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Les mystères d'Udolphe

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[Illustration]
Henri et Blanche.

On se sépara après le déjeuner. Le comte se fit suivre à son cabinet par son intendant pour examiner ses baux, et recevoir quelques habitants. Henri courut sur le rivage pour examiner un bateau, dont ils devaient tous se servir le même soir, et auquel il faisait ajuster un petit pavillon. La comtesse et mademoiselle Béarn allèrent voir un appartement dans la partie moderne, construit avec élégance; les fenêtres ouvraient sur des balcons qui faisaient face à la mer, et sauvaient conséquemment la vue des affreuses Pyrénées.

Blanche, pendant ce temps, se hâtait de goûter, sous les futaies qui entouraient le château, un enthousiasme si nouveau pour elle; l'ombre sous laquelle elle errait fit céder peu à peu la gaieté à des impressions plus sérieuses. Tantôt elle avançait lentement sous un couvert impénétrable, dont les branches s'entrelaçaient, et sous lequel les gouttes de rosée baignaient encore les fleurs qui émaillaient le gazon; tantôt elle folâtrait dans un sentier où le soleil dardait ses rayons, et où le zéphyr balançait le feuillage: le hêtre, l'acacia, le frêne, unissaient leur verdure claire aux teintes foncées des pins et des cyprès, tandis que le chêne opposait sa force majestueuse à la légèreté du liége et à la grâce du peuplier.

Elle sortit de la tour, et descendit un escalier étroit. Elle se trouva dans un passage obscur; elle essaya vainement d'y retrouver son chemin, et, l'impatience faisant place à la crainte, elle appela au secours. Des pas approchaient; une lumière brillait sous une porte à l'extrémité du passage, et une personne l'ouvrit avec précaution, et ne s'aventura pas plus loin. Blanche l'observait en silence, la porte allait se refermer; Blanche appela de nouveau, et se hâtant de courir elle reconnut la vieille concierge.

—Ah! ma chère demoiselle, c'est vous! dit Dorothée; comment avez-vous pu prendre votre chemin par ici? Si Blanche avait été moins préoccupée de sa frayeur, elle aurait observé probablement la forte expression de terreur et de surprise qui défigurait Dorothée. Celle-ci la conduisit à travers des passages et des pièces sans nombre, qui ne paraissaient pas avoir été habitées depuis un siècle. Elles arrivèrent enfin à la résidence du concierge, et Dorothée la pria de s'asseoir et de se rafraîchir. Blanche accepta, et parlant de la tour charmante et de la découverte qu'elle en avait faite elle annonça le désir de se l'approprier. Soit que Dorothée fût moins sensible que la jeune personne aux beautés du paysage, soit que l'habitude lui eût rendu moins touchants les charmes qui l'embellissaient, elle n'encouragea pas l'enthousiasme de Blanche; mais elle garda le silence, et ne la condamna pas. Blanche demanda où conduisait la porte qu'elle avait trouvée fermée au bout de la galerie. Dorothée répondit qu'elle donnait sur une enfilade d'appartements où depuis maintes années on n'était point entré.—C'est là, ajouta-t-elle, que notre défunte dame est morte, et je n'ai pas eu la force d'y pénétrer depuis ce temps-là.

Blanche, qui désirait voir cet appartement, s'abstint de le demander à Dorothée, parce qu'elle observa que ses yeux étaient remplis de larmes, et elle alla faire sa toilette pour le dîner. La société s'y réunit en bonne disposition, excepté la comtesse.

La gaieté qu'avait eue Blanche en rejoignant sa famille se modéra lorsqu'elle fut sur le bord de la mer; elle regarda avec effroi une si immense étendue d'eau. De loin elle ne l'avait remarquée qu'avec ravissement et surprise; mais elle eut besoin d'un grand effort pour surmonter sa crainte, et suivre son père dans le bateau.

Elle contemplait en silence le vaste horizon qui bornait seul la vue de l'océan. Une émotion sublime luttait contre le sentiment du danger; un zéphyr léger se jouait à la surface des ondes, caressait les voiles, et agitait le feuillage des forêts qui couronnaient plusieurs milles sur la côte. Le comte, en les voyant, sentait l'orgueil de la propriété autant que le plaisir d'une vive admiration.

A quelque distance dans ces bois, se trouvait un pavillon, autrefois l'asile des plaisirs, et toujours, par sa situation, intéressant et romantique. Le comte y avait fait porter du café et des rafraîchissements. Les rameurs y dirigèrent leur course, en côtoyant les sinuosités du rivage; on suivait un promontoire couvert de bois, et la circonférence d'une baie, tandis que dans un bateau de leur suite les domestiques donnaient du cor et d'autres instruments à vent, dont les sons, secondés par les échos des rochers, allaient expirer sur les vagues. Blanche ne craignait plus; une délicieuse tranquillité s'était emparée d'elle, et la tenait en silence. Elle était trop heureuse pour se rappeler et son couvent, et ses premiers ennuis, même comme objets de comparaison.

Après une assez longue promenade, la famille revint au village et s'embarqua. La beauté de la soirée l'engagea à prolonger sa course, et à s'avancer dans la baie. Un calme parfait avait suspendu le zéphyr qui jusqu'alors avait poussé la barque, et les rameurs prirent leurs rames. Les eaux, comme une glace polie, réfléchissaient les roches grises, les arbres élevés, les teintes brillantes du couchant, et les nuages noirs qui montaient lentement de l'orient. Blanche se plaisait à voir plonger les rames; elle regardait les cercles concentriques que formaient leurs touches sur les eaux, et le tremblement qu'elles imprimaient au tableau du paysage, sans en défigurer l'harmonie.

Au-dessus de l'obscurité des bois, elle distingua un groupe de tourelles qu'illuminaient encore les rayons du couchant, et quand les cors eurent fait silence elle entendit un chœur de voix.

—Quelles voix sont-ce là? dit le comte en regardant autour de lui, et prêtant soigneusement l'oreille. Le chant cessa.—C'est une hymne des vêpres, dit Blanche, et je l'ai entendue au couvent.

—Nous sommes donc près d'un monastère? dit le comte; et le bateau ayant doublé un cap fort élevé, le couvent de Sainte-Claire parut. Il était bâti sur le bord de la mer, au fond d'une petite baie dont la côte était basse; les bois qui l'environnaient laissaient voir une partie de l'édifice, la grande porte, la fenêtre gothique du vestibule, les cloîtres, et un côté de la chapelle; une arcade vénérable, qui autrefois joignait la maison à une autre portion des bâtiments, démolie alors, restait comme une ruine majestueuse détachée de tout l'édifice. On ne voyait au delà que des bois; la mousse couvrait ces antiques murailles, et les fenêtres de la chapelle soutenaient des touffes de lierre et de brioine, qui retombaient comme des guirlandes.

Tout était en silence. Blanche regardait avec admiration cette arche majestueuse, dont l'effet augmentait par les masses de lumière et d'ombre que répandait le couchant couvert de nuages. Le son de plusieurs voix qui chantaient posément s'éleva tout à coup derrière. Le comte fit arrêter ses rameurs; les religieuses chantaient l'hymne des vêpres, et l'orgue se mêlant à leurs voix les soutenait, et donnait au chant une harmonie imposante. Le chœur cessa, mais il reprit bientôt dans un ton plus doux et plus majestueux; il s'affaiblit par degrés, et enfin on cessa de l'entendre. Blanche soupirait, versait presque des larmes, et ses pensées, comme les accords, semblaient monter jusqu'au ciel. Tandis que le ravissement et le respect maintenaient le silence dans le bateau, une procession de religieuses voilées de blanc sortit lentement du cloître, et passa dans le bois pour faire le tour de l'édifice.

La comtesse fut la première à retrouver la parole.—Cette hymne et ces religieuses sont d'une tristesse accablante, dit-elle; la nuit nous gagne, retournons au château, il sera nuit avant que nous soyons arrivés.

Le comte leva les yeux, et s'aperçut qu'une tempête menaçante avait avancé les ténèbres. Elle se formait à l'orient, et la pesante obscurité qu'elle répandait, contrastait avec le brillant éclat du couchant. Les bruyants oiseaux de mer tournoyaient sur les flots, y plongeaient leur plumage, et fuyaient vers quelque retraite éloignée. Les matelots faisaient force de rames; mais le tonnerre qui grondait de loin, les larges gouttes qui commençaient à tomber, déterminèrent le comte à chercher un abri dans le monastère. Le bateau changea de direction. A mesure que les nuages approchaient vers l'occident, leurs flancs noirâtres jetaient de sombres éclairs, qui semblaient, en se réfléchissant, enflammer le sommet des bois et les combles du couvent.

L'apparence des cieux alarma la comtesse et mademoiselle Béarn; leurs cris et leurs frayeurs inquiétaient le comte, et troublaient leurs rameurs. Blanche se contenait en silence, tantôt agitée par la crainte, et tantôt par l'admiration; elle observait la grandeur des nuages, leur effet sur la scène, et écoutait les roulements prolongés de la foudre, qui ébranlaient les airs.

Le bateau s'arrêta en face du monastère. Le comte envoya un de ses gens pour annoncer son arrivée à la supérieure, et lui demander asile. L'ordre de Sainte-Claire était dès lors assez peu austère; cependant les femmes seules pouvaient être admises dans le couvent. Le domestique rapporta une réponse qui respirait tout à la fois l'hospitalité et l'orgueil, mais un orgueil déguisé en soumission. On débarqua, on traversa promptement la pelouse à cause d'une abondante pluie, et l'on fut reçu par la supérieure, qui d'abord étendit la main et donna sa bénédiction. On passa dans une grande salle, où se trouvaient quelques religieuses, toutes vêtues de noir et voilées de blanc. Le voile de l'abbesse pourtant était à demi relevé, et découvrait une dignité douce, que tempérait un sourire obligeant. Elle conduisit la comtesse, Blanche, et mademoiselle Béarn dans un salon de son couvent, et le comte avec Henri restèrent au parloir.

L'abbesse demanda des rafraîchissements, et entretint la comtesse.

Leur entretien fut bientôt dérangé par les coups répétés du tonnerre, et la cloche sonna pour inviter les religieuses à la prière. Blanche, en passant près d'une fenêtre, jeta un regard à l'horizon, et l'éclat subit d'un éclair qui pénétra le vaste abîme des flots lui fit distinguer le vaisseau qu'elle avait déjà remarqué: il s'agitait au milieu d'une mer écumeuse, disparaissait entre les vagues, et tout à coup s'élevait jusqu'aux nues.

Elle soupira à cette vue, et suivit la comtesse et l'abbesse dans la chapelle. Les domestiques du comte étaient allés au château pour faire venir des voitures. Elles arrivèrent à la fin de l'office. La tempête était moins violente: le comte et sa famille retournèrent au château. Blanche fut surprise de découvrir combien les sinuosités du rivage l'avaient trompée sur la distance. C'était la cloche de ce monastère qu'elle avait entendue la veille dans le salon occidental, et elle aurait pu voir les tours, si les ombres de la nuit ne l'en eussent empêchée.

En arrivant, la comtesse affecta plus de lassitude que réellement elle n'en sentait, et se retira chez elle. Le comte, sa fille et Henri, se réunirent au salon; mais à peine y étaient-ils, que, dans un intervalle d'ouragan, ils entendirent un coup de canon. Le comte reconnut le signal de détresse d'un vaisseau: il ouvrit une fenêtre qui donnait sur la Méditerranée, mais la mer était enveloppée d'épaisses ténèbres, et le fracas de la tempête étouffait tout autre son. Blanche se souvint de la barque, et, toute tremblante, en avertit son père. En peu de moments, les coups de canon retentirent encore sur les vents, et s'envolèrent avec eux. La foudre s'élança des nues, avec un déchirement effroyable; mais l'éclair qui la précédait, et qui avait frappé l'immensité des flots, avait laissé voir une chaloupe luttant avec effort contre les vagues écumantes. Une nuit impénétrable avait soudain tout enveloppé. Un second éclair laissa revoir la barque: elle n'avait qu'une seule voile, et cherchait à gagner la côte. Blanche saisit le bras de son père, avec un regard de douleur où se peignaient l'effroi et la compassion. Ce moyen n'était pas nécessaire pour toucher le cœur du comte: il regardait la mer avec une expression de pitié; mais, voyant bien qu'un bateau ne pourrait tenir contre l'orage, il défendit d'en risquer un, et fit porter des torches sur les pointes des rochers.

Alors on vit les domestiques du comte courir de tous côtés, s'avancer à la pointe des rochers, se pencher, tendre leurs flambeaux; d'autres, dont on ne distinguait la direction qu'au mouvement des lumières, descendaient par de dangereux sentiers jusqu'au bord de la mer, et appelaient à grands cris les matelots: on entendait leurs sifflets, leurs faibles voix, qui s'efforçaient de répondre, et qui, par intervalles, se mêlaient avec la tempête. Ces cris subits, qui partaient des rochers, augmentaient la terreur de Blanche à un degré insupportable; mais son tendre intérêt fut bientôt soulagé quand Henri, accourant hors d'haleine, lui apprit que le vaisseau avait jeté l'ancre au fond de la baie, mais dans un tel délabrement, qu'il s'entr'ouvrirait peut-être avant que l'équipage fût débarqué. Le comte fit aussitôt partir tous les bateaux, et fit dire aux infortunés étrangers qu'il recevrait dans son château ceux qui ne pourraient trouver asile dans le village voisin. De ce nombre furent Emilie Saint-Aubert, Dupont, Ludovico et Annette, qui, s'étant embarqués à Livourne, et étant arrivés à Marseille, traversaient le golfe de Lyon quand la tempête les avait accueillis. Ils furent tous reçus par le comte avec une extrême affabilité. Emilie eût voulu, dès le soir, se rendre au couvent de Sainte-Claire; mais il ne voulut point consentir à ce qu'elle sortît du château. Il est bien vrai qu'après tant d'effroi et de fatigue, elle aurait pu difficilement aller plus loin.

Le comte retrouva en M. Dupont une de ses anciennes connaissances; il y eut entre eux beaucoup de joie et de félicitations. Emilie fut nommée à la famille du comte, et l'hospitalité obligeante avec laquelle on la reçut dissipa l'embarras léger où son entrée l'avait mise. On se mit à table; la politesse naturelle de Blanche, la joie vive qu'elle exprimait sur le salut des étrangers, qu'elle avait plaints si sincèrement, remontèrent peu à peu les esprits d'Emilie. Dupont, délivré de la crainte qu'il avait sentie et pour elle et pour lui, sentait la différence de sa situation. Sortant d'une mer en fureur, prête à les engloutir, il se trouvait dans une maison charmante, où régnaient l'abondance et le goût, et dans laquelle il recevait l'accueil le plus obligeant.

Annette, pendant ce temps-là, avec les domestiques, racontait les dangers qu'elle venait d'essuyer; elle se félicitait de sa délivrance et de celle de Ludovico; enfin elle éveillait le rire et la gaieté dans cette partie de la maison. Ludovico était tout aussi content qu'elle, mais il avait assez de mesure pour se contenir, et tâchait en vain de retenir Annette. A la fin, les éclats de rire furent entendus de la chambre de madame; elle envoya savoir d'où venait ce vacarme, et recommander le silence.

Emilie se retira de bonne heure pour chercher le repos dont elle avait besoin; mais elle fut longtemps sans dormir: son retour dans sa patrie réveillait d'intéressants souvenirs. Les événements qui lui étaient arrivés, les souffrances qu'elle avait éprouvées depuis son départ, se représentaient à elle avec force, et ne cédaient qu'à l'image de Valancourt. Savoir qu'elle habitait la même terre après une séparation si longue, si distante, était pour elle une source de jouissances. Elle passait ensuite à l'inquiétude, à l'anxiété, quand elle considérait l'espace de temps écoulé depuis la dernière lettre qu'elle avait reçue, et tous les événements qui, dans cet intervalle, avaient pu conspirer contre son repos et son bonheur; mais cette pensée, que Valancourt n'existait plus, ou que, s'il vivait, il l'avait oubliée, était si terrible pour son cœur, qu'elle ne pouvait s'y arrêter. Elle se détermina à l'informer dès le lendemain qu'elle était arrivée en France. Une lettre d'elle était presque l'unique moyen de l'en instruire. Enfin l'espoir d'apprendre bientôt qu'il était bien portant, qu'il était peu éloigné d'elle, et surtout qu'il l'aimait toujours, vint calmer son agitation. Son esprit s'apaisa, ses yeux se fermèrent, et elle s'endormit.

CHAPITRE XXXV.

Blanche avait pris tant d'intérêt à Emilie, qu'en apprenant qu'elle voulait résider au monastère voisin, elle pria le comte de l'engager à prolonger son séjour au château.—Vous concevez, ajouta Blanche, combien je serais contente d'avoir une telle compagne. A présent, je n'ai point d'amie avec qui je puisse lire ou me promener. Mademoiselle Béarn n'est que l'amie de maman.

Le comte sourit de cette simplicité enfantine, qui faisait céder sa fille aux premières impressions.

Il avait observé Emilie avec attention, et elle lui avait plu autant qu'une si courte connaissance pouvait le comporter. La manière dont M. Dupont lui avait parlé d'elle avait même confirmé sa présomption; mais très-soigneux pour les liaisons de sa fille, et apprenant qu'Emilie était connue au couvent de Sainte-Claire, il se détermina à visiter l'abbesse, et, si son témoignage répondait à son désir, il voulait inviter Emilie à passer quelques jours au château. Il avait en vue, sous ce rapport, l'agrément de la jeune Blanche, plus que le désir d'obliger l'orpheline Emilie; néanmoins il prenait à elle un véritable intérêt.

Le lendemain matin, Emilie, trop fatiguée, ne put descendre. Dupont était à déjeuner quand le comte entra dans la salle, et le pria, comme ancienne connaissance et le fils d'un de ses amis, de prolonger son séjour au château. Dupont y consentit volontiers, parce que cette circonstance pouvait le retenir auprès d'Emilie. Il ne pouvait, au fond de son âme, entretenir l'espérance qu'elle répondît jamais à sa vive affection; mais il n'avait pas le courage de travailler à la vaincre.

Emilie, quand elle fut reposée, se promena avec sa nouvelle amie sur la pelouse qui entourait le château, et fut aussi sensible à la beauté de ses points de vue, que Blanche, dans la franchise de son cœur, avait pu le désirer.

En rentrant au château, Blanche conduisit Emilie à la tour qu'elle aimait, et elles parcoururent les anciennes chambres que Blanche avait déjà visitées. Emilie s'amusa à en examiner les distributions, à considérer le genre et la magnificence de leurs meubles antiques, et à les comparer avec ceux du château d'Udolphe, qui étaient cependant plus vieux et plus extraordinaires. Elle remarqua aussi Dorothée qui les accompagnait, et qui semblait presque aussi ancienne que tout ce qui était autour d'elle. Elle parut voir Emilie avec un intérêt extrême; elle la regardait même avec tant d'attention, qu'à peine entendait-elle ce qu'on pouvait lui dire.

Emilie, placée à une des fenêtres, jeta les yeux sur la campagne, et vit avec surprise beaucoup d'objets dont sa mémoire gardait le souvenir; les champs, les bois, le ruisseau, qu'elle avait traversés avec Voisin un soir après la mort de M. Saint-Aubert, en revenant du couvent à la chaumière. Elle reconnut que ce château était celui qu'elle avait alors évité, et sur lequel il avait tenu d'étranges discours.

Frappée de cette découverte, effrayée sans savoir pourquoi, elle resta quelque temps en silence, et se rappela l'émotion qu'avait montrée son père en se trouvant si près de cette demeure. La musique aussi qu'elle avait entendue, et sur laquelle Voisin lui avait fait un conte si ridicule, lui revenait à l'esprit. Curieuse d'en apprendre davantage, elle demanda à Dorothée si l'on entendait encore de la musique à minuit, comme autrefois, et si l'on connaissait le musicien.

—Oui, mademoiselle, répondit Dorothée, on entend toujours cette musique; mais le musicien n'est pas connu, et, je crois, ne le sera jamais. Il y a des gens qui devinent ce que c'est.—Vraiment, dit Emilie, et pourquoi ne pas poursuivre cette recherche?—Ah! mademoiselle, on a assez cherché; mais qui peut suivre un esprit?

Emilie sourit, et se rappelant combien tout récemment elle avait souffert par la superstition elle résolut alors d'y résister. Néanmoins, en dépit de ses efforts, elle sentait une certaine crainte se mêler sur ce point à sa curiosité. Blanche, qui jusqu'alors avait écouté en silence, demanda ce que c'était que cette musique, et depuis quand on l'entendait.

Blanche se taisait, Dorothée paraissait sérieuse et soupirait. Emilie se sentait portée à en croire plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Elle se rappelait le spectacle dont elle avait été témoin dans une chambre à Udolphe, et, par une bizarre liaison, les paroles alarmantes qu'elle avait trouvées sans dessein dans les papiers qu'elle avait détruits par obéissance aux ordres de son père. Elle frémit à la signification qu'ils semblaient avoir, presque autant qu'à l'horrible objet découvert sous le funeste voile.

Blanche, cependant, ne pouvant engager Dorothée à expliquer ce qu'elle avait voulu dire, l'avait priée, en se retrouvant auprès de la porte fermée, de lui faire voir tous les appartements.—Ma chère demoiselle, lui répondit la concierge, je vous ai dit mes raisons pour ne la pas ouvrir. Je ne l'ai jamais revue depuis la mort de ma bonne maîtresse; il serait affreux pour moi d'y entrer. De grâce, ne me le demandez pas.—Non, certainement, répondit Blanche, si c'est votre véritable raison.—Hélas! c'est l'unique, dit la vieille femme. Nous l'aimions si tendrement; je la pleurerai toujours. Le temps passe! il y a bien des années qu'elle est morte, et je me souviens pourtant de tout ce qui arriva alors, comme si c'était hier. Plusieurs choses très-nouvelles sont sorties de ma mémoire; mais les anciennes, je les vois comme dans une glace. Elle se tut, et en avançant dans la galerie elle reprit en regardant Emilie: Cette jeune dame me rappelle madame la marquise. Je me souviens qu'elle était aussi fraîche, et qu'elle avait le même sourire. Pauvre dame! qu'elle était gaie, lorsqu'elle fit son entrée ici!

Dorothée garda le silence à toutes les questions que lui fit Blanche. Emilie, remarquant des pleurs dans ses yeux, cessa de la presser davantage, et s'efforça d'attirer l'attention de sa jeune amie sur quelque partie des jardins. Le comte, la comtesse et M. Dupont s'y promenaient; elles allèrent les y joindre.

Quand le comte aperçut Emilie, il avança vers elle, et la présenta à la comtesse d'une manière si flatteuse et si obligeante, qu'il rappela à Emilie l'idée de son propre père.

Avant d'avoir achevé ses remercîments pour l'hospitalité qu'elle avait reçue, et d'avoir exprimé le désir de se rendre aussitôt au couvent, elle fut interrompue par une pressante invitation de prolonger son séjour au château. Le comte et la comtesse parurent y mettre tant de sincérité, que, malgré le désir qu'elle avait de revoir ses anciennes amies du monastère, et de soupirer encore sur le tombeau d'un père chéri, elle consentit à rester quelques jours.

Elle écrivit néanmoins à l'abbesse pour l'informer de son arrivée, et lui demander à être reçue au couvent comme pensionnaire. Elle écrivit aussi à M. Quesnel et à Valancourt; et comme elle ne savait où adresser précisément cette dernière lettre, elle l'envoya en Gascogne chez le frère du chevalier.

Sur le soir, Blanche et M. Dupont accompagnèrent Emilie à la chaumière de Voisin: elle sentit, en s'en rapprochant, une sorte de plaisir mêlé d'amertume. Le temps avait calmé sa douleur, mais la perte qu'elle avait faite ne pouvait cesser de lui être sensible: elle se livra avec une douce tristesse aux souvenirs que ce lieu lui rappelait. Voisin vivait encore, et semblait jouir, comme autrefois, du soir paisible d'une vie sans reproche.

Emilie n'osa prendre sur elle d'entrer dans la chambre où Saint-Aubert était mort; et après une demi-heure d'entretien avec Voisin et sa famille elle sortit de la chaumière.

Pendant les premiers jours qu'elle passa au château de Blangy, elle vit avec chagrin la mélancolie profonde, quoique muette, qui trop souvent absorbait M. Dupont. Emilie plaignait l'aveuglement qui le détournait de s'éloigner d'elle, et elle résolut de se retirer aussitôt qu'elle le pourrait sans désobliger le comte et la comtesse de Villefort. L'abattement de son ami ne tarda pas à alarmer le comte, et Dupont lui confia enfin le secret d'un amour sans espoir. Le comte ne put que le plaindre; mais il se détermina en lui-même à ne pas négliger un moyen de favoriser ses prétentions. Quand il connut la dangereuse situation de Dupont, il ne s'opposa que faiblement au désir qu'il témoigna de quitter le château de Blangy dès le lendemain; il lui fit promettre d'y venir passer avec lui un temps plus long, quand son cœur serait en repos. Emilie, qui ne pouvait encourager son amour, estimait ses bonnes qualités, et était très-reconnaissante de ses services; elle éprouva une tendre émotion quand elle le vit partir pour la Gascogne. Il se sépara d'elle avec une expression si touchante d'amour et de douleur, que le comte embrassa sa cause bien plus chaudement qu'il ne l'avait encore fait.

Peu de jours après, Emilie elle-même quitta le château, mais ce ne fut pas sans promettre au comte et à la comtesse de venir souvent les voir. L'abbesse la reçut avec cette bonté maternelle dont elle lui avait déjà donné des preuves; et les religieuses lui témoignèrent leur amitié. Ce couvent, qu'elle avait si bien connu, réveilla ses tristes souvenirs: mais il s'en mêlait d'autres; elle rendait grâces au ciel de l'avoir fait échapper à tant de dangers; elle sentait le prix des biens qui lui restaient; et quoique le tombeau de son père fût souvent arrosé de ses larmes, sa douleur n'avait plus la même amertume.

Quelque temps après son arrivée au monastère, Emilie reçut une lettre de son oncle, M. Quesnel, en réponse à la sienne et à ses questions sur ses affaires qu'il avait prétendu gérer en son absence. Elle s'était informée surtout du bail de la vallée, qu'elle désirait habiter si sa fortune le permettait. La réponse de M. Quesnel était froide et sèche comme elle s'y était attendue; elle n'exprimait ni intérêt pour ses souffrances, ni plaisir de ce qu'elle s'y était dérobée. Quesnel ne perdait pas cette occasion de lui reprocher son refus à l'égard du comte Morano, qu'il affectait de représenter comme riche et homme d'honneur; il déclamait avec véhémence contre ce même Montoni, auquel jusqu'à ce moment il s'était reconnu si inférieur; il était laconique sur les intérêts pécuniaires d'Emilie; il lui apprenait cependant que le terme du bail de la vallée expirait; il ne l'invitait point à venir chez lui, et ajoutait que ne pouvant, dans l'état de sa fortune, habiter la vallée, elle ferait bien de rester à Sainte-Claire.

Il ne répondait point à ses questions sur le sort de la pauvre vieille Thérèse, la servante de son père. Par post-scriptum, M. Quesnel parlait de Motteville, entre les mains duquel Saint-Aubert avait placé la majeure partie de son bien; il annonçait que ses affaires étaient au moment de s'arranger, et qu'elle en retirerait plus qu'elle n'aurait dû s'y attendre. La lettre contenait encore un billet à l'ordre d'Emilie, pour toucher une modique somme sur un marchand de Narbonne.

La tranquillité du monastère, la liberté qu'on lui laissait de parcourir les bois et les rivages de ce charmant pays, tranquillisèrent peu à peu l'esprit d'Emilie; cependant elle éprouvait quelque inquiétude au sujet de Valancourt, et voyait avec impatience approcher l'instant de recevoir enfin sa réponse.

CHAPITRE XXXVI.

Blanche, qui pendant ce temps se trouvait seule, devint impatiente de revoir sa nouvelle amie, et de partager avec elle le plaisir que lui faisait le spectacle de la nature. Elle n'avait plus personne à qui exprimer son admiration ou communiquer ses plaisirs; personne dont les yeux s'animassent à son sourire, ou dont les regards pussent réfléchir son bonheur. Le comte, observant son chagrin, fit souvenir Emilie de la visite qu'elle avait promis de lui faire; mais le silence de Valancourt, prolongé au delà du temps où sa réponse aurait pu arriver d'Estuvière, pénétrait Emilie d'une inquiétude si cruelle qu'elle fuyait la société, et eût voulu différer le moment de s'y réunir, jusqu'à celui où ses peines seraient calmées. Le comte et sa famille la pressèrent cependant si vivement, que, ne pouvant expliquer le motif qui l'attachait à la solitude, elle craignit que ses refus n'eussent l'air d'un caprice et n'offensassent des amis dont elle voulait se conserver l'estime. Elle retourna au château de Blangy: l'amitié du comte de Villefort encouragea Emilie à lui parler de sa position relativement aux biens de sa tante et à le consulter sur la manière de les recouvrer: il n'y avait pas de doute que la loi ne fût en sa faveur. Le comte lui conseilla de s'en occuper, et lui offrit même d'écrire à un avocat d'Aix, sur l'avis duquel on pourrait s'appuyer. Cette offre fut acceptée par Emilie; et les procédés obligeants qu'elle éprouvait chaque jour l'eussent encore une fois rendue heureuse, si elle eût pu être certaine que Valancourt se portait bien et qu'il l'aimait toujours. Elle avait passé plus d'une semaine au château sans recevoir aucune nouvelle; elle savait bien que, si Valancourt n'était pas chez son frère, il était fort douteux que la lettre qu'elle lui avait écrite lui fût parvenue, et cependant une inquiétude, une crainte qu'elle ne pouvait modérer, troublaient absolument son repos. Elle repassait tant d'événements qui, depuis sa captivité à Udolphe, avaient pu devenir possibles; elle était quelquefois si frappée de la crainte, ou que Valancourt n'existât plus, ou qu'il n'existât plus pour elle, que même la compagnie de Blanche lui devenait insupportable. Elle restait seule des heures entières au fond de son appartement, quand les occupations de la famille lui permettaient de le faire sans incivilité.

Dans un de ces moments de solitude, elle ouvrit une petite boîte qui contenait les lettres de Valancourt, et quelques-unes des esquisses qu'elle avait faites pendant son séjour en Toscane; mais ces derniers objets l'intéressaient peu. Elle cherchait dans ces lettres le plaisir de se retracer une tendresse qui avait fait toute sa consolation, et dont la touchante expression lui avait quelquefois fait oublier les chagrins de l'absence. Leur effet n'était plus le même; elles augmentaient les angoisses de son cœur; elle songeait que peut-être Valancourt avait pu céder au pouvoir du temps ou de l'absence; et la vue même de son écriture lui rappela tant de souvenirs pénibles, que, ne pouvant achever la première lettre, elle resta la tête appuyée sur sa main, et donna cours à des flots de larmes. A cet instant, la vieille Dorothée entra chez elle pour l'avertir que l'on dînerait une heure plus tôt. Emilie tressaillit en l'apercevant; elle se hâta de ramasser ses papiers, mais Dorothée avait remarqué son agitation et ses larmes.

—Ah! mademoiselle, s'écria-t-elle; vous qui êtes si jeune, avez-vous des sujets de chagrin?

Emilie tâcha de sourire, mais elle ne pouvait parler.

—Hélas! ma chère demoiselle, quand vous serez à mon âge, vous ne pleurerez pas pour des bagatelles. Sûrement rien de sérieux ne peut vous affliger?—Non, Dorothée, rien d'important, répliqua Emilie. Dorothée se baissa pour relever quelque chose, et s'écria soudain:—Vierge Marie! que vois-je? Elle devint tremblante, et tomba sur une chaise près de la table.—Que voyez-vous donc? dit Emilie, alarmée de son cri, et regardant autour d'elle.—C'est elle-même! dit Dorothée, c'est elle-même! et justement comme elle était peu de temps avant sa mort.

Emilie, encore plus effrayée, craignit que Dorothée n'eût un accès de délire, et la pria de s'expliquer.—Ce portrait, lui dit-elle, où l'avez-vous trouvé? c'est ma bien-aimée maîtresse; c'est elle-même!

Elle rejeta sur la table cette miniature qu'Emilie autrefois avait trouvée dans les papiers que son père lui avait ordonné de brûler; c'était sur ce portrait qu'elle l'avait vu une fois verser des larmes si tendres. Se rappelant à ce sujet les circonstances de sa conduite qui l'avaient tant surprise, l'émotion d'Emilie s'augmenta à un tel excès, qu'elle n'eut pas la force d'interroger Dorothée; elle tremblait des réponses qu'elle pourrait lui faire, et ne put que lui demander si elle était certaine que ce portrait fût celui de la marquise.

—Ah! mademoiselle, répondit-elle, comment m'eût-il frappée à ce point, s'il n'était pas l'image de ma maîtresse? Ah ciel! ajouta-t-elle en reprenant la miniature, voilà bien ses yeux bleus, ce regard si caressant et si doux! Voilà son expression quand elle avait rêvé seule quelque temps, et que des larmes coulaient sur ses joues; mais jamais elle ne voulut se plaindre! Voilà cet air de patience et de résignation qui me fendait le cœur, et qui me la faisait adorer!—Dorothée, dit Emilie, je prends à cette affliction un intérêt plus grand que peut-être vous ne pouvez croire. Je vous demande de ne pas vous refuser davantage à satisfaire ma curiosité; elle n'est pas frivole.—Ah! mademoiselle, repartit Dorothée, c'est une triste histoire, et je ne puis vous la dire maintenant; mais, que dis-je? jamais je ne vous en parlerai. Il y a bien des années que ce malheur est arrivé, et je n'ai jamais aimé à parler de madame la marquise qu'à mon mari. Il était dans la maison aussi bien que moi, et savait par moi des détails que tout le monde ignorait. J'étais auprès de madame dans sa dernière maladie: j'en sus, j'en entendis autant et plus que M. le marquis lui-même. Aimable sainte! Comme elle était patiente! Quand elle mourut, je croyais mourir avec elle.—Dorothée, interrompit Emilie, vous pouvez être sûre que ce que vous me direz ne sortira jamais de ma bouche.—Et vous, mademoiselle, ne me direz-vous pas d'abord comment ce portrait est tombé dans vos mains, et les motifs de votre curiosité au sujet de ma maîtresse?—Non, Dorothée, répliqua Emilie en se recueillant. J'ai aussi des raisons particulières pour garder le silence, au moins jusqu'à ce que j'en sache davantage. Souvenez-vous que je ne promets rien, et ne contentez pas ma curiosité dans l'idée que je pourrai satisfaire la vôtre. Ce que je ne veux pas découvrir ne m'intéresse pas seule. Autrement je craindrais moins d'en parler. Vous ne pouvez m'apprendre ce que je désire que par confiance en mon honneur.—Eh bien! mademoiselle, dit Dorothée après l'avoir regardée longtemps, vous montrez un si grand intérêt; ce portrait, votre figure surtout, me font penser que vous pouvez si réellement en prendre, que je vous confierai, je vous dirai des choses que je n'ai dites à personne qu'à mon mari, quoique beaucoup de gens en aient soupçonné une partie. Je vous dirai les détails de la mort de madame, mes idées à ce sujet. Mais d'abord, vous me promettez par tous les saints!...

Emilie l'interrompit, et lui promit solennellement de ne jamais révéler sans son consentement ce qu'elle lui aurait dit.—J'entends la cloche qui sonne le dîner, mademoiselle, dit Dorothée, il faut que je parte.—Quand vous reverrai-je? demanda Emilie.

Dorothée réfléchit et lui dit:—Si l'on sait que je viens chez vous, cela donnera de la curiosité, et cela me ferait de la peine. Je viendrai quand on ne pourra pas m'observer. J'ai peu de loisir dans le jour. J'en ai bien long à dire. Si vous voulez, mademoiselle, je viendrai quand tout le monde dormira.

Emilie se hâta de descendre.

Le soir, le comte et sa famille, excepté la comtesse et mademoiselle Béarn, allèrent se promener dans les bois, pour partager la joie des paysans.

Les ménétriers, assis à terre au pied des arbres, semblaient participer eux-mêmes à la gaieté que répandaient leurs instruments; c'étaient le galoubet et une espèce de longue guitare. Il y avait, en outre, un enfant qui frappait un tambourin, et dansait seul, à moins que, jetant son instrument, il ne se mêlât aux danseurs, et, par ses gestes ridicules, ne redoublât les éclats de rire et le mouvement de cette fête rustique.

Le comte jouissait de ces plaisirs auxquels sa libéralité avait contribué: Blanche prit part à la danse avec un jeune gentilhomme du voisinage. M. Dupont demandait Emilie; mais elle était trop triste pour participer à tant de gaieté. Cette fête lui rappelait celle de l'année précédente, les derniers moments de la vie de Saint-Aubert, et l'événement affreux qui l'avait terminée.

Remplie de ce souvenir, elle s'éloigna de la danse, et s'enfonça lentement dans les bois: les sons adoucis de la musique tempéraient sa mélancolie; la lune répandait à travers le feuillage une lumière mystérieuse; l'air était doux et frais: Emilie, absorbée dans sa rêverie, allait toujours, sans prendre garde à la distance; elle s'aperçut enfin que les instruments ne s'entendaient plus, et qu'un silence absolu régnait autour d'elle; Emilie se trouva près de l'avenue, où, la nuit de l'arrivée de son père, Michel avait cherché à lui procurer un asile. Cette avenue était presque aussi sauvage, presque aussi désolée qu'elle le lui avait paru alors. Le comte avait été si occupé de réparations indispensables, qu'il avait négligé celles-là; la route était encore brisée, et les arbres encore encombrés par des branchages.

En considérant le chemin, elle se rappela les émotions qu'elle y avait souffertes, et tout à coup se représenta la figure qu'elle avait vue se dérober dans les arbres, et qui n'avait pas répondu aux appels répétés de Michel; elle éprouva quelque retour de la frayeur qu'elle avait eue alors. Il n'était pas impossible que les bois servissent de repaire à des bandits: elle retourna promptement sur ses pas, et chercha à retrouver les danseurs; en ce moment elle entendit des pas qui venaient de l'avenue. Eloignée encore des paysans, dont elle n'entendait ni les voix, ni la musique, elle précipita sa course. La personne qui la suivait la gagna de vitesse: elle distingua enfin la voix de Henri, et ralentit sa marche pour qu'il pût la rejoindre; il exprima quelque surprise de la rencontrer aussi loin; elle lui dit que les agréments du clair de la lune l'avaient égarée plus loin qu'elle ne l'avait compté. Une exclamation échappa au compagnon de Henri, elle crut avoir reconnu Valancourt, c'était lui-même: la rencontre fut telle qu'on peut l'imaginer entre deux personnes si chères l'une à l'autre, et depuis si longtemps séparées.

Dans l'ivresse de ce moment Emilie oublia toutes ses peines: Valancourt semblait oublier lui-même qu'il existât au monde une autre personne qu'Emilie; et Henri, surpris, considérait cette scène en silence.

Valancourt lui fit mille questions sur elle, sur Montoni, et elle n'avait pas le temps d'y répondre. Elle apprit que sa lettre avait été envoyée à Paris, qu'il revenait alors en Gascogne, que cette lettre enfin lui était parvenue, et qu'il était parti sur-le-champ pour se rendre en Languedoc. En arrivant au monastère, d'où elle avait daté sa lettre, il avait, à son extrême regret, trouvé les portes fermées pour la nuit. Croyant ne voir Emilie que le lendemain, il était retourné à son auberge pour lui écrire, il avait rencontré Henri, qu'il avait intimement connu à Paris, et se trouvait conduit vers celle qu'il n'espérait voir que le lendemain.

Emilie, Valancourt et Henri retournèrent à la pelouse: ce dernier présenta Valancourt au comte; Emilie crut s'apercevoir qu'il ne le recevait pas avec sa bienveillance ordinaire: il paraissait cependant qu'ils s'étaient déjà vus. On l'invita à partager les divertissements de la soirée; et quand il eut rendu ses devoirs au comte, il laissa les danseurs à la fête, se plaça auprès d'Emilie, et put l'entretenir sans contrainte. Les lumières suspendues sous les arbres permirent à Emilie de considérer cette figure, dont pendant son absence elle avait essayé de recueillir tous les traits: elle vit avec regret qu'elle n'était plus la même. Elle pétillait comme autrefois d'esprit et de feu, mais elle avait perdu beaucoup de cette simplicité, et quelque chose de cette bonté franche qui en faisaient le principal caractère: c'était toujours pourtant une figure intéressante. Emilie croyait voir dans les traits de Valancourt un mélange d'inquiétude et de mélancolie. Il tombait quelquefois dans une rêverie passagère, et semblait faire effort pour en sortir; d'autres fois, il regardait fixement Emilie, et une espèce de frémissement semblait agiter son âme: il retrouvait dans Emilie la même bonté, la même beauté simple, qui l'avaient enchanté quand il l'avait connue. Le coloris de son teint avait un peu pâli, mais la douceur s'y peignait toujours, et cette teinte mélancolique, mêlée à son sourire, le rendait encore plus touchant.

Elle lui raconta les plus importantes circonstances de ce qui lui était arrivé depuis qu'elle était partie de France; et les deux amants se livrèrent sans réserve au charme des souvenirs amers et doux d'une trop longue séparation.

Le soir suivant, le comte rencontra par hasard Emilie dans une des allées du jardin. Ils parlèrent de la fête, et vinrent à nommer Valancourt.—Le jeune homme a des talents, dit le comte; vous le connaissiez depuis longtemps? Emilie dit que cela était vrai.—On me le présenta à Paris, dit le comte, et j'en fus d'abord très-content. Il s'arrêta. Emilie tremblait, désirait d'en apprendre davantage, et craignait de montrer au comte l'intérêt qu'elle y pouvait prendre.—Puis-je vous demander, dit-il enfin, combien il y a que vous connaissez monsieur Valancourt?—Puis-je, monsieur, vous demander le motif de cette question, et, j'y répondrai aussitôt?—Sûrement, dit le comte, cela est juste; je vous dirai mes motifs. Il est bien évident que M. Valancourt vous aime, et cela n'est pas extraordinaire, tout ce qui vous voit en fait autant; je ne vous dis pas cela comme un compliment, je parle avec sincérité: ce que je crains, c'est qu'il ne soit amant préféré et écouté.—Pourquoi le craignez-vous, monsieur? dit Emilie en tâchant de calmer son émotion.—Parce que, dit le comte, je ne pense pas qu'il en soit digne. Emilie agitée le pria de s'expliquer mieux.—Je le ferai, répondit-il, si vous êtes bien convaincue que le vif intérêt que je prends à vous m'a seul engagé à vous en parler.—Je le crois, monsieur, dit Emilie.—Le chevalier et mon fils, lui dit-il, firent connaissance chez un de leurs camarades, où moi-même je le rencontrai. Je l'invitai à venir chez moi; j'ignorais alors ses liaisons avec une espèce d'hommes, rebut de la société, qui vivent du jeu et passent leur vie dans la débauche. Je connaissais seulement quelques parents du chevalier, et je regardais ce motif comme suffisant pour le recevoir chez moi. Mais vous souffrez... Je cesserai ce discours.—Non, monsieur, lui dit Emilie; je vous supplie de continuer, je suis seulement au désespoir.—Seulement! reprit le comte. J'appris bientôt que ses liaisons l'avaient entraîné dans un cours de dissipation, et dont il ne paraissait pas avoir le pouvoir ou la volonté de se retirer. Il perdit au jeu une somme énorme; ce goût devint une passion, il s'y ruina. J'en parlai avec intérêt à ses parents; ils m'assurèrent que leurs remontrances avaient été vaines, et qu'ils étaient fatigués d'en faire. J'appris ensuite qu'en considération de ses talents pour le jeu, presque toujours heureux quand la mauvaise foi n'en arrêtait pas le succès, on l'avait initié aux secrets de la profession, et qu'il avait eu sa part dans certains profits.—Impossible! dit soudain Emilie. Mais pardonnez-moi, monsieur, je sais à peine ce que je dis; pardonnez à ma douleur: je crois, je dois croire que l'on vous a mal informé; le chevalier, sans doute, a des ennemis qui ont envenimé ces rapports.—Je voudrais le croire, dit le comte, mais je ne le puis; il n'y a que ma conviction, et l'intérêt que je prends à votre bonheur, qui aient pu m'engager à vous les répéter.

Emilie gardait le silence; elle se rappelait les paroles de Valancourt, qui avaient découvert tant de remords, et semblaient confirmer les discours du comte. Après une longue pause, le comte lui dit:—Je m'aperçois de vos doutes, je les trouve naturels; il est juste que je vous donne la preuve de tout ce que je viens d'avancer: cependant je ne le puis sans exposer quelqu'un qui m'est bien cher.—Quel danger appréhendez-vous, monsieur? dit Emilie; si je puis le prévenir, confiez-vous à mon honneur.—Je me confie, sans doute, à votre honneur, dit le comte; mais puis-je aussi me fier à votre courage? Croyez-vous pouvoir résister aux prières d'un amant aimé, qui, dans sa douleur, voudra savoir le nom de celui qui le prive de sa félicité?—Je ne serai pas exposée à une telle tentation, monsieur, dit Emilie, avec un modeste orgueil; je ne puis aimer longtemps une personne que je ne dois plus estimer: cependant je donne ma parole.—Je vous dirai donc tout, reprit le comte: la conviction est nécessaire à votre paix future, et ma confidence tout entière est le seul moyen de vous la donner.—Je ne doute pas, monsieur, des faits dont vous avez été témoin, ou que vous affirmez, dit Emilie en succombant à sa douleur; le chevalier peut-être a été jeté dans des excès où il ne tombera plus; si vous aviez connu la pureté de ses premiers principes, vous pourriez excuser mon incrédulité actuelle.—Le chevalier peut-être se corrigerait pour un temps, mais il retournerait bientôt à ce funeste penchant. Je crains la force de l'habitude, je crains même que son cœur ne soit corrompu. Et pourquoi voudrais-je vous le cacher? le jeu n'est pas son unique vice; il paraît avoir pris le goût de tous les plaisirs honteux.

Le comte hésita, et se tut; Emilie, presque hors d'état de se soutenir, attendait dans un trouble toujours croissant ce qu'il avait encore à dire. Il se fit un très-long silence; le comte, visiblement agité, dit enfin:—Ce serait une délicatesse cruelle que de persister à me taire; je dois vous dire que deux fois les extravagances du chevalier l'ont fait conduire dans les prisons de Paris; il en a été retiré, m'ont dit des personnes dignes de foi, par une certaine comtesse bien connue, et avec laquelle il vivait encore quand j'ai quitté Paris.

Le comte cessa de parler; et regardant Emilie, il s'aperçut qu'elle tombait de son siége: il la soutint; elle était évanouie; il éleva la voix pour appeler du secours: ils étaient fort loin du château; il craignait de la laisser pour aller chercher du monde; c'était pourtant le seul parti à prendre. Voyant enfin une fontaine assez proche, il s'efforça d'appuyer Emilie contre l'arbre, pendant qu'il irait chercher de l'eau. Il était fort embarrassé, n'ayant rien pour apporter cette eau; mais tandis qu'il la considérait avec une extrême inquiétude, il crut voir dans ses traits qu'elle commençait à respirer.

Il se passa néanmoins beaucoup de temps avant qu'elle reprît connaissance; alors elle se trouva soutenue, non par le comte, mais par Valancourt; il observait tous ses mouvements avec un regard effrayé, et lui adressait la parole d'une voix tremblante. Au son de cette voix si connue, Emilie rouvrit les yeux; mais à l'instant elle les referma, et perdit encore connaissance.

Le comte, avec un regard sévère, fit signe à Valancourt de se retirer. Celui-ci ne fit que soupirer et nommer Emilie; il lui présentait l'eau qu'on avait apportée. Le comte répéta son geste, et l'accompagna de quelques paroles; Valancourt répondit par un regard plein d'un profond ressentiment; il refusa de quitter la place jusqu'à ce qu'Emilie fût remise, et ne permit plus que personne s'approchât: mais à l'instant sa conscience parut l'informer de ce qui avait fait le sujet de l'entretien du comte et d'Emilie; l'indignation enflamma ses yeux; l'expression d'une profonde douleur la réprima bientôt; et le comte en le remarquant sentit plus de pitié que de colère. Emilie, qui avait repris ses sens, en fut tellement touchée, qu'elle se mit à pleurer amèrement: elle tâcha de retenir ses larmes; et, rassemblant son courage, elle remercia le comte et Henri, avec qui Valancourt était entré dans le parc, et elle reprit le chemin du château sans rien dire à Valancourt.

Emilie se détermina secrètement à retourner au couvent, pour y passer un jour ou deux. Dans l'état où elle était, la société, surtout celle de la comtesse et de mademoiselle Béarn, lui devenait insupportable. Elle espérait que la solitude du cloître et la bonté de l'abbesse l'aideraient à reprendre un peu d'empire sur elle-même, et à soutenir le dénoûment qu'elle ne prévoyait que trop.

CHAPITRE XXXVII.

On vint avertir Emilie que le comte de Villefort demandait à la voir. Elle devina que Valancourt était chez lui. En approchant de la bibliothèque, où elle imaginait qu'il devait être, son émotion devint si forte, que, n'osant encore paraître, elle retourna dans le vestibule pour calmer son agitation. S'étant enfin remise, elle entra dans le cabinet, et trouva Valancourt assis avec le comte. Ils se levèrent tous deux. Elle n'osait regarder Valancourt. Le comte se retira.

Emilie restait les yeux baissés, ne pouvant parler, et respirant à peine. Valancourt se jeta sur une chaise auprès d'elle; il soupirait et gardait le silence. Enfin d'une voix tremblante il lui dit:—J'ai désiré vous voir ce soir pour sortir au moins de l'horrible incertitude où m'a plongé votre changement. Quelques paroles du comte viennent de m'en éclaircir une partie. Je m'aperçois que j'ai des ennemis, Emilie, des ennemis envieux de mon bonheur, et qui sont acharnés à le détruire. Je m'aperçois aussi que le temps et l'absence ont affaibli vos sentiments pour moi.

Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres. Emilie ne put répondre. Il ajouta:—Cruelle Emilie, ne me parlerez-vous point?

Il couvrit son visage d'une main, comme pour cacher son émotion, et prit celle d'Emilie, qui ne la retira pas. Elle ne put retenir ses larmes. Il s'en aperçut. Toute sa tendresse revint; un rayon d'espérance pénétra rapidement au fond de son âme.—Eh quoi! vous me plaignez, s'écria-t-il; vous m'aimez encore! vous êtes toujours mon Emilie! souffrez que j'en croie vos larmes.—Oui, je vous plains, lui dit-elle: mais dois-je encore vous aimer? Croyez-vous être encore ce même Valancourt estimable que j'aimais autrefois?—Que vous aimiez autrefois! s'écria-t-il. Le même! le même! Il s'arrêta dans l'excès de son émotion et reprit douloureusement:—Non, je ne suis plus le même; je suis perdu, je ne suis plus digne de vous!

Il couvrit encore son visage. Emilie était trop touchée d'un aveu si sincère pour pouvoir répondre aussitôt. Elle luttait contre son cœur; elle sentait le danger de se fier longtemps à sa résolution en la présence de Valancourt. Elle était empressée de terminer une entrevue qui les désolait tous les deux. Cependant quand elle pensait que ce serait probablement la dernière, tout son courage l'abandonnait; elle ne sentait plus que sa tendresse et sa douleur.

Valancourt, pendant ce temps, dévoré de remords et de chagrin, n'avait ni le pouvoir ni la volonté d'exprimer tout ce qui l'agitait. A peine paraissait-il sensible à la présence d'Emilie. Son visage était caché, sa poitrine soulevée de sanglots.

—Epargnez-moi, lui dit Emilie, le chagrin de revenir sur les détails de votre conduite, qui m'obligent de rompre avec vous; il faut nous séparer, et je vous vois pour la dernière fois.—Non, s'écria Valancourt, vous ne pouvez penser ce que vous dites; vous ne pouvez pas penser à me rejeter de vous pour toujours.—Il faut nous séparer, répéta Emilie, et pour toujours; votre conduite nous en fait une nécessité.—C'est la décision du comte, reprit-il avec fierté, ce n'est pas la vôtre; et je saurai de quel droit il se met entre nous. Il se leva à ces mots, et parcourut la chambre à pas précipités.—Laissez-moi vous désabuser, dit Emilie non moins émue; la décision est de moi; mon repos l'exige. Serais-je excusable, dit-elle, en vous confiant le repos de ma vie? Comment me le conseilleriez-vous si je vous étais chère?—Si vous m'étiez chère! s'écria Valancourt. Est-il possible que vous doutiez de mon amour? Mais oui, vous avez raison d'en douter, puisque je suis moins disposé à l'horreur de me séparer de vous qu'à celle de vous envelopper dans ma ruine. Oui, je suis ruiné, ruiné sans ressource; je suis accablé de dettes, et je ne saurais les acquitter. Les yeux de Valancourt étaient égarés quand il disait ces mots; ils prirent à l'instant l'expression d'un affreux désespoir. Emilie fut forcée d'admirer sa franchise; elle sembla, durant quelques minutes, résister à sa propre douleur et lutter contre elle-même. Je ne prolongerai pas, dit-elle enfin, un entretien dont l'issue ne saurait être heureuse. Valancourt, adieu.—Non, vous ne partirez pas, dit-il impétueusement; vous ne me laisserez pas ainsi; vous ne m'abandonnerez pas avant que mon esprit ait recueilli la force dont il a besoin pour soutenir ma perte. Emilie, effrayée par le feu sombre de ses regards, lui dit d'une voix douce:—Vous avez reconnu vous-même que nous devions nous séparer; si vous désirez me faire croire que vous m'aimez, vous le reconnaîtrez encore.—Jamais, jamais! s'écria-t-il. J'étais un insensé quand j'avouais... Emilie, c'en est trop: vous ne vous trompez pas sur mes fautes, mais le comte est la barrière qui nous sépare, il ne sera pas longtemps un obstacle à ma félicité.—C'est à présent, dit Emilie, que vous parlez en insensé: le comte n'est pas votre ennemi, Valancourt; il est mon ami, cette considération seule devrait vous le faire regarder comme le vôtre.—Votre ami! dit vivement Valancourt: depuis quel temps est-il donc votre ami pour vous faire si promptement oublier votre amant? Est-il votre ami, celui qui vous a demandé de préférer M. Dupont; Dupont qui, dites-vous, vous a ramenée d'Italie, Dupont qui, je le dis, moi, m'a ravi votre cœur? Mais je n'ai pas le droit de vous interroger: vous êtes maîtresse de vous-même; ce Dupont peut-être ne triomphera pas longtemps de mon malheur. Emilie, plus épouvantée que jamais de la fureur de Valancourt, lui dit:—Au nom du ciel, soyez raisonnable! Calmez-vous! M. Dupont n'est pas votre rival, le comte n'est pas son défenseur: vous n'avez point de rival, vous n'avez d'ennemi que vous-même: je vois plus que jamais que vous n'êtes plus ce Valancourt que j'ai tant aimé.

Il ne répondit point: les bras appuyés sur la table, il gardait un morne silence. Emilie restait muette et tremblante, et n'osait le quitter.

—Malheureux! s'écria-t-il soudain, je ne puis me plaindre sans m'accuser! Pourquoi fus-je entraîné dans Paris? pourquoi ne me suis-je pas défendu des séductions qui devaient à jamais me rendre méprisable? Il se tourna vers elle, il prit sa main, et lui dit d'une voix tendre:—Emilie, pouvez-vous supporter que nous nous séparions! pouvez-vous abandonner un cœur qui vous aime, comme le mien, un cœur qui, malgré ses erreurs, n'appartiendra jamais qu'à vous! Emilie ne répondit que par ses larmes.—Je n'avais pas, ajouta-t-il, une pensée que je voulusse vous cacher, pas un goût, pas un plaisir, auxquels vous ne pussiez prendre part. Je pars, Emilie, je vais vous quitter, et pour toujours. A ces mots, sa voix s'affaiblit: il retomba sur sa chaise avec abattement. Emilie ne pouvait ni sortir, ni lui dire adieu. Toutes ses folies étaient presque effacées de son esprit, elle ne sentait que sa douleur et sa pitié.

—Dites au moins, reprit Valancourt, que vous me verrez encore une fois. Le cœur d'Emilie fut en quelque sorte soulagé par cette prière: elle s'efforça de croire qu'elle ne devait pas s'y refuser; néanmoins elle éprouvait de l'embarras en songeant qu'elle était chez le comte, et qu'il pourrait s'offenser du retour de Valancourt; elle consentit pourtant, à condition qu'il ne verrait ni dans le comte un ennemi, ni dans Dupont un rival. Alors il sortit tellement consolé par les deux mots d'Emilie, qu'il perdit le premier sentiment de son malheur.

Valancourt, pendant ce temps, endurait les angoisses du désespoir. La vue d'Emilie avait renouvelé toute l'ardeur de son premier amour; l'absence, les distractions d'une vie tumultueuse, ne l'avaient affaiblie que passagèrement. Quand, en recevant sa lettre, il était parti pour le Languedoc, il savait bien que sa folie l'avait ruiné, et il n'avait aucun projet de le cacher à Emilie: il s'affligeait seulement du retard que sa mauvaise conduite pourrait causer à leur mariage, et ne prévoyait pas que cette information pourrait la conduire à briser tous leurs nœuds. Accablé par l'idée de cette éternelle séparation, et le cœur pénétré de remords, il attendait cette seconde entrevue dans un état qui approchait de l'égarement; il espérait pourtant encore obtenir d'elle par ses prières, quelque changement de résolution.

Le matin, il fit demander à quelle heure elle le recevrait. Emilie, quand on lui remit ce billet, était avec le comte, et ce fut pour celui-ci un prétexte nouveau pour lui parler de Valancourt. Il voyait le désespoir de sa jeune amie, et redoutait plus que jamais que son courage ne l'abandonnât. Emilie répondit au billet, et le comte revint sur le sujet de la dernière conversation. Il parut craindre les sollicitations de Valancourt, et il lui peignit les malheurs auxquels elle s'exposait pour l'avenir, si elle ne résistait à un chagrin actuel et passager: ces représentations répétées pouvaient seules la prémunir contre l'effet de son affection, et elle résolut de suivre ses conseils.

L'heure de l'entrevue à la fin arriva. Emilie se présenta avec un extérieur composé; mais Valancourt, trop agité, fut quelques minutes sans pouvoir parler; ses premières phrases furent tour à tour plaintes, prières, reproches contre lui-même; ensuite il dit:—Emilie, je vous ai aimée, je vous aime plus que ma vie; je suis ruiné par ma faute, et cependant je ne peux nier que je n'aimasse mieux vous entraîner dans une union malheureuse de misère, que d'endurer, en vous perdant, la punition que je mérite. Je suis un malheureux, mais je ne veux plus être un lâche; je ne chercherai plus à ébranler vos résolutions par les instances d'une passion égoïste. Je renonce à vous, Emilie, et je tâcherai de me consoler en songeant que, si je suis infortuné, vous pouvez au moins être heureuse. Je n'ai pas, il est vrai, le mérite du sacrifice; et je n'eusse jamais eu la force de vous rendre à vous-même, si votre prudence ne l'eût exigé.

Il s'arrêta un moment. Emilie tâchait de retenir ses larmes; elle était prête à lui dire:—Vous parlez à présent comme vous parliez autrefois. Mais elle garda le silence.—Pardonnez-moi, Emilie, reprit-il, toutes les souffrances que je vous ai causées. Pensez quelquefois à l'infortuné Valancourt; souvenez-vous que sa seule consolation sera de savoir que sa folie ne vous a pas rendue malheureuse. Les larmes inondaient les joues d'Emilie. Il allait retomber dans les accès du désespoir. Emilie s'efforça de rappeler son courage, et de terminer une entrevue qui augmentait leur commune affliction. Valancourt vit ses pleurs, il la vit se lever; il fit un nouvel effort pour maîtriser ses sentiments et calmer ceux d'Emilie.—Le souvenir de ce douloureux moment, lui dit-il, sera pour l'avenir ma sauvegarde. Oh! jamais l'exemple, la tentation, ne pourront ni me séduire ni m'entraîner. Le souvenir de ces pleurs que vous versez pour moi élèvera mon âme au-dessus du danger.

Emilie, un peu consolée par cette assurance, répondit:—Nous nous séparons pour toujours. Mais si mon bonheur vous est cher, souvenez-vous à jamais que rien ne peut y contribuer davantage, que de savoir que vous avez recouvré votre propre estime. Valancourt prit sa main; il avait les yeux couverts de larmes, et l'adieu qu'il voulait lui dire était étouffé par ses soupirs. Après quelques moments, Emilie prononça avec difficulté et émotion:—Adieu, Valancourt, puissiez-vous être heureux! adieu, répéta-t-elle.

—Adieu, Emilie, dit Valancourt. Et il se précipita dehors.

Emilie resta dans le fauteuil où il l'avait laissée, le cœur si oppressé qu'elle ne respirait plus; elle entendait ses pas, dont le bruit s'affaiblissait à mesure qu'ils s'éloignaient. Elle fut tirée de cet état par la voix de la comtesse qui parlait dans le jardin. En revenant à elle, le premier objet qui frappa sa vue fut le fauteuil vide sur lequel Valancourt avait été assis. Le saisissement et son départ avaient comme suspendu ses larmes; elles revinrent alors la soulager, et elle reprit la force de regagner sa chambre.

Retournons à Montoni, dont la rage et la surprise firent bientôt place à de plus pressants intérêts. Ses excès et ses déprédations s'étaient tellement multipliés, que le sénat de Venise, alors composé de négociants, malgré sa faiblesse et l'utilité que dans l'occasion il aurait pu tirer de Montoni, ne put plus longtemps les supporter. Il fut arrêté qu'on travaillerait à anéantir ses forces et à punir ses brigandages. La célérité, la facilité de cette expédition, prévinrent l'éclat et la rumeur publique. Emilie, en Languedoc, ignora la défaite et l'humiliation de ce cruel persécuteur.

Son esprit était si accablé par ses chagrins, qu'aucun effort de sa raison ne pouvait en surmonter l'effet. Le comte de Villefort essaya tous les moyens de consolation. Il se passa bien du temps avant qu'Emilie pût se distraire assez de Valancourt pour écouter l'histoire que la vieille Dorothée lui avait promise.

Parmi les étrangers qui étaient venus voir le comte dans son château, étaient le baron de Sainte-Foix, son ancien ami, et son fils le chevalier de Sainte-Foix. C'était un jeune homme aimable et sensible. Il avait connu Blanche à Paris l'année précédente, et avait conçu pour elle une véritable passion. L'ancienne amitié du comte pour son père, les convenances mutuelles de cette alliance, avaient intérieurement fait désirer au comte qu'elle s'accomplît. Mais trouvant alors sa fille trop jeune pour fixer le choix de sa vie; voulant d'ailleurs éprouver la constance du chevalier, il avait différé d'agréer sa demande, sans pourtant lui ôter l'espoir. Ce jeune homme arrivait avec le baron, son père, pour réclamer le prix de sa persévérance; le comte l'accorda, et Blanche ne s'y opposa pas.

Le château, si bien habité, devint aussi riant que magnifique. Le pavillon, dans les bois, était fort souvent visité; on y soupait quand le temps était beau, et la soirée se terminait ordinairement par un concert. Le comte et la comtesse étaient bons musiciens. Henri, le jeune Sainte-Foix, Blanche, Emilie, avaient tous de la voix, et le goût suppléait en eux à la méthode. Plusieurs des domestiques du comte, avec des cors et d'autres instruments à vent, étaient placés dans le bois, et répondaient par leur douce harmonie à celle qui venait du pavillon.

Dans tout autre temps, ces parties eussent été délicieuses pour Emilie; trop accablée alors par sa mélancolie, elle trouvait que rien de ce qu'on nomme amusement n'avait le pouvoir de la distraire, et très-souvent elle observait que la touchante mélodie de ces concerts augmentait sa tristesse à un degré insupportable.

Elle préférait de se promener seule dans les bois qui ombrageaient le promontoire.

Un soir elle y resta fort tard. Assise sur les marches de ce vieux bâtiment, elle observait, dans une mélancolie tranquille, le progrès des ombres sur l'espace étendu devant elle. Peu à peu la lune, qui vint à se lever, monta sur l'horizon et revêtit successivement de sa douce lumière les flots, les bois et la tour elle-même. Emilie, pensive, contemplait et rêvait. Tout à coup un son frappe son oreille; c'était la voix et la musique dont quelquefois, à minuit, elle avait entendu les accords. L'émotion qu'elle sentit ne fut pas sans mélange de terreur, quand elle considéra son isolement. Les sons se rapprochèrent. Elle se serait levée, mais ils semblaient venir par le chemin qu'il lui fallait prendre, et, toute tremblante, elle attendit l'événement: les sons se rapprochèrent pendant quelque temps, puis ils cessèrent. Emilie écoutait, regardait, et ne pouvait faire aucun mouvement. Tout à coup elle vit une figure sortir des bois et passer fort près d'elle. La figure passa vite, et l'émotion d'Emilie fut si grande, qu'en la voyant, elle ne distingua presque rien.

Ce léger événement avait produit une impression profonde sur son esprit. Retirée chez elle, il lui rappela si bien l'autre circonstance effrayante dont tout récemment elle avait été témoin, qu'à peine elle se sentit le courage de rester seule. Elle veilla fort longtemps; aucun bruit ne renouvela ses craintes, et elle chercha à goûter un peu de repos. Il fut court; un bruit affreux et singulier sembla s'élever du corridor; des gémissements se firent entendre distinctement; un corps pesant frappa contre la porte, et la violence du coup faillit l'ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c'était, on ne lui répondit point: mais, par moments, elle entendait des gémissements sourds. La frayeur la priva d'abord de l'usage de ses facultés; mais quand ensuite elle entendit des pas dans la galerie, elle appela encore plus haut. Les pas s'arrêtèrent à sa porte; elle distingua les voix de quelques servantes, et toutes semblaient trop occupées pour pouvoir répondre à ses cris. Annette entra cependant pour prendre de l'eau; Emilie comprit alors qu'une des servantes se trouvait mal; elle la fit apporter chez elle, et travailla à la secourir. Quand cette fille eut recouvré la voix, elle affirma qu'en montant l'escalier, pour aller à sa chambre, elle avait vu un fantôme sur le second carré. Elle tenait, disait-elle, sa lampe fort bas, à cause du mauvais état des marches. En relevant les yeux, elle avait vu le revenant. Ce fantôme, d'abord, était resté immobile dans un coin, puis s'était glissé dans l'escalier, et s'était enfin évanoui à la porte de l'appartement qu'Emilie avait visité dernièrement. Un son lugubre avait succédé à ce prodige.

—Le diable, sans doute, ajouta Dorothée, a pris une clef de cet appartement; ce ne peut être que lui; j'ai fermé la porte moi-même.

La fille avait redescendu l'escalier, avait couru en faisant un cri, et était tombée éperdue à la porte d'Emilie.

Emilie la reprit doucement de la peur qu'elle lui avait faite, et essaya de lui faire honte de son effroi. La fille persista à soutenir qu'elle avait vu une véritable apparition. Toutes les servantes l'accompagnèrent dans sa chambre, excepté Dorothée, qu'Emilie retint pour la nuit. Emilie était dans l'embarras; Dorothée, dans la plus grande terreur, racontait d'anciennes circonstances qui appuyaient l'excès de sa superstition. De ce nombre était une semblable apparition qu'elle avait vue dans le même lieu; ce souvenir l'avait fait hésiter avant de monter l'escalier, et avait augmenté sa répugnance pour ouvrir l'appartement du nord. Quelle que fût sur ce point l'opinion d'Emilie, elle s'abstint de la communiquer; elle écouta Dorothée attentivement, et n'en eut que plus d'inquiétude.

Depuis cette nuit, la terreur des domestiques s'accrut au point qu'elle en détermina une partie à quitter le château et à demander leur congé. Si le comte ajoutait foi à leurs alarmes, il avait soin de le dissimuler; et, voulant prévenir l'inconvénient qui le menaçait, il employait le ridicule et le raisonnement pour détruire ces craintes et ces frayeurs surnaturelles. La peur avait rendu tous les esprits inaccessibles à la raison. Ludovico prit ce moment pour prouver à la fois son courage et toute la reconnaissance que lui causaient les bons traitements du comte. Il offrit de passer une nuit dans la partie de ce château qu'on prétendait habitée par les revenants; il ne craignait, assurait-il, aucun esprit; et si quelque figure vivante paraissait, il ferait voir qu'il ne la craignait pas davantage.

Le comte réfléchit à cette proposition; les domestiques qui l'entendirent se regardaient l'un l'autre, dans le doute et dans la surprise. Annette, effrayée pour la sûreté de Ludovico, employait larmes et prières pour le dissuader de son dessein.

—Vous êtes un brave garçon, dit le comte en souriant. Pensez bien à votre entreprise avant de vous y livrer. Si vous persévérez, j'accepte, et une telle intrépidité ne demeurera pas sans récompense.—Je ne désire point de récompense, Excellence, reprit Ludovico, mais votre approbation. Votre Excellence a déjà eu trop de bontés pour moi. Je désire seulement d'avoir des armes, pour être en état de répondre à l'ennemi, s'il paraît.—Une épée ne vous défendra pas contre un esprit, dit le comte en regardant ironiquement ses serviteurs; ils ne craignent ni barrières, ni verrous: un revenant, vous le savez, se glisse par le trou d'une serrure, comme par une porte ouverte.—Donnez-moi une épée, monsieur le comte, reprit Ludovico, et je me charge d'envoyer dans la mer Rouge tous les esprits qui voudront m'attaquer.—Eh bien, dit le comte, vous aurez une épée, et, de plus, un bon souper. Vos camarades, peut-être, auront le courage de demeurer encore une nuit dans le château. Il est certain que, du moins pour cette nuit, votre hardiesse attirera sur vous seul tous les maléfices du spectre.

Une extrême curiosité luttait alors avec la crainte dans l'esprit des auditeurs. Ils résolurent d'attendre l'événement qui allait suivre la témérité de Ludovico.

Après le souper Ludovico suivit le comte dans son cabinet: ils y restèrent une demi-heure, et le comte en sortant lui remit une épée.—Elle a servi dans des combats entre des mortels, dit le comte en riant, vous en ferez sans doute un usage honorable dans une querelle toute spirituelle; et j'apprendrai probablement demain qu'il ne reste pas un revenant dans le château.—Ludovico reçut l'épée avec un salut respectueux: Vous serez obéi, monsieur, répliqua-t-il, et je m'engage à ce qu'aucun spectre ne puisse troubler dorénavant le repos de cette demeure.

Ils se rendirent à la salle où les hôtes du comte l'attendaient pour l'accompagner jusqu'à l'appartement du nord: on demanda les clefs à Dorothée, elle les remit à Ludovico, et il se mit en chemin, suivi par la plupart des habitants de ce château. Arrivés au bas de l'escalier, plusieurs des domestiques effrayés refusèrent d'aller plus loin; les autres montèrent jusqu'au palier: Ludovico mit la clef dans la serrure, et, pendant ce temps, tous le regardaient avec autant de curiosité que s'il eût travaillé à quelque opération magique.

Ludovico, ne connaissant pas la serrure, ne pouvait faire tourner la clef; Dorothée restait par derrière: on la rappela, elle ouvrit lentement; mais quand ses regards eurent pénétré dans l'intérieur obscur de la chambre, elle fit un cri, et se retira. A ce signal d'alarme, la plus grande partie de la foule s'enfuit en bas des escaliers; le comte, Henri et Ludovico, restés seuls, entrèrent dans l'appartement; Ludovico tenait son épée nue, le comte portait une lampe, et Henri une corbeille remplie des provisions du brave aventurier.

Ayant jeté les yeux à la hâte sur la pièce d'entrée où rien ne justifiait les alarmes, ils passèrent dans la seconde; un calme profond y régnait; ils avancèrent moins précipitamment dans la troisième. Le comte eut alors le loisir de rire du trouble qui l'avait surpris lui-même. Il demanda à Ludovico dans quelle chambre il comptait s'établir.

—Il y en a encore d'autres, Excellence, lui dit Ludovico; on dit que dans l'une il y a un lit, c'est là que je passerai la nuit pour y dormir, si je me trouve fatigué.

Ludovico ouvrit la chambre à coucher, et le comte en entrant fut frappé en voyant l'air funéraire que conservait l'ameublement; il s'approcha du lit avec émotion, et le trouvant couvert d'un velours noir:—Que signifie ceci? dit-il.—J'ai ouï dire, monsieur, lui répondit Ludovico, que madame la marquise de Villeroi était morte en ce lieu même, et qu'on l'y avait déposée jusqu'à l'heure de son enterrement. Ce drap de velours couvrait sans doute le cercueil.

Le comte ne répondit rien; mais il devint rêveur et parut fort ému; se tournant ensuite vers Ludovico, il lui demanda d'un ton sérieux si réellement il aurait le courage de demeurer là toute la nuit. Si vous craignez, ajouta le comte, ne rougissez pas d'en faire l'aveu, je vous relèverai de vos engagements sans que vous soyez exposé aux railleries de vos camarades.

Ludovico garda le silence. L'orgueil et quelque peu d'effroi semblaient partager son âme. L'orgueil à la fin l'emporta; il rougit, et n'hésita plus.

—Non, monsieur, non, dit-il, j'achèverai ce que j'ai commencé, et je suis pénétré de votre attention. Je vais faire du feu dans la cheminée, et, avec les provisions de la corbeille, je compte fort bien passer mon temps.—Soit, dit le comte; mais comment soutiendrez-vous l'ennui si vous ne dormez pas?—Quand je serai fatigué, monsieur, reprit Ludovico, je n'aurai pas peur de dormir; mais d'ailleurs j'ai un livre qui m'amusera.—Bon, dit le comte; j'espère que rien ne vous troublera. Mais si pendant la nuit vous aviez de plus sérieuses craintes, venez me trouver à mon appartement. J'ai trop de confiance dans votre raison et votre courage pour craindre de vous voir épouvanté par quelque crainte frivole. Cette chambre, son obscurité, son isolement, ne vous causeront pas de fausses terreurs. Demain j'aurai à vous remercier d'un important service. On ouvrira l'appartement, et tous mes gens seront convaincus de leur sottise. Bonne nuit, Ludovico; venez me voir de bon matin, et souvenez-vous de ce que je vous ai dit.—Oui, monsieur, je m'en souviendrai. Bonsoir, Excellence; laissez-moi vous éclairer.

Il éclaira le comte et Henri jusqu'à la dernière porte. Un des domestiques, dans son effroi, avait laissé une lampe sur le palier. Henri la prit, et donna le bonsoir à Ludovico. Celui-ci répondit respectueusement, referma la porte, et rentra. En retournant à la chambre à coucher, il examina avec plus de soin toutes les pièces qu'il fallait traverser. Il craignait que quelqu'un ne s'y cachât pour l'effrayer. Personne, excepté lui, ne s'y trouvait. Il laissa les portes ouvertes, et parvint au grand salon dont la muette obscurité le glaça. Il tourna ses regards sur la longue enfilade qu'il venait de parcourir. En se retournant, il aperçut une lumière et sa figure que réfléchissait un miroir; il tressaillit. D'autres objets se peignaient obscurément sur la même glace; il ne s'arrêta pas à les examiner. S'avançant promptement dans la chambre à coucher, il remarqua la porte de l'oratoire. Il l'ouvrit. Tout était tranquille. Ses yeux se portèrent sur le portrait de la feue marquise; il le considéra longtemps avec surprise et attention. Il parcourut ensuite le cabinet, et rentra dans la chambre. Il alluma un bon feu. La flamme pétillante ranima ses esprits, qui commençaient à s'affaiblir par l'obscurité et le silence. On n'entendait alors que le vent qui sifflait à la fenêtre. Ludovico prit une chaise, mit une table auprès du feu, prit une bouteille de vin, quelques provisions de sa corbeille, et commença à manger. Quand il eut fait son repas, il mit son épée sur la table; et, n'étant pas disposé à dormir, il tira de sa poche le livre dont il avait parlé. C'était un recueil de vieux contes provençaux. Ludovico raccommoda son feu, moucha sa lampe, rapprocha sa chaise, et se mit à lire. L'histoire sur laquelle il tomba captiva bientôt toute son attention.

[Illustration]
La chambre mystérieuse.

Le comte, pendant ce temps, était retourné dans la salle à manger, où tout le monde l'attendait. Chacun s'était retiré au cri perçant de Dorothée; et l'on fit mille questions sur l'état de l'appartement. Le comte railla les uns et les autres de leur retraite précipitée et de leur faiblesse superstitieuse; et l'on en vint à cette question: Si les âmes séparées des corps ont le pouvoir de revenir sur la terre, si même dans ce cas les esprits peuvent devenir visibles? Le baron était d'opinion que le premier effet était probable, et que le second était possible.

CHAPITRE XXXVIII.

Le comte avait très-peu dormi; il se leva de bonne heure; et, pressé d'entretenir Ludovico, il courut à l'appartement du nord. La première porte était fermée en dedans; il fut donc obligé de frapper très-fort, mais ni ses coups ni sa voix ne furent entendus. Il considéra l'intervalle qui séparait cette porte de la chambre à coucher, et pensa que Ludovico, las de veiller, était tombé sans doute dans un profond sommeil. Le comte, peu surpris de ne recevoir aucune réponse, se retira et alla se promener.

Le temps était sombre; le soleil, qui se levait sur la Provence, ne répandait qu'une faible lumière; ses rayons combattaient contre les vapeurs qui s'élevaient de la mer et qui promenaient leurs lourdes masses sur le sommet des bois, qu'ornaient alors les teintes variées dont l'automne enrichit le feuillage. La tempête était passée, mais la mer, toujours agitée, mugissait encore. Le comte, à qui ce jour grisâtre et vaporeux ne déplaisait pas, entra dans les bois et s'y promena, enseveli dans une profonde méditation.

Emilie s'était aussi levée de bonne heure, et avait dirigé sa promenade vers le promontoire escarpé d'où on découvrait l'Océan. Les événements du château occupaient son esprit, et Valancourt était aussi l'objet de ses tristes pensées. Elle ne pouvait encore songer à lui avec indifférence; sa raison lui reprochait continuellement une tendresse qui survivait dans son cœur à l'estime. Elle se rappelait l'expression qu'avaient ses regards au moment où il l'avait quittée, le ton de sa voix lorsqu'il lui dit adieu; et si quelque hasard augmentait l'énergie de ses souvenirs elle versait des larmes amères.

Arrivée à la vieille tour, elle se reposa sur ses marches ruinées et se livra à sa mélancolie. Elle observait les vagues à demi cachées par la vapeur, qui venaient en roulant au rivage et répandaient leur mousse légère autour du rocher sur lequel elles se brisaient. Leur bruit monotone et les nuages obscurs qui se balançaient sur les rochers rendaient la scène plus mystérieuse et plus analogue à l'état de son cœur. Cet état devint trop pénible. Emilie se leva brusquement; elle traversa quelques ruines de la tour, et vit des lettres gravées sur une muraille. Elle s'approcha pour les examiner; ces caractères paraissaient grossièrement gravés avec la pointe d'un canif; mais Emilie les connaissait trop bien: c'était la main de Valancourt, et elle les lut en tremblant.

Il était bien constant que Valancourt avait visité cette tour; il était même probable que c'était la nuit précédente, puisqu'elle avait été orageuse et que les vers décrivaient un naufrage. Il fallait même qu'il n'eût quitté que depuis peu ces ruines. Le soleil ne faisait que de paraître, et il avait fallu du jour pour tracer les caractères tels qu'ils étaient. Il était donc encore bien vraisemblable que Valancourt n'était pas loin.

Pendant que ces idées parcouraient avec rapidité l'imagination d'Emilie, tant d'émotions la combattirent, qu'elle en fut presque accablée; mais son premier mouvement fut d'éviter une rencontre, et elle reprit à la hâte le chemin qui menait au château.

En rentrant au château, Emilie se retira chez elle, et le comte alla à l'appartement du nord. La porte était encore fermée. Déterminé à réveiller Ludovico, le comte appela d'une voix plus forte. Un morne silence succéda. Le comte appela ses gens, et leur demanda s'ils avaient vu ou entendu Ludovico; tous répondirent avec effroi que depuis la nuit aucun d'eux n'avait approché de l'appartement du nord.

—Il dort profondément, dit le comte; il est si éloigné de la porte d'entrée, qu'on ne peut se faire entendre: il faudra l'enfoncer. Apportez quelques masses, et suivez-moi.

Les domestiques restèrent muets et interdits; il fallut que toute la maison s'assemblât pour que le comte fût obéi. Dorothée en même temps parla d'une autre porte qui ouvrait sur la galerie du grand escalier, donnait sur l'antichambre du salon, et se trouvait conséquemment beaucoup plus près de la chambre à coucher. Il était naturel que Ludovico fût plutôt éveillé par cette porte. Le comte s'y rendit; mais ses efforts furent également inutiles. Il commença à craindre sérieusement, et se disposait lui-même à enfoncer la porte; mais les beautés qu'il y remarquait retinrent son coup; elle lui parut d'ébène, tant son poli était noir et son grain serré; mais elle n'était que de mélèse; et la Provence, dans ce temps, était citée pour ses forêts de ce bois. Le comte, en faveur de son prix et de la délicatesse de ses sculptures, épargna cette porte. Il retourna à celle de l'escalier; on l'enfonça. Il entra le premier; Henri le suivit avec quelques-uns des plus courageux; les autres attendirent sur l'escalier.

Le silence régnait dans tout l'appartement. Arrivé au salon, le comte appela Ludovico; et, ne recevant pas de réponse, il ouvrit lui-même et entra.

Le silence absolu confirma ses craintes pour Ludovico; aucun bruit, aucune respiration n'annonçait que quelqu'un sommeillât en ce lieu; mais son incertitude durait encore. Tous les volets étaient fermés, et la chambre était trop obscure pour que l'on y distinguât rien.

Le comte commanda à un de ses gens d'ouvrir une des fenêtres. En traversant la chambre pour obéir, il se heurta, tomba par terre; et le cri perçant qu'il poussa ayant fait enfuir aussitôt les braves qui s'étaient hasardés jusque-là, Henri et le comte restèrent seuls pour achever l'aventure.

Henri ouvrit un des volets, et s'aperçut que le domestique avait donné contre le fauteuil même dans lequel Ludovico avait été assis. Celui-ci n'y était plus, et la faible lumière qui se répandait dans la chambre ne le montrait en aucun endroit. Le comte, alarmé, ouvrit d'autres volets pour mieux voir. Ludovico ne parut point. Il resta un moment en suspens et craignit de s'en fier à ses sens. Il vit le lit et s'approcha pour voir si Ludovico ne s'y était pas couché: il n'y trouva personne. Il pénétra dans l'oratoire; tout était rangé comme la veille, et Ludovico n'y était point.

Le comte pourtant contint l'excès de sa surprise. Ludovico, sans doute frappé par la terreur, était sorti pendant la nuit d'un appartement désert et dont on racontait tant d'effrayantes particularités. Mais dans ce cas même, il eût cherché la société; et tous ses camarades déclaraient ne l'avoir pas vu. La porte de l'appartement était d'ailleurs fermée par dedans: il était impossible qu'il fût sorti par là, et toutes les portes extérieures étaient de même verrouillées en dedans, fermées à double tour: toutes les clefs étaient dans les serrures. Porté à croire que Ludovico s'était échappé par une fenêtre, le comte les examina mieux: mais celles qui étaient assez larges pour que le corps d'un homme y passât étaient grillées de barreaux de fer, et n'avaient pu fournir d'issue. D'ailleurs, quelle apparence que Ludovico eût risqué sa vie en passant par une fenêtre, quand il pouvait sortir avec sécurité par une porte?

L'étonnement du comte ne peut s'exprimer; il rentra dans la chambre à coucher: tout y était en ordre, excepté le fauteuil qu'on venait de renverser. On trouva la petite table, et sur cette table l'épée, la lampe, le livre et la moitié d'un verre de vin. Au pied de la table était la corbeille, un reste de provisions et du bois.

Le comte lui-même aida à lever la tapisserie de toutes les pièces, pour découvrir si elle cachait une ouverture. On n'en reconnut aucune, et le comte se retira après avoir fermé la première chambre, et mit la clef dans sa poche. Il donna des ordres pressants pour qu'on cherchât Ludovico jusque dans le voisinage, et se retira dans son cabinet avec Henri; ils y restèrent longtemps. Quel qu'eût été le sujet de cette conférence, Henri, de ce moment, perdit beaucoup de sa gaieté; il devenait grave et réservé quand on traitait le sujet qui alarmait toute la famille.

Les recherches les plus exactes sur le sort de Ludovico furent inutiles. Après plusieurs journées employées sans relâche, la pauvre Annette s'abandonna au désespoir, et la surprise générale fut au comble.

Emilie, dont l'esprit avait été vivement ému par le sort désastreux de la marquise et par la mystérieuse liaison qu'elle imaginait avoir existé entre elle et Saint-Aubert, était particulièrement frappée d'un événement si extraordinaire. Elle était de plus consternée de la perte de Ludovico, dont la probité, la fidélité, les services, méritaient son estime et sa reconnaissance. Elle désirait de se retrouver dans la paisible retraite de son couvent; mais chaque ouverture qu'elle en faisait était reçue avec tristesse par la jeune Blanche, et tendrement écartée par le comte. Elle sentait pour lui l'affection, le respect, l'admiration d'une fille; et Dorothée consentit enfin à ce qu'elle pût l'informer de l'apparition qu'elle avait vue dans l'appartement de la marquise. En tout autre moment, il eût souri de sa relation, et aurait jugé que le fantôme n'existait que dans l'imagination du témoin. Alors il écouta Emilie sérieusement; et quand elle eut fini, il lui demanda le plus profond secret.—Quelle que puisse être la cause de ces événements singuliers, dit le comte, le temps seul peut les expliquer. Je veillerai avec soin sur tout ce qui se passera au château, et j'emploierai tous les moyens possibles pour découvrir le destin de Ludovico. Pendant ce temps, soyons prudents et circonspects. J'irai veiller moi-même dans ces appartements; mais jusqu'à ce que j'en détermine l'instant, je veux que tout le monde l'ignore.

La semaine d'après, tous les hôtes du comte partirent, excepté le baron, son fils et Emilie. Cette dernière eut bientôt l'embarras et le chagrin d'une autre visite. M. Dupont revint, et elle se décida à retourner aussitôt au couvent. La joie que manifestait Dupont en la voyant lui fit juger qu'il rapportait cette même ardeur qui l'avait bannie du château de Blangy. Les manières d'Emilie envers lui furent réservées; le comte le reçut avec plaisir, le lui présenta en souriant, et sembla tirer un bon augure de l'embarras qu'elle éprouvait.

M. Dupont le comprit mieux; il perdit soudain sa gaieté, et tomba dans la langueur et dans le découragement.

Le jour suivant, néanmoins, il chercha l'occasion d'expliquer le motif de sa visite, et il renouvela sa demande. Cette déclaration fut reçue par Emilie avec un véritable chagrin. Elle tâcha de diminuer la peine que pouvait causer un second refus par l'assurance réitérée de son amitié et de son estime. Elle le laissa, malgré elle, dans un état qui méritait et qui obtint la plus tendre pitié. Plus frappée que jamais de l'inconvenance d'un plus long séjour au château, elle alla aussitôt chercher le comte et l'instruire de son intention.

—Souffrez que j'interprète votre cœur, répondit le comte avec un léger sourire: si vous me faites l'honneur de suivre mes avis sur le reste, je pardonnerai votre incrédulité sur votre conduite future envers M. Dupont. Je ne vous presserai pas de rester ici plus longtemps que votre satisfaction ne le permet. Mais, en m'abstenant aujourd'hui de m'opposer à votre retraite, je réclame de votre amitié quelques visites à l'avenir.

Des larmes de reconnaissance s'unirent à celles d'un tendre regret. Emilie remercia le comte de ses témoignages d'amitié; elle promit de suivre ses avis sur tous les points, excepté un seul, et l'assura du plaisir avec lequel elle profiterait de son invitation et de celle de la comtesse, lorsque M. Dupont ne serait plus au château.

Le comte sourit de cette condition.

—J'y consens, lui dit-il; le couvent est ici près: ma fille et moi nous pourrons vous voir bien souvent. Si quelquefois nous osons introduire un compagnon de promenade, nous le pardonnerez-vous?

Emilie parut affligée, et garda un profond silence.

—Eh bien! reprit le comte, je n'en dirai pas davantage, et je vous demande pardon d'avoir été si loin. Rendez-moi la justice de croire que mon unique motif est un intérêt bien réel pour votre bonheur, et pour celui de mon aimable ami M. Dupont.

Emilie, en quittant le comte, alla informer la comtesse de ses projets, et la comtesse lui en exprima ses regrets avec des expressions polies; elle écrivit ensuite à l'abbesse, et partit le soir du jour suivant. M. Dupont la vit partir avec un extrême chagrin; le comte tâcha de le soutenir par l'espérance qu'un jour Emilie lui serait plus favorable.

Emilie fut contente de se retrouver dans la retraite paisible du couvent; elle y éprouva un renouvellement de bonté maternelle de la part de l'abbesse, et d'amitié fraternelle de la part des religieuses. Elles savaient déjà l'événement extraordinaire du château, et le soir même, après souper, on en parla dans la salle du couvent. On pria Emilie d'en raconter les détails; elle le fit avec circonspection, et s'étendit fort peu sur la disparition de Ludovico. Toutes celles qui l'écoutaient se réunirent à lui prêter une cause surnaturelle.

—On a cru fort longtemps, dit une religieuse appelée sœur Françoise, que le château était fréquenté par des esprits; et je fus surprise quand j'appris que le comte aurait la témérité de l'habiter. L'ancien propriétaire avait, je crois, quelque chose sur la conscience à expier; espérons que les vertus du possesseur actuel pourront le préserver du châtiment réservé aux torts du premier, si réellement il était criminel.—De quel crime le soupçonne-t-on? dit une demoiselle Feydeau, pensionnaire du couvent.—Prions pour son âme, reprit une religieuse, qui jusque-là avait gardé le silence. S'il était criminel, sa punition dans ce monde a été suffisante.

Il y avait dans le ton de ses paroles un mélange de sérieux et de singularité qui frappa singulièrement Emilie. Mademoiselle Feydeau répéta la question, sans prendre garde à l'entretien de la religieuse.

—Je n'ose pas dire quel fut son crime, répliqua la sœur Françoise. J'ai entendu des récits fort étranges au sujet du marquis de Villeroi. On dit, entre autres, qu'après la mort de son épouse, il quitta le château de Blangy et ne revint plus.—Je n'étais pas ici dans ce temps-là, je n'en puis parler que sur des rapports; il y avait très-longtemps que la marquise était morte, et la plupart de nos sœurs n'en pourraient pas dire davantage.—Moi, je le pourrais, reprit la religieuse qui déjà avait parlé, et qu'on nommait la sœur Agnès.—Vous savez donc, dit mademoiselle Feydeau, des circonstances qui vous font juger s'il est criminel ou non, et quel crime on lui imputait?—Oui, dit la religieuse; mais qui oserait scruter mes pensées? Qui osera s'immiscer dans le secret de mes opinions? Dieu seul est son juge, et il a rejoint ce juge terrible.

Emilie regarda la sœur Françoise avec surprise, et elle en reçut un regard expressif.

—Je demandais seulement votre opinion, dit mademoiselle Feydeau d'un ton doux; si le sujet vous est désagréable, j'en changerai.—Désagréable? reprit la religieuse avec affectation. Nous parlons au hasard, et ne sentons guère la valeur de nos termes. Désagréable est une misérable expression. Je vais prier Dieu.

Le comte de Villefort reçut enfin une lettre de l'avocat d'Aix, qui encourageait Emilie à presser ses réclamations sur les biens de madame Montoni. A peu près vers le même temps un avis semblable vint de M. Quesnel; mais le secours de la loi ne paraissait plus nécessaire, puisque la seule personne qui eût pu s'opposer à la prise de possession d'Emilie n'était plus. Un ami de M. Quesnel, qui résidait à Venise, lui avait envoyé le détail de la mort de Montoni; on l'avait mis en jugement avec Orsino, comme complice supposé de l'assassinat du noble vénitien. Orsino fut trouvé coupable, condamne et exécuté sur la roue; rien ne se trouva à la charge de Montoni et de ses amis; on les relâcha tous, excepté Montoni. Le sénat vit en lui un homme fort dangereux, et, pour divers motifs, on le retint en prison. Il y mourut d'une manière fort secrète, et l'on soupçonna que le poison avait hâté la fin de sa vie. La personne dont M. Quesnel avait reçu cette information ne lui laissait aucun doute sur sa sincérité. Celui-ci disait donc à Emilie qu'il suffisait de réclamer les biens de sa tante pour se les assurer, et ajoutait qu'il l'aiderait à ne négliger aucune formalité. Le terme du bail de la vallée était presque expiré; il le lui apprenait, et lui donnait le conseil de se rendre à Toulouse.

Ce qu'elle avait le plus de plaisir à apprendre était que la vallée, lieu si cher à son cœur par les souvenirs de son enfance et par la constante résidence que ses parents y avaient faite, serait bientôt remise entre ses mains; elle résolut de s'y fixer. La charmante situation de cette demeure, les souvenirs qui y étaient attachés, avaient sur son cœur un privilége qu'elle ne voulait point sacrifier à l'ostentation et à la magnificence de Toulouse. Elle écrivit à M. Quesnel pour le remercier de l'intérêt actif qu'il lui témoignait, et l'assurer qu'elle serait à Toulouse au temps indiqué.

Quand le comte de Villefort vint avec Blanche remettre à Emilie la consultation de l'avocat, il apprit le contenu de la lettre de M. Quesnel, et il en félicita sincèrement Emilie; mais cette impression de satisfaction eut bientôt abandonné ses traits, et Emilie y remarqua une tristesse extraordinaire: elle n'hésita pas à en demander la cause.

—Le sujet n'en est pas nouveau, dit le comte: je suis fatigué, excédé du trouble et de la confusion où des folies superstitieuses ont jeté tous ceux qui m'entourent; les rapports les plus ridicules m'obsèdent, je ne puis les croire vrais, et je n'en puis démontrer la fausseté; je suis aussi très-inquiet de ce pauvre Ludovico, je n'ai pu rien découvrir à son égard. On a épuisé les retraites du château et celles du voisinage, on ne peut en faire davantage; et j'ai offert de fortes récompenses pour le plus léger renseignement; j'ai depuis sa disparition gardé sur moi les clefs de l'appartement du nord, et je veux moi-même y veiller cette nuit.

Emilie, sérieusement alarmée pour le comte, unit ses prières à celles de Blanche pour l'en détourner.

—Qu'ai-je à craindre? dit-il, je ne crois pas avoir à combattre d'ennemis surnaturels; et quant aux attaques des hommes, je serai préparé à les recevoir. D'ailleurs, je vous promets de ne pas veiller seul.—Et qui donc, monsieur, reprit Emilie, aura le courage de veiller avec vous?—Mon fils, répondit le comte. Si je ne suis pas enlevé cette nuit, ajouta-t-il en souriant, demain vous apprendrez le résultat de mon aventure.

Le comte et Blanche, bientôt après, prirent congé d'Emilie et retournèrent au château. Le comte fit part à Henri de son projet, et ce ne fut pas sans répugnance que celui-ci consentit à y prendre part. Lorsqu'après le souper cette intention fut connue, la comtesse fut épouvantée: le baron et M. Dupont conjurèrent le comte de ne pas courir le risque d'éprouver le même sort que le malheureux Ludovico.—Nous ne connaissons, dit le baron, ni la nature, ni le pouvoir d'un esprit diabolique. On ne peut, je crois, douter qu'un esprit de cette espèce ne fréquente cet appartement. Prenez garde, monsieur, de provoquer sa vengeance; il a déjà donné un exemple terrible de sa malice. J'accorde que les esprits des morts ne puissent revenir sur la terre que pour des occasions importantes: mais n'en est-ce pas une que votre mort?

Le comte ne put s'empêcher de sourire.

—Je sais que vous êtes un incrédule, interrompit le baron.

Le comte prit congé de la famille avec une gaieté empruntée qui dissimulait mal le trouble de son esprit. Il prit le chemin de l'appartement du nord, accompagné de son fils, et suivi du baron, de M. Dupont et de quelques domestiques, qui tous leur souhaitèrent le bonsoir à la porte. Tout, dans l'appartement, était comme on l'avait laissé, même dans la chambre à coucher. Le comte alluma lui-même son feu; aucun de ses gens n'avait voulu s'aventurer si loin. Il examina soigneusement la chambre et l'oratoire, et prit, ainsi qu'Henri, une chaise auprès de la cheminée. Ils mirent du vin et une lampe auprès d'eux; posèrent leurs épées sur la table, firent étinceler la flamme, et commencèrent à s'entretenir sur différents sujets. Henri était souvent distrait et silencieux; il jetait un regard défiant et curieux sur les parties obscures de la chambre. Le comte cessa peu à peu de parler, et ne sortit de sa rêverie que pour ouvrir un volume de Tacite qu'il avait eu la précaution de prendre.

CHAPITRE XXXIX.

Le baron de Sainte-Foix inquiet pour son ami, n'avait pu fermer l'œil, et s'était levé de grand matin. En allant aux informations, il passa près du cabinet du comte et entendit quelqu'un marcher; il frappa à la porte, le comte ouvrit lui-même: content de le voir en sûreté, curieux d'apprendre les détails, le baron n'eut pas le temps d'observer la gravité extraordinaire qui couvrait la physionomie du comte. Ses réponses réservées l'en firent apercevoir. Le comte, en affectant de sourire, s'efforça de traiter légèrement ses questions: mais le baron était sérieux. Il devint si pressant, que le comte, plus grave à son tour, lui dit:—Eh bien! mon cher ami, ne m'en demandez pas davantage, je vous en conjure. Je vous supplie encore de garder le silence sur tout ce que ma conduite future pourra avoir de surprenant. Je n'hésite point à vous dire que je suis malheureux, et que mon expérience ne m'a pas fait retrouver Ludovico. Excusez ma réserve sur les incidents de cette nuit.—Mais où est Henri? dit le comte surpris et déconcerté de ce refus.—Il est chez lui, répliqua le comte, vous me ferez plaisir de ne le pas interroger.—Certainement, dit le baron avec chagrin, puisque cela vous déplairait.—N'en parlons plus, dit le comte; vous pouvez être certain que ce ne peut être un événement ordinaire qui m'impose le silence envers un ami de trente ans. Ma réserve, en ce moment, ne doit vous faire douter ni de mon estime ni de mon amitié.

Henri fut moins heureux dans les efforts qu'il fit pour dissimuler; ses traits portaient encore l'expression de la terreur. Il était muet et pensif, et quand il voulait répondre en plaisantant aux pressantes questions de mademoiselle Béarn, on voyait bien que sa gaieté n'était pas naturelle.

Dans la soirée, le comte, suivant sa promesse, alla voir Emilie: elle fut surprise de trouver dans ses discours sur les appartements du nord un mélange de raillerie et de discrétion. Il ne dit rien pourtant de ce qui était arrivé. Quand elle osa lui rappeler ses engagements sur le résultat de l'aventure, et lui demander s'il demeurait certain que l'appartement fût fréquenté par des esprits, il devint plus sérieux: puis il sembla se recueillir, et dit en souriant: Ma chère Emilie, ne souffrez pas que madame l'abbesse gâte votre jugement avec toutes ces idées. Elle pourrait vous apprendre à trouver un revenant dans toutes les chambres obscures.—Mais croyez-moi, ajouta-t-il avec un long soupir, les morts n'apparaissent pas pour des sujets frivoles, ni dans l'unique motif d'épouvanter les âmes timides. Il se tut, rêva quelques moments, et ajouta: Ne parlons plus de cela.

Il se retira bientôt après; Emilie rejoignit les religieuses, et fut surprise de ce qu'elles savaient d'une circonstance qu'elle leur avait très-soigneusement cachée.

Quand les religieuses furent retirées, Emilie se souvint du rendez-vous que lui avait donné la sœur Françoise; elle la trouva dans sa cellule, en prières, à genoux devant une petite table; elle avait devant elle une image; au-dessus était une lampe qui éclairait sa petite chambre. Elle tourna la tête quand on ouvrit la porte, et fit signe à Emilie d'entrer; Emilie se plaça en silence sur le lit de la religieuse, jusqu'à ce que sa prière fût finie. Sœur Françoise se releva, prit la lampe, et la remit sur la table. Emilie y reconnut quelques ossements humains, à côté d'un sablier simple. Elle fut émue; la religieuse ne s'en aperçut pas, et s'assit près d'elle sur sa couche.—Votre curiosité, ma sœur, dit-elle, vous a rendue bien exacte; mais vous n'avez rien de remarquable à découvrir dans l'histoire de la pauvre Agnès. J'ai évité de parler d'elle en présence de nos sœurs, parce que je ne veux pas leur apprendre son crime.—Je suis flattée de votre confiance, dit Emilie; je n'en abuserai pas.—Sœur Agnès, reprit la religieuse, est d'une famille noble; la dignité de son air a pu déjà vous le faire soupçonner; mais je ne veux pas déshonorer son nom en le révélant. L'amour fut l'occasion de son crime et de sa folie. Elle fut aimée par un gentilhomme très-peu riche; et son père, à ce que j'ai appris, l'ayant mariée à un seigneur qu'elle haïssait, une passion mal contenue fit sa perte: elle oublia la vertu et ses devoirs; elle profana les vœux du mariage: ce crime fut découvert, et son époux l'eût sacrifiée à sa vengeance, si son père n'eût trouvé moyen de la mettre hors de son pouvoir. Je n'ai jamais pu découvrir comment il y avait réussi. Il l'enferma dans ce couvent, et la détermina à y prendre le voile. On répandit dans le monde qu'elle était morte; le père, pour sauver sa fille, concourut à confirmer ce bruit, et fit même croire à son époux qu'elle était victime de sa fureur jalouse.—Vous paraissez surprise, ajouta la religieuse en regardant Emilie; j'avoue que l'histoire n'est pas commune, mais elle n'est pourtant pas sans exemple.—De grâce, continuez, dit Emilie; elle m'intéresse.—Vous savez tout, reprit la sœur; je vous dirai seulement que le combat qui se passa dans le cœur d'Agnès entre l'amour, le remords et le sentiment des devoirs qu'elle allait embrasser dans notre état, a causé à la fin le dérangement de sa raison. D'abord elle était ou violente ou abattue par intervalles; elle prit ensuite une mélancolie habituelle; elle est parfois troublée par des accès de délire tels que le dernier, et depuis quelque temps ils sont plus fréquents.

[Illustration]
Sœur Françoise raconte à Emilie l'histoire d'Agnès.

—Cela est étrange, dit Emilie; mais il y a des moments où je crois me rappeler sa figure. Vous allez me trouver ridicule; je me trouve telle aussi. Je n'avais certainement jamais vu sœur Agnès avant d'entrer dans ce couvent, il faut que j'aie vu quelque part une personne qui lui ressemble parfaitement, et je n'en ai pourtant pas le moindre souvenir.—Vous avez pris de l'intérêt à sa mélancolie, dit sœur Françoise; l'impression que vous en avez reçue trompe sans doute votre imagination. Je pourrais avec autant de raison trouver une ressemblance entre vous et Agnès que vous pouvez croire que vous l'avez vue ailleurs. Elle a toujours demeuré dans ce couvent depuis que vous êtes au monde.—Est-il bien vrai? dit Emilie.—Oui, reprit Françoise; pourquoi cela vous surprend-il?

Emilie ne parut pas remarquer la question; elle demeura pensive, et dit enfin:—C'est à peu près vers le même temps que la marquise de Villeroi est morte.—La remarque est singulière, dit Françoise.

Durant les jours qui succédèrent, Emilie ne vit ni le comte ni personne de la famille. Quand il parut, elle remarqua avec chagrin l'excès de son agitation.

—Je n'en puis plus, répondit-il à ses questions empressées; je vais m'absenter quelque temps pour retrouver un peu de tranquillité. Ma fille et moi nous reconduirons le baron de Sainte-Foix à son château. Il est situé dans un vallon des Pyrénées, ouvert sur la Gascogne. J'ai pensé, Emilie, que si vous alliez à la Vallée, nous pourrions faire ensemble une partie du voyage; ce serait pour moi une grande satisfaction que de vous escorter jusque chez vous.

Emilie remercia le comte, et se plaignit de ce que, obligée de se rendre à Toulouse, elle ne pouvait adopter un plan si agréable.—Quand vous serez chez le baron, ajouta-t-elle, vous ne serez qu'à une petite distance de la vallée. Je pense, monsieur, que vous ne quitterez pas la province sans me venir voir; il est superflu de vous dire quel plaisir je goûterai à vous recevoir, ainsi que Blanche.

Le comte, après quelques détails sur ses projets de voyage et les arrangements d'Emilie, prit congé d'elle. Peu de jours après, une lettre de M. Quesnel informa Emilie qu'il était à Toulouse, que la vallée était libre, qu'il la priait de se hâter, parce qu'il l'attendrait à Toulouse, et que des affaires le rappelaient en Gascogne. Emilie n'hésita pas; elle fit ses adieux au comte et à toute sa famille, avec laquelle était encore Dupont; elle les fit à ses amies du couvent, et partit ensuite pour Toulouse, accompagnée de la malheureuse Annette, et d'un domestique de confiance qui appartenait au comte.

Emilie poursuivit son voyage sans accident à travers les plaines du Languedoc, et enfin jusqu'aux portes de la maison qui était devenue la sienne.

Le concierge ouvrit aussitôt; le carrosse tourna dans la cour; elle descendit, traversa rapidement le vestibule solitaire, et entra dans un grand salon boisé de chêne, où, au lieu de M. Quesnel, elle ne trouva qu'une lettre de lui. Il l'informait qu'une affaire importante l'avait forcé de quitter Toulouse deux jours auparavant. Emilie, après tout, n'eut aucune peine d'être privée de sa présence, puisqu'un aussi brusque départ annonçait une indifférence aussi complète qu'auparavant. Cette lettre contenait des détails sur tous les arrangements qu'il avait faits pour elle, et sur les affaires qui lui restaient à terminer. Le peu d'intérêt que M. Quesnel prenait à elle n'occupa pas longtemps les pensées d'Emilie; elles se reportèrent aux personnes qu'elle avait vues jadis dans ce château, et surtout à l'imprudente et infortunée madame Montoni; elle avait déjeuné avec elle dans cette même salle, le matin de son départ pour l'Italie. Cette salle lui rappelait plus fortement tout ce qu'elle-même avait souffert dans ce moment, et les riantes espérances dont sa tante se repaissait alors. Les yeux d'Emilie se tournèrent par hasard sur une large fenêtre; elle vit le jardin, et le passé parla plus vivement à son cœur: elle vit cette avenue où, la veille du voyage, elle s'était séparée de Valancourt. Son anxiété, l'intérêt si touchant qu'il témoignait pour son bonheur, ses pressantes sollicitations qu'il lui avait faites pour qu'elle ne se livrât point à l'autorité de Montoni, la vérité de sa tendresse, tout revenait à sa mémoire. Il lui parut presque impossible que Valancourt se fût rendu indigne d'elle; elle doutait de tous les rapports, et même de ses propres paroles, qui confirmaient celles du comte de Villefort. Accablée des souvenirs que la vue de cette allée lui causait, elle se retira brusquement de la fenêtre, et se jeta dans un fauteuil, abîmée dans sa vive douleur. Annette entra bientôt en lui apportant quelques rafraîchissements, et la tira de sa rêverie.

Dès le lendemain, de sérieuses occupations la tirèrent de sa mélancolie: elle désirait de quitter Toulouse, et se rendre à la vallée; elle prit des renseignements sur l'état de ses propriétés, et acheva de les régler, d'après les instructions de M. Quesnel. Il fallait un puissant effort pour attacher sa pensée à de pareils objets; mais elle en eut sa récompense, et éprouva de nouveau qu'une occupation continuelle est le plus sûr remède contre la tristesse.

Son indisposition, ses affaires avaient déjà prolongé son séjour à Toulouse au delà du terme qu'elle avait fixé; elle ne voulait point alors s'éloigner du seul lieu où elle pût se procurer quelque instruction sur l'objet de son affliction. Le temps vint cependant où la vallée exigea sa présence: elle reçut une lettre de Blanche, qui l'informait que le comte et elle, qui étaient alors chez le baron de Sainte-Foix, se proposaient à leur retour de s'arrêter à la vallée, si elle y était. Blanche ajoutait qu'ils feraient cette visite avec l'espoir de la ramener au château de Blangy.

Emilie répondit à son amie; elle annonça qu'elle serait à la vallée sous peu de jours, et fit, très à la hâte, les préparatifs de son voyage. Elle quitta donc Toulouse, en s'efforçant de croire que, si quelque accident fût arrivé à Valancourt, elle l'aurait découvert dans un si long intervalle.

Le soir qui précéda son départ, elle alla prendre congé de la terrasse et du pavillon. Le jour avait été fort chaud; une petite pluie, qui tomba au coucher du soleil, avait rafraîchi l'air, et avait répandu sur les bois et sur les prairies cette douce verdure qui semble rafraîchir les regards; les feuilles chargées de gouttes de pluie brillaient aux derniers rayons du soleil. L'air était embaumé des parfums que l'humidité faisait sortir des fleurs, des plantes et de la terre elle-même; mais le beau point de vue qu'Emilie découvrait de la terrasse n'était plus, pour ses regards, un sujet de délices; ils erraient sans plaisir sur toute la contrée. Elle soupirait, et se trouvait tellement abattue, qu'elle ne pouvait penser à revoir la vallée sans verser un torrent de larmes. Il lui semblait qu'elle pleurait Saint-Aubert comme le lendemain de sa mort. Elle arriva au pavillon, s'assit auprès d'une jalousie ouverte, et considéra les montagnes lointaines qui bordaient la Gascogne, et brillaient au-dessus de l'horizon, quoique le soleil eût cessé d'éclairer la plaine.—Hélas! disait-elle, je retourne près de vous, dont je fus si longtemps éloignée; mais je ne trouverai plus les parents qui me rendaient si cher votre voisinage; ils ne seront plus là pour m'accueillir avec un doux sourire; je n'entendrai plus leur voix si tendre et si douce; tout sera désert, tout sera muet dans ce séjour, où j'étais jadis si gaie et si heureuse.

Ses larmes ne tarissaient pas en se rappelant ce que la vallée avait été pour elle; mais, après ce moment d'abandon, elle en suspendit le cours; elle se reprocha d'oublier les amis qu'elle possédait, en regrettant ceux qu'elle avait perdus. Elle quitta le pavillon et la terrasse, et n'aperçut ni l'ombre de Valancourt, ni celle d'aucun autre.

CHAPITRE XL.

Le jour suivant, Emilie quitta Toulouse de bonne heure, et arriva à la vallée vers le soleil couchant. A la mélancolie que lui inspirait un lieu que ses parents avaient constamment habité, où ses premières années avaient été heureuses, il se mêla bientôt un tendre et indéfinissable plaisir. Le temps avait émoussé les traits de sa douleur, et alors elle saluait avec complaisance tout ce qui lui renouvelait la mémoire de ses amis; il lui semblait qu'ils respiraient encore dans tous les lieux où elle les avait vus; elle sentait que la vallée était pour elle le séjour le plus doux. La première pièce qu'elle visita fut sa bibliothèque; elle se plaça dans le fauteuil de son père: elle réfléchit avec résignation sur le tableau du passé, et les larmes qu'elle répandit n'étaient pas uniquement données à la douleur.

Bientôt après son arrivée, elle fut surprise par celle du vénérable M. Barreaux. Il vint avec empressement pour accueillir la fille de son respectable voisin, dans une maison trop longtemps délaissée. La présence de ce vieil ami fut une consolation pour Emilie; leur entretien fut pour tous deux singulièrement intéressant, et ils se communiquèrent tour à tour les circonstances principales de ce qui leur était arrivé.

Le soir était si avancé quand M. Barreaux la quitta, qu'Emilie ne put, le même jour, aller visiter le jardin. Dès le matin, elle parcourut tous ces bosquets, si longtemps, si souvent regrettés; elle goûtait avec une tendre avidité le plaisir d'errer sous les berceaux qu'un père chéri avait plantés, et dont chaque arbre lui rappelait ses discours, son maintien, son sourire.

Emilie cependant éprouvait une horrible inquiétude sur le destin de Valancourt. Thérèse découvrit enfin une personne sûre pour l'envoyer à l'intendant. Le messager s'engagea à revenir le lendemain, et Emilie promit de se trouver à la chaumière.

Sur le soir, Emilie s'achemina seule vers la chaumière avec de noirs pressentiments. L'heure, déjà avancée, aidait à sa mélancolie. On était à la fin de l'automne, une brume épaisse cachait en partie les montagnes, et le vent froid, qui soufflait entre les hêtres, jonchait le chemin de leurs dernières feuilles jaunes. Leur chute, présage de la fin de l'année, était l'image de la désolation de son cœur; elle semblait lui prédire la mort de Valancourt: elle en eut plusieurs fois un pressentiment si violent, qu'elle fut au moment de retourner chez elle. Elle ne se trouvait pas assez de force pour aller chercher cette affreuse certitude; mais elle lutta contre son émotion, et continua sa route.

Elle marchait tristement, et ses yeux suivaient le mouvement des masses vaporeuses qui s'étendaient à l'horizon; elle considérait les fugitives hirondelles: jouets de l'agitation des vents, tantôt disparaissant dans les nuages, tantôt voltigeant en cercles sur les airs plus tranquilles, elles semblaient représenter les afflictions et les vicissitudes qu'avait essuyées Emilie. Elle avait subi les caprices de la fortune et les orages du malheur; elle avait eu de courts instants de calme. Mais pouvait-on donner le nom de calme à ce qui n'était que le sursis de la douleur? Echappée maintenant aux plus cruels dangers, indépendante de ses tyrans, elle se trouvait maîtresse d'une fortune considérable; elle aurait pu, avec raison, s'attendre à goûter le bonheur; il était plus loin d'elle que jamais; elle se serait accusée de faiblesse et d'ingratitude, si elle avait souffert que le sentiment des biens qu'elle possédait fût étouffé par celui d'une seule infortune, si cette seule infortune n'eût touché qu'elle. Mais elle pleurait sur Valancourt; et si même il était vivant, les larmes de la pitié s'unissaient à celles du regret; elle s'affligeait qu'un être humain fût tombé dans le vice, et par suite dans la misère. La raison et l'humanité réclamaient ensemble les larmes de l'amitié, et son courage ne pouvait pas encore les séparer de celles de l'amour. Dans le moment actuel cependant ce n'était pas la certitude des torts de Valancourt, mais la crainte de sa mort, qui l'oppressait; elle se trouvait, pour ainsi dire, la cause de cette mort, quoique bien innocemment. Sa crainte augmentait à chaque pas; quand elle vit la chaumière, son désordre fut à son comble, la résolution lui manqua, et elle resta sur un banc dans le sentier. Le vent qui murmurait dans les branches au-dessus d'elle semblait à son imagination attristée apporter des sons plaintifs; même dans cet intervalle du vent, elle croyait entendre encore de douloureux accents. Une attention plus suivie la convainquit de son erreur, et les ténèbres, devenues plus épaisses à la chute prochaine du jour, l'avertirent bientôt de s'éloigner, et d'un pas chancelant elle arriva à la chaumière. A travers la fenêtre on voyait briller un bon feu, et Thérèse, qui avait vu venir Emilie, était sur la porte à l'attendre.

—La soirée est bien froide, mademoiselle, dit Thérèse. La pluie va venir, et j'ai pensé qu'un bon feu ne vous déplairait pas. Asseyez-vous auprès de la cheminée.

Emilie la remercia de ses soins, et, la regardant à la clarté du feu, elle fut frappée de sa tristesse. Elle se jeta sur sa chaise, incapable de parler, et sa physionomie exprimait tant de désespoir, que Thérèse en comprit la cause, et pourtant garda le silence.—Ah! lui dit enfin Emilie, il serait inutile de m'informer du résultat. Votre silence, vos regards en disent assez; il est mort.—Hélas! ma chère jeune dame, répondit Thérèse les larmes aux yeux, ce monde n'est que douleur. Le riche en a sa part aussi bien que le pauvre. Mais tâchons de supporter le fardeau que le ciel nous envoie.—Il est donc mort? interrompit Emilie. Ah! Valancourt est mort!—Malheureux jour! reprit Thérèse. Je crains qu'il ne le soit.—Vous le craignez, dit Emilie: vous ne faites que le craindre?—Hélas! oui, mademoiselle, je le crains. Ni l'intendant, ni personne d'Estuvière n'a entendu parler de lui depuis qu'il est parti pour le Languedoc. Le comte en est très-affligé. Il dit qu'il est toujours exact à écrire, et que pourtant il n'a pas reçu une ligne de lui depuis son départ: il devait être de retour il y a trois semaines; il n'est point revenu; il n'a point écrit: on craint qu'il ne lui soit arrivé quelque accident. Hélas! je ne croyais pas vivre assez pour avoir à pleurer sa mort. Je suis vieille; je pouvais mourir sans me plaindre: mais lui! Emilie, presque mourante, demanda de l'eau: Thérèse, alarmée de son accent, courut à son secours; et pendant qu'elle lui donnait de l'eau elle continua.—Ma chère demoiselle, ne prenez pas cela tant à cœur; le chevalier peut être plein de vie, et se bien porter. Espérons!—Oh non! je ne puis espérer, dit Emilie. Je sais des circonstances qui ne me permettent nulle espérance: je me trouve mieux cependant, et je puis vous écouter. Détaillez-moi tout ce que vous avez su.—Attendez que vous soyez remise, mademoiselle; vous paraissez si mal!—Oh non! Thérèse; dites-moi tout, reprit Emilie, pendant que je puis vous entendre: dites-moi tout, je vous en conjure!—Eh bien! mademoiselle, j'y consens. L'intendant a dit fort peu de chose. Richard prétend qu'il semblait parler avec réserve de M. Valancourt. Ce que Richard a recueilli, c'est de Gabriel, un domestique de la maison, qui disait le tenir d'un ami de son maître.

Thérèse se tut. Emilie soupirait, et ses regards ne quittaient pas la terre. Après une très-longue pause, elle demanda ce que Thérèse savait encore.—Mais pourquoi le demander? ajouta-t-elle. Vous m'en avez trop dit. O Valancourt! tu es perdu, perdu pour jamais. C'est moi, c'est moi qui t'ai donné la mort. Ces paroles, ce ton de désespoir alarmèrent la pauvre Thérèse; elle craignit que ce coup terrible n'eût affecté le cerveau d'Emilie.—Ma chère demoiselle, tranquillisez-vous, dit-elle; ne dites pas ces choses-là: vous, tuer M. Valancourt, chère dame? Emilie ne répondit que par un profond soupir.—O ma chère demoiselle, reprit Thérèse, mon cœur se brise de vous voir en cet état, les regards fixes, le teint si pâle, et l'air si affligé. Je suis effrayée de vous voir ainsi. Emilie gardait le silence, et ne paraissait rien entendre.—Et d'ailleurs, mademoiselle, dit Thérèse, M. Valancourt peut être gai et bien portant, malgré ce que nous savons.

A ce nom, Emilie leva les yeux, et porta sur Thérèse des regards égarés, comme si elle eût cherché à la comprendre.—Oui, ma chère dame, reprit Thérèse qui se méprenait à son air, M. de Valancourt peut être gai et bien portant.

A la répétition de ces derniers mots, Emilie en pénétra le sens; mais, au lieu de produire l'impression que Thérèse attendait, ils semblèrent seulement redoubler sa douleur: elle se leva brusquement, et parcourut la petite chambre à pas précipités, frappant ses mains en sanglotant.

Pendant qu'elle continuait de marcher dans la chambre, le son doux et soutenu d'un hautbois ou d'une flûte se mêla avec l'ouragan. Sa douceur affecta Emilie; elle s'arrêta tout attentive: les sons apportés par le vent se perdirent dans un tourbillon plus fort; mais leur accent plaintif émut son cœur; et elle fondit en larmes.—Ah! dit Thérèse en séchant ses yeux, c'est Richard, le fils du voisin, qui joue de son hautbois: il est triste d'entendre à présent une musique aussi douce. Emilie continuait de pleurer.—Il en joue souvent le soir, continua Thérèse; et la jeunesse danse au son de son hautbois. Mais, ma chère demoiselle, ne pleurez pas ainsi; prenez, je vous prie, une goutte de ce vin. Elle en versa et le présenta à Emilie, qui l'accepta avec une extrême répugnance.—Goûtez-y pour l'amour de M. Valancourt, dit Thérèse pendant qu'Emilie soulevait le verre; c'est lui qui me l'a donné, vous le savez, mademoiselle. La main d'Emilie trembla; et elle renversa le vin en le retirant de ses lèvres.—Pour l'amour de qui? lui dit-elle; qui vous a donné ce vin?—M. Valancourt, ma chère dame; je savais qu'il vous ferait plaisir: c'est mon dernier flacon.

Emilie posa le vin sur la table, fondit de nouveau en larmes; et Thérèse, déconcertée, alarmée, s'efforça de la consoler. Emilie lui fit signe de la main, pour lui faire entendre qu'elle voulait être seule, et pleura toujours davantage.

Un léger coup frappé à la porte de la chaumière empêcha Thérèse de la quitter sur-le-champ. Emilie l'arrêta, et la pria de ne recevoir personne. S'imaginant pourtant que c'était Philippe son domestique, elle s'efforça, tâcha d'essuyer ses pleurs; et Thérèse alla ouvrir la porte.

La voix qu'elle entendit attira l'attention d'Emilie. Elle écouta, tourna les yeux: une personne parut; et la flamme du feu fit voir... Valancourt!

Emilie en l'apercevant tressaillit, trembla, et, perdant connaissance, ne vit plus rien de ce qui l'entourait.

Un cri que fit Thérèse annonça qu'elle reconnaissait aussi Valancourt. L'obscurité dans le premier moment lui avait dérobé ses traits. Valancourt cessa de s'occuper d'elle en voyant une personne tomber de sa chaise, près du feu. Il courut à son secours, et s'aperçut qu'il soutenait Emilie. L'émotion qu'il sentit à cette rencontre imprévue, en retrouvant celle dont il se croyait à jamais éloigné, en la tenant pâle et sans vie entre ses bras, on l'imaginera mieux qu'on ne peut la décrire! Qu'on imagine de même tout ce qu'éprouva Emilie, quand en ouvrant les yeux elle revit Valancourt! L'expression inquiète avec laquelle il la considérait se changea à l'instant en un mélange de joie et de tendresse. Quand ses yeux rencontrèrent les siens, et qu'il la vit prête à renaître, il ne put que s'écrier:—Emilie! Mais elle détourna ses regards, et fit un faible effort pour retirer sa main. Dans le premier moment qui succéda aux angoisses de douleur que l'idée de sa mort lui causait, Emilie oublia toutes les fautes de son amant. Elle revit Valancourt tel qu'au moment où il méritait son amour, et ne sentit que sa joie et sa tendresse.

Le sentiment de ce qu'elle se devait retint ses larmes, et lui apprit à dissimuler une partie de sa joie et de sa tristesse, qui disputaient au fond de son cœur. Elle se leva, le remercia du secours qu'il lui avait donné, dit adieu à Thérèse, et allait se retirer. Valancourt, éveillé comme d'un songe, la supplia d'une voix humble et touchante, de lui donner un moment d'attention. Le cœur d'Emilie plaidait bien fortement en sa faveur: elle eut le courage d'y résister, ainsi qu'aux cris et aux instances de Thérèse, qui la priait de ne point s'exposer la nuit, et seule. Elle avait ouvert la petite porte; mais l'orage l'obligea de rentrer.

Muette, interdite, elle retourna auprès du feu. Valancourt, plus troublé, traversait la chambre à grands pas, comme s'il eût craint et désiré de parler. Thérèse exprimait sans contrainte la joie et la surprise que lui causait son arrivée.—Oh! mon cher monsieur, disait-elle, je ne fus jamais si étonnée et si contente! Nous étions toutes les deux dans l'affliction à votre sujet; nous pensions que vous étiez mort, nous parlions de vous, nous vous pleurions. Justement vous avez frappé: ma jeune maîtresse pleurait à fendre le cœur.

Emilie regarda Thérèse avec mécontentement. Mais, avant qu'elle pût lui parler, Valancourt, incapable de contenir son émotion, s'écria: Mon Emilie! vous suis-je donc encore cher? m'honoriez-vous d'une pensée, d'une larme! O ciel! vous pleurez, vous pleurez maintenant!—Monsieur, dit Emilie en essayant de vaincre ses larmes, Thérèse a bien raison de se souvenir de vous avec reconnaissance. Elle était affligée de n'avoir point eu de vos nouvelles: permettez-moi de vous remercier aussi pour les bontés dont vous l'avez comblée. Je suis maintenant de retour, et c'est à moi à en prendre soin.—Emilie, lui dit Valancourt qui ne se possédait plus, est-ce ainsi que vous recevez celui qu'autrefois vous voulûtes honorer de votre main, celui qui vous a tant aimée, celui qui a tant souffert pour vous? Et pourtant que puis-je alléguer? Pardonnez-moi, pardonnez-moi, mademoiselle; je ne sais plus ce que je dis: je n'ai plus de droits à votre souvenir; j'ai perdu tous mes titres à votre estime, à votre amour. Oui, mais je n'oublierai jamais qu'autrefois je les possédais; savoir que je les ai perdus est mon plus cruel désespoir! Désespoir! dois-je employer ce terme? il est trop doux.—Ah! mon cher monsieur, dit Thérèse qui prévenait la réponse d'Emilie, vous parlez d'avoir eu jadis ses affections: à présent, à présent encore, ma maîtresse vous préfère au monde entier, quoiqu'elle ne veuille pas en convenir.—C'est insupportable, dit Emilie. Thérèse, vous ne savez pas ce que vous dites.—Monsieur, si vous avez égard à ma tranquillité, vous ne prolongerez pas ce moment douloureux.—Je la respecte trop pour la troubler volontairement, dit Valancourt dont l'orgueil en ce moment le disputait à la tendresse; je ne me rendrai pas volontairement importun. J'avais demandé quelques moments d'attention; néanmoins sais-je pour quel dessein vous avez cessé de m'estimer? vous raconter mes peines, ce serait m'avilir davantage sans exciter votre pitié. Et pourtant, Emilie, j'ai été malheureux, je suis encore bien malheureux! Sa voix moins ferme devint l'accent de la douleur.—Eh quoi! reprit Thérèse, mon cher jeune maître va sortir par cette pluie! Non, non, il ne s'en ira pas. Mon Dieu, mon Dieu! que les grands sont fous de rejeter ainsi leur bonheur! Si vous étiez de pauvres gens, tout serait déjà fini. Parler d'indignité, dire qu'on ne l'aime plus, quand dans toute la province il n'y a pas deux cœurs plus tendres, et, si l'on disait vrai, deux personnes qui s'aiment mieux!

Emilie, dans une extrême peine, se leva de sa chaise, et dit: Je vais partir, l'orage est fini.—Restez, Emilie, restez, mademoiselle, dit Valancourt armé de toute sa résolution: je ne vous affligerai plus par ma présence. Pardonnez-moi si je n'ai pas obéi plus tôt. Si vous le pouvez, plaignez celui qui vous perd, celui qui perd toute espérance de repos. Puissiez-vous être heureuse, Emilie, quoique je reste malheureux! puissiez-vous être heureuse autant que je le désire du fond de mon cœur!

La voix lui manqua à ces dernières paroles; sa figure changea; il jeta sur elle un regard d'une tendresse, d'une douleur inexprimables, et s'élança hors de la chaumière.

—Cher monsieur! cher monsieur! cria Thérèse en le suivant à la porte. Monsieur Valancourt! Comme il pleut! quelle nuit pour le mettre dehors! Il en mourra, mademoiselle; et tout à l'heure vous pleuriez tant sa mort! On a raison, les jeunes demoiselles changent promptement d'idées.

Emilie ne répliqua pas; elle n'entendait pas ce qu'on disait. Abîmée dans sa douleur, dans ses réflexions, elle restait sur sa chaise, les yeux fixes, et l'image de Valancourt présente.

Pendant ce temps, Valancourt était rentré à la taverne du village; il y était arrivé peu de moments seulement avant que de visiter Thérèse. Il revenait de Toulouse, et se rendait au château du comte de Duverney. Il n'y avait pas retourné depuis l'adieu qu'il avait fait à Emilie au château de Blangy. Il était resté quelque temps dans le voisinage d'un lieu où habitait l'objet le plus cher à son cœur. Il y avait des moments où la douleur et le désespoir le pressaient de reparaître devant Emilie, et de renouveler ses instances, en dépit de son malheur.

Cette entrevue inespérée lui avait à la fois montré toute la tendresse de l'amour d'Emilie et toute la fermeté de sa résolution. Son désespoir s'était renouvelé dans toute son horreur; aucun effort de sa raison ne pouvait l'adoucir. L'image d'Emilie, sa voix, ses regards, se présentaient à son esprit aussi vivement qu'ils l'avaient fait à ses sens, et tout sentiment était banni de son cœur, excepté le désespoir et l'amour.

Avant que la soirée fût finie, il revint chez Thérèse pour entendre parler d'Emilie, et se trouver dans le lieu qu'elle venait d'occuper. La joie que sentit et exprima la vieille servante fut bientôt changée en tristesse, quand elle eut observé ses regards égarés et la profonde mélancolie qui l'accablait.

Après qu'il eut écouté fort longtemps ce qu'elle avait à lui dire d'Emilie, il donna à Thérèse tout l'argent qu'il avait sur lui, quoiqu'elle voulût le refuser, et l'assurât que sa maîtresse avait pourvu à ses besoins. Il tira ensuite de son doigt un anneau de prix, et le lui remit, en la chargeant expressément de le présenter à Emilie. Il la faisait prier, comme une dernière faveur, de le conserver pour l'amour de lui, et de se souvenir quelquefois, en le regardant, du malheureux qui le lui envoyait.

Thérèse pleura en recevant l'anneau; mais c'était plutôt d'attendrissement que par l'effet d'aucun pressentiment. Avant qu'elle eût pu répliquer, Valancourt était parti; elle le suivit jusqu'à la porte, en l'appelant par son nom, et le suppliant de rentrer. Elle ne reçut aucune réponse, et ne le vit plus.

CHAPITRE XLI.

Le lendemain matin Emilie, dans le cabinet qui joignait la bibliothèque, réfléchissait à la scène de la veille. Annette accourut auprès d'elle, et tomba hors d'haleine sur une chaise. Il se passa du temps avant qu'elle pût répondre aux questions d'Emilie; à la fin elle s'écria:—J'ai vu son esprit, mademoiselle; oui, j'ai vu son esprit!—Que voulez-vous dire? reprit Emilie impatiemment.—Il est sorti du vestibule, mademoiselle, dit Annette, comme je traversais le salon.—Mais de qui parlez-vous? répéta Emilie. Qui est sorti du vestibule?—Il était habillé comme je l'ai vu cent fois, dit Annette. Ah! qui l'aurait pensé?

Emilie excédée allait lui reprocher sa crédulité ridicule, quand un domestique vint lui dire qu'un étranger demandait à lui parler.

Emilie s'imagina aussitôt que cet étranger était Valancourt; elle répondit qu'elle était occupée, et qu'elle ne voulait voir personne.

Le domestique rentra; l'étranger lui faisait dire qu'il avait des choses importantes à lui communiquer. Annette, qui jusque-là était demeurée muette et surprise, tressaillit alors, et s'écria:—Oui, c'est Ludovico! oui, c'est Ludovico! Elle courut hors de la chambre. Emilie ordonna au domestique de la suivre, et si c'était réellement Ludovico de le faire entrer sur-le-champ.

L'instant d'après, Ludovico parut, accompagné d'Annette. La joie faisait oublier à Annette toutes les convenances; elle ne permettait pas que personne parlât qu'elle. Emilie exprima sa surprise et sa satisfaction en revoyant Ludovico. Sa première émotion augmenta quand elle ouvrit les lettres du comte de Villefort et de Blanche, qui l'informaient de leur aventure et de leur situation dans une auberge au fond des Pyrénées. Ils y avaient été retenus par l'état de M. Sainte-Foix, et l'indisposition de Blanche. Mais cette dernière ajoutait que le baron de Sainte-Foix venait d'arriver; qu'il allait ramener son fils à son château jusqu'à la guérison de ses blessures, et qu'elle, avec son père, continuerait sa route pour le Languedoc; ils comptaient toujours passer à la vallée, et se proposaient d'y être le lendemain. Elle priait Emilie de se trouver à ses noces, et de les accompagner au château de Blangy. Elle laissait à Ludovico le soin de raconter lui-même ses aventures. Emilie, quoique fort empressée de découvrir comment il avait disparu de l'appartement du nord, eut le courage de suspendre cette jouissance jusqu'à ce qu'il se fût rafraîchi, et qu'il eût entretenu la trop heureuse Annette. La joie d'Annette n'eût pas été plus extravagante quand il serait revenu du tombeau.

Emilie, pendant ce temps, relut les lettres de ses amis. L'expression de leur estime et de leur attachement était en ce moment bien nécessaire à la consolation de son cœur: sa tristesse, ses regrets avaient pris, par la dernière entrevue, une nouvelle amertume.

L'invitation de se rendre au château de Blangy était faite par le comte et sa fille avec la plus tendre affection. La comtesse y joignait la sienne. L'occasion en était si importante pour son amie, qu'Emilie ne pouvait s'y refuser. Elle eût désiré de ne point quitter les ombrages paisibles de sa demeure: mais elle sentait l'inconvenance d'y rester seule pendant que Valancourt était encore dans le voisinage; quelquefois aussi elle pensait que le déplacement et la société réussiraient mieux que la retraite à tranquilliser son esprit.

Il obéit au même instant. Annette, qui n'avait pas eu le temps de lui faire assez de questions, se préparait à écouter avec une curiosité dévorante. Elle fit auparavant ressouvenir sa maîtresse, et de l'incrédulité qu'elle montrait à Udolphe au sujet des esprits, et de sa propre sagesse en y croyant si fort. Emilie rougit malgré elle en songeant à la confiance que dernièrement elle y avait donnée; elle observa seulement que, si l'aventure de Ludovico avait pu justifier la superstition d'Annette, il ne serait pas là pour la lui raconter.

Ludovico sourit à Annette, salua Emilie, et commença en ces termes:

—Vous vous souvenez, mademoiselle, que lorsque je me rendis à l'appartement du nord, M. le comte et M. Henri m'accompagnèrent. Tout le temps qu'ils y restèrent, rien d'alarmant ne se présenta: dès qu'ils furent sortis, je fis bon feu dans la chambre à coucher; je m'assis près de la cheminée; j'avais porté un livre pour me distraire: je confesse que parfois je regardais dans la chambre avec un sentiment semblable à la crainte.—Oh! très-semblable, je l'ose dire, interrompit Annette; et j'ose bien dire aussi que, pour dire la vérité, vous frissonniez de la tête aux pieds.—Non, non, pas tout à fait, dit Ludovico en souriant; mais plusieurs fois, quand le vent sifflait autour du château, et ébranlait les vieilles fenêtres, plusieurs fois je m'imaginai entendre des bruits fort étranges, et même une fois ou deux je me levai et regardai autour de moi; je ne voyais rien pourtant que les maussades figures de la tapisserie, qui semblaient me faire des grimaces. Je passai ainsi plus d'une heure, continua Ludovico, puis je pensai que j'entendais un bruit; je portai encore mes yeux sur la chambre, et, n'apercevant rien, je repris mon livre. L'histoire finie, je m'assoupis; tout à coup je fus réveillé par le bruit que j'avais déjà entendu; il semblait venir du côté où était le lit: je ne sais si l'histoire que je venais de lire m'avait troublé l'esprit, ou si tous les rapports qu'on faisait sur cet appartement me revinrent à la mémoire, mais en regardant le lit je crus voir un visage d'homme entre les rideaux.

A ces mots Emilie trembla et devint inquiète en se rappelant de quel spectacle elle et la vieille Dorothée avaient été témoins en ce lieu.

—Je vous avoue, mademoiselle, continua Ludovico, que le cœur me manqua. Le retour du même bruit vint réveiller mon attention: je distinguai le son d'une clef tournant dans une serrure; et ce qui me surprenait le plus était de ne voir aucune porte d'où le son pût partir. L'instant d'après cependant, la tenture du lit fut soulevée lentement, et une personne parut derrière; elle sortait d'une petite porte dans le mur. Elle resta un moment dans la même attitude, le haut de la figure caché par le pan de la tapisserie, et l'on ne voyait guère que ses yeux. Quand sa tête se releva, je vis derrière la figure d'un autre homme, qui regardait par-dessus l'épaule du premier. Je ne sais comment cela se fit, mon épée était devant moi; je n'eus pas la présence d'esprit de m'en saisir; je restai fort tranquille à les considérer, et les yeux à demi fermés, pour qu'ils me crussent endormi. Je suppose qu'ils le pensèrent; je les entendis se concerter, et ils restèrent dans la même position environ l'espace d'une minute; alors je crus voir d'autres visages dans l'ouverture de la porte, et j'entendis parler plus haut.—Cette porte me surprend, dit Emilie: j'ai ouï dire que le comte avait fait lever toutes les tentures; et fait examiner les murailles, croyant qu'elles recélaient sans doute un passage par lequel vous étiez parti.—Il ne me paraît pas si extraordinaire, mademoiselle, reprit Ludovico, que cette porte ait pu échapper; elle est formée dans un lambris étroit, qui semble tenir au mur extérieur: ainsi, quand M. le comte y aurait pris garde, il ne se serait pas occupé d'une porte à laquelle aucun passage ne paraissait pouvoir communiquer. Le fait est que le passage était formé dans l'épaisseur du mur. Mais, pour revenir à ces hommes que je distinguais obscurément dans l'enfoncement de la porte, ils ne me laissèrent pas bien longtemps en suspens; ils fondirent dans la chambre et m'entourèrent; j'avais pris mon épée; mais que pouvait un homme contre quatre? Ils m'eurent bientôt désarmé; ils me lièrent les bras, me mirent un bâillon dans la bouche, et m'entraînèrent par le passage. Ils remirent cependant mon épée sur la table, pour secourir, dirent-ils, ceux qui viendraient, comme moi, combattre les esprits. Ils me firent traverser plusieurs couloirs étroits formés dans les murs, à ce que je crois, parce qu'auparavant ils m'étaient inconnus. Je descendis plusieurs degrés, et nous vînmes à une voûte sous le château. Ils ouvrirent une porte de pierre, que j'aurais prise pour une partie du mur. Nous suivîmes un fort long passage taillé dans le roc; une autre porte nous mena dans une cave: enfin, après quelque intervalle, je me trouvai au bord de la mer, au pied des rochers mêmes sur lesquels le château est bâti. Un bateau attendait; les brigands m'y entraînèrent et nous joignîmes un petit vaisseau à l'ancre; d'autres hommes s'y trouvaient. Quand je fus dans le vaisseau, deux de mes compagnons y sautèrent; les autres reconduisirent la barque, et l'on mit à la voile. Je compris bientôt ce que tout cela voulait dire, et ce que ces hommes faisaient au château. Nous prîmes terre en Roussillon; et après quelques jours leurs camarades vinrent des montagnes, et me menèrent dans le fort où j'étais quand M. le comte arriva. Ils avaient soin de veiller sur moi, et m'avaient même bandé les yeux pour m'y conduire; quand ils ne l'eussent pas fait, je ne crois pas que jamais j'eusse retrouvé mon chemin à travers cette sauvage contrée. Dès que je fus dans le fort, on me garda comme un prisonnier. Je ne sortais jamais sans deux ou trois de mes compagnons, et je devins si las de la vie, que je désirais d'en être délivré.—Mais cependant ils vous laissaient parler, dit Annette; ils ne vous mettaient plus de bâillon. Je ne vois pas la raison pour laquelle vous étiez si las de vivre, sans compter la chance que vous aviez de me revoir.

Ludovico sourit, ainsi qu'Emilie, et Emilie lui demanda par quel motif ces hommes l'avaient enlevé.

—Je m'aperçus bientôt, mademoiselle, que c'étaient des pirates qui, depuis plusieurs années, cachaient leur butin sous les voûtes du château. Ce bâtiment était près de la mer, et parfaitement convenable à leurs desseins. Pour empêcher qu'on ne les découvrît, ils avaient essayé de faire croire que le château était fréquenté par des revenants; et ayant découvert le chemin secret de l'appartement du nord, que depuis la mort de la marquise on tenait fermé, il fut aisé d'y réussir. La concierge et son mari, les seules personnes qui habitassent le château, furent si effrayés des bruits étranges qu'ils entendaient, qu'ils refusèrent d'y vivre plus longtemps. Le bruit se répandit bientôt qu'il revenait au château; et tout le pays le crut d'autant plus aisément, que la marquise était morte d'une manière fort étrange, et que le marquis, depuis ce moment, n'était jamais revenu.—Mais quoi! dit Emilie, comment tous ces pirates ne se contentaient-ils pas de la cave, et pourquoi jugeaient-ils nécessaire de déposer leurs vols dans le château?—La cave, mademoiselle, reprit Ludovico, était ouverte à tout le monde, et leurs trésors eussent bientôt été découverts. Sous la voûte ils étaient en sûreté, tant que l'on redouterait le château. Il paraît donc qu'ils y apportaient à minuit les prises qu'ils avaient faites sur mer, et qu'ils les y gardaient jusqu'à ce qu'ils pussent s'en défaire avantageusement. Ces pirates étaient liés avec des contrebandiers et des bandits qui vivent dans les Pyrénées, et font un trafic tel qu'on ne saurait se l'imaginer. C'est avec cette horde de bandits que je restai jusqu'à l'arrivée de M. le comte. Je n'oublierai jamais ce que je sentis en l'apercevant; je le crus presque perdu. Je savais que si je me montrais, les bandits allaient découvrir son nom, et probablement nous tuer tous, pour empêcher qu'on n'éventât leur secret. Je me tins hors de la vue de monsieur, et je veillai sur les brigands, déterminé, s'ils projetaient quelque violence, à me montrer et à combattre pour la vie de mon maître. Bientôt j'entendis disposer un infernal complot; il s'agissait d'un massacre total. Je hasardai de me faire connaître aux gens du comte; je leur dis ce qu'on projetait, et nous délibérâmes ensemble. M. le comte, alarmé de l'absence de sa fille, demanda ce qu'elle était devenue. Les brigands ne le satisfirent point. Mon maître et M. Sainte-Foix devinrent furieux; nous pensâmes qu'il était temps; nous fondîmes dans la chambre, en criant: Trahison! Monsieur le comte, défendez-vous! Le comte et le chevalier tirèrent l'épée au même instant. Le combat fut rude; mais à la fin nous l'emportâmes, et M. le comte vous l'a mandé.—C'est une singulière aventure, dit Emilie: assurément, Ludovico, on doit bien des éloges à votre prudence et à votre intrépidité. Il y a pourtant des circonstances relatives à l'appartement du nord, que je ne puis encore m'expliquer: peut-être le pourrez-vous? Avez-vous entendu les bandits se raconter les prétendus prodiges qu'ils opéraient dans les appartements?—Non, mademoiselle, reprit Ludovico; je ne leur en ai pas ouï parler: seulement je les entendis se moquer une fois de la vieille femme de charge; elle fut presque au moment de prendre un des pirates. C'était depuis l'arrivée du comte; et celui qui fit le tour en riait de bon cœur.

Emilie devint rouge, et pria Ludovico de lui faire ce récit.

—Eh bien! mademoiselle, lui dit-il, une nuit que cet homme était dans la chambre à coucher, il entendit quelqu'un dans le salon; il ne crut pas avoir le temps de lever la tapisserie et d'ouvrir la porte, il se cacha dans le lit; il y demeura quelque temps fort effrayé, à ce que je suppose.—Comme vous étiez, interrompit Annette, quand vous eûtes la hardiesse d'aller veiller vous-même.—Oui, dit Ludovico; dans la plus grande frayeur où l'on pût être. La concierge et une autre personne vinrent au lit. Il crut qu'elles allaient l'apercevoir, et pensa que la seule chance pour échapper était de leur faire peur. Il souleva donc la courte-pointe; mais son plan ne réussit que lorsqu'il eut montré sa tête, alors elles s'enfuirent, nous dit-il, comme si elles avaient vu le diable; et le fripon s'en alla fort tranquillement.

Emilie ne put s'empêcher de sourire à cette explication. Elle comprit l'incident qui l'avait jetée dans une terreur superstitieuse, et fut surprise d'en avoir tant souffert; mais elle considéra que dès que l'esprit cède à la faiblesse de la superstition, les bagatelles lui font une impression terrible. Cependant elle se souvenait toujours avec embarras de la mystérieuse musique qu'on entendait au château de Blangy vers minuit. Elle demanda si par hasard Ludovico n'en avait rien appris.—Il ne put lui rien dire à cet égard.—Je sais seulement, mademoiselle, ajouta-t-il, que les pirates n'y ont point de part; je sais qu'ils en ont ri, et ils disent que le diable est sans doute ligué avec eux.—Oui, j'en répondrais bien, dit Annette, dont la figure était toute joyeuse. J'ai toujours cru que lui ou les esprits se mêlaient de l'appartement du nord. Vous voyez, mademoiselle, que je ne me trompais pas.—On ne peut nier que son esprit n'y eût une extrême influence, dit Emilie en souriant; mais je m'étonne, Ludovico, que ces pirates persistassent dans leur conduite; après l'arrivée de M. le comte ils étaient bien sûrs d'être découverts.—J'ai lieu de croire, mademoiselle, reprit Ludovico, qu'ils ne comptaient continuer que pendant le temps nécessaire au déménagement de leurs trésors. Il paraît qu'ils s'en occupèrent aussitôt après l'arrivée de M. le comte: mais ils n'avaient que quelques heures de nuit, et quand ils m'ont enlevé, la voûte était à moitié vide. Ils étaient bien aises d'ailleurs de confirmer toutes ces superstitions relatives à l'appartement; ils eurent grand soin de ne rien déranger pour mieux entretenir l'erreur. Souvent, en plaisantant, ils se représentaient toute la consternation des habitants du château de Blangy à ma disparition. Ce fut pour m'empêcher de les trahir qu'ils m'entraînèrent si loin. A compter de ce moment, ils se crurent maîtres du château. J'appris néanmoins qu'une nuit, malgré leurs précautions, ils s'étaient presque découverts eux-mêmes. Ils allaient, suivant leur usage, répéter les cris sourds qui faisaient tant de peur aux servantes. Au moment qu'ils allaient ouvrir, ils entendirent des voix dans la chambre à coucher; M. le comte m'a dit que lui-même y était alors avec M. Henri. Ils entendirent d'étranges lamentations qui venaient sans doute de ces bandits, fidèles à leur dessein de répandre la terreur. M. le comte m'a avoué qu'il avait éprouvé plus que de la surprise: mais comme le repos de sa famille exigeait qu'on ne le sût pas, il fut discret ainsi que son fils.

Emilie, se rappelant le changement qui s'était manifesté dans le comte après la nuit qu'il avait passée dans l'appartement, en reconnut la cause. Elle fit encore des questions à Ludovico, et, l'ayant envoyé se reposer, elle fit tout préparer pour la réception de ses amis.

Sur le soir Thérèse vint lui porter l'anneau que lui avait remis Valancourt. Emilie s'attendrit en le voyant. Valancourt le portait en des temps plus heureux; elle fut pourtant fort mécontente de ce que Thérèse l'avait reçu, et refusa de l'accepter malgré le triste plaisir qu'elle en aurait reçu. Thérèse pria, conjura, représenta l'abattement où était Valancourt quand il avait donné l'anneau: elle répéta ce qu'il l'avait chargée de dire. Emilie ne put cacher la douleur que ce récit lui causait; elle se mit à pleurer, et se plongea dans la rêverie.

L'âge et de longs services avaient acquis à Thérèse le droit de dire son avis; cependant Emilie tâcha de l'arrêter, et, quoiqu'elle sentît bien la justesse de ses remarques, elle ne voulut pas s'expliquer. Elle dit seulement à Thérèse qu'un plus long discours l'affligerait; qu'elle avait pour régler sa conduite des motifs qu'elle ne pouvait dire, et qu'il fallait rendre l'anneau, en représentant qu'on ne pouvait l'accepter. Elle dit ensuite à Thérèse que, si elle faisait cas de son estime et de son amitié, jamais elle ne se chargerait d'aucun message de Valancourt. Thérèse en fut touchée, et renouvela un faible essai. Le mécontentement singulier qu'exprimèrent les traits d'Emilie l'empêcha pourtant de continuer, et elle partit surprise et désolée.

Pour soulager en quelque manière sa tristesse et son accablement, Emilie s'occupa des préparatifs de son voyage; Annette, qui la secondait, parlait du retour de son Ludovico avec la plus tendre effusion. Emilie réfléchit qu'elle pouvait avancer leur bonheur, et décida que, si Ludovico était aussi constant que la simple et honnête Annette, elle lui ferait sa dot et les établirait dans une partie de ses domaines. Ces considérations la firent penser au patrimoine de son père, vendu jadis à M. Quesnel. Elle désirait le racheter, parce que Saint-Aubert avait regretté souvent que la demeure principale de ses ancêtres eût passé en des mains étrangères. Ce lieu, d'ailleurs, était celui de sa naissance et le berceau de ses premières années. Emilie ne tenait point à ses propriétés de Toulouse; elle désirait les vendre et racheter la terre de sa famille, si M. Quesnel voulait s'en dessaisir. Cet arrangement semblait possible, depuis qu'il s'occupait de se fixer en Italie.

Le jour suivant, l'arrivée de ses amis ranima la triste Emilie. La vallée fut encore une fois l'asile d'une société douce et d'une aimable hospitalité. Son indisposition, l'effroi qu'elle avait eu, ôtaient à Blanche quelque chose de sa vivacité; mais elle conservait une simplicité touchante, et quoiqu'un peu changée elle n'en était pas moins charmante. La malheureuse aventure des Pyrénées donnait au comte un extrême empressement de se retrouver chez lui. Après une semaine de séjour, Emilie se prépara à les suivre en Languedoc, et confia à Thérèse le soin de sa maison en son absence. La veille de son départ, cette vieille gouvernante lui rapporta encore l'anneau de Valancourt, et la conjura avec larmes de le recevoir. Elle n'avait pas revu M. de Valancourt; elle n'avait pas entendu parler de lui depuis le jour qu'il le lui avait confié. En prononçant ces mots, sa physionomie annonçait plus d'inquiétude qu'elle n'osait en manifester. Emilie retint la sienne; et, pensant que sans doute il était retourné chez son frère, elle persista à refuser l'anneau, et recommanda à Thérèse de le bien garder jusqu'à ce qu'elle revît Valancourt.

Le jour suivant, le comte, Emilie et la jeune Blanche, partirent de la vallée, et arrivèrent le lendemain au château de Blangy.

Dès le lendemain, dans la soirée, la vue des tours de Sainte-Claire, qui s'élevaient au-dessus des bois, fit souvenir Emilie de la religieuse dont le sort l'avait si fort touchée. Voulant savoir de ses nouvelles et revoir ses anciennes amies, elle détermina Blanche à venir avec elle au monastère. A la porte, elles virent un carrosse, et l'écume des chevaux leur apprit que l'équipage ne faisait que d'arriver. Un silence plus morne que jamais régnait dans la cour et les cloîtres qu'Emilie et Blanche traversèrent. En arrivant dans la grande salle, elles trouvèrent une religieuse, et elles apprirent que sœur Agnès vivait encore, qu'elle avait toute sa connaissance, mais que sûrement elle ne passerait pas la nuit. Dans le parloir, plusieurs des pensionnaires témoignèrent leur joie de revoir Emilie. Elles lui firent part de toutes les anecdotes du couvent; et l'amitié qu'elle portait aux personnes qu'elles regardaient les lui rendit intéressantes. Pendant cette conversation, l'abbesse entra: elle exprima beaucoup de satisfaction en recevant Emilie; mais ses manières avaient une gravité singulière, et ses traits exprimaient la langueur.—Notre maison, dit-elle après les premiers compliments, est vraiment une maison de deuil. Une de nos sœurs paye en ce moment le tribut à la nature; sans doute vous n'ignorez pas que notre sœur Agnès est mourante.

Emilie exprima le sincère intérêt qu'elle y prenait.

—Pendant sa maladie, elle vous a quelquefois nommée, dit l'abbesse: peut-être serait-ce pour elle une consolation que de vous voir. Quand on l'aura quittée, nous monterons à sa chambre, si vous en avez le courage. De pareilles scènes sont déchirantes, je l'avoue; mais il est bon de s'y accoutumer: elles sont salutaires à notre âme, et nous préparent à ce que nous devons souffrir.

A la porte de la chambre elles trouvèrent le confesseur; il releva sa tête à leur approche, et Emilie reconnut celui qui avait assisté son père. Il passa sans la remarquer. Ils entrèrent dans la pièce où sœur Agnès était couchée sur une natte; près d'elle était une autre sœur. Elle était si changée, qu'à peine Emilie aurait-elle pu la reconnaître, si elle n'eût été prévenue. Son air était hagard et horrible; ses yeux, creux et voilés, se fixaient sur un crucifix qu'elle tenait contre sa poitrine: elle était si préoccupée, qu'elle n'aperçut d'abord ni l'abbesse ni Emilie. Enfin, tournant ses yeux appesantis, elle les fixa avec horreur sur Emilie, et s'écria:—Ah! cette vision me poursuit jusqu'à mon dernier soupir. Emilie recula d'effroi, et regarda l'abbesse; celle-ci lui fit signe pour ne se point alarmer, puis elle dit à sœur Agnès:—Ma fille, c'est mademoiselle Saint-Aubert que je vous amène. Je croyais que vous auriez du plaisir à la voir.

Agnès ne fit aucune réponse: elle considérait Emilie dans un effroyable égarement.—C'est elle-même, s'écria-t-elle. Ah! elle a dans ses regards le charme qui fit ma perte. Que voulez-vous? que demandez-vous? réparation! vous l'aurez, vous l'avez déjà! Combien d'années sont écoulées depuis que je ne vous ai vue? Mon crime n'est que d'hier; j'ai vieilli sous son poids; et vous, vous êtes toujours jeune, vous êtes toujours belle, belle comme au temps où vous me contraignîtes à ce crime affreux! Oh! si je pouvais l'oublier! Mais à quoi cela servirait-il? Je l'ai commis.

Emilie, fort émue, voulait se retirer. L'abbesse lui prit la main, et la pria d'attendre que sœur Agnès fût plus tranquille. Elle tâcha elle-même de la calmer; mais Agnès ne l'écoutait pas, et regardant Emilie elle s'écria:—A quoi servent donc des années de prières et de repentir? Elles ne sauraient laver la souillure du meurtre; oui, du meurtre! Où est-il? où est-il? Regardez, regardez là! il erre dans cette chambre: pourquoi venez-vous m'agiter en ce moment? reprit Agnès dont les yeux parcouraient l'espace. Ne suis-je donc pas déjà assez punie? Ah! ne me regardez pas de cet air sévère! Ah ciel! encore! C'est elle! c'est elle-même! Pourquoi ces regards de pitié? pourquoi ce sourire? Me sourire, à moi! Quels gémissements entends-je?

Sœur Agnès retomba, et parut privée de la vie. Emilie ne pouvant se soutenir s'appuya sur le lit; l'abbesse et la religieuse donnèrent des secours à sœur Agnès. Emilie voulait lui parler.—Paix! dit l'abbesse. Le délire est fini; elle va être mieux.—Ma sœur, y a-t-il longtemps qu'elle est dans cet état?—Elle n'y avait pas été depuis plusieurs semaines, répondit la religieuse; mais l'arrivée du gentilhomme qu'elle désirait tant de voir l'a fortement agitée.—Oui, reprit l'abbesse, et voilà sans doute la cause de cet accès: quand elle sera mieux, nous la laisserons en repos.

Emilie y consentit volontiers; mais, quoiqu'elle donnât peu de secours, elle ne voulait pas se retirer tant qu'elle croyait pouvoir être utile.

Quand sœur Agnès eut reprit ses sens, elle regarda encore Emilie; mais désormais sans égarement et avec une profonde expression de douleur: il se passa du temps avant qu'elle pût parler, puis elle dit faiblement:—La ressemblance est étonnante! c'est plus que de l'imagination! Dites-moi, je vous en conjure, si, malgré le nom de Saint-Aubert que vous portez, vous n'êtes pas fille de la marquise?—Quelle marquise? dit Emilie surprise. Le calme des manières d'Agnès l'avait fait croire au retour de sa raison; l'abbesse lui donna un coup d'œil d'intelligence; mais elle répéta sa question.—Quelle marquise! s'écria Agnès: je n'en connais qu'une! la marquise de Villeroi.

Emilie, se rappelant l'émotion de son père à la mention inopinée de cette dame, et la demande qu'il avait faite d'être enterré près des Villeroi, elle sentit un extrême intérêt, et pria sœur Agnès d'expliquer les motifs de sa question. L'abbesse aurait voulu entraîner Emilie, mais celle-ci, fortement attachée, réitéra sa demande avec chaleur.

—Apportez-moi ma cassette, ma sœur, dit Agnès, je vous apprendrai tout: regardez-vous dans cette glace, et vous le saurez. Vous êtes sûrement sa fille; sans cela comment expliquer une si parfaite ressemblance!

La religieuse apporta la cassette: sœur Agnès la lui fit ouvrir; elle en tira une miniature, et Emilie vit qu'elle ressemblait exactement à celle qu'elle avait trouvée dans les papiers de son père. Agnès tendait la main pour la reprendre; elle la regarda quelque temps en silence, puis dans l'excès du désespoir elle leva ses yeux vers le ciel et pria tout bas. Quand elle eut achevé sa prière, elle rendit le portrait à Emilie.—Gardez-le, lui dit-elle, je vous le lègue, et je crois que vous y avez droit: votre ressemblance m'a bien souvent frappée; mais jamais jusqu'à ce moment elle n'avait ainsi frappé ma conscience:—Restez, ma sœur, n'emportez pas cette cassette, elle renferme un autre portrait.

Emilie tremblait dans l'attente, et l'abbesse voulait l'entraîner: Agnès est encore dans le délire, lui dit-elle, observez combien elle divague! Dans ses accès, elle ne s'entend plus et s'accuse comme vous voyez des crimes les plus épouvantables.

Emilie néanmoins crut voir dans ce délire autre chose que de la folie. Le nom de la marquise, son portrait avaient pour elle un suffisant intérêt, et elle se décida à tâcher de se procurer de plus amples informations.

La religieuse rapporta la cassette. Agnès poussa un ressort, et découvrit un autre portrait, elle le montra à Emilie:—Voici, lui dit-elle, une leçon pour la vanité; regardez ce portrait, et voyez s'il y a quelque rapport entre ce que je suis et ce que j'ai été.

Emilie s'empressa de prendre ce portrait; à peine l'eut-elle regardé, que ses tremblantes mains faillirent le laisser échapper. C'était la ressemblance du portrait de la signora Laurentini qu'elle avait trouvé à Udolphe: la signora Laurentini, cette dame qui avait disparu d'une manière si mystérieuse, et qu'on soupçonnait Montoni d'avoir fait périr.

Muette de surprise, Emilie regardait tour à tour le portrait et la religieuse mourante; elle cherchait une ressemblance qui alors n'existait plus.

—Pourquoi ce regard sévère? dit sœur Agnès, qui se méprenait au genre de son émotion.—J'ai vu cette figure! dit enfin Emilie: est-ce réellement votre portrait?—Vous pouvez le demander, dit la religieuse; mais autrefois il était frappant. Regardez-moi attentivement, et voyez les effets du crime! Autrefois j'étais innocente, mes malheureuses passions dormaient encore. Ma sœur, ajouta-t-elle gravement; et prenant de sa main froide et humide une des mains d'Emilie, que cet attouchement fit frémir: ma sœur, prenez bien garde au premier mouvement des passions! prenez garde au premier! si l'on n'arrête leur course, elle est rapide; leur force ne connaît aucun frein; elles nous entraînent aveuglément; elles nous mènent à des crimes que des années de prières et de pénitence n'effacent pas.

—Hélas! bien infortuné, dit l'abbesse, qui connaît mal notre sainte religion! Emilie écoutait Agnès dans le silence et le respect: elle regardait la miniature, et s'assurait encore de la ressemblance de ce portrait avec celui qu'elle avait vu à Udolphe.—Cette figure ne m'est pas inconnue, dit-elle, pour faire expliquer la religieuse sans d'abord lui parler trop brusquement d'Udolphe.—Vous vous trompez, lui dit Agnès, et vous ne l'avez sûrement jamais vue.—Non, reprit Emilie; mais j'ai vu sa ressemblance parfaite.—Impossible, s'écria sœur Agnès, qu'on peut maintenant appeler la signora Laurentini.—C'était dans le château d'Udolphe, continua Emilie, en la regardant fixement.—D'Udolphe! s'écria Laurentini, d'Udolphe en Italie?—Précisément, dit Emilie.—Vous me connaissez alors, lui dit Laurentini, et vous êtes la fille de la marquise.

Emilie, étonnée de cette positive assertion, répondit:—Je suis fille de M. Saint-Aubert, et la dame que vous nommez m'est absolument étrangère.—Vous le croyez? reprit Laurentini.

Emilie lui demanda par quelle raison elle pensait le contraire.

—Votre ressemblance, dit la religieuse. On sait que la marquise était fort attachée à un gentilhomme de Gascogne, quand elle épousa le marquis par obéissance pour son père. Femme infortunée!

Emilie, se rappelant l'excessive émotion de M. Saint-Aubert au nom de la marquise, aurait alors éprouvé une émotion différente de la surprise, si elle eût moins connu la probité de son père. Le respect qu'elle avait pour lui ne lui permit pas de s'arrêter à la supposition que lui insinuait la signora Laurentini; son intérêt pourtant devint extrême, et elle la conjura de s'expliquer plus clairement.—Ne me pressez pas sur ce sujet, reprit la religieuse: il est trop terrible pour moi: puissé-je pour jamais l'effacer de ma mémoire! Elle soupira profondément, et demanda à Emilie comment elle avait su son nom.—Par le portrait que j'ai vu à Udolphe, reprit Emilie, et la ressemblance de celui-ci.—Vous avez donc été à Udolphe? dit la religieuse avec une extrême émotion. Quelles scènes ce lieu me rappelle! scènes de félicité, de souffrance et d'horreur!

A ce moment, le terrible spectacle dont Emilie avait été témoin dans une chambre du château lui revint à la mémoire; elle regarda la signora et se rappela ses derniers mots, que des années de prières et de pénitence ne pouvaient pas ravir la souillure d'un meurtre; elle se vit obligée de les attribuer à une autre cause qu'au délire: elle sentit un degré d'horreur inexprimable en croyant voir un assassin... Toute la conduite de Laurentini confirmait cette supposition; Emilie se perdit dans un abîme de perplexité, et, ne sachant par quelles questions éclaircir de tels doutes, elle dit seulement à mots interrompus:—Votre soudain départ d'Udolphe!

Laurentini fit un soupir.

—Tous les bruits qui courent, dit Emilie... la chambre au couchant... ce voile de deuil... l'objet qu'il couvre... quand les meurtres sont connus.

La religieuse s'écria:—Quoi! encore? Et, s'efforçant de la relever, ses regards égarés semblaient suivre un objet.—Revenir du tombeau! Quoi! du sang, du sang aussi!—Il n'y eut pas de sang; tu ne peux pas le dire.—Oui, ne souris pas, ne souris pas avec cette pitié.

Laurentini tomba en convulsion. Emilie, incapable d'endurer plus longtemps une telle scène, s'échappa de la chambre, et envoya quelques religieuses pour rester avec l'abbesse. Blanche et les pensionnaires qui se trouvèrent au parloir se pressèrent autour d'Emilie, et, alarmées de l'effroi qu'elle manifestait, elles lui firent ensemble mille questions. Emilie évita d'y répondre, et dit seulement que sœur Agnès était à l'agonie. On se sépara de bonne heure. Quand Emilie fut retirée, les scènes dont elle avait été témoin se retracèrent à elle avec une affreuse énergie. Dans une religieuse mourante, trouver la signora Laurentini, celle qui, au lieu d'avoir été victime de Montoni, semblait elle-même coupable d'un crime abominable! C'était un grand sujet de surprise et de méditation.

CHAPITRE XLII.

Quelques circonstances singulières vinrent distraire Emilie de ses chagrins, et excitèrent en elle autant de surprise que d'horreur. Peu de jours après la mort de la signora Laurentini, le testament de cette dame fut ouvert en présence des supérieures du couvent. On trouva que le tiers de ses propriétés était légué au plus proche parent de la marquise de Villeroi, et que ce legs regardait Emilie. L'abbesse depuis longtemps connaissait le secret de sa famille; mais Saint-Aubert, qui s'était fait connaître au religieux qui l'avait assisté, avait exigé que ce secret fût à jamais dérobé à sa fille. Cependant les discours échappés à la signora Laurentini, la confession étrange qu'elle fit à ses derniers moments, firent juger nécessaire à l'abbesse d'entretenir sa jeune amie sur un sujet qu'elle n'avait jamais entamé. Dans ce dessein, elle avait demandé à la voir le lendemain du jour où elle avait visité la religieuse. L'indisposition d'Emilie avait empêché celle-ci d'aller au couvent: mais, après l'ouverture du testament elle fut mandée de nouveau; et s'étant rendue à Sainte-Claire elle y apprit des détails qui l'affectèrent beaucoup. Comme le récit que fit l'abbesse supprimait plusieurs particularités qui peuvent intéresser le lecteur, et que l'histoire de la religieuse est liée à celle de la marquise, nous omettrons la conversation du parloir, et nous joindrons à notre relation une histoire abrégée de la défunte sœur.

HISTOIRE DE LA SIGNORA LAURENTINI DI UDOLPHO.

Elle était fille unique et héritière de l'ancienne maison d'Udolphe, dans le territoire de Venise. Le premier malheur de sa vie, celui qui fut la source de toutes ses infortunes, fut que ses parents, dont les soins auraient dû modérer la violence de ses passions et lui apprendre à les gouverner elle-même, ne firent que les fomenter par une coupable indulgence. Ils chérissaient en elle leurs propres sentiments; soit qu'ils louassent, soit qu'ils reprissent leur fille, c'était au gré de leur inclination, et non d'une tendresse raisonnée. L'éducation ne fut pour elle qu'un mélange de faiblesse et d'opiniâtreté qui l'irrita. Les conseils qu'on lui donnait devinrent autant de contestations où le respect filial et l'amour paternel étaient également oubliés. Mais comme cet amour paternel revenait toujours le premier, et se désarmait le plus aisément, la signora croyait avoir vaincu; et l'effort que l'on faisait pour vaincre ses passions leur prêtait une force nouvelle.

La mort de son père et de sa mère la laissa livrée à elle-même dans l'âge si dangereux de la jeunesse et de la beauté. Elle aimait le grand monde, s'enivrait du poison de la louange, et méprisait l'opinion publique, quand elle contredisait ses goûts. Son esprit était vif et brillant; elle avait tous les talents, tous les charmes dont se compose le grand art de séduire. Sa conduite fut telle que pouvaient le faire présager la faiblesse de ses principes et la force de ses passions.

Parmi ses nombreux soupirants fut le marquis de Villeroi. En voyageant en Italie, il vit Laurentini à Venise; il devint passionné pour elle. La signora fut éprise à son tour de la figure, des grâces, des qualités du marquis, le plus aimable des seigneurs français. Elle sut cacher les dangers de son caractère, les taches de sa conduite; et le marquis demanda sa main. Avant la conclusion de ses noces, elle alla au château d'Udolphe; le marquis l'y suivit. Là, moins réservée, moins prudente peut-être qu'elle n'avait été jusqu'alors, elle donna lieu à son amant de former quelques doutes sur la convenance des nœuds qu'il était prêt à serrer. Une information plus exacte le convainquit de son erreur, et celle qui devait être sa femme ne devint que sa maîtresse.

Après avoir passé quelques semaines à Udolphe, il fut tout à coup rappelé en France. Il partit avec répugnance, le cœur rempli de la signora, avec laquelle pourtant il avait su différer de conclure son mariage. Pour l'aider à soutenir une telle séparation, il lui donna sa parole de revenir célébrer ses noces aussitôt que ses affaires lui en laisseraient la liberté. Consolée par cette assurance, Laurentini le laissa partir. Bientôt après, Montoni, son parent, vint à Udolphe, et renouvela des propositions que déjà elle avait rejetées, et qu'elle rejeta encore. Ses pensées se tournaient toutes vers le marquis de Villeroi. Elle éprouvait pour lui tout le délire d'un amour italien, fomenté par la solitude dans laquelle elle s'était confinée. Elle avait perdu le goût des plaisirs et de la société; son unique jouissance était de contempler et de baigner de larmes un portrait du marquis. Elle visite les lieux témoins de leur félicité, elle épanche son cœur dans ses lettres. Elle comptait les jours, les semaines qui devaient s'écouler avant l'époque probable de son retour. Ce période passa; les semaines qui suivirent devinrent un poids insupportable. L'imagination de Laurentini, absorbée par une seule idée, se dérangea. Son cœur était dévoué à un objet unique; la vie lui devint odieuse quand elle crut avoir perdu cet objet.

Plusieurs mois se passèrent sans qu'elle reçût un seul mot du marquis. Ses jours se partageaient entre les violences, les accès d'une passion furieuse, et la sombre langueur du plus noir désespoir. Elle s'isola de tout; elle s'enfermait des semaines entières sans parler à personne, excepté à sa confidente. Elle écrivait des fragments de lettres, relisait celles qu'autrefois elle avait reçues du marquis, pleurait sur son portrait, et lui parlait des heures entières, tantôt pour l'accabler de reproches, tantôt pour l'accabler d'amour.

A la fin, on répandit autour d'elle le bruit que le marquis s'était marié en France. Déchirée par la jalousie, par l'amour, par l'indignation, elle prit le parti d'aller secrètement en ce pays; et si le fait était vrai, elle prétendait assouvir sa vengeance. Elle ne dit qu'à sa confidente le projet qu'elle avait formé, et elle l'engagea à la suivre. Elle rassembla tous ses diamants, et ceux qu'elle avait recueillis de toutes les branches de sa famille; la valeur en était immense; on les porta dans une ville voisine; Laurentini les y reprit; et, accompagnée d'une seule femme, elle se rendit secrètement à Livourne, et s'y embarqua pour la France.

A son arrivée en Languedoc, elle sut que le marquis de Villeroi était marié depuis quelque temps. Son désespoir la priva de sa raison. Elle formait, elle abandonnait tour à tour l'horrible projet de poignarder le marquis, son épouse, et elle-même. Elle s'arrêta enfin à l'idée de se présenter devant lui, de lui reprocher sa conduite, et de se tuer en sa présence. Mais quand elle l'eut revu, quand elle eut retrouvé le constant objet de ses pensées et de sa tendresse, le ressentiment fit place à l'amour; le courage lui manqua; le conflit de tant d'émotions contraires la rendit tremblante, et elle s'évanouit à ses pieds.

Le marquis ne fut pas à l'épreuve de tant de beauté et de sensibilité: toute l'énergie d'un premier sentiment se réveilla. La raison, non l'indifférence, avait en lui combattu sa passion. L'honneur ne lui avait pas permis d'épouser la signora; il avait cherché à se vaincre; il avait cherché une compagne pour laquelle il n'avait que de l'estime, de la considération et une affection raisonnable. Mais la douceur, les vertus de cette femme aimable, ne purent le consoler d'une indifférence qu'elle cherchait vainement à cacher. Il soupçonnait depuis quelque temps que son cœur était engagé à un autre, lorsque Laurentini arriva en Languedoc. Cette artificieuse Italienne connut bientôt l'empire qu'elle avait repris sur lui. Calmée par cette découverte, elle se détermina à vivre et à multiplier les artifices, pour conduire le marquis au forfait diabolique qu'elle croyait propre à assurer son bonheur. Elle suivit son projet avec une dissimulation profonde et une patience imperturbable: elle détacha entièrement le marquis de son épouse. Sa douceur, sa bonté, sa froideur, si opposées aux manières empressées d'une Italienne, eurent bientôt cessé de lui plaire. La signora en profita pour éveiller en lui la jalousie de l'orgueil: car il ne pouvait plus sentir celle de l'amour. Elle alla jusqu'à lui désigner la personne pour qui elle affirmait que la marquise le trahissait. Laurentini avait exigé le serment, que jamais le rival du marquis ne serait l'objet de sa vengeance; elle pensait qu'en la restreignant ainsi d'un côté, elle lui donnerait de l'autre plus d'atrocité et de violence: elle songea que le marquis en serait plus porté à participer à l'acte horrible qui devenait indispensable à ses desseins et devait anéantir l'obstacle qui semblait seul empêcher son bonheur.

L'innocente marquise observait avec une extrême douleur le changement de son époux envers elle. En sa présence, il était pensif et réservé; sa conduite devenait austère et même dure; il la laissait en larmes, et pendant des heures entières elle pleurait sur sa froideur, et faisait des projets pour regagner son affection. Sa conduite l'affligeait d'autant plus, qu'elle avait épousé le marquis uniquement par obéissance: elle en avait aimé un autre, et ne doutait pas que son propre choix n'eût rendu son bonheur certain. Laurentini, qui ne tarda pas à le découvrir, en fit près du marquis un ample usage. Elle lui suggéra tant de preuves apparentes sur l'infidélité de sa femme, que, dans l'excès de sa fureur et le ressentiment de l'outrage qu'il croyait avoir reçu, il prononça l'arrêt de sa mort. On lui donna un poison lent; et la marquise mourut victime d'une jalousie habile et d'une coupable faiblesse.

Le triomphe de Laurentini fut court. Ce moment, qu'elle avait regardé comme devant combler tous ses vœux, devint le commencement d'un supplice qu'elle endura jusqu'à sa mort.

La soif de la vengeance, premier mobile de son atrocité, fut aussitôt éteinte que satisfaite, et la laissa en proie à une pitié, à des remords inutiles. Les années de bonheur qu'elle s'était promises avec le marquis de Villeroi en eussent sans doute été empoisonnées; mais il trouva aussi le remords dans l'accomplissement de sa vengeance, et sa complice lui devint odieuse. Ce qui lui avait paru une conviction lui parut alors s'évanouir comme un songe: et il fut surpris, après que sa femme eut subi son supplice, de ne trouver aucune preuve du crime pour lequel il l'avait condamnée. En apprenant qu'elle expirait, il avait senti tout à coup la persuasion intime de son innocence; et l'assurance solennelle qu'elle-même lui en donna n'ajouta rien à celle qui le pénétrait.

Dans la première horreur du remords et du désespoir, il voulait se livrer lui-même à la justice avec celle qui l'avait plongé dans l'abîme du crime. Après cette crise violente, il changea de résolution: il vit une fois Laurentini, et ce fut pour la maudire comme l'auteur détestable de ce forfait. Il déclara qu'il n'épargnait sa vie que pour qu'elle consacrât ses jours à la prière et à la pénitence. Accablée du mépris et de la haine d'un homme pour qui elle s'était rendue si coupable, frappée d'horreur pour le crime inutile dont elle s'était souillée, la signora Laurentini renonça au monde; et, victime effrayante d'une passion effrénée, elle prit le voile à Sainte-Claire.

Le marquis partit du château de Blangy, et jamais il n'y revint. Il tâcha d'étourdir ses remords dans le tumulte de la guerre et les dissipations de la capitale. Ses efforts furent vains: un nuage impénétrable paraissait l'entourer; ses plus intimes amis ne pouvaient se l'expliquer, et il mourut enfin dans des tourments presque égaux à ceux de Laurentini. Le médecin qui avait observé l'état de la marquise après sa mort avait été engagé au silence à force de présents. Les soupçons de quelques domestiques se bornèrent à un murmure sourd, et jamais cette affaire n'avait été approfondie. Si ce murmure parvint au père de la marquise, si le défaut de preuves l'empêcha de poursuivre le marquis, c'est ce qu'on ne saurait assurer. Un fait certain, c'est que sa famille la regretta sincèrement, et surtout M. Saint-Aubert, son frère; car tel était le degré d'alliance qui existait entre le père d'Emilie et la marquise: il soupçonna le genre de sa mort. Immédiatement après la mort de cette sœur bien-aimée, il écrivit au marquis et reçut de lui plusieurs lettres. Le sujet n'en fut pas connu, mais sans doute elles avaient rapport à elle. Ces lettres, celles de la marquise, qui confiait à son frère la cause de son malheur, composaient les papiers que Saint-Aubert avait ordonné de brûler. L'intérêt, le repos d'Emilie, lui avaient fait désirer qu'elle ignorât cette tragique histoire. L'affliction que lui avait causée la mort si prématurée d'une sœur chérie l'avait empêché de prononcer jamais son nom, excepté à madame Saint-Aubert. Craignant surtout la vive sensibilité d'Emilie, il lui avait laissé ignorer totalement et l'histoire et le nom de la marquise, et la parenté qui existait entre elles. Il avait exigé le même silence de sa sœur, madame Chéron, et elle l'avait rigoureusement observé.

C'était sur quelques lettres de la marquise qu'en partant de la vallée Emilie vit pleurer son père; c'était à son portrait qu'il avait fait de si tendres caresses. Une mort si cruelle peut expliquer l'émotion qu'il témoigna lorsque Voisin la nomma devant lui. Il voulut être enseveli près du monument des Villeroi, où étaient déposés les restes de sa sœur. Le mari de celle-ci était mort dans le nord de la France, et on l'y avait enterré.

Le confesseur qui assista Saint-Aubert à son lit de mort le reconnut pour frère de feu la marquise. Par tendresse pour Emilie, Saint-Aubert le conjura de lui cacher cette circonstance, et fit demander la même grâce à l'abbesse en lui recommandant sa fille.

Laurentini, en arrivant en France, avait caché très-soigneusement son nom. Quand elle entra dans le couvent, elle-même, pour mieux déguiser sa véritable histoire, fit circuler celle qu'avait crue sœur Françoise. L'abbesse n'était point au couvent quand elle avait fait profession, et toute la vérité ne lui était pas connue. Le cruel remords qui oppressait Laurentini, le désespoir d'un amour frustré, l'amour qu'elle conservait pour le marquis, avaient égaré son esprit. Après les premières crises, une sombre mélancolie s'empara d'elle, et fut rarement, jusqu'à sa mort, interrompue par des accès violents. Durant plusieurs années, son seul plaisir fut d'errer la nuit dans les bois. Elle portait un luth, et y joignait souvent la mélodie de sa charmante voix; elle répétait les plus beaux airs de l'Italie avec l'énergique sentiment qui remplissait constamment son cœur. Le médecin qui prenait soin d'elle recommanda aux supérieures de tolérer ce caprice, comme le seul moyen de la calmer. On souffrait que la nuit elle parcourût les bois, suivie de la seule femme qu'elle avait amenée d'Italie. Mais comme cette permission blessait la règle, on la tint secrète; et cette musique mystérieuse, liée à tant d'autres circonstances, fit répandre le bruit que le château et son voisinage étaient fréquentés par des revenants.

Avant l'égarement de sa raison, et avant de faire ses vœux de religion, elle avait fait un testament.

La ressemblance d'Emilie et de sa malheureuse tante avait été souvent observée par Laurentini; mais ce fut surtout à l'heure de sa mort, au moment même où sa conscience lui montrait sans cesse la marquise, que cette ressemblance la frappa, et que, dans son délire, elle crut voir la marquise elle-même. Elle osa affirmer, en recouvrant ses sens, qu'Emilie devait être la fille de cette dame. Elle en était convaincue; elle savait que sa rivale, en épousant le marquis, lui préférait un autre amant; elle ne faisait aucun doute qu'une passion déréglée n'eût, comme la sienne, conduit la marquise à quelque égarement.

Cependant le crime que, d'après des aveux mal compris, Emilie supposait avoir été commis par Laurentini dans les murs même d'Udolphe, n'avait jamais eu lieu. Emilie avait été trompée par le spectacle affreux dont elle avait eu tant d'effroi; et c'était ce spectacle qui d'abord lui faisait attribuer les remords de la religieuse à un meurtre exécuté dans le château.

On peut se souvenir que dans une chambre, à Udolphe, était un grand voile noir dont la situation avait piqué la curiosité d'Emilie. Le voile cachait un objet qui la remplit d'horreur: en le soulevant, au lieu d'un tableau, elle vit dans l'enfoncement une figure humaine dont les traits défigurés avaient la pâleur de la mort. Elle était couverte d'un linceul, et couchée tout de son long dans une espèce de tombeau. Ce qui rendait cette vue plus effroyable était que cette figure semblait être déjà la proie des vers, et que ses mains et son visage en laissaient voir les traces. On imagine bien aisément qu'un si hideux objet ne se regardait pas deux fois. Emilie, quand elle l'aperçut, laissa retomber le voile, et la terreur qu'elle avait eue l'empêcha d'y revenir. Si elle eût eu le courage de regarder plus attentivement, son erreur et son effroi se seraient dissipés en même temps; elle aurait reconnu que la figure était en cire. Cette histoire, quoique extraordinaire, n'est pas sans quelque exemple dans les annales de la dure servitude où la superstition monastique a souvent plongé le genre humain. Un membre de la maison d'Udolphe avait offensé en un point les prérogatives de l'Eglise; on le condamna à contempler plusieurs heures par jour l'image en cire d'un cadavre. Cette pénitence, qui devait servir à lui rappeler un sort inévitable, avait pour but de réprimer dans le marquis d'Udolphe un orgueil dont celui de Rome se trouvait choqué. Non-seulement il subit sa pénitence, mais dans son testament il exigea de ses héritiers la conservation de la figure. Il mettait à ce prix la propriété d'un domaine, et regardait comme très-utile l'humiliante moralité que cette figure enseignait. Il l'avait fait encadrer dans la muraille de son appartement; mais aucun de ses héritiers n'imita une telle pénitence.

En apprenant que la marquise de Villeroi était la sœur de M. Saint-Aubert, Emilie se sentit très-diversement affectée. Au milieu de la tristesse que lui causait la mort prématurée de cette infortunée, elle se vit soulagée des conjectures pénibles où l'avait jetée la téméraire assertion de Laurentini sur sa naissance et sur l'honneur de ses parents. Sa confiance dans les principes de Saint-Aubert ne lui permettait guère d'imaginer qu'il eût manqué à la délicatesse. Elle répugnait à se croire fille d'un autre que de celle qu'elle avait toujours aimée, respectée comme sa mère; elle l'aurait cru difficilement; mais sa ressemblance avec la feue marquise, la conduite de Dorothée, les assertions de Laurentini, le mystérieux attachement de Saint-Aubert, lui avaient inspiré des doutes que sa raison ne pouvait ni détruire ni confirmer; elle s'en trouvait délivrée, et la conduite de son père s'expliquait. Son cœur n'était plus oppressé que par le malheur d'une parente aimable, et par la terrible leçon que donnait la religieuse mourante. Trop d'indulgence pour ses premières passions avait conduit par degrés la signora Laurentini à un crime dont le seul nom dans sa jeunesse l'eût sûrement fait frémir d'horreur; crime dont de longues années de pénitence n'avaient pu effacer le souvenir ni décharger sa conscience.

CHAPITRE XLIII.

Après les dernières découvertes, Emilie fut traitée par le comte et par sa famille comme une alliée de la maison de Villeroi, et reçue, s'il était possible, avec encore plus d'amitié.

Le comte, inquiet et surpris de ne recevoir aucune réponse de Valancourt, s'applaudissait de sa prudence. Emilie ne partageait point des craintes dont elle ignorait le motif: mais quand il la voyait succomber sous le poids de sa cruelle erreur, il avait besoin de toute sa résolution pour la priver d'un soulagement momentané, et dissimuler avec elle. Les noces de Blanche s'approchaient, et partageaient son attention et ses soins. On attendait chaque jour M. de Sainte-Foix. Tout le château s'occupait des plus brillants préparatifs. Emilie voulait prendre part à la gaieté qui l'entourait; mais elle le tentait vainement: préoccupée de tout ce qu'elle avait appris, et surtout inquiète du sort de Valancourt, elle se représentait l'état où il était quand il donna à Thérèse son anneau: elle croyait y reconnaître l'expression du désespoir; et quand elle considérait où ce désespoir avait pu le conduire, son cœur saignait de douleur et d'effroi. Les doutes qu'elle formait sur sa santé, sur son existence, l'obligation où elle était de conserver ces doutes jusqu'à son retour à la vallée, lui paraissait insupportable. Il y avait des moments où rien ne pouvait la contenir. Elle s'échappait brusquement, elle allait chercher le calme dans les profondes solitudes des bois qui bordaient le rivage de la mer. Le battement des vagues écumantes, le sourd murmure des forêts, étaient analogues à l'état de son âme; elle s'asseyait sur une roche, ou sur les ruines de la vieille tour; elle observait vers le soir la dégradation des couleurs sur les nuages; elle voyait se dérouler les sombres voiles du crépuscule. La crête blanche des vagues, toujours ramenées au rivage, ne se distinguait plus qu'à peine sur la surface obscure des flots. Quelquefois elle répétait les vers que Valancourt avait gravés en ce lieu: puis, trop affectée des chagrins qu'ils lui renouvelaient, elle cherchait à se distraire.

Un soir qu'avec son luth elle errait au hasard sur ce rivage favori, elle entra dans la tour. Elle monta un escalier tournant, et se trouva dans une chambre moins dégradée que le reste. C'était de là que souvent elle avait admiré la vaste perspective que la mer et la terre lui offraient: le soleil se couchait sur cette partie des Pyrénées qui sépare le Languedoc du Roussillon; elle se plaça près d'une fenêtre grillée: les bois et les vagues au-dessous d'elle gardaient encore les nuances rougeâtres du soleil couchant. Ayant accordé son luth, elle y mêla le son de sa voix, et chanta un de ces airs simples et champêtres qu'autrefois Valancourt écoutait avec transport.

Le temps était si doux, si calme, qu'à peine le zéphyr du soir ridait la surface de l'onde, ou gonflait légèrement la voile qui recevait encore les derniers rayons de lumière. Les coups mesurés de quelques rames troublaient seuls le repos et le silence. La tendre mélodie du luth achevait de plonger Emilie dans une douce mélancolie: elle répéta ses anciennes romances; et les souvenirs qu'elles réveillaient devenant toujours plus touchants, ses larmes tombèrent sur le luth, et elle ne put continuer.

Le soleil avait disparu derrière le sommet des montagnes, leurs plus hautes pointes ne recevaient plus sa lumière; Emilie ne quittait point la tour, et s'y livrait à ses rêveries. Elle entendit marcher, elle tressaillit, et, regardant à la grille, elle reconnut en bas M. de Bonnac. Elle retomba dans la rêverie, dont cette distraction l'avait tirée: après quelques moments, elle reprit son luth, et chanta son air favori. Elle entendit encore marcher; elle écouta, on montait à la tour. L'obscurité lui inspira un peu de crainte; autrement elle n'en eût éprouvé aucune, puisque M. de Bonnac venait de passer. Les pas étaient rapides et légers; la porte s'ouvrit, et le crépuscule mourant déroba au premier instant les traits d'une personne qui entrait: mais Emilie pouvait-elle se méprendre au son de la voix? c'était celle de Valancourt. Emilie, qui jamais ne l'avait entendue sans émotion, troublée de surprise et de plaisir à la fois, l'eut à peine vu à ses pieds, qu'elle tomba sur une chaise. Tant de mouvements combattaient dans son cœur, qu'à peine elle entendait cette voix, dont les tendres et timides accents cherchaient à la ranimer. Valancourt, aux genoux d'Emilie, s'accusait de l'excès d'impatience qui l'avait décidé à la surprendre ainsi. Il venait d'arriver, et, ne pouvant attendre que le comte fût de retour, il avait couru aussitôt pour le chercher à la promenade. En passant près de la tour, il avait reconnu la voix d'Emilie, et sur-le-champ il était monté.

Elle fut longtemps avant de recouvrer ses sens; quand elle fut revenue, elle repoussa les soins de Valancourt, et lui demanda, avec autant de mécontentement qu'elle pouvait en sentir à sa vue, quel était le sujet de sa visite.

—Ah! Emilie, dit Valancourt, cet air, ces paroles, hélas! j'ai peu à espérer. Quand vous m'avez privé de votre estime, vous avez donc cessé de m'aimer?—Oui, monsieur, reprit Emilie, tâchant de donner de l'assurance à sa voix; si vous faisiez cas de mon estime, vous ne m'auriez pas donné cette nouvelle occasion de chagrin.

La physionomie de Valancourt changea soudain; l'anxiété du doute fit place à la surprise et au découragement. Il resta muet; il dit enfin:—On m'avait donné lieu d'espérer une réception bien différente!—Est-il bien vrai, Emilie, que pour jamais j'ai perdu votre affection? dois-je croire que votre estime ne peut jamais m'être rendue, que votre amour ne peut renaître? Le comte a-t-il médité cette cruauté, qui me donne une seconde fois la mort?

Le ton dont il parlait alarma Emilie autant que son discours l'étonna. Tremblante d'impatience, elle demanda qu'il voulût bien s'expliquer.

—Et pourquoi cette explication? répondit Valancourt. Ignorez-vous combien ma conduite a été calomniée? ignorez-vous que les actions dont vous m'avez cru coupable... et comment avez-vous pu, ô Emilie! me dégrader à ce point dans votre opinion?... que ces actions je les méprise, je les abhorre autant que vous? Ignorez-vous que le comte a découvert les faussetés qui me privaient de l'unique bien qui me soit cher au monde? qu'il m'a lui-même invité à venir près de vous me justifier? L'ignorez-vous, et suis-je encore le jouet d'une fausse espérance?

Le silence d'Emilie semblait confirmer cette crainte; Valancourt, dans l'obscurité, ne pouvait distinguer la surprise et la joie qui la rendaient comme immobile. Incapable de parler, un soupir de son cœur parut la soulager, et elle dit à la fin:

Valancourt! J'ignorais ce que vous venez de me dire. L'émotion que j'éprouve en est la preuve. Je ne pouvais plus vous estimer; mais je n'avais pu encore réussir à vous oublier.—Quelle idée, reprit Valancourt en s'appuyant contre la fenêtre, quelle persuasion ce moment m'apporte! Je vous suis cher! je vous suis cher encore, mon Emilie!—Faut-il donc que je vous le dise? répliqua Emilie. Cela est-il nécessaire? Voilà mon premier moment de joie depuis votre départ, et il me dédommage de tout ce que j'ai souffert.

Valancourt soupirait, et ne pouvait répondre; il couvrait ses mains de baisers: les larmes qui les inondaient parlaient un bien tendre langage, et les mots eussent eu moins d'expression.

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