui y conduisaient, elle se sentit vivement troublée: les rapports de ce tableau avec la dame du château, la conversation d'Annette, la circonstance du voile, le mystère qui enveloppait le tout, excitaient dans son âme un léger mouvement de terreur, mais de cette terreur qui s'empare de l'esprit, qui l'élève à de grandes idées, et par une sorte de magie, à l'objet même qui nous la cause.

Emilie marchait en tremblant; elle s'arrêta un moment à la porte avant de se résoudre à l'ouvrir. Elle s'avança vers le tableau qui paraissait d'une dimension extraordinaire, et qui se trouvait dans un coin obscur de la chambre. Elle s'arrêta encore; enfin d'une main timide elle leva le voile, mais elle le laissa retomber. Ce n'était pas une peinture qu'elle avait vue, et avant de pouvoir quitter la chambre elle s'évanouit sur le plancher.

[Illustration]
Le tableau mystérieux.

Quand elle eut recouvré ses sens, le souvenir de ce qu'elle avait vu l'en priva presque une seconde fois; elle eut à peine la force de sortir de la chambre et de gagner la sienne. Quand elle y fut, elle n'eut pas le courage d'y rester seule. L'horreur dominait son esprit; elle n'éprouvait ni le sentiment de ses maux passés, ni la crainte des maux futurs. Elle s'assit auprès de sa fenêtre, parce que de là elle entendait des voix, quoique éloignées, et qu'elle voyait passer du monde sur les terrasses. Montoni et Verezzi, bientôt après, passèrent sous les fenêtres; ils causaient gaiement: leurs voix lui rendirent un peu de vie. Les signors Bertolini et Cavigni les rejoignirent sur la terrasse. Emilie, supposant alors que madame Montoni se trouvait seule, sortit pour aller la trouver: la solitude de sa chambre, le voisinage du lieu où elle avait reçu un coup si accablant, suffisaient bien d'ailleurs pour l'agiter encore.

[Illustration]
Les hôtes de Montoni au château d'Udolphe.

Elle trouva sa tante à sa toilette, et se préparant pour le dîner. La pâleur, la consternation d'Emilie alarmèrent jusqu'à madame Montoni; mais Emilie eut assez de force pour se taire sur un tel sujet, quoique ses lèvres, à tout moment, se trouvassent prêtes à le trahir. Elle resta dans l'appartement de sa tante jusqu'à l'heure où l'on descendit pour dîner: elle y trouva les étrangers. Ils avaient un air d'occupation qui ne leur était pas ordinaire, et semblaient trop remplis d'un intérêt majeur pour faire quelque attention à Emilie ou à madame Montoni elle-même: ils parlèrent peu, Montoni encore moins. Emilie frémit en le voyant. L'horreur de la chambre s'offrit à elle plusieurs fois; elle changea de couleur, et craignit que la souffrance ne découvrît son émotion et ne l'obligeât à sortir; mais l'empire qu'elle prit sur elle-même surmonta la faiblesse de sa constitution. Elle s'efforça de se mêler de la conversation, et même de paraître gaie.

Montoni paraissait évidemment réfléchir à quelque grande opération. Un esprit moins nerveux, un cœur plus susceptible en eussent sans doute été plus accablés; mais la fermeté de sa contenance indiquait uniquement le développement et l'énergie de ses facultés.

Le repas fut silencieux. La tristesse du château semblait influer sur la gaieté ordinaire de Cavigni; mais aux nuages de sa physionomie se mêlait alors une fierté que rarement on y distinguait. Le comte Morano ne fut pas nommé. La conversation roula toute sur les guerres qui, dans ce temps, déchiraient l'Italie, sur la force des armées vénitiennes et le caractère des généraux.

Après dîner, quand les domestiques furent partis, Emilie sut que le cavalier, sur lequel Orsino avait assouvi sa vengeance, était mort par suite de ses blessures, et qu'on cherchait avec soin le meurtrier. Cette nouvelle parut alarmer Montoni; mais il dissimula promptement, et s'informa où Orsino s'était caché. Tous ses hôtes, excepté Cavigni, ignoraient que Montoni eût, à Venise, favorisé sa fuite. Ils lui répondirent qu'Orsino s'était échappé la même nuit avec tant de précipitation et de secret, que même ses plus intimes amis n'en avaient rien appris. Montoni se blâma lui-même d'avoir fait une pareille question. Une seconde réflexion lui persuada qu'un homme aussi soupçonneux qu'Orsino ne pouvait confier à personne le mystère actuel de son asile. Il croyait cependant qu'il mettrait moins de réserve à son égard, et que bientôt, sans doute, il entendrait parler de lui.

Emilie se retira avec madame Montoni bientôt après qu'on eut ôté le couvert, et laissa les cavaliers occupés de leurs conseils secrets. Déjà Montoni, par des signes expressifs, avait averti son épouse de s'éloigner. Elle passa aux remparts, et se promena en silence. Emilie ne l'interrompait pas; son esprit était absorbé. Elle eut besoin de toute sa résolution pour s'empêcher d'en communiquer le terrible sujet à madame Montoni.

—Ne précipitons rien, disait-elle en elle-même; à quelques maux que je me trouve réservée, j'éviterai du moins d'avoir aucun reproche à me faire.

Tandis qu'elle s'appuyait sur le parapet du rempart, elle vit, à peu de distance, quelques manœuvres examinant une brèche, et devant cette brèche un amas de pierres qui semblaient destinées à des réparations. Elle vit aussi un vieux canon qui paraissait être tombé de sa place. Madame Montoni s'arrêta pour parler à ces ouvriers, et leur demander ce qu'ils allaient faire.—Réparer les fortifications, madame, dit l'un d'eux. Elle fut surprise que Montoni pensât à ce travail, d'autant plus que jamais il n'avait parlé du château comme d'un lieu qu'il comptât habiter longtemps. Elle avança vers une arcade élevée qui conduisait du rempart de l'est à celui du sud, et qui, d'une part, joignant au château, supportait une petite tour d'observation qui commandait à toute la vallée. En approchant de cette arcade, elle vit de loin descendre des bois une longue troupe de chevaux et d'hommes, qu'elle reconnut pour des soldats au seul éclat de leurs lances et de leurs autres armes, car la distance ne permettait pas de juger exactement leurs couleurs. Pendant qu'elle regardait, l'avant-garde sortit des bois, mais la file continuait de s'étendre jusqu'aux extrémités de la montagne. L'uniforme militaire se distingua dans les premiers rangs. Le commandant s'avançait à la tête; et, paraissant diriger les colonnes qui le suivaient, il approchait de plus en plus du château.

Un tel spectacle, dans ces contrées solitaires, surprit et alarma singulièrement madame Montoni. Elle courut à la hâte à quelques paysans qui relevaient un bastion devant le rempart du sud, et où le roc était moins escarpé qu'ailleurs. Ces hommes ne purent répondre à ces questions d'aucune manière satisfaisante; et surpris eux-mêmes, ils regardèrent cette cavalcade avec un étonnement stupide. Madame Montoni, jugeant nécessaire de communiquer le sujet de ses alarmes, envoya Emilie pour dire qu'elle désirait parler à Montoni. Sa nièce n'approuvait pas ce message; elle craignait le mécontentement qu'il allait produire. Elle obéit pourtant sans répliquer.

En s'approchant de l'appartement où Montoni s'entretenait avec ses hôtes, elle entendit une violente et bruyante dispute. Elle s'arrêta tremblante du courroux extrême où son entrée peu attendue allait nécessairement le jeter. Le moment d'après, il se fit un silence. Elle osa alors ouvrir la porte. Montoni se retourna vivement, et la regarda sans parler. Elle s'acquitta de sa commission.

—Dites à madame Montoni que j'ai affaire, dit-il.

Emilie crut utile de lui détailler la cause de son message. Montoni et ses compagnons se levèrent au même instant, et furent aux fenêtres; mais ne découvrant pas les troupes, ils se rendirent sur les remparts, et Cavigni conjectura que ce devait être une légion de Condottieri, alors en marche pour Modène.

Une partie de la cavalcade était alors dans la vallée, l'autre remontait dans les montagnes vers le nord, et quelques traîneurs restaient encore au bord des précipices où d'abord ils avaient tous paru. On aurait cru voir une armée nombreuse. Pendant que Montoni et les autres regardaient cette marche militaire, on entendit sonner la trompette et frapper les cymbales dans le vallon. D'autres leur répondirent à l'instant. Emilie écouta avec émotion, de la hauteur, ces sons aigus qui réveillaient les échos des montagnes. Montoni expliqua les signaux, dont il parut très-bien connaître l'usage, et en conclut qu'ils n'avaient rien d'hostile. L'uniforme des soldats et le genre de leurs armes confirmèrent pour lui la conjecture de Cavigni. Il eut la satisfaction de les voir s'éloigner sans s'arrêter pour examiner le château. Il ne quitta pas les remparts que les bases des remparts ne les eussent tous dérobés à sa vue, et que le dernier murmure des trompettes ne se fût évanoui dans les airs. Cavigni et Verezzi parurent animés de ce spectacle, qui semblait exciter leur courage. Montoni revint au château, pensif et silencieux.

Les hommes soupèrent entre eux. Madame Montoni se tint chez elle. Emilie fut l'y joindre avant que de se retirer. Elle trouva sa tante toute en pleurs, et dans une grande agitation. La tendresse d'Emilie était naturellement si insinuante, qu'elle manquait rarement de consoler un cœur affligé. Celui de madame Montoni l'était; mais les plus doux accents de la voix d'Emilie perdirent leur effet auprès d'elle. Elle feignit, avec sa délicatesse ordinaire, de ne pas observer la douleur de sa tante; mais elle mit dans toutes ses manières une grâce si touchante, une sollicitude si tendre dans tout son maintien, que madame Montoni fut offensée de l'apercevoir. Exciter la pitié de sa nièce, était un cruel affront pour son orgueil. Elle la congédia dès qu'elle le put. Emilie ne lui parla point de son extrême répugnance à se trouver dans l'isolement de sa chambre. Elle demanda seulement qu'il lui fût permis de garder Annette jusqu'à l'instant où elle se coucherait. On y consentit avec quelque peine; et comme Annette était alors avec les domestiques, il fallut bien qu'Emilie se retirât seule.

Elle traversa les longues galeries d'un pas léger. La lueur vacillante de la lampe qu'elle portait ne servait qu'à lui rendre plus sensible l'obscurité qui l'environnait, et l'air, à tout moment, menaçait de la souffler. Le silence morne qui régnait dans cette partie du château, la glaçait totalement. Pourtant elle entendait, par intervalle, les éclats de rire qui partaient de la salle reculée où les domestiques s'étaient réunis. Mais le même silence succédait: il ne restait qu'un calme absolu. En passant devant l'enfilade qu'elle avait visitée le matin, ses regards tombèrent avec effroi sur la porte. Elle crut presque entendre quelques sons; mais elle se garda de s'arrêter pour en devenir plus certaine.

Elle atteignit sa chambre; il n'y avait pas une étincelle dans le foyer. Elle s'assit, et prit un livre pour occuper son attention jusqu'à ce qu'Annette vînt auprès d'elle, et qu'elle pût lui demander du feu. Elle continua de lire; mais à la fin sa lampe lui parut prête à s'éteindre. Annette ne venait point. La solitude, l'obscurité de sa chambre l'affectèrent de nouveau, et avec d'autant plus de force qu'elle était près du théâtre d'horreur qu'elle avait découvert le matin. Des images sombres et fantastiques assaillirent son esprit. Elle regardait en tremblant la porte de l'escalier, et voulut voir si elle était encore fermée, elle s'aperçut qu'elle l'était effectivement. Incapable de prendre sur elle de coucher encore dans cet appartement écarté, et dans lequel, la nuit précédente, il était certainement entré quelqu'un, elle attendait Annette avec une impatience pénible, et voulait savoir d'elle une multitude de circonstances. Elle désirait aussi la questionner sur cet objet d'horreur, dont Annette la veille lui avait paru informée, et dont elle voyait bien que la pauvre fille n'avait reçu qu'une notion fausse. Ce qui l'étonnait le plus, c'est que la chambre qui le contenait restât ouverte aussi indiscrètement. Une telle négligence surpassait l'imagination. Mais sa lumière était prête à s'éteindre. La faible lueur qu'elle jetait sur les murs ajoutait aux terreurs de son esprit. Elle se leva pour retourner dans la partie habitée du château, avant que l'huile de sa lampe fût tout à fait consumée.

En ouvrant la porte, elle entendit quelques voix; bientôt après elle aperçut une lumière qui paraissait au bout du corridor. C'était Annette et une autre servante. Je suis bien aise que vous soyez venues, dit Emilie; qui vous a donc arrêtées si longtemps? Je vous prie, faites-moi vite du feu.

—Madame avait besoin de moi, mademoiselle, reprit Annette un peu embarrassée. Je vais aller chercher du bois.

—Non, dit Catherine, c'est mon affaire. Elle sortit à l'instant. Annette voulait la suivre; mais Emilie la rappela, et Annette se mit à parler haut, à rire comme si elle eût eu peur de garder le silence un moment.

Catherine revint avec du bois. Quand la flamme pétillante eut enfin réchauffé cette chambre, et que la servante se fut retirée, Emilie demanda à Annette si elle avait pris les informations dont elle l'avait chargée.—Oui, mademoiselle, reprit Annette; mais pas une âme ne sait un mot de cela. Pour le vieux Carlo, je l'observais avec soin, parce qu'on dit qu'il sait de singulières choses. Le vieux Carlo avait un air que je ne pourrais pas exprimer. Il m'a demandé plusieurs fois si j'étais sûre que la porte ne fût pas fermée. Seigneur! lui dis-je, si j'en suis sûre? comme je suis vivante. En vérité, mademoiselle, j'en suis tellement abasourdie, que je ne puis moi-même le dire. Je ne voudrais pas plus dormir dans cette chambre que sur le canon de ce rempart là-bas.

—Et pourquoi moins sur ce canon, qu'à tout autre endroit du château? dit Emilie en souriant. Je crois bien que le lit serait dur.

—Oui, mademoiselle, mais on peut en trouver d'aussi mauvais. Le fait est que dans la nuit on a vu quelque chose auprès de ce canon, et qui s'y tenait comme pour le garder.

—C'est fort bien ma chère Annette; les gens qui font de telles histoires sont bien heureux que vous les écoutiez. Vous les croyez au premier mot.

—Ma chère demoiselle, je vous ferai voir le canon même. Vous pouvez le voir de vos fenêtres.

—C'est vrai, dit Emilie; mais cela prouve-t-il qu'un fantôme le garde?

—Quoi? si je vous montre le canon, ma chère demoiselle, vous ne croirez rien.

—Non, rien probablement sur ce sujet, que ce que je verrais moi-même, dit Emilie.

—Eh bien! mademoiselle, vous le verrez, si vous voulez seulement approcher de la fenêtre.

Emilie ne put s'empêcher de rire, et Annette parut étonnée.

Apercevant son extrême facilité à croire le merveilleux, Emilie crut devoir s'abstenir de lui parler du sujet dont elle s'était proposé de l'entretenir. Elle craignait de la faire succomber à tant de terreur idéales. Elle lui parla d'un objet plus gai, les régates de Venise.

—Oui, mademoiselle, lui dit Annette, ces flambeaux tournants et les belles nuits au clair de lune, voilà ce qu'il y a de beau à Venise; la lune, soyez en sûre, est plus belle que partout ailleurs. On entend une si douce musique; Ludovico chantait si souvent si souvent auprès de ma jalousie, sous le portique du couchant; mademoiselle ce fut Ludovico qui me parla de ce tableau que vous aviez tant d'envie de voir hier.

—Et quel tableau? dit Emilie, désirant de faire parler Annette.

—Oh! ce terrible tableau avec le voile noir!

—Vous ne l'avez jamais vu? dit Emilie.

—Qui, moi! non, mademoiselle, jamais; mais ce matin, continua Annette en baissant la voix et regardant autour d'elle; ce matin, comme il faisait grand jour, vous savez, mademoiselle, que j'avais une extrême fantaisie de le voir, et j'avais entendu de singulières choses à ce sujet, j'allai jusqu'à la porte, et je serais entrée si ne je l'avais trouvée fermée.

Emilie commença à craindre qu'on n'eût remarqué sa visite, puisque la porte avait été fermée si peu de temps après sa sortie de la chambre; elle frémissait que sa curiosité n'attirât sur elle toute la vengeance de Montoni; son inquiétude se portait aussi sur le but des rapports trompeurs qu'on avait faits à Annette, et qui sans doute avaient un principe, quoiqu'il semblât que Montoni eût dû chercher à maintenir à cet égard un silence absolu. Elle sentit néanmoins que le sujet était trop affreux pour s'en occuper à une pareille heure. Elle s'efforça de l'éloigner de sa pensée, et de s'entretenir avec Annette, dont la conversation simple et naïve lui semblait préférable à une solitude absolue.

Elles restèrent là jusqu'à près de minuit, mais non pas sans qu'Annette eût plusieurs fois voulu se retirer. Le bois était presque entièrement brûlé. Emilie entendit de loin retomber les portes de la salle, comme si on les eût fermées pour la nuit. Elle se prépara à se mettre au lit, mais elle voulait encore qu'Annette ne la quittât pas; à cet instant la cloche de la porte sonna: elles écoutèrent avec effroi. Après une très-longue pause, on l'entendit sonner encore; bientôt on reconnut le bruit d'un carrosse dans la cour; Emilie se jeta presque sans vie sur sa chaise: C'est le comte, dit-elle.

—Quoi, à cette heure; mademoiselle! dit Annette; non, ma chère demoiselle; mais en tout cas, c'est prendre un singulier moment pour arriver dans une maison.

—Je t'en supplie, ma chère Annette, ne perdons pas le temps à causer, dit Emilie d'un ton effrayé; va, je t'en supplie, va voir qui ce peut être.

Annette sortit de la chambre et emporta la lumière. Elle laissa Emilie dans une obscurité qui l'aurait effrayée quelques minutes auparavant; mais en ce moment, elle n'y prenait pas garde; Annette parut, et Emilie alla au-devant d'elle.

—Oui, mademoiselle, dit-elle, vous aviez raison: c'est le comte.

—C'est lui! s'écria Emilie levant les yeux au ciel et s'appuyant sur le bras d'Annette.

—Bon Dieu! ma chère dame, remettez-vous, ne pâlissez donc pas ainsi: nous en apprendrons davantage.

—Oui, nous en saurons davantage, dit Emilie en s'acheminant le plus vite possible vers son appartement. Je ne suis pas bien: donnez-moi un peu d'air.—Annette ouvrit la fenêtre et lui apporta de l'eau.

—Ma chère demoiselle! il ne vous troublera pas à cette heure, il croira que vous dormez.

—Restez avec moi jusqu'à ce que je dorme, dit Emilie un peu soulagée par cette idée qui lui parut très-vraisemblable.

Emilie demanda quel était l'homme qui accompagnait le comte, et comment Montoni les avait reçus; mais Annette ne put le lui dire.

—Ludovico, ajouta-t-elle, allait justement appeler le valet de chambre de M. Montoni pour qu'il l'informât de cette arrivée, lorsque je l'ai trouvé moi-même.

Emilie resta quelque temps dans cet état d'incertitude; il devint enfin si violent, qu'elle pria Annette d'aller rejoindre les domestiques dans la salle, et de découvrir, s'il était possible, quelle était l'intention du comte en se rendant au château.

—Oui, mademoiselle, répondit vivement Annette; mais comment trouverai-je mon chemin, si je vous laisse avec la lampe?

Emilie dit qu'elle allait l'éclairer, et elles sortirent aussitôt. Quand elles furent au haut de l'escalier, Emilie réfléchit qu'elle pourrait être vue par le comte; et pour éviter la grande salle, Annette la conduisit, à travers quelques petits passages, à un escalier dérobé qui descendait à la salle des domestiques.

En remontant à la chambre, Emilie craignit de s'égarer dans tous les détours de ce château, et d'être encore effrayée par quelque mystérieux spectacle. Quoique troublée dans tous les corridors, elle frémissait d'ouvrir une seule des portes. Pendant qu'elle était seule, arrêtée et pensive, elle crut entendre un sanglot assez près d'elle; elle resta immobile, et en entendit un second distinctement. Il y avait plusieurs portes à la droite du passage; elle avança et écouta. A peine fut-elle à la seconde, qu'elle entendit une voix et un accent de plainte; elle écoutait toujours et ne voulait ni ouvrir la porte ni s'en éloigner. Elle reconnut des soupirs convulsifs et les plaintes d'un cœur au désespoir. Emilie pâlit, et considéra dans une pénible attente les ténèbres qui l'entouraient; les lamentations continuaient; la pitié vainquit la terreur: il était possible que ses soins pussent être utiles à l'infortuné qui gémissait, ou que du moins sa compassion pût le consoler. Elle posa la main sur la porte: tandis qu'elle hésitait, elle crut reconnaître cette voix qu'altéraient les tons de la douleur. Elle posa sa lampe dans le passage, et ouvrit la porte sans bruit: tout était sombre, excepté un cabinet reculé où paraissait une seule lumière. Elle se glissa doucement; elle vit madame Montoni appuyée sur sa toilette et fondant en larmes, un mouchoir sur les yeux: elle resta immobile d'étonnement.

Il y avait un homme assis auprès du feu, mais elle ne put le distinguer; de temps en temps il disait, d'une voix basse, quelques mots, et Emilie ne pouvait les entendre. Mais alors madame Montoni pleurait encore bien plus. Trop occupée de sa douleur, elle n'aperçut point Emilie; cette dernière eût bien désiré deviner la cause de cette scène, et reconnaître celui qui se trouvait à cette heure dans le cabinet de sa tante: elle ne voulut pourtant point ajouter à ses douleurs en surprenant son secret, et profiter de la circonstance pour écouter son entretien. Elle se retira avec précaution; et, quoiqu'avec difficulté, retrouva son appartement, où des intérêts plus directs lui firent oublier sa surprise.

Annette revint cependant sans avoir de réponse satisfaisante.

—A présent, mademoiselle, ajouta-t-elle, je suis si endormie! Si vous l'étiez autant que moi, vous ne me feriez pas rester, j'en suis sûre.

Emilie s'aperçût qu'il y aurait de la cruauté à l'exiger: elle avait attendu si longtemps sans recevoir d'ordres de Montoni, qu'il ne paraissait pas avoir le dessein de la troubler si tard. Elle se détermina à congédier Annette: cependant, quand elle regarda sa triste et vaste chambre, et qu'elle se souvint de différentes choses, la crainte s'empara d'elle, et elle hésita.

—Oui, dit-elle à Annette, il serait cruel de vous prier de rester jusqu'à ce que je fusse endormie; je crois que cela sera long.

—Je le crois aussi, mademoiselle, reprit Annette.

—Mais avant de me laisser, dit Emilie, dites-moi, le signor Montoni avait-il quitté le comte Morano lorsque vous êtes sortie de la salle?

—Oh! non mademoiselle; ils étaient encore ensemble.

—Etes-vous entrée dans le cabinet de ma tante, après m'avoir quittée?

—Non, mademoiselle, j'ai été à la porte en passant; mais elle était fermée, et j'ai pensé que madame dormait.

—Qui donc tout à l'heure était avec votre maîtresse? dit Emilie qui oubliait sa prudence ordinaire.

—Personne, je crois, mademoiselle, reprit Annette. Personne, je pense, n'a été avec elle depuis que je vous ai laissée.

Emilie n'en parla plus, et après avoir lutté pendant un moment contre ses craintes imaginaires, sa bonté l'emporta, et elle laissa partir Annette. Elle resta seule, songeant à sa situation et à celle de madame Montoni: ses yeux enfin s'arrêtèrent sur le portrait qu'après la mort de son père elle avait trouvé dans les papiers qu'il lui avait ordonné de brûler. Il était sur sa table avec quelques dessins qu'Emilie, peu d'heures auparavant, avait tirés d'une petite boîte: cette vue la ramena à de tristes réflexions, mais l'expression touchante de ce portrait en adoucissait l'amertume; c'était la même physionomie que celle de son père; elle crut trouver du rapport dans ses traits, et cette idée le lui fit regarder avec attendrissement; mais la tranquillité de sa rêverie fut tout à coup troublée par le souvenir des mots du manuscrit, qu'elle avait trouvé avec cette miniature, et qui dans ce temps l'avaient remplie d'incertitude et d'horreur. Elle sortit enfin de ses profondes réflexions; mais quand elle se leva pour se déshabiller, le silence, la solitude où elle se trouvait à cette heure avancée, loin de tout bruit, l'impression enfin que lui avait laissée le sujet sur lequel elle venait de méditer, tout se réunit pour lui ôter le courage. Les ouvertures d'Annette, toutes frivoles qu'elles étaient, n'avaient pas laissé de l'affecter; elles venaient à la suite d'une circonstance épouvantable, dont elle-même avait été témoin, et dont le théâtre était près de sa chambre.

La porte de l'escalier était peut-être le sujet d'une frayeur mieux fondée; elle commença à craindre que cet escalier ne communiquât à la chambre dont le souvenir la faisait trembler. Déterminée à ne point se déshabiller, elle se jeta toute vêtue sur son lit; le chien de son père, le fidèle Manchon, couché à ses pieds, lui servait de sentinelle.

Ainsi préparée, elle essaya de bannir ses réflexions; mais son esprit occupé errait encore sur les points qui l'intéressaient, et l'horloge du château sonna deux heures avant qu'elle eût fermé les yeux.

Elle succomba pourtant à un léger sommeil; elle en fut arrachée par un bruit qui lui parut s'être élevé dans sa chambre. Tremblante elle écouta, tout était dans le silence: croyant avoir été éveillée par ces bruits qu'on entend en songe, elle se reposa sur l'oreiller.

Bientôt le même bruit recommença; il semblait venir de la partie de la chambre qui se rapprochait de l'escalier. Elle se rappela le désagréable incident de la nuit précédente pendant laquelle une main inconnue avait fermé sa porte. Ses dernières alarmes sur le lieu auquel tenait cette porte lui revinrent aussi dans l'esprit. Son cœur se glaça de terreur. Elle se souleva de son lit, et écartant doucement le rideau, elle regarda la porte de l'escalier. La lampe qui brûlait dans la cheminée répandait une si faible lueur, que les coins de l'appartement se trouvaient perdus dans l'ombre. Le bruit qu'elle croyait venir de cette porte continua de se faire entendre. Il lui semblait qu'on en tirait les verrous. On cessait quelquefois; on reprenait fort doucement, comme si l'on avait craint de se faire entendre. Pendant qu'Emilie fixait ses yeux de ce côté, elle vit la porte se mouvoir, s'ouvrir lentement, et vit entrer quelque chose dans sa chambre, sans que l'obscurité lui permît de rien distinguer. Presque mourante d'effroi, elle eut pourtant assez d'empire sur elle pour retenir le cri prêt à lui échapper, et laisser retomber son rideau. Elle observait avec silence cet objet mystérieux. Il semblait se glisser dans les parties les plus sombres de la chambre, s'arrêter quelquefois; et quand il s'approcha de la cheminée, Emilie vit à la lumière que c'était une figure humaine. Un souvenir, qui frappa son esprit, acheva presque de la faire succomber. Elle continua cependant à observer cette figure qui resta longtemps sans mouvement, et qui, s'avançant jusqu'auprès du lit, s'arrêta doucement vers le pied. Les rideaux, un peu entr'ouverts, permettaient bien à Emilie de le suivre de l'œil; mais la terreur dont elle était saisie la privait de toute faculté et ne lui laissait pas la force de faire un mouvement.

Après un instant de repos, la figure revint à la cheminée, prit la lampe, l'éleva, considéra la chambre, et se rapprocha lentement du lit. La lumière à ce moment éveilla le chien qui dormait aux pieds d'Emilie; il aboya fortement, et sautant par terre courut à l'étranger. On le repoussa avec une épée couverte de son fourreau; on s'avança vers le lit. Emilie reconnut le comte Morano.

Elle le regardait, muette d'effroi. Pour lui, à genoux auprès d'elle, il la conjurait de ne pas craindre, et jetant son épée, il voulut lui prendre la main; mais recouvrant alors les forces dont la terreur lui avait d'abord ôté l'usage, Emilie s'élança du lit toute vêtue; et sûrement une frayeur prophétique lui avait inspiré une pareille précaution.

Morano se leva, et la suivit vers la porte par laquelle il était entré; il la retint lorsqu'elle arrivait à la première marche; mais déjà elle avait, à la lueur d'une lampe, reconnu un autre homme au milieu de l'escalier. Elle fit un cri de désespoir, et se croyant livrée par Montoni, elle ne vit plus aucune ressource.

Le comte qui avait pris sa main l'entraîna dans la chambre.

—Pourquoi tout cet effroi? dit-il d'une voix tremblante. Ecoutez-moi, Emilie, je ne viens pas pour vous troubler; non, par le ciel, je vous aime trop sans doute pour mon repos.

Emilie le regarda un moment avec l'incertitude de la peur.

—Laissez-moi, monsieur, lui dit-elle, laissez-moi donc, et sur-le-champ.

—Ecoutez-moi, Emilie, reprit Morano, écoutez-moi: je vous aime, et je suis au désespoir, oui, au désespoir. Puis-je vous regarder, puis-je penser que c'est peut-être pour la dernière fois, et ne pas éprouver toutes les fureurs du désespoir? Non, il n'en sera pas ainsi. Vous serez à moi en dépit de Montoni, en dépit de toute sa bassesse.

—En dépit de Montoni! s'écria Emilie avec vivacité. O ciel! qu'est-ce que j'entends?

—Vous entendez que Montoni est un infâme, s'écria Morano dans toute sa véhémence, un infâme qui vous vendait à mon amour; qui...

—Et celui qui m'achetait l'était-il moins? dit Emilie en jetant sur le comte un regard de mépris. Sortez, monsieur, sortez à l'instant. Puis elle ajouta d'une voix émue par l'espoir et la crainte, ou je donnerai l'alarme à tout le château, et j'obtiendrai du ressentiment de M. Montoni ce que j'ai vainement imploré de sa pitié. Emilie savait pourtant bien qu'elle ne pourrait être entendue par ceux qui pourraient la secourir.

—N'espérez rien de sa pitié, dit Morano; il m'a trahi avec indignité; toute ma vengeance le poursuivra: et quant à vous, Emilie, il a sans doute quelque projet plus lucratif pour lui que le premier. Le rayon d'espérance que les premières paroles du comte avaient rendu à Emilie fut presque étouffé par celles-ci. Sa physionomie peignit aussitôt son émotion, et Morano s'efforça d'en tirer quelque avantage.

—Je perds du temps, dit-il; je ne suis pas venu pour déclamer contre Montoni; je suis venu solliciter, implorer Emilie; je suis venu lui dire tout ce que je souffre, la conjurer de nous sauver tous deux, moi de mon désespoir, elle de sa perte. Emilie! les projets de Montoni sont tels que vous ne pouvez les concevoir; je vous l'annonce, ils sont terribles.

Emilie était accablée du coup affreux qu'elle avait reçu dans l'instant même où l'espérance avait voulu renaître en son cœur. De tous côtés elle se voyait perdue. Incapable de répliquer, presque incapable de penser, elle se jeta sur une chaise, pâle et sans voix. Il était probable que Montoni l'avait dans l'origine vendue à Morano. Il était clair qu'ensuite il avait rétracté sa promesse, et la conduite du comte le prouvait. Il était presque aussi certain qu'un projet plus avantageux avait seul décidé l'égoïste Montoni à abandonner le plan qu'il avait si vigoureusement pressé. Ces réflexions la firent frémir des ouvertures que lui suggérait Morano, et qu'elle n'hésitait point à croire. Mais tandis qu'elle tressaillait à l'idée des malheurs et de l'oppression qui l'attendaient dans le château d'Udolphe, il lui fallut considérer que l'unique moyen d'échapper était la protection d'un homme avec qui des malheurs plus certains et non moins terribles ne pouvaient manquer de l'assaillir; des maux, enfin, dont elle ne pouvait soutenir la pensée.

Son silence encouragea l'espoir de Morano. Il l'observait avec une vive impatience. Il reprit malgré elle la main qu'elle avait retirée; il la pressa contre son cœur, et la conjura de se décider.—Chaque instant de délai rend, disait-il, le départ plus dangereux; ce peu de moments perdus peuvent fournir à Montoni le moyen de nous surprendre.

—Je vous le demande, monsieur, ne m'importunez pas, dit Emilie d'une voix faible; je suis bien malheureuse, et je dois continuer à l'être. Laissez-moi, je vous prie; laissez-moi à ma destinée.

—Jamais, s'écria le comte impétueusement; je périrai plutôt. Mais pardonnez cette violence: la pensée de vous perdre me trouble la raison. Vous ne pouvez ignorer quel est le caractère de Montoni. Vous pouvez ignorer ses projets; oui, vous les ignorez sans doute, ou vous ne balanceriez pas entre mon amour et sa puissance.

—Je ne balance pas, dit Emilie.

—Partons, dit Morano en lui baisant la main et se levant à la hâte, ma voiture m'attend: elle est sous les murs du château.

—Vous vous trompez, monsieur, dit Emilie; je vous rends grâces de l'intérêt que vous prenez à mon sort; mais laissez-moi le décider moi-même. Je resterai sous la protection de M. Montoni.

—Sous sa protection! s'écria fièrement Morano, sa protection! Emilie, vous laisserez-vous donc abuser? je vous ai dit ce que serait sa protection.

—Excusez-moi, monsieur, si dans cet instant je n'en crois pas une simple assertion, et si j'exige quelques preuves.

—Je n'ai ni le temps, ni le moyen d'en produire, reprit le comte.

—Et je n'aurais, monsieur, aucune volonté de les entendre.

—Vous vous jouez de ma patience et de ma peine, continua Morano. Un mariage avec l'homme qui vous adore est-il donc si terrible à vos yeux?

—Ce discours, comte Morano, prouve assez que mes affections ne sauraient vous appartenir, dit Emilie avec douceur. Cette conduite prouve assez que je ne serais point hors d'oppression tant que je serais en votre pouvoir. Si vous voulez m'en détromper, cessez de m'accabler aussi longtemps de votre présence. Si vous me refusez, vous me forcerez à vous exposer au ressentiment de M. Montoni.

—Qu'il vienne! s'écria Morano en fureur, qu'il vienne! qu'il ose braver le mien; qu'il ose considérer en face l'homme qu'il a si insolemment outragé! je lui apprendrai ce que c'est que la morale, la justice, et surtout la vengeance: qu'il vienne, et je lui plongerai mon épée dans le cœur!

La véhémence avec laquelle il s'exprimait devint pour Emilie une nouvelle cause d'alarme. Elle se leva de sa chaise, mais ses jambes tremblantes n'eurent pas la force de la soutenir, elle retomba. Ses paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle regardait attentivement la porte fermée du corridor; elle voyait qu'elle ne pouvait fuir sans que Morano la vît et s'opposât à son dessein.

—Comte Morano, dit Emilie en retrouvant enfin la voix, calmez-vous, je vous en conjure. Ecoutez la raison, si ce n'est pas la pitié; vous vous méprenez également dans votre amour et dans votre haine. Je ne pourrais jamais répondre à l'affection dont il vous a plu de m'honorer, et certainement je ne l'ai jamais encouragée. M. Montoni n'a pu vous outrager; vous devez savoir qu'il n'a pas droit de disposer de ma main, quand même il en aurait eu le pouvoir. Laissez-le, quittez ce château; vous le pouvez avec sûreté. Epargnez-vous les affreuses conséquences d'une vengeance injuste et le remords certain d'avoir prolongé mes souffrances.

—Est-ce pour ma sûreté, ou pour celle de Montoni que vous sentez ces vives alarmes? dit Morano froidement et la regardant avec amertume.

—Pour l'une et l'autre, dit Emilie d'une voix tremblante.

—Une injuste vengeance! s'écria le comte en reprenant subitement le ton et l'éclat de la passion; oui, je quitterai ce château, mais je n'en sortirai pas seul. Mes gens m'attendent; ils vous porteront à ma voiture; vos cris seront inutiles; personne ici ne peut les entendre. Soumettez-vous donc en silence et laissez-vous conduire.

—Comte Morano, je suis maintenant en votre pouvoir; mais observez qu'une pareille conduite ne peut vous acquérir l'estime dont vous prétendez être digne. Vous vous préparez mille remords dans les chagrins d'une orpheline sans amis, qui ne peut plus vous éviter. Croyez-vous donc votre cœur si endurci que vous puissiez être témoin insensible des cruelles souffrances auxquelles vous allez me condamner?

Emilie fut interrompue par le murmure de son chien, qui se jeta une seconde fois hors du lit; Morano regarda l'escalier, et n'y voyant personne, il cria à haute voix: Cesario!

Un homme parut à la porte de l'escalier, on entendit les pas de quelques autres. Emilie poussa un grand cri, pendant que Morano l'entraînait à travers la chambre. A l'instant elle entendit du bruit à la porte qui ouvrait sur le corridor. Le comte s'arrêta, comme s'il eût hésité entre l'amour et la vengeance; la porte s'ouvrit, et Montoni, suivi du vieil intendant et de quelques autres personnes, se précipita dans la chambre.

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