Les mystères d'Udolphe
Emilie, un peu remise, proposa de retourner au château. Alors, et pour la première fois, elle se souvint que le comte avait invité Valancourt à se justifier auprès d'elle, et qu'il ne s'était fait aucune explication. Mais, à cette seule idée, tout son cœur rejeta la possibilité que Valancourt eût été coupable. Ses regards, sa voix, ses manières étaient le gage de sa noble et constante sincérité. Emilie se livra sans réserve aux émotions d'une joie que jamais elle n'avait sentie.
Ni Emilie ni Valancourt ne surent comment ils étaient retournés au château: si un pouvoir magique les y eût transportés, peut-être ils en eussent mieux remarqué le mouvement; ils étaient dans le vestibule avant de songer s'il existait quelque autre personne dans le monde. Le comte vint au-devant d'eux; et, avec toute la franchise et la bienveillance de son caractère, il accueillit Valancourt, et le pria de lui pardonner son injustice.
La comtesse et la jeune Blanche accueillirent Valancourt avec politesse et amitié. Blanche était si heureuse du bonheur d'Emilie, qu'elle oublia pour un moment l'absence de M. de Sainte-Foix; on l'attendait ce jour même, et la généreuse sensibilité de Blanche fut bientôt récompensée par l'arrivée de son amant. Il était guéri des blessures qu'il avait reçues dans la périlleuse aventure des montagnes, le récit qu'on en fit augmenta le sentiment des jouissances présentes; on se félicita de nouveau, et ce charmant souper offrit sur tous les visages l'expression d'une joie égale. Chacun cependant gardait son caractère et goûtait diversement son bonheur. Blanche était franche et gaie, Emilie tendre et plaintive, Valancourt exalté, tendre et gai tour à tour; Sainte-Foix était joyeux; et le comte, à ce spectacle, exprimait autant de complaisance que de bonté.
CHAPITRE XLIV.
Les mariages de Blanche et d'Emilie Saint-Aubert furent célébrés le même jour au château de Blangy, avec toute la magnificence du temps. Les fêtes furent splendides: on avait tendu la grande salle d'une tapisserie neuve, qui représentait Charlemagne et ses douze pairs; on voyait les fiers Sarrasins qui s'avançaient à la bataille; on voyait tous les enchantements et le pouvoir magique de Merlin. Les somptueuses bannières des Villeroi, ensevelies longtemps dans la poussière, furent de nouveau déployées, et flottèrent sur les pointes gothiques des fenêtres coloriées. La musique résonnait de toute part, et les échos de la galerie en retentissaient.
Annette regardait cette salle, dont les arcades et les fenêtres étaient illuminées et décorées de lustres en festons; elle considérait la magnificence des parures, les riches livrées des serviteurs, les meubles de velours enrichis d'or; elle écoutait les chants de plaisir qui ébranlaient la voûte; elle se croyait dans un palais de fées; elle assurait que, dans les plus beaux contes, elle n'avait rien vu de si charmant, et que les lutins eux-mêmes ne faisaient rien de plus beau dans leurs brillantes assemblées. La vieille Dorothée soupirait, et disait que l'aspect du château lui rappelait encore sa jeunesse.
Après avoir orné quelques-unes des fêtes du château, Emilie et Valancourt prirent congé de leurs tendres amis, et retournèrent à la vallée. La bonne, la fidèle Thérèse les reçut avec une joie sincère. Les ombrages de ce lieu chéri semblèrent, à leur arrivée, leur offrir obligeamment les plus tendres souvenirs. En parcourant ces lieux si longtemps habités par M. et madame Saint-Aubert, Emilie montrait avec tendresse les endroits où ils aimaient à reposer, et son bonheur lui semblait plus doux, en pensant que tous deux ils l'auraient embelli d'un sourire.
Valancourt la mena au platane, où, pour la première fois, il avait osé lui parler de son amour. Le souvenir des chagrins qu'ensuite il avait endurés, des malheurs, des dangers qui avaient suivi cette rencontre, augmenta le sentiment de leur félicité actuelle. Sous cet ombrage sacré, et voué pour jamais à la mémoire de Saint-Aubert, ils jurèrent l'un et l'autre de chercher à s'en rendre dignes, en imitant sa douce bienveillance; en se rappelant que toute espèce de supériorité impose des devoirs à celui qui en jouit; en offrant à leurs semblables, outre les consolations et les bienfaits que la prospérité doit tous les jours à l'infortune, l'exemple d'une vie passée dans la reconnaissance envers Dieu, et la constante occupation d'être utile à l'humanité.
Aussitôt après leur retour, le frère de Valancourt vint le féliciter de son mariage, et rendre hommage à Emilie. Il fut si content d'elle, si heureux de la riante et heureuse perspective que ce mariage offrait à Valancourt, que sur-le-champ il lui remit une partie de son bien; et, comme il n'avait point d'enfant, il lui assura la totalité de sa succession.
Les biens de Toulouse furent vendus. Emilie racheta de M. Quesnel l'ancien domaine de son père; elle dota Annette, et l'établit à Epourville avec Ludovico. Valancourt et elle-même préféraient à toute autre demeure les ombres chéries de la vallée; ils y fixèrent leur résidence; mais chaque année, par respect pour M. Saint-Aubert, ils allèrent passer quelques mois dans l'habitation où il avait été élevé.
Emilie pria Valancourt de trouver bon qu'elle remît à M. de Bonnac le legs qu'elle avait reçu de la signora Laurentini. Valancourt, quand elle fit cette demande, sentit tout ce qu'elle avait pour lui d'obligeant. Le château d'Udolphe revenait aussi à l'épouse de M. de Bonnac, la plus proche parente de cette maison; et cette famille, longtemps malheureuse, goûta de nouveau l'abondance et la paix.
Oh! combien il serait doux de parler longtemps du bonheur de Valancourt et d'Emilie! de dire avec quelle joie, après avoir souffert l'oppression des méchants et le mépris des faibles, ils furent enfin rendus l'un à l'autre; avec quel plaisir ils retrouvèrent les paysages chéris de leur patrie! combien il serait doux de raconter comment, rentrés dans la route qui conduit le plus sûrement au bonheur, tendant sans cesse à la perfection de leur intelligence, ils jouirent des douceurs d'une société éclairée, des plaisirs d'une bienfaisance active, et comment les bosquets de la vallée redevinrent le séjour de la sagesse et le temple de la félicité domestique!
Puisse-t-il du moins avoir été utile de démontrer que le vice peut quelquefois affliger la vertu; mais que son pouvoir est passager, et son châtiment certain! tandis que la vertu froissée par l'injustice, mais appuyée sur la patience, triomphe enfin de l'infortune!
Et si la faible main qui a tracé cette histoire a pu, par ses tableaux, soulager un moment la tristesse de l'affligée, par sa morale consolante; si elle a pu lui apprendre à en supporter le fardeau, ses humbles efforts n'auront pas été vains, et l'auteur aura reçu sa récompense.
FIN DES MYSTÈRES D'UDOLPHE.
Imprimerie L. Toinon et Cie, à Saint-Germain.