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Les mystères d'Udolphe

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L'enlèvement.

—En garde! cria Montoni. Le comte n'attendit point un second défi; il remit Emilie à ses gens, qui remplissaient tout l'escalier, et se retournant avec fierté: C'est à ton tour, infâme, dit-il en fondant sur lui. Montoni para le coup, et chercha lui-même à frapper; quelques-uns des assistants tentèrent de les séparer, d'autres arrachèrent Emilie aux gens de Morano.

—Est-ce pour cela, comte Morano, dit Montoni d'un ton d'ironie, est-ce pour cela que je vous recevais sous mon toit et que je vous permettais, à vous, mon ennemi déclaré, d'y passer la nuit? Etiez-vous venu pour récompenser mon hospitalité par une indigne trahison, et m'enlever ainsi ma nièce?

—Que celui qui parle de trahison, répliqua Morano avec une véhémence concentrée, ose se montrer sans rougir. Montoni, vous êtes un infâme: s'il y a trahison dans cette affaire, c'est vous seul qui en êtes l'auteur.

—Lâche! cria Montoni échappant à ceux qui le retenaient, et courant sur le comte. Ils sortirent dans le corridor, et le combat fut si furieux que personne n'osait approcher. Montoni jurait d'ailleurs que si quelqu'un s'avançait, il périrait dans l'instant sous ses coups.

La jalousie, la vengeance, prêtaient à Morano leur rage et leur aveuglement. Montoni, de sang-froid, habile et se possédant, avait l'avantage. Il blessa son adversaire, il en fut blessé; mais à l'instant il lui fit lui-même une large blessure, et d'un coup de fouet fit voler au loin son épée. Le comte tomba entre les bras de son valet de chambre. Montoni, lui appuyant son épée sur la poitrine, voulut l'obliger à lui demander la vie. Morano, succombant à sa blessure, eut à peine répliqué par un geste et par quelques mots qu'il n'y consentait pas, qu'il s'évanouit. Montoni, cependant, allait lui plonger l'épée dans le sein; Cavigni lui arrêta le bras. Il ne céda pas sans une extrême peine; mais en voyant son ennemi renversé, il ordonna qu'on l'emportât sur-le-champ hors du château.

A cet instant, Emilie, qui n'avait pu sortir de sa chambre pendant tout cet affreux tumulte, Emilie vint au corridor, et plaida pour l'humanité avec le sentiment de la plus vive bienveillance. Elle supplia Montoni d'accorder à Morano, dans le château, le secours que demandait son état. Montoni, qui rarement écoutait la pitié, semblait en ce moment être affamé de vengeance. Avec la cruauté d'un monstre, il ordonna pour la seconde fois que son ennemi vaincu fût enlevé du château dans l'état où il était; et les environs, couverts de bois, offraient à peine une chaumière solitaire pour l'abriter pendant la nuit.

Les domestiques du comte déclarèrent qu'ils ne l'emporteraient pas, jusqu'à ce qu'il eût au moins donné quelque signe de vie. Ceux de Montoni restaient immobiles. Cavigni faisait des représentations; Emilie seule, supérieure aux menaces de Montoni, apporta de l'eau à Morano, et commanda aux assistants de bander sa plaie. Montoni, à la fin, sentit quelque douleur à la sienne, et se retira pour la faire visiter.

Le comte, pendant ce temps, revenait à lui peu à peu. Le premier objet qui le frappa, lorsqu'il ouvrit les yeux, fut Emilie penchée sur lui avec l'expression d'une extrême inquiétude. Il la contempla d'un air douloureux.

—J'ai mérité ceci, dit-il, mais non pas de Montoni. C'est de vous, Emilie, que je méritais une punition, et je n'en reçois que de la pitié.

Cesario proposa d'aller d'abord s'informer d'une chaumière avant de le déplacer. Mais Morano était trop impatient de partir. L'angoisse de son esprit paraissait encore plus violente que n'était celle de sa blessure. Il rejeta dédaigneusement la proposition de Cavigni, et ne voulut point qu'on obtînt pour lui de Montoni la permission de passer la nuit au château. Cesario voulait faire avancer la voiture; mais le comte le lui défendit.—Je ne pourrais pas la supporter, dit-il; appelez mes domestiques, ils me transporteront à bras.

A la fin, néanmoins, Morano, se calmant un peu, consentit que Cesario allât d'abord préparer la chaumière. Emilie, voyant qu'il avait repris ses sens, allait quitter le corridor, quand un messager de Montoni vint à elle pour le lui prescrire, et ajouta que, si le comte n'était point parti, il s'éloignât aussitôt. L'indignation étincela dans les regards de Morano, et colora vivement ses joues.

—Dites à Montoni, reprit-il, que je m'éloignerai quand cela me conviendra. Je quitterai ce château, qu'il lui plaît d'appeler le sien, comme on quitte le nid d'un serpent. Mais ce n'est pas la dernière fois qu'il entendra parler de moi. Dites-lui que, si je puis l'empêcher, je ne laisserai pas un autre meurtre sur sa conscience.

—Comte Morano, savez-vous ce que vous dites? dit Cavigni.

—Oui, signor, je sais bien ce que je dis, et il entendra ce que je veux dire. Sa conscience, sur ce point, secondera son intelligence.

—Comte Morano, dit Verezzi, qui jusque-là observait en silence, osez encore insulter mon ami, et je vous plonge mon épée dans le cœur.

—Cette action serait digne de l'ami d'un infâme, dit Morano. Et la violence de son indignation le fit soulever des bras de ses serviteurs. Mais cette énergie ne fut que momentanée: il retomba épuisé par cet effort. Les gens de Montoni retenaient alors Verezzi, qui semblait disposé à remplir sa menace. Cavigni, moins dépravé que lui, tâchait de le faire sortir. Emilie, qu'une vive compassion avait jusqu'alors retenue, se retirait en ce moment avec une nouvelle terreur; la voix de Morano l'arrêta. Il fit un geste faible, et lui demanda de s'approcher plus près. Elle avança d'un pas timide; mais la langueur qui décomposait tous les traits du blessé, excita son extrême pitié, et vainquit toute sa terreur.

—Je vous quitte pour toujours, lui dit-il, peut-être ne vous verrais-je plus. Je voudrais, Emilie, emporter mon pardon. Le dirai-je? je voudrais emporter jusqu'à votre bienveillance.

—Recevez ce pardon, dit Emilie, et les vœux bien sincères que je fais pour votre heureuse guérison.

—Et seulement pour ma guérison! dit Morano en soupirant.—Pour votre bonheur, ajouta Emilie.

—Peut-être devrais-je être content, reprit-il, je n'en mérite pas davantage. Mais j'ose vous le demander, Emilie, pensez à moi; oubliez mon offense, et rappelez-vous seulement toute la passion qui la causa.

Emilie paraissait impatiente de s'éloigner.—Je vous prie, comte, dit-elle, songez à votre sûreté, et ne restez pas plus longtemps: je tremble des conséquences de l'emportement de Verezzi et du ressentiment de Montoni, s'il apprenait que vous êtes ici.

Le visage de Morano se couvrit de rougeur.—Vous prenez intérêt à ma sûreté, dit-il, j'en prendrai soin et je sortirai d'ici; mais avant que je me retire, laissez-moi entendre de vous que vous faites des vœux pour moi; et en disant ces mots il la regarda d'un air tendre et affligé.

Emilie en renouvela l'assurance; il prit sa main qu'elle retirai à peine, et la porta jusqu'à ses lèvres.—Adieu, comte Morano, dit Emilie; elle allait se retirer, quand un second message arriva de la part de Montoni; elle conjura Morano, s'il voulait conserver sa vie, de quitter à l'instant le château, et n'osant pas désobéir au second ordre de Montoni, elle sortit pour l'aller trouver.

Il était au salon de cèdre qui joignait la grande salle, couché sur un sopha; il souffrait tellement de sa blessure, que peu de personnes y eussent mis autant de courage. Sa physionomie sévère, mais froide, exprimait la noirceur de la vengeance, mais aucun symptôme de douleur. Dans tous les temps il avait méprisé toutes les douleurs physiques, et ne cédait jamais qu'aux crises violentes de son âme. Il était entouré du vieux Carlo et du signor Bertolini; mais madame Montoni n'était pas avec lui.

Emilie tremblait en approchant: elle reçut une forte réprimande pour n'avoir pas obéi à ses ordres, et elle vit bien qu'il attribuait sa station dans le corridor à des motifs dont son âme pure n'avait pas même conçu l'idée.

—C'est un exemple du caprice des femmes, dit-il, et j'aurais dû le prévoir. Vous rejetiez obstinément le comte, pendant que je le favorisais; vous le favorisez au moment où je le congédie.

—Je ne vous comprends pas, dit Emilie surprise; vous ne prétendez sûrement pas que le comte, en visitant la double chambre, ait été approuvé par moi.

—Vous ajoutez l'hypocrisie au caprice, dit Montoni en fronçant le sourcil: vous vous livrez à la satire; mais avant de vous permettre de gouverner les autres, songez à bien apprendre à pratiquer les vertus qu'on exige des femmes, la sincérité, la modestie et l'obéissance.

Emilie, qui s'était toujours efforcée de conformer sa conduite à la plus stricte délicatesse, et dont l'esprit concevait si bien non-seulement tout ce qui est juste en morale, mais tout ce qui embellit le caractère d'une femme, fut choquée de ces paroles. Montoni parut s'apaiser; et quand Ludovico vint annoncer que Morano était hors du château, il dit à Emilie qu'elle pouvait se retirer.

Elle s'éloigna volontiers de sa présence; mais la pensée de rester toute la nuit dans une chambre dont la porte pouvait s'ouvrir à tout le monde, lui fit alors plus de frayeur que jamais. Elle se détermina à frapper chez madame Montoni, et à demander qu'il lui fût permis de retenir Annette.

En approchant de l'appartement de sa tante, Emilie le trouva fermé; bientôt il fut ouvert par madame Montoni elle-même.

On peut se souvenir qu'Emilie, peu d'heures avant, s'était glissée dans la chambre à coucher de sa tante, mais c'était par une petite porte. Le calme de madame Montoni lui fit juger qu'elle ignorait l'accident de son époux; elle voulut le lui raconter, et commença avec une extrême précaution; sa tante l'interrompit en lui disant qu'elle savait tout.

Emilie savait par elle-même qu'elle avait peu de raisons pour aimer Montoni, mais elle ne la croyait pas capable d'une aussi complète indifférence. Elle obtint la permission d'emmener Annette dans sa chambre, et elle s'y retira aussitôt.

Une trace de sang, qui marquait le corridor, conduisait droit à son appartement; et sur la place où le comte Morano avait combattu, le carreau en était tout couvert. Emilie frissonna, et se soutint sur Annette en y passant; elle voulut en arrivant, puisque la porte de l'escalier avait été ouverte, et qu'Annette était avec elle, examiner l'issue de cet escalier; à cette circonstance tenait essentiellement sa tranquillité. Annette, moitié curieuse, moitié effrayée, consentit volontiers à descendre; mais en se rapprochant elles retrouvèrent la porte verrouillée par dehors, et tout ce qu'elles purent faire fut de l'assurer en dedans, en y plaçant les meubles les plus lourds qu'il leur fut possible de remuer. Emilie alla se mettre au lit, et Annette resta sur une chaise près de la cheminée, où quelques charbons fumaient encore.

CHAPITRE XIX.

Il est nécessaire de rapporter maintenant quelques circonstances dont le brusque départ de Venise et la suite rapide d'événements qui se succédèrent au château n'avaient pas permis de s'occuper.

Le matin même de ce départ, Morano, à l'heure convenue, se rendit à la maison de Montoni, pour y recevoir son épouse. Il fut un peu surpris du silence et de la solitude des portiques, que remplissaient ordinairement les domestiques de Montoni; mais sa surprise bientôt fit place au comble de l'étonnement, et cet étonnement à la rage, quand une vieille femme ouvrit la porte, et dit à ses serviteurs que son maître, sa famille et toute sa suite avaient quitté Venise de très-bonne heure pour aller en terre ferme. N'en pouvant croire ses gens, il sortit de sa gondole, et courut dans la salle pour en apprendre davantage. La vieille femme, qui seule avait soin de la maison, persista dans son histoire, et la solitude des appartements déserts le convainquit de la vérité.

Quand la bonne femme se fut remise de sa frayeur, elle lui conta tout ce qu'elle savait; c'était, à la vérité, bien peu de chose, mais assez pour apprendre à Morano que Montoni était allé à son château des Apennins. Il l'y suivit, aussitôt que ses gens eurent achevé ses préparatifs. Un ami l'accompagnait, ainsi qu'un grand nombre de domestiques. Il était décidé à obtenir Emilie, ou à faire tomber sur Montoni toute sa vengeance. Quand son esprit fut remis de sa première effervescence, et que ses idées se furent éclaircies, sa conscience lui suggéra certains souvenirs qui expliquaient assez toute la conduite de Montoni. Mais comment ce dernier aurait-il pu soupçonner une intention que lui seul connaissait, et qu'il ne pouvait deviner? Sur ce point, néanmoins, il avait été trahi par l'intelligence sympathique qui existe pour ainsi dire entre les âmes peu délicates, et qui fait juger à un homme ce qu'un autre doit faire dans une circonstance donnée. C'est ce qui était arrivé à Montoni. Il avait acquis, à la fin, la preuve irrécusable de ce que déjà il soupçonnait: c'est que la fortune de Morano, au lieu d'être considérable, comme d'abord il l'avait cru, était, au contraire, en assez mauvais état. Montoni n'avait favorisé ses prétentions que par des motifs personnels, par orgueil, par avarice. Une alliance avec un noble vénitien aurait sûrement satisfait l'un, et l'autre spéculait sur les propriétés d'Emilie en Gascogne, qu'on devait lui abandonner le jour même de son mariage. Il avait, dès le premier moment, suspecté en quelque chose le dérangement et la folie du comte, mais c'était seulement à la veille des noces projetées qu'il s'était convaincu de sa ruine. Il n'hésita pas à conclure que Morano le frustrait sûrement des propriétés d'Emilie, et cette pensée ne fut plus un doute quand, après être convenus de signer le traité la nuit même, le comte manqua à sa parole. Un homme aussi peu réfléchi, aussi distrait que Morano, dans un moment où ses noces l'occupaient, avait bien pu oublier un pareil engagement, sans que ce fût à dessein; mais Montoni n'hésita point à l'expliquer dans ses propres idées. Après avoir attendu longtemps l'arrivée du comte, il avait commandé à tous ses gens d'être prêts au premier signal. En se pressant de gagner Udolphe, il voulait soustraire Emilie à toutes les recherches de Morano, et rompre cette affaire sans s'exposer à aucune altercation. Si le comte, au contraire, n'avait, comme il les appelait, que des prétentions honorables, il suivrait sans doute Emilie, et signerait l'écrit projeté. Avec cette condition, l'intérêt de Montoni pour elle était si nul, qu'il l'aurait sacrifiée sans scrupule aux désirs d'un homme ruiné, dans l'unique vue de s'enrichir lui-même. Il s'abstint néanmoins de lui dire un seul mot sur les motifs de son départ, dans la crainte qu'une autre fois un rayon d'espérance ne la rendît moins traitable.

C'est par ces considérations qu'il avait soudain quitté Venise; et, par des considérations opposées, Morano l'avait poursuivi à travers les précipices de l'Apennin. Quand on annonça son arrivée, Montoni, ne doutant pas qu'il ne vînt accomplir sa promesse, se hâta de le recevoir; mais la rage, les expressions, le maintien de Morano lorsqu'il entra, le détrompèrent au moment même. Montoni expliqua en partie les raisons de son brusque départ, et le comte, persistant à demander Emilie, accabla Montoni de reproches, sans parler de l'ancien traité.

Montoni, à la fin, las de cette dispute, en remit la conclusion au lendemain, et Morano se retira avec quelque espérance sur l'apparente indécision de Montoni. Néanmoins, quand, au milieu du silence de sa chambre, il se rappela leur entretien, son caractère et les exemples de sa duplicité, le peu d'espoir qu'il conservait l'abandonna, et il résolut de ne pas perdre l'occasion d'obtenir autrement Emilie. Il appela son valet de confiance, lui dit son dessein, et le chargea de découvrir parmi les domestiques de Montoni quelqu'un qui voulût consentir à seconder l'enlèvement d'Emilie: il s'en remettait au choix et à la prudence de son agent; ce n'était pas à tort. Celui-ci découvrit un homme que Montoni dernièrement avait traité avec rigueur, et qui ne songeait qu'à le trahir. Cet homme conduisit Cesario autour du château, et par un passage secret l'introduisit à l'escalier: il lui indiqua ensuite un chemin plus court dans le bâtiment, et lui donna les clefs qui pouvaient favoriser sa retraite. L'homme fut d'avance bien récompensé de sa peine, et l'on a vu comment la trahison du comte avait été récompensée.

Montoni le lendemain fut comme à l'ordinaire; il avait seulement le bras soutenu par une écharpe: il fit le tour des remparts, et visita ses ouvriers: il en demanda un plus grand nombre, et revint au château, où des nouveaux venus l'attendaient.

Pendant ce temps, le comte se trouvait sous le chaume, dans les forêts de la vallée, accablé d'une double souffrance, et méditant une vengeance profonde contre Montoni. Son serviteur, qu'il avait dépêché à la ville la plus voisine, qui était encore fort éloignée, ne revint que le lendemain avec un chirurgien. Le docteur refusa de s'expliquer avant d'avoir suivi les progrès de la blessure; il fit prendre au malade une potion calmante, et resta près de lui pour juger de son effet.

Emilie, tout le reste d'une nuit si troublée, avait cependant dormi en repos. A son réveil, elle se rappela qu'enfin elle était délivrée des persécutions de Morano; elle se sentit soulagée subitement d'une grande partie des maux qui depuis longtemps pesaient sur elle. Tout ce qui l'affligeait encore venait des ouvertures qu'avait jetées Morano sur les vues de Montoni; il avait dit que ses projets ne pouvaient se concevoir, mais qu'ils étaient terribles. Pour en éloigner la pensée, elle chercha ses crayons, se mit à une fenêtre, et contempla le paysage pour y choisir un point de vue.

Ainsi occupée, elle reconnut sur les remparts les hommes nouvellement arrivés au château. La vue de ces étrangers la surprit, mais plus encore leur extérieur. Il y avait une singularité dans leur costume, une fierté dans leurs regards, qui captiva son attention. Elle se retira de la fenêtre pendant qu'ils passaient au-dessous; mais elle s'y remit pour les mieux observer. Leurs figures s'accordaient si bien avec l'aspérité de toute la scène, que, pendant qu'ils regardaient le château, elle les dessina en bandits et les plaça dans son tableau.

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Les trois étrangers.

Carlo, ayant procuré à ces hommes les rafraîchissements nécessaires, revint près de Montoni, comme il en avait reçu l'ordre. Celui-ci voulait découvrir quel était le domestique de qui, la nuit précédente, Morano avait reçu les clefs; mais Carlo, trop fidèle à son maître pour souffrir paisiblement qu'on pût lui nuire, n'aurait pas dénoncé son camarade à la justice elle-même. Il assura qu'il l'ignorait, et que l'entretien des deux domestiques étrangers ne lui avait pas appris autre chose que le complot.

Montoni se rendit à l'appartement de son épouse. Emilie ne tarda pas à l'y joindre; elle les trouva dans une violente contestation; elle voulait se retirer quand sa tante la rappela et prétendit qu'elle fût présente.—Vous serez témoin, dit-elle, de ma résistance. Maintenant, monsieur, répétez le commandement auquel j'ai si souvent refusé d'obéir.

Montoni se retourna, et prenant un visage sévère, il enjoignit à Emilie de se retirer sur-le-champ. Sa tante insista pour qu'elle ne partît point. Emilie désirait échapper au spectacle d'une pareille querelle: elle désirait de servir sa tante, mais elle désespérait d'apaiser Montoni, dans les regards duquel se peignait en traits de feu la violente tempête de son âme.

—Sortez, dit-il d'une voix de tonnerre. Emilie obéit, et se retira sur le rempart où les étrangers n'étaient plus. Elle médita sur le malheureux mariage qu'avait fait la sœur de son père, et sur l'horreur de sa propre situation, dont la ridicule imprudence de sa tante était aussi devenue la cause.

Pendant qu'elle se promenait ainsi sur le rempart, Annette parut à la porte de la salle, et regardant avec précaution, s'avança pour la joindre.

—Ma chère demoiselle, je vous cherche dans tout le château, dit-elle; si vous voulez me suivre, je vous montrerai un tableau.

—Un tableau! s'écria Emilie en frémissant.

—Oui, mademoiselle, un portrait de l'ancienne dame de ce château. Le vieux Carlo vient de me dire que c'était elle, et je pensais que vous seriez curieuse de la voir. Quant à ma maîtresse, vous savez, mademoiselle, qu'on ne peut pas lui parler de cela.

—Ainsi, dit Emilie, vous en parlez donc à tout le monde?

—Oui, mademoiselle; que faire ici, à moins que d'y parler? Si j'étais dans un cachot, et qu'on me laissât parler, ce serait du moins un peu de consolation. Oui, je voudrais parler, quand ce ne serait qu'aux murailles. Mais venez, mademoiselle, ne perdons point de temps, il faut que je vous montre le tableau.

—Est-il voilé? dit Emilie après un moment de silence.

—Ma chère demoiselle, reprit Annette en regardant Emilie, pourquoi donc pâlissez-vous? Vous vous trouvez incommodée?

—Non, Annette, je me trouve fort bien; mais je n'ai aucun désir de voir ce tableau; vous pouvez aller dans la salle.

—Quoi! mademoiselle, ne pas voir la dame du château, la dame qui disparut si étrangement! Oh bien! pour moi, j'aurais franchi toutes les montagnes pour voir un semblable portrait. Pour vous dire au fond ce que je pense, il n'y a que cette histoire singulière qui puisse me soutenir dans ce vieux château, et pourtant d'y penser je sens que je frissonne.

—Etes-vous sûre que c'est un tableau? dit Emilie. L'avez-vous vu? est-il voilé?

—Sainte vierge Marie! mademoiselle, oui, non et oui. Je suis sûre que c'est un tableau. Je l'ai vu. Il n'est pas voilé.

Le ton, l'air de surprise avec lesquels tout cela fut dit, rappelèrent à Emilie sa prudence ordinaire; un sourire dissimula son émotion. Elle dit à Annette de la conduire à son tableau. Il était dans une chambre mal éclairée, voisine de celle où se tenaient les domestiques.

—Le voilà, mademoiselle, dit Annette d'une voix basse et en le montrant. Emilie s'avança et regarda le tableau. Il représentait une dame à la fleur de l'âge et de la beauté. Les traits en étaient nobles, réguliers, pleins d'une expression forte, mais non pas de cette séduisante douceur que voulait trouver Emilie, et de cette mélancolie pensive qu'elle aimait à rencontrer.

—Combien s'est-il passé d'années, dit Emilie, depuis que cette dame a disparu?

—Vingt ans, mademoiselle, ou environ, à ce qu'ils disent. Je sais qu'il y a longtemps.

Emilie continuait à examiner le portrait.

—Je pense, reprit Annette, que monsieur devrait le placer dans une plus belle chambre que celle-ci. A mon avis, le portrait de la dame dont il tient ses richesses devrait être logé dans l'appartement d'honneur.

—C'était une belle dame assurément, continua Annette, et monsieur pourrait sans rougir le faire porter au grand appartement où se trouve le tableau voilé. Emilie se retourna. Mais quant à cela, on ne l'y verrait pas mieux qu'ici; j'en trouve toujours la porte fermée.

—Sortons d'ici, dit Emilie, et laissez-moi, Annette, vous le recommander encore. Soyez très-réservée dans vos discours, et ne laissez pas soupçonner que vous sachiez la moindre chose au sujet de ce tableau.

—Sainte mère de Dieu! cria Annette, ce n'est pas un secret. Tous les domestiques l'ont bien vu.

Emilie tressaillit.—Comment cela se peut-il? dit-elle. L'avoir vu! Quand? Comment?

—Ma chère demoiselle, il n'y a rien de surprenant. Nous avons tous un peu plus de curiosité que vous n'en avez vous-même.

—Vous m'aviez dit, à ce que je croyais, dit Emilie, que la porte en était fermée?

—Si cela était, mademoiselle, dit Annette en regardant de tous côtés, comment aurions-nous pu entrer?

—Oh! vous parlez de ce tableau-ci, dit Emilie en se calmant. Venez, Annette. Je ne vois plus rien qui soit digne d'attention; il faut sortir.

Emilie, en rentrant chez elle, vit Montoni descendre dans la salle. Elle retourna au cabinet de sa tante, qu'elle trouva seule et toute en pleurs. La douleur et le ressentiment luttaient sur sa physionomie. L'orgueil jusqu'à ce moment avait retenu ses plaintes. Jugeant d'Emilie par elle-même, et ne pouvant se dissimuler ce que méritait d'elle l'indignité de son traitement, elle croyait que ses chagrins exciteraient bien plutôt la joie de sa nièce qu'aucun sentiment de sympathie. Elle pensait qu'elle la mépriserait, et sûrement ne la plaindrait pas. Mais elle connaissait mal la bonté d'Emilie.

Les peines de madame Montoni l'emportèrent enfin sur son orgueil. Quand Emilie était entrée le matin, elle les aurait dévoilées toutes, si son époux ne l'eût prévenue: et dans ce moment où sa présence ne la contraignait plus, elle exhala ses plaintes amères.

—O Emilie! s'écria-t-elle, je suis la plus malheureuse des femmes! Je suis traitée d'une manière cruelle! Qui l'eût prévu, quand j'avais devant moi une si belle perspective, que j'éprouverais un si affreux destin? Qui l'eût pensé, quand j'épousai un homme comme M. Montoni, que j'empoisonnais toute ma vie? Il n'est aucun moyen de juger le meilleur parti qu'on ait à prendre; il n'en est point pour reconnaître un bien solide. Les plus flatteuses espérances nous abusent; les plus sages y sont trompés. Qui eût prévu, quand j'épousais M. Montoni, que je me repentirais de ma générosité?

Emilie s'assit près de sa tante, prit sa main; et de cet air compatissant qui indiquerait un ange gardien, elle lui parla dans l'accent le plus tendre. Tous ses discours ne calmaient point madame Montoni. Elle avait besoin de se plaindre encore plus que d'être consolée; et ce fut seulement par ses exclamations qu'Emilie en connut la cause particulière.

—Homme ingrat! dit madame Montoni, il m'a trompée de toute manière. Il a su m'arracher à ma patrie, à mes amis; il m'enferme dans ce vieux château, et il pense me faire plier à tous ses desseins! Il verra bien qu'il s'est trompé; il verra bien qu'aucune menace ne peut m'engager à... Mais qui donc l'aurait cru? qui l'aurait supposé qu'avec son nom, son apparente richesse, cet homme n'avait aucune fortune? non, pas un sequin qui lui appartînt! J'avais fait pour le mieux: je le croyais un homme d'importance; je lui croyais de grandes propriétés. Autrement, l'aurais-je épousé? Ingrat, perfide mortel! Elle s'arrêta pour respirer.

—Ma chère tante, calmez-vous, dit Emilie; ce château, la maison de Venise sont à lui. Puis-je vous demander quelles sont les circonstances qui vous affligent plus particulièrement?

—Quelles circonstances! s'écria madame Montoni en colère; quoi, cela n'est-il pas suffisant? Depuis longtemps ruiné au jeu, il a encore perdu tout ce que je lui avais donné; il prétend aujourd'hui, que je lui livre mes contrats. Il est heureux pour moi que la plus grande partie de mes biens se trouve tout entière à mon nom: il veut les fondre aussi, et se jeter dans un infernal projet, dont lui seul peut comprendre l'idée; et... et... tout cela n'est-il pas suffisant?

—Assurément, dit Emilie: mais rappelez-vous, madame, que je l'ignorais absolument.

—Et n'est-il pas bien suffisant, reprit sa tante, que sa ruine soit absolue, qu'il soit écrasé de dettes, tellement que ni ce château, ni la maison de Venise ne lui resteraient, si ses dettes honorables ou déshonorantes se trouvaient payées?

—Je suis affligée de ce que vous me dites, dit Emilie.

—Et n'est-il pas bien suffisant, interrompit madame Montoni, qu'il m'ait traitée avec cette négligence, avec cette cruauté, parce que le lui refusais mes contrats; parce qu'au lieu de trembler à ses menaces, je l'ai défié avec résolution, et lui ai reproché une si honteuse conduite? moi, dont le seul tort est une trop grande bonté, une générosité trop facile! je me vois enchaînée pour la vie à ce vil, perfide et cruel monstre!

Emilie vit que ses malheurs n'admettaient point de consolation réelle, et méprisant les phrases communes, elle aima mieux garder le silence; mais madame Montoni, jalouse de toute son importance, prit ce silence pour celui de l'indifférence ou du mépris, et reprocha à Emilie l'oubli de ses devoirs et le manque de sentiment.

—Oh! comme je me défiais de cette sensibilité si vantée quand on la mettrait à l'épreuve! reprit-elle; je savais bien qu'elle ne vous enseignerait ni tendresse, ni affection pour des parents qui vous ont traitée comme leur fille.

—Pardonnez-moi, madame, dit Emilie avec douceur; je me vante peu, et si je le faisais, je ne me vanterais pas de ma sensibilité: c'est un don peut-être plus à craindre qu'à désirer.

—C'est à merveille, ma nièce, je ne disputerai point avec vous; mais comme je le disais, Montoni m'a menacée avec violence, si je refuse plus longtemps de lui signer l'abandon de mes contrats; c'était le sujet de notre contestation quand vous êtes entrée ce matin. Je suis maintenant déterminée: nul pouvoir sur la terre ne pourra m'y contraindre; je n'endurerai point tous ces procédés de sang-froid: il apprendra de moi ce que c'est que son caractère; je lui dirai tout ce qu'il mérite, en dépit de sa menace et de sa férocité.

—Votre situation, madame, dit Emilie, est moins désespérée peut-être que vous ne pensez. M. Montoni peut vous peindre ses affaires en plus mauvais état qu'elles ne sont réellement, pour exagérer, démontrer le besoin qu'il a de vos contrats: d'ailleurs, tant que vous les garderez ils vous offriront une ressource, si la future conduite de votre mari vous obligeait enfin à vous séparer de lui.

Madame Montoni l'interrompit impatiemment.—Insensible, cruelle fille! s'écria-t-elle: vous voulez donc me persuader que je n'ai pas sujet de me plaindre? que mon mari est dans une position brillante, que mon avenir est consolant, que mes douleurs sont puériles, romanesques, ainsi que les vôtres? Etrange consolation! me persuader que je suis hors de sens et de sentiment, parce que vous n'avez aucun sentiment vous-même. J'imaginais ouvrir mon cœur à une personne compatissante qui sympathiserait avec mes peines; mais je le vois trop, les gens à sentiments ne savent sentir que pour eux seuls. Retirez-vous.

Emilie, sans lui répliquer, s'éloigna dans le même moment avec un mélange de pitié et de mépris.

Emilie prit son voile et descendit aux remparts, la seule promenade qui lui fût permise. Elle eût bien désiré de parcourir les bois au-dessous, et surtout de contempler les sublimes tableaux du voisinage. Montoni ne consentant pas qu'elle sortît des portes du château, elle cherchait à se contenter des vues pittoresques qu'elle observait de la muraille. Les paysans qu'on employait aux fortifications étaient alors éloignés de leur ouvrage, et personne n'était sur les remparts; le ciel était sombre et triste comme elle. Cependant, le soleil perçant tout à coup au travers des nuages, Emilie voulut voir l'effet qu'il devait produire sur la tour du couchant: en se retournant, elle aperçut les trois étrangers arrivés le matin; elle tressaillit, une crainte involontaire s'empara d'elle, et regardant sur le rempart, elle n'y vit pas d'autres personnes. Ils s'approchèrent pendant qu'elle hésitait; la porte de la terrasse vers laquelle ils marchaient était toujours fermée, et pour sortir par l'autre, il fallait bien passer près d'eux. Avant de s'y résoudre, elle baissa son voile sur sa tête, mais il cachait mal sa beauté. Ils la regardèrent attentivement, et se parlèrent en mauvais italien; elle n'entendit que quelques mots: la fierté de leurs figures, à mesure qu'elle s'approchait d'eux, la frappa plus que n'avait encore fait la singularité de leurs vêtements. L'air et surtout la figure de celui qui marchait entre deux attirèrent son attention: elle exprimait une fierté sauvage, une sorte de férocité noire, et pourtant maligne: elle se sentit soulevée d'horreur. Ce caractère se lisait si facilement dans les traits de cet inconnu, qu'un seul coup d'œil l'imprima dans sa mémoire: elle avait passé très-vite, et à peine avait-elle un instant levé sur tout ce groupe un seul regard timide. Dès qu'elle fut au bout de la terrasse, elle se retourna, et vit les étrangers à l'ombre de la tourelle, qui la considéraient avec soin, et indiquaient par tous leurs gestes un entretien fort animé. Elle sortit du rempart, et se retira chez elle.

Montoni soupa fort tard et s'entretint avec ses hôtes dans le salon de cèdre, enflé de son triomphe récent sur Morano: il vida souvent son verre et s'abandonna sans mesure aux plaisirs de la table et de la conversation. La gaieté de Cavigni semblait, au contraire, gênée par l'inquiétude: il attachait ses regards sur Verezzi qu'il avait eu peine à contenir jusqu'alors, et qui voulait toujours faire part à Montoni des dernières insultes du comte.

Un des convives revint à l'événement de la précédente soirée: les yeux de Verezzi étincelèrent; ensuite on parla d'Emilie, et ce fut un concert d'éloges. Montoni seul gardait le silence.

Quand les domestiques furent sortis, la conversation devint plus libre; le caractère irascible de Verezzi mêlait quelquefois un peu d'aigreur à ce qu'il disait; mais Montoni déployait le sentiment de la supériorité jusque dans ses regards et dans ses manières. Un d'eux imprudemment vint à nommer de nouveau Morano: en ce moment Verezzi, échauffé par le vin, et sans égards aux signes que lui faisait Cavigni, donna mystérieusement quelques lumières sur l'incident de la veille. Montoni ne parut pas le remarquer: il continua de se taire, sans montrer aucune émotion. Cette apparente insensibilité ne faisant qu'augmenter la colère de Verezzi, il redit enfin le propos de Morano sur ce que le château ne lui appartenait pas légitimement, et sur ce que volontairement il ne lui laisserait pas un autre meurtre sur la conscience.

Serai-je insulté à ma table, et le serai-je par mon ami? dit Montoni pâle de fureur. Pourquoi me répéter les propos d'un insensé! Verezzi, qui s'attendait à voir le courroux de Montoni se tourner contre Morano, regarda Cavigni d'un air surpris, et Cavigni jouit de sa confusion. Auriez-vous donc la faiblesse de croire aux discours d'un homme que le délire de la vengeance égare?

—Signor, dit Verezzi, nous ne croyons que ce que nous savons.—Comment? interrompit Montoni d'un air grave, où sont vos preuves?

—Nous ne croyons que ce que nous savons, répéta Verezzi, et nous ne savons rien de tout ce que Morano nous affirme. Montoni parut se remettre.—Je suis prompt, mes amis, dit-il, quand il est question de mon honneur: aucun homme n'en douterait avec impunité.

—Passez le verre, s'écria Montoni.—Nous boirons à la signora Saint-Aubert, dit Cavigni.—Avec votre permission, d'abord à la dame du château, reprit Bertolini. Montoni restait muet.—A la dame du château! dirent les hôtes; et Montoni fit un mouvement de tête pour y consentir.

—Je suis surpris, signor, lui dit Bertolini, que vous ayez si longtemps négligé ce château; c'est un bel édifice.

—Il convient fort à nos desseins, répliqua Montoni. Vous ne savez pas, il me semble, par quel accident je le possède?

—Mais, dit Bertolini en souriant, c'est un très-heureux accident, et je voudrais qu'il m'en arrivât un semblable.

Montoni le regarda gravement.—Si vous voulez m'écouter, ajouta-t-il, je vous raconterai cette histoire.

Les physionomies de Bertolini et de Verezzi exprimaient plus que de la curiosité. Cavigni, qui n'en manifestait aucune, savait probablement déjà l'histoire.

—Il y a près de vingt ans, dit Montoni, que ce château est en ma possession. La dame qui le possédait avec moi, n'était ma parente que de loin. Je suis le dernier de ma famille; elle était belle et riche; je lui offris mes vœux; elle en aimait un autre, et son cœur me rejeta. Il est vraisemblable que celui qu'elle favorisait la rejeta aussi elle-même. Une profonde et constante mélancolie s'empara d'elle; j'ai tout lieu de croire qu'elle-même abrégea ses jours. Je n'étais pas alors dans ce château: cet événement est rempli de singulières et mystérieuses circonstances, et je vais vous les répéter.

—Répétez-les, dit une voix.

Montoni se tut; ses hôtes se regardèrent, et se demandèrent qui d'entre eux avait parlé. Ils s'aperçurent que tous en faisaient la question. Montoni, se remettant enfin, dit:—On nous écoute; nous reprendrons une autre fois: passez le verre.

Les convives promenèrent leurs yeux autour de la salle.

—Nous sommes seuls, dit Verezzi, je vous prie, signor, continuez.

—N'entendez-vous pas quelque chose? dit Montoni.

—Il m'a semblé que oui, dit Bertolini.

—Pure illusion, dit Verezzi en regardant encore; nous ne sommes que nous. Je vous prie, signor, continuez.

Montoni fit une pause; il reprit d'une voix plus basse, et les convives se serrèrent pour l'entendre.

—Vous devez savoir, signors, que la signora Laurentini montrait depuis quelques mois les symptômes d'un grand attachement, et même d'une imagination dérangée; son humeur était inégale. Quelquefois elle s'enfonçait dans une rêverie paisible; souvent c'étaient les transports d'un égarement frénétique. Un soir, dans le mois d'octobre, après un de ces accès, elle se retira seule dans sa chambre, et défendit qu'on l'interrompît. C'était la chambre au bout du corridor, et le théâtre de la scène d'hier. De ce moment on ne la vit plus.

—Comment! on ne la vit plus? s'écria Bertolini. Son corps ne se trouva pas dans la chambre?

—On ne trouva pas ses restes? s'écria tout le monde d'une voix unanime.

—Jamais, reprit Montoni.

—Quelles raisons eut-on de supposer qu'elle se fût tuée? dit encore Bertolini.—Oui, quelles raisons? dit Verezzi. Montoni lança à Verezzi un vif regard d'indignation.—Pardonnez-moi, signor, ajouta Verezzi, je ne pensais pas que la dame fût votre parente, quand j'en parlais si légèrement.

Montoni reçut cette excuse.

—Je vous expliquerai bientôt cela, dit Montoni. Il faut d'abord que je vous rapporte un fait étrange. Cette conversation ne doit pas nous passer, signors. Ecoutez ce que je vais vous dire.

—Ecoutez, dit une voix.

Ils étaient tous dans le silence, et Montoni changea de couleur.—Ceci n'est point une illusion, dit enfin Cavigni.—Non, dit Bertolini; je viens de l'entendre moi-même.

—Ceci devient très-extraordinaire, dit Montoni, qui se leva tout à coup.

Tous les convives se levèrent en désordre.

On appela les domestiques, on fit d'exactes recherches, et l'on ne trouva personne. La surprise, la consternation augmentèrent. Montoni fut déconcerté.—Quittons cette salle, dit-il, et le sujet de notre entretien; il est trop sérieux. Les hôtes étaient tous disposés à sortir de l'appartement; mais ils prièrent Montoni de passer dans une autre chambre, et de le finir. Rien ne put l'y déterminer; et malgré tous ses efforts pour paraître tranquille, il était visiblement très-agité.

—Comment, signor, dit Verezzi, seriez-vous superstitieux, vous qui riez si souvent de la crédulité des autres?

—Je ne suis pas superstitieux, répliqua Montoni; mais il faut connaître ce que cela veut dire. Il sortit à ces mots, et tout le monde se retira.

CHAPITRE XX.

Revenons maintenant à Valancourt. On se souvient qu'il était resté à Toulouse depuis le départ d'Emilie, malheureux et désolé. Chaque jour il comptait s'éloigner, et n'accomplissait point cette résolution. Quitter un pays plein du souvenir d'Emilie lui semblait trop pénible. Il avait su gagner un domestique chargé d'entretenir le château de madame Montoni. Il pouvait donc visiter les jardins, et s'y promener des heures entières, avec une mélancolie qui n'était même pas sans douceur. Il revenait sans cesse vers la terrasse et le pavillon, où la veille de son départ il avait pris congé de la triste Emilie.

Peu de temps après son arrivée à la maison de son frère, il reçut l'ordre de rejoindre son corps, et de se rendre à Paris. Une scène de plaisirs et de nouveautés, dont il avait à peine l'idée, s'ouvrit à lui dans ce séjour. Mais le plaisir dégoûta, et le monde fatigua d'abord un esprit malade comme le sien. Il devint bientôt l'objet des railleries de ses camarades; et dès qu'il avait un moment, il se retirait seul pour s'occuper d'Emilie. Peu à peu les riantes sociétés dans lesquelles il se trouvait nécessairement occupèrent son attention, sans toutefois l'intéresser bien vivement; mais l'habitude de la douleur lui devint moins familière; il cessa même de la regarder comme un devoir de son amour. Parmi ses camarades, plusieurs joignaient à toute la gaieté française, ces qualités séduisantes qui souvent prêtent du charme aux traits du vice. Les manières réservées et réfléchies de Valancourt étaient pour ces jeunes gens une sorte de censure; ils l'en raillaient en sa présence, complotaient contre lui quand il était absent, se glorifiaient dans la pensée de l'amener à les imiter, et se flattaient d'y parvenir.

Valancourt, étranger aux projets et aux intrigues de ce genre, ne pouvait se mettre en garde contre cette séduction. Peu accoutumé aux sarcasmes, il ne pouvait en endurer le ridicule. Il s'en fâchait, et l'on riait encore plus. Pour échapper à de pareilles scènes, il s'enferma dans la solitude, et l'image d'Emilie vint y ranimer les angoisses de son amour et de son désespoir. Il voulut reprendre les études qui avaient charmé ses premières années; mais son esprit n'avait pas la tranquillité nécessaire pour en jouir. Cherchant à s'oublier, cherchant à dissiper le chagrin, l'inquiétude qu'une même idée lui causait, il quitta de nouveau la solitude, et se rejeta dans le tourbillon.

Ainsi s'écoulèrent plusieurs semaines; le temps adoucit sa peine; l'habitude fortifia son goût pour les amusements. Tout ce qui l'entourait sembla refaire absolument son caractère.

Sa figure, ses manières, le firent bientôt accueillir; en peu de temps il devint à la mode, et fréquenta les brillantes sociétés. La comtesse Lacleur, femme d'une beauté séduisante, tenait alors des assemblées. Elle n'était plus dans son printemps, mais son esprit prolongeait son triomphe. Ceux qu'enchantaient ses grâces parlaient avec enthousiasme de ses talents; les admirateurs de ses talents trouvaient sa personne accomplie. Son imagination pourtant n'était que plaisante, et son esprit plutôt brillant que juste.

On jouait gros jeu chez la comtesse; elle paraissait vouloir qu'on le modérât, et l'encourageait secrètement. Il était reconnu que les profits du jeu soutenaient sa maison.

Le frère de Valancourt, qui résidait avec sa famille en Gascogne, s'était contenté de l'adresser à Paris à quelques-uns de ses parents. Tous étaient des gens distingués; mais leurs attentions pourtant ne s'étendirent point à des preuves réelles d'intérêt. Trop occupés de leur ambition pour suivre sa conduite, il fut livré sans guide à tous les dangers de Paris, avec des passions ardentes, avec un caractère ouvert et franc. Emilie, dont la présence l'eût préservé en rappelant son cœur à un objet digne de lui, Emilie était absente. C'était même pour échapper au regret de l'avoir perdue, qu'il poursuivait des distractions frivoles et des plaisirs qui l'étourdissaient.

Il allait aussi très-souvent chez une marquise de Champford, jeune veuve assez jolie, fort gaie, très-artificieuse et très-intrigante. Assez adroite pour jeter un voile sur les défauts de son caractère, elle recevait encore quelques gens distingués. Valancourt y fut introduit par deux de ses camarades. Il avait alors si bien perdu ses premiers ridicules, qu'il était disposé à en rire le premier.

L'image d'Emilie n'était pourtant pas bannie de son cœur, mais elle n'était plus l'amie, le conseil qui le sauvait de lui-même; et quand il y revenait, elle paraissait prendre un air de reproches, tendres à la vérité, mais dont son âme était froissée.

Tel était l'état de Valancourt pendant qu'Emilie souffrait à Venise les persécutions de Morano, et l'injuste oppression de Montoni.

CHAPITRE XXI.

Emilie le regardait comme sa seule espérance; elle recueillait toutes les assurances, toutes les preuves qu'elle avait reçues de son amour. Elle lisait et relisait ses lettres, pesait avec une attention inquiète la force de chaque mot; enfin elle séchait ses larmes quand sa confiance en lui était bien rétablie.

Montoni pendant ce temps avait fait d'exactes recherches sur l'étonnante circonstance qui l'avait alarmé. N'ayant pu rien découvrir, il fut obligé de croire qu'un de ses gens était l'auteur d'une plaisanterie si déplacée. Ses contestations avec madame Montoni, au sujet de ses contrats, étaient maintenant plus fréquentes que jamais. Il prit le parti de la confiner dans sa chambre, en la menaçant d'une plus grande sévérité, si elle persistait dans son refus.

Madame Montoni, plus raisonnable, eût conçu le danger d'irriter, par une si longue résistance, un homme tel que Montoni, au pouvoir duquel elle s'était livrée. Elle n'avait pas oublié non plus de quelle importance il était pour elle de se réserver des possessions qui la rendraient indépendante, si jamais elle se dérobait au despotisme de Montoni. Mais elle avait alors un guide plus décisif que la raison, l'esprit de vengeance qui la pressait d'opposer la violence à la violence, et l'obstination à l'opiniâtreté.

Réduite à garder sa chambre, elle sentit enfin le besoin de la société qu'elle avait rejetée; car Emilie, après Annette, était la seule personne qu'il lui fût permis d'entretenir.

Emilie s'informait souvent du comte Morano. Annette ne recevait que des rapports vagues sur son danger et sur ce que le chirurgien prétendait qu'il ne sortirait pas vivant de la chaumière. Emilie ne pouvait que s'affliger d'être, quoique innocemment, la cause de sa mort. Annette, qui remarquait son émotion, l'interprétait à sa manière. Un jour, elle entra dans la chambre d'Emilie avec un air préoccupé. Ah! mademoiselle, lui dit-elle, si je pouvais encore une fois me revoir en sûreté dans le Languedoc, rien au monde ne m'engagerait désormais à voyager. Je ne pensais guère que je venais me séquestrer dans ce vieux château, au milieu des plus affreuses montagnes, au hasard d'être tuée.

—Et qui vous a dit tout cela? dit Emilie surprise.

—Oh! mademoiselle, vous pouvez paraître étonnée; vous ne voulez pas croire au revenant dont je vous parlais, quoique je vous montrasse le lieu même.

—De grâce, expliquez-vous; vous parliez de meurtre!

—Oui, mademoiselle, ils viennent peut-être pour nous tuer tous! Ludovico peut l'attester. Pauvre garçon! ils le tueront aussi! Je ne songeais guère à cela quand il chantait de si jolies chansons à Venise, sous ma jalousie. (Emilie paraissait impatiente et contrariée.) Eh bien, mademoiselle, comme je le disais, ces préparatifs autour de ce château, ces gens si singuliers qui abondent ici tous les jours, et la manière cruelle dont le signor traite ma maîtresse, et ses bizarres allées et venues; tout cela, comme je l'ai dit à Ludovico, tout cela n'annonce rien de bon. Il m'a bien recommandé de retenir ma langue.

Hier une partie de ces hommes, en arrivant ici, poursuivit la soubrette, laissa des chevaux dans l'écurie. Il semble qu'ils y doivent rester, car le signor ordonna qu'on les pourvût de toutes les choses nécessaires. Les hommes se sont retirés; ils habitent les chaumières voisines.

Ainsi, mademoiselle, je suis venue vous dire tout cela. Pourquoi ferait-il fortifier son château? pourquoi tiendrait-il tant de conseils? pourquoi cet air si sombre?

—Est-ce tout ce que vous savez, Annette? dit Emilie.

—Mademoiselle, reprit Annette, n'est-ce pas assez?—Assez pour ma patience, Annette, mais pas assez pour croire que l'on nous tuera tous.

Emilie, pendant la soirée, avait passé quelques heures très-tristes dans la société de madame Montoni. Elle allait chercher un peu de repos, quand un coup très-fort ébranla la porte de sa chambre, et quelque chose de pesant y tomba, qui la fit s'entr'ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c'était. Personne ne répondit. Elle appela une seconde fois; point de réponse; il lui vint à l'esprit qu'un de ces étrangers arrivés dernièrement au château avait découvert sa chambre, et s'y rendait avec une intention alarmante. La terreur n'attendit pas la conviction; et l'idée de l'isolement où elle était l'accrut au point qu'elle en fut presque hors d'elle-même. Elle regarda la porte qui menait à l'escalier. Elle écoutait avec inquiétude en frissonnant toujours que le bruit ne se répétât. Enfin elle imagina qu'il pouvait bien être venu de cette porte même, et voulut s'échapper par celle du corridor. Elle s'en approcha toute tremblante. Elle frémit de l'ouvrir, et que quelque personne ne la guettât. Tout à coup elle entendit un léger soupir fort près d'elle, et demeura certaine qu'il y avait quelqu'un derrière la porte; mais la serrure en était fermée.

Pendant qu'elle écoutait encore, le même soupir se fit entendre plus distinctement, et sa terreur ne diminua pas.

Son anxiété devint si forte, qu'elle se détermina à ouvrir la fenêtre pour appeler du secours. Pendant qu'elle se disposait à le faire, il lui sembla qu'on montait à son petit escalier. Elle oublia toute autre alarme, et retourna bien vite au corridor. Pressée de fuir, elle en ouvrit la porte, et se vit prête à tomber sur une personne étendue à ses pieds. Elle fit un cri, s'appuya contre le mur; et regardant la personne évanouie, elle reconnut Annette. La crainte fit place à la surprise. En vain parla-t-elle à cette malheureuse fille; elle restait à terre sans connaissance. Emilie, quoique très-faible elle-même, se hâta de la secourir.

Quand Annette eut repris ses sens, elle affirma d'un ton qui subjugua presque l'incrédulité d'Emilie, qu'elle avait vu une apparition dans le corridor.

—J'avais entendu raconter de singulières histoires sur cette chambre, lui dit Annette; mais comme elle est si près de la vôtre, mademoiselle, je n'aurais pas voulu vous les redire, pour ne vous pas causer d'effroi. Aujourd'hui, comme je marchais le long du corridor sans penser à la moindre des choses, pas même à l'étonnante voix que les signors ont entendue le soir, voilà que paraît une lumière brillante; et voilà qu'en regardant derrière moi, j'aperçois une grande figure. Je l'ai vue, mademoiselle, aussi distinctement que je vous vois à présent. Une grande figure se glissait dans la chambre toujours fermée, dont personne n'a la clef que le signor; et voilà que la porte se referme tout de suite.

—C'était le signor? dit Emilie.

—Oh! non, mademoiselle, ce n'était pas lui; je l'ai laissé querellant ma maîtresse dans son cabinet de toilette.

—Vous me faites d'étranges contes, Annette, dit Emilie: ce matin vous m'avez effrayée dans l'appréhension d'un meurtre, maintenant vous voulez me faire croire...

—Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus rien; et pourtant si je n'avais pas eu bien peur, serais-je tombée morte comme je l'ai fait?

—Etait-ce la chambre du voile noir? dit Emilie.—Oh! non, mademoiselle, elle était plus près de celle-ci. Que ferai-je pour gagner ma chambre? Je ne voudrais pas pour tout le monde traverser le corridor.—Emilie, dont les esprits avaient été si vivement émus, et qu'effrayait la pensée de passer la nuit toute seule, lui répondit qu'elle pouvait rester avec elle.—Oh! non, mademoiselle, dit Annette, pour mille sequins, à présent je ne dormirais pas dans cette chambre.

Emilie, qui se rappelait à son tour les pas qu'elle avait entendus dans l'escalier, insista pour qu'Annette passât la nuit avec elle; elle ne l'obtint qu'avec une extrême peine, et l'effroi de cette fille pour repasser le corridor, fut plus persuasif qu'Emilie.

De bonne heure le lendemain, Emilie traversant la salle pour aller aux remparts, entendit un bruit dans la cour et le mouvement de plusieurs chevaux; ce tumulte excita sa curiosité. Sans aller sur le rempart, elle aperçut, d'une fenêtre élevée, dans la cour, une troupe de cavaliers; leur uniforme était bizarre et leur armement bien complet, quoique différent. Ils portaient une courte jaquette, rayée de noir et d'écarlate; plusieurs avaient de grands manteaux noirs qui les enveloppaient entièrement; sous un de ces manteaux, qui fut rejeté en arrière, elle vit plusieurs poignards de grandeur différente, à la ceinture d'un cavalier. Elle observa que presque tous en étaient chargés, et plusieurs y joignaient la pique ou le javelot. Emilie ne se souvenait pas d'avoir vu réunies tant de physionomies sauvages et terribles. En les voyant, elle se crut entourée de bandits: une idée funeste s'empara d'elle, c'est que Montoni était le chef de cette troupe, et que son château était le lieu du rendez-vous. Cette étrange supposition ne fut que passagère.

Pendant qu'elle regardait, Cavigni, Verezzi et Bertolini sortirent du vestibule habillés comme le reste; ils avaient seulement des chapeaux et de grands panaches noirs et rouges; leurs armes différaient aussi. Quand ils montèrent à cheval, Verezzi rayonnait de joie: Cavigni paraissait gai, mais son air était réfléchi, et il maniait son cheval avec une extrême grâce; sa figure aimable, et qui semblait celle d'un héros, n'avait jamais paru avec tant d'avantage. Emilie qui le considérait, pensa qu'alors il ressemblait à Valancourt; c'était bien tout le feu, toute la dignité de Valancourt; mais elle cherchait en vain la douceur de ses traits, et cette expression franche de l'âme qui le caractérisait.

Montoni lui-même parut à la porte du vestibule, mais sans uniforme. Il examina très-soigneusement les cavaliers; il conversa longtemps avec leurs chefs; et quand il leur eut dit adieu, la bande entière fit le tour de la cour, et commandés par Verezzi, passa sous la voûte et sortit. Montoni les suivit des yeux et les regarda longtemps après qu'ils se furent mis en route.

Emilie ne vit plus d'ouvriers sur les remparts: elle observa que les fortifications paraissaient finies. Pendant qu'elle se promenait plongée dans ses réflexions, elle entendit quelques pas, et levant les yeux, elle aperçut plusieurs hommes sous les murs du château; leur extérieur et leur maintien étaient d'accord avec la troupe qui venait de s'éloigner; présumant que madame Montoni était levée, elle se rendit à sa toilette et raconta ce qu'elle avait vu. Madame Montoni ne voulut pas ou ne put éclaircir un tel événement. La réserve du mari envers sa femme, sur ce sujet, n'avait rien que d'ordinaire. Cependant, aux yeux d'Emilie, elle ajouta quelques ombres au mystère, et lui fit soupçonner un grand danger ou de grandes horreurs dans le projet qu'il avait conçu.

Annette revint fort alarmée, suivant son usage. Sa maîtresse la pressa de questions sur ce que les domestiques recueillaient.

En ce moment Montoni lui-même se montra: Annette s'éloigna tremblante. Emilie allait se retirer, sa tante la retint, et Montoni si souvent l'avait rendue témoin de leurs odieuses querelles, qu'il n'en avait plus de scrupule.

—Je veux savoir ce que tout cela signifie, dit sa femme: quels sont ces hommes armés dont je viens d'apprendre le départ? Montoni ne répliqua que par un regard méprisant. Emilie s'approcha de sa tante, et lui dit un mot à l'oreille. Peu m'importe, reprit-elle, je le saurai; je veux savoir aussi pour quel dessein on a fortifié ce château.

—Allons, allons! dit Montoni; j'ai d'autres affaires. Je ne prétends pas qu'on me joue plus longtemps; j'ai le moyen sûr d'être obéi. Vos contrats me seront livrés, sans de plus longs débats.

—Ils ne le seront jamais, interrompit madame Montoni. Mais quels sont vos projets? craignez-vous une attaque? attendez-vous un ennemi? suis-je prisonnière ici? serai-je tuée dans un siége?

—Signez ce papier, dit Montoni, vous en saurez davantage.

—Quel ennemi vient? continua son épouse. Etes-vous au service de l'Etat? Suis-je captive ici jusqu'à l'heure de ma mort?

—Cela peut arriver, répondit Montoni, si vous ne cédez point à ma demande; vous ne quitterez pas le château que je ne sois satisfait. Madame Montoni poussa des cris affreux; elle les suspendit néanmoins, en pensant que les discours de son mari n'étaient peut-être que des artifices pour extorquer son consentement. Elle le lui témoigna le moment d'après; elle ajouta que son but sans doute n'était pas aussi glorieux que celui de servir l'Etat, que probablement il s'était fait chef de bandits pour se joindre aux ennemis de Venise et dévaster la contrée.

Montoni, pendant un moment, la regarda d'un air froid et terrible. Emilie tremblait, et sa femme, pour la première fois, pensait qu'elle en avait trop dit.—Cette nuit même, lui dit-il, vous serez portée dans la tour de l'orient; là, peut-être comprendrez-vous le danger d'offenser un homme dont le pouvoir sur vous est illimité.

[Illustration]
Cette nuit même vous serez partie dans la tour de l'orient.

Emilie se jetant à ses pieds et pleurant d'effroi, le pria d'épargner sa tante. Madame Montoni, frappée de crainte et remplie d'indignation, tantôt voulait se répandre en imprécations, tantôt se joindre aux intercessions d'Emilie. Montoni les interrompit avec un serment effroyable, et se retira brusquement d'Emilie qui s'attachait à son manteau; elle tomba sur le plancher avec violence. Il sortit néanmoins sans daigner la relever. Emilie fut rappelée à elle par un long gémissement de madame Montoni. Emilie courut à son secours, elle vit ses yeux hagards et tous ses traits en convulsion.

Elle lui parla sans recevoir de réponse; mais les convulsions redoublèrent, et Emilie fut obligée d'aller chercher du secours. En traversant la salle pour demander Annette, elle trouva Montoni, lui dit ce qui se passait, et le conjura de rentrer et de consoler sa tante. Il poursuivit son chemin avec un air d'indifférence. Enfin elle rencontra le vieux Carlo qui venait avec Annette; ils rentrèrent dans le cabinet, et portèrent madame Montoni dans la chambre voisine. On la mit sur son lit, et tout ce que leurs forces réunies pouvaient faire, c'était de la tenir dans ce cruel état. Annette tremblait et sanglotait; le vieux Carlo se taisait, et paraissait la plaindre.

—Il faudra du repos à ma tante, dit Emilie. Allez, mon bon Carlo, si nous avons besoin de secours, je vous enverrai chercher. Si vous en trouvez l'occasion, parlez donc à votre maître en faveur de votre maîtresse.

—Hélas! lui dit Carlo, j'en ai trop vu! j'ai peu d'ascendant sur le signor. Mais vous, jeune dame, prenez soin de vous-même, vous avez l'air de souffrir.

—Je vous rends grâces, mon cher ami, dit Emilie.

Carlo secoua la tête et sortit. Emilie continua de veiller sa tante.

Elles gardèrent un profond silence. Madame Montoni poussa enfin un long soupir.

—Persiste-t-il à m'arracher de ma chambre? dit-elle.

Emilie répliqua qu'il n'en avait rien dit depuis. Emilie fit des efforts pour attirer son attention sur d'autres objets; mais sa tante ne l'écoutait pas, et paraissait perdue dans ses pensées. Emilie, la laissant aux soins d'Annette, courut chercher Montoni. Elle le trouva sur le rempart au milieu d'un groupe d'hommes effrayants. Ils l'entouraient.

Quelques paroles de Montoni se répétèrent enfin parmi la troupe; et quand ces hommes se séparèrent, Emilie entendit: Ce soir commence la garde au coucher du soleil.

—Au coucher du soleil, répondirent quelques-uns! Ils se retirèrent. Emilie rejoignit Montoni quoiqu'il parût vouloir l'éviter. Elle eut le courage de ne se pas rebuter. Elle s'efforça de prier pour sa tante, de représenter son état et le danger où pourrait l'exposer un appartement trop froid.—Elle souffre par sa faute, répondit-il, et ne mérite pas qu'on la plaigne. Elle sait comment elle doit prévenir les maux qui l'attendent. Qu'elle obéisse, qu'elle signe, et je n'y penserai plus.

A force de prières, Emilie obtint qu'on ne transporterait pas madame Montoni de toute la nuit. Il lui laissa jusqu'au lendemain pour réfléchir.

Emilie se hâta d'annoncer à sa tante le sursis et l'alternative. Elle ne répliquait point et paraissait pensive. Cependant sa résolution sur le point contesté semblait se relâcher en quelque chose. Emilie lui recommanda, comme une mesure indispensable de sûreté, de se soumettre à Montoni.—Vous ne savez pas ce que vous me conseillez, lui dit sa tante. Rappelez-vous donc que mes propriétés vous reviendront après ma mort, si je persiste dans mon refus.

—Je l'ignorais, madame, dit Emilie; mais l'avis que j'en reçois ne m'empêchera pas de vous conseiller une démarche dont votre repos, et, je crains de le dire, votre vie dépendent. Je vous en supplie, qu'une considération d'un si faible intérêt ne vous fasse pas hésiter un moment à tout abandonner.

—Etes-vous sincère, ma nièce?—Est-il possible, madame, que vous en doutiez? Sa tante paraissait fort émue.

—Et M. de Valancourt! reprit la tante.—Madame, interrompit Emilie, changeons de conversation, et de grâce ne soupçonnez pas mon cœur d'un aussi choquant égoïsme. L'entretien finit, et Emilie resta près de madame Montoni, et ne se retira que fort tard.

En ce moment tout était calme, et la maison semblait ensevelie dans le sommeil. En traversant tant de galeries longues et désertes, sombres et silencieuses, Emilie se sentit effrayée sans savoir pourquoi. Mais quand, en entrant dans le corridor, elle se rappela l'événement de l'autre nuit, la terreur s'empara d'elle; elle frémit qu'un objet comme celui qu'Annette avait vu ne se présentât à ses yeux, et que, soit idéale, soit fondée, la peur ne produisît un pareil effet sur ses sens. Elle ne savait pas bien de quelle chambre Annette avait parlé, mais elle n'ignorait pas qu'elle devait passer devant. Son œil inquiet essayait de percer l'obscurité profonde; elle marchait légèrement et d'un pas timide. Arrivée près d'une porte, il en sortait des sons, quoique faibles. Elle hésita. Bientôt sa crainte devint telle, qu'elle n'eut plus assez de force pour avancer. Soudain la porte s'ouvrit. Une personne qu'elle crut être Montoni, parut, se rejeta promptement dans la chambre, et referma la porte. A la lumière qui brûlait dans la chambre, elle avait cru distinguer une personne près du feu, dans l'attitude de la mélancolie. Sa terreur s'évanouit, mais la surprise lui succéda. Le mystère de Montoni, la découverte d'une personne qu'il visitait à minuit dans un appartement interdit, et dont on rapportait tant d'histoires, c'était de quoi exciter sa curiosité.

Pendant qu'elle flottait dans le doute, désirant surveiller les mouvements de Montoni, mais craignant de l'irriter en paraissant les découvrir, la porte s'ouvrit encore doucement et se referma pour la seconde fois. Alors Emilie se glissa légèrement dans la chambre très-voisine de celle-là, elle y cacha sa lampe, et retourna dans un détour obscur du corridor pour voir sortir cette personne et s'assurer si c'était Montoni.

Après quelques minutes, les yeux fixés sur les battants de la porte, elle la vit se rouvrir; la même personne parut, et c'était Montoni lui-même. Il regarda partout autour de lui sans l'apercevoir, ferma la porte et quitta le corridor. Bientôt après elle entendit qu'on s'enfermait intérieurement. Elle rentra dans sa chambre, surprise au dernier point.

Il était minuit. S'étant approchée de sa fenêtre, elle entendit des pas sur la terrasse au-dessous. Elle vit imparfaitement dans l'ombre plusieurs personnes qui marchaient et avançaient: elle fut frappée d'un cliquetis d'armes, et le moment d'après, d'un mot d'ordre. Elle se souvint du commandement de Montoni, et comprit bien que, pour la première fois, on relevait la garde au château: quand tout fut calme, elle alla se mettre au lit.

CHAPITRE XXII.

Le lendemain matin Emilie se rendit de bonne heure à l'appartement de madame Montoni; elle avait bien dormi, ses esprits s'étaient remis en même temps que ses forces, et sa résolution de résister à Montoni était combattue par ses craintes. Emilie, qui tremblait des conséquences, n'épargna rien pour redoubler les inquiétudes de sa tante.

Mais madame Montoni, comme on l'a déjà vu, aimait par caractère à contredire, et quand des circonstances désagréables se présentaient à son esprit, elle cherchait moins la vérité que des arguments pour combattre. Une longue habitude avait tant confirmé cette disposition naturelle, qu'elle ne s'en apercevait plus. Les représentations d'Emilie ne firent qu'éveiller son orgueil, au lieu de l'alarmer ou de la convaincre; elle imaginait de se soustraire à la nécessité d'obéir sur le point exigé. Si jamais elle pouvait s'échapper du château, elle comptait défier son époux, s'en faire séparer à jamais, et vivre dans l'aisance avec les biens qui lui restaient. Emilie partageait son désir, mais ne s'abusait point sur la difficulté du succès; elle lui remontra l'impossibilité de franchir les portes, assurées et gardées comme elles l'étaient; l'extrême danger de se confier à la discrétion d'un valet, qui pourrait la trahir à dessein ou par imprudence; la vengeance de Montoni qui, s'il découvrait cette intention...

Cette lutte d'émotions contraires déchira le cœur de madame Montoni. Montoni entra tout à coup; et sans parler de l'indisposition de sa femme, il déclara qu'il venait lui rappeler combien vainement elle lui résisterait. Il lui donnait jusqu'au soir pour qu'elle consentît à sa demande, ou l'obligeât, par ses refus, à l'exiler dans la tour de l'orient; et il ajouta qu'une réunion de cavaliers dînerait ce même jour au château, qu'elle ferait les honneurs de la table, et qu'Emilie l'accompagnerait. Madame Montoni était au moment de s'y refuser, mais considérant que durant le repas, sa liberté, quoique restreinte, pourrait favoriser ses plans, elle consentit. Montoni sortit aussitôt. L'ordre qu'elle avait reçu pénétrait Emilie et d'étonnement et de crainte; elle frémissait à la pensée de se voir exposée à de tels regards, et les paroles du comte Morano n'étaient pas faites pour calmer ses frayeurs. Il fallut se préparer à paraître au dîner; elle s'habilla plus simplement encore qu'à l'ordinaire pour éviter qu'on la remarquât. Cette politique ne lui réussit pas, et quand elle retourna chez sa tante, Montoni lui reprocha ses airs de prude; il lui prescrivit une parure très-brillante, et, entre autres, les ornements destinés pour son mariage avec le comte Morano. L'ajustement n'était pas fait à la mode vénitienne, mais à celle de Naples; il développait sa taille de la manière la plus avantageuse. Les beaux cheveux châtains d'Emilie, entremêlés de perles, devaient retomber en longues tresses sur son cou. Une simplicité du meilleur goût caractérisait cette magnifique parure, et la beauté naturelle d'Emilie n'avait jamais brillé de tant d'éclat. Sa seule espérance, en ce moment, était que Montoni projetait moins quelque événement extraordinaire, que le triomphe de l'ostentation, en étalant aux yeux des étrangers les richesses de sa famille. Quand elle entra dans la salle, où un repas magnifique avait été servi, Montoni et ses hôtes étaient déjà à table. Elle allait se placer près de sa tante, mais Montoni lui fit signe de la main. Deux cavaliers se levèrent et la firent asseoir entre eux.

Le plus âgé de ces deux hommes était très-grand; il avait des traits italiens fortement prononcés, le nez aquilin, les yeux creux et très-pénétrants; ils semblaient de feu, quand son âme était agitée, et même dans un état de repos, ils gardaient quelque chose de l'emportement des passions. Son visage était maigre, allongé comme après un long jeûne.

L'autre, d'environ quarante ans, avait des traits d'un autre genre. Son regard sournois paraissait fin et subtil; ses yeux, d'un gris noir, étaient petits et très-enfoncés; sa figure presque ovale, irrégulière, et mal dessinée.

Huit autres personnages se trouvaient à la même table; ils étaient tous en uniforme, et gardaient tous une expression plus ou moins forte de férocité, d'astuce ou de libertinage. Emilie les regardait avec timidité, se rappelait la matinée de la veille, et se croyait environnée de bandits. Le lieu de la scène était une salle antique et ténébreuse; une seule fenêtre, haute et gothique, en éclairait l'immensité; deux battants ouverts laissaient voir le rempart de l'ouest et les Apennins.

Le milieu de cette salle s'élevait en dôme; la voûte s'appuyait de trois côtés sur de lourds piliers de marbre; de longues colonnades en partaient et s'étendaient dans l'ombre. Tous les pas des domestiques faisaient résonner les échos; leurs figures, mal distinguées dans une sombre distance, alarmaient fort souvent l'imagination d'Emilie. Elle regardait alternativement Montoni, ses hôtes et la salle; elle se rappelait sa terre natale, sa jolie maison, la simplicité, la bonté des amis qu'elle avait perdus.

Elle observait que Montoni gardait avec ses hôtes un air d'autorité très-marqué. Il y avait aussi quelque chose dans les manières des étrangers, qui, sans être servile, annonçait une grande déférence.

Pendant le dîner, l'entretien ne roula que sur la guerre ou sur la politique; on y parla de Venise, de ses dangers, du caractère du doge régnant, et des principaux sénateurs. Quand le repas fut fini, les convives se levèrent, et chacun remplissant son verre, salua Montoni, but à ses exploits. Montoni portait sa coupe à ses lèvres, quand soudain le vin écuma, s'enfuit par les bords, et brisa le vase en mille pièces.

Montoni se servait ordinairement de cette espèce de verres de Venise, dont la propriété connue était de se briser en recevant une liqueur empoisonnée. Il soupçonna qu'un de ses hôtes avait attenté a sa vie; il fit fermer les portes, tira son épée, et lançant des regards enflammés sur l'assemblée, qui restait dans la stupeur, il s'écria: Il y a un traître ici! que tous ceux qui sont innocents m'aident à trouver le coupable.

L'indignation s'empara de tous les cavaliers; ils tirèrent tous l'épée. Madame Montoni voulait fuir; son mari lui commanda de rester; mais ce qu'il ajouta ne fut point entendu, à cause du tumulte et des cris. Alors tous les domestiques se rendirent à son ordre, et déclarèrent leur ignorance. Cette protestation ne pouvait être admise; il était évident que la liqueur de Montoni avait été seule empoisonnée; il fallait bien que du moins le sommelier fût de connivence.

Cet homme, avec un autre dont la physionomie trahissait la conviction du crime, ou la crainte du châtiment, fut chargé de chaînes par ordre de Montoni, et traîné dans une tour, qui autrefois avait servi de prison. Il eût traité de même tous ses hôtes, s'il n'eût redouté les conséquences d'une conduite si hardie: il se contenta de jurer que pas un seul ne sortirait avant que cette étrange affaire fût éclaircie. Il ordonna durement à sa femme de se retirer dans son appartement, et souffrit qu'Emilie la suivît.

Une demi-heure après, il parut dans son cabinet; Emilie frémit en voyant son maintien sombre, ses yeux ardents, ses lèvres tremblantes; elle l'entendit annoncer à sa tante toutes les horreurs de la vengeance.

Il ne vous servira de rien, lui dit-il, de vous en tenir à la dénégation; j'ai la preuve de votre crime: vous n'avez d'espoir de pardon que dans un aveu sans détour: votre complice a tout avoué.

Emilie, prête à succomber, fut ranimée par l'étonnement que lui causa cette accusation atroce. L'agitation de madame Montoni ne lui permettait pas de parler; sa figure passait d'une pâleur livide à un rouge enflammé.

—Epargnez-moi les discours, dit Montoni qui la voyait prête à parler; votre contenance toute seule vous trahit: vous allez être conduite à la tour de l'orient.

—Cette accusation, dit madame Montoni, qui pouvait à peine s'exprimer, est un prétexte pour votre cruauté; je dédaigne d'y répondre.

—Signor, dit vivement Emilie, cette affreuse imputation est fausse, et j'ose en répondre sur ma vie.

—Si vous mettez quelque prix à la vie, taisez-vous.

Emilie, d'un air calme, leva les yeux au ciel, en disant: «Plus d'espérance.»

Il se retourna vers sa femme, qui, remise du premier mouvement, repoussait ses soupçons avec autant de véhémence que d'aigreur. La rage de Montoni s'accroissait; Emilie, frémissant des suites, se précipita entre eux; elle embrassait ses genoux en silence; elle le regarda avec l'expression la plus touchante. Mais il ne fut touché ni de l'état de sa femme, ni des regards éloquents d'Emilie. Il ne la releva même pas; il les menaçait toutes deux, quand il fut appelé par un homme qui lui voulait parler. Il ferma la porte; Emilie entendit qu'il en prenait la clef. Elle et madame Montoni se trouvaient prisonnières; elle sentit que ses projets devenaient de plus en plus terribles.

Madame Montoni regardait autour d'elle, et cherchait un moyen de s'échapper du château. Mais comment? Elle savait trop à quel point l'édifice était fort, avec quelle vigilance on le gardait. Elle tremblait de commettre son sort au caprice d'un valet, dont il eût fallu mendier l'assistance.

Cependant le tumulte et la confusion ne cessaient point. Emilie écoutait le murmure, qui se prolongeait dans la galerie. Quelquefois elle croyait entendre le choc des épées. La provocation de Montoni, son impétuosité, sa violence, lui faisaient supposer que les armes seulement pouvaient terminer cet horrible débat. Madame Montoni avait épuisé tous les termes de l'indignation, Emilie toutes les expressions consolantes. Elles gardaient le silence, et goûtaient cette espèce de calme qui succède dans la nature au conflit des éléments.

Une terreur vague agitait Emilie. Les circonstances dont elle venait d'être témoin, la représentaient confusément à sa mémoire, et ses pensées se succédaient dans un désordre tumultueux.

Elle fut tirée de sa rêverie par une personne qui frappait, et elle reconnut la voix d'Annette.

—Ma chère dame, ouvrez-moi; j'ai beaucoup de choses à vous raconter, disait tout bas la pauvre fille.

—La porte est fermée, reprit sa maîtresse.

—Oui, madame; mais de grâce ouvrez-la.

—Le signor a la clef, dit madame Montoni.

—O vierge Marie! s'écria Annette; que deviendrons-nous?

—Aidez-nous à sortir, dit sa maîtresse. Où est Ludovico?

—Dans sa salle en bas, avec les autres, madame. Il combat avec le plus fort.

—Il combat! Et qui donc combat encore? s'écria madame Montoni.

—Le signor, madame, et tous les signors, et bien d'autres.

—Y a-t-il quelqu'un de blessé? dit Emilie d'une voix tremblante.

—Oui, mademoiselle. Il y en a qui sont à terre tout couverts de sang. O mon Dieu! tâchez que je puisse entrer, madame; les voilà qui viennent. Ils vont me tuer!

—Sauvez-vous, dit Emilie, sauvez-vous; nous ne pouvons pas ouvrir la porte.

Annette répéta qu'ils venaient, et prit la fuite.

—Calmez-vous, madame, dit Emilie; je vous en conjure, calmez-vous; ils viennent peut-être nous délivrer. Le signor Montoni, peut-être, est... est vaincu.

L'idée de sa mort la fit encore frissonner. Elle fut prête à s'évanouir.

—Ils viennent! cria madame Montoni; j'entends leurs pas.

Emilie leva ses yeux languissants vers la porte; mais la terreur glaçait sa voix. La clef tourna dans la serrure. La porte s'ouvrit, et Montoni parut, suivi de trois de ses satellites.—Exécutez vos ordres, leur dit-il, montrant sa femme.—Elle fit un cri, et fut emportée à l'instant. Emilie, privée de ses sens, tomba sur un siége contre lequel elle se soutenait. En reprenant ses esprits, elle se vit seule. Elle regarda l'appartement avec des yeux égarés. Elle semblait interroger tout sur la destinée de sa tante; ni son propre danger, ni l'idée de fuir de cette chambre, ne se présentèrent d'abord à elle.

Enfin elle se leva pour examiner, mais avec une faible espérance, si la porte était encore libre. Elle était ouverte. D'un pas timide, elle avança dans la galerie. Elle s'arrêta bientôt, incertaine du chemin qu'elle prendrait. Son premier désir était d'obtenir quelques renseignements sur le sort de madame Montoni. Elle descendit à la salle où les domestiques se rassemblaient ordinairement. A mesure qu'elle avançait, elle entendait de loin des voix irritées: les visages qu'elle rencontrait, les figures qui se heurtaient dans ces nombreux passages, augmentaient encore son effroi. Enfin elle arriva dans la salle qu'elle cherchait, mais cette salle était totalement déserte. Ne pouvant plus se soutenir, Emilie s'y reposa. Elle pensa qu'elle chercherait inutilement madame Montoni dans le labyrinthe immense de ce château, qui semblait assiégé de brigands. Elle eût voulu retourner chez elle; elle craignait de rencontrer ces hommes effrayants.

Tout à coup un murmure lointain interrompit ce morne silence; il devint de plus en plus fort; elle distingua des voix, et même des pas s'approchaient. Elle se leva pour sortir, mais on venait par l'unique chemin qu'elle pût suivre; elle prit le parti d'attendre que ces gens fussent entrés dans la salle. On poussait quelques gémissements; elle vit un homme que quatre autres portaient: les forces lui manquèrent à cet affreux spectacle. Les porteurs entrèrent dans la salle, trop occupés pour retenir ou même pour remarquer Emilie. Elle voulut s'échapper; mais, épuisée de faiblesse, elle se remit sur un des bancs. Elle ne pouvait porter ses regards ni sur l'objet malheureux qu'on avait mis près d'elle, ni sur les hommes qui l'entouraient et qui ne l'avaient pas aperçue.

Elle remonta chez elle aussi vite qu'elle le put, en prenant des détours obscurs et multipliés.

Elle s'assit auprès de la fenêtre; elle écoutait attentivement et regardait sur le rempart, et tout néanmoins était désert et paisible.

Les heures passèrent ainsi dans la solitude et le silence. Aucun message, aucun bruit: il lui sembla que Montoni l'avait totalement oubliée.

Le soleil cependant disparut derrière les montagnes; ses rayons étincelants s'évanouirent sur les nuages; un pourpre sombre et foncé brunit graduellement l'atmosphère, et déroba le paysage... Bientôt après les sentinelles se placèrent, et la veille de nuit commença.

L'obscurité de la chambre ramena l'effroi dans les sens d'Emilie. Penchée sur la fenêtre, mille images différentes assaillirent son esprit. Eh quoi! se disait-elle, si quelqu'un de ces brigands, au milieu des ténèbres de la nuit, s'introduisait dans ma chambre! Puis, se rappelant l'habitant mystérieux de la chambre voisine, sa terreur eut un autre objet. Ce n'est pas un prisonnier, disait-elle, quoiqu'il reste caché dans cet appartement; ce n'est pas Montoni qui ferme sa porte en le quittant, c'est l'inconnu qui lui-même a pris ce soin.

Son premier soin fut de contenir la porte de l'escalier; elle y rangea tous les meubles qu'elle put déplacer.

Ce travail l'occupa jusqu'à minuit; elle compta douze fois les frappements sourds de la grosse cloche du rempart. On n'entendait que le bruit et la marche du factionnaire qui relevait son camarade. Elle ouvrit la porte doucement, examina le corridor, écouta si personne ne bougeait; le calme était absolu. A peine eut-elle quitté sa chambre, qu'elle aperçut une faible lueur sur les murailles de la galerie; sans chercher d'où cela pouvait venir, elle recula bien vite et referma la porte. Personne ne la suivit; elle conjectura que Montoni faisait à l'inconnu sa visite nocturne ordinaire. Elle résolut d'attendre jusqu'à ce qu'il fût retiré dans son appartement.

L'horloge sonna, Emilie entr'ouvrit la porte, et, ne voyant personne, elle se glissa dans un passage qui conduisait à l'escalier du sud. Elle pensa que de ce point elle trouverait plus facilement la tour. Elle s'arrêtait souvent; elle écoutait avec effroi les murmures du vent qui sifflait; elle regardait de loin à travers l'obscurité des longs détours. Elle atteignit enfin l'escalier qu'elle cherchait. Deux passages s'offrirent à ses yeux: lequel choisir? Celui qu'elle prit donnait dans une large galerie. Elle se hâta de la traverser. La solitude de ce lieu la glaçait; elle tressaillait à l'écho de ses pas.

Soudain elle crut entendre une voix; craignant également d'avancer ou de retourner, pendant quelques moments, elle resta dans la même attitude, presque sans forces, osant à peine lever les yeux. Il lui sembla que la voix proférait des plaintes, et cette idée fut confirmée par un long gémissement. Elle imagina que c'était peut-être madame Montoni, et s'avança jusqu'à la porte. Néanmoins, avant que de parler, elle tremblait de se confier à quelque étranger indiscret qui la découvrirait à Montoni. La personne quelle qu'elle fût, paraissait dans l'affliction, mais elle pouvait n'être pas prisonnière.

Pendant qu'elle hésitait, la voix se fit entendre encore; elle appela Ludovico. Emilie reconnut Annette, et dans sa joie s'approcha pour répondre.

—Ludovico! criait Annette en sanglotant, Ludovico!

—C'est moi, dit Emilie en essayant d'ouvrir la porte. Eh! comment êtes-vous là? qui vous a renfermée?

—Ludovico! disait Annette; Ludovico!

—Ce n'est pas Ludovico; c'est moi, c'est Emilie.

Annette cessa de sangloter, et ne dit plus rien.

—Si pouvez ouvrir la porte, j'entrerai, dit Emilie: vous n'avez rien à redouter.

—Ludovico! ô Ludovico! criait Annette.

Emilie perdit patience; et craignant qu'on ne l'entendît, elle fut prête à quitter la porte; mais elle considéra qu'Annette pourrait indiquer le chemin de la tour. Elle en obtint à la fin une réponse, mais peu satisfaisante. Annette ne savait rien sur madame Montoni, et conjurait uniquement Emilie de lui dire ce qu'était devenu Ludovico. Emilie l'ignorait, et demandait toujours comment Annette se trouvait enfermée.

—C'est Ludovico, lui dit la pauvre fille, qui m'a mise ici. Après m'être sauvée du cabinet de madame, je courais sans savoir où. Dans cette galerie, j'ai rencontré Ludovico. Il m'a confinée dans cette chambre, dont il a pris la clef, et tout cela, dit-il, pour qu'il ne m'arrivât pas de mal.

Emilie tout à coup se rappela cette personne blessée qu'elle avait vu apporter dans la salle. Elle ne douta pas que ce ne fût Ludovico; mais elle n'en dit rien. Impatiente d'apprendre quelque chose sur sa tante, elle demanda le chemin de la tour.

—Oh! n'y allez pas, mademoiselle; pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas là toute seule.

—Mais, Annette, reprit Emilie, vous ne pensez pas que je passerais la nuit dans cette galerie. Dites-moi le chemin de la tour. Demain matin, je m'occuperai de votre délivrance.

—Vierge Marie! dit Annette, resterai-je ici toute la nuit? Je perdrai la tête de frayeur. Je mourrai de faim: je n'ai rien mangé depuis le dîner.

Emilie put à peine s'empêcher de sourire de tous les genres de chagrins d'Annette. Enfin elle en obtint une sorte de direction vers la tour de l'est. Après plusieurs recherches et beaucoup d'embarras, elle atteignit les escaliers de la tour, et s'arrêta au pied pour fortifier tout son courage par le sentiment de son devoir. Pendant qu'elle examinait ce lieu d'effroi, elle aperçut une porte à l'opposé de l'escalier. Incertaine si cette porte la conduirait jusqu'à madame Montoni, elle essaya d'en tirer les verrous. Un air plus frais vint frapper son visage. Cette porte donnait sur le rempart de l'est, et le vent, quand elle ouvrit, éteignit presque sa lumière. Elle tourna ses regards sur la terrasse obscure, et distingua difficilement les murailles et quelques tours. Les nuages agités par les vents semblaient se mêler aux étoiles et redoubler les ombres de la nuit. Elle referma promptement la porte, prit sa lampe et monta.

L'image de sa tante poignardée peut-être de la main de Montoni vint épouvanter son esprit. Elle trembla, retint ses soupirs et se repentit d'avoir osé venir en ce lieu. Son devoir triomphant de sa terreur, elle continua d'avancer. Tout était calme. A la fin, une trace de sang, sur l'escalier, frappa ses yeux; elle s'aperçut au même instant que la muraille et toutes les marches en étaient teintes. Elle s'arrêta, fit un effort pour se soutenir, et sa tremblante main laissa presque échapper la lampe. Elle n'entendait rien; aucun être vivant ne semblait habiter cette tour. Mille fois, elle eût désiré n'être pas sortie de sa chambre; elle craignait d'en savoir davantage; elle craignait de trouver quelque spectacle horrible; et néanmoins, si près du terme, elle ne pouvait se résoudre à perdre ses efforts. Elle reprit courage, et, parvenue jusqu'au milieu de la tour, elle vit une autre porte, et l'ouvrit. Les faibles rayons de sa lampe ne lui montrèrent que des murailles humides et nues.

En se retournant dans ce dessein, elle aperçut sur les degrés du second étage une nouvelle trace de sang; elle remonta. A mesure qu'elle avançait, le sang devenait plus visible.

Il la conduisit à une porte qui terminait l'escalier. Emilie ne pouvait plus marcher. Si près de la dernière certitude, elle redoutait de l'acquérir.

Elle mit enfin sa main sur la serrure, elle la trouva fermée. Elle appela madame Montoni, et un silence glacé succéda seul à sa voix.

—Elle est morte, s'écria-t-elle; elle est tuée; son sang rougit les degrés.

Emilie perdit toute sa force, posa sa lampe et s'assit sur une marche. Lorsque les idées lui revinrent, elle appela encore. Après d'inutiles efforts pour ouvrir, elle descendit de la tour, et revint à son appartement à pas précipités.

En rentrant dans son corridor, elle aperçut Montoni. Emilie, plus que jamais effrayée, se rejeta dans un détour pour l'éviter. Elle l'entendit fermer une porte, et la même qu'elle avait remarquée. Elle écouta ses pas qui s'éloignaient; et quand l'extrême distance ne lui permit plus de les distinguer, elle se glissa chez elle et se mit dans son lit, en conservant sa lampe.

Les teintes grises du matin avaient depuis longtemps éclairci l'horizon, et les yeux d'Emilie n'avaient pu céder au sommeil; mais à la fin, la nature épuisée donna quelques moments de relâche à ses peines.

CHAPITRE XXIII.

Il devenait trop certain, par l'absence prolongée d'Annette, qu'il était arrivé quelque accident à Ludovico, et qu'elle était encore en prison. Emilie résolut donc de visiter la chambre où la pauvre Annette s'était fait entendre, et si cette fille y gémissait encore, d'informer Montoni de sa triste situation.

Elle sortit, et gagna la galerie du sud. Il était midi.

Les lamentations d'Annette s'entendaient à l'extrémité de la galerie: elle déplorait son sort et celui de Ludovico. Elle dit à Emilie qu'elle mourrait de faim si elle n'était libre à l'instant. Emilie répondit qu'elle allait demander sa liberté à Montoni; mais la peur de la faim céda pour le moment à la peur du signor; et quand Emilie la laissa, elle la priait avec instance de ne pas découvrir l'asile où elle s'était cachée.

Emilie s'approcha de la grande salle; et le bruit qu'elle entendit, les gens qu'elle rencontra renouvelèrent toutes ses alarmes. Ces derniers néanmoins paraissaient pacifiques. Ils la regardaient avec avidité, lui parlaient même quelquefois. En traversant la salle pour se rendre au salon de cèdre, où Montoni se tenait ordinairement, elle vit sur le pavé des débris d'épée, des lambeaux teints de sang; elle s'attendait presque à trouver un corps mort; mais elle n'eut pas cet affreux spectacle. En avançant, elle distingua des voix. La crainte de paraître devant tant d'étrangers, la crainte surtout d'irriter Montoni par une visite imprévue, ébranlèrent presque sa résolution. Elle cherchait des yeux, sous les longues arcades, un domestique, pour l'annoncer; il n'en paraissait point. Les accents qu'elle entendait n'étaient point ceux de la colère. Elle reconnut les voix de quelques convives de la veille. Elle allait frapper quand Montoni parut lui-même. Emilie trembla, devint muette; et Montoni, dans une extrême surprise, peignit sur sa physionomie tous les mouvements qui l'agitaient.

Montoni lui demanda d'un ton sévère ce qu'elle avait entendu de l'entretien. Elle l'assura qu'elle n'était point venue dans l'intention d'écouter ses secrets, mais d'implorer sa clémence, et pour sa tante, et pour Annette; Montoni parut en douter. Il la regarda fixement avec des yeux perçants; et l'inquiétude qu'il ressentait ne pouvait venir d'un intérêt frivole. Emilie finit par le conjurer de lui permettre de visiter sa tante. Il répondit par un sourire plein d'amertume, qui confirma ses craintes pour sa tante, et qui ne lui laissa pas le courage de renouveler ses sollicitations.

—Pour Annette, dit-il, allez trouver Carlo, il la délivrera. L'insensé qui l'a enfermée n'est plus. Emilie frémit.—Mais ma tante, signor, lui dit-elle; ah! parlez-moi de ma tante.

—On en a soin, répondit Montoni: je n'ai pas le temps de répondre à vos oiseuses questions.

Il voulait s'éloigner; Emilie le conjura de lui apprendre où était madame Montoni. Il s'arrêta... Tout à coup la trompette sonna. Au même instant elle entendit des chevaux et des voix confuses. Au son de la trompette, Montoni avait traversé le vestibule. Emilie ne savait pas si elle le suivrait. Elle aperçut, au delà des longues arcades qui s'ouvraient sur la cour, un parti de cavaliers; elle crut voir, autant que la distance et son trouble le lui permettaient, que c'étaient les mêmes dont quelques jours avant elle avait vu le départ. Elle n'eut pas le temps de prolonger son examen. Ceux qui se trouvaient dans le salon étaient accourus dans la salle, et de toutes les parties du château, les autres hommes s'y rendirent. Emilie se pressa de se réfugier dans son appartement; elle y fut poursuivie par des images horribles. La manière, les expressions de Montoni, quand il avait parlé de sa femme, confirmaient ses plus noirs soupçons. Elle était absorbée dans ces sombres pensées lorsqu'elle aperçut le vieux Carlo.

—Chère dame, lui dit-il, je n'ai pas encore pu m'occuper de vous. Je vous apporte du fruit et du vin; vous devez en avoir besoin.

—Je vous remercie, Carlo, dit Emilie. Est-ce le signor qui vous a fait souvenir de moi?

—Non, signora, reprit Carlo; Son Excellence a trop d'affaires pour cela.

Emilie renouvela ses questions sur le destin de madame Montoni; mais Carlo, pendant qu'on l'enlevait, était à l'autre extrémité du château; et depuis ce moment il n'en avait rien appris.

Pendant qu'il lui parlait, Emilie le regardait fixement, et ne pouvait démêler si c'était de sa part ignorance où dissimulation, ou crainte d'offenser son maître. Il répondit très-laconiquement à ses questions sur les débats de la veille; mais il lui dit que les disputes étaient pacifiées, et que le signor croyait s'être trompé en soupçonnant ses hôtes.—Le combat n'a pas eu d'autre cause, ajouta Carlo. Mais je me flatte de ne jamais voir un tel spectacle dans ce château, quoiqu'on y prépare d'étranges choses. Elle le pria de s'expliquer.—Ah! signora; dit-il, il ne me convient pas de trahir aucun secret ni d'exprimer toute ma pensée. Le temps dévoilera tout.

Elle le pria de délivrer Annette, lui désigna la chambre où cette pauvre fille était emprisonnée; Carlo lui promit de la satisfaire. Comme il partait, elle lui demanda quelles étaient les personnes nouvellement arrivées; sa conjecture se vérifia, c'était Verezzi avec sa troupe.

Les deux jours suivants s'écoulèrent sans aucun incident remarquable, et sans qu'elle pût se procurer le moindre éclaircissement sur madame Montoni. Le soir du deuxième jour, Emilie se mit au lit après le départ d'Annette; mais son esprit fut assailli des images les plus effrayantes, et telles qu'une si longue incertitude pouvait bien les lui suggérer. Incapable de s'oublier, incapable de vaincre les fantômes qui l'obsédaient, elle se leva de son lit, et ouvrit sa fenêtre pour respirer un air plus frais.

L'air la rafraîchit; elle resta à sa fenêtre; elle considérait tant d'astres éclatants, étincelant sur l'azur des cieux, et roulant sans se confondre dans l'espace. Elle se rappela combien de fois, avec son père chéri, elle avait observé leur marche et remarqué leur cours. Ces réflexions la conduisirent à d'autres, et réveillèrent presque également et sa douleur et sa surprise.

Elle leva les yeux vers le ciel, et observa la même planète qu'elle avait remarquée en Languedoc la nuit qui précéda la mort de son père. Elle se trouvait au-dessus des tours orientales du château. Emilie se rappela l'entretien relatif à l'état des âmes; elle se rappela aussi la musique qu'elle avait entendue, et dont sa tendresse, en dépit de sa raison, avait admis le sens superstitieux. Ces souvenirs redoublèrent ses larmes; elle céda à sa rêverie. Tout à coup les sons d'une musique douce parurent traverser les airs. Une crainte superstitieuse s'empara d'elle; elle écouta quelques moments dans une attente pénible, et s'efforça de recueillir ses pensées et de recourir à sa raison. Mais la raison humaine n'a pas plus d'empire sur les fantômes de l'imagination, que les sens n'ont de moyens pour juger la forme de ces corps lumineux qui brillent et s'éteignent tout à coup pendant l'obscurité des nuits.

La surprise d'Emilie à ces accords si doux et si délicieux, était pour le moins excusable. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu'elle n'avait entendu la moindre mélodie. Les sons aigus du fifre et de la trompette étaient la seule musique que l'on connût dans Udolphe.

Emilie continuait d'écouter, plongée dans ce doux repos où une musique suave laisse l'esprit. Les sons ne revinrent plus. Ses pensées errèrent longtemps sur une circonstance si étrange; il était singulier d'entendre à minuit de la musique, lorsque tout le monde devait, depuis plusieurs heures, être endormi, et dans un château où, depuis tant d'années, on n'avait rien entendu qui ressemblât à de l'harmonie. De longues souffrances avaient rendu son esprit sensible à la terreur, et susceptible de superstition. Il lui sembla que son père avait pu lui parler par ces accords, pour lui inspirer de la consolation et de la confiance sur le sujet dont alors elle était occupée. La raison lui dit néanmoins que cette conjecture était ridicule, et elle ne s'y attacha pas; mais par une inconséquence naturelle à une imagination vive, elle se livra à de plus bizarres idées; elle se rappela l'événement singulier qui avait donné le château à son possesseur actuel; elle considéra la manière mystérieuse dont l'ancienne propriétaire avait disparu; jamais on n'avait rien su d'elle; et son esprit fut frappé d'une sorte de crainte. Il n'y avait nulle liaison apparente entre cet événement et la musique qu'elle venait d'entendre, et pourtant elle crut que ces deux choses se tenaient par quelque lien secret. A cette idée une sueur froide la saisit: elle porta des yeux égarés sur l'obscurité de sa chambre, et le silence morne qui y régnait ne fit qu'affecter de plus en plus son imagination.

A la fin elle quitta la fenêtre; mais ses jambes lui manquèrent en approchant de son lit. Honteuse bientôt de sa faiblesse, elle se mit au lit, et ne put y trouver le sommeil. Elle rêva sur le nouvel incident qui venait de se présenter, et résolut d'attendre la nuit suivante à la même heure, pour épier le retour de la musique. Si ces accords sont humains, disait-elle, probablement ils se feront encore entendre.

CHAPITRE XXIV.

Annette vint le matin toute hors d'haleine à l'appartement d'Emilie.—O mademoiselle, dit-elle à mots entrecoupés, que de nouvelles j'ai à vous dire! J'ai découvert qui est le prisonnier, mais il n'était pas prisonnier; c'est celui qui était enfermé dans cette chambre, et dont je vous ai parlé. Je l'avais pris pour un revenant!

—Qui était ce prisonnier? demanda Emilie, qui songeait en elle-même à l'événement de la nuit dernière.

—Vous vous trompez, mademoiselle, dit Annette, il n'était pas prisonnier, pas du tout.

—Qui est-il, enfin?

—Sainte Vierge! reprit Annette, combien j'ai été étonnée. Je l'ai rencontré tout à l'heure sur le rempart ici dessous; je n'ai jamais été si surprise de ma vie! Ah! mademoiselle, ce lieu-ci est un lieu bien étrange! quand j'y vivrais cent ans, je n'y finirais jamais de m'étonner. Mais, comme je vous le disais, je l'ai rencontré sur le rempart, et certes je ne pensais à personne moins qu'à lui.

—Ce verbiage est insupportable, dit Emilie; de grâce, Annette, n'abusez pas ainsi de ma patience.

—Oui, mademoiselle, devinez, devinez qui c'était; c'est une personne que vous connaissez bien.

—Je ne sais pas deviner, dit Emilie avec impatience.

—Eh bien, mademoiselle, je vous mettrai sur la voie. Un grand homme, une face allongée, qui marche posément, qui porte un grand plumet sur son chapeau, qui baisse les yeux pendant qu'on lui parle, et regarde les gens par-dessous des sourcils si noirs et si épais. Vous l'avez vu mille fois à Venise, mademoiselle; il était ami intime de monsieur. Et maintenant, quand j'y pense! de quoi avait-il peur dans ce vieux château sauvage, pour s'y enfermer comme il faisait? Mais il prend le large à présent: je l'ai trouvé tout à l'heure sur le rempart. Je tremblais en le voyant, il m'a toujours fait de la frayeur; mais je n'aurais pas voulu qu'il le remarquât. J'ai donc été vers lui, je lui ai fait la révérence. Soyez le bienvenu au château, signor Orsino! lui ai-je dit.

—Ah! c'était donc Orsino? dit Emilie.

—Oui, mademoiselle, le signor Orsino lui-même, celui qui a fait tuer ce seigneur vénitien, et qui depuis ce temps, à ce que l'on dit, ne cesse d'errer de tous côtés.

—Bon Dieu! s'écria Emilie, se remettant à peine, et il est venu à Udolphe! Il fait bien de se tenir caché.

—Oui, mademoiselle; mais s'il ne veut que cela, ce château isolé le cachera bien assez, sans qu'il s'enferme avec tant de soin. Qui songerait donc à le découvrir ici?

Les discours d'Annette avaient ranimé les terribles soupçons d'Emilie sur le destin de madame Montoni; elle résolut de faire un second effort pour obtenir sur ce sujet une certitude, et de s'adresser encore une fois à Montoni.

Quant Annette revint, au bout de quelques heures, elle dit à Emilie que le portier du château désirait de lui parler, et qu'il avait quelque chose d'important à lui révéler.

—Je lui parlerai, Annette, répondit-elle; faites-le monter dans le corridor.

Annette partit, et revint bientôt après.

—Bernardin, mademoiselle, lui dit-elle, n'ose pas venir dans le corridor, il craint d'être aperçu. Il serait trop loin de son poste: il n'ose même pas le quitter en ce moment; mais si vous voulez venir le trouver au portail par quelques petits passages qu'il m'a montrés, sans traverser les cours, il vous dira des choses qui vous surprendront bien; mais n'allez pas à travers des cours, de crainte que monsieur ne vous voie.

Emilie n'approuvant ni ces petits passages, ni tout le reste, refusa positivement de sortir.—Dites-lui, reprit-elle, que, s'il a quelque confidence à me faire, je l'écouterai dans le corridor quand il aura le temps de s'y rendre.

Annette reporta la réponse, et fut longtemps sans revenir. A son retour elle dit à Emilie:—Je n'ai rien gagné, mademoiselle; Bernardin a passé tout le temps à réfléchir sur ce qu'on pouvait faire. Il est bien impossible qu'il quitte son poste maintenant; mais si ce soir, quand il fera nuit, vous voulez vous trouver sur le rempart d'orient, il pourra peut-être se dérober une minute et vous dire son secret.

Emilie, surprise autant qu'alarmée du mystère qu'exigeait cet homme, hésitait encore à l'aller trouver; mais calculant que peut-être il l'avertirait de quelque malheur qui la menaçait, elle résolut de le voir.

—Après le soleil couché, dit-elle, je me trouverai au bout du rempart d'orient; mais alors, ajouta-t-elle, la garde sera placée: que fera Bernardin pour n'être pas remarqué?

—C'est justement ce que je lui ai dit, mademoiselle, et il m'a répondu qu'il avait la clef de la porte qui communique du rempart avec la cour, et qu'il entrerait par là. Quant aux sentinelles, on n'en met point au bout de la terrasse, parce que les grands murs et la tour de l'orient suffisent de ce côté pour garder le château, et s'il fait bien obscur, on ne pourra le voir de l'autre extrémité.

—A la bonne heure, dit Emilie, j'entendrai ce qu'il veut me dire, et je vous prie de m'accompagner ce soir sur la terrasse.

—Il voudrait qu'il fît un peu noir, reprit Annette, à cause des sentinelles.

Emilie réfléchit encore, et dit qu'elle serait au rempart une heure après le soleil couché.—Dites à Bernardin, ajouta-t-elle, d'être ponctuel à l'heure, je pourrais bien aussi être remarquée par M. Montoni. Où est-il? je voudrais lui parler.

—Il est dans la chambre de cèdre, qui tient conseil avec les deux autres.

Emilie s'informa si Montoni attendait de nouveaux hôtes. Annette ne le croyait pas.—Pauvre Ludovico! dit-elle, il serait aussi gai que personne s'il était rétabli. Mais il peut bien se guérir, le comte Morano était plus blessé que lui, et pourtant le voilà sur pied, et il est retourné à Venise.

—Il l'est, dit Emilie: comment avez-vous su cela?

—Je l'ai appris hier au soir, mademoiselle: j'avais oublié de vous le dire.

Montoni cependant fut si occupé tout le jour, qu'Emilie n'eut pas l'occasion de calmer ses horribles doutes sur la destinée de sa tante.

A mesure que le moment du rendez-vous approchait, l'impatience d'Emilie devenait plus vive. Le soleil disparut enfin: elle entendit les sentinelles se ranger chacune à leur poste; elle attendit Annette qui devait l'accompagner, et dès qu'elle fut venue, elles descendirent ensemble. Emilie témoigna quelque crainte de trouver Montoni, ou quelques-uns de ses compagnons.—N'ayez point d'inquiétude là-dessus, lui dit Annette; ils sont tous encore à tenir table, et Bernardin ne l'ignore pas.

Elles se trouvèrent à la première terrasse, et la sentinelle demanda qui passait: Emilie répondit, et descendit au rempart oriental; on les y arrêta encore, et après une seconde réponse, on les laissa continuer. Emilie n'aimait point à s'exposer si tard à la discrétion de pareils hommes; impatiente de se retirer, elle avança fort vite pour trouver Bernardin; il n'était pas encore venu: elle s'appuya toute pensive sur le parapet du rempart, et attendit qu'il y parût.

—Quelles voix entendons-nous? dit Emilie tremblante.

—Celles de monsieur et de ses hôtes qui se divertissent, lui dit Annette.

Emilie regarda avec un sentiment d'horreur la tour d'orient près de laquelle elle se trouvait; elle aperçut une lueur à travers les grillages de la chambre du bas; mais ceux du haut étaient obscurs: elle vit une personne qui traversait cette chambre basse avec une lampe; cette circonstance ne ranima point son espoir au sujet de madame Montoni; elle l'avait cherchée dans ce même appartement et n'y avait trouvé que des habits de soldats. Emilie néanmoins se décida à tenter d'ouvrir la tour par dehors, sitôt que Bernardin ne serait plus avec elle.

Les moments s'écoulaient, et Bernardin ne paraissait pas: Emilie devenant inquiète, hésita si elle attendrait plus longtemps.

Tandis qu'avec Annette elle raisonnait sur le retard de cet homme, elles entendirent une clef tourner dans la serrure; elles virent bientôt un homme qui s'avançait vers elles; c'était Bernardin. Emilie se hâta de lui demander ce qu'il avait à lui dire, et le pria de ne pas perdre de temps.—Cet air du soir me glace, lui dit-elle.

[Illustration]
Bernardin.

—Renvoyez votre suivante, mademoiselle, lui dit cet homme (le ton de voix sépulcrale avec laquelle il lui parlait la fit frémir); ce que j'ai à dire n'est que pour vous.

Emilie hésita un peu; mais enfin elle pria Annette de s'éloigner de quelques pas.—Maintenant, mon ami, qu'avez-vous à me dire?

Il se tut un moment comme s'il eût réfléchi, puis il lui dit:

—Je perdrais certainement ma place si cela venait aux oreilles de monsieur. Promettez-moi, mademoiselle, que rien au monde ne vous arrachera une syllabe sur ce que j'ai à vous communiquer. On s'est fié à moi en ceci; et si l'on venait à savoir que j'eusse trahi cette confiance, ma vie peut-être en répondrait. Mais, mademoiselle, j'ai pris de l'intérêt pour vous, et j'ai résolu de tout vous dire. Il se tut.

Emilie le remercia, l'assura de sa discrétion, et le pria de se hâter.

—Annette nous a dit dans la salle combien vous étiez en peine au sujet de madame Montoni, et combien vous désiriez d'être instruite de son sort.

—Cela est vrai, dit Emilie. Si vous le savez, dites-moi ce qu'il a d'affreux: n'hésitez point. Elle s'appuya d'un bras tremblant sur la muraille.

—Je puis vous le dire, dit Bernardin; puis il se tut.

—Mais, quoi! s'écria Emilie en recueillant son courage...

—Me voilà, mademoiselle, dit Annette qui, frappée de cette exclamation, revint tout de suite joindre Emilie.

—Retirez-vous, dit sèchement Bernardin, on n'a pas besoin de vous. Emilie ne dit rien, et Annette obéit.

—Je puis vous le dire, reprit le portier, mais je ne sais pas comment; vous êtes si affligée!

—Je suis toute préparée, mon ami, lui dit Emilie d'une voix ferme et imposante; je soutiendrai mieux une certitude que ce doute cruel.

—Eh bien! mademoiselle, s'il est ainsi, vous allez tout apprendre. Vous savez que monsieur et sa femme s'accordaient mal entre eux: il n'est pas de ma compétence d'en connaître le motif, mais je crois bien que vous savez les résultats...

—C'est bon, dit Emilie. Après?

—Monsieur, à ce qu'il semble, avait eu dernièrement un grand courroux contre elle; je vis tout, j'entendis tout, et beaucoup plus qu'on ne pensait; mais ce n'était pas mon affaire, je ne disais rien. Il y a peu de jours, monsieur m'envoya chercher: Bernardin, me dit-il, vous êtes un honnête homme; je pense que je puis me fier à vous. J'assurai bien Son Excellence qu'il le pouvait. Alors, dit-il, autant que je puis me rappeler ses termes, j'ai une affaire sur les bras, et vous pouvez me servir. Il me dit ce que j'avais à faire. Mais quant à cela, je n'en dirai rien: ça ne regardait que madame.

—O ciel! qu'avez-vous fait? dit Emilie.

Bernardin hésita, et se tut.

—Quelle furie pouvait le porter et vous porter vous-même à un acte si détestable? s'écria Emilie glacée d'horreur et presque incapable de se soutenir.

—Ce fut une furie, dit Bernardin d'une voix sombre. Ils restaient tous deux en silence. Emilie n'avait pas le courage d'en demander plus. Bernardin semblait craindre de s'expliquer plus en détail; il lui dit à la fin: il est inutile de revenir sur le passé; monsieur ne fut que trop cruel, mais il voulait être obéi... Qu'aurait servi de m'y refuser? il en aurait trouvé de moins scrupuleux que moi.

—Vous l'avez tuée? dit Emilie avec une voix capable à peine d'articuler; c'est à un meurtrier que je parle! Bernardin se tut, et Emilie se détournant fut prête à lui quitter.

—Restez, mademoiselle, lui dit-il; vous mériteriez de le croire encore, puisque vous m'en jugez capable.

—Si vous êtes innocent, dites-le-moi vite, dit Emilie presque mourante; je n'ai pas assez de force pour vous écouter plus longtemps.

—Je ne vous dirai plus rien, dit-il en s'éloignant. Emilie eut encore assez de courage pour le rappeler et pour se rapprocher d'Annette. Elle prit son bras, et toutes deux marchèrent sur le rempart, jusqu'à ce qu'elles entendirent quelques pas derrière elles: c'était Bernardin de retour.

—Renvoyez cette fille, dit-il à Emilie; je vous dirai tout.

—Non, reprit Emilie, elle peut entendre tout ce que vous avez à me dire.

—Le peut-elle, mademoiselle? lui dit-il; vous n'en saurez donc pas davantage. Il se retirait, quoique lentement; mais l'anxiété d'Emilie, surmontant le ressentiment que la crainte de cet homme lui inspirait, elle le pria de rester, et s'éloigna d'Annette.

—Madame, dit-il, est vivante pour moi seul; elle est ma prisonnière. Son Excellence l'a enfermée dans la chambre au-dessus du portail, et m'en a confié le soin. J'allais vous dire que vous pouviez la voir; mais maintenant...

Emilie soulagée, à ces mots, d'une inexprimable angoisse, pria Bernardin de vouloir bien lui pardonner, et le conjura de lui faire voir sa tante.

Il s'y prêta avec moins de répugnance qu'elle ne s'y attendait. Il lui dit que la nuit suivante, quand M. Montoni serait au lit, si elle voulait se rendre aux dernières portes du château, elle pourrait peut-être voir madame Montoni.

Au milieu de la reconnaissance que cette faveur lui inspirait, Emilie crut apercevoir dans ses regards une certaine satisfaction maligne pendant qu'il prononça ces derniers mots. Dans le premier moment, elle chassa cette pensée, elle le remercia de nouveau, recommanda sa tante à sa pitié, l'assura bien qu'elle le récompenserait elle-même, et serait exacte au rendez-vous; ensuite elle lui souhaita le bonsoir, et se retira sans bruit dans son appartement.

Il lui revint mille fois à la pensée que madame Montoni pouvait bien être déjà morte, et que le scélérat ne voulait que l'attirer en secret pour faire d'elle une nouvelle victime, qu'il était peut-être chargé d'immoler à l'avarice de Montoni, qui à ce moyen se trouverait propriétaire de ses biens de Languedoc qui avaient fait le sujet d'une si odieuse contestation. L'énormité de ce double crime lui en fit, à la fin, rejeter la probabilité; mais elle ne perdit ni toutes les craintes, ni tous les doutes que les manières de Bernardin faisaient naître dans son esprit; de ce sujet, successivement ses pensées retournèrent à d'autres. La nuit était fort avancée; elle s'étonna, elle s'affligea presque de ce que la musique ne revenait point, et elle en attendit le retour avec un sentiment plus fort que la curiosité.

Elle distingua longtemps les éclats de Montoni et de ses convives, leurs entretiens bruyants, leur gaieté dissolue, leurs chansons reprises en chœur, qui ébranlaient tous les échos; elle entendit les portes du château se refermer pour toute la nuit. Ce bruit sourd à l'instant fit place à un silence qu'interrompit seulement le passage des personnes qui regagnaient leurs logements. Emilie, jugeant que la veille elle avait entendu la musique à peu près à la même heure, dit à Annette de se retirer, et ouvrit doucement la fenêtre pour entendre le retour des plus charmants accords. La planète qu'elle avait remarquée au premier son de la musique n'était point encore levée. Cédant à une impression superstitieuse, elle fixait attentivement la partie du ciel où l'on devait la découvrir, attendant presque la musique au moment de son apparition. A la fin elle parut, et brilla sur les tours orientales du château.

Emilie écouta; mais aucune musique ne se fit entendre.—Ce n'était pas sûrement, se disait-elle, ce n'était pas une mélodie mortelle: aucun habitant de ce château ne pouvait la produire. Mon père lui-même, mon respectable père, m'a dit une fois, peu de temps après la mort de ma mère, et dans une de ses insomnies, des sons d'une singulière douceur l'avaient fait sortir de son lit. Il ouvrit la fenêtre, et une musique céleste traversa les airs: ce fut pour lui une consolation, il me l'a dit; et regardant le ciel avec confiance, il se convainquit que ma mère reposait en paix dans le sein de Dieu.

A ce souvenir Emilie répandit des larmes.—Peut-être, reprit-elle, peut-être que ces accords ont été envoyés pour me consoler, pour m'encourager. Je n'oublierai jamais ceux qu'à une pareille heure j'ai entendus dans le Languedoc. Peut-être que mon père veille sur moi en ce moment! Elle pleura encore de tendresse. Le temps se passa dans une attente et des souvenirs également touchants; aucune musique ne troubla le calme de la nature. Emilie resta à la fenêtre jusqu'au moment où l'aube du jour commença à dorer le sommet des montagnes, et à dissiper les ténèbres.

CHAPITRE XXV.

Le jour suivant, Emilie fut surprise en découvrant qu'Annette savait l'emprisonnement de madame Montoni dans la chambre du portail, et qu'elle n'ignorait pas non plus le projet de visite nocturne. Que Bernardin eût pu confier à l'indiscrète Annette un mystère aussi important, et qu'il lui avait tant recommandé, cela était peu probable. Il venait cependant de lui remettre un message relatif à leur entrevue. Il demandait qu'Emilie vînt le trouver seule, une heure après minuit, sur la terrasse, et ajoutait qu'il se conduirait comme il l'avait promis. Emilie frémit d'une telle proposition. Mille craintes vagues, semblables à celles qui toute la nuit l'avaient agitée, lui percèrent le cœur à la fois. Elle ne savait quel parti prendre. Il lui venait souvent à l'esprit que Bernardin avait pu la tromper; que peut-être déjà il était l'assassin de madame Montoni; qu'il était en ce moment l'agent de Montoni lui-même, et qu'il la voulait sacrifier à l'exécution de ses projets. Le soupçon que madame Montoni ne vivait plus se réunit en elle aux craintes personnelles qu'elle éprouvait.

—Comment se peut-il, Annette, que je traverse la terrasse aussi tard? dit-elle en se recueillant; les sentinelles m'arrêteront, et M. Montoni le saura.

—O mademoiselle, on y a pensé, reprit Annette; c'est ce que Bernardin m'a dit. Il m'a donné cette clef, et m'a ordonné de vous dire qu'elle ouvre une porte au bout de la galerie voûtée, et que cette porte mène au rempart de l'orient; ainsi ne craignez pas de rencontrer les hommes de garde. Il m'a chargée de vous dire aussi, que son motif pour vous demander sur la terrasse était de vous conduire où vous devez aller sans ouvrir la grande salle dont la grille fait tant de bruit.

Une telle explication, et si naturellement donnée, rendit le calme à Emilie.—Mais pourquoi veut-il que je vienne seule, Annette? lui dit-elle.

—Pourquoi? C'est ce que je lui ai demandé, mademoiselle. Je lui ai dit, pourquoi faut-il que ma jeune dame vienne seule? Sûrement je puis venir avec elle! Quel mal puis-je faire? Mais il me dit non, non.

Mais j'imagine, mademoiselle, que vous savez qui vous allez voir.

—Bernardin vous l'a-t-il dit?

—Eh non, mademoiselle, il ne me l'a pas dit.

Pendant le reste du jour, l'esprit d'Emilie fut en proie aux doutes, aux craintes, aux déterminations contraires. Devait-elle suivre Bernardin, devait-elle se confier à lui, sans savoir à peine où il la conduirait? La pitié pour sa tante, l'inquiétude pour elle-même tour à tour changeaient ses idées, et la nuit vint avant qu'elle eût pris un parti. Elle entendit l'horloge frapper onze heures, frapper minuit, et elle hésitait encore. Le temps néanmoins s'écoula: on ne pouvait plus hésiter. L'intérêt de sa tante surmonta tout. Elle pria Annette de la suivre jusqu'à la porte de la galerie, et d'y attendre son retour. Elle sortit de sa chambre. Le château était dans le calme, et la grande salle, récemment le théâtre du tumulte le plus affreux, ne résonnait alors que des pas solitaires de deux figures timides qui se glissaient entre les piliers à la faible clarté d'une lampe. Emilie, abusée par les ombres prolongées des colonnes, et par les renvois de la lumière, s'arrêtait souvent, et croyait voir dans l'ombre quelque personne qui s'éloignait. En passant auprès de ces piliers, elle craignait d'y porter la vue, s'attendait presque à voir sortir quelqu'un caché derrière.

Elle marchait avec précaution vers le lieu convenu, écoutant avec attention, et cherchant Bernardin au travers des ténèbres. Elle tressaillit enfin au son d'une voix basse qui parlait auprès d'elle. Elle était encore incertaine; mais la personne parla de nouveau, et elle reconnut la voix rauque de Bernardin. Il avait été ponctuel à son rendez-vous, et attendait appuyé sur le rempart. Il lui reprocha ses délais, et lui dit qu'il avait perdu plus d'une demi-heure. Emilie ne répliqua point; il lui dit de le suivre, et s'approcha de la porte par laquelle il était entré sur la terrasse. Pendant qu'il la rouvrait, Emilie tourna les yeux par où elle était sortie, et remarquant les rayons de la lampe à travers l'étroite ouverture, elle fut certaine qu'Annette ne l'avait pas quittée. Mais une fois hors de la terrasse, l'éloignement devenait trop grand pour qu'elle pût lui devenir utile. Quand la porte fut ouverte, le sombre aspect du passage, éclairé d'une seule torche qui y brûlait sur le pavé, fit frémir Emilie. Elle refusa d'entrer, à moins qu'Annette n'eût permission de l'accompagner. Bernardin s'y opposa; mais il joignit adroitement à son refus tant de particularités propres à exciter la pitié et la curiosité d'Emilie pour sa tante, qu'elle se laissa déterminer à le suivre jusqu'au portail.

Il prit la torche, et marcha devant. A l'extrémité du passage, il ouvrit une autre porte; et par quelques degrés ils descendirent dans une chapelle. A la lueur du flambeau, Emilie observa qu'elle était toute en ruine, et se rappela tout à coup, avec une émotion pénible, un entretien d'Annette sur ce sujet. Elle contemplait avec effroi ces murs garnis d'une mousse verdâtre qui n'avaient plus de voûte à soutenir. Elle voyait ces fenêtres gothiques dont le lierre et la brioine avaient longtemps suppléé les vitraux. Leurs guirlandes enlacées s'entremêlaient maintenant aux chapiteaux brisés, qui autrefois avaient soutenu la voûte. Bernardin se heurta sur le pavé détruit. Il fit un jurement effroyable, et les sombres échos le rendirent plus terrible. Le cœur d'Emilie se troubla; mais elle continua de le suivre, et il tourna vers une des ailes de la chapelle. Descendez ces degrés, mademoiselle, lui dit Bernardin; et il prit un escalier qui semblait mener à de profonds souterrains. Emilie s'arrêta, et lui demanda d'une voix tremblante où il prétendait la conduire.

—Au portail, lui dit Bernardin.

—Ne pouvons-nous y aller par la chapelle? dit Emilie.

—Non, signora, elle nous conduirait dans la seconde cour, où je n'ai pas envie d'entrer par ce chemin; nous allons nous trouver à la cour extérieure.

Emilie hésitait encore, craignant également d'aller plus loin, et d'irriter Bernardin en refusant de le suivre.

—Venez, mademoiselle, dit cet homme qui était presque au bas de l'escalier; dépêchez-vous un peu: je ne peux pas rester ici toute la nuit.

—Mais où mènent ces degrés? dit Emilie toujours immobile.

—Au portail, reprit Bernardin avec un accent de colère. Je n'attendrai pas plus longtemps. A ces mots il continua de marcher, emportant toujours la lumière. Emilie craignant de le mécontenter par un plus long délai, le suivit avec répugnance. De l'escalier, ils gagnèrent un passage qui conduisait au souterrain. Les parois en étaient couverts d'une humidité excessive. Les vapeurs qui s'élevaient de terre obscurcissaient à tel point le flambeau, qu'à tout moment Emilie croyait le voir éteindre, et Bernardin avait peine à retrouver son chemin. A mesure qu'ils avançaient les vapeurs devenaient plus épaisses, et Bernardin, croyant que sa torche allait s'éteindre, s'arrêta un moment pour la ranimer. Pendant ce repos, Emilie, à la lueur incertaine du flambeau, vit près d'elle une double grille, et plus loin sous la voûte plusieurs monceaux de terre qui paraissaient entourer un tombeau ouvert. Un tel objet, dans un tel lieu, l'eût en tout temps violemment affectée; mais en ce moment elle eut le pressentiment subit que ce tombeau était celui de sa tante, et que le perfide Bernardin la menait aussi à la mort. Le lieu obscur et terrible dans lequel il l'avait conduite semblait justifier sa pensée. Il semblait tout propre au crime; et l'on pouvait y consommer un assassinat sans qu'aucun indice pût le faire découvrir. Emilie, vaincue par la terreur, ne savait à quoi se résoudre. Elle songeait que vainement elle essayerait de fuir Bernardin. La longueur, les détours du chemin ne lui permettaient pas de s'échapper sans guide, et sa faiblesse d'ailleurs ne lui permettait pas de courir.

Pâle d'horreur et d'inquiétude, elle attendait que Bernardin eût disposé sa torche; et comme sa vue toujours se reportait sur le tombeau, elle nu put s'empêcher de lui demander pour qui il était préparé. Bernardin leva les yeux de dessus son flambeau, et les tourna sur elle sans parler. Elle répéta faiblement sa question; mais l'homme secouant la torche passa outre sans lui répondre. Elle marcha en tremblant jusqu'à de nouveaux degrés qu'ils montèrent. Une porte en haut les introduisit dans la première cour du château. Tout en la traversant, la lumière laissait voir ses hautes et noires murailles tapissées de verdure et de longues herbes humides qui trouvaient leur substance sur des pierres toutes usées. Par intervalle, de pesantes arcades fermées de grilles étroites laissaient circuler l'air, et montraient le château dont les tourelles entassées faisaient opposition aux tours énormes du portail. Dans ce tableau la figure épaisse et difforme de Bernardin éclairée par son flambeau faisait un objet remarquable. Bernardin était enveloppé d'un long manteau gris. A peine découvrait-on au-dessous ses demi-bottes ou sandales, qui étaient lacées sur ses jambes, où passait la pointe du large sabre qu'il portait constamment en bandoulière. Sur sa tête était un bonnet plat de velours noir surmonté d'une courte plume. Ses traits fortement dessinés indiquaient un esprit adroit et sournois; on voyait sur sa figure l'empreinte d'une humeur difficile et d'un mécontentement habituel.

La vue de la cour néanmoins ranima le cœur d'Emilie. Elle la traversa en silence; et s'approchant du portail, elle commença à espérer que ses propres craintes, et non la trahison de Bernardin, avaient réussi à la tromper. Elle regarda avec inquiétude la première fenêtre au-dessus de la voûte; elle était sombre, et Emilie demanda si elle tenait à la chambre où était madame Montoni. Emilie parlait bas, et peut-être Bernardin ne l'avait-il pas entendue, car il ne fit aucune réponse. Ils entrèrent dans le bâtiment, et se virent au pied de l'escalier d'une des tours.

—La signora est couchée là-haut, dit Bernardin.

—Est couchée! reprit Emilie qui montait.

—Elle est couchée dans la chambre en haut, dit Bernardin.

Le vent, qui à ce moment soufflait par les profondes cavités des murailles, augmenta la flamme de la torche. Emilie en vit mieux l'affreuse figure de Bernardin, la tristesse du lieu où elle était, des murailles de pierres brutes, un escalier tournant noirci de vétusté, et quelques restes d'antiques armures qui semblaient le trophée de quelque ancienne victoire.

Parvenus au palier, Bernardin mit une clef dans la serrure d'une chambre. Vous pouvez, lui dit-il, entrer ici et m'y attendre; je vais dire à la signora que vous êtes arrivée.

—Ce préliminaire est inutile, dit Emilie; ma tante sera bien aise de me voir.

—Je n'en suis pas bien sûr, dit Bernardin en lui montrant la chambre. Entrez là, mademoiselle, et je m'en vais monter.

Emilie, fort surprise, et en quelque sorte offensée, n'osa pas résister; mais comme il emportait la torche, elle le pria de ne point la laisser dans cette obscurité. Il regarda autour de lui, et remarquant une triple lampe posée au-dessus de l'escalier, il l'alluma et la donna à Emilie.

Elle entra dans une vieille chambre, il en ferma la porte: elle écouta attentivement, et elle pensa qu'au lieu de monter il descendait l'escalier; mais les tourbillons de vent qui s'engouffraient sous le portail, ne lui permettaient pas de bien distinguer aucun son. Elle écouta cependant, et n'entendant aucun mouvement dans la chambre du haut où Bernardin disait qu'était madame Montoni, sa perplexité augmenta; elle considéra ensuite que dans cette forteresse l'épaisseur des planchers pouvait prévenir tous les bruits. Bientôt après, dans un intervalle d'ouragan, elle distingua les pas de Bernardin qui descendait jusqu'à la cour, et pensa même qu'elle entendait sa voix. De nouveaux sifflements empêchèrent Emilie de s'en rendre certaine: elle approcha doucement de la porte, et quand elle essaya de l'ouvrir, elle s'aperçut qu'elle était fermée. Toutes les craintes qui l'avaient déjà accablée, revinrent la frapper avec une nouvelle violence; elles ne lui parurent plus une erreur de l'imagination, mais un avertissement du destin qu'elle allait subir: elle n'eut plus aucun doute que madame Montoni n'eût été immolée, et ne l'eût été peut-être en cette même chambre où on l'amenait elle-même dans un semblable dessein.

A la lueur d'une torche qui semblait être sous le portail, elle vit sur le pavé l'ombre allongée d'un homme, qui sans doute était sous la voûte. Emilie, à cette ombre colossale, conclut que c'était Bernardin; mais d'autres sons apportés par les vents, la convainquirent qu'il ne s'y trouvait pas seul, et que son compagnon n'était pas une personne susceptible de pitié.

Quand ses esprits se furent remis du premier choc, elle prit la lampe pour examiner la possibilité de fuir. La chambre était spacieuse, et les murs, recouverts d'une boiserie en chêne, ne s'ouvraient qu'à la fenêtre grillée, et à la porte par laquelle Emilie était entrée; les faibles rayons de la lampe ne lui permettaient pas d'en bien juger l'étendue. Elle ne découvrit aucun meuble, à l'exception d'un grand fauteuil de fer, scellé au milieu de la chambre, et sur lequel pendait une lourde chaîne de fer, attachée au plafond avec un anneau de ce métal. Elle la regarda longtemps avec horreur et surprise: elle observa des barres de fer faites pour entraver les pieds, et de pareils anneaux sur les bras du fauteuil; elle jugea bien que cette odieuse machine était un instrument de torture, et elle pensa que quelque infortuné, enchaîné dans cette place, y avait dû mourir de faim. Voyant soudain où elle était, elle tressaillit dans l'excès de l'horreur, et se précipita à l'autre bout de la chambre; là elle chercha un siége, et n'aperçut qu'un très-sombre rideau qui descendait du haut en bas, et dérobait toute une partie de cet appartement. Eperdue comme elle l'était, ce rideau la frappa; et elle resta occupée à le regarder avec étonnement et frayeur.

Il lui parut que ce rideau cachait une retraite: elle désirait et craignait de le lever et de découvrir ce qu'il voilait; deux fois elle fut retenue par le souvenir du spectacle terrible que sa main téméraire avait dévoilé dans l'appartement du château; mais conjecturant à l'instant qu'il cachait le corps de sa tante poignardée, elle le saisit, et dans son désespoir elle le tira. Derrière se trouvait un cadavre étendu sur une couchette basse et toute inondée de sang, ainsi que le plancher; ses traits déformés par la mort, étaient hideux et effrayants, et plus d'une blessure livide se distinguait sur son visage. Emilie le contempla d'un œil avide et égaré; mais la lampe glissa de sa main, et elle tomba sans connaissance au pied de l'horrible couchette.

[Illustration]
Le cadavre.

Quand ses sens lui revinrent, elle était environnée d'hommes, et dans les bras de Bernardin qui l'emportait au travers de la chambre: elle connut bien ce qui se passait; mais son extrême faiblesse ne lui permettait ni cris ni efforts, et à peine sentait-elle une crainte. On l'emporta par l'escalier qu'elle avait monté; on entra sous la voûte et on s'arrêta. Un de ces hommes arrachant le flambeau de Bernardin, ouvrit une porte latérale, et s'arrêtant sur la plate-forme, il laissa voir un grand nombre d'hommes à cheval. Soit que la fraîcheur de l'air eût ranimé Emilie, soit que ces étranges objets lui eussent rendu le sentiment de son danger, elle parla tout à coup, et fit un effort sans succès, pour s'arracher à ces brigands.

Bernardin, cependant, demandait la torche à grands cris, des voix éloignées répondaient, plusieurs personnes s'approchaient, et dans le même instant une lumière se fit voir dans la cour du château. On fit sortir Emilie du portail à peu de distance, et encore sous les murs; elle vit le même homme qui tenait le flambeau du portier, occupé à en éclairer un qui sellait un cheval à la hâte; d'autres cavaliers l'entouraient, et leurs physionomies effrayantes se distinguaient à la clarté de la torche.

—Eh! à quoi donc perdez-vous le temps? dit Bernardin avec un jurement effroyable et en s'approchant des cavaliers: dépêchez, dépêchez.

—La selle va être prête, répliqua l'homme qui la bouclait; et Bernardin jura de nouveau contre une pareille négligence. Emilie, qui, d'une voix faible, appelait au secours, fut entraînée vers les chevaux, et les brigands disputèrent entre eux au sujet du cheval sur lequel on la placerait. Celui qu'on lui destinait n'était pas prêt. A ce même moment un groupe de lumières sortit de la grande porte, et Emilie entendit par-dessus les autres la voix glapissante d'Annette; elle distingua bientôt Montoni et Cavigni, suivis d'un détachement de leurs soldats. Elle ne les voyait pas alors avec terreur, mais avec espérance, et ne pensait plus aux dangers du château, dont récemment elle avait tant désiré de fuir. Ceux qui la menaçaient avaient absorbé toutes ses craintes.

Après un léger combat, Montoni et son parti remportèrent la victoire. Les cavaliers se voyant les moins nombreux, et d'ailleurs peu zélés peut-être pour l'entreprise dont ils étaient chargés, se sauvèrent au galop. Bernardin disparut à l'aide de l'obscurité, et Emilie fut reconduite au château. En repassant les cours, le souvenir de ce qu'elle avait vu dans la chambre du portail revint à son esprit avec toute son horreur; et quand, bientôt après, elle eut entendu retomber la herse qui l'enfermait encore dans ces murs formidables, elle frémit pour elle-même; et oubliant presque le danger nouveau auquel elle échappait, elle eut peine à concevoir que la vie et la liberté ne se trouvassent pas au delà de ces barrières.

Montoni ordonna qu'Emilie l'attendît dans le salon de cèdre. Il s'y rendit lui-même, et la questionna avec beaucoup de sévérité sur ce mystérieux événement. Quoiqu'elle le vît alors avec horreur comme le meurtrier de sa tante, et qu'elle pût à peine satisfaire à ses questions, cependant ses réponses, son maintien, le convainquirent qu'elle n'avait eu volontairement aucune part au complot, et il la renvoya en voyant paraître ses gens. Il les avait tous rassemblés pour éclaircir une telle affaire et en découvrir les complices.

Forcée de concentrer en elle toute l'horreur de ce secret, la raison d'Emilie fut prête à succomber sous ce fardeau insupportable. Elle regardait par moment Annette avec un œil hagard et insensé. Quand Annette lui parlait, elle ne l'entendait point, ou répondait hors de propos; de longues distractions succédaient. Annette parlait encore, et sa voix ne paraissait pas atteindre les organes troublés d'Emilie. Immobile et muette par intervalles seulement, elle poussait un soupir, mais elle ne versait point de larmes.

Epouvantée de son état, Annette sortit pour en informer Montoni. Il venait à l'instant de quitter tous ses serviteurs, sans avoir pu rien découvrir. L'étonnante description que lui fit Annette l'engagea à la suivre à l'appartement d'Emilie.

Au son de sa voix, Emilie leva les yeux. Un rayon de lumière sembla éclairer son esprit, elle se leva de son siége, et se retira lentement à l'extrémité de la chambre. Il lui parla d'un ton en quelque manière adouci. Elle le regardait d'un air moitié curieux et moitié effrayé, et répondait par oui à tout ce qu'il disait. Son esprit ne paraissait avoir retenu qu'une impression, celle de la crainte.

Annette ne pouvait exprimer ce désordre; et Montoni, après de vains efforts pour engager Emilie à parler, ordonna à Annette de rester avec elle toute la nuit, et de l'informer de son état le lendemain.

Après qu'il fut parti, Emilie se rapprocha; elle demanda qui était celui qui était venu la troubler. Annette lui dit que c'était M. Montoni. Emilie, après elle, répéta le nom plusieurs fois; et quand elle l'oubliait, elle soupirait soudain, et retombait dans sa rêverie.

Elle se tourna ensuite toute tremblante vers Annette, qui alors plus effrayée, s'avança vers la porte pour aller engager une des servantes à passer la nuit avec elle. Emilie, la voyant s'éloigner, la rappela par son nom, et de sa voix si douce et si plaintive, la conjura de ne pas l'abandonner aussi. Depuis la mort de mon père lui dit-elle, tout le monde m'abandonne.

—Votre père, mademoiselle! dit Annette, il était mort avant que vous me connussiez.

—Il l'était! cela est vrai, dit Emilie. Et ses pleurs commencèrent à couler. Elle pleura longtemps en silence, et devenue un peu plus calme, elle finit par céder au sommeil. Annette avait eu la discrétion de ne point interrompre ses larmes; et cette bonne fille, aussi affectionnée qu'elle était simple, oublia en ce moment toutes les craintes que lui inspirait cette chambre, et veilla seule près d'Emilie pendant toute la nuit.

CHAPITRE XXVI.

Les forces, les esprits d'Emilie se rafraîchirent par le sommeil. En se réveillant elle vit avec surprise Annette endormie sur un fauteuil près d'elle, et s'efforça de se rappeler les circonstances de la soirée, qui étaient tellement sorties de sa mémoire, qu'il ne paraissait pas en rester aucune trace; elle fixait encore sur Annette des yeux surpris, quand cette dernière s'éveilla.

—Oh! ma chère demoiselle, me reconnaissez-vous? s'écria-t-elle.

—Si je vous reconnais! Assurément, dit Emilie: vous êtes Annette; mais comment donc êtes-vous ici?

—Oh! vous avez été bien mal, mademoiselle, bien mal, en vérité; et j'ai cru...

—C'est singulier, dit Emilie, essayant de se rappeler le passé; mais je crois me souvenir qu'un songe pénible a fatigué mon imagination. Grand Dieu, ajouta-t-elle, en tressaillant soudain! Certainement, ce n'était qu'un songe.

Elle fixa alors un regard d'effroi sur Annette, qui voulant la tranquilliser, lui répondit:—Ce n'était pas un songe; mais tout est fini maintenant.

—Elle est donc tuée, dit Emilie d'une vois concentrée et tremblante. Annette fit un cri: elle ignorait la circonstance que se rappelait Emilie, et attribuait son mouvement à un accès de délire. Quand Annette eut bien expliqué ce qu'elle avait voulu lui dire, Emilie se rappela la tentative qu'on avait faite pour l'enlever, et demanda si l'auteur du projet avait été découvert. Annette répondit que non, quoiqu'on pût le deviner, et dit à Emilie qu'elle lui devait sa délivrance. Emilie s'efforçant de commander à l'émotion où le souvenir de sa tante l'avait mise, parut écouter Annette avec colère, et dans la vérité, elle entendit à peine un seul mot de qu'elle lui disait.

—Et ainsi, mademoiselle, continua Annette, j'étais déterminée à être plus fine que Bernardin qui n'avait pas voulu me confier son secret, et je voulais le découvrir moi-même. Je vous veillais sur la terrasse, et aussitôt qu'il eut ouvert la porte du bout, je sortis du château pour essayer de vous suivre; car disais-je, je suis bien sûre qu'on ne projette rien de bien avec un tel mystère. Ainsi, bien assurée qu'il n'avait pas verrouillé la porte après lui, je l'ouvris, et vis à la lueur de la torche quel chemin il vous faisait prendre; je suivis de loin à l'aide de la clarté, jusqu'au moment où vous parvîntes sous les voûtes de la chapelle. Quand on fut là, j'eus peur d'aller plus loin, j'avais entendu d'étranges choses au sujet de cette chapelle; mais aussi j'avais peur de m'en retourner toute seule. Ainsi pendant le temps que Bernardin arrangea son flambeau, je me décidai à vous suivre, et je le fis jusqu'à la grande cour. Là j'eus peur qu'il ne me vît, je m'arrêtai contre la porte, et quand vous fûtes dans l'escalier je me glissai bien doucement. A peine étais-je sous la porte que j'entendis des pieds de chevaux en dehors et des hommes qui juraient: ils juraient contre Bernardin qui ne vous amenait pas assez vite; mais là je fus presque surprise: Bernardin descendit, et j'eus à peine le temps de m'ôter de son chemin: j'en avais assez entendu, je me décidai à l'attraper moi-même, et à vous sauver aussi, mademoiselle; car je ne doutais pas que ce projet ne vînt encore du comte Morano, quoiqu'il fût reparti. Je courus au château, et ce ne fut pas sans peine que je retrouvai mon chemin dans le passage sous la chapelle. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que j'oubliai alors tous les revenants dont on m'avait parlé, et pourtant, pour le monde entier, je n'y retournerais sûrement pas. Heureusement monsieur et le signor Cavigni étaient levés: nous avons eu bientôt du monde sur nos talons, et nous avons fait peur à ce Bernardin et à tous les brigands.

Annette avait cessé de parler, et Emilie paraissait écouter encore. A la fin, elle dit tout à coup:—Je pense qu'il faut que j'aille le trouver moi-même: où est-il?

Annette demanda de qui elle parlait.

—Le signor Montoni, reprit-elle, je voudrais lui parler. Annette se rappelant alors l'ordre qu'elle avait reçu la veille, se leva aussitôt, et lui dit qu'elle se chargeait de l'aller chercher.

Les soupçons de cette honnête fille sur le comte Morano étaient parfaitement justes: Emilie n'en avait aussi que sur lui; et Montoni, qui n'en formait pas un seul doute, commença même à présumer que le poison mêlé avec son vin y avait été mis par ordre de Morano.

Les protestations de repentir que Morano avait faites à Emilie pendant l'angoisse de sa blessure étaient sincères au moment qu'il les faisait; mais il s'était mépris lui-même. Il avait cru condamner ses cruels projets, et s'affligeait seulement de leurs pénibles résultats. Quand sa souffrance fut apaisée, ses premières vues se ranimèrent, et quand il fut complétement rétabli, il se trouva encore tout disposé à tout entreprendre. Le portier du château, le même dont il s'était déjà servi, accepta volontiers un second présent, et quand il eut concerté l'enlèvement d'Emilie, le comte quitta ouvertement le hameau qu'il avait habité, et se retira avec ses gens à quelques milles de distance. Le bavardage inconsidéré d'Annette ayant fourni à Bernardin un moyen presque sûr de tromper Emilie, le comte, pendant la nuit convenue, renvoya tous ses serviteurs au château, et resta lui-même dans le hameau pour y attendre Emilie, qu'il se proposait de conduire à Venise. On a déjà vu comment il avait échoué dans ce projet; mais les violentes et diverses passions dont fut agitée l'âme jalouse de cet Italien ne se peuvent exprimer.

Annette fit son rapport à Montoni, et lui demanda pour Emilie la permission de l'entretenir: il répondit qu'il se rendrait dans une heure au salon de cèdre; c'était sur le sujet qui oppressait son cœur, qu'Emilie voulait lui parler. Elle ne savait pourtant pas bien quel bon effet elle en devait attendre, et frémissait d'horreur à la seule idée de sa présence. Elle désirait aussi solliciter une grâce qu'à peine elle osait espérer, celle de retourner dans sa patrie, puisque sa tante n'était plus.

Comme le moment de l'entrevue approchait, son agitation augmenta à tel point qu'elle se décida presque à s'excuser sous un prétexte d'indisposition. Quand elle considérait ce qu'elle avait à dire, soit à l'égard d'elle-même ou relativement à madame Montoni, elle était sans espoir sur le succès de sa demande et dans l'effroi des vengeances qu'elle pourrait s'attirer. Cependant, prétendre ignorer cette mort, c'était en quelque sorte en partager le crime; cet événement, d'ailleurs, était le seul fondement sur lequel Emilie pût appuyer la demande de sa retraite.

Pendant qu'elle réfléchissait à toutes ces idées, Montoni lui fit dire qu'il ne pourrait la voir que le lendemain. Emilie se crut soulagée d'un poids insupportable.

Quand la nuit revint, Emilie se rappela la musique mystérieuse qu'elle avait déjà entendue; elle y prenait encore une espèce d'intérêt, et espérait sentir quelque soulagement de sa douceur. Elle alla mille fois à la fenêtre pour écouter les sons qu'elle attendait; elle crut un moment avoir entendu une voix, mais tout resta tranquille, et elle se crut trompée par son imagination.

Ainsi passa le temps jusqu'à minuit. A ce moment, tous les bruits éloignés qui murmuraient dans l'enceinte du château s'assoupirent presque à la fois, et le sommeil sembla régner partout. Emilie se mit à la fenêtre, et fut tirée de sa rêverie par des sons fort extraordinaires; ce n'était pas une harmonie, mais les murmures secrets d'une personne désolée. En écoutant, le cœur lui manqua de terreur, et elle demeura convaincue que les premiers accords n'avaient été qu'imaginaires. Elle se pencha sur la fenêtre pour découvrir quelque lumière: les chambres, autant qu'elle en pouvait juger, étaient toutes dans les ténèbres; mais à peu de distance, sur le rempart, elle crut apercevoir quelque chose en mouvement.

Le faible éclat que donnaient les étoiles ne lui permettait pas de distinguer précisément: elle jugea que c'était une sentinelle de garde, et mit de côté la lumière, pour observer avec loisir sans être elle-même remarquée.

Le même objet reparut; il se glissa tout le long du rempart et se trouva près de la fenêtre. Elle reconnut une figure humaine; mais le silence avec lequel elle s'avançait lui fit penser que ce n'était pas une sentinelle. On approcha, Emilie hésitait, une vive curiosité l'engageait à rester; une crainte qu'elle ne pouvait pas expliquer l'avertissait de se retirer.

Pendant cette irrésolution, la figure se plaça en face et y resta sans mouvement. Tout était en repos; ce silence profond, cette figure mystérieuse la frappèrent tellement, qu'elle allait quitter sa fenêtre, lorsqu'elle vit la figure se glisser le long du parapet et s'évanouir enfin dans l'obscurité de la nuit. Emilie rêva quelque temps, et rentra dans sa chambre occupée de cette étrange circonstance: elle ne doutait presque pas qu'elle n'eût vu une apparition surnaturelle.

Lorsqu'elle fut plus tranquille, elle chercha quelque autre explication; elle se rappela ce qu'elle avait appris des entreprises audacieuses de Montoni. Il lui vint à l'idée qu'elle avait vu un des infortunés pillés par les bandits et devenu leur captif, et que la musique était de lui.

Elle crut ensuite que le comte Morano avait trouvé moyen de s'introduire dans ce château; mais les difficultés, les dangers d'une telle entreprise se présentèrent bientôt à elle.

Elle pensa ensuite que c'était une personne qui voulait s'emparer du château; mais ses tristes soupirs détruisaient cette nouvelle idée.

Elle se détermina à veiller toute la nuit suivante pour s'éclaircir, s'il était possible. Elle se résolut presque à interroger la figure, si elle se montrait de nouveau.

CHAPITRE XXVII.

Le jour suivant, Montoni envoya une seconde excuse à Emilie, qui en fut très-surprise.

Vers le soir, une des bandes qui avait fait la première excursion des montagnes revint dans le château. De sa chambre écartée, Emilie entendit leurs cris bruyants, leurs chants de victoire, tels que les orgies des furies après un affreux sacrifice. Elle craignait même qu'ils ne se disposassent à quelque acte barbare. Annette pourtant la soulagea bientôt de cette idée, en lui disant qu'on se réjouissait à la vue d'un immense butin. Cette circonstance la confirma dans l'opinion où elle était que Montoni était bien réellement capitaine de bandits et se proposait de rétablir sa fortune par le pillage des voyageurs. A la vérité, quand elle y songeait bien, dans un château très-fort et presque inaccessible, isolé parmi des montagnes aussi sauvages que solitaires, des villes, des bourgs épars à de grandes distances, le passage continuel des plus riches voyageurs; il lui semblait qu'une telle situation était bien assortie à des projets de rapine, et elle ne doutait plus que Montoni ne fût chef de voleurs. Son caractère sans frein, audacieux, cruel, entreprenant, était convenable à une pareille profession; il aimait le tumulte et la vie orageuse; il était étranger à la pitié comme à la crainte; son courage ressemblait à une férocité animale.

La supposition d'Emilie, quoique naturelle, n'était pourtant pas bien exacte: elle ignorait la situation de l'Italie et les intérêts respectifs de tant de contrées belligérantes. Les revenus de plusieurs Etats n'étaient pas suffisants pour maintenir des armées durant même les trop courts périodes où le génie turbulent des gouvernements et des peuples permettait de goûter la paix. Il s'éleva, à cette époque, un ordre d'hommes inconnus à notre siècle et mal dépeints dans l'histoire de celui-ci. Parmi les soldats licenciés à l'issue de chaque guerre, un petit nombre se remettait aux arts peu lucratifs de la paix et du repos. Les autres quelquefois passaient au service des puissances qui se trouvaient en campagne. Quelquefois ils formaient des bandes de brigands, et maîtres de quelque forteresse, leur caractère désespéré, la faiblesse des lois offensées, la certitude qu'au premier signal on les verrait sous les drapeaux, les mettaient à l'abri de toute poursuite civile. Ils s'attachaient parfois à la fortune d'un chef populaire, qui les menait au service d'un Etat et marchandait le prix de leur courage. Cet usage amena le nom de Condottieri, nom formidable en Italie durant un période très-long. On en fixe la fin au commencement du dix-septième siècle; mais il serait plus difficile d'en indiquer la première origine.

Quand ils n'étaient pas engagés, le chef, pour l'ordinaire, était dans son château; et là, ou bien dans le voisinage, tous jouissaient du repos et de l'oisiveté. Leurs besoins, quelquefois, ne se trouvaient satisfaits qu'aux dépens des villages, mais d'autres fois leur prodigalité, quand ils partageaient le butin, les empêchait de se rendre à charge, et leurs hôtes prenaient peu à peu quelques nuances du caractère guerrier.

Au retour de la nuit Emilie se remit à la fenêtre. Il faisait un peu clair de lune; et comme elle s'élevait au-dessus des bois touffus, sa lumière découvrait la terrasse et les objets environnants avec plus de clarté que ne faisaient la veille les étoiles. Emilie se promettait d'observer plus exactement, dans le cas où la figure reviendrait encore à sa vue; elle s'égara en conjectures à ce sujet, et hésita si elle devrait parler: un penchant presque irrésistible la pressait d'essayer; mais la terreur, par intervalles, la détournait aussi de le faire.

Si c'est une personne, disait-elle, qui ait des desseins sur ce château, ma curiosité peut me devenir fatale; et pourtant ces lamentations, cette musique que j'ai entendues ne peuvent être venues que de cette personne. Sûrement ce n'est pas un ennemi.

Elle pensa en ce moment à sa malheureuse tante, et tressaillant de douleur et d'horreur, le délire de l'imagination l'emporta, et elle ne douta plus qu'elle n'eût vu un objet surnaturel. Elle tremblait, elle respirait avec difficulté; ses joues étaient glacées. La crainte pour un moment surmonta son jugement; mais sa résolution ne l'abandonna pas, et elle resta bien décidée à interroger la figure, si elle se présentait encore.

Telle était néanmoins l'impression qu'elle avait reçue et de la musique, et des lamentations, et de la figure qu'elle croyait avoir vue, qu'elle se détermina à tenter une nouvelle épreuve.

Le jour suivant, Montoni ne parut pas songer à la conversation qu'Emilie lui avait demandée. Plus empressée que jamais de le voir, elle fit demander par Annette à quelle heure il pourrait la recevoir. Il indiqua onze heures. Emilie fut ponctuelle et rappela son courage pour supporter le choc de sa présence et des souvenirs qu'elle amènerait. Il était au salon de cèdre, entouré d'officiers. Elle garda un profond silence; son agitation augmenta, et Montoni, qui sans doute ne la voyait pas, continua sa conversation. Quelques officiers se retournèrent, virent Emilie et firent une exclamation. Elle allait se retirer, la voix de Montoni l'arrêta; et elle lui dit à mots entrecoupés: Je voudrais vous parler, signor, si vous en aviez le loisir.

—Je suis avec de bons amis; vous pouvez, reprit-il, me parler devant eux.

Emilie, sans lui répliquer, se déroba aux regards avides des chevaliers, et Montoni alors la suivant dans la salle, la conduisit dans un petit cabinet dont il ferma la porte avec violence. Elle leva les yeux sur sa physionomie barbare, et elle pensa qu'elle regardait le meurtrier de sa tante. Son esprit bouleversé d'horreur perdit le souvenir du dessein de sa visite, et elle n'osa plus nommer madame Montoni.

Le signor à la fin lui demanda avec impatience ce qu'elle avait à lui communiquer.—Je n'ai pas de temps à perdre en bagatelles, dit-il; tous mes moments sont importants.

Emilie lui dit alors qu'elle désirait de retourner en France, et qu'elle venait lui en demander la permission. Il la regarda avec surprise, et lui demanda le motif d'une telle requête. Elle hésita, pâlit, trembla, et s'évanouit presque à ses pieds. Il vit son émotion avec une apparente indifférence, et rompit le silence pour lui dire qu'il lui tardait de retourner au salon. Emilie eut la force de répéter alors la demande qu'elle avait faite. Montoni lui donna un refus absolu, et elle reprit tout son courage.

—Je ne puis, monsieur, dit-elle, rester ici avec convenance, et je pourrais vous demander de quel droit vous m'y voulez retenir.

—C'est par ma volonté, répondit Montoni en mettant la main sur la serrure: cela doit vous suffire.

Emilie, voyant bien qu'une pareille décision n'admettait point d'appel, n'essaya pas de soutenir ses droits, et fit un faible effort pour en démontrer la justice.

—Pendant que ma tante vivait, monsieur, dit-elle d'une voix tremblante, ma résidence ici pouvait être décente; mais maintenant qu'elle n'est plus, il doit m'être permis de partir. Ma présence, monsieur, ne saurait vous être agréable, et un plus long séjour ne servirait qu'à m'affliger.

—Qui vous a dit que madame Montoni fût morte? dit-il avec un regard perçant. Emilie hésita; personne ne le lui avait dit, et elle n'osait avouer qu'elle avait vu dans la chambre du portail l'affreux spectacle qui le lui avait appris.

—Qui vous l'a dit? répéta Montoni avec une sévérité plus imposante.

—Hélas! je le sais trop bien, dit Emilie; épargnez-moi sur ce sujet terrible.

Elle s'assit sur un banc pour pouvoir se soutenir.

—Si vous désirez la voir, dit Montoni, vous le pouvez; elle est dans la tour de l'orient.

Il la quitta sans attendre de réponse, et rentra au salon de cèdre. Plusieurs des chevaliers, qui n'avaient point encore vu Emilie, commencèrent à le railler sur une telle découverte; mais Montoni ne souriant point à cette gaieté, ils changèrent de conversation.

Après une lutte intérieure, Emilie se détermina à profiter de sa permission et à donner un dernier regard à cette tante infortunée. Elle retourna chez elle dans ce dessein; et pendant le temps qu'elle attendait Annette, elle s'efforça d'acquérir assez de force pour soutenir le spectacle qu'elle allait essuyer. Elle frémissait, mais elle sentait que le souvenir d'avoir rempli son dernier devoir serait pour elle une consolation dans l'avenir.

Annette monta; Emilie lui dit son dessein, et Annette essaya vainement de l'en détourner. Annette, avec beaucoup de difficulté, se laissa engager à venir jusqu'à la tour; mais aucune considération ne l'aurait fait entrer dans la chambre d'un mort.

Elles sortirent du corridor et arrivèrent au pied de l'escalier qu'Emilie connaissait déjà. Annette lui déclara qu'elle n'irait pas plus loin. Emilie monta seule. Quand elle revit la trace de sang, le courage lui manqua; elle fut contrainte de s'arrêter et fut au moment de descendre. Une pause de quelques minutes ranima sa résolution, et elle continua de monter.

En arrivant sur le palier du haut, Emilie se souvint que cette porte avait été fermée; elle craignait qu'elle ne le fût encore. Elle fut trompée sous ce rapport. La porte s'ouvrit sous sa main et l'introduisit dans une chambre sombre et déserte. Elle la considéra avec une extrême crainte, avança lentement, et entendit une voix sourde qui parlait. Incapable de parler elle-même ou de faire un seul mouvement, Emilie ne jeta pas un cri. La voix parla encore: et lui trouvant une ressemblance à celle de madame Montoni, Emilie reprit du courage. Elle s'approcha du lit, qui se trouvait au bout; elle ouvrit les rideaux; elle y trouva une figure maigre et pâle: elle tressaillit: elle avança et prit en frémissant la main que tendait le squelette. Elle quitta ensuite cette main et considéra le visage avec des regards incertains. C'était madame Montoni, mais à tel point défigurée qu'à peine ses traits actuels donnaient-ils le souvenir de ce qu'elle avait été. Elle vivait encore; et, levant les yeux, elle les tourna sur sa nièce.

—Où avez-vous donc été si longtemps? dit-elle du même son de voix. Je pensais que vous m'aviez abandonnée.

—Vivez-vous, dit enfin Emilie, ou bien n'est-ce qu'une apparition?

—Je vis, lui dit madame Montoni; mais je sens que je vais mourir.

Emilie lui saisit la main et la pressa en gémissant. Elles furent quelque temps en silence. Emilie tâcha de la consoler, et lui demanda ce qui l'avait réduite à l'état où elle la voyait.

En la faisant enlever sur l'invraisemblable soupçon qu'elle avait attenté à sa vie, Montoni avait exigé de ses agents le plus profond secret sur elle. Il avait alors deux motifs, la priver des consolations d'Emilie, et se ménager l'occasion de la faire périr sans éclat, si quelque circonstance confirmait ses soupçons actuels. La conscience de la haine qu'il avait dû mériter d'elle, l'avait conduit naturellement à l'accuser d'une tentative qu'on essayait contre sa vie. Il n'avait pas d'autres raisons pour la supposer criminelle, et ne laissait pas de croire encore qu'elle l'était. Il l'abandonna dans cette tour à la plus rigoureuse captivité. Sans remords, sans pitié, il la laissa languir en proie à une fièvre dévorante qui l'avait mise enfin aux portes du tombeau.

La trace de sang qu'Emilie vit dans l'escalier avait coulé d'une blessure que l'un des satellites de Montoni avait reçue pendant le combat, et qui s'était débandée en marchant. Pendant la nuit, ces hommes se contentèrent d'enfermer bien leur prisonnière, et cessèrent de la garder. C'est donc ainsi qu'à la première recherche Emilie trouva cette tour déserte et silencieuse.

Emilie, après mille questions à madame Montoni sur elle-même, la laissa seule, et chercha Montoni. L'intérêt si touchant qu'elle sentait pour sa tante, lui faisait oublier à quel ressentiment ses remontrances l'exposeraient, et le peu d'apparence qu'elle pût obtenir ce qu'elle allait lui demander.

—Madame Montoni est mourante, monsieur, dit Emilie aussitôt qu'elle le vit; votre courroux sans doute ne la poursuivra pas jusqu'au dernier moment. Souffrez qu'on la reporte à son appartement, et qu'on lui procure sans délai tous les soulagements nécessaires.

—A quoi cela servira-t-il, si elle se meurt? dit Montoni avec une apparente indifférence.

—Cela servira, monsieur, à vous épargner quelques-uns des remords que vous souffrirez certainement lorsque vous serez dans sa situation.

Pendant longtemps il résista à ses paroles et à ses regards. Mais à la fin, la pitié qui semblait avoir emprunté les traits expressifs d'Emilie, réussit à toucher son cœur. Il se tourna, honteux d'un bon mouvement; et tour à tour inflexible, attendri, il consentit qu'on la remît chez elle, et qu'Emilie pût lui rendre des soins. Craignant tout à la fois, et que ce secours ne vînt trop tard, et que Montoni ne se rétractât, Emilie prit à peine le temps de l'en remercier; mais, aidée par Annette, elle prépara promptement le lit de madame Montoni, et lui porta un restaurant qui la mit en état de soutenir le transport.

A peine était-elle arrivée chez elle, que son époux redonna l'ordre de la laisser au fond de la tour. Emilie, satisfaite d'avoir pris une telle diligence, se hâta de l'aller trouver. Elle lui représenta qu'un second trajet deviendrait fatal, et il permit que sa femme restât dans son appartement.

Quand la nuit fut venue, elle voulait la passer près d'elle, mais sa tante s'y opposa absolument; elle exigea qu'elle allât prendre du repos, et qu'Annette seule restât près d'elle. Le repos véritablement était bien nécessaire à Emilie, après les secousses et les mouvements de ce jour; mais elle ne voulut pas quitter madame Montoni avant l'heure de minuit, époque que les médecins regardent comme critique.

Bientôt après minuit, Emilie ayant bien recommandé à Annette de veiller avec soin, et de venir la chercher au moindre symptôme de danger, elle souhaita une bonne nuit à madame Montoni, et la quitta avec tristesse pour regagner sa chambre.

Occupée de réflexions mélancoliques, anticipant tristement sur l'avenir, Emilie ne se mit pas au lit, et s'appuya, dans sa rêverie, au bord de sa fenêtre ouverte. Les bois et les montagnes, tranquillement éclairés par l'astre des nuits, formaient un constraste pénible avec l'état de son esprit; mais le murmure des bois et le sommeil de la nature, adoucirent graduellement les émotions qu'elle ressentait, et soulagèrent enfin son cœur jusqu'à lui faire verser des larmes.

Elle resta à pleurer pendant assez longtemps sans suivre aucune idée, et ne conservant que le sentiment vague des malheurs qui pesaient sur elle. Quand à la fin elle ôta le mouchoir de ses yeux, elle aperçut devant elle, sur la terrasse, la figure qu'elle avait déjà observée. Elle était immobile et muette en face de sa fenêtre. En la voyant, elle tressaillit, et la terreur, pour un moment, surmonta sa curiosité. Elle revint ensuite à la fenêtre, et la figure y était encore; elle put l'examiner, mais non pas lui parler, comme d'abord elle se le proposait. La lune était brillante, et l'agitation de son esprit était peut-être l'unique obstacle à ce qu'elle distinguât nettement la figure qui était devant elle. Cette figure ne faisait aucun mouvement, et Emilie douta qu'elle pût être animée. Toutes ses pensées errantes se recueillirent alors; elle jugea que sa lumière l'exposait au danger d'être vue: elle allait la changer de place, quand la figure fit un mouvement, lui tendit quelque chose qui ressemblait à une main, comme pour la saluer; et pendant qu'elle restait immobile de crainte et de surprise, le geste se répéta. Elle essaya de parler; les mots expirèrent sur ses lèvres; elle sortit de la fenêtre pour écarter sa lampe, et entendit un faible gémissement. Elle écouta sans oser revenir; elle en entendit un second.

—Grand dieu, dit-elle, qu'est-ce que cela veut dire?

Elle écouta encore, mais n'entendit plus rien. Après un fort long intervalle, elle eut assez de courage pour revenir à la fenêtre; elle revit la figure. Elle en reçut un nouveau salut, et entendit de nouveaux soupirs.

—Ce gémissement est bien sûrement humain! Je veux parler, dit-elle. Qui est là? cria Emilie d'une voix faible; qui se promène à une telle heure?

La figure releva la tête; mais aussitôt elle tressaillit, et se glissa sur la terrasse. Emilie la suivit des yeux, et la vit au clair de la lune qui se dérobait légèrement. Elle n'entendit marcher que lorsque la sentinelle s'avança à pas lents. L'homme s'arrêta sous sa fenêtre, et l'appela par son nom; elle allait se retirer. Un second appel l'engagea à répondre. Le soldat lui demanda avec respect si elle n'avait rien vu passer. Elle répondit qu'elle avait cru voir quelque chose. Il n'en dit pas davantage, et retourna sur la terrasse, où enfin Emilie le perdit de vue. Mais comme cet homme était de garde, elle savait bien qu'il ne pouvait passer le rempart, et elle attendit son retour.

Bientôt après elle l'entendit qui poussait de grands cris. Une voix plus éloignée répondit; le corps de garde s'ébranla; tout le détachement traversa la terrasse. Emilie demanda ce que c'était; mais les soldats passèrent sans la regarder.

Si Emilie eût eu plus de vanité, elle aurait cru que quelque habitant du château se promenait sous sa fenêtre, dans l'espérance de la considérer, et de pouvoir lui déclarer ses sentiments. Mais cette idée ne vint pas à Emilie; et quand elle l'aurait eue, elle l'aurait abandonnée comme improbable, puisque le personnage avait pu lui parler, et s'était tenu dans le silence, et qu'à l'instant où elle-même avait dit un mot, la figure tout à coup avait quitté la place.

Pendant qu'elle rêvait ainsi, deux sentinelles passèrent sur le rempart en s'entretenant avec vivacité. Elle saisit quelques mots, et apprit qu'un de leurs camarades était tombé sans connaissance. Bientôt après, trois autres soldats s'avancèrent fort lentement, et elle ne distingua qu'une voix basse par intervalles. A mesure qu'ils approchaient, elle vit que celui qui parlait était soutenu de ses camarades; elle les appela, et demanda ce qui était arrivé. Au son de sa voix, ils s'arrêtèrent, ils regardèrent; elle leur répéta sa question. On répondit que Roberto, leur camarade, avait éprouvé un accès, et que le cri qu'il avait fait en tombant avait donné une fausse alarme.

—Est-il sujet à ces accès? dit Emilie.

—Oui, signora, répliqua le soldat; mais quand je ne le serais pas, ce que j'ai vu eût effrayé le pape lui-même.

—Qu'est-ce que vous avez vu? dit Emilie tremblante.

—Je ne puis dire, ni ce que c'était, ni ce que j'ai vu, ni comment cela a disparu, dit le soldat, qui semblait frissonner à ce souvenir.

—Est-ce la personne que vous suiviez sur le rempart, qui vous a causé cette alarme? dit Emilie, en tâchant de cacher la sienne.

—Quand je vous ai quittée, mademoiselle, dit le soldat, vous avez pu me voir aller sur le rempart; mais je n'ai rien vu avant de me trouver à la terrasse d'orient. La lune était brillante, et j'ai vu comme une ombre qui fuyait devant moi d'un peu loin; je me suis arrêté au coin de la tour où je venais de voir la figure, elle avait disparu; j'ai regardé sous cette vieille arcade où j'étais sûr de l'avoir vu passer; tout de suite j'ai entendu un bruit: ce n'était pas un soupir, un cri, un accent, quelque chose, en un mot, que j'eusse entendu dans ma vie. Je ne l'ai entendu qu'une fois, mais c'est assez; je ne sais pas plus ce qui m'est arrivé jusqu'au moment où je me suis trouvé environné de mes camarades.

—Venez, dit Sébastien, retournons à nos postes, la lune va se coucher. Bonsoir, mademoiselle.

—Bonsoir, dit Emilie; que la sainte Vierge vous assiste! Elle referma la fenêtre et se retira pour réfléchir à cette étrange circonstance qui se liait précisément avec les événements des autres nuits; elle s'efforçait d'en tirer quelque résultat plus certain qu'une conjecture: mais son imagination était alors trop enflammée, son jugement était obscurci, et les terreurs de la superstition maîtrisaient encore ses idées.

CHAPITRE XXVIII.

Le lendemain Emilie trouva madame Montoni à peu près dans le même état: elle avait peu dormi, et ces trop courts instants de sommeil n'avaient pu la rafraîchir. Elle sourit à sa nièce, et parut se ranimer à sa vue: elle parla peu, et ne nomma point Montoni. Bientôt après lui-même entra chez elle; sa femme apprenant que c'était lui, parut fort agitée, et garda un silence absolu. Mais Emilie s'étant levée de la chaise qu'elle occupait auprès de son lit, elle la pria d'une voix faible de ne la pas abandonner.

Montoni ne venait point pour consoler sa femme, qu'il savait bien être mourante, ou pour obtenir son pardon; il venait uniquement pour tenter un dernier effort et arracher sa signature, afin qu'après sa mort tous les biens du Languedoc lui appartinssent, au lieu de revenir à Emilie. Ce fut une scène atroce, où l'un fit voir une imprudente barbarie, et l'autre une opiniâtreté qui survivait même à ses forces physiques. Emilie déclara mille fois qu'elle aimait mieux abandonner ses droits, que de voir les derniers moments de sa tante troublés par ce cruel débat. Montoni néanmoins ne quitta pas l'appartement jusqu'à ce que son épouse, épuisée par une contestation fatigante, eut enfin perdu connaissance.

Emilie crut qu'elle allait mourir dans ses bras. Elle retrouva pourtant l'usage de la parole; et remise assez bien par un cordial qu'on lui donna, elle entretint longtemps sa nièce avec précision et clarté sur ses propriétés de France. Elle lui apprit où se trouvaient des papiers importants qu'elle avait dérobés aux recherches de Montoni, et la chargea expressément de ne jamais s'en dessaisir.

Après cette conversation, madame Montoni s'assoupit et sommeilla jusqu'au soir; elle sembla se trouver mieux qu'elle n'avait encore fait depuis son départ de la tour. Emilie ne la quitta pas jusque longtemps après minuit; elle serait restée davantage, si sa tante ne l'eût conjurée d'aller prendre un peu de repos: elle obéit d'autant plus volontiers que la malade lui paraissait soulagée.

C'était alors la seconde garde, et l'heure où la figure avait déjà paru. Emilie entendit les sentinelles qui se relevaient; et quand tout fut rentré dans le calme, elle reprit sa place à la fenêtre, et mit sa lampe de côté, afin de ne pas être aperçue. La lune donnait une lumière faible et incertaine; d'épaisses vapeurs l'obscurcissaient, et quand elles roulaient sur son disque, les ténèbres étaient absolues. Dans un de ces sombres moments, elle remarqua une flamme légère qui voltigeait sur la terrasse; pendant qu'elle regardait la flamme s'évanouit. La lune se montrant au travers de nuages plombés, et chargés de tonnerres, Emilie contempla les cieux; de nombreux éclairs sillonnaient une nuée noire, et répandaient une lueur morne sur la masse des bois du vallon. Durant ces éclats passagers, Emilie se plaisait à observer les grands effets du paysage: quelquefois, au-dessus d'une montagne, un nuage ouvrait ses feux ardents; cette splendeur subite illuminait jusqu'aux cavités, puis tout était replongé dans une obscurité plus profonde. D'autres fois les éclairs dessinaient tout le château, détachaient l'arcade gothique, la tourelle au-dessus, les fortifications au-dessous, et alors l'édifice entier, ses tours, sa masse, ses étroites fenêtres brillaient et disparaissaient à l'instant.

Emilie, en regardant le rempart, revit encore la flamme qu'elle avait remarquée; cette flamme était en mouvement. Bientôt après Emilie entendit marcher; la lumière se montrait et s'éclipsait successivement. Elle la vit passer sous sa fenêtre, et à l'instant elle entendit marcher; mais l'obscurité était telle, qu'on ne pouvait distinguer que la flamme. Tout à coup la lueur d'un éclair fit voir à Emilie quelqu'un sur la terrasse. Toutes les anxiétés de la nuit se renouvelèrent; la personne avança, et la flamme, qui semblait se jouer, paraissait et s'évanouissait par moments. Emilie désirait parler pour terminer ses doutes, et s'assurer si la figure était humaine ou bien surnaturelle. Le courage lui manquait toutes les fois qu'elle ouvrait la bouche; la lumière se trouvant enfin justement au-dessous de sa fenêtre, elle demanda d'une voix languissante qui c'était.

—Ami, reprit une voix.

—Et quel ami? dit Emilie qui se sentait encouragée; qui êtes-vous? quelle lumière portez-vous?

—Je suis Antonio, un des soldats du signor, reprit la voix.

—Et quelle est cette lumière? demanda Emilie; voyez donc comme elle brille et comme elle s'évanouit.

—Cette lumière, mademoiselle, dit le soldat, a paru cette nuit comme vous la voyez sur la pointe de ma lance. Elle y est depuis ma patrouille; mais je ne sais pas ce qu'elle signifie.

—Cela est étrange, dit Emilie.

—Mon camarade, continua l'homme, a de même une flamme au bout de sa pique; il dit qu'il a déjà remarqué le même prodige; je ne l'ai, moi, jamais observé; mais je ne suis au château que depuis peu, je suis encore nouveau soldat.

—Comment votre camarade s'explique-t-il? dit Emilie.

—Il dit que c'est un présage, mademoiselle, et que cela n'annonce rien de bon.

—Et quel mal cela peut-il prédire?

—Il n'en sait pas si long, mademoiselle.

Elle demanda alors à la sentinelle si elle avait vu quelqu'un autre que son compagnon se promener à minuit autour de la terrasse, et elle lui raconta alors en très-peu de mots ce qu'elle-même avait observé.

—Je n'étais pas de garde hier, mademoiselle, reprit le soldat; mais j'ai appris ce qui était arrivé. Il y en a parmi nous qui croient d'étranges choses; on fait aussi de très-étranges histoires au sujet de ce château; mais ce n'est pas à moi qu'il convient de les répéter. Pour mon compte je n'ai pas à me plaindre, et notre chef en use généreusement.

—Je vous recommande la prudence, dit Emilie. Bonne nuit! prenez ceci pour m'obliger, ajouta-t-elle en lui jetant une petite pièce de monnaie; elle referma ensuite sa fenêtre, et mit fin à de plus longs discours.

Dès que le soldat fut parti, elle la rouvrit, et écouta avec une sorte de plaisir le tonnerre qui grondait au delà des montagnes: elle observait les éclairs qui se croisaient au fond de ce tableau. Le tonnerre roulait d'une manière terrible; les montagnes se le renvoyaient, et l'on eût cru qu'un autre orage lui répondait à l'horizon. Les nuages s'augmentant toujours, finirent par dérober la lune, et prirent cette teinte sulfureuse et pourprée qui annonce les violentes tempêtes.

Emilie resta à la fenêtre: mais la foudre éclatante qui, de moment en moment découvrait l'horizon, la vallée et le paysage, ne permit plus de s'y tenir avec sûreté; elle se jeta sur son lit. Incapable de dormir, elle écoutait dans un respectueux silence les coups épouvantables qui semblaient ébranler le château jusque dans ses fondements.

Il s'écoula ainsi un temps considérable; mais au milieu du fracas de l'orage elle crut entendre une voix: elle se leva pour s'en assurer, elle vit la porte s'ouvrir et Annette s'avancer avec toute l'horreur de l'effroi.

—Elle se meurt, mademoiselle. Madame se meurt, dit-elle.

Emilie tressaillit, et courut chez sa tante. Quand elle entra, madame Montoni paraissait évanouie; elle était calme et insensible. Emilie, avec un courage qui ne savait point céder à la douleur, toutes les fois que son devoir exigeait son activité, Emilie n'épargna aucun moyen de la rappeler à la vie; mais le dernier effort était fait, elle avait fini pour toujours.

Quand Emilie s'aperçut de l'inutilité de ses soins, elle fit plusieurs questions à la tremblante Annette; elle apprit que madame Montoni était tombée dans une sorte d'assoupissement bientôt après le départ d'Emilie, et qu'elle était restée en cet état jusqu'à l'instant qui avait précédé sa mort.

Après une courte délibération, elle décida que Montoni ne serait pas informé de l'événement avant le lendemain matin; elle pensait qu'il lui échapperait quelques expressions inhumaines, et que, dans l'état actuel de ses esprits, elle ne pourrait pas les soutenir. Avec la seule Annette, que son exemple encourageait, elle commença l'office des morts, et veilla toute la nuit auprès du corps de sa tante. Cet acte solennel était rendu encore plus imposant par l'effrayante secousse que la foudre en courroux donnait à la nature. Emilie pria le ciel de répandre sur elle sa force et ses secours et le Dieu des consolations entendit sa fervente prière.

CHAPITRE XIX.

Quand Montoni fut informé de la mort de son épouse, et qu'il considéra qu'elle était morte sans lui donner la signature qui était si nécessaire à l'accomplissement de ses désirs, aucun sentiment de décence n'arrêta l'expression de son ressentiment. Emilie eut grand soin d'éviter sa présence, et durant deux jours et deux nuits elle veilla presque constamment le corps de sa malheureuse tante. Son cœur, profondément touché du destin de ce triste objet, oubliait toutes ses fautes, ses injustices, et la dureté de sa domination: elle ne se rappelait que ses souffrances, et ne pensait à elle qu'avec une tendre pitié.

Ses pratiques pieuses ne furent nullement troublées par Montoni: il évitait la chambre où l'on gardait les restes de son épouse, et même cette partie du château, comme s'il eût craint la contagion de la mort. Il ne paraissait pas qu'il eût rien ordonné relativement aux funérailles. Emilie craignit que ce ne fût une insulte à la mémoire de madame Montoni; mais elle fut délivrée de cette crainte, quand, le soir du second jour, Annette vint l'informer que l'enterrement serait pour la nuit. Elle savait bien que Montoni ne s'y trouverait pas; il lui était déchirant de penser que le cadavre de son infortunée tante passerait au tombeau sans qu'un parent ou un ami lui rendît les derniers devoirs. Elle se décida à les remplir sans qu'aucune considération pût l'en détourner; sans ce motif, elle eût frémi d'accompagner le convoi sous la voûte roide de la chapelle: elle devait y suivre des hommes dont le maintien et la figure annonçaient autant de meurtriers; à minuit, à cette heure de silence et de mystère, choisie par Montoni pour livrer à l'oubli les restes d'une épouse, dont sa conduite trop barbare avait du moins précipité la fin.

Emilie, pénétrée de douleur et de respect, et secondée par Annette, disposa le corps pour la sépulture; elle l'enveloppèrent, le couvrirent d'un linge, et attendirent jusqu'à minuit. Elles entendirent à ce moment venir les hommes qui devaient le déposer au sein paisible de la terre. Emilie eut peine à contenir son agitation quand la porte s'ouvrit, et que leurs figures grossières se distinguèrent à la clarté de leurs torches. Deux d'entre eux sans parler levèrent le corps sur leurs épaules, et le troisième les précédant avec un flambeau allumé, ils descendirent tous au tombeau qui se trouvait dans le souterrain sous la chapelle.

Ils avaient à traverser deux cours du côté de l'aile orientale du château; cette partie tenait à la chapelle, et était, comme elle, tout en ruine. Le silence et l'obscurité de ces cours avaient alors peu de pouvoir sur l'esprit d'Emilie; elle était occupée d'idées bien plus lugubres: elle entendait à peine le cri sourd et effrayant des oiseaux de nuit nichés dans les décombres, et ne remarquait même pas le vol croisé des chauve-souris. Quand elle entra dans la chapelle, et qu'elle eut traversé les arcades ruinées, les porteurs s'arrêtèrent au haut de quelques degrés qui conduisaient à une porte basse. Leur camarade descendit pour ouvrir, et Emilie découvrit l'abîme ténébreux: elle vit le cercueil de sa tante porté jusqu'à la dernière marche, et le brigand qui tenait la torche avancer pour le recevoir. Tout son courage s'anéantit dans une inexprimable émotion de douleur et d'effroi; elle se tourna pour chercher le bras d'Annette, qui restait froide et tremblante ainsi qu'elle. Elle s'arrêta si longtemps sur le haut de cet escalier, que la lueur de la torche commençait à passer sur les piliers de la chapelle, et que les hommes étaient déjà loin d'elle. L'obscurité qui l'enveloppait ayant réveillé ses autres craintes, et le sentiment de ce qu'elle croyait son devoir ayant vaincu sa répugnance, elle descendit dans le caveau, guidée par le retentissement des pas et le faible rayon qui perçait les ténèbres: le bruit d'une pesante grille, qui tourna sur ses gonds pour laisser passer le corps, donna à Emilie une nouvelle secousse.

Après une pause d'un moment, elle avança et entra sous la voûte; elle vit, entre les arches, les hommes qui déposaient le corps sur le bord d'une fosse ouverte. Là se trouvait un autre serviteur de Montoni, et un prêtre qu'elle n'aperçut que lorsqu'il commença le service. A ce moment elle leva les yeux, elle vit la figure vénérable d'un religieux, et l'entendit d'une voix basse, mais solennelle et touchante, commencer l'office pour les morts. A l'instant où le corps fut placé dans la terre, le tableau était tel, que le sombre pinceau du dominicain même n'eût pas dédaigné de le saisir. Les traits farouches, le costume bizarre de ces Condottieri penchés avec leurs torches sur le tombeau où le cercueil était descendu; la figure vénérable du moine, enveloppé de longues draperies blanches, et dont le capuchon, rejeté par derrière, faisait ressortir une figure pâle, où l'éclat des flambeaux laissait voir l'affliction adoucie par la piété, et quelques cheveux blancs échappés au ravage du temps; l'attitude touchante d'Emilie appuyée sur Annette, à moitié détournée, le visage à demi couvert d'un voile; la douceur, la beauté de ses traits, sa douleur trop accablante qui ne pouvait verser des larmes, en confiant à la terre la dernière parente qu'elle eût encore: les reflets de lumière sous les voûtes, l'inégalité du terrain, qui récemment avait reçu d'autres corps, l'obscurité générale du lieu de la scène; tant de circonstances réunies auraient entraîné l'imagination d'un spectateur à quelque événement plus horrible peut-être que l'enterrement de l'insensée et malheureuse madame Montoni.

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