Les mystifications de Caillot-Duval: Choix de ses lettres les plus amusantes avec les réponses de ses victimes
IX
A M. Aubert, organiste à Nancy. [30]
(Caillot-Duval lui demande des renseignements en termes si tendres pour Madame Aubert que le mari se croit obligé de défendre sa vertu).
Un de mes proches, qui arrive de Nancy, mon cher monsieur et bon ami (passez-moi cette expression familière, indice certain d'un cœur sans fard), m'a raconté à son déguêtré (notez qu'il est venu par le coche), une petite aventure qui vous est arrivée depuis peu; elle vous fait beaucoup d'honneur dans le public; mais je vous avoue qu'elle m'a paru si plaisante que je voudrois en savoir par vous même les détails. Je veux parler de ce chevalier de Saint-Louis qui est venu sans y être invité, partager votre rôti, avec vous et madame votre épouse. Je crains bien qu'elle ne m'ait oublié; je ne me rappelle jamais sans une douce émotion, les petits repas que nous avons pris ensemble sur le verd gazon; là couchés mollement sur des tapis de verdure, le gazouillement des eaux et le murmure des oiseaux nous rappelloient ces petites bucoliques du poëte Mantouan, qui s'est immortalisé par les beaux discours sentimentaux qu'il a mis dans la bouche de Tityre. Mais, hélas! (et heureusement pour vous) nous étions encore dans cet âge, où si le cœur parle, au moins est-il dans l'impossibilité d'agir.
J'ai passé le plus fort de ma jeunesse, c'est-à-dire jusqu'à douze ans à Nancy; je me rappelle toujours avec attendrissement ces lieux chéris, où je n'ai connu que l'innocence, où je me nourrissois des mets les plus frugaux, si ce n'est pendant les carnavaux, où je passois sans cesse de régaux en régaux: enfin, fixé dans la capitale, attaché indissolublement à un corps respectable, je profiterai de la première occasion pour voler dans vos climats, qui retentissent si mélodieusement sous les touches bruyantes, mais moëlleuses, que vos doigts nerveux, mais souples, agitent d'une manière non moins séduisante que relevée; je ne vous en dirai pas davantage, ce sera pour ma prochaine lettre. J'espère que notre correspondance n'en restera pas là.
Je compte que vous aurez la bonté de m'éclaircir au plus tôt le fait principal de cette lettre. J'ai fait un pari que votre réponse décidera.—J'ai l'honneur d'être avec attendrissement, mon cher monsieur et bon ami, votre, etc.—CAILLOT-DUVAL.
Réponse
Nancy, le 24 décembre 1785.
J'ai reçu votre lettre du 19, monsieur, et je suis étonné qu'un évènement aussi simple ait pu se répandre jusques dans la capitale; c'est tout uniment un chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis qui est venu chez nous à l'heure du dîné, et s'est mis à table avec nous [31]. Je le croyois invité par mon épouse, et mon épouse le croyoit invité par moi: ce n'a été qu'au moment de sa sortie que nous avons pu nous expliquer, et que nous avons vu que nous ne le connoissions ni l'un ni l'autre. Quant à mon épouse, elle ne se souvient pas du tout de vous, ni des promenades que vous prétendez avoir fait autrefois avec elle. Je ne sais quel a été votre but en m'écrivant tous ces détails; mais sa réputation est trop bien établie pour qu'on puisse rien croire de fâcheux sur son compte, et si vous avez cru me donner de la jalousie, vous vous êtes trompé; je vous prie, par la suite, de me faire grâce de lettres pareilles, vous obligerez celui qui a l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.—AUBERT.