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Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

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The Project Gutenberg eBook of Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

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Title: Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

Author: Michel Zévaco

Release date: August 31, 2004 [eBook #13339]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN — TOME 02 : L'ÉPOPÉE D'AMOUR ***

MICHEL ZÉVACO

LES PARDAILLAN-2




L'épopée d'amour




I

OU UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE

Le maréchal de Montmorency avait retrouvé, au bout de dix-sept ans, sa femme, Jeanne de Piennes, sa femme dont la félonie de son frère cadet, le maréchal de Damville, l'avait séparé.

Il revoyait, comme dans un songe, la scène où Damville feignait de lui avouer qu'il avait été l'amant de Jeanne... son duel avec lui où il avait cru le laisser mort sur place... et la disparition de la comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency.

Il revoyait son divorce, son mariage avec une autre femme que, d'ailleurs, il n'avait jamais aimée, l'image de la première demeurant tout entière en son coeur.

Les années coulaient et, soudain, un jeune seigneur, un jeune héros, le chevalier de Pardaillan, lui apportait une lettre de celle qu'il croyait à jamais disparue de sa vie.

Jeanne de Piennes était vivante!

Dans sa lettre, elle en appelait à son ancien seigneur et maître, elle clamait la félonie de Damville, elle demandait grâce et secours pour Loïse, sa fille, à lui, duc de Montmorency.

Une aube de gratitude et de joie s'était levée dans l'âme du vieux duc: il avait été, mais en vain, en appeler de son frère à la justice du roi, en vain il l'avait provoqué, sachant qu'il tenait en son pouvoir Jeanne et sa fille, en vain il avait fouillé Paris pour les retrouver, et il allait retomber dans sa nuit de deuil quand, de nouveau, le chevalier de Pardaillan était venu à lui.

Ce jeune homme, héros d'un autre âge, dont peut-être il devinait confusément le secret, l'avait conduit par la main à la demeure mystérieuse où se cachait tout ce qu'il avait aimé au monde, l'avait mis en présence de Jeanne de Piennes, la première duchesse de Montmorency.

L'heure tant espérée, après dix-sept ans de larmes et de deuil, était enfin sonnée.

Enfin, il retrouvait tout ce qu'il avait chéri et qui avait été la joie de son coeur, la moelle de ses os, l'essence même de son être; en un mot, celle qu'il avait aimée.

Hélas! comme une sève trop puissante fait craquer le bourgeon, le bonheur avait fait craquer le cerveau de celle qui avait été sienne.

Comment la retrouvait-il?

Folle?...

Jeanne de Piennes, dans les derniers jours de son martyre, alors qu'elle se sentait mortellement atteinte, ne vivait plus qu'avec une pensée:

«Il ne faut pas que je meure avant d'avoir assuré le bonheur de ma fille... Et quel bonheur peut-il y avoir pour la pauvre petite tant qu'elle ne sera pas sous l'égide de son père!... Oui! retrouver François, même s'il me croit encore coupable... mettre son enfant dans ses bras... et mourir alors!...»

Lorsqu'elle interrogea le chevalier de Pardaillan, lorsque celui-ci lui dit que c'était à un autre que lui de dire comment sa lettre avait été accueillie par le maréchal, Jeanne eut dès lors la conviction intime que François avait lu la lettre, et qu'il savait la vérité. Et elle attendit.

Lorsque le vieux Pardaillan lui annonça que le maréchal était là, elle ne parut pas surprise.

Aucune commotion ne l'agita. Seulement, elle murmura:

«Voici l'heure où je vais mourir!...»

La pensée de la mort ne la quittait plus. Elle ne la désirait ni ne la craignait.

Au vrai, elle se sentait mourir.

Qu'y avait-il de brisé en elle? Pourquoi le retour du bien-aimé n'avait-il provoqué dans son âme qu'une sorte de flamme dévorante et aussitôt éteinte? Elle ne savait.

Mais, sûrement, quelque chose se brisait en elle. Et elle put se dire: Voici la mort! Voici l'heure du repos!...

Elle étreignit convulsivement Loïse dans ses bras et murmura à son oreille quelques mots qui produisirent sur la jeune fille quelque foudroyant effet, car elle essaya en vain de répondre, elle fit un effort inutile pour suivre sa mère et elle demeura comme rivée défaillante, soutenue par le vieux Pardaillan.

Telle était l'immense lassitude de Jeanne, telle était la morbide fixité de sa pensée, qu'elle ne s'aperçut pas de l'évanouissement de Loïse.

Elle se mit en marche en songeant:

«O mon François, ô ma Loïse. Je vais donc vous voir réunis! Je vais donc pouvoir mourir dans vos bras!...»

Elle ouvrit la porte que lui avait indiquée Pardaillan et elle vit François de Montmorency.

Elle voulut, elle crut même s'élancer vers lui.

Elle crut pousser une grande clameur où fulgurait son bonheur.

Et tout ce mouvement de sa pensée se réduisit brusquement à cette parole qu'elle crut prononcer:

«Adieu... je meurs...»

Puis il n'y eut plus rien en elle.

Seulement, ce ne fut pas son corps qui mourut...

Sa pensée seule s'anéantit dans la folie: cette femme qui avait supporté tant de douleurs, qui avait tenu tête à de si effroyables catastrophes, cette admirable mère qui n'avait été soutenue pendant son calvaire que par l'idée fixe de sauver son enfant, cette malheureuse enfin s'abandonna, cessa de résister dès l'instant où elle crut sa fille sauvée, en sûreté! la folie qui, sans doute, la guettait depuis des années, fondit sur elle.

Dix-sept ans et plus de malheur n'avaient pu la terrasser.

Une seconde de joie la tua.

Mais, par une consolante miséricorde de la fatalité qui s'était acharnée sur elle,—si toutefois il est des consolations dans ces drames atroces de la pensée humaine!—par une sorte de pitié du sort, disons-nous, la folie de Jeanne la ramenait aux premières années de sa radieuse jeunesse, de son pur amour, dans ces chers paysages de Margency, où elle avait tant aimé...

Pauvre Jeanne! Pauvre petite fée aux fleurs!

L'histoire injuste ne t'a consacré que quelques mots arides. Pour le rêveur qui aime à pénétrer d'un pas hésitant dans les sombres annales du passé, qui cherche en tremblant parmi l'amas des décombres, l'humble fleurette qui a vécu, aimé, souffert, tu demeures un pur symbole de la souffrance humaine, et nous qui venons de retracer ta douleur, nous saluons d'un souvenir ému ta douce et noble figure.

Lorsque le maréchal de Montmorency revint à lui il se souleva sur un genou et, jetant à travers la salle le regard étonné de l'homme qui croit sortir d'un rêve, il vit Jeanne assise dans un fauteuil, souriante la physionomie apaisée, mais, hélas! les yeux sans vie.

Une jeune fille agenouillée devant elle, la tête cachée dans les genoux de la folle, sanglotait sans bruit.

François se releva et s'approcha, en titubant, de ce groupe si gracieux et si mélancolique.

Il se baissa vers la jeune fille et la toucha légèrement à l'épaule.

Loïse leva la tête.

Le maréchal la prit par les deux mains, la mit debout sans que sa mère essayât de la retenir et il la contempla avec avidité.

Il la reconnut à l'instant.

Loïse était le vivant portrait de sa mère.

Ou plutôt elle était le commencement de Jeanne telle qu'il l'avait vue et aimée à Margency.

«Ma fille!» balbutia-t-il.

Loïse, toute frissonnante de sanglots, se laissa aller dans les bras du maréchal et, pour la première fois de sa vie, avec un inexprimable ravissement mêlé d'une infinie douceur, elle prononça ce mot auquel ses lèvres n'étaient pas accoutumées...

«Mon père!...»

Alors, leurs larmes se confondirent. Le maréchal s'assit près de Jeanne dont il garda une main dans sa main, et prenant sa fille sur ses genoux, comme si elle eût été toute petite, il dit gravement:

«Mon enfant, tu n'as plus de mère... mais, dans le moment même où ce grand malheur te frappe, tu retrouves un père...»

Ce fut ainsi que ces trois êtres se trouvèrent réunis.

Lorsque le maréchal et Loïse eurent repris un peu de calme à force de se répéter qu'à eux deux ils arriveraient à sauver la raison de Jeanne, lorsque leurs larmes furent apaisées, ce furent de part et d'autre les questions sans fin.

Et François apprit ainsi par sa fille, en un long récit souvent interrompu, quelle avait été l'existence de celle qui avait porté son nom...

A son tour, il raconta sa vie, depuis le drame de Margency.

Et au moment où, enlacés, ils déposèrent sur le front pâle de Jeanne leur double baiser, il était près de minuit.




II

OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE
EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES

Le maréchal de Damville, après avoir assisté a l'investissement de la maison de la rue Montmartre, s'était empressé de regagner l'hôtel de Mesmes.

Il tenait les deux Pardaillan et se promettait de ne pas les laisser échapper.

En effet, la mort seule de ces deux hommes pouvait lui garantir sa propre sécurité. Ils étaient tous les deux possesseurs d'un secret qui pouvait l'envoyer à t'échafaud.

Lorsque, persuadé que le vieux Pardaillan avait suivi la voiture qui enlevait Jeanne de Piennes, le maréchal s'était décidé à rompre avec lui, il avait en même temps décidé de supprimer ce dangereux auxiliaire.

Il se privait ainsi d'un aide précieux.

Mais il y gagnait une certaine tranquillité en ce qui concernait ses prisonnières.

Damville s'était jeté dans la conspiration de Guise uniquement en haine de son frère: pour acquérir Damville, Guise avait promis la mort de Montmorency. François mort, assassiné par quelque bon procès, Henri devenait le chef de la maison, l'unique héritier, un seigneur presque aussi puissant et peut-être plus riche que le roi; on lui donnait l'épée de connétable qu'avait illustrée son père; il était presque le deuxième personnage du royaume!

Voilà les pensées qui, lentement, s'étaient agglomérées dans la conscience du rude maréchal, et dont la pensée initiale avait été le désir effréné de se débarrasser de son frère.

Or, cette haine elle-même avait pris sa source dans l'amour d'Henri pour Jeanne de Piennes.

Repoussé à Margency par la fiancée de son frère, il s'était atrocement vengé.

Les choses en étaient là lorsqu'il rencontra Jeanne et s'aperçut ou crut s'apercevoir que sa passion mal éteinte se réveillait plus ardente que jadis.

La conspiration qui devait faire Guise roi de France conduisait Damville à la puissance; du même coup, son frère disparaissait; Jeanne de Piennes n'avait plus de raison de demeurer fidèle à François; et cette puissance acquise conduisait Henri à la conquête de Jeanne.

On s'explique maintenant que Damville s'empressât de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer; on s'explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières.

Il voulait un beau jour apparaître à Jeanne et lui dire:

«Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi; je serai peut-être un jour roi de France, car, en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête?»

Et il ne doutait pas d'éblouir Jeanne de Piennes!

On comprend donc l'immense intérêt qu'avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmorency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n'hésiterait pas à avertir son fils! De là, la fureur du maréchal lorsque d'Aspremont lui eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture! De là. Sa résolution de le tuer d'abord, de tuer ensuite le fils!

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils!

Et quelles durent être ses pensées lorsqu'il vit Jeanne elle-même!...

C'était l'écroulement de tout son plan.

Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d'un coup d'oeil, et lorsqu'il reprit le chemin de l'hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main les deux Pardaillan.

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu'il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie, et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s'échapper de chez Alice.

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant: «Ces deux hommes sont à vous, prenez-les!» Mais, en cédant, il s'était dit simplement qu'ainsi il les tenait tous quatre et qu'il les reprendrait dans un seul coup de filet.

Malgré ces assurances qu'il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d'inquiétude et, lorsqu'il atteignit l'hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

Il parcourut rapidement l'hôtel sans retrouver personne.

«Fou que je suis! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre!... à moins qu'il n'ait fui!...»

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu'il eut l'idée de pousser jusqu'à l'office.

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

«Si ce pouvait être lui!» grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n'y aurait que le cadavre de changé!

Il descendit avec précaution.

A mesure qu'il descendait, l'intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.

Un spectacle étrange, presque fantastique, s'offrit à sa vue.

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre du spectacle en question.

La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal, était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche, apparaissaient deux hommes.

L'un d'eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

L'autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l'âme la plus dure.

L'autre était un vieillard à physionomie démoniaque; une espèce de rictus balafrait ce visage couturé de rides.

Il était accroupi plutôt qu'assis sur son billot, et il s'occupait très consciencieusement à aiguiser son couteau.

Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, c'était Gilles.

Le jeune, c'était Gillot.

Expliquons, en quelques mots, comment Gillot se trouvait dans cette cave alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d'espace possible entre lui et son digne oncle.

Gillot avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant, méchant quand il pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

Il tenait cela de son oncle, qui était l'avarice incarnée.

Ce fut cette avarice qui perdit l'infortuné Gillot, de même que l'amour perdit Troie.

En effet, au moment où, après l'héroïque résistance de Gilles, qui, comme on l'a vu, s'était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse; à ce moment-là, disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l'émotion des deux Pardaillan, Gillot s'était éclipsé sans bruit.

Il venait de sauver ses oreilles—ces larges oreilles auxquelles, d'après les dires du vieux Pardaillan, qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.

Mais ce n'était pas tout, les oreilles ne constituant en somme qu'un ornement de sa figure.

Il s'agissait maintenant de sauver le corps tout entier.

Pardaillan n'avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.

Mais Gilles! Ah! l'inexorable colère de l'oncle s'attaquerait à sa vie même! Gillot s'attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n'avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d'encourir la disgrâce de son maître!

Et ce maître lui-même que ferait-il de Gillot?...

Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. Gillot escalada l'escalier avec toute la vélocité de l'épouvante la plus justifiée. Gillot en quelques secondes, se trouva dans l'office, et là. il se dit:

«Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n'y mourais de pendaison, de strangulation ou d'estrapade, j'y mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m'en aille!»

Et Gillot fit un mouvement pour s'élancer.

Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d'argent.

Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise et sa figure prit à l'instant une expression d'hilarité qui eût pu faire croire qu'il devenait fou.

Non, Gillot n'était pas fou!

Simplement, il venait de se rappeler que s'il était pauvre, son oncle était fort riche! A force de musarder et de fouiller dans l'hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus qu'il avait gagnés indistinctement avec ceux qu'il avait volés.

Saisir une pioche, s'emparer des clefs, voler vers l'appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l'affaire de deux minutes.

Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d'heure avec les Pardaillan.

Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.

Et il tressaillit alors d'un long tressaillement de joie et de surprise: au premier mouvement qu'il avait fait, il avait soulevé le couvercle! Le coffre n'était pas fermé! Pourquoi? (Nos lecteurs n'ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par la.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu'aux coudes dans les piles d'écus.

A ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Après un temps d'extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu'il était là pour emplir ses poches, opération qu'il commença aussitôt.

«Jamais je ne pourrai tout emporter!» grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d'avare.

Gillot était tout entier dans ce mot.

Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu'il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un mulet à sonnettes et sans risquer de semer de l'or sur la route.

Une fois qu'il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant:

«Quel malheur! j'en ai à peine la moitié. Or ça, fuyons!»

Il se détourna vers la porte et demeura pétrifié.

Son oncle était là!

Le terrible Gilles, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.

Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois écus roulèrent sur le carreau.

Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, une course d'or que le vieillard suivait du coin de l'oeil en continuant à sourire le plus hideusement du Monde.

Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi: d'où le choc de deux grimaces extraordinaires.

—Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.

—Que fais-tu là? demanda le vieillard.

—Je... vous voyez... je... range votre coffre...

Ah bon! Tu ranges mon coffre? Eh bien, continue, mon garçon.

Gillot demeura interloqué.

—Que... je continue?

—Mais oui: il y a ici dans mon coffre vingt-neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or; en tout, si je sais compter, quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize livres. Compte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu; range-moi tout cela par piles de vingt-cinq; l'or à droite, comme étant plus noble; l'argent à gauche; allons... qu'attends-tu?

—Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà! fit Gillot.

Et il se mit à vider ses poches, ses chaussures, son pourpoint.

Le rangement commença avec ordre et méthode sous les yeux de l'oncle qui brillaient comme des escarboucles.

A mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s'étranglait dans la gorge de Gillot, tandis que l'oncle comptait:

«Encore quinze mille... encore douze mille...»

Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.

L'opération, comme bien on pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s'acheva à cinq heures du soir.

Or, cette opération s'accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan se battaient rue Montmartre contre les mignons de Damville.

Donc, l'oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d'or et les piles d'argent s'entassaient dans le coffre.

«Il ne manque plus que cinq mille livres... plus que quatre mille... plus que trois mille...»

Gillot qui venait de placer délicatement le dernier

écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.

Le carreau apparaissait donc tout entier: il n'y avait plus un seul écu.

«Comment dites-vous, mon oncle? fit Gillot.

—Je dis qu'il ne manque plus que trois mille livres.»

Gillot se fouilla et tira de sa poche l'écu, les deux sols et les six deniers qui constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s'en saisit, les fit disparaître, et dit:

—Après!...

—Après, mon oncle?

—Oui, les trois mille livres!

—Mais je n'ai plus rien, mon oncle!

—Allons, dépêche-toi, sans quoi je te fouille.

—Fouillez-moi, mon bon oncle... je n'ai plus rien!

Gilles étouffa un grognement de désespoir, palpa de ses mains tremblantes les vêtements de Gillot, et une sueur froide pointa sur son crâne. Gillot ne mentait pas!...

—Déshabille-toi!

Gillot obéit, plus mort que vif. Le vieux Gilles examina chaque vêtement, sonda les coutures, retourna les poches, déchira les doublures... Il dut se rendre enfin à l'horrible vérité:

Trois mille livres manquaient au trésor!...

Une sauvage imprécation et un hurlement d'épouvante retentirent dans le cabinet; l'imprécation venait de Gilles, qui en même temps rugissait:

—Rends-les-moi, misérable!

Le hurlement venait de Gillot que son oncle venait de saisir à la gorge.

—Mes économies de cinq ans! hurla Gilles. Mais qui, qui donc me les a pris, mes pauvres écus? Mes pauvres écus, où êtes-vous?...

Seul, le vieux Pardaillan eût pu répondre à cette question.

Mais Gillot crut que le moment était venu de rentrer en grâce et insinua:

—Mon oncle, je vous aiderai à les retrouver!

—Toi! hurla le vieillard qui avait oublié son neveu, toi, misérable! Toi qui venais pour me voler! Toi! attends! Tu vas voir ce qu'il en coûte de se faire larronneur et traître! Habille-toi! vite!

En même temps, il secouait son neveu avec une force qu'on n'eût pu lui soupçonner. Enfin, il le lâcha, et Gillot se revêtit rapidement.

Gilles, cependant, s'apaisa par degrés.

Lorsque Gillot fut prêt, il le harponna au cou de ses doigts longs, osseux, durs comme du fer, et ayant soigneusement refermé le cabinet, il l'entraîna.

—Miséricorde! gémit Gillot.

Arrivé au rez-de-chaussée, Gilles lâcha son neveu, et tirant une dague acérée, lui dit:

—Au premier mouvement que tu fais pour fuir, je t'égorge!

Cette menace rassura un peu Gillot. On ne voulait donc pas le tuer, puisqu'il n'était menacé de mort que s'il tentait de fuir!

—Marche devant! reprit l'oncle, sa dague à la main.

Guidé, ou plutôt poussé, par le vieillard, Gillot passa dans le jardin, et entra dans la remise du jardinier.

—Prends ce pieu! commanda l'oncle en désignant un assez long poteau pointu par un bout.

Gillot obéit et chargea le poteau sur son épaule.

—Prends cette corde! Prends cette bêche! ajouta l'oncle.

Le neveu se chargea des objets qu'on venait de lui désigner. Ainsi chargé des instruments de supplice que le redoutable vieillard trouva amusant de lui faire porter, Gillot reprit le chemin de l'office, puis il pénétra dans le couloir de la cave.

Dans l'office, Gilles avait pris en passant une torche et un couteau.

Il poussa son neveu dans la cave et, lorsqu'ils furent descendus, il l'entraîna au fond et lui dit:

—Creuse ici!

Gillot, véritable loque humaine, décomposé par la terreur, hébété, se mit à creuser avec la bêche.

Le trou creusé, Gillot y planta le poteau et l'enfonça profondément à coups de maillet jusqu'à ce que Gilles, ayant constaté qu'il tenait solidement, criât: Assez!

Alors le vieillard saisit son neveu, le colla au poteau et l'y attacha avec la corde, de façon qu'il ne pûtremuer ni les bras, ni les jambes, ni la tête.

Gillot, fou de peur, se laissait faire, et l'instinct vital ne lui suggérait pas une révolte.

—Que voulez-vous donc faire de moi? balbutia-t-il.

—Tu vas le savoir, dit l'oncle.

Le vieillard poussa devant Gillot une sorte de billot de bois, s'y assit et se mit à aiguiser sur la lame de sa dague le couteau de cuisine qu'il avait apporté.

A la vue de ces apprêts, Gillot commença à pousser des gémissements ininterrompus.

Ce fut à ce moment-là que le maréchal de Damville pénétra dans la cave.

«Tu m'impatientes avec tes clameurs de cochon qu'on égorge, cria Gilles. Si tu ne te tais, je serai forcé de te tuer.

Gillot observa instantanément un silence absolu.

«Il ne veut donc pas me tuer! songea-t-il. Mais alors, que veut-il?...»

—Voyons, reprit alors le vieux Gilles. Je vais te juger en mon âme et conscience. C'est te dire que je serai indulgent, autant que tes crimes peuvent mériter l'indulgence. Réponds-moi en toute franchise.

—Oui, mon oncle. Je vous le promets bien, fit Gillot commençant à se rassurer.

Cependant, il louchait fortement sur le couteau que le vieillard continuait à affûter paisiblement. Celui-ci reprit:

—Tu as donc suivi la voiture où monseigneur avait caché ses prisonnières?

—Oui, mon oncle. Jusqu'à la rue de la Hache.

—Quelqu'un t'a-t-il vu?

—Je crois que M. d'Aspremont a dû m'apercevoir. Mais je ne pense pas qu'il m'ait reconnu.

—Et quelle était ton idée en suivant la voiture?

—Rien. Je voulais voir, voilà tout.

—Et tu as vu ce que tu ne devais pas voir, mon garçon!

—Hélas! je m'en repens bien, mon digne oncle!

—Bon. Maintenant, dis-moi, fripon, dis-moi, misérable, quel démon t'a poussé à raconter ce que tu n'aurais jamais dû voir aux deux damnés Pardaillan?

—Ce n'est pas un démon. Je voulais sauver mes oreilles, mon oncle.

—Ah! misérable lâche! Tu voulais sauver tes oreilles, alors que je te donnais l'exemple! Alors que j'offrais toute ma fortune, ce dont je fusse mort de chagrin si on l'eût acceptée! Sais-tu bien, infâme, quels malheurs ta trahison va attirer sur mon illustre maître?

—Hélas! pardonnez-moi, mon oncle!

—Et moi-même, que vais-je devenir? Que vais-je répondre à ce puissant seigneur lorsqu'il va me demander des comptes?

Le vieux Gilles était sincère. Il avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains et se demandait s'il ne valait pas mieux mourir plutôt que d'avoir à essuyer la colère du maréchal.

Cependant, il avait un témoin de sa résistance et de sa parfaite innocence. Ce témoin n'était autre que Gillot lui-même. Gillot était donc précieux à conserver.

—Ecoute! dit-il en relevant la tête. Je ne te condamne pas à mort. Monseigneur prendra à ton égard telle décision qui lui conviendra. Mais il faut que je punisse ta lâcheté, ta trahison qui me met moi-même au pied du gibet, sans compter qu'elle me déshonore. Note que je ne te parle pas des trois mille livres qui manquent à mon coffre...

—Mais ce n'est pas moi! hurla Gillot.

—Que je ne te parle pas, continua Gilles impassible du vol énorme que tu as voulu perpétrer. Que n'as-tu eu l'idée de me poignarder plutôt que de toucher à mes pauvres chers écus?... Mais je te pardonne ce crime, te dis-je!... Et quant à ta trahison, monseigneur en jugera, et peut-être te fera-t-il grâce si tu lui racontes les choses telles qu'elles se sont passés. Me le jures-tu?

—Sur ma part de paradis, je le jure!

—Bon. En ce cas, je vais me contenter de juger le tort que tu me causes à moi-même en me faisant courir le risque d'être pour le moins chassé par monseigneur. Et je vais te punir par où tu as péché...

—Comment cela? Comment cela? bredouilla Gillot en verdissant de terreur.

—Oui, tu as trahi ton maître et ton oncle pour sauver tes oreilles. Eh bien, je vais te couper les oreilles!

—Miséricorde! rugit l'infortuné Gillot.

Gilles s'était levé tranquillement et essayait le tranchant de son couteau sur l'ongle de son pouce.

Il s'approcha de son neveu qui, livide, les yeux fermés, eut encore la force de se dégager.

—Au moins, n'en coupez qu'une!...

Il avait à peine terminé cette singulière objurgation qu'une clameur terrible jaillit de sa gorge: le terrible vieillard venait de lui saisir l'oreille droite et, la tirant fortement, l'avait tranchée d'un seul coup de couteau.

L'oreille tomba sur le sol de la cave.

—Grâce pour celle qui me reste, vociféra Gillot. ivre d'épouvante et de douleur. Grâce! pitié...

Un deuxième hurlement lui échappa, et alors il s'évanouit.

Avec la même tranquillité, l'oncle était passé à gauche et, au bout d'une seconde, l'oreille gauche de Gillot avait rejoint son oreille droite sur le sol ensanglanté.

Nul n'évite sa destinée, assurent les fatalistes. Il paraît que celle du malheureux Gillot était d'être tôt ou tard privé de ces deux vastes et larges ornements que la nature avait prodigalement octroyés à chaque face de son visage.

Une fois sa besogne accomplie, le hideux vieillard se mit à sourire.

Mais lorsqu'il vit son neveu inondé de sang, lorsqu'il le vit sans connaissance, il frémit et grommela:

«Diable! il ne faut pas que cet imbécile meure tout de suite. Il est mon témoin devant le maréchal!»

Il s'empressa donc de courir à l'office et en rapporta de l'eau, du vin sucré, un cordial, des compresses.

Lorsqu'il eut bien lavé les deux plaies, lorsqu'il les eut cautérisées au vin sucré, lorsqu'il les eut bandées convenablement, il introduisit une gorgée de cordial entre les lèvres du patient et aspergea son visage d'eau fraîche.

Gillot revint à lui, ouvrit des yeux hagards et, croyant avoir fait un cauchemar, son premier geste fut de porter les deux mains à ses oreilles. Elles n'y étaient plus!...

Gillot poussa un lamentable gémissement.

—Qu'as-tu donc à te plaindre? fit l'oncle avec cette intonation narquoise qu'on prête à Satan dans les vieilles légendes.

—Hélas! répondit Gillot, comment vais-je faire pour entendre, à présent?

—Imbécile! dit Gilles.

Ce fut toute la consolation qu'il accorda au pauvre mutilé! Seulement, il le prit par un bras, l'aida à se soulever, le remit debout, et tous deux se dirigèrent vers l'escalier aux dernières lueurs de la torche mourante.

Mais ils s'arrêtèrent alors, aussi épouvantés l'un que l'autre.

Un homme était devant eux!

Et cet homme, c'était le maréchal de Damville!

—Monseigneur! s'écria Gilles qui tomba à genoux.

—Eh bien, fit Damville d'une voix calme, que se passe-t-il?

—Ah! monseigneur! un affreux malheur! Je suis innocent, je vous le jure! J'ai veillé, surveillé, comme vous m'en aviez donné l'ordre en partant. La fatalité et ce misérable imbécile ont tout fait.

—Expliquez-vous clairement, maître Gilles! fit Damville avec sévérité.

—Eh bien, monseigneur, les prisonnières, le damné Pardaillan sait où elles se trouvent...

—Et tu n'es pour rien dans cette trahison?

—Monseigneur, je vous le jure. Mais daignez interroger ce misérable à qui je viens de couper les oreilles...

—C'est inutile. J'ai foi en ta parole, Gilles. Relève-toi.

—Ah! monseigneur! s'écria l'intendant; vous me croirez si vous voulez, mais ce que vous venez de dire est pour moi une récompense plus magnifique que le jour où vous me donnâtes cinq cents écus d'un seul coup!

—Ainsi, tu me restes dévoué?

—Jusqu'à la mort! Parlez, ordonnez, ma vie est à vous!

—Viens donc, et fais appel à ton génie d'astuce. Car, si je n'ai nul besoin de ton sang, ce que je vais te demander sera plus difficile à coup sûr que de mourir pour moi.

—Je suis prêt, monseigneur!

Et le vieillard se redressa. Le maréchal lui avait dit qu'il avait foi en sa parole, à lui, laquais! Comme s'il eût été gentilhomme!... de puissance à puissance!

Gilles sentit ses forces d'intrigue se décupler et brûla de se jeter dans la lutte, entrevoyant, au bout de cette lutte, une victoire éclatante, et, au bout de cette victoire, la fortune.

Damville remontait l'escalier de la cave, tout pensif.

«Monseigneur, et cet imbécile? dit le vieillard, en désignant Gillot, toujours évanoui. Faut-il l'achever?

—Non, il pourra servir dans ce que tu vas entreprendre. Viens!...




III

L'ASTROLOGUE

Nous laisserons le maréchal de Damville aux prises avec sa haine et sa rage, chercher quelque moyen de frapper à mort les Pardaillan et de s'emparer de Jeanne. Nous laisserons également François de Montmorency, la pauvre folle, et Loïse, dans la maison du savant Ramus, où les nécessités de notre récit nous rappelleront bientôt.

Trois jours après les événements qui se sont déroulés, trois jours après la rentrée triomphale du roi dans sa ville, comme dix heures, du soir sonnaient à Saint-Germain-l'Auxerrois, deux ombres marchaient lentement, dans la nuit qui enveloppait les jardins du nouvel hôtel de la reine.

Sur l'emplacement actuel de la Halle aux blés (Bourse de commerce), s'était élevé jadis l'hôtel de Soissons, non loin de l'hôtel de Nesle.

Catherine de Médicis, qui avait l'amour de la propriété, avait acheté les vastes jardins et les terrains vagues, autour de l'hôtel de Soissons, en ruine. Elle avait fait jeter bas les pierres branlantes; des régiments de maçons s'étaient employés à faire sortir de terre, comme sous le coup de baguette d'une fée, un hôtel d'une élégante magnificence, et une armée de jardiniers avaient, autour de l'Hôtel de la Reine, fait jaillir les plantes, les arbustes et les fleurs.

Dans ces jardins, Catherine, qui, toute sa vie, regretta l'Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers et des citronniers.

Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums, le sang et les fleurs.

Et, c'est au bout de ces jardins, dans l'angle d'une sorte de cour qui s'avançait dans la direction du Louvre que, sur les ordres et les plans de Catherine, s'était élevée la colonne d'ordre dorique, encore debout—dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions. Cette espèce de tourelle avait été spécialement construite pour l'astrologue de la reine.

C'est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres... car Ruggieri et Catherine—c'étaient eux—s'avançaient en silence, vêtus de noir tous deux. Ils s'arrêtèrent au pied de la colonne.

L'astrologue tira une clef de son pourpoint et ouvrit une porte basse.

Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l'escalier, qui montait en spirale jusqu'à la plate-forme de la tour.

Là, c'était un cabinet, ou plutôt un étroit réduit, où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n'y avait qu'une table chargée de livres et deux fauteuils.

Une étroite meurtrière, donnant sur la rue de la Hache, laissait pénétrer l'air dans ce réduit.

C'est par cette meurtrière que la vieille Laura, espionne d'une espionne, communiquait avec Ruggieri.

C'est par cette meurtrière qu'Alice de Lux jetait les rapports qu'elle voulait faire parvenir à la reine.

Or, ce jour-là, Catherine avait reçu de Laura un billet contenant ces quelques mots:

«Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante, dont je rendrai compte demain.»

—Votre Majesté désire-t-elle que j'allume un flambeau? demanda Ruggieri.

Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l'astrologue et la pressa, comme pour lui recommander le silence.

En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s'approchait de la tour. Et, Catherine de Médicis, qui eût été un policier de premier ordre, se disait d'instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.

La reine s'avança vers la meurtrière. Et, comme les ténèbres étaient profondes, comme elle ne voyait rien, elle se plaça de façon à entendre.

Les pas se rapprochaient.

—Des passants! fit Ruggieri, en haussant les épaules. Croyez-moi. Majesté.

Et il élevait la voix comme s'il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.

—Silence! murmura Catherine d'un ton de menace qui fit pâlir l'astrologue.

Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu'elles fussent, ne pouvaient, en aucune façon, se douter qu'elles étaient ainsi épiées. Elles s'arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix... une voix d'homme qu'on eût dit voilée d'une indéfinissable tristesse et qui la fit brusquement tressaillir.

La voix disait:

«J'attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveillerai à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté...

—Je n'ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix—voix de femme, cette fois.

—Déodat! avait sourdement murmuré Ruggieri.

—Jeanne d'Albret! avait ajouté Catherine de Médicis.

—Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend...

—Tu trembles, mon pauvre enfant?

—Jamais je n'éprouverai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces, ou bien cruelles. Songez, Majesté, que ma vie se joue en ce moment!... Quoi qu'il advienne, je vous bénis, madame, pour l'intérêt que vous daignez me témoigner...

—Déodat, tu sais que je t'aime à l'égal d'un fils.

—Oui, ma reine, je le sais. Hélas! c'est une autre qui devrait être où vous êtes... Tenez, madame, quand je songe que ma mère m'a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu'elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d'affection ne lui est échappé, qu'elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité...»

Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d'une sorte de sanglot parvint jusqu'à Catherine, qui demeura impassible.

—Courage! fit Jeanne d'Albret pour détourner les cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l'espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant...

A ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.

L'instant d'après, la porte s'ouvrait et Jeanne d'Albret pénétrait dans la maison d'Alice de Lux.

Le comte de Marillac, les bras croisés, s'accota à la tour et attendit. Sa tête touchait presque à la meurtrière.

Quelles furent les pensées de ces trois êtres, pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit? L'astrologue: le père!... la reine: la mère!... Déodat: l'enfant!...

Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s'était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit?

Catherine était toujours armée d'un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d'admirables arabesques, bijou terrible dans les mains de la reine.

Et Ruggieri frémissait d'épouvante.

Car, la pointe de ce poignard, il l'avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d'art était mortelle.

Qui sait si la reine ne l'eut pas, cette pensée d'allonger subitement son bras et de frapper?

Quoi qu'il en soit, elle demeura immobile.

Onze heures sonnèrent, puis la demie.

Enfin, comme le dernier coup de minuit s'envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d'Alice de Lux.

Le cou tendu, éperdu d'angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.

Catherine s'apprêta à écouter.

Mais Jeanne d'Albret, s'étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement:

—Venez, mon cher fils, nous avons à causer sans retard...

Et tous deux s'éloignèrent alors...

Lorsqu'ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura:

—Maintenant, tu peux allumer ton flambeau.

L'astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n'eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine, l'ayant considéré attentivement, eut un haussement d'épaules et dit:

—Tu as pensé que j'allais le tuer?

—Oui, dit l'astrologue avec une effrayante netteté.

—Ne t'ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort? Qu'il peut m'être utile? Tu vois que je ne songe pas à le frapper, puisqu'il vit encore après ce que nous venons d'entendre... As-tu entendu, toi? Il sait que je suis sa mère!

L'astrologue garda le silence.

—Jusqu'ici, j'ai voulu douter! Maintenant, c'est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René!...

Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n'eussent porté l'accent d'aucune émotion. Mais l'astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu'il tint les yeux baissés, n'osant regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.

Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit:

—Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René; ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.

—Si, madame! répondit sourdement l'astrologue; je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver.

Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l'astrologue.

—Expliquez-moi cela!» fit-elle en s'asseyant dans un fauteuil.

Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d'une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d'être un charlatan. Nature complexe, faible au point d'accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l'exécution des crimes que seul il n'eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l'instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en études et fût devenu un paisible savant s'il ne s'était trouvé sur le chemin de Catherine.

L'art de la divination par les astres n'était pour Ruggieri qu'un art intermédiaire: il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l'avenir, se disait-il, c'est le diriger! Quelle redoutable puissance armera l'homme qui parviendra à savoir aujourd'hui ce que demain doit être! Et que deviendra cette puissance si cet homme peut faire de l'or à sa guise?

Ruggieri croyait donc fermement.

Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu'il avait passé des nuits, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s'enfonçait dans la solution de l'insoluble.

Quoi d'étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions?

—Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j'ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m'aviez envoyé, je n'ai d'abord songé qu'à vous. Qu'était mon fils pour moi? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l'adoration de ma vie... Puis, peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et avec la pitié, d'autres sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire: Celui-là, vous ne le frapperez pas... Et lorsque j'ai compris que vous l'aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Je ne vous étonnerai pas en disant que j'ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m'étais repris à espérer. C'est vous dire que j'avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d'empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l'heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n'y eussiez point réussi: car je croyais alors qu'il devait vivre... Maintenant, je sais qu'il doit mourir.

Catherine hocha la tête, très calme en apparence.

—Superstition! murmura-t-elle.

—Visions diverses, madame. Vous voyez ceci, et je vois cela. Si vous avez une vision, vous l'appelez fantôme. Si j'ai une vision, je l'appelle corps astral.

—Je te crois, René! je te crois, fit sourdement Catherine.

Car cette femme si forte, et qui dominait si entièrement l'astrologue, était à son tour dominée par lui dès que Ruggieri abordait les problèmes d'occultisme.

Un changement étrange s'était fait dans la physionomie de l'astrologue. Ses yeux, légèrement convulsés, avaient ce regard en dedans qui transforme si complètement la figure humaine.

—Oui, reprit-il lentement, lorsque le Ciel se refuse à me répondre, lorsque les problèmes que je pose d'après les données sidérales aboutissent à l'insoluble, parfois la question que j'ai posée aux invisibles puissances me parvient par une autre voie. C'est ce qui vient d'arriver. Voici ce que j'ai vu, Catherine. Vous étiez près de la meurtrière. Et moi j'étais à cette place. Toute mon attention se portait sur vos bras. La bague que vous avez à l'index brillait doucement dans la nuit, et je ne la quittais pas des yeux. Car ainsi, je pouvais surveiller votre main, et si votre main se fût portée à votre poignard, je l'eusse arrêtée. Tout à coup, mon regard s'est troublé. A la même seconde, j'ai reçu comme une légère secousse dans le crâne, et ma tête, d'elle-même, s'est tournée vers la meurtrière. A ces signes, il m'était impossible de ne pas reconnaître que j'étais en communication avec l'Invisible. Remarquez que je ne pouvais voir mon fils de la place où j'étais. Pourtant, je l'aperçus distinctement. Il était à une vingtaine de pas en avant de la meurtrière, et se trouvait à sept ou huit pieds en l'air; il flottait, pour ainsi dire, dans une atmosphère brillante; lui-même brillait d'un étrange éclat dans toutes les parties de son corps. Il appuyait sa main sur son sein droit. Cette main, lentement, retomba. Et à la place où elle était, je vis une large blessure par laquelle s'échappait à flots un sang pareil à du cristal en fusion, et non pas rouge comme le sang des hommes. Mon fils flotta ainsi devant mes yeux pendant près de deux minutes. Puis, peu à peu, ses contours sont devenus moins précis; la forme s'est confondue jusqu'à ne plus être qu'une vapeur légère; la lueur s'est éteinte; la vision s'est évanouie, puis, rien...

La voix de Ruggieri était tombée au plus bas pendant ces derniers mots, et n'était plus qu'un murmure indistinct.

La reine se secoua comme pour se décharger de l'inutile fardeau des terreurs vaines; ses yeux pleins de défi dardèrent leur regard d'une étrange clarté sur le point que fixait l'astrologue.

—Mon mari, gronda-t-elle entre ses dents, jurait que je sentais la mort! Soit! Par le corps du Christ! il me plaît de sentir la mort! Il me plaît d'être celle qui passe en laissant un sillage de cadavres, puisque, pour dominer, il faut frapper! Puissances invisibles qui venez de me prévenir, je vous remercie! Marillac doit mourir: qu'il meure! Charles doit mourir, lui aussi: qu'il meure!... Anges et démons, vous m'aiderez à placer sur le trône le fils de mon coeur, mon bien-aimé Henri...

Catherine esquissa un rapide signe de croix, et toucha l'astrologue au front, du bout de son doigt glacé.

Ruggieri fut secoué d'un tressaillement.

—René, dit-elle, tu vois bien que le Ciel lui-même condamne cet homme...

—Notre fils...

—Eh bien, laissons sa destinée s'accomplir; ne nous mêlons pas de discuter les arrêts prononcés par les puissances; il sait que je suis sa mère, et c'est pour cela qu'on le condamne.

Catherine disait: on, parce qu'elle ne savait pas au juste si elle devait dire Dieu ou Satan.

—On le condamne alors que je rêvais pour lui un avenir royal. N'en parlons plus, René... Mais l'autre!... Cette femme qui sait aussi! tu viens d'entendre: Jeanne d'Albret connaît ce secret... Et celle-là, René, c'est moi qui la condamne! Je la tiens. Je rêve de nettoyer d'un seul coup le royaume que je destine à mon fils. Je rêve de rétablir l'autorité de Rome pour consolider l'autorité de mon Henri. J'ai sondé Coligny; j'ai sondé le Béarnais, j'ai étudié tous ces seigneurs qui encombrent la cour et la ville de leur morgue. René, je te le dis, tous, depuis leur reine jusqu'au dernier gentilhomme, tous ont le germe de la révolte. Ce n'est pas seulement contre l'Eglise qu'ils s'élèvent comme une menaçante barrière; l'autorité royale de France leur pèse; là-bas, dans leurs montagnes, ils ont pris des habitudes d'indépendance, et plus d'un se dit huguenot qui est tout bonnement révolté. René, si je ne détruis pas la réforme, c'est la monarchie elle-même qui sera quelque jour réformée. Commençons donc par frapper à la tête. Jeanne d'Albret, c'est la tête du protestantisme. Jeanne d'Albret connaît mon secret. En la supprimant, je me sauve et je sauve l'Eglise et l'État.

Ayant ainsi parlé, Catherine de Médicis entraîna Ruggieri hors de la tour.

—Ne devions-nous pas examiner les astres? fit celui-ci.

—Cet examen devient inutile. Je sais ce que je voulais savoir.

Ils traversèrent la partie des jardins où ils se trouvaient et parvinrent à un petit bâtiment d'allure élégante, placé à une centaine de pas de la tour. Il se composait d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage. Catherine l'avait fait construire pour servir de logement à son astrologue. C'était une gracieuse maison brique et pierre blanche, avec balcon ventru en fer forgé. Une belle porte cintrée, en chêne orné de gros clous à tête, des fenêtres à vitraux délicats, une façade contre laquelle grimpaient des rosiers touffus, achevaient de donner à cette demeure une apparence de coquetterie.

Ils entrèrent, et, tout de suite après l'antichambre, pénétrèrent dans une pièce très vaste qui occupait toute l'aile gauche du rez-de-chaussée. Sur une grande table étaient déployées des cartes célestes dressées par Ruggieri lui-même; les murs disparaissaient derrière les rayons de chêne qui supportaient des volumes.

La reine et l'astrologue ne s'arrêtèrent que quelques instants dans le cabinet de travail poussiéreux.

—Allons dans ton laboratoire, dit Catherine.

Ruggieri eut un frémissement, mais obéit.

Ils traversèrent à nouveau l'antichambre, et Ruggieri, faisant manoeuvrer trois serrures compliquées, finit par ouvrir, après dix minutes de travail, une lourde porte renforcée de barres de fer.

Derrière cette porte s'en trouvait une autre. Et celle-ci était toute en fer. Elle n'avait aucune serrure. Mais Catherine elle-même ayant appuyé fortement sur un imperceptible bouton, la porte s'ouvrit, ou plutôt s'écarta, laissant de chaque côté la place suffisante pour le passage d'un homme.

La pièce où ils entrèrent alors occupait l'aile droite du rez-de-chaussée.

L'air y pénétrait par deux fenêtres, que d'épais rideaux en cuir, soigneusement tirés, protégeaient contre tout regard qui fût parvenu à percer les vitraux.

Ruggieri alluma deux flambeaux de cire, et la salle apparut alors.

Tout le panneau du fond était occupé par le manteau d'une cheminée assez vaste pour former à elle seule comme une pièce distincte. Sous ce manteau, deux larges fourneaux étaient dressés: à chacun d'eux, aboutissait le bout d'un soufflet de forge. Ils étaient encombrés de creusets de différentes, grandeurs. Cinq ou six tables placées ça et là supportaient des cornues de toutes tailles. Sur une planche, une collection de masques en verre ou en treillis d'acier.

Sur un signe de Catherine, Ruggieri ouvrit une vitrine au moyen de la clef qu'il portait suspendue à son cou, sous son pourpoint.

Catherine se pencha, et murmura:

—Choisissons!... Qu'est-ce que cette aiguille, René, cette jolie aiguille d'or?...

René s'était penché, lui aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque.

Celle de Catherine, à ce moment, était hideuse;, parce qu'elle riait. Au repos, la tête de la reine présentait un caractère de sombre mélancolie qui n'allait pas sans grandeur. Quand elle souriait, elle parvenait à être gracieuse comme au temps de sa jeunesse où son sourire avait été chanté par tous les poètes. Mais quand elle riait d'une certaine façon, elle devenait effrayante.

Quant à Ruggieri, il n'y avait plus ni douleur ni inquiétude sur son visage, où éclatait le sauvage orgueil du savant qui contemple son oeuvre.

—Cette aiguille? dit-il avec un sourire d'affreuse modestie. Cueillez un fruit, madame, par exemple, une belle pêche bien mûre et dorée; enfoncez cette aiguille dans sa chair savoureuse; voyez, l'aiguille est si mince qu'il sera impossible d'apercevoir la trace de son passage dans le fruit. D'ailleurs, le fruit n'en sera nullement gâté, Seulement, la personne qui aura mangé cette pêche sera prise, dans la journée, de nausées et de vertiges; le soir, elle sera morte.

—Ah! ah!... Et ce liquide épais dans ce flacon, ce liquide qui ressemble à de l'huile?

—C'est, en effet, de l'huile, madame. Si, lorsqu'on prépare la veilleuse de Votre Majesté, on mélangeait douze ou quinze gouttes de cette huile à l'huile de la veilleuse. Votre Majesté s'endormirait comme d'habitude sans éprouver ni angoisse ni malaise. Seulement, elle s'endormirait un peu plus viee que d'habitude... et elle ne se réveillerait plus.

—Admirable, René! et cette série de minuscules flacons?

—Tout simplement des essences de fleurs, ma reine. Voici la rosé, voici l'oeillet et voici l'héliotrope; puis, l'essence de géranium; voici la violette; voici l'oranger. Vous vous promenez dans vos jardins avec un ami et vous lui faites remarquer la beauté d'un rosier, par exemple. Votre ami admire et demande à cueillir la rose. Il la cueille et la respire: c'est un homme mort si, la veille, vous avez fait une légère incision sur l'arbuste et si, dans l'incision, vous avez versé dix gouttes de cette essence... Vous pouvez aussi vous contenter de verser une goutte sur la fleur que vous offrirez. Le parfum de la fleur n'est pas modifié puisque chacune de ces essences possède le parfum lui-même.

—Très joli, René! Et ces cosmétiques?

—Ce sont des cosmétiques ordinaires, madame. Voici le noir pour les sourcils et cils; voici le rouge pour les lèvres; voici la pâte pour étendre sur le visage; voici les crayons pour donner de la vivacité aux yeux. Seulement, la femme qui aura employé cette pâte ou ces crayons sera prise, dans les deux jours qui suivront, de violentes démangeaisons à la figure, et bientôt un ulcère se produira, qui ravagera le plus beau visage.

—Ah! ce n'est pas pour tuer, alors?

—Eh! madame, on tue une jolie femme en lui prenant sa beauté.

—Tout ceci est foudroyant, murmura Catherine. Qu'y a-t-il là? de l'eau?

-Oui, madame, de l'eau pure, sans goût, sans saveur, sans odeur, sans parfum, de l'eau qui n'altérera en rien l'eau ou le vin, ou le liquide quelconque avec lequel vous l'aurez mêlée dans la proportion infime de trente à quarante gouttes pour une pinte. Ceci, madame, c'est le chef-d'oeuvre de Lucrèce: c'est l'aqua-tofana.

—L'aqua-tofana! fit sourdement la reine.

—Un pur chef-d'oeuvre, vous dis-je! Vous disiez, non sans raison, que l'effet de tous ces poisons est trop foudroyant. Je comprends qu'il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L'aqua-tofana, limpide comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l'être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s'il a eu l'honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s'en retournera chez lui très bien portant. Ce n'est qu'un mois après qu'il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale; peu à peu, il lui sera impossible de manger; une faiblesse générale s'emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l'enterrera.

—Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.

—Venons-en donc à l'honnête moyenne. Dans combien de temps voulez-vous que... la gêne soit supprimée?

—Il faut que Jeanne d'Albret meure d'ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.

—La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d'ébène.

—Ce livre?

—Est un livre d'heures, madame, livre d'une essentielle utilité entre les mains d'une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d'or et de la reliure d'argent. Il suffit de le feuilleter.

—Mais Jeanne d'Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche?

—Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer... Alors, il arrive que la personne qui s'en sert force le ressort pour fermer et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours une bonne gangrène.

—Non. Ce coffret. Qu'est-ce?

—Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu'il a été ciselé par d'habiles artisans et qu'il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame.

Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d'aussi absolue confiance. Mais il y était habitué.

—Voyez, madame, reprit Ruggieri, l'intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue... Ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d'art, gaufré selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer.

Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d'ambre qui se dégageait légèrement de l'intérieur du coffret.

—Il n'y a aucun danger à respirer ce parfum, reprit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d'une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.

—Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure?

—A défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main?... Je vous offre ce coffret... Vous lui donnez une destination quelconque... Il vous servira à renfermer l'écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s'adapter à votre main. L'écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir.

—Voilà un vrai chef-d'oeuvre, murmura la reine.

Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.

—Oui, dit-il, c'est là mon chef-d'oeuvre. J'ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s'adapter à la peau comme à la tunique de Nessus; j'ai veillé des nuits et des nuits, j'ai failli cent fois m'empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, et non par l'odorat ou par le palais. Dans ce coffret redoutable, j'ai enfermé la mort que j'ai ainsi réduite à l'état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.

—Je le prends! dit Catherine.

En effet, elle referma soigneusement le coffret et s'en empara. Elle le garda un instant dans ses deux mains levées à hauteur de ses yeux, et murmura:

—Dieu le veut!




IV

ORDRE DU ROI

Le lendemain du jour où François de Montmorency retrouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.

Le maréchal sentait son coeur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n'imaginait pas qu'il pût exister au monde rien d'aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu'elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folle une aube d'intelligence. Il voulait croire à la guérison.

Il attachait parfois des regards timides sur Jeanne, et se disait alors:

«Lorsqu'elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage? Est-ce que je n'aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle?»

Et un trouble l'envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu'au temps où il l'attendait dans le bois de Margency.

Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu'un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s'abandonnait à cette joie inconnue d'elle jusqu'ici d'avoir une famille, un nom, un père. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C'était de plus l'un des puissants du royaume.

Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.

Mais n'était-elle pas là, vivante? Et même, lorsqu'ils la considéraient tous les deux, le père et la fille ne remarquaient-ils pas qu'un heureux changement se manifestait dans sa santé? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient rosés; jamais Loïse ne l'avait vue ni aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d'innocent bonheur.

En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l'enlèvement de Loïse s'éteignit.

La nuit qui suivit fut également très calme.

Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d'Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.

Damville passa la nuit dans la rue, et vers l'aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.

Vingt d'entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.

On se préparait évidemment à enfoncer la porte.

La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue? C'est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsque, ayant mis le nez à la lucarne, il vit ces préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient:

—S'ils attaquent, dit-il, nous n'avons plus aucune raison de tenir notre parole; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L'attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte: fuyons!

—C'est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue!

—Ils attaqueront, n'en doutez pas. Qu'en penses-tu, chevalier?

—Je pense que M. le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.

—Ah! ah! Voilà du nouveau! grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le coeur de son fils.

Et le prenant à part:

—Tu veux mourir, hein?

—Oui, mon père.

—Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père?

—Oui, monsieur...

—Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t'échappe!

—Que voulez-vous dire? s'écria le chevalier en pâlissant d'espoir.

—Simplement ceci: as-tu demandé sa fille au maréchal?

—Folie!

—D'accord! Mais enfin, l'as-tu demandée?

—Vous savez bien que non!

—Eh bien, il faut la demander!

—Jamais! Jamais!... Oh! l'affront de me voir refuser!...

—Bon, c'est donc moi qui parlerai pour toi! Or, de de deux choses l'une: ou tu es accepté et tu fais aux Montmorency l'honneur d'entrer dans leur famille. Mort de tous les diables! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache... Je poursuis: ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d'où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu'à ce que le père de Loise m'ait formellement dit: Non!

—Soit, mon père! dit le chevalier qui entrevit là un moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père à la mort.

—Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé: Vous allez partir à l'instant. Nous demeurons ici jusqu'à ce que l'attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.

—Je ne partirai pas d'ici sans vous, dit le maréchal d'une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre, dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures.

Le chevalier tressaillit.

—Nous partirons donc, dit-il.

—Il n'y a plus qu'à attendre», dit Pardaillan père.

L'attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation à l'oeil-de-boeuf, vit un cavalier faire un signe à l'officier. Ce cavalier, bien qu'il fît chaud, était enveloppé d'un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.

L'officier s'approcha, escorté d'un procureur tout vêtu de noir, lequel, tirant un papier d'un étui, se mit à lire à haute et distincte voix:

«Au nom du roi:

«Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes; est déclarée non avenue ladite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan;

«Enjoignons auxdits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté; plus incendie volontaire d'une maison; plus rébellion à main armée;

«Enjoignons aux officiers du guet royal de les prendre morts s'ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus.

«Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.

«En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi.»

L'homme noir remit son papier à l'officier et se retira près du cavalier au manteau, qui demeura immobile.

L'heure de grâce accordée aux rebelles s'écoula promptement.

La rue s'était remplie de monde; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts.

L'heure était passée, l'officier s'approcha de la porte et frappa rudement en criant:

«Au nom du roi!»

Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison et une fenêtre du premier étage s'ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s'éleva dans la rue:

«Les voilà! Les voilà! Ils se rendent!...»

Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda:

—Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer?

—A l'instant même, dit l'officier, si vous ne vous rendez.

—Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.

—Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.

—Nous rendre, c'est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble.

Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l'officier criait encore une fois:

«Au nom du roi!»

Comme aucune réponse ne lui parvenait, l'officier fit un signe et un madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.

Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.

Mais, personne ne s'étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l'escalier était hérissé de barricades diverses.

—C'est en haut qu'il faudra faire le siège, gronda l'officier.

Il fallut deux heures pour déblayer l'escalier.

Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.

A la satisfaction de l'officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.

On pénétra dans les pièces qu'on visita l'une après l'autre, avec toutes les précautions nécessaires.

Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s'étaient retirés dans le grenier.

Mais, lorsque, après bien des hésitations et des sommations réitérées, on se décida enfin à pénétrer dans ce grenier, on n'y trouva que du foin.

Le cavalier poussa alors un cri de rage et, apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la maison voisine, l'enfonça d'un violent coup de pied.

—Ils ont fui par là! rugit-il. Ils m'échappent!

Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l'illustre maréchal de Damville.

—Qu'ordonnez-vous, monseigneur? demanda l'officier.

—Fouillez cette maison!» grinça Damville.

La maison fut fouillée; on n'y trouva personne.

Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s'élança dans la direction du Louvre.

Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.

Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l'hôtel de Montmorency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.

—Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté.

Le chevalier hocha la tête.

—Monseigneur, dit-il, si vous m'en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil...

—Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n'est-elle pas d'exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n'osera vous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir.

Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.

Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s'était retiré dans la chambre qu'il occupait à l'hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal et, voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au coeur:

—Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d'avoir retrouvée, monseigneur.

—Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.

—Puisse-t-elle, s'écria le vieux renard, trouver un mari digne d'elle! Mais je doute qu'il existe un homme digne de posséder une beauté aussi accomplie...

—Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal. Je connais un personnage étrange qui apparaît comme un type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu'on m'a raconté de lui, ce que j'en ai su par moi-même fait que je me le représente comme un de ces anciens paladins du temps du bon empereur Charlemagne. C'est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille.

—Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j'éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serais-je très indiscret si je vous demandais son nom?

—Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies. Vous le verrez, monsieur, car j'espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse...

—Et il s'appelle? demanda Pardaillan.

—Le comte de Margency, répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.

Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein coeur.

Il balbutia quelques mots et, tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.

—Je viens de parler à M. le maréchal, dit-il.

—Ah!... Et vous lui avez dit?

—Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l'onguent. Tu n'auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.

—Ah! Et connaissez-vous cet homme?

—Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C'est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n'en restait plus qu'un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu'au moment où le connétable s'en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué; quelque hobereau l'aura acheté pour avoir le titre de comte.

—Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.

—J'admire ton calme, éclata le routier. Comment! c'est ainsi qu'on te traite, toi!... Et tu ne bondis pas?...

—Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité? Le maréchal pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m'offre une somptueuse hospitalité.

—Chevalier, nous allons partir d'ici.

—Non, mon père.

—Tu dis: non? Qui t'y retient maintenant?

—Le maréchal compte sur nous pour l'escorter jusqu'à Montmorency. Nous l'escorterons, mon père. Et, une fois qu'il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise.

—De par tous les diables! pourquoi M. le maréchal n'appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l'escorter?

—Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais, lors même qu'il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j'ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C'est à moi qu'elle fit appel, à moi seul. Je n'oublierai jamais cette minute. J'étais à mon observatoire de la Devinière... Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l'argent, mon père?

—Trois mille livres. C'est le dernier présent que m'a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d'ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry?

—Et dame Huguette.

—Tu dois à tous les deux?

—Oui, Seulement, c'est de l'argent que je dois à Landry. Et c'est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je paierai l'un avec des écus, et l'autre... ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n'est qu'un écu. Une parole sortie du coeur vaut un trésor. Je chercherai... je trouverai.

—Mais mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L'escorte du maréchal, s'il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.

—Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j'aille faire un tour du côté de la Truanderie.

—Allez donc, mon père, et soyez prudent.

Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête et s'éloigna.

Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s'assit dans un vaste fauteuil qu'on appelait dans l'hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri Il s'y était assis.

Qu'on n'aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous-entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.

Le chevalier était sincère au point qu'il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.

Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans.

Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le coeur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. A défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aidant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s'était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu'il était exceptionnel et digne d'admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d'ambition montaient à son cerveau. L'ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.

Il calculait exactement sa valeur, et nous l'avons vu devant le roi, c'est-à-dire devant un être d'essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et, au fond de lui-même, il s'était effaré de n'avoir pas tremblé devant la majesté royale.

Lors donc qu'il se trouva seul, il n'éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu'il ne lui restait plus qu'à mourir, parce qu'il se jugeait incapable de surmonter l'amour qui avait pris possession de son coeur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s'il en eût éprouvé le besoin.

Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l'admiration de Jeanne d'Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d'Anjou, qui s'était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchal de Montmorency traitait en hôte royal.

Il était si pauvre qu'à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel.

Sincère, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu'il marchait dans une gloire.

Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque, selon les idées de son temps,—de tous les temps!—un gueux ne pouvait épouser une héritière d'immenses richesses.

Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté:

«Quel malheur pour elle! Comment quelqu'un, pourra-t-il jamais l'aimer comme je l'eusse aimée?... Pauvre Loïse!...»

Et après quelques instants de réflexion:

«Je crois bien qu'il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. Si cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s'arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain je rentre à Paris. Et alors, voyons... combien sont-ils? Damville: rude épée. Ce d'Aspremont dont m'a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait six. Je les provoque tous les six à la fois. C'est le diable si à eux tous ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j'aurai de jolies funérailles!

A ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.

Il baissa les yeux et vit que Pipeau s'était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d'une belle humanité.

—Te voilà, toi? sourit-il joyeusement.

Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant:

—Parfaitement! C'est moi! Moi! ton ami! Tu avais l'air de m'oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n'étais pas ton ami le plus fidèle... fidèle jusqu'à la mort!

Voilà ce que dit Pipeau.

Le chevalier posa sa main sur la tête du chien et dit:

—Nous allons donc nous quitter. Pipeau? Ce m'est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j'avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi?...

Le chien avait écouté gravement.

Et sans doute, bien que le discours de son maître fût terminé, il continua à écouter ce que le chevalier pouvait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.

—Pipeau! fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.

Le chien interrogea le chevalier, qui dit:

—Va.

—Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.

—Je vous accompagne, mon père.

—Non pas, mort diable! Le chien me suffira en cas d'attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d'ici.»

Le chevalier fit un geste d'acquiescement, et Pardaillan père s'éloigna, suivi du chien, heureux d'entreprendre seul la besogne d'exploration qu'il avait méditée. Car, sous prétexte d'aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s'assurer que l'hôtel n'était pas surveillé, qu'ils n'avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.

«Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n'arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde. A son âge, j'eusse enlevé la petite, voilà tout. D'ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses? C'est un tour de vieille guerre. Allons, Pipeau, saute sur ton maître!»

Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboi sonore.

A quelle ruse? A quel tour faisait-il allusion?

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraissait parfaitement tranquille, n'ayant rien vu de suspect, descendit jusqu'au bac pour traverser la Seine.

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu'au cabaret de Catho par la même occasion.

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d'espérance.

«Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé?» murmura le digne aubergiste.

—Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris.

—Ah! monsieur, quel malheur! s'écria Landry.

—Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.

L'aubergiste ouvrit des yeux énormes.

—Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J'ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

—Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l'honneur de déjeuner une fois encore dans mon auberge, puisqu'il est sur le point de quitter Paris?

—Très volontiers, mon cher ami. Et d'ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.

—Oh! monsieur, la chose ne presse pas.

—Si fait!

—Puisqu'il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé. Vous m'en aviez vous-même donné l'ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables...

—Pour vous? fit Pardaillan en éclatant de rire.

—Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce monsieur Orthès... Et la deuxième fois... au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue...

—-Oui, j'avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

—En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Lan dry d'un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d'hilarité.

Cependant, on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau, reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l'astuce de ce chien.

Pardaillan se mit donc à table. A l'aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu'il était devenu aux yeux de l'aubergiste un personnage d'importance.

«Hum! grommela-t-il, l'argent est tout de même une bonne chose! Avec de l'argent qu'il me suppose, j'achète à crédit le respect et l'admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j'étais réellement riche!»

A ce moment, Huguette entra dans la salle.

—Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.

Huguette, sans s'étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira:

—Il paraît donc que vous nous abandonnez?

—Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour... pour des pays inconnus. Et, avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler, ici...

—Ah! monsieur! fit Landry avec attendrissement. Et il ajouta: je vais chercher la note.

—Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu'il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu'il vous doit, bien qu'il m'ait annoncé son intention de passer à, la Devinière.

—Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

—Si fait, par la mort du diable! A telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles: «Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n'est pas de l'argent que je lui dois, mais deux bons baisers, en reconnaissance des attentions qu'elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu'il arrive, je ne l'oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.»

—Le chevalier a dit cela? s'écria l'hôtesse, en rougissant.

—Sur ma foi! Et je crois qu'il n'a dit que la moitié de ce qu'il pensait. Aussi, je vais m'acquitter de la commission.

Là-dessus, le vieux routier se leva et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, et dit gravement: «A votre santé, jolie Huguette!»

—Monsieur, fit alors l'hôtesse toute rêveuse, je n'oublierai jamais la bonne pensée qu'a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et, je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis...

—Parlez, ma chère...

—Eh bien! dites-lui bien qu'elle l'aime! fit Huguette avec un soupir.

—Qui cela? s'écria Pardaillan, étonné.

—Celle qu'il aime, la jolie demoiselle... Loïse... Elle l'aime, continua Huguette, j'en suis sûre. J'ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux...

—Ah! ma chère Huguette, vous êtes un ange!...

—Si malheureux que je n'ai pu m'empêcher de le lui dire à lui-même. Répétez-le-lui, et, lorsqu'il sera le mari de Loïse, qu'il se souvienne que c'est moi qui lui ai annoncé son bonheur.

—Corbleu! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah! c'est ainsi?... Ah! bien, voilà qui change diablement les choses!... Vive Dieu!... Que je vous embrasse encore!...

Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas, avec une infinie satisfaction.

Tout a une fin, même les bons déjeuners.

Celui de Pardaillan suit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu'à la dernière goutte, le vieux routier, l'oeil conquérant, reboucla son épée et, mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, accourut, radieux, léger, fendant l'air de ses bras pour arriver plus vite. Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d'une aune. Et, comme pour s'excuser de cette menaçante longueur, l'aubergiste se hâta de dire:

—Dame, monsieur, c'est qu'il y en a long! Et encore, n'ai-je pas marqué les extras.

—Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.

—En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste.

Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l'émotion le fit flamboyer.

«Enfin!» murmura-t-il dans un souffle.

«Le voilà! Le voilà!» tonna à ce moment une voix furieuse.

En même temps, trois personnages, qui venaient d'entrer à l'instant même dans la salle, dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L'auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan, qui touchait la fameuse ceinture, descendit jusqu'à la rapière qu'elle mit au vent.

Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d'épouvante... Pardaillan avait, d'un coup de pied, renversé la table ont toute la vaisselle s'était écroulée.

Huguette s'était enfuie dans la cuisine.

Les trois enragés portaient coup sur coup.

—Cette fois, pas de caution! ricanait l'un.

—Cette fois, pas de quartier! hurlait le second.

Le premier, c'était Maugiron. L'autre, Quélus.

Le troisième, qui ne disait rien, mais qui s'escrimait avec une rage froide, c'était Maurevert.

Ils étaient entrés à tout hasard dans l'auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan.

A défaut du chevalier, ils trouvaient le père et, sans plus de réflexion, s'étant consultés d'un rapide regard, ils le chargèrent.

Pardaillan, affaibli par les blessures qu'il avait reçues rue Montmartre, se contenta d'établir un peu de défensive.

Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.

A chaque coup qui lui était porté, il parait s'il pouvait, ou reculait d'un bond.

La bataille était silencieuse, cette fois. Les trois étaient résolus à tuer le père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout leur sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.

Pardaillan reculait donc. Malheureusement, ses trois adversaires étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle, où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.

Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce.

—Cette fois, nous le tenons, dit Maurevert, les dents serrées.

«Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi, nous ne mourrons pas ensemble!»

A ce moment, il vit une porte s'ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu'il entrevoyait: c'était un sombre cabinet où se trouvait l'entrée de la cave, d'une part, et, de l'autre, l'entrée du long corridor qui aboutissait à la rue.

Les trois assaillants voulurent se jeter a la suite de Pardaillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez.

Ce n'était pas le vieux routier qui avait fermé la porte: c'était Huguette!...

Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.

—Vous! s'écria Pardaillan, qui reconnut Huguette.

—Fuyez! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.

—Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux; routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l'embrassa sur les deux joues. Un pour moi! Un pour le chevalier de Pardaillan.

Aussitôt, il s'élança dans le corridor et, l'instant d'après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.

—Tu ne nous échapperas pas, cette fois! criaient Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.

Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.

—Un marteau! commanda Maurevert.

—Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.

—Vous serez récompensée, ma brave femme.

La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.

Et tous trois s'élancèrent. Mais trop tard! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.

Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.

Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.

—Ah! vociférait Landry, j'espère bien que M. de Pardaillan n'aura plus la pensée de me payer!

—Pourquoi donc? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu'il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille!

—Ouais-! fit l'aubergiste. Toutes les fois qu'il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge!

—Bah! marquez toujours...

Et maître Landry, ayant poussé un soupir, s'assit à une table, commanda qu'on lui apportât de l'encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante:

«Item, un déjeuner complet et bien conditionné. Ci: deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux Beaugency: trois écus. Item, deux flacons de Saumur: deux écus. Item, vaisselle brisée: vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M. de Pardaillan: quinze sols et quatre deniers.

—Donnez, que j'enferme la note, dit Huguette qui avait lu par-dessus l'épaule de son mari.

Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.

Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors:

«Reçu de M. de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M. le chevalier, son fils, de la valeur de quinze cents livres chacun.»

Et elle enferma la note dans l'armoire de sa chambre.

Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l'hôtel de Montmorency, sans avoir fait d'autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires, qui pullulent en ce lieu.

Il souriait dans sa moustache et murmurait:

«Voyons ce qu'il sera advenu de la rencontre que j'ai si habilement préparée!»

A quelle rencontre faisait-il allusion?

On se rappelle que le vieux routier avait d'abord quitté son fils en lui disant qu'il allait à la Truanderie, puis, qu'il était revenu sous prétexte de lui emprunter Pipeau.

Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l'hôtel, jusqu'au moment où il se rencontra avec Loïse.

«Je vous cherchais, dit le vieux routier. Je tenais à vous faire mes adieux.

—Vos adieux! s'écria la charmante enfant qui ne put s'empêcher de pâlir.

—Oui, nous partons, mon fils et moi.

En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d'un mal incurable, le vieux renard marchait dans la direction de la chambre du chevalier.

Loïse le suivait, machinalement, tout émue par la nouvelle de ce brusque départ, le coeur serré par une angoisse inconnue.

Pardaillan ouvrit doucement la porte.

Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.

Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite... Que se passa-t-il en elle à ce moment? A quelle impulsion obéit-elle? Toujours est-il qu'elle entra et, levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda:

—Vous voulez partir?... Pourquoi?

Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura:

—Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle?

—Votre père, d'abord. Vous ensuite... Pardonnez-moi, monsieur... J'ai entendu bien malgré moi... Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir... et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez... et que si vous partez, c'est que vous vous ennuyez... Oh! monsieur quel est ce pays d'où vous ne reviendrez jamais?...

—Mademoiselle...

—Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau? Et pourquoi vous ennuyez-vous?

Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.

Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë.

—De dire que je m'ennuie, mademoiselle, c'est une façon de parler...

—Oh! reprit-elle sous l'impulsion d'un irrésistible mouvement du coeur, est-ce parce que vous êtes ici?...

Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d'une voix ardente:

—Ici... oh! ici... c'est le paradis!...

Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l'esprit et le coeur des jeunes filles, l'illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lis, elle dit:

—Vous ne voulez pas partir... vous voulez mourir...

—C'est vrai.

—Pourquoi?

—Parce que je vous aime.

—Vous m'aimez?

—Oui.

—Et vous voulez mourir?

—Oui.

—Vous voulez donc que je meure?

Ces demandes et ces réponses, rapides et haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d'autre, d'une voix basse. Emportés qu'ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu'ils se disaient. Mais tout était amour entre eux.

Entre eux, il ne put être question de dissimulation. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu'elle aurait pu le cacher ou en rougir, ne l'effleura même pas. Cette fleur de timidité n'eût pas compris la timidité en ce moment.

Ce cri, qu'elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l'expression la plus complète, la plus absolue, de ce qu'elle pensait.

Si le chevalier mourait, elle mourrait.

C'était simple, limpide, lumineux. Il n'y avait rien autour de cela: pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l'amour? Elle ne savait pas. Elle ne savait qu'une chose:

C'est que sa vie s'absorbait sans effort dans la vie du chevalier; c'est que son âme s'incorporait à l'âme de cet homme.

Et maintenant, s'il partait, elle partait.

S'il mourait, elle mourait.

Plus rien au monde ne pouvait les séparer.

—Voulez-vous donc que je meure? dit Loïse.

En même temps, ses yeux bleus, limpides comme l'azur du ciel, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.

Il chancela.

Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et, extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura:

«Je rêve.»

Lentement, elle baissa les yeux; une pâleur de lis s'étendit sur son visage, et elle dit:

—Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime...

Ils étaient tout près l'un de l'autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l'ange s'évanouirait si seulement il lui prenait les mains.

Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura:

—Loïse, je vis puisque vous m'aimez... Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie... Que votre regard se fût abaissé sur moi, c'était une folie... et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s'ouvre devant moi... Mais, la plénitude de la vie, Loïse, vous me l'avez versée...

—Je vous aime...

—Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j'étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule!

Il se tut subitement.

Il était comme dans une épouvante et dans une extase.

Et tous les deux comprirent que toute parole eût été vaine.

Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu'à la porte, s'éloigna, s'évapora pour ainsi dire, et lui demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.

Alors, la réaction se fit dans cette nature si froide en apparence, et si réellement violente.

Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta.

Par la baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.

Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son:

«Maintenant, je suis le maître du monde! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent! O Loïse! Loïse!...»

Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l'hôtel de Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l'hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu'on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.

Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui parut calme et froid, comme à son habitude.

«Allons, songea-t-il, il ne s'est rien passé. Heureusement que j'apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette!»

Et, tirant son fils à part, il lui annonça qu'une vingtaine de truands se trouvaient aux abords de l'hôtel, prêts à escorter le maréchal, sans même qu'il s'en doutât.

Le signal du départ fut alors donné par le maréchal. On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche, pour rejoindre la route de Montmorency.

Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.

Le maréchal se plaça à la portière de droite; le chevalier à celle de gauche; le vieux Pardaillan prit la tête; derrière, venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.

Ces sortes d'escorte, traversant Paris dans un appareil formidable, n'étaient alors nullement rares; nul ne fit donc attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.

—On ne passe pas! dit à ce moment une voix...

Et l'officier qui commandait le poste s'avança.

—Qu'est-ce? demanda le maréchal en pâlissant.

L'officier le reconnut à l'instant, et, le saluant:

—Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.

—Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cette heure!

—Pardon, monseigneur, elle est fermée; voyez, le pont est levé.

Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte et vit, en effet, que le pont était levé!

—Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute...

—Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.

—Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain?

—Demain, elles ne seront pas ouvertes, monseigneur; ni demain, ni les autres jours...

—Mais, s'écria le maréchal avec plus d'inquiétude encore que de colère, c'est une tyrannie cela!

—Ordre du roi, monseigneur!...

—Eh quoi! On ne peut plus sortir de Paris ni y entrer?...

—Pardon, monseigneur: il est facile d'y entrer et d'en sortir. On n'empêche personne d'entrer. Et, quant à sortir, il n'y a qu'à se procurer un laissez-passer de M. le grand prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et, si monseigneur le désire...

—Inutile, dit le maréchal.

Et il donna l'ordre du retour.

«Ordre du roi! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il? Moi? Quelle apparence y a-t-il?...»

Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Paris, avec Jeanne d'Albret, le roi Henri de Navarre et l'amiral Coligny.

François de Montmorency demeura persuadé qu'il s'agissait d'une mesure de police prise sans autre intention contre les huguenots.

Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l'hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avais mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main, à l'un des cavaliers de l'escorte. Il voulait en avoir le coeur net, et son intention était d'interroger l'officier.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu'il inventerait pour forcer l'officier à parler, lorsqu'il vit l'un des soldats du poste s'éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.

Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu'il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat. Il l'aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.

—Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière. Une bouteille de vin frais serait la bienvenue?

—La bienvenue, mon gentilhomme.

—Voulez-vous en boire une avec moi, à la santé du roi?

—Je veux bien, par ma foi.

—Entrons donc dans ce bouchon...

—Pas maintenant.

—Pourquoi pas maintenant, puisque c'est maintenant que nous avons soif?

—Parce que j'ai une commission à faire.

—Où cela?

Du coup, le soldat commença à regarder de travers l'acharné questionneur. A ce moment, le regard de Pardaillan s'accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justaucorps et dont un bout dépassait.

—Ah ça, mon gentilhomme, qu'est-ce que cela peut bien vous faire? reprit le soldat.

—Rien du tout. Mais, si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez...

—C'est juste. Eh bien, je vais au Temple.

Pardaillan tressaillit. Il continua de marcher quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.

—Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise?... Vous portez une lettre à l'hôtel de Mesmes.

—Comment le savez-vous? s'écria le soldat stupéfait.

—Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps; elle va tomber, prenez garde.

En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce et l'index le bout du papier qu'il tira. Rapidement, il jeta un coup d'oeil sur la suscription. Elle était ainsi libellée:

A monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel.

Pardaillan jeta un coup d'oeil autour de lui. Ils se trouvaient dans la rue Saint-Antoine, pleine de passants. A vingt pas, arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n'y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu'elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.

Ils se remirent en marche. Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d'une semelle, le soldat devenu très méfiant.

—Excusez-moi, mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, cette lettre doit arriver le plus tôt possible.

Là-dessus, le soldat prit le pas de course.

Mais il avait affaire à plus entêté que lui: Pardaillan se mit aussi à courir.

—Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres?

—Non! fit le soldat, en précipitant sa course.

—Cinq cents! reprit Pardaillan.

—Laissez-moi! monsieur, ou j'appelle!

—Mille!...

Le soldat s'arrêta court et devint cramoisi.

—Que me voulez-vous? dit-il d'une voix tremblante.

—Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.

—Pour mille livres, je serais pendu. Allons donc!

—Oh! oh! C'est donc bien grave, ce que vous portez?

En ce cas, je vous offre deux mille livres.»

Le soldat chancela. Pardaillan reprit rapidement:

—Nous entrons au premier cabaret et, tandis que vous videz une bonne bouteille, je décacheté la lettre, je la lis, puis je remets le cachet en place. Personne ne saura.

—Non, murmura le soldat d'une voix sourde; mon officier m'a dit que je serais pendu si la lettre s'égarit!...

—Imbécile! Qui te parle de l'égarer?... Trois mille livres! dit Pardaillan.

Et, prenant le soldat par le bras, il l'entraîna au fond d'un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes.

Il pâlissait, il rougissait.

—Est-ce bien vrai?» murmura-t-il quand ils furent installés devant une bouteille.

Pardaillan vida sa ceinture et dit:

—Compte!

Le soldat, ébloui, étouffa un rugissement. Jamais il n'avait vu tant d'or. C'était une fortune qu'il avait là devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan et, sans compter, remplit d'or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte et disparut. Pardaillan haussa les épaules et, tranquillement, décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.

Elle contenait ces mots:

«Monseigneur, une voiture de voyage fermée s'est presentée à la porte Saint-Antoine, escortée par une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m'avez signalés. Je fais suivre la voiture qui, je suppose, regagne l'hôtel de Montmorency. J'ose espérer, monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n'oublierez pas celui qui vous envoie cet avis.»

«Ah! ah! fit Pardaillan. Je sais maintenant ce que signifie l'ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris!...»

Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l'hôtel de Montmorency.

Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billets qu'il y avait de portes à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots: «Rien de nouveau» ou bien: «Le maréchal ne s'est pas présenté pour sortir», ou bien encore: «Les personnes signalées ne sont pas venues.»

Seul, le poste de la porte Saint-Antoine n'envoya aucun rapport.

Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX, usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois la charge d'inspecter les portes de Paris. Il n'avait pas eu de peine à démontrer que, dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.

Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.

A l'hôtel de Montmorency, l'existence s'écoulait sans incident. Il avait été convenu qu'on resterait enfermé sans vaine tentative. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées et, à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.

Une quinzaine de jours s'écoulèrent ainsi.

Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.

Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l'hôtel lorsque, dans la loge du suisse, il aperçut quelqu'un qu'il reconnut immédiatement: c'était Gillot, le digne neveu de l'intendant de Damville.

—Que viens-tu faire ici? gronda-t-il.

—Monsieur l'officier, je viens... j'expliquais justement...

—Tu viens m'espionner, misérable!...

—Ecoutez-moi, de grâce! balbutia Gillot.

—Point d'affaires! Je vais te couper les oreilles.

Gillot se redressa et, très digne, prononça:

—Je vous en défie bien, par exemple!

En même temps, il retira un bonnet qui couvrait sa tête jusqu'à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait:

Gillot n'avait plus d'oreilles!...

—Vous voyez bien, monsieur, que vous ne sauriez me couper ce que je n'ai plus.

—Mais qui t'a ainsi arrangé?

—Mon oncle lui-même! Oui, monsieur!... Lorsque Mgr de Damville a su que j'avais trahi son secret parce que j'avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle: «C'est bon! Coupez-les-lui!...» Alors, mon oncle, que je n'eusse jamais cru capable d'un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et, tout évanoui que j'étais, m'a ensuite fait porter hors de l'hôtel. Une femme m'a relevé, m'a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition.»

—Tiens! tiens! pensa le vieux Pardaillan.

—Prenez-moi, monsieur. Vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être mieux que vous ne croyez. Et, contre mes services, je ne vous demande qu'une chose.

—Laquelle? Voyons.

—C'est de m'aider à votre tour à me venger de Mgr de Damville qui a donné l'ordre de me couper les oreilles, et de mon oncle qui a exécuté cet ordre.»

«Voilà un animal qui me paraît animé d'excellentes intentions et qui pourra nous être utile», songea Pardaillan qui ajouta:

—Eh bien, c'est dit; je te prends à mon service.

Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s'il l'eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s'enfonçait déjà dans l'hôtel.

Gillot le suivit en murmurant entre ses dents:

«J'espère que mon oncle Gilles sera content de moi!»

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