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Les mystères d'Udolphe

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La prière des agonisants.

Quand il fut fini, et qu'on eut administré l'extrême-onction, le père se retira. Saint-Aubert fit un signe pour que Voisin s'approchât; il lui donna sa main, et fut quelque temps en silence. A la fin il lui dit d'une voix éteinte: Mon bon ami, notre connaissance a été courte, mais elle vous a suffi pour me développer votre bon cœur; je ne doute pas que vous ne transportiez toute cette bienveillance à ma fille: quand je ne serai plus, elle en aura besoin. Je la confie à vos soins dans le peu de jours qu'elle doit passer ici: je ne vous en dis pas davantage. Vous avez des enfants; vous connaissez les sentiments d'un père: les miens deviendraient bien pénibles si j'avais moins de confiance en vous. Voisin l'assura, et ses larmes témoignaient toute sa sincérité, qu'il n'oublierait rien pour adoucir l'affliction d'Emilie, et que, si Saint-Aubert le désirait, il la ramènerait en Gascogne. Cette offre fut si agréable à Saint-Aubert, qu'il ne trouva point d'expression pour peindre sa reconnaissance, ou, pour bien dire, qu'il l'acceptait.

Surtout, ma chère Emilie, reprit le moribond, ne vous livrez pas à la magie des beaux sentiments: c'est l'erreur d'un esprit aimable; mais ceux qui possèdent une véritable sensibilité doivent savoir de bonne heure combien elle est dangereuse; c'est elle qui tire de la moindre circonstance un excès de malheur ou de plaisir. Dans notre passage à travers ce monde, nous rencontrons bien plus de maux que de jouissances; et comme le sentiment de la peine est toujours plus vif que celui du bien-être, notre sensibilité nous rend victime quand nous ne savons pas la modérer et la contenir.

Emilie lui répéta combien ses avis lui étaient précieux; elle lui promit de ne les oublier jamais et de s'efforcer d'en profiter. Saint-Aubert lui sourit avec autant d'affection que de tristesse. Je le répète, lui dit-il, je ne voudrais pas vous rendre insensible quand j'en aurais le pouvoir, je voudrais seulement vous garantir des excès de la sensibilité et vous apprendre à les éviter.

Combien est méprisable une humanité prétendue qui se contente de plaindre et qui ne songe point à soulager!

Saint-Aubert, quelque temps après, parla de madame Chéron sa sœur. Il faut que je vous informe, ajouta-t-il, d'une circonstance intéressante pour vous. Nous avons eu, vous le savez, très peu de rapport ensemble; mais c'est la seule parente que vous ayez: j'ai cru convenable, comme vous le verrez dans mon testament, de vous confier à ses soins jusqu'à votre majorité: elle n'est pas précisément la personne à qui j'aurais voulu remettre ma chère Emilie, mais je n'avais point d'alternative, et je la crois dans le fond une assez bonne femme; je n'ai pas besoin, mon enfant, de vous recommander d'user de prudence pour vous concilier ses bonnes grâces: vous le ferez sans doute en mémoire de celui qui tant de fois l'a tenté pour vous.

Emilie protesta que tout, ce qu'il lui recommandait serait religieusement exécuté. Hélas! ajouta-t-elle, suffoquée de sanglots, voilà bientôt tout ce qui me restera: ce sera mon unique consolation que d'accomplir entièrement tous vos désirs!

Emilie ne pouvait qu'écouter et pleurer; mais le calme extrême de son père, la foi, l'espérance qu'il montrait, adoucissaient un peu son désespoir. Pourtant elle voyait cette figure décomposée, ce caractère de mort qui commençait à se répandre, ces yeux enfoncés et toujours fixés sur elle, ces paupières pesantes et toutes prêtes à se fermer: son cœur était déchiré et ne pouvait s'exprimer.

Il voulut encore une fois lui donner sa bénédiction. Où êtes-vous, ma chère? lui dit-il en étendant vers elle ses deux mains. Emilie s'était tournée vers une fenêtre pour cacher les symptômes de son affliction; elle comprit alors que la vue lui avait manqué: il lui donna sa bénédiction qui sembla le dernier effort de sa vie expirante, et retomba sur l'oreiller. Elle baisa son front; la sueur froide de la mort inondait ses tempes, et oubliant tout son courage, ses larmes les arrosèrent un moment. Saint-Aubert leva les yeux: c'était encore l'âme d'un père; mais elle s'évanouit bientôt et Saint-Aubert ne parla plus.

Emilie fut arrachée de sa chambre par Voisin et par sa fille; ils essayèrent de calmer sa douleur: le vieillard pleurait avec elle, mais les secours d'Agnès étaient plus opportuns.

CHAPITRE VIII.

Le religieux qui s'était présenté le matin revint le soir consoler Emilie. Il apportait un message de l'abbesse d'un couvent voisin du sien, qui l'invitait à se rendre près d'elle. Emilie n'accepta pas l'offre, mais elle répondit avec reconnaissance. La sainte conversation du père, la douce bienveillance de ses manières qui ressemblaient à celles de Saint-Aubert, calmèrent un peu la violence de ses transports; elle éleva son cœur à l'Etre éternel présent partout. Relativement à Dieu, se disait Emilie, mon père bien-aimé existe ainsi qu'hier il existait pour moi. Il n'est mort que pour moi: pour Dieu, pour lui, véritablement il existe.

Retirée dans sa petite chambre, ses pensées mélancoliques errèrent encore autour de son père. Affaissée dans une espèce de sommeil, des images lugubres obsédèrent son imagination. Elle rêva qu'elle voyait son père, il l'abordait avec une contenance de bonté. Tout d'un coup il sourit avec tristesse, il leva les yeux, ouvrit ses lèvres; mais au lieu de ses paroles, elle entendit une musique douce, portée sur les airs à une fort grande distance. Elle vit alors tous ses traits s'animer dans le ravissement heureux d'un être supérieur: l'harmonie devenait plus forte, elle s'éveilla. Le rêve était fini, mais la musique durait encore, et c'était une musique céleste.

Elle écoutait et se sentait glacée par un respect superstitieux; les larmes s'arrêtèrent, elle se leva, et fut à la fenêtre. Tout était obscur; mais Emilie détournant les yeux des sombres bois qui bordaient l'horizon, elle vit à gauche cette brillante planète dont le vieillard avait parlé et qui se trouvait au-dessus du bois. Elle se rappela ce qu'il avait dit, et comme la musique agitait l'air par intervalles, elle ouvrit sa fenêtre pour écouter le chant; bientôt il s'affaiblit et elle tenta vainement de découvrir d'où il partait. La nuit ne lui permit pas de rien distinguer sur la pelouse au-dessous d'elle, et les sons devenant successivement plus doux, firent place enfin à un silence absolu.

Le lendemain matin une sœur du couvent vint lui renouveler l'invitation de l'abbesse. Emilie, qui ne pouvait abandonner la chaumière tant que le corps de son père y reposerait, consentit avec répugnance à la visite qu'on désirait d'elle, et promit de rendre ses respects à l'abbesse dans la soirée de ce même jour.

Environ une heure avant le coucher du soleil, Voisin lui servit de guide et la conduisit au couvent en traversant les bois. Ce couvent se trouvait, ainsi que celui des religieux dont nous avons parlé, à l'extrémité d'un petit golfe, sur la Méditerranée. Comme Emilie passait l'antique porte du couvent, la cloche de vêpres sonna, et lui parut le premier coup des funérailles de Saint-Aubert. De légers incidents suffisent pour affecter un esprit énervé par la douleur. Emilie surmonta la crise pénible qu'elle éprouvait, et se laissa conduire à l'abbesse qui la reçut avec une bonté maternelle. Son air d'intérêt, ses égards pénétrèrent Emilie de reconnaissance; ses yeux étaient remplis de larmes, et elle ne pouvait pas parler. L'abbesse la fit asseoir, se plaça près d'elle et la regarda en silence, pendant qu'Emilie essayait de sécher ses pleurs. Remettez-vous, ma fille, dit l'abbesse d'une voix douce, ne parlez pas, je vous comprends, vous avez besoin de repos. Nous allons à la prière, voulez-vous nous accompagner? c'est une consolation, mon enfant, de déposer ses peines dans le sein de notre père céleste: il nous voit, il nous plaint, et nous châtie dans sa miséricorde.

Emilie versa de nouvelles larmes, mais de douces émotions en mélangeaient l'amertume. L'abbesse la laissa pleurer sans l'interrompre; elle la regardait avec cet air de bonté qui aurait indiqué l'attitude d'un ange gardien: Emilie devint plus tranquille, et parlant sans réserve, elle expliqua ses motifs pour ne point quitter la chaumière.

L'abbesse approuva ses sentiments, son respect filial, mais l'invita à passer quelques jours au couvent avant de retourner à la vallée. Donnez-vous du temps, ma fille, lui dit-elle, pour vous remettre de cette première secousse, avant d'en risquer une seconde; je ne vous dissimulerai pas combien votre cœur va saigner, en revoyant le théâtre de votre douleur passée; ici, vous trouverez tout ce que la paix, l'amitié et la religion peuvent offrir de consolations; mais venez, ajouta-t-elle, en voyant ses yeux se remplir, venez, descendons à la chapelle.

Emilie la suivit dans une salle où les religieuses étaient toutes rassemblées; l'abbesse la leur confia, en disant: C'est une jeune personne pour laquelle j'ai beaucoup de considération, traitez-la comme une sœur.

Elles se rendirent à la chapelle, et l'édifiante dévotion avec laquelle fut célébré l'office divin éleva l'esprit d'Emilie aux consolations de la foi et d'une entière résignation.

Il était tard avant que l'abbesse eût consenti à son départ. Elle sortit du couvent moins oppressée qu'elle n'y était entrée, et fut reconduite par Voisin au travers des bois; leur uniforme obscurité était en harmonie avec l'état de son cœur. Elle suivait, en rêvant, un petit sentier peu battu, quand tout à coup son guide s'arrêta, regarda autour de lui, et se jeta hors du sentier dans la bruyère, disant qu'il s'était trompé de route, il marchait avec une extrême vitesse: Emilie, qui ne pouvait le suivre sur un terrain glissant et dans l'obscurité, restait à une grande distance. Si vous doutez de votre chemin, dit Emilie, ne vaudrait-il pas mieux s'adresser à ce grand château que j'aperçois entre ces arbres.

—Non, répliqua Voisin, ce n'est pas la peine: quand nous serons à ce ruisseau où vous voyez se réfléchir une lumière au delà des bois, nous serons à la maison. Je ne comprends pas comment j'ai fait pour m'égarer; c'est que je viens rarement ici après le coucher du soleil.

—Ce lieu est assez solitaire, dit Emilie, mais vous n'avez pas de voleurs?—Non, mademoiselle, point de voleurs.

—Qui est-ce donc qui vous effraye, mon cher ami? vous n'êtes pas superstitieux?—Non, je ne suis pas superstitieux; mais à vous parler vrai, mademoiselle, personne n'aime à se trouver le soir dans les environs de ce château.—Emilie comprit alors que ce château était celui dont avait déjà parlé Voisin; il avait appartenu au marquis de Villeroi, dont la mort récente avait tant affecté son père.

Ah! dit Voisin, comme tout cela est désolé! c'était une si belle maison, un si bel endroit, comme je m'en souviens!—Emilie lui demanda pourquoi cet affreux changement!—Le vieillard se taisait.—Emilie, réveillée par l'effroi qu'il montrait, occupée surtout de l'intérêt qu'avait manifesté son père, répéta la question, et elle ajouta ensuite: Si ce ne sont pas les habitants qui vous effrayent, et si vous n'êtes pas superstitieux, comment se fait-il donc, mon cher ami, que vous n'osiez, le soir, approcher de ce château?

—Eh bien donc, mademoiselle, peut-être suis-je un peu superstitieux; et si vous en saviez la cause, vous pourriez bien le devenir aussi. Il est arrivé là de singulières choses; monsieur votre bon père paraissait avoir connu la marquise.—Dites-moi, je vous prie, ce qui est arrivé? lui dit Emilie, fort émue.

—Hélas! mademoiselle, répondit Voisin, ne m'en demandez pas davantage, les secrets domestiques de mon maître doivent toujours être sacrés pour moi.—Emilie, surprise de ces derniers mots, et surtout de l'air qui les accompagnait, ne se permit pas une question nouvelle. Un intérêt plus touchant, l'image de Saint-Aubert, occupait ses pensées; elle se rappela la musique de la nuit précédente, et elle en parla à Voisin.—Vous n'avez pas été la seule, lui dit-il, je l'ai entendue aussi; mais cela m'arrive si souvent à cette heure-là, que c'est à peine si j'y prends garde.

—Vous croyez sans doute, dit vivement Emilie, que cette musique a des rapports avec le château, et voilà pourquoi vous êtes superstitieux?—Cela peut-être, mademoiselle; mais il y a d'autres circonstances relatives à ce château, et dont je conserve tristement le souvenir.—Un profond soupir suivit ces paroles, et la délicatesse d'Emilie restreignit la curiosité que ces derniers mots avaient excitée en elle.

Quand le moment terrible fut arrivé, où les restes de Saint-Aubert devaient être séparés d'elle pour toujours, elle alla seule les contempler encore une fois. Saint-Aubert avait demandé qu'on l'enterrât dans l'église des religieuses de Sainte-Claire: il avait choisi la chapelle du nord, près de la sépulture des Villeroi, et en avait indiqué la place. Le supérieur y consentit, et la triste procession se mit en marche vers le lieu. Le vénérable père, suivi d'une troupe de religieux, la vint recevoir à la porte. Le chant de l'antienne funèbre et les accords de l'orgue qui retentit dans l'église au moment où le corps y entra; les pas chancelants, et l'air abattu d'Emilie, eussent arraché des larmes à tous les spectateurs: elle n'en versait aucune. Le visage à demi couvert d'un léger voile noir, elle marchait entre deux personnes qui la soutenaient de chaque côté; l'abbesse la précédait, les religieuses suivaient, et leurs voix plaintives se mêlaient aux accents du chœur. Quand la procession fut arrivée au tombeau, la musique cessa, Emilie baissa son voile, et dans les intervalles du chant il fut aisé d'entendre ses sanglots. Le vénérable prêtre commença le service, et Emilie parvint à se contraindre; mais quand le cercueil fut déposé, quand elle entendit jeter la terre qui devrait le couvrir, un gémissement sourd lui échappa, et elle tomba sur la personne qui la soutenait: elle se remit promptement. Elle entendit ces paroles sublimes: Son corps est enterré en paix, et son âme retourne à celui dont il l'avait reçue. Son désespoir se soulagea par un déluge de pleurs.

L'abbesse la tira de l'église, et la conduisit dans son appartement. Elle lui offrit tous les secours d'une religion sainte et d'une tendre pitié. Emilie faisait des efforts pour surmonter l'accablement; mais l'abbesse, qui l'observait attentivement, lui fit préparer un lit et l'engagea à chercher du repos. Elle réclama avec bonté la promesse qu'avait faite Emilie de passer quelques jours au couvent. Emilie, que rien ne rappelait plus à la chaumière, théâtre de son malheur, eut le loisir alors de considérer sa position, et se sentit incapable de reprendre immédiatement son voyage.

Cependant la bonté maternelle de l'abbesse et les douces attentions des religieuses, n'épargnaient rien pour calmer son esprit et lui rendre la santé; elle avait éprouvé des secousses trop violentes pour se rétablir promptement: elle fut donc, pendant plusieurs semaines, atteinte d'une fièvre lente, et dans un état de langueur. Elle s'affligeait de quitter le tombeau où reposaient les cendres de son père; elle se flattait que si elle mourait en ce lieu, on la réunirait à lui. Pendant ce temps, elle écrivit à madame Chéron et à la vieille gouvernante, pour leur faire part de l'événement, et les informer de sa situation.

Pendant que l'orpheline était au couvent, la paix intérieure de cet asile, la beauté des environs, les soins obligeants de l'abbesse et de ses religieuses firent sur elle un effet si attrayant, qu'elle fut presque tentée de se séparer du monde; elle avait perdu ses plus chers amis, elle voulait se vouer au cloître, dans un séjour que la tombe de Saint-Aubert lui rendait à jamais sacré. L'enthousiasme de sa pensée, qui lui était comme naturel, avait répandu un vernis si touchant sur la sainte retraite d'une religieuse, qu'elle avait presque perdu de vue le véritable égoïsme qui la produit. Mais les couleurs qu'une imagination mélancolique légèrement imbue de superstition prêtait à la vie monastique, se fanèrent peu à peu quand ses forces lui revinrent à son cœur et ramenèrent une image qui n'en avait été que passagèrement bannie. Ce souvenir la rappela tacitement à l'espérance, à la consolation, aux plus doux sentiments; des lueurs de bonheur se montrèrent dans le lointain; et quoiqu'elle n'ignorât pas à quel point elles pouvaient être trompeuses, elles ne voulut pas s'en priver.

Il se passa quelques jours entre l'arrivée du serviteur que madame Chéron envoyait et celui où Emilie fût en état de se mettre en route pour la vallée. Le soir qui précéda son départ, elle se rendit à la chaumière pour prendre congé de Voisin et de sa famille. Elle fit à ces bonnes gens les adieux les plus tendres et les mieux sentis. Voisin l'aimait comme sa fille, et versait des larmes. Emilie en répandit: elle évita d'entrer dans la chaumière; elle aurait renouvelé des impressions trop cuisantes, et elle n'avait plus maintenant assez de force pour les soutenir.

Quand le moment du départ fut venu, toute sa douleur se renouvela; la mémoire de son père au tombeau, les bontés de tant de personnes vivantes, l'attachaient à cette retraite: elle semblait éprouver, pour le lieu où reposait Saint-Aubert, ces tendres affections qu'on sent pour sa patrie. L'abbesse lui donna, en se séparant d'elle, les plus touchants témoignages d'attachement, et l'engagea à revenir si elle ne trouvait pas ailleurs la considération qu'elle devait attendre. Plusieurs des religieuses lui exprimèrent de vifs regrets; elle quitta le couvent les larmes aux yeux, emportant avec elle l'affection et les vœux de toutes les personnes qu'elle y laissait.

Elle avait voyagé longtemps avant que le spectacle qui se déployait sous ses yeux eût pu la distraire. Abîmée dans la mélancolie, elle ne remarqua tant d'objets enchanteurs que pour se rappeler mieux son père. Saint-Aubert était avec elle quand elle les avait vus d'abord, et ses observations sur chacun d'eux se retraçaient à sa mémoire. La journée se passa dans la langueur, dans l'abattement. Elle coucha cette nuit sur la frontière du Languedoc, et le lendemain elle entra en Gascogne.

En approchant du château, ces tristes souvenirs se multiplièrent. Enfin le château lui-même, le château se dessina au milieu du paysage que Saint-Aubert aimait le plus.

La route, en tournant, le lui laissa voir avec beaucoup plus de détail; les cheminées, que rougissait le couchant, s'élevaient derrière les plantations favorites de Saint-Aubert, dont le feuillage cachait les parties basses du bâtiment. Emilie ne put retenir un profond soupir: Cette heure, se disait-elle, était aussi son heure de prédilection. Et voyant le pays sur lequel s'allongeaient les ombres: Quel repos, s'écriait-elle, quelle scène charmante! Tout est tranquille, tout est aimable, hélas! comme autrefois.

Elle résistait encore au poids affreux de sa douleur, quand elle entendit la musique des danses que si souvent elle avait remarquée, en suivant avec Saint-Aubert les bords fleuris de la Garonne. Alors ses larmes coulèrent jusqu'au moment où la voiture s'arrêta. Elle était en face d'une petite maison: elle leva les yeux dans ce moment, et reconnut la vieille gouvernante qui venait pour ouvrir la porte: le chien de son père venait aussi en aboyant, et quand la jeune maîtresse fut descendue, il sauta, courut au-devant d'elle et lui fit connaître sa joie. Ma chère demoiselle, dit Thérèse, et puis elle s'arrêta; les larmes d'Emilie l'empêchaient de répliquer: le chien s'agitait autour d'elle; tout d'un coup, il courut à la voiture. Ah! mademoiselle, mon pauvre maître! s'écria Thérèse; son chien est allé le chercher. Emilie sanglota en voyant la portière ouverte et le chien sauter dans la voiture, descendre, flairer, chercher avec inquiétude.

Venez, ma chère demoiselle, dit Thérèse; allons, que vous donnerai-je pour vous rafraîchir? Emilie prit la main de la vieille bonne; elle essaya de modérer sa douleur en la questionnant sur sa santé. Elle cheminait lentement vers la porte, s'arrêtait, marchait encore, et faisait une nouvelle pause. Quel silence! quel abandon! quelle mort dans ce château! Frémissant d'y rentrer, et se reprochant d'hésiter, elle passa dans la salle, la traversa rapidement, comme si elle eût craint de regarder autour d'elle, en ouvrit le cabinet qu'elle appelait autrefois le sien. Le sombre du soir donnait quelque chose de solennel au désordre de ce lieu; les chaises, les tables, tous les meubles qu'elle remarquait à peine en des temps plus heureux, parlaient alors trop éloquemment à son cœur. Elle s'assit près d'une fenêtre qui donnait sur le jardin: c'était de là qu'avec Saint-Aubert elle avait si souvent contemplé le soleil couchant.

Elle ne se contraignit plus, et s'en trouva soulagée.

Je vous ai fait le lit vert, dit Thérèse en apportant du café; j'ai pensé qu'à présent vous l'aimiez mieux que le vôtre. Je ne croyais guère, à pareil jour, que vous dussiez revenir seule. Quel jour, grand Dieu! la nouvelle me perça le cœur quand je la reçus. Qui l'aurait dit, quand mon pauvre maître partit, qu'il ne devait jamais revenir? Emilie se couvrit le visage de son mouchoir et lui fit signe de ne plus parler.

Emilie resta quelque temps plongée dans sa tristesse; elle ne voyait pas un seul objet qui ne la ramenât à sa douleur. Les plantes favorites de Saint-Aubert, les livres qu'il avait choisis pour elle et qu'ils lisaient souvent ensemble; les instruments de musique dont il aimait tant l'harmonie et qu'il touchait souvent lui-même. A la fin, rappelant sa résolution, elle voulut voir l'appartement abandonné; elle sentit que sa peine serait toujours plus grande si elle différait.

Elle traversa le gazon, mais son courage défaillit en ouvrant la bibliothèque; peut-être cette obscurité que répandaient le soir et le feuillage augmentait le religieux effet de ce lieu, où tout lui parlait de son père. Elle aperçut la chaise dans laquelle il se plaçait: elle fut interdite à cet aspect, et s'imagina presque l'avoir vu lui-même devant elle. Elle réprima les illusions d'une imagination troublée, mais elle ne put empêcher un certain effroi respectueux qui se mêlait à ses émotions. Elle avança doucement jusqu'à la chaise et s'y assit. Elle avait près d'elle un pupitre, et sur ce pupitre un livre que son père n'avait pas fermé; en reconnaissant la page ouverte, elle se ressouvint que la veille de son départ Saint-Aubert lui en avait lu quelque chose: c'était son auteur favori. Elle regarda le feuillet, pleura et le regarda encore: ce livre était sacré pour elle; elle n'aurait pas fermé la page ouverte pour tous les trésors du monde; elle resta devant le pupitre, ne pouvant se résoudre à le quitter.

Au milieu de sa rêverie, elle vit la porte s'ouvrir avec lenteur; un son qu'elle entendit à l'extrémité de l'appartement la fit tressaillir; elle crut apercevoir un peu de mouvement. Le sujet de sa méditation, l'épuisement de ses esprits, l'agitation de ses sens lui causèrent une terreur soudaine; elle attendit quelque chose de surnaturel. Mais sa raison reprenant le dessus: Qu'ai-je à craindre? dit-elle; si les âmes de ceux que nous chérissons reviennent, ce ne peut être que par bonté.

Le silence qui régnait la rendit honteuse de sa crainte; le même son pourtant recommença. Distinguant quelque chose autour d'elle et se sentant presser contre sa chaise, elle fit un cri; mais elle ne put s'empêcher de sourire avec un peu de confusion, en reconnaissant le bon chien, qui se couchait près d'elle et qui lui léchait les mains.

Emilie, sentant qu'elle était hors d'état de visiter pour ce soir le château solitaire, quitta la bibliothèque et se promena dans le jardin sur la terrasse qui dominait la rivière. Le soleil était couché, mais sous les branches touffues des amandiers, on distinguait les traces de feu qui doraient le crépuscule.

Emilie, qui marchait toujours, approchait du platane où Saint-Aubert s'était souvent assis près d'elle, et où sa bonne mère l'avait souvent entretenu des délices d'un futur état. Combien de fois aussi son père avait trouvé des consolations dans l'idée d'une réunion éternelle! Oppressée de ce souvenir, elle quitta le platane; et s'appuyant sur le mur de la terrasse, elle vit un groupe de paysans dansant gaiement au bord de la Garonne, dont la vaste étendue réfléchissait les derniers rayons du jour. Quel contraste ils formaient avec Emilie malheureuse et désolée! Elle se détourna, mais, hélas! où pouvait-elle aller sans rencontrer des objets faits pour aggraver sa douleur?

Emilie reçut des lettres de sa tante. Madame Chéron, après quelques lieux communs de consolation et de conseil, l'invitait à venir à Toulouse; elle ajoutait que feu son frère lui ayant confié l'éducation d'Emilie, elle se regardait comme obligée de veiller sur elle. Emilie eût bien voulu rester à la vallée; c'était l'asile de son enfance et le séjour de ceux qu'elle avait perdus pour jamais, elle pouvait les pleurer sans qu'on l'observât; mais elle désirait également de ne point déplaire à madame Chéron.

Quoique sa tendresse ne lui permît pas un doute sur les motifs qu'avait eus Saint-Aubert en lui donnant un tel mentor, Emilie sentait fort bien que cet arrangement livrait son bonheur aux caprices de sa tante; dans sa réponse elle demanda la permission de rester quelque temps à la vallée; elle alléguait son extrême abattement, et le besoin qu'elle avait et de repos et de retraite, pour se rétablir par degrés; elle savait bien que ses goûts différaient beaucoup de ceux de madame Chéron sa tante; celle-ci aimait la vie dissipée, et sa grande fortune lui permettait d'en jouir. Après avoir écrit cette lettre, Emilie se trouva plus tranquille.

Elle reçut la visite de M. Barreaux, qui regrettait sincèrement Saint-Aubert. Je puis bien pleurer mon ami, disait-il, je ne trouverai jamais quelqu'un qui lui ressemble. Si j'avais rencontré un seul homme comme lui dans le monde, je n'y aurais pas renoncé.

Le sentiment de M. Barreaux pour Saint-Aubert le rendait extrêmement cher à sa fille; sa plus grande consolation était de parler de ses parents avec un homme qu'elle révérait beaucoup, et qui, sous un extérieur peu agréable, cachait un cœur si sensible, un esprit si distingué.

Plusieurs semaines se passèrent dans une retraite paisible, et le chagrin d'Emilie se transformait en une mélancolie douce; elle pouvait déjà lire, et même lire les livres qu'elle avait lus avec son père, s'asseoir à sa place dans sa bibliothèque, arroser les fleurs qu'il avait plantées, toucher les instruments qu'il avait fait parler, et même de temps en temps jouer son air favori.

Madame Chéron ne répondant point, Emilie commençait à se flatter qu'elle pourrait prolonger sa retraite; elle se sentait alors tant de force, qu'elle osa visiter les lieux où le passé se retraçait le plus vivement à son esprit, de ce nombre était la pêcherie; et pour augmenter dans cette promenade la mélancolie qu'elle aimait, elle emporta son luth, et s'y rendit à cette heure de la soirée qui convient si bien à l'imagination et à la douleur. Quand Emilie fut dans les bois et se vit près du bâtiment, elle s'arrêta, s'appuya contre un arbre, et pleura quelques minutes avant de pouvoir avancer. Le petit sentier qui menait au pavillon était alors tout embarrassé d'herbes; les fleurs que Saint-Aubert avait semées sur les bords en paraissaient presque étouffées; les orties, le houx croissaient par touffes; elle regardait tristement cette promenade négligée, où tout semblait morne et flétri. Elle serait sans doute restée bien plus longtemps dans cette situation, si le bruit de quelques pas, derrière le bâtiment, n'eût tout à coup excité son attention. L'instant d'après, une porte s'ouvrit, un étranger parut, et, stupéfait de voir Emilie, il la supplia d'excuser son indiscrétion. Au son de cette voix, Emilie perdit sa crainte, et son émotion augmenta. Cette voix lui était familière, et quoiqu'elle ne pût distinguer aucun trait sa mémoire la servait trop bien pour qu'elle conservât de la frayeur.

L'étranger répéta ses excuses; Emilie répondit quelques mots; alors celui-ci, s'avançant avec vivacité, s'écria:—Grand Dieu? se peut-il? Sûrement. Je ne m'abuse point. C'est mademoiselle Saint-Aubert!

—Il est vrai, dit Emilie qui reconnut Valancourt, dont les traits semblaient animés. Mille souvenirs pénibles se pressèrent dans son esprit, et l'effort qu'elle fit pour se contenir ne servit, en effet, qu'à l'agiter davantage. Valancourt, pendant ce temps, s'informait soigneusement de la santé de M. Saint-Aubert. Un torrent de larmes lui apprit la fatale nouvelle. Il conduisit Emilie à un siége, et s'assit auprès d'elle. Elle continuait de pleurer, et Valancourt tenait sa main; mais elle ne s'en aperçut qu'en la sentant inondée des pleurs qu'il versait.

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Le pavillon.

Je sais, dit-il enfin, combien en pareil cas les consolations sont inutiles. Après un si grand malheur, je ne puis que m'affliger avec vous.

Quand Valancourt apprit que Saint-Aubert était mort sur la route, et avait laissé Emilie entre les mains de personnes étrangères, il s'écria involontairement: Où étais-je? Bientôt il détourna la conversation, et parla de lui-même. Elle apprit qu'après leur séparation, il avait erré quelques jours sur le rivage de la mer, et était revenu en Gascogne par le Languedoc. La Gascogne était sa province, et c'était là qu'il résidait.

Après cette courte narration, il se tut. Emilie n'était pas disposée à reprendre la parole; ils continuèrent leur marche. Mais à la porte il s'arrêta comme s'il eût cru qu'il ne devait pas aller plus loin; il dit à Emilie que comptant le lendemain retourner à Estuvière, il lui demandait la permission de venir prendre congé d'elle dans la matinée. Emilie pensa qu'elle ne pouvait le lui refuser.

Elle passa une soirée bien triste; toujours occupée de son père, elle se rappela de quelle manière précise et solennelle il avait demandé qu'on brûlât ses papiers; elle se reprocha de n'avoir point obéi plus tôt, et décida que dès le lendemain elle réparerait sa négligence.

CHAPITRE IX.

Le lendemain matin Emilie fit allumer du feu dans la chambre à coucher de son père, et s'y rendit pour brûler ses papiers; elle ferma la porte, afin d'empêcher qu'on ne la surprît, et ouvrit le cabinet où les manuscrits étaient serrés. Près d'une grande chaise, dans un coin du cabinet, était la même table où elle avait vu son père dans la nuit qui précéda son départ; elle ne doutait pas que les papiers dont il avait parlé ne fussent ceux mêmes dont la lecture lui causait alors tant d'émotion.

La vie solitaire qu'Emilie avait menée, les mélancoliques sujets de ses pensées habituelles l'avaient rendue susceptible de croire aux revenants, aux fantômes; c'était la preuve d'un esprit fatigué. C'était surtout en se promenant le soir dans une maison déserte, qu'elle avait frémi plus d'une fois à de prétendues apparitions, qui ne l'auraient jamais frappée lorsqu'elle était heureuse: telle était la cause de l'effet qu'elle éprouva, quand, élevant les yeux pour la seconde fois sur la chaise placée dans un coin obscur, elle y vit l'image de son père. Emilie resta dans un état de stupeur, puis sortit précipitamment. Bientôt elle se reprocha sa faiblesse, en accomplissant un devoir aussi sérieux, et elle rouvrit le cabinet. D'après l'instruction de Saint-Aubert, elle trouva bientôt la pièce de parquet qu'il avait décrite; et dans le coin, près de la fenêtre, elle reconnut la ligne qu'il avait désignée; elle appuya, la planche glissa d'elle-même. Emilie vit la liasse de papiers, quelques feuilles éparses et la bourse de louis; elle prit le tout d'une main tremblante, reposa la planche, et se disposait à se relever, quand l'image qui l'avait alarmée se retrouva placée devant elle; elle se précipita dans la chambre, et se jeta sur une chaise presque sans connaissance: sa raison revint, et surmonta bientôt cette effrayante, mais pitoyable surprise de l'imagination. Elle retourna aux papiers; mais elle avait si peu sa tête, que ses yeux involontairement se portèrent sur les pages ouvertes. Elle ne pensait pas qu'elle transgressait l'ordre formel de son père; mais une phrase d'une extrême importance réveilla son attention et sa mémoire. Elle abandonna les papiers; mais elle ne put éloigner de son esprit les mots qui ranimaient si vivement sa terreur et sa curiosité: elle en était vivement affectée. Plus elle méditait, et plus son imagination s'enflammait. Pressée des motifs les plus impérieux, elle voulait percer le mystère que cette phrase indiquait; elle se repentait de l'engagement qu'elle avait pris, elle douta même qu'elle fût obligée de le remplir; mais son erreur ne fut pas longue.

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La cachette.

—J'ai promis, se dit-elle, et je ne dois pas discuter, mais obéir. Ecartons une tentation qui me rendrait coupable, puisque je me sens assez de force pour résister. Aussitôt tout fut consumé.

Elle avait laissé la bourse sans l'ouvrir: mais, s'apercevant qu'elle contenait quelque chose de plus fort que des pièces de monnaie, elle se mit à l'examiner. Sa main les y plaça, disait-elle, en baisant chaque pièce et les couvrant de ses larmes; sa main qui n'est plus qu'une froide poussière. Au fond de la bourse était un petit paquet; elle l'ouvrit: c'était une petite boîte d'ivoire, au fond de laquelle était le portrait d'une... dame. Elle tressaillit. La même, s'écria-t-elle, que pleurait mon père! Elle ne put, en la considérant, en assigner la ressemblance; elle était d'une rare beauté; son expression particulière était la douceur, mais il y régnait une ombre de tristesse et de résignation.

Saint-Aubert n'avait rien prescrit au sujet de cette peinture. Emilie crut pouvoir la conserver; et se rappelant de quelle manière il avait parlé de la marquise de Villeroi, elle fut portée à croire que ce pouvait être son portrait. Elle ne voyait pourtant aucune raison pour qu'il eût gardé le portrait de cette dame.

Emilie regardait cette peinture; elle ne concevait pas l'attrait qu'elle trouvait à la contempler, et le mouvement d'amour et de pitié qu'elle ressentait en elle. Des boucles de cheveux bruns jouaient négligemment sur un front découvert; le nez était presque aquilin. Les lèvres souriaient, mais c'était avec mélancolie; ses yeux bleus se levaient au ciel avec une langueur aimable, et l'espèce de nuage répandu sur toute sa physionomie semblait exprimer la plus vive sensibilité.

Emilie fut tirée de la rêverie profonde où ce portrait l'avait jetée, en entendant retomber la porte du jardin. Elle reconnut Valancourt qui se rendait au château; elle resta quelques moments pour se remettre.

Quand elle aborda Valancourt au salon, elle fut frappée du changement qu'elle remarqua sur son visage depuis leur séparation en Roussillon: la douleur et l'obscurité l'avaient empêchée de s'en apercevoir la veille. Mais l'abattement de Valancourt céda à la joie qu'il ressentit de la voir. Vous voyez, lui dit-il, j'use de la permission que vous m'avez accordée; je viens vous dire adieu, et c'est hier seulement que j'ai en le bonheur de vous rencontrer.

Emilie sourit faiblement; et, comme embarrassée de ce qu'elle lui dirait, elle lui demanda s'il y avait longtemps qu'il était de retour en Gascogne.—J'y suis depuis... dit Valancourt en rougissant, après avoir eu le malheur de quitter des amis qui m'avaient rendu le voyage des Pyrénées si délicieux. J'ai fait une assez longue tournée.

Une larme vint aux yeux d'Emilie pendant que Valancourt parlait; il s'en aperçut, parla d'autre chose: il loua le château, sa situation, les points de vue qu'il offrait. Emilie, fort en peine de soutenir la conversation, saisit avec plaisir un sujet indifférent. Ils descendirent sur la terrasse, et Valancourt fut enchanté de la rivière, de la prairie, des tableaux multipliés que présumait la Guyenne.

Il s'appuya sur la terrasse; et contemplant le cours rapide de la Garonne: Il n'y a pas longtemps, dit-il, que j'ai remonté jusqu'à sa source; je n'avais pas alors le bonheur de vous connaître, car j'aurais senti douloureusement votre absence.

Valancourt s'assit près d'elle, mais il était muet et tremblant. A la fin, il dit d'une voix entrecoupée: Ce lieu charmant, je vais le quitter! je vais vous quitter peut-être pour toujours. Ces moments peuvent ne revenir jamais; je ne veux point les perdre. Souffrez cependant que, sans affecter votre délicatesse et votre douleur, je vous exprime une fois tout ce que votre bonté m'inspire d'admiration et de reconnaissance. Oh! si je pouvais quelque jour avoir le droit d'appeler amour le vif sentiment...

L'émotion d'Emilie ne lui permit pas de répliquer, et Valancourt ayant jeté les yeux sur elle, la vit pâlir et près de se trouver mal: il fit un mouvement involontaire pour la soutenir; ce mouvement la fit revenir à elle avec une sorte d'effroi. Quand Valancourt reprit la parole, tout, jusqu'au son de sa voix, respirait l'amour le plus tendre.—Je n'oserais, ajouta-t-il, vous entretenir de moi plus longtemps; mais ce moment cruel aurait moins d'amertume, si je pouvais emporter l'espoir que l'aveu qui m'est échappé ne m'exclura pas désormais de votre présence.

Emilie fit un autre effort pour surmonter la confusion de ses pensées: elle craignait de trahir son cœur, et de laisser voir la préférence qu'il accordait à Valancourt: elle craignait d'encourager ses espérances. Cependant elle reprit courage, pour dire qu'elle se trouvait honorée par le suffrage d'une personne pour laquelle son père avait tant d'estime.

—Il m'a donc alors jugé digne de son estime? dit Valancourt avec la timidité du doute. Puis, se reprenant, il ajouta:—Pardonnez cette question; je sais à peine ce que je veux dire. Si j'osais me flatter de votre indulgence, si vous me permettiez l'espérance d'obtenir quelquefois de vos nouvelles, je vous quitterais avec bien plus de tranquillité.

Emilie répondit après un moment de silence: Je serai sincère avec vous; vous voyez ma position, et, j'en suis sûre, vous vous y conformerez. Je vis ici dans la maison qui fut celle de mon père; mais j'y vis seule. Je n'ai plus, hélas! de parents dont la présence puisse autoriser vos visites...

—Je n'affecterai pas de ne pas sentir cette vérité, dit Valancourt. Puis il ajouta tristement: Mais qui me dédommagera de ce que me coûte ma franchise? Au moins, consentirez-vous que je me présente à votre famille?

Emilie, confuse, hésitait à répliquer; elle en sentait la difficulté. Son isolement, sa situation, ne lui laissaient pas un ami dont elle pût recevoir un conseil. Madame Chéron, sa seule parente, n'était occupée que de ses propres plaisirs, ou se trouvait tellement offensée de la répugnance d'Emilie à quitter la vallée, qu'elle semblait ne plus songer à elle.

—Ah! je le vois, dit Valancourt après un long silence; je vois que je me suis trop flatté. Vous me jugez indigne de votre estime. Fatal voyage! je le regardais comme la plus heureuse époque de ma vie: ces jours délicieux empoisonneront mon avenir.

Le désespoir se peignait dans tous ses traits. Emilie en fut attendrie.

—Vous ne savez pas, lui dit-il, quels tourments j'ai soufferts près de vous, lorsque sans doute, si vous m'honoriez d'une pensée, vous deviez me croire bien loin d'ici. Je n'ai cessé d'errer toutes les nuits autour de ce château, dans une obscurité profonde; il m'était délicieux de savoir que j'étais enfin près de vous. Je jouissais de l'idée que je veillais autour de votre retraite, et que vous goûtiez le sommeil: ces jardins ne me sont pas nouveaux. Un soir j'avais franchi la haie, je passai une des heures les plus heureuses de ma vie, sous la fenêtre que je croyais la vôtre.

La conversation se prolongeait sans qu'ils songeassent à la fuite des instants. Valancourt, à la fin, parut se recueillir. Il faut que je parte, dit-il tristement, mais c'est avec l'espérance de vous revoir, et celle d'offrir mes respects à votre famille: que votre bouche me confirme cet espoir.—Mes parents se féliciteront toujours de connaître un ancien ami de mon père, dit Emilie. Valancourt lui baisa la main; il restait encore sans pouvoir s'éloigner; Emilie se taisait; ses yeux étaient baissés, et ceux de Valancourt demeuraient attachés sur elle. En ce moment, des pas précipités se firent entendre derrière le platane. Emilie, tournant doucement la tête, aperçut tout à coup madame Chéron: elle rougit, un tremblement subit s'empara d'elle; elle se leva pourtant pour aller au-devant de sa tante. Bonjour, ma nièce, dit madame Chéron en jetant un regard de surprise et de curiosité sur Valancourt, bonjour, ma nièce, comment vous portez-vous? Mais la question n'est pas nécessaire, et votre figure indique assez que vous avez déjà pris votre parti sur votre perte.

—Ma figure, en ce cas, me fait injure, madame; la perte que j'ai faite ne peut jamais se réparer.

—Bon, bon! je ne veux point vous chagriner. Vous me paraissez tout comme votre père... et certes il aurait été bien heureux pour lui, le pauvre homme, qu'il eût été d'un caractère différent!

Elle ne répliqua point, et lui présenta Valancourt affligé. Il salua respectueusement; madame Chéron lui rendit une révérence courte, et le regarda d'un air dédaigneux. Après quelques moments, il prit congé d'Emilie d'un air qui lui témoignait assez la douleur de s'éloigner d'elle, et de la laisser dans la société de madame Chéron.

Quel est ce jeune homme? dit madame Chéron avec un ton aigre; un de vos adorateurs, je suppose? Mais je vous croyais, ma nièce, un trop juste sentiment des convenances pour recevoir les visites d'un jeune homme dans l'état d'isolement où vous êtes. Le monde observe de pareilles fautes; on en parlera, c'est moi qui vous le dis.

Emilie, offensée d'une si violente sortie, aurait bien voulu l'interrompre, mais madame Chéron continua: Il est fort nécessaire que vous vous trouviez sous la direction d'une personne plus en état de vous guider que vous-même.

A la vérité, j'ai peu de loisir pour une tâche semblable; néanmoins, puisque votre pauvre père m'a demandé à son dernier moment de surveiller votre conduite, je suis obligée de m'en charger; mais sachez bien, ma nièce, que si vous ne vous déterminez pas à la plus grande docilité, je ne me tourmenterai pas longtemps à votre sujet.

Emilie n'essaya point de répondre. La douleur, l'orgueil, le sentiment de son innocence, la continrent jusqu'au moment où la tante ajouta: Je suis venue vous chercher pour vous mener à Toulouse. Je suis fâchée, après tout, que votre père soit mort avec si peu de fortune. Quoi qu'il en soit, je vous prendrai dans ma maison. Il fut toujours plus généreux que prévoyant, votre père: autrement il n'eût pas laissé sa fille à la merci de ses parents.

—Aussi ne l'a-t-il pas fait, dit Emilie avec sang-froid. Le dérangement de sa fortune ne vient pas entièrement de cette noble générosité qui le distinguait: les affaires de M. Motteville peuvent se liquider, je l'espère, sans ruiner ses créances, et jusqu'à ce moment je me trouverai fort heureuse de résider à la vallée.

—Je n'en doute pas, dit madame Chéron avec un sourire plein d'ironie, je n'en doute pas; et je vois combien la tranquillité, la retraite, ont été salutaires au rétablissement de vos esprits. Je ne vous croyais pas capable, ma nièce, d'une duplicité comme celle-là. Quand vous me donniez une telle excuse, j'y croyais bonnement; je ne m'attendais sûrement pas à vous trouver un compagnon aussi aimable que ce M. la Val... J'ai oublié son nom.

Emilie ne pouvait plus longtemps endurer ces indignités. Mon excuse était fondée, madame, lui dit-elle, et plus que jamais j'apprécie aujourd'hui la retraite que je désirais alors. Si le but de votre visite est seulement d'ajouter l'insulte aux chagrins de la fille de votre frère, vous auriez pu me l'épargner.

—Et quel est-il, ce jeune aventurier, je vous prie? dit madame Chéron; quelles sont ses prétentions?—Il vous les expliquera, madame, dit Emilie: mon père le connaissait; je le crois sans reproche.

—Alors c'est un cadet, s'écria la tante, et de droit un mendiant! Ainsi donc, mon frère se prit de passion pour ce jeune homme, en quelques jours seulement: mais le voilà bien. Dans sa jeunesse, il prenait inclination, aversion, sans qu'on en pût deviner la cause, et j'ai remarqué même que les gens dont il s'éloignait étaient toujours bien plus aimables que ceux dont il s'engouait; mais on ne dispute pas des goûts. Il était dans l'usage de se fier beaucoup à la physionomie; c'est un ridicule enthousiasme. Qu'est-ce que le visage d'un homme a de commun avec son caractère? un homme de bien pourra-t-il s'empêcher d'avoir une figure désagréable? Madame Chéron débita cette sentence avec l'air triomphant d'une personne qui croit avoir fait une grande découverte, qui s'en applaudit, et qui n'imagine pas qu'on puisse lui répliquer.

Emilie, qui désirait finir cet entretien, pria sa tante d'accepter quelques rafraîchissements. Madame Chéron la suivit au château, mais sans se désister d'un sujet qu'elle traitait avec tant de complaisance pour elle-même, et si peu d'égards pour sa nièce.

En entrant au château, madame Chéron lui dit de s'arranger pour prendre la route de Toulouse, et déclara qu'elle voulait partir dans quelques heures. Emilie la conjura de différer du moins jusqu'au lendemain; elle eut de la peine à l'obtenir.

Hélas! lui dit Thérèse, vous allez donc partir! Si j'en puis juger, vous seriez plus heureuse ici que vous ne le serez où l'on vous mène. Emilie ne répondit point.

Rentrée chez elle, elle regarda de sa fenêtre et vit le jardin faiblement éclairé de la lune qui s'élevait au-dessus des figuiers. La beauté calme de la nuit augmenta le désir qu'elle avait de goûter une triste jouissance en faisant aussi ses adieux aux ombrages bien-aimés de son enfance. Elle fut tentée de descendre, et jetant sur elle le voile léger avec lequel elle se promenait, elle passa sans bruit dans le jardin. Elle gagna fort vite les bosquets éloignés, heureuse encore de respirer un air libre, et de soupirer sans que personne l'observât. Le profond repos de la nature, les riches parfums que le zéphyr répandait, la vaste étendue de l'horizon et de la voûte azurée ravissaient son âme et la portaient par degrés à cette hauteur sublime d'où les traces de ce monde s'évanouissent.

Emilie porta ses yeux sur le platane et s'y reposa pour la dernière fois. C'était là que, peu d'heures avant, elle causait avec Valancourt. Elle se rappela l'aveu qu'il avait fait que souvent il errait la nuit autour de son habitation, qu'il en franchissait la barrière; et tout à coup elle pensa que, dans ce moment même il était peut-être au jardin. La crainte de le rencontrer, la crainte des censures de sa tante, l'engagèrent également à se retirer vers le château. Elle s'arrêtait souvent pour examiner les bosquets avant que de les traverser. Elle y passa sans voir personne; cependant, parvenue à un groupe d'amandiers plus près de la maison, et s'étant retournée pour voir encore le jardin, elle crut voir une personne sortir des plus sombres berceaux et prendre lentement une allée de tilleuls, alors éclairée par la lune. La distance, la lumière trop faible, ne lui permirent pas de s'assurer si c'était illusion ou réalité. Elle continua de regarder quelque temps, et l'instant d'après elle crut entendre marcher auprès d'elle. Elle rentra précipitamment; et revenue dans sa chambre, elle ouvrit sa fenêtre au moment où quelqu'un se glissait entre les amandiers, à l'endroit même qu'elle venait de quitter. Elle ferma la fenêtre, et quoique fort agitée, quelques moments de sommeil la rafraîchirent.

CHAPITRE X.

Le carrosse qui devait conduire Emilie et madame Chéron jusqu'à Toulouse parut devant la porte de bonne heure. Madame Chéron était au déjeuner avant que sa nièce arrivât. Le repas fut silencieux et fort triste de la part d'Emilie. Madame Chéron, piquée de son abattement, le lui reprocha d'une manière qui n'était pas propre à le faire cesser. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu'Emilie obtint d'emmener le chien que son père avait aimé. La tante, pressée de partir, fit avancer la voiture; Emilie la suivit. La vieille Thérèse se tenait à la porte pour prendre congé de la jeune dame. Dieu vous garde, mademoiselle, dit-elle. Emilie, lui prenant la main, ne put répondre qu'en la serrant tendrement.

Valancourt, pendant ce temps, était retourné à Estuvière, le cœur tout rempli d'Emilie. Quelquefois il s'abandonnait aux rêveries d'un avenir heureux; plus souvent il cédait à ses inquiétudes et frémissait de l'opposition qu'il trouverait dans la famille d'Emilie. Il était le dernier enfant d'une ancienne famille de Gascogne. Ayant perdu ses parents presque au berceau, le soin de son éducation et celui de sa mince légitime avaient été confiés à son frère, le comte de Duverney, son aîné de vingt ans. Il avait une ardeur dans l'esprit, une grandeur dans l'âme qui le faisaient surtout exceller dans les exercices qu'on appelait alors héroïques. Sa fortune avait encore été diminuée par les dépenses de son éducation; mais M. de Valancourt l'aîné semblait penser que son génie et ses talents suppléeraient à la fortune. Ils offraient à Valancourt une assez brillante perspective dans l'état militaire, le seul, pour ainsi dire, qu'un gentilhomme pût suivre alors sans danger. Il entra donc au service.

Il avait un congé de son régiment, quand il entreprit le voyage des Pyrénées: c'était là qu'il avait connu Saint-Aubert. Comme sa permission allait expirer, il en avait plus d'empressement à se déclarer aux parents d'Emilie; il craignait de les trouver contraires à ses vœux. Sa fortune, avec le supplément médiocre qu'aurait fourni celle d'Emilie, leur aurait suffi, mais ne pouvait satisfaire ni la vanité, ni l'ambition.

Cependant les voyageuses avançaient: Emilie bien souvent, tâchait de paraître contente, et retombait dans le silence et dans l'accablement. Madame Chéron n'attribuait sa mélancolie qu'au regret de s'éloigner d'un amant; persuadée que le chagrin de sa nièce pour la perte de Saint-Aubert n'était qu'une affectation de sensibilité, madame Chéron s'efforçait de le tourner en ridicule.

Enfin elles arrivèrent à Toulouse; Emilie n'y avait pas été depuis plusieurs années et n'en avait gardé qu'un très-faible souvenir. Elle fut surprise du faste de la maison et de celui des meubles: peut-être la modeste élégance dont elle avait l'habitude était la cause de son étonnement. Elle suivit madame Chéron à travers une vaste antichambre où paraissaient plusieurs valets vêtus de riches livrées; elle entra dans un beau salon, orné avec plus de magnificence que de goût, et sa tante ordonna qu'on servît le souper. Je suis bien aise de me retrouver dans mon château, dit-elle en se laissant aller sur un grand canapé: j'ai tout mon monde autour de moi. Je déteste les voyages; je devrais pourtant aimer à les faire, car tout ce que je vois me fait toujours trouver ma maison bien plus agréable. Eh bien! vous ne dites rien; qui vous rend donc muette, Emilie?

Emilie retint une larme qui s'échappait et feignit de sourire. Madame Chéron s'étendit sur la splendeur de sa maison, sur les sociétés qu'elle recevait, enfin sur ce qu'elle attendait d'Emilie, dont la réserve et la timidité passaient aux yeux de sa tante pour de l'ignorance et de l'orgueil. Elle en prit occasion de le lui reprocher; elle n'entendait rien à guider un esprit qui se défie de ses propres forces; qui, possédant un discernement délicat, et s'imaginant que les autres ont plus de lumières, craint de se livrer à la critique, et cherche un abri dans l'obscurité du silence.

Le service du souper interrompit le discours hautain de madame Chéron et les réflexions humiliantes pour sa nièce qu'elle y mêlait. Après le repas, madame Chéron se retira dans son appartement; une femme de chambre conduisit Emilie dans le sien. Elles montèrent un large escalier, arpentèrent plusieurs corridors, descendirent quelques marches et traversèrent un étroit passage dans une partie écartée du bâtiment; enfin la femme de chambre ouvrit la porte d'une petite chambre, et dit que c'était celle de mademoiselle Emilie. Emilie, seule encore une fois, laissa couler des pleurs qu'elle ne pouvait plus retenir.

Ceux qui savent par expérience à quel point le cœur s'attache aux objets même inanimés quand il en a pris l'habitude, avec quelle peine il les quitte, avec quelle tendresse il les retrouve, avec quelle douce illusion il croit voir ses anciens amis, ceux-là seulement concevront l'abandon où se trouvait alors Emilie, brusquement enlevée du seul asile qu'elle eût connu depuis son enfance, jetée sur un théâtre et parmi des personnes qui lui déplaisaient encore plus par leur caractère que par leur nouveauté. Le bon chien de son père était avec elle dans sa chambre, il la caressait et lui léchait les mains pendant qu'elle pleurait. Pauvre animal, disait-elle, je n'ai plus que toi pour m'aimer!

CHAPITRE XI.

La maison de madame Chéron était fort près de Toulouse, d'immenses jardins l'entouraient. Emilie, qui s'était levée de bonne heure, les parcourut, avant l'instant du déjeuner. D'une terrasse qui s'étendait jusqu'à l'extrémité de ces jardins, on découvrait tout le bas Languedoc.

Un domestique vint l'avertir que le déjeuner était servi.

Où avez-vous donc été courir si matin? dit madame Chéron lorsque sa nièce entra. Je n'approuve point ces promenades solitaires: je désire que vous ne sortiez point de si bonne heure sans qu'on vous accompagne, ajouta madame Chéron. Une jeune personne qui donnait à la vallée des rendez-vous au clair de la lune a besoin d'un peu de surveillance.

Le sentiment de son innocence n'empêcha pas la rougeur d'Emilie. Elle tremblait et baissait les yeux avec confusion, tandis que madame Chéron lançait des regards hardis et rougissait elle-même; mais sa rougeur était celle de l'orgueil satisfait, celle d'une personne qui s'applaudit de sa pénétration.

Emilie, ne doutant point que sa tante ne voulût parler de sa promenade nocturne en quittant la vallée, crut devoir en expliquer les motifs. Mais madame Chéron, avec le sourire du mépris, refusa de l'écouter. Je ne me fie, lui dit-elle, aux protestations de personne. Je juge les gens par leurs actions, et je veux essayer votre conduite à l'avenir.

Emilie, moins surprise de la modération et du silence mystérieux de sa tante qu'elle ne l'avait été de l'accusation, y réfléchit profondément, et ne douta plus que ce ne fût Valancourt qu'elle avait vu la nuit dans les jardins de la vallée, et que madame Chéron pouvait bien avoir reconnu. Sa tante ne quittant un sujet pénible que pour en traiter un qui ne le devenait pas moins, parla de M. Motteville et de la perte énorme que sa nièce faisait avec lui. Pendant qu'elle raisonnait avec une pitié fastueuse des infortunes qu'éprouvait Emilie, elle insistait sur les devoirs de l'humilité, sur ceux de la reconnaissance; elle faisait dévorer à sa nièce les plus cruelles mortifications et l'obligeait à se considérer comme étant dans la dépendance, non-seulement de sa tante, mais de tous les domestiques.

On l'avertit alors qu'on attendait beaucoup de monde à dîner, et madame Chéron lui répéta toutes les leçons du soir précédent, sur sa conduite dans la société; elle ajoutait qu'elle voulait la voir mise avec un peu d'élégance et de goût, et ensuite elle daigna lui montrer toute la splendeur de son château, lui faire remarquer tout ce qui brillait d'une magnificence particulière, et distinguait les différents appartements; après quoi elle se retira dans son cabinet de toilette. Emilie s'enferma dans sa chambre, déballa ses livres, et charma son esprit par la lecture jusqu'au moment de s'habiller.

Quand on fut rassemblé, Emilie entra dans le salon avec un air de timidité que ses efforts ne pouvaient vaincre. L'idée que madame Chéron l'observait d'un œil sévère la troublait encore davantage. Son habit de deuil, la douceur et l'abattement de sa charmante figure, la modestie de son maintien, la rendirent très-intéressante à quelques personnes de la société. Elle reconnut le signor Montoni et son ami Cavigni, qu'elle avait trouvés chez M. Quesnel; ils avaient dans la maison de madame Chéron toute la familiarité d'anciennes connaissances; elle paraissait elle-même les accueillir avec grand plaisir.

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Montoni et Cavigni.

Le signor Montoni portait dans son air le sentiment de sa supériorité: l'esprit et les talents dont il pouvait la soutenir, obligeaient tout le monde à lui céder. La finesse de son tact était fortement exprimée dans sa physionomie; mais il savait se déguiser quand il le fallait, et l'on pouvait y remarquer souvent le triomphe de l'art sur la nature. Son visage était long, assez maigre, et pourtant on le disait beau; c'était peut-être à la force, à la vigueur de son âme, qui se prononçait dans tous ses traits, que pouvait se rapporter cet éloge. Emilie se sentit entraînée vers une sorte d'admiration pour lui, mais non pas de cette admiration qui pouvait conduire à l'estime; elle y joignait une sorte de crainte dont elle ne devinait pas la cause.

Cavigni était gai et insinuant comme la première fois. Quoique presque toujours occupé de madame Chéron, il trouvait les moyens de causer avec Emilie. Il lui adressa d'abord quelques saillies d'esprit, et prit ensuite un air de tendresse dont elle s'aperçut bien, et qui ne l'effraya point. Elle parlait peu, mais la grâce et la douceur de ses manières l'encourageaient à continuer: elle n'eut de relâche que quand une jeune dame du cercle, qui parlait sans cesse et sur tout, vint se mêler à l'entretien: cette dame, qui déployait toute la vivacité, toute la coquetterie d'une Française, affectait d'entendre tout, ou plutôt elle n'y mettait point d'affectation. N'étant jamais sortie d'une ignorance parfaite, elle n'imaginait pas qu'elle eût rien à apprendre; elle obligeait tout le monde à s'occuper d'elle, amusait quelquefois, fatiguait au bout d'un moment, et puis était abandonnée.

Emilie, quoique amusée de tout ce qu'elle avait vu, se retira sans peine, et se replongea volontiers dans les souvenirs qui lui plaisaient.

Une quinzaine se passa dans un train de dissipation et de visites; Emilie accompagnait madame Chéron partout, s'amusait quelquefois, et s'ennuyait souvent. Elle fut frappée des connaissances et de l'apparente instruction que développaient les conversations autour d'elle. Ce ne fut que longtemps après qu'elle reconnut l'imposture de ces prétendus talents.

Les plus agréables moments d'Emilie s'écoulaient au pavillon de la terrasse; elle s'y retirait avec un livre, ou avec son luth, pour jouir de sa mélancolie ou pour la vaincre.

Un soir Emilie touchait son luth dans le pavillon, avec une expression qui venait du cœur. Le jour tombant éclairait encore la Garonne, qui fuyait à quelque distance, et dont les flots avaient passé devant la vallée. Emilie pensait à Valancourt; elle n'en avait pas entendu parler depuis son séjour à Toulouse, et maintenant éloignée de lui, elle sentait toute l'impression qu'il avait faite sur son cœur. Avant que d'avoir vu Valancourt, elle n'avait rencontré personne dont l'esprit et le goût s'accordassent si bien avec le sien. Madame Chéron lui avait parlé de dissimulation, d'artifices; elle avait prétendu que cette délicatesse qu'elle admirait dans son amant, n'était rien qu'un piége pour lui plaire, et pourtant elle croyait à sa sincérité. Un doute néanmoins, quelque faible qu'il fût, était suffisant pour accabler son cœur.

Le bruit d'un cheval sur la route, au-dessous de sa fenêtre, la tira de sa rêverie. Elle vit un cavalier dont l'air et le maintien rappelaient Valancourt, car l'obscurité ne lui permettait pas de distinguer ses traits. Elle se retira de la fenêtre, craignant d'être aperçue, et désirant pourtant d'observer. L'étranger passa sans regarder, et quand elle se fut rapprochée du balcon, elle le vit dans l'avenue qui menait à Toulouse. Ce léger incident la préoccupa de telle sorte, que le pavillon, le spectacle en perdirent tous leurs charmes; après quelques tours de terrasse elle rentra bien vite au château.

Madame Chéron rentra chez elle avec plus d'humeur que de coutume; Emilie se félicita, lorsque l'heure lui permit de se retrouver seule dans son appartement.

Le lendemain matin elle fut appelée chez madame Chéron, dont la figure était enflammée de colère; quand Emilie parut, elle lui présenta une lettre.

—Connaissez-vous cette écriture? dit-elle d'un ton sévère, et la regardant fixement tandis qu'Emilie examinait la lettre avec attention.

—Non, madame, répondit-elle, je ne la connais pas.

—Ne me poussez pas à bout, dit la tante. Vous la connaissez, avouez-le sur-le-champ; j'exige que vous disiez la vérité.

Emilie se taisait, elle allait sortir; madame Chéron la rappela.—Oh! vous êtes coupable, lui dit-elle, je vois bien à présent que vous connaissez l'écriture.—Puisque vous en doutiez, madame, lui dit Emilie avec dignité, pourquoi m'accusiez-vous d'avoir fait un mensonge?

—Il est inutile de le nier, dit madame Chéron, je vois à votre contenance que vous n'ignoriez pas cette lettre. Je suis bien sûre qu'à mon insu, dans ma maison, vous avez reçu des lettres de cet insolent jeune homme.

Emilie, choquée de la grossièreté de cette accusation, oublia la fierté qui l'avait réduite au silence, et s'efforça de se justifier, mais sans convaincre madame Chéron.

—Je ne puis pas supposer, reprit-elle, que ce jeune homme eût pris la liberté de m'écrire, si vous ne l'eussiez pas encouragé.—Vous me permettrez de vous rappeler, madame, dit Emilie d'une voix timide, quelques particularités d'un entretien que nous eûmes ensemble à la vallée: je vous dis alors avec franchise que je ne m'étais point opposée à ce que M. Valancourt pût s'adresser à ma famille.

—Je ne veux point qu'on m'interrompe, dit madame Chéron; je... je... Pourquoi ne le lui avez-vous pas défendu? Emilie ne répondait pas. Un homme que personne ne connaît, absolument étranger; un aventurier qui court après une héritière! mais du moins, sous ce rapport, on peut bien dire qu'il s'est trompé.

—Je vous l'ai déjà dit, madame, sa famille était connue de mon père, dit Emilie modestement, et sans paraître avoir remarqué sa dernière phrase.

—Oh! ce n'est pas du tout un préjugé favorable, répliqua la tante avec sa légèreté ordinaire. Il avait des idées si folles! Il jugeait les gens à la physionomie.—Madame, dit Emilie, vous me croyiez coupable tout à l'heure, et vous le jugiez pourtant sur ma physionomie. Emilie se permit ce reproche pour répondre au ton peu respectueux dont madame Chéron parlait de son père.

Je vous ai fait appeler, lui dit sa tante, pour vous signifier que je n'entends point être importunée de lettres ou de visites par tous les jeunes gens qui prétendront vous adorer.

—Ah! madame, dit Emilie fondant en larmes, comment ai-je mérité ce que j'éprouve? Madame Chéron, dans ce moment, en eût obtenu la promesse de renoncer pour jamais à Valancourt. Frappée de terreur, elle ne voulait plus consentir à le revoir; elle craignait de se tromper, et ne pensait pas que madame Chéron pût le faire; elle craignait enfin de n'avoir pas mis assez de réserve dans l'entretien de la vallée. Elle savait bien qu'elle ne méritait pas les soupçons odieux qu'avait formés sa tante; mais elle se tourmentait de scrupules sans nombre.

Emilie alla se promener au jardin. Parvenue à son pavillon chéri, elle s'assit près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur un bosquet. Comme elle répétait ces mots: Si jamais nous nous rencontrons, elle frémit involontairement; les larmes vinrent à ses yeux, mais elle les sécha promptement quand elle entendit qu'on marchait, qu'on ouvrait le pavillon, et qu'en tournant la tête elle eut reconnu Valancourt. Un mélange de plaisir, de surprise et d'effroi s'éleva si vivement dans son cœur, qu'elle en fut tout émue. La joie dont Valancourt était rempli fut suspendue quand il vit l'agitation d'Emilie. Revenue de sa première surprise, Emilie répondit avec un sourire doux; mais une foule de mouvements opposés vinrent encore assaillir son cœur, et luttèrent avec force pour subjuguer sa résolution. Après quelques mots d'entretien, aussi courts qu'embarrassés, elle le conduisit au jardin et lui demanda s'il avait vu madame Chéron. Non, dit-il, je ne l'ai point vue; on m'a dit qu'elle avait affaire, et quand j'ai su que vous étiez au jardin, je me suis empressé d'y venir. Il ajouta: Puis-je hasarder de vous dire le sujet de ma visite sans encourir votre disgrâce? Puis-je espérer que vous ne m'accuserez pas de précipitation, en usant de la permission que vous m'avez donnée de m'adresser à votre famille? Emilie ne savait que répliquer; mais sa perplexité ne fut pas longue, et la frayeur eut bientôt pris sa place, quand, au détour de l'allée elle aperçut madame Chéron. Elle avait repris le sentiment de son innocence: sa crainte en fut tellement affaiblie, qu'au lieu d'éviter sa tante, elle s'avança d'un pas tranquille, et l'aborda avec Valancourt. Le mécontentement, l'impatience hautaine avec lesquels madame Chéron les observait, bouleversèrent bientôt Emilie; elle comprit bien vite que cette rencontre était crue préméditée. Elle nomma Valancourt; et, trop agitée pour rester avec eux, elle courut se renfermer au château. Elle attendit longtemps, avec une inquiétude extrême, le résultat de la conversation. Elle n'imaginait pas comment Valancourt s'était introduit chez sa tante avant d'avoir reçu la permission qu'il demandait.

Madame Chéron eut un long entretien avec Valancourt, et quand elle revint au château, sa contenance exprimait plus de mauvaise humeur que de cette excessive sévérité dont Emilie avait frémi. Enfin, dit-elle, j'ai congédié le jeune homme, et j'espère que je ne recevrai plus de pareilles visites. Il m'assure que votre entrevue n'était point concertée.

—Madame, dit Emilie fort émue, vous ne lui en avez pas fait la question?—Assurément, je l'ai faite; vous ne deviez pas me croire assez imprudente pour penser que je la négligerais.

—Grand Dieu! s'écria Emilie, quelle idée aura-t-il de moi, madame, puisque vous-même vous lui montrez de tels soupçons?

—L'opinion qu'il aura de vous, reprit la tante, est désormais de fort peu de conséquence. J'ai mis fin à cette affaire, et je crois qu'il aura quelque opinion de ma prudence. Je lui ai laissé voir que je n'étais pas dupe, et surtout pas assez complaisante pour souffrir un commerce clandestin dans ma maison.

Quelle indiscrétion à votre père, continua-t-elle, de m'avoir laissé le soin de votre conduite! Je voudrais vous voir pourvue; mais si je dois être excédée plus longtemps d'importuns comme ce M. Valancourt, je vous mettrai bien sûrement au couvent. Ainsi, souvenez-vous de l'alternative. Ce jeune homme a l'impertinence de m'avouer... il avoue cela! que sa fortune est très-peu de chose et dépend de son frère aîné; qu'elle tient à son avancement dans son état. Du moins eût-il dû cacher ce détail, s'il voulait réussir. Il avait la présomption de supposer que je marierais ma nièce à un homme qui n'a rien, et qui le dit lui-même.

Emilie fut sensible à l'aveu sincère qu'avait fait Valancourt. Et quoique sa pauvreté renversât leurs espérances, la franchise de sa conduite lui causait un plaisir qui surmontait tout le reste.

Madame Chéron poursuivit. Il a aussi jugé à propos de me dire qu'il ne recevrait son congé que de vous-même, ce que je lui ai positivement refusé. Il apprendra qu'il est très-suffisant que, moi, je ne l'agrée pas, et je saisis cette occasion de le répéter: si vous concertez avec lui la moindre entrevue sans ma participation, vous sortirez de chez moi à l'instant même.

—Combien vous me connaissez peu, madame, dit Emilie, si vous croyez qu'une pareille injonction soit nécessaire.

Quand, à table, elle revit madame Chéron, ses yeux trahissaient ses larmes; elle en eut de vifs reproches.

Ses efforts pour paraître gaie ne manquèrent pas tout à fait leur but. Elle alla avec sa tante chez madame Clairval, veuve d'un certain âge, et depuis peu établie à Toulouse dans une propriété de son époux. Elle avait vécu plusieurs années à Paris avec beaucoup d'élégance. Elle était naturellement enjouée; et depuis son arrivée à Toulouse elle avait donné les plus belles fêtes qu'on eût jamais vues dans le pays.

Tout cela excitait non-seulement l'envie, mais aussi la frivole ambition de madame Chéron. Et puisqu'elle ne pouvait rivaliser de faste et de dépense, elle voulait qu'on la crût l'intime amie de madame Clairval. Pour cet effet, elle était de la plus obligeante attention; elle n'avait jamais d'engagement lorsque madame Clairval l'invitait. Elle en parlait partout, et se donnait de grands airs d'importance, en faisant croire qu'elles étaient extrêmement liées.

Les plaisirs de cette soirée consistaient en un bal et un souper. Le bal était d'un genre neuf. On dansait par groupes dans des jardins fort étendus. Les grands et beaux arbres sous lesquels on était assemblé étaient illuminés d'innombrables lampions disposés avec toute la variété possible. Les différents costumes ajoutaient au plaisir des yeux. Pendant que les uns dansaient, d'autres, assis sur le gazon, causaient en liberté, critiquaient les parures, prenaient des rafraîchissements, ou chantaient des vaudevilles avec la guitare. La galanterie des hommes, les minauderies des femmes, la légèreté des danses, le luth, le haut-bois, le tambourin, et l'air champêtre que les bois donnaient à toute la scène, faisaient de cette fête un modèle fort piquant des plaisirs et du goût français. Emilie considérait ce riant tableau avec une sorte de plaisir mélancolique. On peut concevoir son émotion quand, en jetant les yeux sur une contredanse, elle y reconnut Valancourt. Il dansait avec une jeune et belle personne, et paraissait lui rendre des soins empressés. Elle se détourna promptement, et voulut entraîner madame Chéron, qui causait avec le signor Cavigni sans avoir vu Valancourt. La contredanse finit; Emilie, voyant que Valancourt s'avançait vers elle, se leva tout de suite, et se retira près de madame Chéron.

C'est le chevalier Valancourt, madame, dit-elle tout bas; de grâce, retirons-nous. Sa tante se lève; mais Valancourt les avait rejoints. Il salua madame Chéron avec respect, et Emilie avec douleur. La présence de madame Chéron l'empêchant de rester, il passa avec une contenance dont la tristesse reprochait à Emilie d'avoir pu se résoudre à l'augmenter.

C'est le chevalier Valancourt, dit Cavigni avec indifférence.—Est-ce que vous le connaissez? reprit madame Chéron.—Je ne suis point lié avec lui, répondit Cavigni.—Vous ne savez pas les motifs que j'ai pour le qualifier d'impertinent? Il a la présomption d'admirer ma nièce.

—Si, pour mériter l'épithète d'impertinent, il suffit d'admirer mademoiselle Saint-Aubert, reprit Cavigni, je crains qu'il n'y ait beaucoup d'impertinents, et je m'inscris sur la liste.

—O signor, dit madame Chéron avec un sourire forcé, je m'aperçois que vous avez acquis l'art de complimenter depuis votre séjour en France: mais il ne faut pas complimenter les enfants, parce qu'elles prennent la flatterie pour la vérité.

Cavigni tourna la tête un moment, et dit d'un air étudié: Qui donc alors peut-on complimenter, madame? car il serait absurde de s'adresser à une femme dont le goût est formé. Elle est au-dessus de toute louange. En finissant la phrase, il regardait Emilie à la dérobée, et l'ironie brillait dans ses yeux. Elle le comprit, et rougit pour sa tante; mais madame Chéron répondit: Vous avez parfaitement raison, signor, aucune femme de goût ne peut souffrir un compliment.

—J'ai entendu dire au signor Montoni, reprit Cavigni, qu'une seule femme en méritait.

—Vraiment! s'écria madame Chéron, avec un sourire plein de confiance; et qui peut-elle être?

—Oh! répliqua-t-il, on ne saurait la méconnaître. Il n'y a pas sûrement plus d'une femme dans le monde qui ait à la fois le mérite d'inspirer la louange et le mérite de la refuser. Et ses yeux se tournaient encore vers Emilie, qui rougissait de plus en plus pour sa tante.

—Oh bien, signor, dit madame Chéron, je proteste que vous êtes Français. Je n'ai jamais entendu d'étranger tenir un propos aussi galant.

—Cela est vrai, madame, dit le comte en quittant son rôle muet; mais la galanterie des compliments eût été perdue sans l'ingénuité qui en découvre l'application.

Madame Chéron n'aperçut point le sens satirique de cette phrase, et ne sentait point la peine qu'Emilie éprouvait pour elle. Oh! voici le signor Montoni lui-même, dit la tante. Je vais lui raconter toutes les jolies choses que vous venez de me dire. Le signor, néanmoins, passa dans une autre allée. Je vous prie, dites-moi ce qui peut occuper si fort votre ami pour ce soir, demanda madame Chéron d'un air chagrin. Je ne l'ai pas vu une fois.

—Il a, dit Cavigni, une affaire particulière avec le marquis Larivière, qui, à ce que je vois, l'a retenu jusqu'à ce moment; car il n'eût pas manqué de vous offrir son hommage.

Par tout ce qu'elle entendait, Emilie crut s'apercevoir que Montoni courtisait sérieusement sa tante; que non-seulement elle s'y prêtait, mais qu'elle s'occupait avec jalousie de ses moindres négligences. Que madame Chéron, à son âge, voulût choisir un second époux, ce parti semblait ridicule; cependant sa vanité ne le rendait point impossible: mais qu'avec son esprit, sa figure, ses prétentions, Montoni pût choisir madame Chéron, voilà ce qui surtout étonnait Emilie.

Montoni les rejoignit bientôt. Il bégaya quelques paroles sur le regret qu'il avait eu d'être retenu si longtemps. Elle reçut cette excuse avec l'air mutin d'une petite fille, et ne parla qu'au signor Cavigni. Celui-ci, regardant Montoni d'un air ironique, semblait lui dire: Je n'abuserai pas de mon triomphe; je supporterai ma gloire avec toute sorte d'humilité.

Le souper fut servi dans les différents pavillons du jardin et dans un grand salon du château; madame Chéron et sa compagnie soupèrent avec madame Clairval dans le salon; et Emilie eut peine à déguiser son émotion, quand elle vit Valancourt se placer à la même table qu'elle. Madame Chéron l'aperçut, et dit à quelqu'un auprès d'elle. Quel est ce jeune homme?—C'est le chevalier Valancourt, répondit-on.—Je sais son nom, reprit-elle; mais qu'est-ce que c'est que le chevalier Valancourt qui s'introduit à cette table?

—Je vois bien que vous ignorez, dit à madame Chéron la dame assise auprès d'elle, que le jeune homme dont vous parliez à madame Clairval, est son neveu!—Cela ne se peut pas, s'écria madame Chéron qui s'aperçut alors de sa bévue et de son erreur sur Valancourt: et dès ce moment elle se mit à le louer avec autant de bassesse qu'elle avait mis jusque-là de malignité à le déchirer.

Emilie avait été si absorbée pendant la plus grande partie de l'entretien, qu'elle avait été préservée du chagrin de l'entendre; elle fut très-surprise en écoutant les louanges dont sa tante comblait Valancourt, et elle ignorait encore qu'il fût parent de madame Clairval: elle vit sans peine que madame Chéron, plus embarrassée qu'elle ne le voulait paraître, se retirait aussitôt après le souper. Montoni alors vint donner la main à madame Chéron pour la conduire à son carrosse, et Cavigni, avec une ironique gravité, la suivit en conduisant Emilie. En les saluant et relevant la glace, elle vit Valancourt dans la foule, à la porte. Il disparut avant le départ de la voiture; madame Chéron n'en parla point à Emilie, elles se séparèrent en arrivant.

Le lendemain matin Emilie déjeunait avec sa tante, quand on lui remit une lettre dont, à la seule adresse, elle connut l'écriture: elle la reçut d'une main tremblante, et madame Chéron demanda vivement d'où elle venait. Emilie, avec sa permission, la décacheta: et voyant la signature de Valancourt, elle la remit à sa tante sans l'avoir lue. Sa tante la prit avec impatience, et pendant qu'elle lisait, Emilie tâchait d'en juger le contenu dans ses yeux; elle lui rendit la lettre, et comme les regards d'Emilie demandaient si elle pouvait lire: Oui, lisez, mon enfant, dit madame Chéron avec moins de sévérité qu'elle n'en avait attendu: Emilie n'avait jamais obéi aussi volontiers. Valancourt, dans sa lettre parlait peu de l'entrevue de la veille: il déclarait qu'il ne recevrait son congé que d'Emilie seule, et il la conjurait de le recevoir le soir même. En lisant, elle s'étonnait que madame Chéron eût montré autant de modération; et la regardant timidement, elle lui dit d'un ton triste: Que vais-je répondre?

—Quoi! il faut voir ce jeune homme. Oui, je le crois, dit la tante; il faut voir ce qu'il peut dire en sa faveur: faites-lui dire qu'il vienne. Emilie osait à peine croire ce qu'elle entendait.—Non, restez, ajouta madame Chéron, je vais le lui écrire moi-même. Elle demanda de l'encre et du papier. Emilie n'osant se fier aux émotions qu'elle éprouvait, pouvait à peine les soutenir: la surprise eût été moins grande, si elle avait entendu la veille ce que madame Chéron n'avait point oublié, que Valancourt était le neveu de madame Clairval.

Emilie ne connut pas les secrets motifs de sa tante; mais le résultat fut une visite que Valancourt fit le soir, et que madame Chéron reçut seule. Ils eurent un fort long entretien avant qu'Emilie fût appelée. Quand elle entra, sa tante pérorait avec complaisance, et les yeux de Valancourt, qui se leva avec vivacité, étincelaient de joie et d'espérance.

Nous parlions d'affaire, dit madame Chéron: le chevalier me disait que feu M. Clairval était frère de la comtesse de Duverney sa mère: j'aurais voulu qu'il m'eût parlé plus tôt de sa parenté avec madame Clairval, je l'aurais regardée comme un motif très-suffisant pour le recevoir dans ma maison. Valancourt salua et allait se présenter à Emilie; madame Chéron le prévint: J'ai consenti que vous reçussiez ses visites; et quoique je ne prétende m'engager par aucune promesse, ou dire que je le considérerai comme mon neveu, je permettrai votre liaison, et je regarderai l'union qu'il désire comme un événement qui pourra avoir lieu dans quelques années, si le chevalier s'avance au service, et si sa situation lui permet de se marier: mais M. Valancourt observera, et vous aussi, Emilie, que, jusqu'à ce moment, j'interdis positivement toute idée de mariage.

La figure d'Emilie, pendant cette brusque harangue, variait à chaque moment, et, vers la fin, sa confusion fut telle, qu'elle était prête à se retirer. Valancourt, pendant ce temps, presque aussi embarrassé qu'elle, n'osait pas la regarder. Quand madame Chéron eut fini, il lui dit: Quelque flatteuse, madame, que soit pour moi votre approbation, quelque honoré que je sois de votre suffrage, j'ai pourtant si fort à craindre, qu'à peine j'ose espérer.

—Expliquez-vous, dit madame Chéron. Cette question inattendue troubla tellement Valancourt, que s'il eût été seulement spectateur de cette scène, il n'aurait pu s'empêcher de rire.

—Jusqu'à ce que mademoiselle Saint-Aubert me permette de profiter de vos bontés, dit-il d'une voix basse; jusqu'à ce qu'elle me permette d'espérer...

—Eh! c'est là tout, interrompit madame Chéron; je me charge bien de répondre pour elle. Observez, monsieur, qu'elle est remise à ma garde, et je prétends qu'en toute chose ma volonté devienne la sienne.

En disant ces mots, elle se leva et quitta la chambre, laissant Emilie et Valancourt dans un égal embarras.

La conduite de madame Chéron avait été dirigée par sa vanité personnelle. Valancourt, dans sa première entrevue avec elle, lui avait naïvement découvert sa position actuelle, ses espérances pour l'avenir; et avec plus de prudence que d'humanité, elle avait absolument et sévèrement rejeté sa demande: elle désirait que sa nièce fît un grand mariage, non pas qu'elle lui souhaitât le bonheur que le rang et la fortune sont supposés procurer; mais elle voulait partager l'importance qu'une grande alliance pouvait lui donner. Quand elle sut que Valancourt était neveu d'une personne comme madame Clairval, elle désira une union dont l'éclat, à coup sûr, rejaillirait sur elle; ses calculs de fortune, en tout ceci, répondaient plutôt à ses désirs qu'à aucune ouverture de Valancourt, ou même à quelque probabilité. En fondant ses espérances sur la fortune de madame Clairval, elle oubliait que cette dame avait une fille: Valancourt ne l'avait point oublié, et comptait si peu sur aucun héritage du côté de madame Clairval, qu'il n'avait pas même parlé d'elle dans sa première conversation avec madame Chéron; mais quelle que pût être à l'avenir la fortune d'Emilie, la distinction que cette alliance lui procurait à elle-même était certaine, puisque l'existence de madame Clairval faisait l'envie de tout le monde, et était un sujet d'émulation pour tous ceux qui pouvaient soutenir sa concurrence.

De ce moment Valancourt fit de fréquentes visites à madame Chéron, et Emilie passa dans sa société les moments les plus heureux dont elle eût joui depuis la mort de son père. Ils trouvaient tous les deux trop de douceur au présent pour s'occuper beaucoup de l'avenir; ils aimaient, ils étaient aimés, et ne soupçonnaient pas que l'attachement même qui faisait leur bonheur, pourrait causer un jour le malheur de leur vie. Pendant ce temps, la liaison de madame Chéron et de madame Clairval devint de plus en plus intime, et la vanité de madame Chéron se satisfaisait déjà en publiant partout la passion du neveu de son amie pour sa nièce.

Montoni devint aussi l'hôte journalier du château. Emilie fut forcée de s'apercevoir qu'il était l'amant de sa tante, et amant favorisé.

Emilie et Valancourt passèrent ainsi leur hiver, non-seulement dans la paix, mais encore dans le bonheur. La garnison de Valancourt était près de Toulouse; ils pouvaient se voir fréquemment. Le pavillon, sur la terrasse, était le théâtre favori de leurs entrevues; Emilie et madame Chéron allaient y travailler, Valancourt leur lisait des ouvrages de goût. Il observait l'enthousiasme d'Emilie, il exprimait le sien, il remarquait enfin, tous les jours, que leurs esprits étaient faits l'un pour l'autre; et qu'avec le même goût, la même noblesse de sentiments, eux seuls réciproquement pouvaient se rendre heureux.

CHAPITRE XII.

L'avarice de madame Chéron céda enfin à sa vanité. Quelques repas splendides donnés par madame Clairval; l'adulation générale dont elle était l'objet, augmentèrent l'empressement de madame Chéron pour assurer une alliance qui l'élèverait tant à ses propres yeux et à ceux du monde. Elle proposa le mariage prochain de sa nièce, et offrit d'assurer la dot d'Emilie, pourvu que madame Clairval en fît autant pour son neveu. Madame Clairval écouta la proposition; et considérant qu'Emilie était la plus proche héritière de madame Chéron, elle l'accepta. Emilie ignorait ces arrangements, quand madame Chéron l'avertit de se préparer pour ses noces, qui devaient se faire incessamment. Emilie surprise, ne concevait pas le motif d'une si soudaine conclusion, que Valancourt ne sollicitait point. En effet, ne sachant rien des conventions des deux tantes, il était loin d'espérer un si grand bonheur. Emilie montra de l'opposition. Madame Chéron, aussi jalouse de son pouvoir qu'elle l'avait déjà été, insista sur un prompt mariage avec autant de véhémence qu'elle en avait rejeté d'abord les moindres apparences. Les scrupules d'Emilie s'évanouirent, quand elle vit Valancourt, instruit alors de son bonheur, venir la conjurer de lui en confirmer l'assurance.

Tandis qu'on faisait les préparatifs de ces noces, Montoni devenait l'amant déclaré de madame Chéron. Madame Clairval fut très-mécontente quand elle entendit parler de leur prochain mariage, et voulait rompre celui de Valancourt, avec Emilie; mais sa conscience lui représenta qu'elle n'avait pas le droit de la punir des torts d'autrui. Madame Clairval, quoique femme du grand monde, était moins familiarisée que son amie avec la méthode de tirer sa félicité de la fortune et des hommages qu'elle attire, plutôt que de son propre cœur.

Emilie observa avec intérêt l'ascendant que Montoni avait acquis sur madame Chéron, aussi bien que le rapprochement de ses visites. Son opinion sur cet Italien était confirmée par celle de Valancourt, qui avait toujours exprimé son extrême aversion pour lui. Un matin qu'elle travaillait dans le pavillon, jouissant de la douce fraîcheur du printemps, dont le coloris se répandait sur le paysage, Valancourt lui faisait la lecture, et posait souvent le livre pour se livrer à la conversation. On vint lui dire que madame Chéron la demandait à l'instant; elle entra dans son cabinet, et compara avec surprise l'air abattu de madame Chéron et le genre recherché de sa parure.—Ma nièce, dit-elle; et elle s'arrêta avec un peu d'embarras. Je vous ai envoyé chercher; Je... je... voulais vous voir. J'ai une nouvelle à vous dire... de ce moment, vous devez considérer M. Montoni comme votre oncle; nous sommes mariés de ce matin.

Montoni prit possession du château avec la facilité d'un homme qui depuis longtemps le regardait comme le sien. Son ami Cavigni l'avait singulièrement servi, en rendant à madame Chéron les soins et les flatteries qu'elle exigeait, et auxquelles Montoni avait souvent peine à se plier; il eut un appartement au château, et fut obéi des domestiques comme le maître l'était lui-même.

Peu de jours après, madame Montoni, comme elle l'avait promis, donna un repas très-magnifique à une compagnie fort nombreuse. Valancourt s'y trouva; mais madame Clairval s'excusa d'en être. Il y eut concert, bal et souper. Valancourt, comme de raison, dansa avec Emilie. Il ne pouvait examiner la décoration de l'appartement sans se rappeler qu'elle était faite pour d'autres fêtes. Cependant il tâchait de se consoler en pensant que sous peu de temps elle reviendrait à sa destination. Toute la soirée madame Montoni dansa, rit et parla sans cesse. Montoni, silencieux, réservé, hautain même, semblait fatigué de cette représentation et de la frivole société qui en était l'objet.

Ce fut le premier et dernier repas donné à l'occasion de ces noces. Montoni, que son caractère sévère, son orgueil silencieux, empêchaient d'animer ces fêtes, était pourtant très-disposé à les provoquer. Rarement trouvait-il dans les cercles un homme qui eût plus de talents ou plus d'esprit que lui. Tout l'avantage, dans ces sortes de réunions, était donc toujours de son côté.

Peu de semaines s'étaient écoulées depuis ce mariage, quand madame Montoni fit part à Emilie du projet qu'avait son mari de retourner en Italie, aussitôt que les préparatifs du voyage seraient faits. Nous irons à Venise, dit-elle; M. Montoni y possède une belle maison; nous irons ensuite à son château en Toscane. Pourquoi prenez-vous donc un air si sérieux, mon enfant? vous qui aimez tant les pays romantiques et les belles vues, vous devriez être ravie de ce voyage.

—Est-ce que je dois en être? dit Emilie avec autant d'émotion que de surprise.—Oui, certainement, répliqua sa tante; comment pouvez-vous vous imaginer que nous vous laissions ici? Ah! je vois que vous pensez au chevalier. Je ne crois pas qu'il soit instruit du voyage, mais il le saura sûrement bientôt. M. Montoni est sorti pour en faire part à madame Clairval, et lui annoncer que les nœuds proposés entre nos familles sont absolument rompus.

L'insensibilité avec laquelle madame Montoni apprenait à sa nièce qu'on la séparait peut-être pour toujours de l'homme à qui elle allait s'unir pour la vie, ajouta encore au désespoir où la jeta cette nouvelle. Quand elle put parler, elle demanda la cause d'un pareil changement envers Valancourt; et l'unique réponse qu'elle obtint, fut que Montoni avait défendu ce mariage, attendu qu'Emilie pouvait prétendre à de bien plus grands partis.

Emilie était trop affligée pour employer la représentation ou la prière. Quand, à la fin, elle voulut essayer ce dernier moyen, la parole lui manqua, et elle se retira dans sa chambre pour réfléchir, si cela était possible, à un coup si subit et si accablant. Il se passa longtemps avant que ses esprits fussent assez remis pour lui permettre une réflexion; mais celle qui se présenta fut triste et terrible. Elle jugea que Montoni voulait disposer d'elle pour son propre avantage, et elle pensa que son ami Cavigni était la personne pour laquelle il s'intéressait. La perspective du voyage d'Italie devenait encore plus fâcheuse, quand elle considérait la situation troublée de ce pays, déchiré par des guerres civiles, en proie à toutes factions, et dans lequel chaque château se trouvait exposé à l'invasion d'un parti opposé. Elle considéra à quelle personne sa destinée allait être commise, à quelle distance elle allait être de Valancourt. A cette idée, toute image s'évanouit devant elle, et la douleur confondit toutes ses pensées.

Elle passa quelques heures dans cet état de trouble; et quand on l'avertit pour dîner, elle fit faire ses excuses. Madame Montoni était seule, et les récusa. Emilie et sa tante parlèrent peu pendant le repas. L'une était absorbée dans sa douleur, l'autre gonflée de dépit, à cause de l'absence inattendue de Montoni. Sa vanité était piquée de cette négligence, et la jalousie l'alarmait surtout sur ce qu'elle regardait comme un engagement mystérieux. Quand on sortit de table, et qu'elles furent seules, Emilie reparla de Valancourt; mais sa tante, aussi insensible à la pitié qu'aux remords, devint presque furieuse de ce qu'on mettait en question son autorité et celle de Montoni. Emilie, qui avait évité avec sa douceur ordinaire une longue et déchirante conversation, la soutint et se retira chez elle tout en larmes.

En traversant le vestibule, elle entendit quelqu'un entrer par la grande porte: elle y jeta rapidement les yeux, crut voir Montoni, et doubla le pas: mais elle reconnut bientôt la voix chérie de Valancourt.

Emilie, ô mon Emilie! s'écria-t-il d'un ton qu'étouffait l'impatience, à mesure qu'il avançait et qu'il découvrait les traces du désespoir dans les traits et l'air d'Emilie en pleurs; Emilie! il faut que je vous parle, dit-il; j'ai mille choses à vous dire: conduisez-moi quelque part où nous puissions causer en liberté. Vous tremblez! vous n'êtes pas bien; laissez-moi vous conduire à un siége.

Il vit une porte ouverte, et prit vivement la main d'Emilie pour l'entraîner dans cet appartement; mais elle essaya de la retirer, et lui dit, avec un sourire languissant: Je suis déjà mieux. Si vous voulez voir ma tante, elle est dans le salon.—C'est à vous que je veux parler, mon Emilie, répliqua Valancourt. Grand Dieu! en êtes-vous déjà à ce point? Consentez-vous si facilement à m'oublier? Cette salle ne nous convient point, j'y puis être entendu. Je ne veux de vous qu'un quart d'heure d'attention.—Quand vous aurez vu ma tante, dit Emilie.—J'étais assez malheureux en venant ici, s'écria Valancourt; ne comblez pas ma misère par cette froideur, par ce cruel refus.

L'énergie avec laquelle il prononça ces mots la toucha jusqu'aux larmes; mais elle persista à refuser de l'entendre, jusqu'à ce qu'il eût vu madame Montoni. Où est son mari, où est-il, ce Montoni? dit Valancourt d'une voix altérée. C'est à lui que je dois parler.

Emilie, effrayée des conséquences et de l'indignation qui étincelait dans ses yeux, l'assura d'une voix tremblante que Montoni n'était pas à la maison, et le conjura de modérer son ressentiment. Aux accents entrecoupés de sa voix, les yeux de Valancourt passèrent à l'instant de la fureur à la tendresse. Vous êtes mal, Emilie, dit-il; ils nous perdront tous deux. Pardonnez-moi si j'ai osé douter de votre tendresse.

Emilie ne s'opposa plus à ce qu'il la conduisît dans un cabinet voisin. La manière dont il avait nommé Montoni lui avait donné de si vives alarmes sur le danger que lui-même pouvait courir, qu'elle ne songea plus qu'à prévenir sa vengeance et ses affreuses suites. Il écouta ses prières avec attention, et n'y répondit qu'avec des regards de désespoir et de tendresse. Il cacha de son mieux ses sentiments pour Montoni, et s'efforça d'adoucir ses terreurs. Elle distingua le voile dont il couvrait son ressentiment, et son apparente tranquillité la troubla encore davantage.

Emilie s'efforça de le calmer par les assurances d'un attachement inviolable; elle lui représenta que dans un an environ elle serait majeure, et que son âge alors la ferait sortir de tutelle. Ces assurances consolaient peu Valancourt; il considérait qu'elle serait alors en Italie, et au pouvoir de ceux dont la puissance sur elle ne cesserait pas avec leurs droits. Il s'efforça pourtant d'en paraître satisfait. Emilie, remise par la promesse qu'elle avait obtenue et par le calme qu'il lui montrait, allait enfin le quitter quand sa tante entra dans la chambre. Elle lança un coup d'œil de reproche sur sa nièce, qui se retira au même instant, et un de mécontentement et de hauteur sur le malheureux Valancourt.

—Ce n'est pas la conduite que j'attendais de vous, monsieur, lui dit-elle; je ne m'attendais pas à vous revoir dans ma maison, après qu'on vous aurait informé que vos visites ne m'étaient plus agréables. Je pensais encore moins que vous chercheriez à voir clandestinement ma nièce, et qu'elle consentirait à vous recevoir.

Valancourt, voyant qu'il était nécessaire d'établir la justification d'Emilie, assura que l'unique dessein de sa visite avait été de demander un entretien à Montoni. Il en expliqua le motif avec la modération que le sexe, plutôt que le caractère de madame Montoni, pouvait exiger de lui.

Ses prières furent reçues avec aigreur. Elle se plaignit que sa prudence eût cédé à ce qu'elle appelait sa compassion. Elle ajouta qu'elle sentait si bien la folie de sa première condescendance, que, pour en prévenir le retour, elle remettait entièrement cette affaire à M. Montoni seul.

L'éloquence sentimentale de Valancourt lui fit enfin concevoir l'indignité de sa conduite; elle connut la honte, mais non pas le remords. Elle sut mauvais gré à Valancourt de l'avoir réduite à cette situation pénible, et sa haine croissait avec la conscience de ses torts. L'horreur qu'il lui inspirait était d'autant plus forte, que, sans l'accuser, il la forçait de se convaincre elle-même. Il ne lui laissait pas une excuse pour la violence du ressentiment avec lequel elle le considérait. A la fin, sa colère devint telle, que Valancourt se décida à sortir sur-le-champ pour ne pas perdre sa propre estime dans une réplique peu mesurée.

Madame Clairval s'en tenait au rôle passif. Quand elle avait consenti au mariage de Valancourt, c'était dans la croyance qu'Emilie hériterait de sa tante. Quand le mariage de cette dernière l'eut désabusée de cet espoir, sa conscience l'empêcha de rompre une union presque formée; mais sa bienveillance n'allait pas jusqu'à faire une démarche qui la décidât entièrement.

La modération que lui avait recommandée Emilie, et les promesses qu'il lui avait faites, arrêtèrent seules l'impétuosité de Valancourt, qui voulait courir chez Montoni, et demander avec fermeté ce qu'on refusait à ses prières. Il se borna à renouveler ses sollicitations, et les appuya de tous les arguments que pouvait fournir une situation comme la sienne. Plusieurs jours se passèrent en représentations d'une part, et en inflexibilité de l'autre. Soit par crainte, soit par honte, ou par la haine qui résultait de ces deux sentiments, Montoni évitait soigneusement l'homme qu'il avait tant offensé; il n'était ni attendri par la douleur qui se peignait dans les lettres de Valancourt, ni frappé de repentir par les solides raisonnements qu'elles contenaient. A la fin, les lettres de Valancourt furent renvoyées sans être ouvertes. Dans son premier désespoir, il oublia toutes ses promesses, excepté celle d'éviter la violence, et il se rendit au château, déterminé à voir Montoni, à tout mettre en usage pour y parvenir. Montoni s'était fait celer, et quand Valancourt demanda madame et mademoiselle Saint-Aubert, on lui refusa positivement l'entrée. Ne voulant pas engager une querelle avec des domestiques, il partit, et revint chez lui dans un état de frénésie. Il écrivit à Emilie ce qui s'était passé, exprima sans restriction les angoisses de son cœur, et la conjura, puisqu'il ne restait que cette ressource, de le recevoir à l'insu de Montoni. A peine eut-il envoyé la lettre, que sa passion se calma: il comprit la faute qu'il avait commise, en augmentant les chagrins d'Emilie par le trop fidèle tableau de ses peines; il eût donné la moitié du monde pour recouvrer son imprudente lettre. Emilie néanmoins fut préservée de la douleur qu'elle aurait pu en recevoir. Madame Montoni avait ordonné qu'on lui portât les lettres pour sa nièce: elle lut celle-ci; elle vit avec colère la manière dont Valancourt y traitait Montoni; elle exhala son ressentiment, et mit enfin la lettre au feu.

Montoni, pendant ce temps, toujours plus impatient de quitter la France, pressait les préparatifs de ses gens, et terminait à la hâte tout ce qui pouvait lui rester à faire. Il garda le plus profond silence sur les lettres où Valancourt, désespérant d'obtenir plus, et modérant la passion qui l'avait fait sortir de la règle, sollicitait seulement la permission de dire adieu à Emilie. Mais quand Valancourt apprit qu'elle allait partir sous peu de jours, et qu'on avait décidé qu'il ne la verrait plus, il perdit toute prudence; et, dans une seconde lettre, il proposa à Emilie de former un mariage secret. Cette lettre fut livrée à madame Montoni, et la veille du départ arriva sans que Valancourt eût reçu une seule ligne de consolation, ou le moindre espoir d'une dernière entrevue.

Cependant Emilie était abîmée dans cette espèce de stupeur où des malheurs subits et sans remède peuvent quelquefois plonger l'esprit. Elle aimait Valancourt avec la plus tendre affection; elle s'était accoutumée longtemps à le regarder comme l'ami et le compagnon de sa vie entière; elle n'avait pas une idée de bonheur à laquelle son idée ne fût jointe. Quelle devait donc être sa douleur au moment d'une séparation si prompte, peut-être éternelle, et à un éloignement où les nouvelles de leur existence pourraient à peine leur parvenir, et cela pour obéir aux volontés d'un étranger, à celles d'une personne qui récemment encore provoquait leur mariage?

Son agitation fut si forte, en réfléchissant sur son état et sur l'idée de ne plus voir Valancourt, qu'elle se sentit prête à perdre ses sens. Elle chercha des yeux quelque chose qui la ranimât; elle vit la fenêtre, et eut assez de force pour l'ouvrir et s'y reposer: l'air ranima ses forces; le clair de lune, qui tombait sur une longue avenue d'ormes au-dessous d'elle, l'invita à essayer si ses mouvements et le grand air ne calmeraient pas l'irritation de tous ses nerfs. Tout le monde dans le château était couché: Emilie descendit le grand escalier, traversa le vestibule, d'où un passage conduisait au jardin; elle avance doucement, ne voit personne, ouvre la porte et entre dans l'allée. Emilie marchait avec plus ou moins de vitesse, selon que les ombres la trompaient; elle croyait voir quelqu'un dans l'éloignement, et craignait que ce fût un espion de madame Montoni. Cependant le désir de revoir ce pavillon où elle avait passé tant de moments heureux avec Valancourt, où elle avait admiré avec lui cette belle plaine du Languedoc, et la Gascogne sa douce patrie, ce désir l'emporta sur la crainte d'être observée: elle alla vers la terrasse qui se prolongeait dans tout le jardin du haut; elle dominait sur celui du bas, et y communiquait par un escalier de marbre qui terminait l'avenue.

Quand elle fut aux marches, elle s'arrêta pour un moment, et regarda autour d'elle. La distance où elle était du château augmentait l'espèce d'effroi que le silence, l'heure et l'obscurité lui causaient; mais s'apercevant que rien ne pouvait justifier ses craintes, elle monta sur la terrasse, dont le clair de lune découvrait l'étendue, et montrait le pavillon tout à l'extrémité.

Emilie s'approcha du pavillon et y entra.

Tout à coup la frayeur suspendit ses larmes, elle entendit une voix près d'elle dans le pavillon; elle fit un cri; mais le bruit se répétant, elle distingua la voix chérie de Valancourt. C'était lui, c'était Valancourt qui la soutenait entre ses bras. Pendant quelques moments l'émotion leur ôta la parole.—Emilie! dit enfin Valancourt en pressant sa main dans les siennes. Emilie! il se tut encore, et l'accent avec lequel il avait prononcé son nom exprimait sa tendresse aussi bien que sa douleur.

—O mon Emilie! reprit-il après une longue pause, je vous vois encore, j'entends encore le son de cette voix! j'ai erré autour de ce lieu, de ces jardins, pendant tant de nuits, et je n'avais qu'un si faible, si faible espoir de vous trouver. Quand il fut un peu remis, il lui dit: Je suis venu ici aussitôt après le coucher du soleil; je n'ai cessé depuis de parcourir les jardins et le pavillon. J'avais abandonné tout espoir de vous voir; mais je ne pouvais me résoudre à m'arracher d'un lieu où j'étais si près de vous; je serais probablement resté jusqu'à l'aurore autour de ce château.

Vous me quittez, lui disait-il, vous allez sur une terre étrangère! A quelle distance! Vous allez trouver de nouvelles sociétés, de nouveaux amis, de nouveaux admirateurs; on s'efforcera de me faire oublier, on vous préparera à de nouveaux liens. Comment puis-je savoir cela, et ne pas sentir que vous ne reviendrez plus pour moi, que jamais vous ne serez à moi? Sa voix fut étouffée par ses soupirs.

—Vous croyez donc, dit Emilie, que l'affliction que j'éprouve vienne d'une affection légère et momentanée? Vous le croyez?

—Souffrir! interrompit Valancourt, souffrir pour moi! ô Emilie, qu'elles sont douces, qu'elles sont amères ces paroles! Je ne dois pas douter de votre constance; et pourtant, telle est l'inconséquence du véritable amour, il est toujours prêt à accueillir le soupçon; lors même que la raison le réprouve, il voudrait toujours une assurance nouvelle.

A présent je vous vois, à présent je vous tiens dans mes bras. Encore quelques moments, et ce ne sera plus qu'un songe: je regarderai, et je ne vous verrai point; j'essayerai de recueillir vos traits, et l'imagination affaiblira votre image; j'écouterai vos accents, et ma mémoire même les taira. Je ne puis, non, je ne puis vous quitter. Pourquoi confierions-nous le bonheur de notre vie à la volonté de ceux qui n'ont pas le droit de le détruire, et qui ne peuvent y contribuer qu'en vous donnant à moi? O Emilie! osez vous fier à votre cœur; osez être à moi pour toujours! Sa voix tremblait; il se tut. Emilie pleurait et gardait le silence. Valancourt lui proposa de se marier à l'instant; elle quitterait, au point du jour, la maison de madame Montoni, et le suivrait à l'église des Augustins, où un prêtre les attendrait pour les unir.

Emilie se tut encore: le silence avec lequel elle écoutait une proposition que dictaient l'amour et le désespoir, dans un moment où elle était à peine libre de la rejeter, quand son cœur était attendri de la douleur d'une séparation qui pouvait être éternelle, quand sa raison était en proie aux illusions de l'amour et de la terreur, ce silence encourageait les espérances de Valancourt. Parlez, mon Emilie, lui disait-il avec ardeur, laissez-moi entendre votre voix, laissez-moi entendre de vous la confirmation de mon destin. Elle restait muette, ses joues étaient glacées, ses sens étaient prêts à défaillir; cependant elle n'en perdit pas l'usage.

Emilie, fort agitée, ne quitta pas Valancourt; mais elle le fit sortir du pavillon: ils se promenèrent sur la terrasse, et Valancourt continua:

Ce Montoni, j'ai entendu des bruits étranges à son sujet. Etes-vous certaine qu'il est de la famille de madame Quesnel, et que sa fortune est ce qu'elle paraît être?

—Je n'ai pas de raisons pour en douter, reprit Emilie avec crainte; je suis sûre du premier point; je n'ai aucun moyen de juger de l'autre, et je vous prie de me dire ce que vous en savez.

—Je le ferai sûrement, mais cette information est très-imparfaite et très-peu satisfaisante. Le hasard m'a fait rencontrer un Italien qui parlait à quelqu'un de ce Montoni: ils parlaient de son mariage, et l'Italien disait que si c'était celui qu'il imaginait, madame Chéron ne se trouverait pas fort heureuse. Il continua d'en parler avec très-peu de considération, mais en termes très-généraux, et donna quelques ouvertures sur son caractère, qui excitèrent ma curiosité. Je hasardai quelques questions; il fut réservé dans ses réponses, et après avoir hésité quelque temps, il avoua que Montoni, d'après le bruit public, était un homme perdu quant à la fortune et à la réputation. Il dit quelque chose d'un château que possède Montoni au milieu des Apennins, et de quelques circonstances relatives à son premier genre de vie: je le pressai d'autant plus; mais le vif intérêt que je mettais à mes questions fut, je crois, trop visible, et l'alarma. Aucune prière ne put le déterminer à m'expliquer les circonstances auxquelles il avait fait allusion, ou à m'en dire davantage sur Montoni; je lui observai que, si Montoni possédait un château dans les Apennins, cela semblait indiquer quelque naissance, et balancer la supposition de sa ruine. Il secoua la tête, et fit un geste très-significatif; mais il ne répondit point.

L'espérance d'en tirer quelque chose de plus positif me retint auprès de lui fort longtemps: je revins plusieurs fois à la charge, mais l'Italien s'enveloppa de la plus entière réserve. Il me dit que ce qu'il avait rapporté n'était que le résultat d'un bruit vague; que la haine et la malignité forgeaient souvent de semblables histoires, et qu'il y fallait peu compter. Je fus contraint de renoncer à en apprendre davantage, puisque l'Italien semblait alarmé des conséquences de son indiscrétion: il me fallut rester dans mon incertitude sur un sujet où l'incertitude est presque insupportable. Songez, mon Emilie, à ce que je dois souffrir; je vous vois partir pour une terre étrangère avec un homme d'un caractère aussi suspect que l'est celui de ce Montoni: mais je ne veux pas vous alarmer sans nécessité; il est possible, comme l'a dit l'Italien, que ce Montoni ne soit pas celui dont il parlait, et pourtant, Emilie, réfléchissez encore avant que de vous confier à lui. Oh! je ne devrais plus vous parler. J'oublie, je le sens, toutes les raisons qui m'ont fait tout à l'heure abandonner mes espérances, et renoncer au désir de vous posséder à l'instant.

Valancourt se promenait à grands pas sur la terrasse, pendant qu'Emilie, appuyée sur la balustrade, s'abîmait dans une profonde rêverie. L'ouverture qu'elle venait de recevoir l'alarmait plus que peut-être elle ne l'aurait dû, et renouvelait son combat intérieur.

Nous avons peu de moments à donner aux récriminations et aux serments, dit Emilie en s'efforçant de cacher son émotion; si vous êtes encore à apprendre combien vous m'êtes cher, et combien vous le serez éternellement à mon cœur, aucune assurance de ma part ne saurait vous en convaincre.

Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres, et ses larmes coulèrent abondamment. Après quelques moments, elle se releva de cet abandon de tristesse, et lui dit: Il faut que je vous quitte, il est tard, on pourrait dans le château s'apercevoir de mon absence. Pensez à moi, aimez-moi, quand je serai loin d'ici. Ma confiance sur ce point fera toute ma consolation.

—Penser à vous! vous aimer! s'écria Valancourt.

—Essayez de modérer ces transports, dit Emilie, pour l'amour de moi, essayez-le pour l'amour de vous!

Oui, pour l'amour de moi, dit Emilie d'une voix tremblante; je ne puis pas vous laisser dans cet état.

—Eh bien! ne me laissez pas, dit Valancourt avec vivacité: pourquoi nous quitter, ou du moins nous quitter pour plus longtemps que jusqu'au point du jour?

—Il m'est impossible, reprit Emilie, il m'est impossible de soutenir de pareils coups; vous me déchirez le cœur: mais jamais je ne consentirai à cette mesure imprudente et précipitée.

—Si nous pouvions disposer du temps, mon Emilie, elle ne serait pas aussi précipitée. Il faut nous soumettre aux circonstances.

—Oui, sans doute, il faut nous y soumettre, dit Emilie. Je vous ai déjà ouvert mon cœur: mes forces sont épuisées.

—Pardonnez-moi, Emilie; songez au désordre de mon esprit en ce moment où je vais quitter tout ce qui m'est cher; pardonnez-moi. Quand vous serez partie, je me souviendrai avec remords de tout ce que je vous ai fait souffrir; je désirerai vainement de vous voir, ne fût-ce qu'un seul instant, pour adoucir votre douleur.

Ses larmes encore interrompirent sa voix. Emilie pleura avec lui. Je me montrerai plus digne de votre amour, dit Valancourt à la fin; je ne prolongerai pas ces moments. Mon Emilie, mon unique bien, mon Emilie, ne m'oubliez jamais; Dieu sait quand nous nous rejoindrons. Je vous confie à la Providence. O mon Dieu, ô mon Dieu, protégez-la, bénissez-la!

Il serra sa main contre son cœur. Emilie tomba presque sans vie sur son sein. Ils ne pleuraient plus. Ils ne se parlaient pas. Valancourt alors commanda à son désespoir, essaya de la consoler et de lui rendre l'assurance. Mais elle paraissait hors d'état de le comprendre, et un soupir qu'elle exhalait par intervalle prouvait seulement qu'elle n'était pas évanouie.

Il la soutenait en marchant lentement vers le château, pleurant et parlant toujours. Elle ne répondait que par des soupirs. Arrivés enfin à la porte qui terminait l'avenue, elle sembla se retrouver elle-même; et, regardant autour d'elle: C'est ici qu'il faut nous quitter, dit-elle en s'arrêtant.

Adieu, ajouta-t-elle d'une voix languissante; quand vous serez parti, je me souviendrai de mille choses que j'avais à vous dire.

Valancourt encore la pressa contre son cœur, et l'y tint en silence en la baignant de ses larmes. Les larmes vinrent aussi soulager l'oppression d'Emilie. Ils se dirent adieu et se séparèrent. La pauvre amante se hâta de gagner sa chambre pour y chercher le repos; mais, hélas! il avait fui loin d'elle, et son malheur ne lui permettait plus de le goûter.

CHAPITRE XIII.

Les voitures furent de bonne heure à la porte. Le fracas des domestiques qui allaient, venaient et se heurtaient dans les galeries tirèrent Emilie d'un sommeil fatigant. Son esprit agité lui avait présenté toute la nuit les plus effrayantes images et l'avenir le plus sombre. Elle s'efforça de bannir ces sinistres impressions, mais elle passait d'un mal imaginaire à la certitude d'un mal réel.

Les équipages étant enfin disposés, les voyageurs montèrent en voiture. Emilie eût laissé le château sans éprouver un seul regret, si Valancourt n'eût habité dans le voisinage.

D'une petite éminence, elle regarda les longues plaines de Gascogne et les sommets irréguliers des Pyrénées qui s'élevaient au loin sur l'horizon, et qu'éclairait le soleil levant. Montagnes chéries, disait-elle en elle-même, que de temps s'écoulera avant que je vous revoie! Que de malheurs, dans cet intervalle, pourront aggraver ma misère! Oh! si je pouvais être certaine que je reviendrai jamais, et que Valancourt vivra un jour pour moi, je partirais en paix! Il vous verra, il vous contemplera, lorsque moi, je serai loin d'ici!

Les arbres qui bordaient la route et formaient une ligne de perspective avec les lointains prolongés, étaient près d'en ôter la vue; mais les montagnes bleues se distinguaient encore à travers le feuillage, et Emilie ne quitta pas la portière qu'elle ne les eût absolument perdues de vue.

Un autre objet s'empara bientôt de son attention. Elle avait à peine remarqué un homme qui marchait le long du chemin avec un chapeau rabattu, mais orné d'un plumet militaire. Au bruit des roues, il se retourna; elle reconnut Valancourt. Il fit un signe, s'approcha de la voiture, et par la portière lui mit une lettre dans la main. Il s'efforça de sourire à travers le désespoir qui se peignait sur son visage; ce sourire sembla imprimé pour jamais dans l'âme d'Emilie; elle s'élança à la portière, et le vit sur un petit tertre, appuyé contre de grands arbres qui l'ombrageaient. Il suivit des yeux la voiture et tendit les bras; elle continua de le regarder jusqu'à ce que l'éloignement eût effacé ses traits et que la route, en tournant, l'eût absolument privée de le voir.

On s'arrêta à un château pour y prendre le signor Cavigni, et les voyageurs suivirent les plaines du Languedoc. Emilie était reléguée, sans égards, avec la femme de chambre de madame Montoni, dans la seconde voiture. La présence de cette fille l'empêcha de lire la lettre de Valancourt. Elle ne voulait pas exposer l'émotion qu'elle en recevrait à l'observation de personne. Néanmoins, tel était son désir de savourer ce dernier adieu, que sa main tremblante fut mille fois au moment d'en rompre le cachet.

Il est inutile de dire avec quelle émotion Emilie attendit toute la soirée le coucher du soleil: elle le vit décliner sur des plaines à perte de vue, elle le vit descendre et s'abaisser sur les lieux que Valancourt habitait. Après ce moment, son esprit fut plus calme et plus résigné; depuis le mariage de Montoni et de sa tante, elle ne s'était pas encore sentie si tranquille.

Pendant plusieurs jours les voyageurs traversèrent le Languedoc; ils entrèrent en Dauphiné. Après quelque trajet dans les montagnes de cette province romantique, ils quittèrent leurs voitures et commencèrent à monter les Alpes. Ici, des scènes si sublimes s'offrirent à leurs yeux, que les couleurs du langage ne devraient pas oser les peindre. Ces nouvelles, ces étonnantes images occupèrent à tel point Emilie, qu'elles écartèrent quelquefois l'idée constante de Valancourt; plus souvent elles la rappelaient, elles ramenaient à son souvenir la vue des Pyrénées, qu'ils avaient admirées ensemble, et dont elle croyait alors que rien ne surpassait la beauté.

Pendant les premiers jours de ce voyage à travers les Alpes, la scène présentait le mélange surprenant des déserts et des habitations, de la culture et des friches. Au bord d'effrayants précipices, dans le creux de ces rochers, au-dessous desquels on voyait flotter des nuages, on découvrait des villages, des clochers, des monastères. De verts pâturages, de riches vignobles, nuançaient leurs teintes, au pied de rocs perpendiculaires dont les pointes de marbre ou de granit se couronnaient de bruyères, ou ne montraient que des roches massives entassées les unes sur les autres, terminées par des monceaux de neige, et d'où s'élançaient les torrents qui grondaient au fond de la vallée.

La neige n'était pas encore fondue sur les hauteurs du mont Cénis, que les voyageurs traversèrent; mais Emilie, en observant le lac de glace et la vaste plaine qu'entouraient ces rocs brisés, se représenta facilement la beauté dont ils s'orneraient quand la neige aurait disparu.

En descendant du côté de l'Italie, les précipices devinrent plus effroyables, les aspects plus sauvages, plus majestueux; Emilie ne se lassait point de regarder les sommets neigeux des montagnes aux différentes époques du jour: ils rougissaient avec la lumière du matin, et s'enflammaient à midi; le soir ils se revêtaient de pourpre; les traces de l'homme ne se reconnaissaient qu'à la simple flûte du berger, au cor du chasseur, ou à l'aspect d'un pont hardi jeté sur le torrent pour emporter le chasseur sur les pas du chamois fugitif.

Madame Montoni n'était qu'effrayée en regardant les précipices au bord desquels les porteurs couraient avec autant de légèreté que de vitesse, et bondissaient comme des chamois; Emilie frissonnait aussi, mais ses craintes étaient mêlées de tant de ravissement, d'admiration, d'étonnement et de respect, qu'elle n'avait jamais rien éprouvé de semblable.

Les porteurs s'arrêtèrent pour reprendre haleine, et les voyageurs s'assirent sur la pointe d'un rocher. Montoni et Cavigni renouvelèrent une dispute sur le passage d'Annibal à travers les Alpes; Montoni prétendait qu'il était entré par le mont Cénis, et Cavigni soutenait que c'était par le mont Saint-Bernard. Cette contestation présenta à l'imagination d'Emilie tout ce qu'il avait dû souffrir dans cette hardie et périlleuse aventure.

Madame Montoni, pendant ce temps, regardait l'Italie; elle contemplait en imagination la magnificence des palais et la grandeur des châteaux dont elle allait se trouver maîtresse à Venise et dans l'Apennin; elle se croyait devenue leur princesse. A l'abri des alarmes qui l'avaient empêchée à Toulouse de recevoir toutes les beautés dont Montoni parlait avec plus de complaisance pour sa vanité que d'égards pour leur honneur ou de respect pour la vérité, madame Montoni projetait des concerts, quoiqu'elle n'aimât pas la musique; des conversazioni, quoiqu'elle n'eût aucun talent pour la conversation; elle voulait enfin surpasser par la splendeur de ses fêtes et la richesse de ses livrées, toute la noblesse de Venise.

La rivière Doria, qui jaillit sur le sommet du mont Cénis, et qui se précipitait de cascade en cascade à travers les précipices de la route, se ralentissait, sans cesser d'être romantique, en se rapprochant des vallées du Piémont. Les voyageurs y descendirent avant le coucher du soleil, et Emilie retrouva encore une fois la paisible beauté d'une scène pastorale: elle voyait des troupeaux, des collines ornées de bois et brillantes de verdure, des arbrisseaux charmants, et tels qu'elle en avait vus balancer leurs trésors sur les Alpes elles-mêmes. Le gazon était émaillé de fleurs printanières, de jaunes renoncules et de violettes qui n'exhalent nulle part un aussi doux parfum. Emilie eût bien désiré devenir une paysanne du Piémont, habiter ces riantes chaumières ombragées d'arbres et appuyées sur les rochers; elle eût voulu couler une vie tranquille au milieu de ces paysages; elle pensait avec effroi aux heures, aux mois entiers qu'il fallait passer sous la domination de Montoni.

Le site actuel lui retraçait souvent l'image de Valancourt; elle le voyait sur la pointe d'un rocher, regardant avec extase la féerie qui l'environnait: elle le voyait errer dans la vallée, s'arrêter souvent pour admirer la scène, et dans le feu d'un poétique enthousiasme s'élancer sur quelque rocher. Mais quand elle songeait ensuite au temps, à la distance qui devaient les séparer, quand elle pensait que chacun de ses pas ajoutait à cette distance, son cœur se déchirait, et le paysage perdait tout son charme.

Après avoir traversé la Novalèse, ils atteignirent, après le soleil couché, l'ancienne et petite ville de Suze, qui avait autrefois gardé le passage des Alpes en Piémont. Depuis l'invention de l'artillerie, les hauteurs qui la commandent en ont rendu les fortifications inutiles; mais au clair de la lune, ces hauteurs romantiques, la ville au-dessous, ses murailles, ses tours, les lumières qui en éclairaient une partie, formaient pour Emilie un tableau fort intéressant. On passa la nuit dans une auberge qui n'offrait pas de grandes ressources, mais l'appétit des voyageurs donnait une délicieuse saveur aux mets les plus grossiers, et la fatigue assurait leur sommeil. Ce fut là qu'Emilie entendit le premier échantillon d'une musique italienne sur le territoire italien. Assise, après souper, près d'une petite fenêtre ouverte, elle observait l'effet du clair de lune sur les sommets irréguliers des montagnes; elle se rappela que, par une nuit semblable, elle s'était une fois reposée sur une roche des Pyrénées avec son père et Valancourt. Elle entendit au-dessous d'elle les sons bien soutenus d'un violon; l'expression de cet instrument, en harmonie parfaite avec les tendres émotions dans lesquelles elle était plongée, la surprirent et l'enchantèrent à la fois. Cavigni, qui s'approcha de la fenêtre, sourit de sa surprise. Bon! lui dit-il, vous entendrez la même chose peut-être, dans toutes les auberges: c'est un des enfants de notre hôte qui joue ainsi, je n'en doute pas. Emilie, toujours attentive, croyait entendre un virtuose: un chant mélodieux et plaintif l'entraîna par degrés à la rêverie; les plaisanterie de Cavigni l'en tirèrent désagréablement; en même temps Montoni ordonna de préparer les équipages de bonne heure, parce qu'il voulait dîner à Turin.

CHAPITRE XIV.

De très-bonne heure, le lendemain matin, on partit pour Turin. La riche plaine qui s'étend des Alpes à cette magnifique cité n'était pas alors, comme aujourd'hui, ombragée d'une longue avenue. Des plantations d'oliviers, de mûriers et de figuiers festonnés de vignes ornaient le paysage, à travers lequel l'impétueux Eridan s'élance des montagnes et se joint, à Turin, aux eaux de l'humble rivière Doria. A mesure que nos voyageurs avançaient, les Alpes prenaient à leurs yeux toute la majesté de leur aspect. Les chaînes s'élevaient les unes au-dessus des autres dans une longue succession. Les plus hautes flèches, couvertes de nuages, se perdaient quelquefois dans leurs ondulations, et souvent s'élançaient au-dessus d'eux. Leurs bases, dont les irrégulières cavités présentaient toutes sortes de formes, se peignaient de pourpre et d'azur au mouvement de la lumière et des ombres, et variaient à tout moment, leurs tableaux. A l'Orient se déployaient les plaines de Lombardie; Turin élevait ses tours, et plus loin les Apennins bordaient un immense horizon.

En entrant dans le Milanais, Montoni et Cavigni quittèrent leurs chapeaux français pour la cape italienne écarlate brodée d'or. Emilie fut surprise de voir Montoni y joindre le plumet militaire, et Cavigni se contenter des plumes qu'on y portait habituellement. Elle crut enfin que Montoni prenait l'équipage d'un soldat pour traverser avec plus de sécurité une contrée inondée de troupes et saccagée par tous les partis.

On voyait dans ces belles plaines la dévastation de la guerre. Là où les terres ne restaient pas incultes, on reconnaissait les pas du spoliateur. Les vignes étaient arrachées des arbres qui les devaient soutenir; les olives étaient foulées aux pieds; les bosquets de mûriers étaient brisés par l'ennemi pour allumer les flammes qui devaient consumer les hameaux et les villages. Emilie détourna les yeux en soupirant et les porta sur les Alpes des Grisons, vers le nord. Leurs solitudes sévères semblaient être le sûr asile d'un malheureux persécuté.

Les voyageurs remarquaient fort souvent des détachements qui marchaient à quelque distance, et ils éprouvèrent dans les petites auberges de la route l'extrême disette et les autres inconvénients qui sont la suite d'une guerre intestine. Ils n'eurent pourtant jamais aucun motif de craindre pour leur sûreté. Arrivés à Milan, ils ne s'arrêtèrent ni pour considérer la grandeur de cette ville, ni pour visiter la cathédrale, qu'on bâtissait encore.

Au delà de Milan, le pays portait le caractère d'un ravage plus affreux. Tout alors y paraissait tranquille; mais ce repos était celui de la mort sur des traits qui conservent encore la hideuse empreinte des dernières convulsions.

Ce ne fut qu'après avoir quitté le Milanais que les voyageurs rencontrèrent des troupes. La soirée était avancée; ils aperçurent une armée qui défilait au loin dans la plaine, et dont les lances et les casques brillaient encore des derniers rayons du soleil. La colonne avança sur une partie de la route que resserraient deux tertres élevés. On distinguait les commandants qui dirigeaient la marche. Plusieurs officiers galopaient sur les flancs, et transmettaient les ordres qu'ils avaient reçus de leurs chefs; d'autres, séparés de l'avant-garde, voltigeaient dans la plaine à la droite de l'armée.

En approchant, Montoni, par les plumets qui flottaient sur les capes, les bannières, et les couleurs des corps qui suivaient, crut reconnaître la petite armée que commandait le fameux capitaine Utaldo. Il était lié avec lui et avec les principaux chefs. Il fit ranger les voitures sur un côté de la route pour les attendre et leur laisser passage. Un bruit léger de musique guerrière fut bientôt entendu; il augmenta par degrés. Emilie discerna les tambours, les trompettes, le son des timbales et le cliquetis des armes.

Montoni, certain que c'était la bande du célèbre Utaldo, mit la tête à la portière, et salua le général en agitant sa cape en l'air. Le chef répondit de son épée, et plusieurs officiers s'approchant du carrosse, accueillirent Montoni comme une ancienne connaissance: le capitaine lui-même arriva bientôt; la troupe fit halte et le chef s'entretint avec Montoni, qu'il paraissait charmé de revoir. Emilie comprit par leur conversation que c'était une armée victorieuse qui s'en retournait dans ses foyers; et les nombreux chariots qui l'accompagnaient étaient chargés des opulentes dépouilles de l'ennemi, des soldats blessés et des prisonniers qui seraient rachetés à la paix. Les chefs devaient se séparer le jour suivant, partager le butin, et se cantonner avec leurs bandes dans leurs châteaux: La soirée devait donc être consacrée au plaisir, en mémoire de leur commune victoire et des adieux qu'ils allaient se faire.

Utaldo dit à Montoni que son armée allait camper pour la nuit près d'un village à un mille de là; il l'invita à revenir sur ses pas, à prendre part au festin, en assurant que les dames seraient très-bien servies. Montoni s'excusa sur ce qu'il voulait gagner Vérone le soir même; et, après quelques questions sur l'état des environs de cette ville, il prit congé de cette troupe et partit.

Les voyageurs marchèrent sans interruption; mais ils n'arrivèrent à Vérone que longtemps après le soleil couché. Emilie n'en vit les délicieux environs que le lendemain. Ils quittèrent cette charmante ville de bonne heure, se rendirent à Padoue, et s'embarquèrent sur la Brenta pour gagner Venise. Ici la scène était entièrement changée; ce n'étaient plus ces vestiges de guerre répandus dans les plaines du Milanais, et tout respirait au contraire le luxe et l'élégance. Les bords verdoyants de la Brenta n'offraient que beautés, agréments et richesses. Emilie considérait avec plaisir les maisons de campagne de la noblesse vénitienne, leurs frais portiques, leurs colonnades entourées de peupliers et de cyprès d'une hauteur majestueuse et d'une verdure animée; leurs orangers, dont les fleurs embaumaient les airs; les saules touffus qui baignaient leur longue chevelure dans le fleuve, et formaient de sombres retraites. Le carnaval de Venise paraissait transporté sur ces rivages enchanteurs. Les bateaux, dans un perpétuel mouvement, en augmentaient la vie. Toutes les bizarreries des mascarades s'épuisaient dans leurs décorations; et sur le soir, des groupes de danseurs se faisaient remarquer sous des arbres immenses.

Cavigni instruisait Emilie du nom des gentilshommes à qui ces maisons de campagne appartenaient. Il y joignait pour l'amuser une légère esquisse de leurs caractères. Emilie se divertissait quelquefois à l'entendre; mais sa gaieté ne faisait plus sur madame Montoni le même effet qu'autrefois; elle était souvent sérieuse, et Montoni gardait sa réserve ordinaire.

Rien n'égala l'étonnement d'Emilie en découvrant Venise, ses îlots, ses palais, ses tours, qui tous ensemble s'élevaient de la mer, et réfléchissaient leurs couleurs sur la surface claire et tremblante. Le soleil couchant donnait aux vagues, aux montagnes élevées du Frioul, qui bornent au nord la mer Adriatique, une teinte légère de safran. Les portiques de marbre et les colonnes de Saint-Marc étaient revêtus des riches nuances et des ombres du soir. A mesure qu'on voguait, les grands traits de cette ville se dessinaient avec plus de détail. Ses terrasses, surmontées d'édifices aériens et pourtant majestueux, éclairés comme ils l'étaient alors des derniers rayons du soleil, paraissaient plutôt tirées de la mer par la baguette d'un enchanteur que construites par une main mortelle.

Le soleil ayant enfin disparu, l'ombre s'étendit graduellement sur les flots et sur les montagnes; elle éteignit les derniers feux qui doraient leurs sommets, et le violet mélancolique du soir s'étendit comme un voile. Qu'elle était profonde, qu'elle était belle, la tranquillité qui enveloppait la scène! La nature semblait dans le repos. Les plus douces émotions de l'âme étaient les seules qui s'éveillassent. Les yeux d'Emilie se remplissaient de larmes; elle éprouvait les élans d'une dévotion sublime, en élevant ses regards vers la voûte des cieux, tandis qu'une musique touchante accompagnait le murmure des eaux. Elle écoutait dans un ravissement muet, et personne ne rompait le silence. Les sons paraissaient flotter sur les airs. La barque avançait d'un mouvement si doux qu'à peine pouvait-on la sentir; et la brillante cité semblait s'approcher elle-même pour recevoir les étrangers. On distingua alors une voix de femme, qui, soutenue de quelques instruments, chantait une douce et langoureuse romance. Le pathétique de son expression, qui semblait tantôt celle d'un amour passionné, et tantôt l'accent plaintif d'une douleur sans espérance, annonçait bien que le sentiment qui la dictait n'était pas feint. Ah! dit Emilie en soupirant et se rappelant Valancourt, certainement ce chant-là part du cœur!

Elle regardait autour d'elle avec une attentive curiosité. Le crépuscule obscur ne laissait plus distinguer que d'imparfaites images. Cependant, à quelque distance sur la mer, elle crut apercevoir une gondole. Un chœur de voix et d'instruments s'enfla successivement dans les airs. Il était si doux! si solennel! c'était comme l'hymne des anges descendant au milieu du silence des nuits. La musique finit, et l'on eût dit que le chœur sacré remontait au ciel.

Le calme profond qui succéda était aussi expressif que les chants qui avaient cessé; rien ne l'interrompit pendant quelques minutes; mais enfin un soupir général sembla tirer tout le monde d'une sorte d'enchantement. Emilie pourtant se livra longtemps à l'aimable tristesse qui s'était emparée de ses esprits; mais le spectacle riant et tumultueux que lui offrait la place Saint-Marc, dissipa sa rêverie. La lune à son lever jetait une faible lueur sur les terrasses, sur les portiques illuminés, sur les magnifiques arcades qui les couronnaient, et laissait voir les sociétés nombreuses dont les pas légers, les douces guitares, les voix plus douces encore se mêlaient confusément.

La musique que les voyageurs avaient d'abord entendue passa près de la barque de Montoni dans une des gondoles qu'on voyait errer sur la mer au clair de la lune, et tous les brillants acteurs allaient prendre le frais du soir. Presque toutes avaient leurs musiques. Le bruit des vagues sur lesquelles on voguait, le battement mesuré des rames sur les flots écumants, y joignaient un charme particulier. Emilie regardait, écoutait, et se croyait au temple des fées. Madame Montoni même éprouvait du plaisir. Montoni se félicitait d'être enfin de retour à Venise: il l'appelait la première ville du monde, et Cavigni était plus sémillant et plus animé qu'à l'ordinaire.

La barque passa sur le grand canal où la maison de Montoni était située. En voguant toujours, les palais de Sansovino et Palladio déployèrent aux yeux d'Emilie un genre de beauté et de grandeur dont son imagination même n'avait pu se former l'idée. L'air n'était agité que par des sons doux, que répétaient les échos du canal; et des groupes de masques dansant au clair de lune réalisaient les brillantes fictions de la féerie.

La barque s'arrêta devant le portique d'une grande maison, et les voyageurs débarquèrent. La terrasse les conduisit, par un escalier de marbre, dans un salon dont la magnificence étonna Emilie. Les murs et les lambris étaient ornés de peintures à fresque. Des lampes d'argent, suspendues à des chaînes de même métal, illuminaient l'appartement. Le plancher était couvert de nattes indiennes, peintes de mille couleurs. La draperie des jalousies était de soie vert pâle, brodée d'or, enrichie de franges vertes et or. Le balcon s'ouvrait sur le grand canal. Emilie, frappée du caractère sombre de Montoni, regardait avec surprise le luxe et l'élégance de son ameublement. Elle se rappelait avec étonnement qu'on l'avait représenté comme un homme ruiné. Ah! se disait-elle, si Valancourt voyait cette maison, quelle paix il ressentirait! comme il serait convaincu de la fausseté des rapports!

Madame Montoni prit les airs d'une princesse; Montoni, impatient et contrarié, n'eut pas même la civilité de la saluer et de la complimenter à son entrée dans la maison.

A peine arrivé, il commanda la gondole, et sortit avec Cavigni pour prendre part aux plaisirs de la soirée. Madame Montoni devint alors et sérieuse et pensive: Emilie, que tout enchantait, s'efforça de l'égayer; mais la réflexion chez madame Montoni ne subjuguait ni le caprice ni l'humeur, et ses réponses en furent tellement remplies, qu'Emilie renonçant au projet de la distraire, alla se placer à la fenêtre pour jouir elle-même d'un spectacle si nouveau et si charmant.

Le premier objet qui attira son attention fut un groupe de danseurs que menaient une guitare et d'autres instruments. La fille qui tenait la guitare, et celle qui frappait le tambourin, dansaient elles-mêmes avec beaucoup de légèreté, de grâce et de gaieté. Après ceux-ci vinrent des masques: les uns étaient en gondoliers, d'autres en ménétriers; ils chantaient en parties, accompagnés de peu d'instruments. Ils s'arrêtèrent à quelque distance du portique, et dans leurs chants Emilie reconnut des vers de l'Arioste; ils chantaient les guerres des Maures contre Charlemagne et les malheurs du paladin Roland. La mesure changea et fit place à la douce mélancolie de Pétrarque; la magie de ses douloureux accents était encore soutenue d'une musique et d'une expression italienne, et le clair de lune mettait le comble à cet enchantement.

Emilie ressentait un profond enthousiasme; ses larmes coulaient en silence, et son imagination la ramenait en France auprès de Valancourt; elle vit avec regret s'éloigner les musiciens, et son attention les suivit jusqu'à ce que toute l'harmonie se fût successivement évanouie dans les airs. Emilie resta plongée dans une tranquillité pensive.

D'autres sons bientôt la rendirent encore attentive: c'était une majestueuse harmonie de cors. Elle observa que les gondoles se rangeaient en file sur les bords du canal; elle releva son voile et s'avança sur le balcon; elle reconnut dans la perspective du canal une espèce de procession qui flottait sur la surface des eaux; à mesure qu'elle approchait, les cors et d'autres instruments se mêlèrent. Bientôt après les déités fabuleuses de la ville semblèrent s'élever des eaux. Neptune, avec Venise son épouse, s'avançait sur la plaine liquide, entouré des tritons et des nymphes de la mer. La bizarre magnificence de ce spectacle semblait avoir subitement réalisé toutes les visions des poëtes; les riantes images dont l'âme d'Emilie se trouvait remplie, s'y conservèrent encore longtemps après que la troupe se fut écoulée.

Après le souper, sa tante veilla longtemps, mais Montoni ne revint pas. Si Emilie avait admiré la magnificence du salon, elle ne fut pas moins surprise en observant l'air nu et dégradé de tous les appartements qu'elle traversa pour gagner sa chambre: elle vit une longue suite de grandes pièces dont le délabrement indiquait assez qu'elles n'étaient pas occupées depuis longtemps: c'étaient, sur quelques murailles, les lambeaux fanés d'une ancienne tapisserie; sur d'autres, quelques peintures à fresque presque enlevées par l'humidité, et dont les couleurs et le dessin étaient presque entièrement effacés. A la fin, elle atteignit sa chambre, spacieuse, élevée, dégarnie comme le reste; elle avait de hautes jalousies sur la mer. Cet appartement lui forma de sombres idées, mais la vue de la mer les dissipa.

CHAPITRE XV.

Montoni et son compagnon n'étaient pas de retour à la maison, quand l'aube du jour rougit les flots: les groupes charmants des danseurs se dispersèrent avec le matin, comme autant d'esprits fantastiques. Montoni avait été occupé ailleurs, son âme était peu susceptible de volupté frivole. Il se plaisait dans le développement des passions énergiques; les difficultés, les tempêtes de la vie qui renversent le bonheur des autres, ranimaient tous les ressorts de son âme, et lui procuraient les seules jouissances dont il fût capable. Sans un extrême intérêt, la vie n'était pour lui qu'un sommeil. Quand un intérêt réel lui manquait, il s'en formait d'artificiels, jusqu'à ce que, l'habitude venant à les dénaturer, ils cessassent d'être fictifs: tel était l'amour du jeu. Il ne s'y était d'abord livré que pour se tirer de l'inaction et de la langueur, et il y avait persisté avec toute l'ardeur d'une passion opiniâtre. C'est à jouer qu'il avait passé la nuit avec Cavigni, dans une société de jeunes gens qui avaient plus d'écus que d'aïeux, et plus de vices encore que d'argent. Montoni méprisait la plupart de ces gens, plutôt pour la faiblesse de leurs talents que pour la bassesse de leurs inclinations; il ne se les associait que pour en faire les instruments de ses desseins. Dans ce nombre, cependant, il s'en trouvait de plus habiles, et Montoni les admettait à son intimité; mais encore conservait-il à leur égard cet air hautain et décidé qui commande la soumission aux esprits lâches ou timides, et qui excite la haine et la fierté des esprits élevés. Il avait donc de nombreux et de mortels ennemis; mais l'ancienneté de leur haine était la preuve de sa puissance; et, comme la puissance était son unique but, il était plus glorieux d'une haine semblable que de toute l'estime qu'on aurait pu lui témoigner. Il dédaignait un sentiment aussi modéré que celui de l'estime, et se serait méprisé lui-même s'il s'était cru capable de s'en contenter. Dans le petit nombre de ceux qu'il distinguait étaient les signors Bertolini, Orsino et Verezzi. Le premier avait un caractère gai, des passions vives; il était d'une dissipation, d'une extravagance sans bornes; mais d'ailleurs généreux, brave et confiant. Orsino, réservé, hautain, aimait le pouvoir plus que l'ostentation: son naturel était cruel et soupçonneux; il ressentait vivement une injure, et la vengeance ne lui laissait point de repos. Pénétrant, fécond en ressources, patient, constant dans sa persévérance, il savait maîtriser ses traits et ses passions. L'orgueil, la vengeance, l'avarice, étaient presque les seules qu'il connût; peu de considérations avaient le pouvoir de l'arrêter, peu d'obstacles pouvaient éluder la profondeur de ses stratagèmes. Cet homme était surtout le favori de Montoni. Verezzi ne manquait pas de talents; la violence de son imagination le rendait esclave des passions opposées. Il était gai, voluptueux, entreprenant; il n'avait néanmoins ni suite ni vrai courage, et le plus vil égoïsme était l'unique principe de ses actions. Prompt dans ses projets, pétulant dans ses espérances, le premier pressé d'entreprendre et d'abandonner, non-seulement ses plans mais ceux des autres; orgueilleux, impétueux, révolté contre toute espèce de subordination; et ceux pourtant qui connaissaient à fond son caractère et qui savaient diriger ses passions, le menaient comme un enfant. Tels étaient les amis que Montoni introduisit dans sa maison et admit à sa table, dès le lendemain de son arrivée à Venise. Il y avait aussi parmi eux un noble Vénitien, appelé le comte Morano, et une signora Livona, que Montoni présenta à sa femme comme une personne d'un mérite distingué. Elle était venue le matin, pour la féliciter de son arrivée, et on l'avait invitée à dîner.

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