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Les mystifications de Caillot-Duval: Choix de ses lettres les plus amusantes avec les réponses de ses victimes

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XII
A Mossy, imprimeur-libraire, à Marseille.

(Offre d'un poème de vingt feuilles in-octavo: La Conquête de la Basse-Egypte, en attendant un second volume sur la Conquête de la Haute. Mossy, accepte cette «marque d'affection», comme imprimeur bien entendu).

Nancy, le 26 octobre 1786.

Ah! mon cher monsieur, que de regrets nous donne tous les jours le changement qu'a éprouvé la rédaction du journal de Marseille! Depuis que vous l'avez abandonné, on n'y voit que des rébus et des radotages: quelques mauvais logogryphes, des annonces mille fois répétées, des lettres d'un sieur Pascal, qui se dit maître de langues, mais qui ne l'est pas, à coup sûr, de la langue française, et d'autres pareilles sottises le remplissent tour à tour. N'y auroit-il pas moyen de faire cesser un abus aussi criant? et le privilège du sieur Beaujard [32] sera-t-il donc éternel? J'ai quelque crédit dans les bureaux du contrôle général; si je pouvois vous y servir, et, par mon entremise, faire rentrer dans vos mains un privilège qui n'eût jamais dû en sortir, je m'estimerois trop heureux, et je croirois avoir rendu un service éclatant à mes compatriotes (car je suis Provençal, afin que vous le sachiez). J'espère que si nous réussissons, vous purgerez ce petit ouvrage des sottises sans nombre dont il est le tombeau. Vous vous doutez bien que je comprends dans le nombre les poësies beaucoup trop fréquentes de M. R..., qui a l'attention, à la vérité, de ne mettre que la première lettre de son nom, mais qu'on devine sans peine, pour peu qu'on soit fait à son misérable genre: le bout d'oreille paroît de tous côtés.

Un de mes amis qui arrive de Marseille m'a assuré que votre cabinet littéraire étoit, comme par le passé, le rendez-vous de la crême des gens d'esprit de votre ville; il m'a ajouté que cette illustre assemblée étoit présidée dans ce moment-ci par un magistrat respectable, le père des orphelins, des veuves, et sur-tout des étrangers; en un mot, l'avocat du roi G..., qui remplit avec autant de dignité que d'éclat cette honorable charge.

De tout temps, monsieur, je me suis adonné à la littérature: les jouissances que procure le monde ne peuvent être comparées à celles qu'éprouve un véritable amateur de lettres. Je viens de terminer un poëme dont j'avois depuis longtemps les matériaux; les dernières nouvelles du Caire me permettent de le mettre au jour; il est intitulé: La Conquête de la Basse-Egypte, par le capitaine Pacha. Vous serez surtout satisfait de l'épisode des Pyramides, monument éternel de la grandeur des anciens, à laquelle nous n'atteindrons jamais; vous serez aussi frappé du récit de la mort de Murat-Bey et du discours que je lui fais prononcer à cet instant fatal. J'ai jeté les yeux sur vous, mon cher monsieur, pour la publication de cet important ouvrage; la beauté de ceux qui sont sortis de vos presses m'a décidé: oui, la typographie doit s'honorer d'avoir des artistes comme vous. Je vais vous parler confidemment: je me serois bien adressé à Didot; mais, de vous à moi, qu'est-ce qui fait la beauté de ses ouvrages? le papier, le papier, LE PAPIER [33]! je crois que vous penserez de même; en conséquence, je vais mettre au net mon ouvrage. Mandez-moi par quelle voie il faut que je vous l'envoie, et quel censeur je puis demander à Marseille; il aura environ vingt feuilles in-8o, ce qui fera un volume raisonnable. Si votre réponse tardoit plus de quinze jours, je me croirois autorisé à vous envoyer mon manuscrit; je vous en préviens.

J'ai l'honneur d'être, etc.—CAILLOT-DUVAL.

P. S. Mon nom, quoiqu'assez connu, j'ose le dire, dans la littérature allemande, ne l'est pas encore beaucoup dans la littérature française, car l'ouvrage que j'annonce est le premier que je mets au jour; je me flatte pourtant que vous n'en serez pas mécontent, et qu'il ne fera pas honte à votre imprimerie, dont il est sorti tant de chef-d'œuvres. J'espère que vous voudrez bien ne pas ébruiter cette lettre: elle pourroit parvenir à M. Beaujard [34] qui feroit son possible pour mettre obstacle à l'envie que j'ai de vous être utile, soit pour le recouvrement du privilège du journal, s'il est encore à votre convenance, soit pour tout autre chose, si vous avez renoncé à cet article-là.

Je vais m'occuper du second volume du même ouvrage, qui sera la Conquête de la Haute-Egypte, dont je ne doute pas que mon héros ne se rende bientôt maître.


Réponse.

Marseille, le 7 novembre 1786.

J'ai reçu, monsieur, la flatteuse lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en date du 26 du mois passé: je suis très-sensible à l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes succès, et à l'envie que vous auriez de les augmenter. Il ne m'appartient pas de dire mon sentiment sur la valeur actuelle du journal de Marseille: quoique je n'aye pas renoncé au projet de le ravoir, le ménagement que je dois garder vis-à-vis certaines personnes, touchées de commisération pour l'auteur actuel de ce journal, me font garder le silence; et d'ailleurs c'est un objet si mince par lui-même, qu'il est incapable de donner un pain à son rédacteur, ainsi cela fait un fort petit sacrifice.

Venons actuellement au point principal, qui est la préférence dont vous voulez bien m'honorer, en me donnant à imprimer votre poëme nouveau de la conquête de la Basse-Egypte; cette marque d'affection de votre part m'est extrêmement gracieuse, et vous pouvez être assuré que je serai toujours très-disposé à entrer dans vos vues.

Cependant, comme votre intention seroit peut-être de me faire passer votre manuscrit par la voie dispendieuse de la poste, je vais vous donner un moyen plus économique de me le faire parvenir.

Il est sûr que vous avez à Nancy des libraires qui ont des correspondances à Paris, chez M. Delalain le jeune, rue St-Jacques, qui m'expédie tous les 15 jours, et qui est à même de les recevoir de suite, n'étant éloigné que de soixante lieues: veuillez m'adresser votre poëme sous son pli.

Je suis bien aise d'ailleurs de vous informer que je ne pourrai guères commencer votre ouvrage qu'en février prochain, ayant actuellement sous presse [35] un ouvrage de très-grande conséquence; c'est un dictionnaire critique de la langue française, qui renfermera tout ce qu'on peut dire sur cette langue, aujourd'hui si générale. Il renfermera la vraie prononciation de chaque mot, sa prosodie, sa valeur, ses différentes acceptions, ses vraies significations, ses nuances, ses synonymes; enfin, il sera enrichi de remarques grammaticales, et renfermera des critiques raisonnées; tous nos meilleurs auteurs y sont passés en revue: enfin, je pense que ce sera un ouvrage qui fera sûrement la plus grande sensation parmi les savans, et sera très-utile aux étrangers; il aura trois grands volumes in-4o.

Ce qui doit nous faire plaisir, c'est que ce sera un Marseillais qui sera le restaurateur de la langue française: la Provence aura produit en même temps un grand homme de guerre (M. de Suffren) et un grand littérateur (M. l'abbé Feraud).

Voilà, monsieur, une assez longue lettre: je vous prie d'excuser mon bavardage.

J'ai l'honneur d'être, etc.—MOSSY.


TABLE
DES NOMS DE PERSONNES
CITÉS DANS LA CORRESPONDANCE

  Pages
Aubert (l'abbé), journaliste, sa prétendue réponse à Caillot-Duval, reproduite dans notre édition de 1864, d'après le feuilleton de Paul Lacroix (Journal Le Pays, 6 mai 1855), 13
Aubert, organiste, 129
Beaujard (Beaugeard), journaliste, 148, 152
Berthelemot, confiseur, 134
Boisgelin (marquis de), voir ci-après.—V. p., 18
Boisgelin (chevalier de). Une étroite amitié liait le chevalier de Boisgelin et le comte Fortia de Piles. Ce dernier était lieutenant en 2e au régiment du Roi depuis le 4 mai 1783; il était arrivé au corps en 1776. P. M. L. Boisgelin de Kerdu, moins ancien, était sous-lieutenant du 9 mai 1784. Promu capitaine au 105ele 1er avril 1791, il avait émigré, se trouvait en 1793 avec le même grade au régiment du Royal Louis dans Toulon assiégé, et il y fut blessé. Après les campagnes de Corse et de Quiberon (1794-1795) il resta à la demi-paye anglaise et fut retraité en 1808 comme lieutenant-colonel; la pension de ce grade (1.486 francs) lui fut liquidée en France le 17 août 1816. M. le marquis de Boisgelin, qui habite Aix-en-Provence, a bien voulu nous adresser une notice substantielle qui complète les renseignements donnés par la Biographie Michaud. Nous regrettons vivement que le cadre limité de cette publication n'en permette pas ici l'insertion, 2, 7, 8, 157
Breteuil (baron de), 26
Breteuil (son édition dont la date n'est pas citée est celle de 1769. V. Kabardinski), 55
Caillot-Duval, nom supposé. (V. l'avant-propos), 2 à 9
Chaumont, perruquier, 125
Delalain, libraire, 154
Delaunay (Mme), entremetteuse, 99
Didot, imprimeur, 150
Féraud (l'abbé), 156
Fortia de Piles, 2, 6, 7, 8, 75, 133, 157
Fortia d'Urban, 7
Grimod de la Reynière, 12
Kabarda, Kabardie, pays du Caucase, 44, 90. V. Kabardinski.  
Kabardinski, prince, nom supposé, Buffon, cité pour le faire prendre au sérieux, parle en effet (éd. de 1769 T. 5, p. 20) de trois cents superbes guerriers à cheval venant de Kabarda au service de la Russie. «Ce sont les Kabardinski» dit-il. Mais ils sont trois cents, ce qui fait supposer un nom de Tribu, 21 à 99
Lacroix (Paul), 13, 18 à 22
La Roche (Texier de), officier, 111, 114
Le Cat, procureur, 75
Lefort, professeur de musique, 117
Lheureux de Chanteloup, ornithologue, 122
Mossy, imprimeur, 147
Rétif de la Bretonne, 75
Sainville (Mlle), V. Saulnier, 21
Saulnier aînée, 3, 26 à 73
Saulnier cadette, de l'Opéra, idem.
(En 1786, elle transporta son domicile de la rue de la Lune au Marais, rue Portefoin; en 1793, rue de Bondy, 22)
 
Siville (Mlle), V. Saulnier, 22
Soudé, bottier, 108
Urlon, lieut. de police, 143

ACHEVÉ D'IMPRIMER
A LAVAL
le 3 Mai 1901
SUR LES PRESSES DE
L. BARNÉOUD & Cie
POUR
H. DARAGON, LIBRAIRE

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