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Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

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XVII

LE MOINE

Vingt minutes s'écoulèrent. Les rafales qui mugissaient autour de la vaste église, dans le cloître, donnaient plus de profondeur au silence de l'intérieur. Car la tempête qui avait menacé toute la soirée, paraissait alors sur le point d'éclater.

Onze heures sonnèrent.

Puis la demie.

A ce moment, un homme s'approcha du maître-autel et d'une main tremblante, alluma quatre cierges, deux à droite, deux à gauche du tabernacle. Cet homme était blême. Il vacillait sur ses jambes. Il se retourna et vit la reine prosternée dans une attitude de recueillement.

—Madame..., balbutia-t-il.

Et, comme elle ne répondait pas, il la toucha à l'épaule et murmura:

—Catherine!...

La reine releva la tête; cette tête était effrayante.

—René, demanda la reine dans un souffle, tout est-il prêt?

Ruggieri joignit les mains:

—Madame, dit-il d'une voix sourde, ceci est un rêve atroce. Oh vous lui ferez grâce, n'est-ce pas? Grâce, ma reine! Pitié pour mon fils!

La reine s'était mise debout.

—René, dit-elle, par le Dieu vivant qui nous écoute, je te jure que j'ai aujourd'hui voulu le sauver... J'ai interrogé Alice... j'ai surpris la vérité... Elle est terrible, cette vérité! Non seulement Déodat sait qu'il est mon fils, mais il s'en vante! Alice de Lux connaît le secret.

Et comment le saurait-elle, s'il n'avait parlé?... Qui sait ce qu'à eux deux ils pourraient faire de ce secret si je les laissais fuir?... Non, René, il n'y a pas de pitié possible. Et, toi-même, ne l'as-tu pas condamné? Ne l'as-tu pas vu mort, le sein percé?

—Ce fut une vision de mon esprit malade, dit Ruggieri, dont les dents claquaient. Grâce, madame!... Tenez... je partirai avec eux... je les surveillerai...

—Tais-toi, René... Voici le signal... là... à cette porte...

—Non! c'est le tonnerre qui gronde!

—Va ouvrir, te dis-je!...

—Catherine!... Quoi!... le sang de votre sang! La chair de votre chair! Vous n'en aurez pas pitié!...

La reine se pencha, saisit l'astrologue par le bras et, comme dans ce moment ses forces étaient décuplées, d'un mouvement irrésistible, elle le releva.

—Misérable! gronda-t-elle, veux-tu donc que je sacrifie honneur, gloire, puissance, royauté, à ta faiblesse indigne? Prends garde toi-même!

Ruggieri leva les bras vers les voûtes obscures.

—Va ouvrir! commanda la reine.

Titubant, se heurtant aux grilles du choeur, aux aspérités des piliers massifs, il gagna la porte et ouvrit. Un homme, un moine, lui apparut.

Son capuchon était rabattu sur ses yeux.

Le moine entra. Il se retourna vers Ruggieri qui, hagard, les cheveux hérissés, le regardait de ses yeux fous.

—Où dois-je aller? demanda lentement le moine.

Ruggieri étendit le bras vers le maître-autel et, d'une voix rauque, sans expression humaine, gronda:

—Là!... C'est là qu'elle t'attend!... Va... bourreau!...

Le moine tressaillit longuement.

Ruggieri, les yeux tournés vers lui, recula, le bras tendu, et franchit la porte. Alors, le moine entendit une plainte déchirante que couvrait le roulement d'un coup de tonnerre, et, à la lueur de l'éclair, il vit l'homme qui s'en allait, se sauvait en trébuchant, les deux poings dans ses cheveux, grondant de sourdes imprécations.

Alors il ferma lui-même la porte et, laissant retomber son capuchon sur ses épaules, se dirigea vers le maître-autel.

Catherine le vit venir sans faire un pas à sa rencontre.

—Cest bien, marquis de Pani Garola. Fidèle au rendez-vous. Fort dans l'amour. Fort dans la mort. Soyez le bienvenu.

Panigarola tourna la tête vers la porte qu'il venait de fermer et songea:

«Pourquoi cet homme m'a-t-il appelé bourreau?...»

—Marquis, dit la reine, vous avez tenu parole. Grâce à vous, Paris est en ébullition. Grâce à vous, les paroisses sont autant de foyers d'incendie. Il n'y manque que l'étincelle qui mettra le feu à tant de passions. Merci mon révérend... A moi de tenir ma parole. Ici, dans un instant, vous allez voir celle que vous aimez...

—Alice! frémit le moine dans un frisson de tout son être.

—Elle est à vous! Emmenez-la, marquis. Je vous la donne. Et quant au rival, l'homme exécré, voici pour le tuer!....»

La reine tendit au moine un papier plié en quatre

—La lettre d'Alice! rugit Panigarola en saisissant le papier. Ah! je comprends! Ah! vous êtes grande et terrible!... Oui, il l'aime, il l'adore, et cette lettre peut le tuer plus sûrement qu'une balle au coeur!

—Ainsi, nous sommes d'accord?... Vous montrez la lettre a Marillac?... Vous la lui faites lire?

—Oui, oui!...

—Et alors, vous emmenez Alice. Ce sera à vous de la consoler... elle ne demande qu'à vous croire... je l'ai interrogée, marquis... soyez sûr qu'elle ne vous hait pas! Une voiture vous attend... Vous l'avez vue, je pense?

—Mais lui! lui! Il va donc venir ici?...

—Il va venir. Là est l'essentiel. Et si, malgré la lettre, il veut garder Alice pour lui? S'il la veut infâme et couverte d'opprobre comme vous allez la lui montrer? Si son amour survit à cette révélation, comme votre amour à vous a survécu à ses trahisons?...

—Madame! Madame! râla le moine.

—Il faut tout prévoir, poursuivit Catherine d'une voix effroyablement calme. Si Marillac vous dispute Alice...

D'un geste violent, le moine écarta sa robe.

Sous cette robe, il apparut vêtu en gentilhomme, d'un costume d'une rare magnificence. Il apparut «tel qu'il était jadis, l'élégant marquis au pourpoint de soie, à la collerette de dentelles précieuses, une chaîne d'or au cou, une forte dague à la ceinture.

Farouche, il tira la lame courte, épaisse, trapue et, d'une voix sifflante, haleta:

—Voilà qui décidera!




XVIII

LES FIANCÉS

Panigarola referma sa robe, rabattit son capuchon et s'agenouilla... Catherine le contempla un instant avec un sourire aigu. Puis elle se dirigea vers la porte par laquelle était entré le moine.

Il était à ce moment près de minuit.

Elle entendit le roulement d'un carrosse et ouvrit elle-même Le carrosse s'arrêta. Trois femmes en descendirent. L'une d'elles était Alice de Lux, pâle, vêtue de blanc. Elle eut comme une hésitation, puis entra. Les deux autres femmes remontèrent alors dans le carrosse qui s'éloigna aussitôt.

L'espionne, en pénétrant dans l'église, demeura un instant palpitante, interrogeant les ténèbres que les quatre flambeaux du maître-autel, là-bas, tout au loin trouaient de leurs lumières blafardes.

Mais une main saisit sa main; une voix murmura à son oreille:

—Mon enfant, vous voilà donc?...

Alice reconnut alors la reine.

—Vous le cherchez, n'est-ce pas? reprit Catherine. Patience... il va venir...

—Comme vous êtes bonne, madame!...

—As-tu vu la voiture qui doit vous emmener?...

—Je n'ai pas remarqué, madame! Mais je ne vois pas... le prêtre... Quoi! personne dans cette église?...

—Patience! te dis-je...

—Voici minuit qui sonne, madame.

—Oui. Et voici ton fiancé, dit la reine.

En effet, comme le premier coup de minuit résonnait, le signal fut frappé à la porte, du dehors. Alice, palpitante, allongea le bras pour ouvrir. La reine retint ce bras, d'un geste rude.

—C'est moi qui ouvre! gronda-t-elle.

Alice demeura toute saisie. Et, de fait, c'était étrange que la reine fût postée à cette entrée de l'église, qu'elle n'eût pas commis le soin d'ouvrir à quelque domestique; qu'elle-même, de ses mains royales, s'occupât de cette besogne.

Elle apparut à la malheureuse affolée comme une horrible araignée embusquée au centre de la toile qu'elle avait tendue.

«Ce n'est pas Marillac», songea-t-elle éperdue.

Elle se trompait: c'était bien Marillac!

La reine ayant ouvert, inspecta les abords de l'église pour s'assurer que le comte était venu seul.

—Quoi! demanda la reine, vous n'avez pas amené avec vous deux ou trois amis?

Marillac, reconnaissant la reine fut frappe d'étonnement. Il s'inclina avec une profonde émotion. Ah cette reine qui attendait à la porte, qui lui ouvrait elle-même! Quelle autre qu'une mère lui eût donné une telle preuve d'excessive bienveillance!

—Madame, dit-il, Votre Majesté oublie qu'elle m'a ordonné de venir seul... Cependant, je dois l'avouer j'avais résolu de me faire accompagner de celui qui est pour moi plus qu'un ami... mais le chevalier ne sera libre que demain matin...

—Oui, oui, interrompit vivement Catherine.

Elle ferma la porte et un soupir de joie terrible s'exhala de sa poitrine.

Les deux fiancés s'entrevirent dans l'ombre, se reconnurent plutôt qu'ils ne se virent; à l'instant, leurs mains s'enlacèrent et ils oublièrent l'univers...

D'instinct, ils marchèrent vers le maître-autel, attirés par les quatre étoiles qui brillaient faiblement.

La reine marchait derrière eux, les couvant de son regard funèbre.

Les fiancés s'arrêtèrent au pied de l'autel.

Alice murmura:

—Je ne vois pas le prêtre qui doit nous unir... Serait-il en retard?

Catherine s'avança vers Panigarola prosterné, le toucha à l'épaule et dit:

—Voici celui qui va vous unir...

Le moine se releva lentement, découvrit son visage et se tourna vers les fiancés...




XIX

LES RIBAUDES

En cette même soirée du lundi 18 août, la vieille Laura était seule dans la petite maison de la rue de la Hache.

A huit heures, selon le rendez-vous convenu avec Alice Marillac était arrivé.

—Alice? demanda-t-il.

—Retenue par la reine jusqu'à minuit. Elle m'a chargée de vous attendre. Que doit-il se passer. Seigneur Jésus? Jamais je n'ai vu Alice aussi radieuse.

Marillac sourit.

—Elle m'a dit de vous prévenir... attendez donc que je me rappelle bien ses paroles... Mon Dieu, la chère entant, comme elle est heureuse!...

—Voyons, fit doucement le comte, rappelez-vous

—J'y suis!... Voici: vous êtes attendu au premier coup de minuit, pas avant, pas après, où vous savez...

—C'est bien...

—Vous savez donc? reprit Laura en joignant les mains. Oh! que je voudrais savoir, moi aussi!

Vous saurez demain matin, je vous le promets... Allons, adieu, ma bonne dame!...

—Dieu vous conduise, monsieur le comte!

Le comte de Marillac jeta un regard attendri sur cette pièce paisible où si souvent il avait vu celle qu'il aimait, fit un geste d'adieu et disparut.

La vieille Laura l'avait accompagné jusqu'à la porte du jardin en le comblant de bénédictions émues. Puis elle était rentrée, s'était enfermée soigneusement et, s'étant assise, elle se mit à attendre.

Neuf heures sonnèrent.

Alors, elle grommela:

«Je crois qu'il ne reviendra plus maintenant. Quant à elle... elle est en bonnes mains.»

Elle se leva, inspecta tout d'un coup d'oeil et murmura en souriant:

«E finita la commedia. Je commençais à m'ennuyer. Ouf! c'est fini. Me voici libre. Voyons, que vais-je faire? Eh! pardieu! c'est bien simple. Chercher dans Paris quelque bonne petit auberge où je puisse passer trois au quatre jours inaperçue. Puis, me mettre en route, gagner l'Italie à petites journées... et là, nous verrons, je suis riche!»

Elle monta dans la chambre d'Alice, dont elle défonça la serrure en deux coups de marteau.

Là, sur le lit, Alice avait le matin même rassemblé tout ce qu'elle voulait emporter: une sacoche et un coffret.

Le coffret contenait les lettres qu'elle avait reçues de Marillac: Laura les jeta tranquillement au feu et elle ouvrit la sacoche. Ses yeux jetèrent un double éclair, sa bouche édentée grimaça un sourire.

La sacoche contenait les bijoux d'Alice et une trentaine de rouleaux d'écus d'or—toute sa fortune!

«Il y a bien là pour trois cent mille livres de bijoux et d'or, murmura la vieille, toute pâle. Avec ce que m'a remis la reine...

Un coup violent retentit au-dehors.

Laura, d'un souffle, éteignit le flambeau qui l'éclairait et, dégainant un poignard, elle se posta derrière la porte.

«Qu'elle entre! gronda-t-elle. Tant pis, je la tue! J'en ai assez! La reine m'a dit que tout serait fini cette nuit!»

Le même coup violent se renouvela et un long gémissement traversa la maison.

Laura, alors, respira:

«Suis-je sotte! C'est ce contrevent qui vient de se rabattre...»

Alors, à la hâte, elle empila dans la sacoche les bijoux et les rouleaux d'or qu'elle en avait extraits. Elle courut à sa proche chambre, revint avec un petit sac.

«Quarante mille livres! murmura-t-elle avec une moue de dédain. Voilà ce que me donne la grande Catherine pour tant de bons et loyaux services. C'est maigre. Heureusement, je me rattrape!»

Elle engouffra les quarante mille livres dans la sacoche qu'elle referma solidement.

Puis elle jeta un manteau sur ses épaules, sortit, ferma la porte du jardin, jeta la clef par-dessus le mur et s'éloigna aussi rapidement que le lui permettait le poids de sa sacoche.

Une ombre se détacha d'une encoignure voisine et se mit à la suivre.

Il était alors neuf heures et demie.

Les rues étaient désertes et noires; des nuages bas passaient en courant au-dessus des toits aigus; le couvre-feu avait sonné; les auberges et hôtelleries étaient fermées...

Laura ne s'apercevait pas qu'elle était suivie.

Elle allait au hasard, connaissant assez peu Paris, d'ailleurs: depuis l'époque où elle était venue, elle n'avait guère quitté la rue de la Hache. Enfin, elle se trouva complètement égarée.

Par moments, elle entrevoyait des ombres qui se mouvaient autour d'elle. Elle entendait des chuchotements. Peut-être l'homme qui la suivait parlait-il à ces gens... Peut-être... car, à diverses reprises, les ombres, qui avaient paru vouloir l'arrêter, s'écartèrent.

Alors elle frissonnait de terreur et hâtait le pas...

«Insensée que j'ai été! grondait-elle, de quitter la maison avant le jour, puisque Alice ne doit plus y revenir!... Oui, mais si la reine m'avait menti!... Si elle était revenue!...»

Et ses doigts s'incrustaient sur la sacoche.

A un moment, elle s'arrêta haletante: elle se trouvait dans une rue étroite et venait d'apercevoir un peu de lumière filtrant entre les jointures d'une porte.

Un large éclair déchira l'obscurité, inonda la rue d'une lumière livide. Et, à cette lueur, Laura entrevit une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte en grinçant au vent.

L'enseigne représentait deux Maures attablés, buvant et causant.

«C'est une auberge!» gronda-t-elle.

Et elle s'élança vers la porte.

A cet instant, elle se sentit saisie par deux bras vigoureux et renversée sur la chaussée, tandis qu'une main rude s'appuyait sur sa bouche pour l'empêcher de crier.

Laura était vigoureuse. Elle se raidit dans un désespoir furieux.

—Diable! diable! grommela une voix avinée, on fait la méchante! A bas les pattes! En voilà une enragée!...

La vieille mordit la main qui s'appuyait sur sa bouche; cette main se retira; Laura se mit à hurler:

—A moi! Au guet! Au meurtre!

Le dernier cri s'étrangla dans sa gorge; la main qui s'était retirée de sa bouche venait de s'incruster sur son cou, les doigts s'y enfonçaient... et cette tenaille serrait d'un mouvement lent, d'une pression savante...

Laura se débattit quelques instants encore.

Et, tout à coup, la vieille espionne se tint immobile, sa tête roula sur son épaule, ses ongles s'implantèrent dans la boue de la chaussée.

Elle était morte.

Le truand la palpa, la retourna en grommelant.

Lorsque le truand eut trouvé la sacoche, il la soupesa, et un sourire de satisfaction balafra son visage, comme les éclairs balafraient le ciel noir.

Alors il saisit la vieille, la rangea proprement le long d'un mur.

«Là! grogna-t-il, me voilà en paix. Ah! ah! en voilà une qui ne parlera plus jamais!»

Pourtant, si cuirassé qu'il fût, le truand ne put échapper à cette rêverie spéciale qui s'appesantit sur le meurtrier.

Il demeura là une minute, arrangeant le cadavre contre le mur de façon qu'il ne pût être mouillé par le ruisseau du milieu de la ruelle.

«C'est drôle, songeait-il. Ce matin encore pauvre comme Job, me voici riche ce soir. Riche! Que de fois j'ai souhaité la richesse! Par les tripes du diable, il y a quarante mille livres là-dedans, et je n'en suis pas plus joyeux... Au fait, y sont-elles, les quarante mille livres!... Si je sais bien compter, c'est mon seizième cadavre, depuis que j'exerce la digne profession de tueur aux gages... Seize cadavres!... Bah! je tue on me paie, et tout est dit...»

Le bandit frissonna. Peut-être tout n'était-il pas dit dans cette conscience obscure.

Il continua son monologue, attendant un nouvel éclair pour voir une dernière fois la vieille, peut-être par cette terrible curiosité du criminel, ou peut-être simplement pour s'assurer qu'elle était bien morte.

Il était accroupi, regardant de ses yeux hagards, et il songeait:

«Ce matin donc, je vois entrer l'homme dans ma cassine. Il cachait bien son visage... mais je connais tous les visages de Paris, moi! Suffit, le seigneur astrologue ne voulait pas être reconnu; soit: ni vu, ni connu! Monseigneur Ruggieri, on est discret dans mon métier. L'homme me dit: combien pour une vieille femme?—Cinq écus de six livres, ce n'est pas trop. Voici les cinq écus. Tu iras rue de la Hache, au coin de la rue Traversine, tu attendras devant la maison; il y a une porte verte. Vers huit heures, la femme s'en ira. Tu la suivras. Mais, pour la frapper, tu attendras qu'elle soit loin, très loin de la maison. Compris, n'est-ce pas?—Compris, par les boyaux du diable!—Bon, qu'il me dit encore. Maintenant, écoute bien. Si tu n'exécutes pas bien la chose, si tu frappes mal, si la femme en revient, tu seras pendu. On te connaît, mon brave, et on a l'oeil sur toi.—Paix, monseigneur! La besogne sera faite et bien faite!—Alors, écoute: ce n'est pas cinq malheureux écus que tu auras gagnés: la femme aura sur elle au moins quarante mille livres; c'est pour toi!...»

Le truand souffla fortement et tâta le cadavre.

«Hum! elle se refroidit déjà, grogna-t-il... Quelle journée! Il me semblait que jamais le soir ne viendrait!... Il est venu pourtant! Et la vieille est bien sortie de la maison à la porte verte! Et je l'ai suivie! Et la voilà morte!... A moi les quarante mille livres!»

Un éclair, à ce moment, illumina la face convulsée du cadavre.

Le truand se releva.

«Pas de danger qu'elle en revienne, monsieur l'astrologue!... Entrons là, j'ai soif...»

Il frappa d'une façon spéciale. La porte s'entrouvrit. Le truand entra et alla s'asseoir dans un coin obscur, la sacoche sur ses genoux, sous la table.

Il parvint à entrouvrir la sacoche, y plongea la main, tâta les rouleaux d'écus, sentit les pierres sous ses doigts.

«Bon. Les quarante mille livres y sont. Cornes d'enfer! Pourquoi ne suis-je pas plus joyeux?...»

Qu'eût dit le truand s'il eût connu la véritable fortune que renfermait la sacoche?...

Peu nous importe, au fond.

Cette sinistre silhouette, apparue un instant, disparaît de notre récit sans que nous sachions si nous la retrouverons plus tard. C'est une ombre qui passe; nous l'avons noté pour le geste tragique inspiré par Catherine, qui avait toutes les prudences.

Le truand, ayant vidé plusieurs flacons, paya et s'en alla sans bruit.

Mais, puisque nous venons de pénétrer dans le cabaret des deux-morts-qui-parlent, jetons-y un coup d'oeil.

Il y avait nombreuse société, surtout composée de femmes, dans ce que Catho appelait la grande salle.

Catho était sujette aux hyperboles et exagérations. En vente, cette «grande salle» était assez étroite. Elle contenait cinq tables. A chaque table, il y avait trois ou quatre buveurs, truands et ribaudes, physionomies féroces ou abêties, gens de sac et de corde, qui composaient la clientèle nocturne du cabaret.

En effet, l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, fréquentée le jour par des bourgeois et des soldats, devenait, la nuit, un véritable repaire. Catho ne s'était jamais senti le courage de refuser l'hospitalité à ses anciennes connaissances.

Il en résultait que cette salle avait, le jour, l'aspect du plus honnête cabaret qui fût dans le quartier, et, la nuit, l'apparence d'une véritable caverne où se réfugiaient des gens poursuivis par le guet, des ribaudes qui attendaient la bonne fortune.

A cette heure tardive, Catho n'était pas couchée encore. Elle était attablée dans un étroit cabinet, attenant à la salle publique, et causait avec deux jeunes femmes.

Ces deux femmes étaient entrées vers dix heures dans le cabaret, et, comme cette visite s'enchaîne étroitement à divers incidents de l'histoire que nous racontons, il est intéressant que nous reprenions du début la conversation qu'elles eurent avec Catho.

Lorsqu'elles pénétrèrent dans la salle, Catho s'avança à leur rencontre en disant:

«Vous voilà donc, mes toutes belles? Plus d'un mois qu'on ne vous a vues... Sûrement, vous avez quelque chose à me demander...

—C'est vrai, Catho, c'est vrai. Nous avons quelque chose à te demander, fit l'une des deux femmes.

—Et c'est grave, ajouta l'autre.

—Bon, bon, entrez là, dit Catho en les poussant vers le cabinet. Vous êtes toujours à court, et vous ne me rendez jamais. Toi, la Roussette, tu as encore mon beau collier de verroterie bleue que je te prêtai pour faire la conquête de ce beau capitaine, et toi, Pâquette, tu me dois Je ne sais plus combien d'écus... Vous êtes deux paniers percés...

—Mais aussi, comme nous t'aimons!

—Ah! jeunesse, jeunesse! Vous ne voulez pas mettre un sol de côté... S'il vous arrivait pourtant ce qui m'est arrivé à moi! Si vous perdiez votre beauté du diable!

Elles entrèrent dans le cabinet, tandis que la maîtresse du cabaret s'occupait de divers clients. Enfin, la digne Catho vint rejoindre ses préférées avec un flacon de vieux vin et quelques tartelettes.

Elle aimait la Roussette et Pâquette justement à cause des défauts qu'elle leur reprochait.

La Roussette, la plus hardie des deux, prit la parole, sur un coup de coude que lui donna Pâquette.

—Voilà, dit-elle, Pâquette et moi, nous sommes invitées à une fête...

—Pour quand? fit Catho souriante.

—Pour dimanche... Tu vois que nous avons le temps de nous préparer... surtout si tu nous aides.

—Et en quoi puis-je vous aider, friponnes? Il vous faut quelque collier, quelque ceinture?

—Eh bien, pas du tout, Catho. Il faut que nous soyons décemment vêtues, comme des bourgeoises, si j'ose dire. Dame... il y aura à cette fête des juges, des prêtres, sans doute... et lors, comprends-tu? Pâquette et moi, nous avons passé la journée à examiner nos robes... Toutes bonnes pour notre métier... corsages ouverts... ceintures éclatantes: non, il n'est pas possible que nous allions ainsi vêtues à cette fête. Et pourtant nous voulons y aller... Ecoute, Catho, il faut que d'ici à dimanche, et même samedi soir, tu nous aies habillées...

Catho leva les bras au ciel:

—Mais enfin! s'écria-t-elle, qu'est-ce donc que cette fête où doivent paraître des juges et des prêtres et où vous ne pouvez paraître avec ces robes, qui pourtant vous vont à merveille?

—Ah! Catho, si tu savais! fit timidement Pâquette.

—Un mariage, peut-être? Ou bien un feu de joie!

—Non pas, Catho: nous sommes invitées à voir questionner.

Catho demeura stupéfaite.

La Roussette et Pâquette, d'un signe de tête répétèrent que c'était bien vrai.

—Et cela vous amuse? s'écria la digne cabaretière Voir souffrir un pauvre diable, l'entendre crier merci... Moi, j'ai vu rouer une fois, et j'en frémis encore lorsque j'y songe.

—Que veux-tu, dit la Roussette, moi je ne voulais pas. Mais Pâquette veut voir. Et puis si nous n'y allions pas, M. de Montluc, qui est fort généreux, mais aussi fort brutal, nous en voudrait...

—Ah! c'est M. de Montluc qui vous invite à voir torturer? Le gouverneur du Temple?

—Oui-da, Catho. Tu vois que le personnage est d'importance.

—Et où devez-vous voir la question?

—Au Temple même. Nous serons cachées dans un cabinet proche de la chambre des questions. Car il ne faut pas qu'on nous voie. Mais, enfin, si on nous voit, nous devons passer pour des parentes du patient venues pour l'assister.

—Ah! bon... Mais, à votre place, je n'irais pas...

—Catho, ma bonne Catho, tu veux donc nous faire un gros chagrin? fit Pâquette.

—Et nous faire perdre la clientèle de M. de Montluc!

—Et nous attirer sa colère!

—Eh bien, soit! s'écria Catho vaincue. Je vous aurai tout ce qu'il faut.

—Pour samedi?

—Pour samedi soir, c'est entendu!

Les deux ribaudes battirent des mains et embrassèrent la digne aubergiste.

—Mais, reprit alors Catho, quel est donc le malheureux qu'on va questionner?

—Ils sont deux, fit Pâquette.

—Comment s'appellent-ils, ces deux pauvres diables?

—Pardaillan, fit tranquillement Pâquette. Le père et le fils.

Catho ne disait plus rien. Elle avait pâli. Ses mains, en tremblant, s'occupaient à déchiqueter une tartelette.

Certes, elle avait pour ces deux hommes une sorte de rude affection.

Dans son temps, elle avait aimé le vieux Pardaillan quinze jours, ou un mois, elle ne se souvenait plus.

Mais, tout de même, elle ne pensait pas qu'elle eût pu ressentir une telle angoisse, une si profonde révolte de son coeur et de sa chair à l'idée que cet homme devait mourir.

Catho avait passé dans la vie en repoussant d'instinct tout sentiment qui fait souffrir. Etait-elle bonne? méchante? Elle ne savait pas. Rarement, elle avait pleuré. Sa seule douleur sérieuse avait été de se voir marquée au visage et enlaidie après sa maladie.

Quant au chevalier de Pardaillan, ce jeune homme ne lui avait jamais inspiré qu'une sorte d'admiration. Elle ne voyait aucun gentilhomme semblable à lui. Sa fierté, sa grâce, sa froideur qui tenait à distance, l'ironie de son sourire, et, avec tout cela, cette pitié lointaine qu'elle avait lue au fond de ses yeux, cet ensemble en faisait un être à part.

Souvent Catho, songeant à lui, avait soupiré en se regardant au miroir. Mais la pensée ne lui fût jamais venue qu'elle pouvait aimer le chevalier.

Ils devaient mourir!

On devait les torturer!...

Catho se sentit si triste, si abattue, qu'elle souhaita de mourir sur l'heure, elle aussi.

—On dirait que nous t'avons fait de la peine, reprit la Roussette. Est-ce que tu connais ces hommes?

—Moi? Non..., murmura Catho.

—Alors... c'est entendu? nos robes...

—Oui, fit machinalement Catho, vous les aurez, allons, laissez-moi... Et vous dites que la chose est pour dimanche?

—Dimanche matin... mais nous devons aller au Temple samedi soir...

—Ah!... samedi soir...

—Mais oui, voyons! M. de Montluc nous attend à souper samedi soir, à huit heures... tu comprends?

—Oui, oui, balbutia Catho... Allez-vous-en, maintenant.

Les deux ribaudes embrassèrent leur bonne amie et se retirèrent.

Catho, alors, plaça ses deux coudes sur la table sa tête dans ses mains, et murmura:

«Dimanche! Dimanche matin!...»

Et, alors, elle se prit à sangloter.

Il n'est pas inutile de rappeler ici que la torture devait être appliquée aux Pardaillan non pas le dimanche, comme le croyaient Pâquette et la Roussette mais bien le samedi matin. Marc de Montluc, après avoir promis aux deux ribaudes de les faire assister à la hideuse scène, s'était repris à temps. Mais, comme il tenait à s'assurer leur visite, il leur avait affirmé que la chose se ferait le dimanche: au moment de tenir sa promesse après la bonne nuit qu'il se promettait, il en serait quitte pour leur dire que la question avait été avancée d'un jour.

Ceci établi, revenons à Catho.

Comme on a pu le voir, c'était une fille énergique.

L'explosion de sa douleur fut donc rapide. Et après les premiers sanglots, elle frappa du poing sur la table en disant de ce ton farouche qui indique les résolutions inébranlables:

«C'est bien. Il faut que, dans la nuit de samedi à dimanche, j'entre au Temple!»

Au moment où elle prit cette résolution, des cris retentirent dans la grande salle.

Catho essuya ses yeux, frotta ses joues avec son tablier pour y ramener quelque couleur et pénétra dans le cabaret en grondant:

—Que se passe-t-il encore?

—Un meurtre! On vient de tuer une pauvre vieille femme!

—C'est la Roussette et Pâquette!

Trois ou quatre ribaudes venaient de jeter cette affirmation: c'étaient des ennemies acharnées des deux filles, jalouses de leur succès et de leur beauté.

Aussi faisaient-elles grand tapage de ce meurtre qui, en d'autres circonstances, les eût laissées parfaitement indifférentes.

—Cette pauvre vieille! glapissait l'une. C'est abominable!

—J'ai toujours dit que Pâquette avait un mauvais regard! criait une autre.

—Il faut les dénoncer à la prévôté! hurlait une troisième.

La Roussette et Pâquette pleuraient, sanglotaient, juraient de leur innocence.

—Silence, toutes et tous! commanda Catho.

Le silence se rétablit à l'instant.

—Où est la vieille femme tuée? demanda Catho.

—Dans la rue, en face, ah! la pauvre vieille!... Cela fait pitié, j'en ferai une maladie...

Celle qui venait de parler ainsi était une grosse fille à tignasse jaune, aux yeux bouffis, qui jetaient des regards terribles sur les deux pauvrettes abasourdies, épouvantées par la soudaine accusation qui pesait sur elles.

—Voyons, Jehanne, raconte ce que tu sais, dit Catho.

La grosse fille mit ses poings sur ses hanches, se balança un instant et commença:

—Donc, nous venions de sortir, il y a cinq minutes, moi et Jacques le Manchot, avec la grande Blonde, Fifine-aux-soldats et Léonarde. A peine dehors, voilà Jacques le Manchot qui crie: «Tiens! qu'est-ce qu'il y a là?»

—Faut voir, que dit Fifine.—Allons-y, que je dis. Alors, Jacques le Manchot en avant, nous allons toutes voir. Et qu'est-ce que nous voyons? La Roussette et Pâquette accroupies sur une vieille femme qu'elles achevaient d'étrangler. Pas vrai, dites?

—C'est vrai! s'écrièrent Léonarde, la grande Blonde et Fifine-aux-soldats.

—C'est pas vrai! dit la Roussette. La vieille était déjà morte.

—Déjà morte! Déjà morte! Même qu'elle remuait encore!

Pâquette et la Roussette éclatèrent en sanglots et jurèrent qu'elles s'étaient heurtées dans la nuit à ce cadavre et qu'elles avaient voulu voir seulement s'il n'y avait rien de bon à emporter.

—Pas vrai! affirma Jehanne en roulant ses gros yeux. Moi, d'abord, je vais prévenir la prévôté! Viens Manchot!

Catho saisit la fille par le bras.

—Voilà bien des histoires, dit-elle simplement, pour une vieille qui est venue mourir à ma porte. C'est-il la première fois? Qu'as-tu à dire? Va chercher la prévôté, ma fille, et je me charge de lui dire ce qu'est devenu ce sergent qu'on n'a jamais retrouvé; et toi Manchot, j'en sais long sur ton compte... et vous toutes hein?

Il y eut un frémissement de terreur parmi la clientèle du cabaret.

—Par la mort-Dieu! reprit Catho, c'est la première fois qu'on parle de m'amener la prévôté. Qu'elle vienne donc, et elle en entendra de belles!...

—Catho! Catho! s'écrièrent quelques truands.

—Mais Catho a raison! C'est la faute à Jehanne!

La grosse fille fit amende honorable et assura qu'elle avait voulu plaisanter en parlant de dénoncer la Roussette et Pâquette. La paix se rétablit. Deux truands se chargèrent d'emporter le cadavre au loin, afin d'écarter tout soupçon du cabaret des Deux-morts-qui-parlent. Puis la société se dispersa.

Au moment où Pâquette et la Roussette allaient s'éloigner à leur tour, Catho les retint:

—Restez, je veux vous parler! dit-elle.

L'auberge fut fermée; les lumières s'éteignirent.

Catho conduisit ses deux amies jusqu'à une chambre et, là, elle leur dit:

—Alors, ce n'est pas vous qui avez tué la vieille?

—Catho! est-il possible que tu nous soupçonnes?...

—Eh bien, moi, dit Catho, je crois que c'est vous! Ne criez pas, ne pleurez pas, c'est inutile. Je crois que c'est vous. Et, quand même ce ne serait pas vous, tout vous dénonce. Il y a des témoins pour prouver que vous avez tué la vieille... Vous avez entendu Jehanne? Silence, donc! pas de pleurnicheries, nous allons nous entendre... écoutez-moi!

Pâquette joignit les mains. La Roussette baissa la tête. Elles tremblaient de terreur.

—Écoutez-moi, reprit Catho, si vous m'obéissez, je ne dis rien. Si vous ne m'obéissez pas, je vous dénonce. Choisissez.

—Commande! dirent-elles en claquant des dents.

—Voilà. Je vous demande cinq jours d'obéissance, pas une heure de plus; c'est facile.

—Que faut-il faire?

—Je vous le dirai au moment voulu. Mais, pour le moment, vous allez coucher ici. De cinq jours vous ne sortirez pas de chez moi. N'ayez pas peur, vous savez qu'on y dort bien et qu'on y mange mieux.

—On t'obéira, Catho. On sera sages et on ne se montrera pas.

—C'est tout ce qu'il faut. Mais songez-y. Si l'une de vous me quitte d'ici à samedi soir, je cours chez le grand prévôt.

—Et samedi soir, qu'arrivera-t-il?

—Eh bien, samedi soir, je vous rends la liberté. Je vous habille comme des filles de bourgeoises, et tout simplement vous vous rendez au Temple.




XX

LA DERNIÈRE FARCE DE L'ONCLE GILLES

Pendant que ces choses se passaient à l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, une scène grotesque et macabre se déroulait à l'hôtel de Mesmes.

Ainsi, trois points de Paris, en cette soirée qui suivit le mariage d'Henri de Béarn et de Margot, en cette nuit où se déchaîna le violent orage que nous avons signalé, trois points, disons-nous, sollicitent notre curiosité, sans parler du Louvre où éclatait le faste d'une fête dont les annales du temps parlent comme d'un événement magnifique; sans parler de l'hôtel de Montmorency où la disparition inexpliquée des deux Pardaillan avait jeté le trouble, la crainte et la douleur; sans parler des recoins obscurs où grouillaient des ombres préparant on ne sait quel cataclysme...

Ces trois points, ce sont: l'auberge de Catho que nous venons de quitter; l'église Saint-Germain-l'Auxerrois où nous devons revenir sur le coup de minuit; et enfin, l'hôtel de Mesmes.

L'hôtel du duc de Damville était désert: toute la maison du maréchal s'était transportée rue des Fossés-Montmartre. Il y avait à cela un double motif. Le premier, le plus important peut-être, c'est qu'Henri de Montmorency redoutait une attaque de son frère; la visite du vieux Pardaillan n'avait fait qu'exaspérer cette crainte.

«Prévenu à temps, se disait Damville, j'ai pu attendre cet homme de pied ferme et m'emparer de lui; mais qui sait si François, dans un coup de désespoir, ne viendra pas lui-même à la tête de ses gentilshommes?

Le deuxième motif, c'est que le maréchal, ayant obtenu la surveillance de toutes les portes de Paris, en avait profité pour placer des hommes à lui à la porte Montmartre. Qu'une catastrophe se produisît, que Catherine de Médicis fût informée de la conspiration de Guise, comme Maurevert le laissait entendre, que Paris fût envahi par les troupes des provinces en marche, et il n'avait qu'un bond à faire pour fuir par la porte Montmartre.

L'hôtel de Mesmes était donc abandonné.

Cependant, ce soir-là, deux hommes s'y étaient introduits, et vers neuf heures, ils achevaient de souper dans l'office, en devisant entre eux: c'étaient Gilles et son neveu Gillot.

—Encore un bon coup de ce vieux vin, disait Gilles au moment où nous pénétrons auprès des deux compères.

Et il remplit le gobelet de Gillot. Le gobelet se trouva vide à l'instant même.

—Jamais je n'ai bu de vin pareil, fit Gillot d'une voix pâteuse.

Il avait la figure enluminée et les yeux brillants.

—Tiens, mon enfant, va donc prendre ce flacon, là, dans cette armoire ouverte, et tu en boira? du meilleur.

Gillot se leva et obéit sans trop trébucher.

«Il n'est pas encore à point», murmura Gilles.

Et il versa à son neveu une nouvelle rasade.

—Ainsi, reprit-il, tu ne veux plus retourner à l'hôtel Montmorency?

—Retourner là-bas! s'écria Gillot en levant les bras au ciel. Vous n'y pensez pas, mon oncle! Savez-vous que la maison est sens dessus dessous depuis la disparition du vieux coupeur de langues?

—Coupeur de langues? interrogea Gilles.

—Oui... le damné Pardaillan!...

Gillot, renversé sur le dossier de son fauteuil, se mit à rire aux éclats. Gilles fit chorus. Mais son rire, à lui, grinçait comme une vieille girouette et eût donné le frisson au neveu, si le neveu n'eût pas été occupé à ses agréables pensées.

—Or, continua Gillot, tout le monde, là-bas, se méfiait de moi. On devait soupçonner que j'étais pour quelque chose dans cette bonne farce; je vous le dis, mon oncle, il était temps que je m'en allasse... j'y eusse laissé ma tête... et je tiens à ma tête, moi...

Au souvenir de la mutilation qu'il avait subie, Gillot porta les deux mains à sa tête, soit pour s'assurer que cette tête était bien toujours à sa place, soit en signe d'adieu à ses oreilles défuntes. Il frissonna et parut se dégriser.

L'oncle se hâta de remplir son gobelet.

—Pour une farce, reprit Gillot après avoir bu, c'est une bonne farce! Le Pardaillan avait en moi une confiance! Et quand je lui ai assuré qu'il trouverait monseigneur tout seul... il a failli m'embrasser... Pauvre diable!

—Oui, mais il a voulu te couper les oreilles!

—C'est vrai! L'infâme!...

—Et la langue!

—Oui-da!... Qu'il y vienne, maintenant!...

Gillot saisit un couteau et voulut se lever. Mais il retomba pesamment assis et se mit à rire.

—En sorte, reprit Gilles, que tu es content?

—Content, mon oncle!... c'est-à-dire qu'il me semble que je rêve!... Quand je pense que, sur l'ordre de notre bon seigneur, vous m'avez octroyé mille écus!

—Et tu es bien décidé à ne plus retourner là-bas? dit Gilles.

—Vous êtes, fou, mon oncle!...

—Imbécile! Puisque Pardaillan n'est plus là!

—Mais puisque je l'ai trahi!... Il me couperait la langue, voyez-vous! Je veux jouir de mes mille écus, moi!... Je veux boire, moi! Et comment ferais-je pour boire sans langue?

Gillot, à partir de ce moment, devint larmoyant.

—Tu les as là, tes écus? demanda l'oncle. Fais voir un peu...

Gillot vida sa ceinture sur la table; les écus roulèrent; les yeux de Gilles brillèrent.

—C'est pourtant moi qui t'ai donné cela! fit-il d'un étrange accent, tandis que ses doigts osseux caressaient les écus et commençaient à les empiler...

—Sans compter..., balbutia Gillot, ce que vous... devez encore... me donner... Ça, mon oncle, c'est pour boire... vous me l'avez dit... mais maintenant... vous devez... me donner le reste...

—Quel reste? haleta Gilles.

—Le maréchal a dit... trois mille écus... trois mille...

—Bois donc, imbécile!

Gillot obéit. Son gobelet vide roula sur le carreau.

L'oncle s'était levé. Il était hagard. La vue des piles d'écus lui donnait le vertige.

—Imbécile! gronda-t-il. Trois mille écus d'or! à toi? Tu es ivre, je pense!

—Monseigneur... l'a dit!... Hé là! mon oncle!... Payez... ou je me plains... au maréchal...

—Payer!... rugit le vieillard... Et si je ne veux pas, moi!... Misérable! tu veux donc me ruiner?...

—Bon, bon! grommela Gillot en essayant vainement de se lever, nous allons voir... ce que monseigneur...

—Prends garde, Gillot, ricana l'oncle.

—Ah!... quel drôle de rire... vous avez... j'ai peur...

Gilles riait de son effroyable rire. Il était livide. La pensée d'avoir à livrer trois mille écus d'or l'affolait. Et la pensée que Gillot pourrait le dénoncer au maréchal, s'il ne s'exécutait pas, lui paraissait non moins effrayante.

—Ecoute, Gillot, dit-il tout à coup, veux-tu me donner de bon coeur cet argent dont tu ne saurais que faire?

—Fou! bégaya Gillot, mon pauvre oncle est devenu fou...

Gillot ne put achever. Le vieillard s'était précipité sur lui et, d'un tour de main, l'avait bâillonné. Puis, saisissant une corde que sans doute il avait préparée d'avance, il le lia sur son fauteuil.

Cela s'était fait si vite que Gillot, soudain dégrisé par l'épouvante, se vit dans l'impossibilité de faire un mouvement en même temps qu'il voulut essayer de se défendre.

Quant au vieillard, il marmottait des mots sans suite, allant et venant comme un lutin, plaçant dans une armoire les écus que Gillot avait jetés sur la table, sauf un petit tas. Quand cette opération fut terminée, quand il eut refermé l'armoire, Gilles se retourna vers son neveu et le débaillonna.

Gillot en profita pour se mettre à hurler; Gilles attendit patiemment. Quand son neveu eut compris que ses lamentations étaient inutiles, quand il se tut, Gilles lui dit paisiblement:

—Te voilà enfin raisonnable. Tiens, tu vois ce tas? C'est ta part: cinquante écus. Le reste est pour moi.

Le vieillard sourit et se versa un verre de vin.

—Avec ces cinquante écus, tu t'en iras chercher fortune ailleurs, et tâche que je ne t'y reprenne plus, ou sans ça, cette fois, plus de pitié: je t'occis.

La résolution de Gillot fut vite prise. Il simula la plus grande résignation:

—Puisque vous le voulez ainsi, mon oncle... je m'en irai...

—Et où iras-tu?

—Je ne sais pas... je quitterai Paris...

—Oui, j'y compte. Mais, avant de quitter Paris, tu iras bien un peu me dénoncer au maréchal, hein?... Si fait! Je te connais.

—Je me tairai, mon oncle, je vous le jure!

—Oui, mais moi, je veux en être sûr. Et, pour cela, je vais te couper la langue!

Gilles éclata de son rire démoniaque et ajouta:

—C'est toi qui m'en as donné l'idée. Comme tu m'avais déjà donné l'idée de te couper les oreilles. Bonnes idées, mon garçon, fameuses idées!

Quant à Gillot, son épouvante et son horreur furent telles qu'il renversa la tête, exhala un soupir d'angoisse et s'évanouit.

Gilles, paisible et rapide, se mit à affûter un coutelas de cuisine.

Puis, saisissant une forte tenaille dans un tiroir, il s'approcha de l'infortuné.

Mais, alors, il s'aperçut qu'il était plus difficile d'arracher une langue que de couper des oreilles. Il demeura un instant perplexe, sa tenaille d'une main, son coutelas de l'autre.

«Bah! grommela-t-il, j'en viendrai bien a bout... Le pauvre Gillot, tout de même!»

Il se mit à pouffer en se figurant la tête qu'aurait son neveu.

Il était sinistre.

Dehors, la tempête faisait rage autour de l'hôtel et, par moment, s'engouffrait en gémissant dans les couloirs.

Tout à coup, Gillot rouvrit les yeux.

Les hésitations de Gilles cessèrent à l'instant même. Gillot n'eut pas le temps de pousser jusqu'au bout le cri de terreur et de supplication que déjà l'horrible vieux lui enfonçait sa tenaille dans la bouche, ou plutôt il cherchait à la lui enfoncer.

Le malheureux, les yeux sanglants, les veines du front gonflées par l'effort, serrait les dents, en une crise de désespoir.

Cette lutte muette était effroyable.

Gillot eut soudain une sorte de grognement bref, puis une longue, une hideuse clameur stridente, frénétique; la tenaille avait saisi la langue! La tenaille venait de couper cette langue!

«Tant pis! murmura Gilles. S'il ne s'était pas débattu, j'eusse coupé proprement la chose avec mon couteau!»

Et comme il commençait son ricanement de démon, comme un coup de vent furieux ouvrait soudain sa fenêtre et éteignait le flambeau sur la table, Gilles, lui aussi, se mit tout à coup à hurler d'épouvante. Gillot venait de le saisir à la gorge!

Dans le paroxysme de souffrance, Gillot s'était raidi d'un effort étrange, Gillot avait cassé la corde qui attachait son bras, Gillot, à demi mort, mais rendu fou furieux par l'atroce douleur, s'était levé et, se laissant lourdement retomber sur son oncle, Gillot épouvantable. sanglant, monstrueux, enlaça le vieillard, ses doigts s'incrustèrent dans sa gorge, tous deux roulèrent sur le carreau...

Lorsque le jour vint, lorsque le soleil pénétra par la fenêtre ouverte, il éclaira deux cadavres enlacés, dont l'un, la figure rouge de sang, serrait encore l'autre à la gorge.




XXI

DIEU LE VEUT!

Panigarola priait, agenouillé, prostré sur les marches du maître-autel de Saint-Germain-l'Auxerrois. Il priait, c'est-à-dire qu'il discutait avec lui-même, dans un tragique et silencieux corps à corps. Il semblait de pierre.

Il n'implorait ni la bonté ni la puissance de la divinité: il cherchait dans son âme tourmentée une lueur de vérité.

Voici quelle fut la prière, ou plutôt la méditation, du moine, dans la silencieuse église, que la tempête extérieure battait de ses ailes géantes, tandis que Catherine de Médicis, embusquée à la petite porte, guettait l'arrivée d'Alice de Lux, l'arrivée du comte de Marillac, tandis que les cinquante nobles ribaudes, les cinquante belles demoiselles, attendaient, le poignard à la main.

«Pourquoi suis-je ici? Que viens-je faire? Et qu'ai-je fait?... Ce que j'ai fait est terrible: pour atteindre un homme, j'ai fait passer ma haine dans l'âme des multitudes à qui j'ai parlé au nom de Dieu, c'est-à-dire au nom de ce qui est, pour les hommes, la Bonté, le Pardon, la Justice. Donc, au nom de la Justice, j'ai indiqué qu'il fallait être injuste envers une foule de malheureux, au nom du Pardon, j'ai soutenu qu'il fallait exterminer ceux qui ne croient pas comme les catholiques; au nom de la Bonté, j'ai déchaîné la haine... J'ai voulu tuer Marillac. J'ai voulu emporter cette femme! J'ai voulu conquérir un baiser et, pour ce baiser, j'ai mis le feu aux quatre horizons du monde!... Or, où en suis-je maintenant? Voici: aujourd'hui, l'envoyée de Catherine m'est venue dire: «Ce soir, un peu avant minuit, soyez à Samt-Germain-l'Auxerrois: Alice vous attend.» Oui, voila bien ce qui m'a été dit... Et lorsque j'arrive, ayant oublié Marillac, lorsque j'arrive chercher l'amour, c'est encore à ma haine que je me heurte, et Catherine est là pour me dire que Marillac va se trouver devant moi!... O sombre génie, ô ténébreuse conspiratrice! qu'attends-tu de moi?... Ce que tu attends de moi, reine, c'est que je mette dans l'âme de cet homme autant de douleur, autant de haine qu'il y en a dans la mienne Et c'est cela que j'ai promis! Cette lettre, ce papier qui se tord dans ma main, je dois le faire lire à cet homme! Et voilà à quoi aboutit ma vengeance!... à cette chose ignoble et basse, vile et hideuse, que moi, marquis de Pani Garola, moi, qu'au-delà des monts on appelait le loyal, le fier, le probe gentilhomme, oui, moi, je vais lâchement tuer un homme, non pas en combat singulier comme jadis, non pas au soleil, mais dans l'ombre, après l'avoir attiré au plus infâme guet-apens, non pas les armes à la main, mais par un papier, par une forfaiture!... Voilà ce que je vais faire! Et cela pour qu'une femme qui ne m'aime pas soit à moi!

Une main s'appesantit sur l'épaule du moine.

Il frissonna.

«L'heure terrible est venue!» murmura-t-il.

Telle fut la pensée suprême du moine, à l'instant où le comte de Marillac et Alice de Lux, les mains enlacées, l'âme ravie, s'approchaient à pas lents et s'arrêtaient au pied de l'autel.

Catherine anxieuse, attentive, sans un geste de trop, concentrée dans l'attente, dit d'une voix calme:

—Voici celui qui va vous unir...

Les fiancés levèrent leur regard vers le moine qui lentement se redressait, rabattait son capuchon sur ses épaules et se tournait vers eux...

L'angoisse de cet instant fut inexprimable.

Alice vit Panigarola. Ses lèvres devinrent blanches. Un tremblement convulsif la saisit. Ses yeux rivés à ceux du moine exprimèrent une surhumaine horreur.

Dans cette inappréciable seconde, elle comprit l'affreux guet-apens.

Son regard de folie se détacha du moine, se posa sur Catherine avec une telle intensité d'épouvante que la reine recula d'un pas, puis sur son fiancé, et, cette fois, avec une si profonde pitié que Marillac chancela, puis, enfin, à nouveau sur le moine.

Marillac sentait ses pensées se disloquer avec le fracas d'un monument qui tombe.

Rien au monde ne pouvait lui faire savoir... mais il devinait, il voyait avec une aveuglante clarté que ce devait être quelque chose de monstrueux, d'impossible et pourtant de certain, quelque chose d'énorme et de fabuleusement hideux...

Le moine ne voyait qu'Alice... Alice seule!

Cela ne dura pas en tout deux secondes...

Mais ces deux secondes furent dans l'âme de Panigarola une éternité de désespoir. Il y avait dans l'attitude d'Alice un tel amour, si grand, si vrai, si pur, que, dans l'ombre, elle en paraissait illuminée...

Ah! ses grands yeux bruns tournés vers le moine! Comme ils parlèrent! Quelle ineffable et sublime supplication jaillit de leur double rayon de lumière!

«Tuez-moi, disaient ces yeux, infligez-moi les tortures qu'il vous plaira, mais lui! Ah! si vous n'êtes pas plus bourreau que le bourreau, ne lui faites pas de mal!...»

Cette prière muette de l'amante, cette synthèse d'atroce douleur, cette intense supplication, pénétraient dans l'âme du moine.

Il était debout par un miracle de volonté.

Et, lorsque après ces deux secondes il se retrouva, lorsqu'il put jeter en lui-même un regard d'étonnement, il n'y découvrit plus qu'une immense pitié...

Il leva les bras vers les voûtes noires, comme s'il eût voulu prendre à témoin de son sacrifice d'invisibles puissances, puis ses yeux, avec une expression de miséricorde où il sembla que son âme entière fût passée; l'instant d'après, tandis qu'Alice de Lux étouffait une clameur de joie, d'espoir et de gratitude, le moine s'affaissa, évanoui.

Le sacrifice avait brisé ses forces.

Marillac éperdu, livide, s'arracha à l'étreinte d'Alice et fit deux pas vers Catherine.

—Madame, fit-il d'une voix rude, que se passe-t-il? Quel est cet homme? Ah! ce n'est pas un prêtre! Voyez, voyez... sous sa robe de moine, c'est un gentilhomme qui apparaît!...

La robe s'était en effet écartée. Le brillant costume de Panigarola se montrait en partie. Dans sa main crispée, le moine tenait encore un papier chiffonné.

—Viens! haletait Alice, viens, partons, fuyons!...

—Madame, rugit le comte, quel est cet homme?...

Catherine répondit:

—Je ne sais... Mais, tenez, ce papier nous le dira peut-être...

Au même moment la reine s'écria:

—Oh! mais je le reconnais! C'est le marquis de Pani-Garola! Que fait-il ici à la place du prêtre qui m'attendait?...

Marillac s'était penché; de la main crispée du moine, il avait arraché le papier, ou du moins une partie du papier, et, d'un geste fébrile, de ses doigts qui tremblaient, il le dépliait, le défripait...

Ses deux poignets, à cet instant, furent saisis comme dans deux étaux par deux mains frêles, glacées, douées, satinées, mais convulsivement serrées. Le visage d'Alice lui apparut à quelques lignes du sien. Leurs regards échangèrent des sentiments de folie, obscurs, intraduisibles, terribles. Elle murmura d'une voix à peine distincte:

—Ne lis pas...

—Alice, tu sais ce qu'il y a là?

—Ne lis pas!... Donne-moi cette preuve d'amour! Regarde-moi! Je t'aime, tu ne peux savoir combien je t'aime! Ne lis pas, mon amant, mon époux! Ne lis pas le papier de cet homme!

—Alice! Tu connais cet homme!

Leurs voix, maintenant, avaient d'étranges intonations. Ils ne les reconnaissaient pas. Toute l'horreur, toute l'épouvante était dans la voix d'Alice, tandis que celle de Marillac rugissait le soupçon.

La malheureuse fit un effort désespéré et tenta de prendre le papier.

Marillac, d'un mouvement de douceur formidable se défit de l'étreinte et monta jusqu'à l'autel, posa près du tabernacle la lettre que ses doigts ne pouvaient plus tenir.

Alice se mit à genoux et murmura:

—Oh! mon amant, mon unique amour, adieu... tu ne sauras jamais... comme tu as été adoré... adieu...

Et, portant à ses lèvres le chaton d'une bague qui ne quittait pas son index, elle le mordit.

Alors elle leva sur Marillac des yeux empreints d'une passion surhumaine et attendit la mort.

A la lueur du cierge posé près du tabernacle, Marillac lut ces mots:

«Moi, Alice de Lux, je déclare que, si l'enfant que j ai eu du marquis de Pani-Garola, mon amant est mort, c'est que je l'ai tué. Que, si on retrouvait le cadavre de mon enfant, il ne...»

Là le papier était déchiré. Le reste était demeuré dans la main du moine.

Le comte se retourna: décomposé à ce point que Catherine ne le reconnut pas,—Catherine qui, à deux pas, ramassée sur elle-même, son poignard à la main contemplait cette scène.

Alice tendit vers lui ses bras, et d'une voix redevenue étrangement pure, dans une extase d'amour, transfigurée, purifiée par la mort qui la gagnait, elle dit:

—Je t'aime!...

Marillac ne la vit ni ne l'entendit.

Il s'étonnait qu'il fût vivant, que l'effroyable charge de douleur appesantie tout à coup sur lui ne l'eût pas écrasé, une singulière lucidité dans son esprit éclairait violemment un seul point,—une question qu'il se posait:

—Comment vais-je mourir?

Le reste disparaissait dans une sorte d'obscurité. Il n'y avait plus en lui que l'horreur de la vie. Vivre encore une heure, une minute, cela lui semblait une impossibilité.

Son regard vitreux tourna autour de lui.

Il se posa un inappréciable instant sur Alice qui, les bras tendus, les yeux rivés à lui, ne voyant que lui, répéta:

—Je t'aime...

Il ne la vit pas. Son regard atteignit la reine.

A grand-peine, il se détacha de l'autel auquel il s'était appuyé, et, d'un pas lourd, hésitant, il s'approcha d'elle.

Catherine de Médicis le vit venir sans pouvoir faire un geste. Elle était sous le charme de l'horreur. Confusément, elle se disait qu'elle avait outrepassé les limites.

Lorsque Marillac fut tout près d'elle, il sourit.

Quel sourire!...

Et voilà ce qu'il dit, ce qu'il balbutia plutôt:

—Eh bien, ma mère, êtes-vous contente?... Pourquoi me tuez-vous... de cette manière?...

Catherine apprit ainsi que son fils comprenait la vérité tout entière. Cette conviction rompit le charme. Effroyable, elle se redressa; d'un geste brusque, elle leva quelque chose qui paraissait être une croix et qui était un poignard, et elle gronda:

—Comte, ce n'est pas moi qui vous tue... c'est cette croix... c'est pour le service de Dieu! Dieu le veut!

Et, d'une voix tonnante, elle répéta:

—Dieu le veut!

Alors une étrange rumeur se fit entendre dans l'église. On eut dit que la tempête qui mugissait au-dehors avait défonce les portes et que les rafales accouraient vers le maître-autel. Un bruissement de robes qui se froissent et se heurtent, un piétinement rapide parmi des bruits de chaises renversées, un murmure d'abord indistinct de voix, puis le tumulte de ces voix éclatant en imprécations sauvages...

—Dieu le veut! Dieu le veut!

Marillac, comme dans une fantasmagorie de cauchemar, vit la foule des têtes féminines convulsées par la haine et la peur, il vit l'ombre se hérisser de lueurs de poignards...

Puis son regard tomba sur Alice.

Et il ne vit plus qu'elle!

—Je t'aime...

Et il n'entendit plus que ce mot.

Ses pensées se disloquèrent, sa raison s'effondra à grand tracas; il lui sembla une seconde que des hurlements emplissaient sa tête, que ses muscles hurlaient que ses nerfs hurlaient, que son cerveau hurlait puis brusquement, il ne ressentit plus rien; le cercle de feu s'éloigna, l'apaisement infini se fit en lui; son sourire devint radieux. Il était fou!

Dans cette fugitive durée du temps, le fou se mit à marcher vers Alice.

Elle répéta:

—Je t'aime...

Et il répondit de sa voix d'amour:

—Je t'aime... Attends-moi... partons...

—Dieu du ciel! rugit Alice, il me pardonne!...

Au même instant le corps de son amant s'abattit près d'elle; plus de dix coups de poignard l'avaient frappé en même temps.

—Quoi! râla-t-elle. Que se passe-t-il? Qui est là?... Ecoute!

Elle essayait de soulever le cadavre; il retomba pesamment...

Et, dans la même seconde, des mains furieuses s'abattirent sur elle, la déchirèrent, lacérèrent sa robe... Sanglante, hagarde, presque nue, Alice s'attachait désespérément au corps et haletait:

—Laissez-le! grâce pour lui!... Tuez-moi seule!

Un hurlement énorme emplit ses oreilles.

—A mort! à mort les deux traîtres! à mort la Béarnaise!

De nouveaux coups de poignard atteignirent le cadavre.

A travers les larmes de sang qui inondaient son visage, Alice aperçut alors, dans une suprême vision, la reine qui, debout, appuyée à l'autel, son poignard levé au ciel, son pied posé sur la poitrine de Marillac, hideuse et flamboyante, rugissait:

—Ainsi périssent les ennemis de la reine et de Dieu!

—Grâce pour lui! cria frénétiquement Alice.

—Mes filles! mes filles! tonna Catherine, jurez de frapper ainsi les ennemis de Dieu et de la reine! Dieu le veut!

Alice, au paroxysme de l'horreur, parvint à soulever la tête livide de son amant comme pour le montrer à Catherine. D'une main elle s'accrocha violemment à la robe de la reine.

Et, tandis que les cinquante juraient de frapper, tandis que les poignards s'agitaient, que les bouches écumaient, que les yeux étincelaient, dans la tempête des serments, la malheureuse, comme dans une dernière lueur d'espoir, jeta cette clameur:

—Sois donc maudite!... Reine de sang et de meurtre! Tu cherchais ton fils! Regarde! Le voilà...

A l'instant, elle retomba sur le corps de Marillac, et elle mourut en murmurant:

-Je t'aime!...




XXII

LE CIMETIÈRE DES S. S. INNOCENTS

Lorsque le tumulte se fut apaisé, Catherine de Médicis prononça quelques mots, et les cinquante, une à une, quittèrent l'église. Seulement, l'une d'elles, en sortant dans la rue, alla droit à un groupe de quatre ou cinq hommes qui attendaient et leur parla à voix basse.

Les hommes alors entrèrent dans l'église et marchèrent jusqu'au maître-autel où ils virent une femme agenouillée, complètement enveloppée dans ses voiles noirs.

La femme leur montra le cadavre du comte de Marillac.

«Et celle-ci?» fit l'un d'eux en désignant Alice de Lux.

La femme secoua la tête; les hommes saisirent Marillac et l'emportèrent hors de l'église.

Alors la reine éteignit les quatre cierges qui brûlaient à droite et à gauche du tabernacle. Puis, dans l'obscurité que trouait seule maintenant la faible lueur de la veilleuse suspendue aux voûtes, elle se baissa, se pencha sur une ombre étendue au pied de l'autel.

Cette ombre, c'était le moine Panigarola.

La reine plaça sa main sur la poitrine du moine et constata que le coeur battait sourdement. Alors, elle tira un flacon de son aumônière, et, l'ayant débouché, le fit respirer à l'homme évanoui.

Pendant quelques minutes, ses efforts furent vains...

«Pourtant, il vit!» gronda-t-elle.

Enfin, un léger tressaillement agita le moine, et bientôt il entrouvrit les yeux.

«Bon! pensa la reine. Il n'a rien vu... rien entendu!»

Panigarola se remit debout.

Il lui sembla qu'il sortait de la tombe, et la pensée indécise, affaiblie, lui parut revenir des lointaines régions de la mort.

Catherine le prit par la main, le conduisit jusqu'au cadavre d'Alice, et lui dit:

«Elle est morte, mon pauvre marquis... Vous voyez, il l'a tuée... J'ai assisté, impuissante, à ce meurtre... Lorsqu'il a vu le papier que vous teniez dans vos mains raidies, il s'en est emparé... il l'a lu... jamais je ne vis fureur pareille... en quelques instants, la malheureuse enfant, lacérée, déchirée comme vous voyez, est tombée sous ses coups... Mais vous êtes vengé... quelques gentilshommes qui m'avaient escortée... l'ont vu sortir sanglant, hagard, ils ont cru qu'il venait de me frapper moi-même, et, à cette heure... le cadavre de Marillac roule parmi les flots de la Seine... Adieu, marquis... je laisse le corps de cette pauvre fille à vos soins pieux... que Dieu ait pitié de son âme...

Catherine, alors, se recula, pareille à un fantôme qui rentre dans les ténèbres d'où il est sorti un instant pour quelque maléfice; quelques instants plus tard, seule, à pied, sans escorte, son poignard à la main, vaillante comme un reître, l'âme gorgée d'horreur, paisible et forte, elle se glissait par les rues et rentrait en son hôtel.

Panigarola demeuré seul se pencha sur le cadavre d'Alice.

Sa main se posa sur le sein nu et glacé: rien ne palpitait plus sous ce sein de neige, Alice était bien morte.

Le moine, se redressant, regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose. Ayant trouvé, sans doute, il se dirigea vers le bénitier, y trempa son mouchoir de fine batiste, et revenant au cadavre se mit à laver doucement les taches de sang.

Bien que l'obscurité fût profonde, excepté au-dessous de la pâle veilleuse, il semblait y voir parfaitement et, dans ses allées et venues, marchait sans hésitation, sans bruit.

Par trois fois, il retourna au bénitier tremper son mouchoir.

Le bénitier, dès lors, parut plein de sang.

Par un hasard assez inexplicable, Alice n'avait aucune plaie au visage, et le sang qu'elle y portait provenait des blessures qui avaient labouré ses épaules, sa gorge et sa poitrine.

Lorsqu'il eut achevé de laver toutes ces plaies, le moine contempla un instant le cadavre: le visage pâle d'Alice apparaissait dans l'indécise clarté de la veilleuse, avec sa merveilleuse beauté pour ainsi dire idéalisée.

Panigarola, cependant, avait examiné les blessures, l'une après l'autre.

Il y en avait dix-sept. C'étaient de longues déchirures à fleur de peau, aucune n'avait pénétré aux sources de la vie.

Le moine secoua la tête et murmura:

«Pas une de ces blessures n'était mortelle...»

Continuant son funèbre examen, il remarqua à l'index de la main droite une bague dont le large chaton était comme crevé. A grand-peine il retira la bague du doigt qui se raidissait déjà.

Alors, il illumina un cierge et, avec une sorte de curiosité morbide, il étudia la bague.

Dans le chaton éventré, il aperçut quelques grains d'une poudre blanche; il rajusta les bords du chaton, de façon que le reste de poudre ne pût s'en échapper, et plaça la bague à son petit doigt.

«L'anneau des fiançailles», dit-il.

Revenant à Alice, il essaya de la recouvrir tant bien que mal; mais, comme il ne pouvait arriver à rejoindre les lambeaux lacérés du corsage, il se dépouilla de sa robe de gros drap brun et en enveloppa le cadavre.

Il apparut ainsi dans son élégant costume de riche gentilhomme.

D'un geste puissant, presque sans effort, il souleva dans ses bras le cadavre habillé de sa robe de moine, et l'emporta vers la porte que Ruggieri lui avait ouverte au moment où il était entré dans l'église.

Un carrosse de voyage était là qui attendait: c'était celui que la reine avait fait venir.

Un homme vêtu en postillon s'approcha du marquis de Pani-Garola et lui dit:

—Monseigneur, voici la chaise de route...

—Cette voiture est là pour moi? demanda-t-il sans s'étonner.

—Oui, monseigneur. J'ai des ordres. Nous prenons la route de Lyon et de l'Italie. Vous n'avez qu'à monter.

Le marquis, sans répondre, déposa Alice dans la voiture, l'allongea sur la banquette, de façon qu'elle ne pût tomber; puis, refermant la portière, il alla se placer à la tête des chevaux qu'il saisit par la bride.

Et il se mit en marche.

Le postillon, étonné, suivit et songeait:

«Voici l'épousée que m'a dit la reine... L'épousée est dans la voiture... mais pourquoi habillée en moine?...»

Il était, à ce moment, deux heures du matin.

Par moments, la rafale arrêtait l'attelage, les chevaux, la tête dans le vent, les jambes arquées dans une résistance.

Le postillon, terrifié maintenant plus encore par ce gentilhomme silencieux qui avait une allure de spectre que par la bataille qui hurlait dans les airs, s'abritait derrière la voiture, s'accrochait aux rayons des roues.

Panigarola demeurait immobile, sa face livide levée vers le ciel en feu.

Et, lorsque la rafale était passée, il reprenait sa marche, dans le bruit de la ferraille de la voiture funéraire, dans le tumulte et les clameurs des éléments déchaînés.

«Ou va-t-il? Où va-t-il? murmurait le postillon éperdu Pour un voyage de noces... c'est drôle... j'ai peur!»

Panigarola s'arrêta tout à coup, et, l'homme, ayant regarde autour de lui, se signa rapidement et bégaya:

«Le cimetière des Saints-Innocents!...»

Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s'il n'eut pas été là, monta dans la voiture; l'instant d'après, il en redescendait, tenant dans ses bras le cadavre d'Alice.

Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté clôturait le cimetière.

Et il alla frapper à la fenêtre basse d'une sorte de cabane qui se dressait là.

Le postillon, de ses yeux agrandis par l'effroi, considérait celle qu'il avait appelée l'épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap: la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l'animal, et, comme emportée par une rafale d'épouvante, la lourde voiture s'enfuit dans la nuit...

—Qui va là? dit une voix chancelante, au coup que Panigarola frappa.

—Vous êtes le fossoyeur? demanda le gentilhomme

La porte de la cabane s'ouvrit. Un vieillard parut qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l'étrange visiteur qui venait le réveiller à pareille heure.

—Le révérend Panigarola! murmura-t-il. Sous ce costume!...

—Vous me connaissez?

—Qui ne connaît Votre Révérence? qui ne l'a entendue prêcher?

—Bon! Alors, si tu sais qui je suis, tu sais ce qu'il t'en coûterait pour me désobéir? Prends ta pioche tes instruments...

—Il s'agit donc..., interrogea le vieillard craintif.

—De creuser une fosse, oui! dit Panigarola d'une voix qui glaça le fossoyeur.

Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d'une sueur froide. Cette voix, qu'il entendait, ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d'une tombe.

Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.

Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.

Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d'Alice et l'étreignait en marchant, d'une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l'infinie douceur.

Il l'étreignait comme l'amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.

Il l'étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l'enfant bien-aimé qu'elle essaie de faire revivre.

Le fossoyeur s'était arrêté.

Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite.

Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.

Or, pendant cette heure-là, le marquis de Panigarola, le premier amant d'Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l'enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.

Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.

Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l'enveloppa tout entière dans la robe de moine.

Alors, il remonta sur les bords de la fosse.

Le vieillard effaré, ses mèches grises au vent tendit son doigt pour désigner le cadavre, et demanda:

—Quoi!... Sans cercueil?...

—Il n'en est pas besoin..., dit Panigarola.

—Quoi! à peine couverte!...

—Elle sera mieux couverte tout à l'heure.

Le fossoyeur ne comprit pas le sens de ces paroles.

Il saisit sa bêche et s'apprêta à jeter dans la fosse la première pelletée de terre.

Panigarola l'empoigna par le bras et dit:

—Pas encore!

Le fossoyeur, déjà penché, se redressa. Panigarola continua:

—Il manque quelqu'un dans la fosse...

—Qui? hurla le vieillard.

—Moi.

Le fossoyeur vacilla d'épouvanté. Il était transporté dans les régions de l'horreur... Il ne cherchait pas à comprendre. Il ne vivait plus, il rêvait.

—Va-t'en, reprit Panigarola. Tu reviendras dans une heure. Et, alors, écoute...

—J'entends, dit le vieillard en claquant des dents

—Tu recouvriras la fosse sans y regarder... Il y aura deux cadavres, le mien et le sien... tu recouvriras tout. Prends ceci.

Il tendit au fossoyeur une bourse pleine d'or, une fortune. Le vieillard s'en saisit. Dès lors, il se rassura quelque peu.

—C'est pour que je ne dise rien? demanda-t-il avec un sourire où luttaient l'avarice et l'effroi.

Panigarola secoua la tête.

—C'est donc pour me payer ma besogne?

—Si tu disais un mot de ce que tu fais cette nuit tu serais pendu. Quant à ta besogne, je n'ai pas à la payer puisque tu es le fossoyeur...

—Alors, pourquoi cet or?

—Ecoute... Demain, dans huit jours, dans un mois je ne sais pas quand, un enfant viendra... un petit garçon, cheveux noirs, yeux noirs, figure triste, pâle et chétive... six ans à le voir... Cet enfant, tu le prendras par la main, tu le conduiras sur cette fosse, et lui diras: «Si c'est la tombe de ta mère que tu cherches, «mon enfant, la voici.» Le feras-tu?

—C'est facile.

—L'enfant s'appelle Jacques-Clément.

—Jacques-Clément. Bon. Il pourra venir prier et pleurer tant qu'il voudra. C'est sacré.

Panigarola eut un geste de satisfaction.

Va-t'en. Souviens-toi. Et reviens dans une heure.

Le fossoyeur recula, s'en alla, les yeux tournés vers cet homme qui, debout sur le bord de la fosse, immobile, paraissait un spectre se préparant à rentrer dans la tombe d'où il était sorti.

Une terreur insensée, de nouveau, s'abattit sur lui. Il sentit qu'il allait tomber et s'appuya à quelque chose qui était une croix de bois. Il s'y cramponna. Et, de là, il continua à regarder. Un large éclair lui montra l'homme qui se courbait sur le bord de la fosse...

Puis l'obscurité se fit profonde.

Un nouvel éclair illumina le cimetière. Le fossoyeur, à bout de forces, tomba sur ses genoux: cette fois, il n'y avait plus personne au bord de la fosse!...

Panigarola s'était étendu près du corps d'Alice, son visage tourné vers le visage de la morte. Il avait dégainé sa dague, pour se frapper sans doute au cas où la mort ne viendrait pas assez vite.

Alors, il porta à ses lèvres le chaton qu'Alice avait mordu et il le mordit à la même place, absorba le reste de la poudre blanche.

C'est à peine s'il pensait. Son bras droit s'arrangea sous le cou de la morte. Ses yeux grand ouverts cherchaient à la voir. Et, dans ces yeux, il n'y avait ni haine ni amour, seulement une pitié infime.

A vingt pas de là, le fossoyeur écroulé au pied de la croix de bois, hagard, livide, le cou tendu vers la fosse, attendait. L'heure convenue s'écoula. Puis une autre. La tempête, lentement, s'apaisa. Et ce fut seulement au jour venu, au moment où, dans un ciel pur, lavé par les grands souffles, monta la lumière du soleil levant, ce fut alors seulement que le vieillard se traîna jusqu'au bord de la fosse et y jeta un regard empreint de cet étonnement indicible que causent les visions des rêves tragiques.

Les deux cadavres tournés visage contre visage les yeux ouverts, la bouche crispée, semblaient se regarder, se sourire, et se dire des choses mystérieuses et douées.

Le vieillard se dépouilla du surtout en peau de mouton qui couvrait ses épaules et le plaça sur les deux visages.

Puis, en hâte, il commença à remplir la fosse à pelletées rapides.




XXIII

LES AMOURS DE PIPEAU

Depuis la disparition du chevalier de Pardaillan, un des personnages les plus affairés, les plus occupés, les plus actifs de Paris, c'était certainement maître Pipeau.

Ce chien, qui avait le mensonge dans la peau, qui était voleur comme six tire-laine, avait d'abord trouvé dans l'hôtel Montmorency le paradis que peut rêver un chien. Par intrigue, ruse et astuce, il s'était mis au mieux avec le maître queux de l'hôtel; il avait persuadé à ce cuisinier, un peu faible d'esprit d'ailleurs, qu'il avait pour lui une amitié sans borne. Pur mensonge! Pipeau méprisait parfaitement le cuisinier, mais il adorait sa cuisine.

«Comme il m'aime! répétait le digne homme. Toujours dans mes Jambes! Il ne me quitte plus!»

Qu'eût-il dit, s'il avait connu la véritable pensée de Pipeau?

Mensonge, la queue, le moignon de queue qui remuait frénétiquement! Mensonge, le bon regard où il eût été impossible de démêler la moindre ironie! Mensonge, cette langue qui léchait avec componction les mains du brave homme et la sauce qui y restait souvent! Mensonge ces petits abois amicaux, ces cabrioles qui secouaient de rire la panse du maître queux!

Mais comment celui-ci aurait-il deviné la malice, l'hypocrisie et le mensonge du chien?

Pipeau acceptait rarement un morceau, si friand fût-il, des mains du cuisinier: il y avait à cela une raison toute simple, mais qui fut toujours ignorée de cet homme. Pipeau se servait lui-même.

En cachette, au bon moment, il prenait ce qui lui convenait. Et c'était ainsi bien meilleur.

«Il n'est pas gourmand, disait le maître queux. Il m'aime pour moi-même.»

Pas gourmand! Justes dieux, c'est ainsi que se font les réputations bonnes ou mauvaises! Pipeau pipait tout ce qu'il pouvait. Pipeau mettait l'office au pillage. Pipeau, fidèle à ses instincts, passait son temps à voler. Il devenait gras. Il devenait insolent.

Mais Pipeau n'était pas seulement un chien voleur, un effronté, un menteur, comme nous croyons l'avoir prouvé en diverses circonstances. Lorsque nous présentâmes ce personnage au lecteur, il nous souvient d'avoir affirmé que c'était un chien paillard.

Ajoutons que nous eussions fait le silence sur les amours de Pipeau, si le récit de ces amours n'était lié à des scènes importantes de notre récit.

Donc, Pipeau, dans l'hôtel Montmorency, était le chien le plus heureux de la création.

Ce bonheur fut sans mélange et sans remords jusqu'au jour où disparut le chevalier de Pardaillan. Le chien avait pour son maître—ou plutôt son ami—une adoration qui, de son côté, était sincère.

Un soir—soir d'inquiétude et de douleur—l'ami ne reparut pas!

De cette nuit-là. Pipeau ne ferma pas les yeux. Il alla et vint par l'hôtel, quêta, flaira, appela par de petits gémissements, le tout en pure perte. Le matin, il s'installa dans la rue devant la grande porte de l'hôtel.

Pardaillan ne revint pas. Pipeau en oublia l'office lui-même. Et le cuisinier l'appela en vain. Même le digne homme ayant voulu le saisir par le collier, le chien gronda de façon à lui faire comprendre qu'il eût à le laisser tranquille.

Cette journée se passa ainsi. Le soir, le chien ne rentra pas dans l'hôtel. Il continua d'attendre devant la porte.

Et, lorsque le jour revint, lorsqu'il fut bien persuadé que son maître ne reviendrait plus, il fila comme un trait.

Où pensez-vous qu'il alla?

Eh bien, il courut à la Bastille! «Qu'on m'aille soutenir, s'écrie quelque part La Fontaine, ce maître des poètes, qu'on m'aille soutenir, après un tel récit, que les bêtes n'ont point d'esprit!»

Pipeau en avait certainement. Il venait de passer de longues heures à ruminer sur l'absence de son maître.

«Où peut-il être, finit-il par se dire en son langage ou peut-il être, sinon dans cet endroit sombre et escarpé ou il s'est déjà renfermé une fois? Que peut-il bien faire là-dedans?»

C'est pourquoi il s'élança comme une flèche dans la direction de la Bastille. En temps ordinaire, Pipeau ignorait les allures lentes. Mais, lorsqu'il était pressé, le galop qui était sa marche habituelle devenait une frénésie. Pipeau culbuta successivement une douzaine d'enfants, deux ou trois vieilles femmes, renversa des pots à lait et des paniers d'oeufs à des devantures, fonça tête baissée dans des groupes, souleva sur son passage force clameurs et malédictions, et s'arrêta tout haletant devant la porte même par où le chevalier de Pardaillan avait été entraîné dans la Bastille.

Le chien leva le nez vers la fenêtre où son ami s'était montré à lui. Hélas! l'étroite meurtrière avait été bouchée: la précaution, chez les administratifs, est toujours rétrospective, et, pourrait-on dire, vindicative. M. de Guitalens avait fait murer cette lucarne qui avait servi au chevalier de Pardaillan pour communiquer avec son chien!

Pipeau, ayant attendu inutilement, se mit à faire le tour de la Bastille.

Mais c'est en vain qu'il aboya, appela et inspecta toute meurtrière semblable à la sienne.

Alors, de la même course furieuse, il repartit, et, quelques minutes plus tard, faisait irruption à l'auberge de la Devinière. Il monta jusqu'à la chambre jadis habitée par son maître, redescendit, visita coins et recoins, jusqu'à ce que, maître Landry Grégoire l'ayant aperçu, le pauvre chien fut expulsé à renfort de coups de balai.

Pipeau fila sans insister. Évidemment son maître n'était pas là: sans quoi'on ne l'eût pas ainsi traité.

Poursuivant le cours de ses recherches, Pipeau parcourut Paris en tous sens, et toujours à la même allure désordonnée. Il visita tous les endroits où il était passé avec son maître et finit, sur le soir, par aboutir à l'auberge des Deux-morts-qui-parlent, affamé, assoiffé, éreinté, haletant.

Catho lui donna à boire, à manger, le réconforta, et Pipeau trouvant le gîte à son gré y passa la nuit.

Mais le lendemain matin, reposé par neuf heures de sommeil, restauré, et ayant eu soin de faire un tour à la cuisine, il s'éclipsa dès qu'une servante ouvrit la porte.

Cette fois, il ne courait plus.

Il s'en allait tristement le nez à terre, la queue et les oreilles basses.

«C'est fini, songeait la pauvre bête, il m'a abandonné, je ne le verrai plus!»

Il atteignit ainsi l'hôtel Montmorency, se coucha devant la porte et attendit. Tout le jour, il demeura là, sourd à toute invitation du cuisinier, lequel, vraiment magnanime en cette circonstance, lui apporta sur le soir un succulent repas composé d'une carcasse de poulet.

Or, on était au soir du mercredi 20 août. Et cette date qui n'avait aucune importance pour le chien en a une pour nous.

La nuit vint. Pipeau, couché au fond d'une encoignure cherchait le sommeil et se livrait aux plus sombres réflexions, lorsque, tout à coup, il se remit sur ses quatre pattes; son nez se mit à remuer et à renifler sa queue s'agita doucement.

Pipeau avait-il flairé de loin son maître!... D'où lui venait cet émoi? D'où cette joie? Il nous en coûte de l'avouer, mais la vérité avant tout; Pipeau venait de flairer une chienne! Pipeau donc, s'était redressé, les yeux fixes, le nez interrogateur. Il ne tarda pas à apercevoir quatre ombres qui s'arrêtèrent juste en face de l'hôtel.

Ce groupe de quatre ombres se composait de deux hommes et de deux chiens.

Pipeau s'approcha. Les deux chiens grognèrent. L'un des deux hommes, d'une voix basse et rude, commanda:

—La paix, Pluton! La paix, Proserpine!

Pluton et Proserpine devaient être merveilleusement dressés car ils se turent à l'instant. C'étaient deux chiens de forte taille, deux sortes de molosses à poil rude, aux yeux sanguinolents, aux mâchoires formidables. L'un, le chien Pluton, était tout noir L'autre la chienne Proserpine, était toute blanche. Mais tous deux étaient de même race.

Pendant une heure environ, les deux hommes demeurèrent en observation devant l'hôtel. Ils allaient et venaient avec précaution et paraissaient chercher à voir ce qui pouvait se passer à l'intérieur.

—Voyez-vous, dit à la fin l'un d'eux, c'est par là qu'il faudra attaquer, croyez-moi, monseigneur.

—Oui, Orthès, répondit l'autre. Tu avais raison. Allons, rappelle les chiens et allons-nous-en.

L'homme qu'on venait d'appeler Orthès siffla doucement: Pluton, Proserpine et Pipeau se mirent en marche.

Quoi! Pipeau lui aussi?... Oui!

Car Pipeau s'était approché de Proserpine, et, en son langage, lui avait fait compliment. Il lui avait présenté ses civilités en excellents termes, sans doute, car Proserpine avait doucement remué la queue, sur quoi Pipeau s'était livré sans plus de bagatelles à une déclaration en règle; c'est-à-dire qu'il s'était mis à tourner autour de la donzelle en flairant tout ce qu'un chien croit devoir flairer.

Or, Pluton, mari de la dame, ayant relevé ses lèvres épaisses, montra une double rangée de crocs formidables.

Pipeau jeta un regard oblique sur le mari. Son poil se hérissa. Sa lèvre tremblotante découvrit, chez lui aussi, des engins d'attaque et de défense d'un calibre raisonnable.

Il y eut de part et d'autre un grognement sourd.

La bataille était imminente.

Proserpine, assise commodément sur son derrière, s'apprêta à juger ce combat dont, comme Chimène, elle était le prix.

Tout à coup. Pipeau recula.

Pipeau recula jusqu'à la carcasse de poulet qu'on lui avait apportée et à laquelle il n'avait pas touché, soit par tristesse, soit qu'il voulût ménager ses provisions. Il la prit dans sa gueule et l'apporta, oui, l'apporta... à qui? à Proserpine? pas du tout: à Pluton!

Pluton était un chien féroce et bête. Il se précipita sur la carcasse et la dévora incontinent. Après quoi il jeta sur Pipeau un regard d'étonnement et de reconnaissance; et, en signe de paix, agita sa queue, puis se coucha tranquillement.

Pipeau comprit que dès lors il était admis dans, l'amitié du gros chien.

Il se retourna aussitôt vers Proserpine et, en toute sécurité, recommença ses salamalecs.

Lorsque les deux hommes s'en allèrent, Pluton et Proserpine suivirent. Tout naturellement, Pipeau suivit.

Il oublia l'amitié pour l'amour. Il oublia sa tristesse. Il oublia son maître disparu. Il eût suivi Proserpine au bout du monde, d'autant plus que la ribaude faisait des grâces, jouait avec lui, et paraissait disposée à lui accorder ses faveurs.

Pluton marchait gravement, et peut-être, se disait-il qu'après tout un camarade qui offrait ainsi des carcasses de poulet méritait bien un petit sacrifice de sa part.

La bande arriva jusqu'à une grande maison de la rue des Fosses-Montmartre; une lourde porte s'ouvrit et Pipeau, se faufilant en douceur entre Proserpine et Pluton, entra dans la maison!...

La porte se referma.

Pipeau était l'hôte du maréchal de Damville et d'Orthes, vicomte d'Aspremont!...




XXIV

L'AMIRAL COLIGNY

Nous laisserons Pipeau s'occuper de ses amours, nous laisserons Catho, l'hôtesse des Deux-morts-qui-parlent, s'occuper, en compagnie de la Roussette et de Pâquette, d'une mystérieuse affaire pour laquelle elle se démenait fort, et, avant de revenir aux Pardaillan qui, dans la prison du Temple, attendent l'heure lugubre où leur sera appliquée la question, nous conduirons nos lecteurs au Louvre.

Depuis le lundi 18 août, les fêtes succèdent aux fêtes. Les huguenots sont radieux.

Catherine de Médicis se montre charmante pour tous.

Charles IX, seul, méfiant et taciturne, semble promener dans toute cette joie une incurable mélancolie.

Le vendredi 22 août, de bon matin, l'amiral Coligny quitta son hôtel de la rue de Béthisy et se rendit au Louvre.

Il était escorté, comme toujours, de cinq ou six gentilshommes huguenots et portait sous son bras une liasse de papiers.

C'était le plan définitif de la campagne qu'on allait entreprendre contre les Pays-Bas et dont Coligny devait avoir le commandement suprême.

Le roi devait étudier ce plan avec l'amiral et lui donner la dernière approbation.

Charles IX venait de se lever lorsque l'amiral arriva aux appartements du roi déjà envahis par la foule des courtisans. Il était ce matin-là de bonne humeur, et, lorsqu'il aperçut Coligny, il alla à sa rencontre, le pressa tendrement dans ses bras et s'écria:

—Mon bon père, j'ai rêvé cette nuit que vous me battiez!

—Moi, sire!

—Oui, oui, vous-même.

Déjà l'inquiétude se peignait sur le visage des huguenots présents, tandis que les catholiques ricanaient. Les uns et les autres pressentaient quelqu'une de ces terribles plaisanteries dont Charles IX était coutumier.

Mais le roi, éclatant de rire, continua:

—Vous me battiez à la paume! Conçoit-on cela? Moi, le premier joueur de France!

—Et de Navarre, sire! dit en souriant Henri de Béarn. Chacun sait que mon cousin Charles est imbattable à la paume.

Charles IX remercia Henri d'un geste gracieux et reprit:

—Amiral, je veux reprendre ma revanche sur mon rêve. Venez.

—Mais, sire, dit Coligny, Votre Majesté n'ignore pas que je n'ai jamais tenu une raquette...

—Allons bon! Et moi qui comptais vous battre!

—Sire, dit alors Téligny, si Votre Majesté le permet, je serai en cette occasion le tenant de M. l'amiral, que j'ai bien le droit d'appeler mon père, et je relèverai en son nom le défi.

—Vrai Dieu, monsieur, vous êtes un charmant homme et vous me faites grand plaisir. Amiral, nous causerons ce soir de choses sérieuses, car je vois aux redoutables papiers que vous tenez sous le bras, que vous me vouliez faire travailler. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, mon bon père?

Et le roi, sifflant une fanfare de chasse, descendit au jeu de paume, suivi de tous ses courtisans. Deux camps furent formés et la partie commença aussitôt par un coup superbe du roi qui excellait véritablement à cet exercice.

Coligny était demeuré avec quelques gentilshommes et le vieux général des galères La Garde, qu'on appelait familièrement le capitaine Paulin.

Antoine Escalin des Aismars, baron de la Garde, était un soldat d'aventure. Pauvre, né de parents obscurs, il s'était élevé de grade en grade jusqu'au titre de général des galères, qui correspond à peu près à ce que nous appelons un contre-amiral.

C'était un homme froid, sans scrupule, féroce dans la bataille, catholique enragé par politique plutôt que par dévotion: mais il avait conçu pour Coligny une sorte d'admiration et d'estime; il s'intéressait fort à la campagne projetée, espérant y conquérir quelque nouvelle faveur.

Coligny l'avait spécialement chargé d'armer les vaisseaux qui devaient servir, car on comptait attaquer le duc d'Aïbe par terre et par mer, et le vieux La Garde s'était acquitté de sa mission avec le plus grand zèle: la flotte était prête.

Cet homme avait-il eu vent de quelque trahison? Avait-il flairé les projets de Catherine?

C'est probable. Mais, courtisan avisé autant que guerrier sans peur, il gardait pour lui ses impressions.

Coligny eut avec lui un long entretien qui dura deux heures.

Ceci se passait dans l'antichambre même du roi, en une embrasure de fenêtre où La Garde avait tiré un fauteuil. Et c'est sur ce fauteuil que Coligny avait déroulé ses plans. Ils avaient fini par se mettre à genoux tous les deux près du fauteuil, pour examiner de plus près une carte que l'amiral avait étalée.

Et ils étaient si profondément plongés dans leur étude qu'ils ne virent pas la reine Catherine de Médicis sortir des appartements du roi, traverser l'antichambre, saluée au passage par les gentilshommes présents, et s'enfoncer dans une galerie, lente, pâle, glaciale comme un spectre sous ses vêtements noirs.

Depuis la terrible scène de Saint-Germain-l'Auxerrois, Catherine paraissait troublée.

Parfois, elle s'arrêtait court dans les longues promenades solitaires qu'elle faisait dans son oratoire, et qui se fût trouvé près d'elle l'eût entendue murmurer alors:

«C'était mon fils...»

Était-ce donc le remords qui avait forcé les portes de cet esprit jusqu'alors fermé, solidement verrouillé?

Si Catherine se trouvait vraiment aux prises avec ce sentiment étrange qu'on appelle le remords, si son esprit sondait avec effroi les abîmes qu'elle avait creusés, ceux qui l'eussent parfaitement connue, Ruggieri par exemple, eussent redouté l'explosion de ce remords.

En effet, Catherine n'était pas femme à reculer. Si une plainte montait du fond de sa conscience, elle devait chercher à l'étouffer sous des clameurs plus terribles.

Ainsi son remords, si c'était du remords, aboutissait à une hâte plus fébrile, à une soif de sang plus brulante.

Catherine songeait:

«Du sang, encore du sang pour effacer ce sang!»

Ce matin-là, plus sombre que jamais dès qu'elle se trouvait seule, le sourire radieux qu'elle affectait devant la, cour disparut de ses lèvres, elle passa, comme nous avons dit, et jeta un oblique regard sur Coligny.

Au bout de la galerie, au moment d'entrer dans son oratoire, elle vit un homme qui l'attendait. C'était Maurevert. Il s'inclina comme pour la saluer et murmura:

—J'attends votre dernier ordre, madame.

Catherine laissa couler un long regard jusqu'au bout de la galerie, jusqu'à l'antichambre, jusqu'à Coligny qui se relevait, roulait ses papiers en causant vivement avec La Garde.

Et elle laissa tomber ce mot:

—Allez!

Maurevert s'inclina plus profondément. Il avait quelque chose a dire.. Maurevert songeait à la recommandation que lui avait faite le duc de Guise par une nuit de fête: il fallait blesser et non tuer Coligny... Maurevert voulait garder les bonnes grâces du duc, tout en obéissant à la reine. Et, laissant de côté la fiction que c'était un ami a lui qui devait tirer sur l'amiral, il dit:

—Et si je le manquais, madame?

—Eh bien! fit la reine tranquillement, vous en seriez quitte pour recommencer!

—Ainsi, insista le bravo, que l'amiral meure ou ne meure pas, demain matin, mes deux prisonniers du Temple sont bien à moi?...

—Oui!... à condition que j'assiste à la question.»

La-dessus, Catherine rentra dans son oratoire. Quelques minutes plus tard, Maurevert sortait du Louvre.

Dans l'embrasure de fenêtre de l'antichambre, le vieux La Garde disait à ce moment:

—Monsieur l'amiral, si vous m'en croyez, vous hâterez les derniers préparatifs... J'ai bataillé contre vous... Mais j'ai pour vous l'estime qu'on doit à un chef illustre... permettez-moi d'insister... Il faudrait que, dans un mois au plus tard, vous soyez en campagne.

—Dans un mois, mon cher baron! Dites dans dix jours et vous serez dans la vérité.

—Ah! tant mieux!» fit le vieux La Garde avec un soupir de soulagement.

Les deux chefs se serrèrent la main et La Garde descendit au jeu de paume pour faire sa cour au roi.

Coligny ayant roulé ses papiers, les plaça sous son bras et, faisant signe à ses gentilshommes, descendit à son tour et sortit du Louvre, répondant d'un sourire aux saluts respectueux.

Maurevert, sans se presser était arrivé au cloître Samt-Germain-l'Auxerrois. Il entra dans une maison basse dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées: c'est là que demeurait le chanoine Villemur. Mais, depuis trois jours, le chanoine avait ostensiblement quitté la maison, se rendant, disait-il, auprès d'une parente qui habitait la Picardie. La maison passait donc pour inhabitée. Maurevert se glissa dans l'intérieur par une petite porte qu'une main mystérieuse lui entrouvrit du dedans, et il parvint bientôt dans la salle à manger au rez-de-chaussée.

—C'est le moment! dit-il alors à l'homme qui lui avait ouvert et qui l'avait accompagné.

Cet homme, c'était le chanoine Villemur.

—Je le savais, répondit simplement le chanoine. Venez.

Maurevert suivit son hôte, qui lui fit traverser trois pièces et l'introduisit enfin dans une cour qui se trouvait sur le derrière de la maison. La cour était clôturée de murs assez élevés. Une porte permettait d'en sortir. Villemur l'ouvrit et montra à Maurevert une sente déserte qui aboutissait à la Seine.

—Vous fuirez par là, dit-il. Et voici pour votre fuite.

Du doigt, il désigna un vigoureux cheval tout sellé, attaché par le bridon à un anneau.

—C'est Mgr Henri de Guise, reprit le chanoine, qui s'est ainsi occupé de votre sûreté. Ce cheval sort de ses écuries. A la porte Saint-Antoine, on vous laissera passer. Vous gagnerez le Soissonnais; puis, tournant à droite, vous vous dirigerez sur Reims. Là, vous attendrez.

—Bien, bien, fit Maurevert avec un sourire narquois. Croyez-vous vraiment à la nécessité de ma fuite?

—Je crois qu'il y va de votre tête.

—Je fuirai donc, reprit Maurevert parfaitement résolu à n'en rien faire.

Alors ils revinrent tous deux dans la salle à manger. Villemur prit dans un angle une arquebuse toute chargée et la présenta à Maurevert, qui l'examina attentivement.

—Parfait, dit-il enfin.

—Le voici!» s'écria à ce moment, et non sans quelque émotion, Villemur, qui s'était posté à la fenêtre grillée.

Le chanoine se recula, mais de façon à ne rien perdre de ce qui allait se passer.

Maurevert avait appuyé le bout du canon de l'arquebuse contre le treillis de la fenêtre.

Sur sa gauche, apparaissait un groupe de cinq ou six gentilshommes. En avant d'eux, à trois pas, marchait Coligny, qui causait paisiblement avec Clermont comte de Piles, jeune homme de la suite du roi de Navarre.

Maurevert, à ce moment, fit feu.

Il y eut, dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois une seconde de stupéfaction. Coligny agitait sa main droite vers la fenêtre. Cette main était ensanglantée: la balle avait emporté l'index.

—Au meurtre! hurlèrent les gentilshommes.

Au même instant, un deuxième coup de feu retentit et, cette fois, l'amiral s'affaissa, l'épaule gauche fracassée.

Dans la même seconde, le cloître se remplit de cris une foule se rassembla, mais, lorsqu'on sut que l'amiral Coligny venait d'être frappé, cette foule se recula aussitôt, avec de sourdes imprécations contre les huguenots.

Après son premier coup de feu, Maurevert avait reposé son arme, en disant:

—Maladroit! je l'ai manqué.

—Recommencez! gronda Villemur.

—Avec quoi? fit Maurevert goguenard.

Le chanoine, d'un bond, fut près de lui, une deuxième arquebuse à la main, toute chargée. Maurevert, sans hésitation apparente, s'en saisit, et fit feu.

L'amiral tomba.

—Il est mort! dit Villemur.

—Je crois que oui, dit Maurevert avec un sourire.

—Fuyez!...

Maurevert obéit sans hâte, bien qu'à ce moment des coups violents ébranlassent la porte.

Il atteignit l'arrière-cour, défit le bridon, se mit en selle et enfila la sente, au trot.

Alors, le chanoine descendit rapidement dans les caves de sa maison, leva une trappe, s'enfonça dans un boyau, parcourut un long couloir, et, remontant par un escalier de pierre, arriva dans la sacristie de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Dans le cloître, une scène de confusion terrible se passait. Les gentilshommes huguenots s'étaient rués vers la fenêtre; mais le treillis était solide; alors, tandis que les uns cherchaient à défoncer la porte, d'autres, l'épée à la main, entourèrent Coligny, comme pour faire face à une nouvelle attaque.

—Avertissez le roi, dit tranquillement Coligny.

L'un des gentilshommes, le baron de Pont, s'élança en courant vers le Louvre, traversant des groupes silencieux et hostiles.

Cependant, avec l'aide de ses amis, Coligny s'était relevé; mais il ne put se tenir debout et parut prêt à défaillir.

—Une chaise! cria Clermont de Piles.

Dans la foule, il y eut des ricanements; nul ne bougea. Les huguenots se regardèrent épouvantés, tout pâles.

Alors, deux d'entre eux unirent leurs mains entrelacées, formant ainsi une sorte de siège sur lequel le blessé fut assis, ses deux bras au cou des deux gentilshommes.

Les autres entourèrent ce groupe en silence, l'épée à la main. Ceux qui avaient essayé vainement de défoncer la porte, vinrent s'unir au cortège, qui se mit en route.

Coligny n'avait pas perdu connaissance.

—Soyez calmes, répétait-il d'une voix encore forte.

Mais ses amis ne l'écoutaient pas. Clermont de Piles pleurait—de colère autant que de douleur. Les autres criaient:

—On a tué l'amiral! on a meurtri notre père! Vengeance!

A chaque instant, ils rencontraient des huguenots, qui, se réunissant au cortège et voyant l'amiral grièvement blessé, tiraient leur épées et criaient:

—Vengeance!

En arrivant rue de Béthisy, ils étaient deux cents, agitant leurs épées, pleurant, menaçant, et les groupes du peuple qui les regardaient passer gardaient le silence.

Le bruit de l'attentat se répandit avec une rapidité inouïe; en moins d'une heure, une effervescence extraordinaire enfiévra Paris; les bourgeois sortirent en armes a tous les carrefours, des danses s'organisèrent; en d'autres endroits, des prêtres, montés sur des bornes, expliquèrent au peuple que Dieu venait de frapper un ennemi de l'Eglise.

A l'hôtel Béthisy et dans les environs, plus de mille huguenots s'étaient rassemblés et organisés, ne doutant pas qu'on voulût tuer l'amiral et décidés à le défendre en bataille rangée.

Cette multitude de gentilshommes exaspérés emplissait la cour de l'hôtel et, refluant par les portes grandes ouvertes, occupait toute la rue.

Cependant, le calme se rétablit peu à peu, et les épées rentrèrent dans les fourreaux lorsque le bruit se fut répandu que le meurtrier de l'amiral était un vulgaire coquin et non un stipendié du chanoine Villemur, comme on l'avait pensé. Le calme devint de l'apaisement lorsqu'on sut que les blessures, n'étaient nullement mortelles.

Malgré ce calme et cet apaisement, un grand nombre de huguenots s'enquirent, sur l'heure même, des logements qui étaient à louer dans la rue de Béthisy, voulant être prêts, jour et nuit. à courir au secours de leur chef.

Vers deux heures, il y eut un remous dans cette foule qui continuait à stationner dans la rue.

Une litière venait d'apparaître au bout de la rue; elle était précédée et suivie d'une demi-compagnie d'arquebusiers.

«Le roi! Le roi!...»

Toutes les têtes se découvrirent.

Mais la douleur et l'indignation l'emportant sur le respect, on cria: «Vengeance!»

La litière, avant d'entrer dans l'hôtel, s'arrêta un moment. Et, alors, on put voir qu'elle contenait le roi, Catherine et le duc d'Anjou.

Charles IX, pâle, sombre, agité, se pencha vers le groupe de gentilshommes le plus rapproché de lui.

—Messieurs, dit-il, autant que vous, je désire la vengeance; plus que vous, j'y suis engagé, car l'amiral est mon hôte; tenez-vous donc en paix, le meurtrier sera saisi et livré à un châtiment mémorable...

Des cris frénétiques de: «Vive le roi!» s'élevèrent alors.

Charles IX était au jeu de paume et dirigeait la partie contre le camp opposé, à la tête duquel se trouvait M. de Téligny, gendre de l'amiral, lorsque le baron de Pont était arrivé en courant, tout bouleversé, des larmes plein les yeux.

—Sire, on vient de tuer M. l'amiral!

Charles IX, qui s'apprêtait à envoyer la balle, demeura un instant immobile, comme frappé de stupeur.

Déjà, Téligny, Henri de Béarn, Condé et quelques autres huguenots, qui avaient entendu, s'étaient précipités au-dehors et avaient pris le chemin de la rue de Béthisy.

—Par la mort-Dieu, fit enfin le roi, que nous dites-vous là, monsieur!

—La vérité, sire! La triste vérité!...

Et il raconta la scène du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois.

Charles jeta furieusement sa raquette.

—C'en est trop! cria-t-il. Il ne se passe pas de jour qu'on ne tue. Ah! messieurs les Parisiens, vous ne voulez faire qu'à votre tête? Et moi, qui suis le roi, je n'en ferai qu'a la mienne! Voilà qu'on me tue mes chefs d'armée à présent!

Et il rentra précipitamment dans le Louvre en disant:

—Qu'on me fasse venir M. de Birague et M. le grand prévôt.

Le grand prévôt se trouvait au Louvre; il se présenta aussitôt dans le cabinet du roi.

—Monsieur, dit Charles IX au grand prévôt, je vous donne trois jours pour trouver le meurtrier de mon digne père, l'amiral Coligny.

—Mais, sire...

—Allez, monsieur, allez! vociféra le roi. Trois tours vous entendez? Et, si vous ne trouvez pas, je croirai que vous êtes complice et je ferai votre procès!

Le grand prévôt se retira dans une inexprimable épouvante.

Le chancelier de Birague arriva au bout d'une heure pendant laquelle Charles IX se promena fébrilement dans son cabinet.

—Monsieur, lui dit Charles IX, quelles peines avons-nous édictées contre les bourgeois porteurs d'armes?

—L'amende d'abord, sire, l'amende proportionnée à la richesse du coupable; puis, la prison.

—Eh bien, monsieur, je veux qu'aujourd'hui vous fassiez créer un nouvel édit, que veuillez faire enregistrer.

Le chancelier, courbé, attendait. Le roi prononça:

«Tout porteur d'armes visibles, arquebuses, épées dagues, pistolets, arbalètes, hallebardes ou piques sera saisi sans autre procès et embastillé pour dix ans; ses biens, s'il en a, confisqués. Tout porteur d'armes cachées sous le manteau, sera conduit aux fourches patibulaires de sa juridiction et pendu, après douze heures pour tout délai, afin qu'il puisse faire pénitence et se réconcilier avec Dieu, s'il est en état de péché mortel.

—Sire, dit Birague, l'édit sera crié aujourd'hui. Mais Votre Majesté veut-elle me permettre une observation?

—Faites, monsieur.

—L'édit concerne tous les Parisiens, sans exception?

—Oui, monsieur: hormis les gentilshommes.

—Très bien, sire; seulement, je ferai remarquer à Votre Majesté que, depuis quelque temps, il n'est pas un Parisien qui se montre sans armes, dans les rues.

—Voilà qui prouve combien nos commandements royaux sont respectés. Que voulez-vous dire? Qu'il sera difficile d'arrêter tous les Parisiens armés? On les arrêtera, s'il le faut!... D'ailleurs, rassurez-vous, monsieur le chancelier; quelques exemples suffiront, deux bonnes douzaines de pendus, accrochés à nos fourches, inspireront de salutaires réflexions. Allez, mon sieur.

Birague s'inclina et sortit.

—Messieurs, continua le roi en s'adressant à ses courtisans, je veux qu'on fasse bon visage aux huguenots, et, si l'on tire l'épée, que ce soit pour notre service et le bien du royaume, et non pour continuer des guerres intestines. Les huguenots sont maintenant de nos amis, je veux qu'on le sache!

Là-dessus, Charles IX fit un signe et la foule des courtisans s'empressa de sortir.

Le roi, demeuré seul, se jeta dans un fauteuil et se mit à songer:

«Par la mort-Dieu, je voudrais que la peste étouffât le truand qui a tiré sur l'amiral!... Voilà la campagne retardée... Et, pourtant, mon salut est dans cette guerre qui entraînera hors du royaume tous les huguenots, à la suite de leur chef... Qu'ils s'en aillent guerroyer aux Pays-Bas, et voilà ma tranquillité assurée. Combien en reviendra-t-il?... Coligny me trahit-il comme madame la reine le prétend? C'est possible! Mais la meilleure manière de me débarrasser de lui et de tous ses acolytes, n'était-ce pas de lui donner une armée pour l'envoyer loin du royaume? Lui parti, Henri de Béarn tenu en laisse par Margot, qui m'aime, je n'avais plus que Guise devant moi, et j'en eusse fait bon marché... Voilà ma politique, à moi. Elle vaut bien celle de ma mère!...»

Charles IX demeura enfermé deux heures dans son cabinet, montrant par là la douleur que lui causait l'événement.

Puis, ayant dîné en hâte, il fit savoir à Catherine et à son frère, le duc d'Anjou, qu'ils eussent à se préparer pour l'accompagner chez l'amiral.

Bientôt, la litière se mit en route, escortée par une compagnie que commandait de Cosseins, le capitaine des gardes du roi. Pendant tout le trajet, le duc d'Anjou et Catherine affectèrent de parler continuellement d'un miracle qu'on avait constaté, à Saint-Germain-l'Auxerrois:

Trois jours auparavant, le mardi, de grand matin, le sacristain, étant entré dans l'église, avait vu le bénitier tout plein de sang, alors que, la veille au soir, il était rempli d'eau. Il s'agissait d'un miracle. Et tout ce sang avait été pieusement recueilli dans des ampoules, qu'on avait portées à Notre-Dame.

A ce signe, il était impossible de ne pas connaître la volonté divine: Dieu voulait du sang!

Charles IX avait écouté tout cet entretien, sombre et silencieux, se demandant peut-être s'il n'était pas dans l'erreur, et si le temps n'était pas venu de donner satisfaction à Dieu.

Cependant, lorsque la litière arriva devant l'hôtel de Coligny, le roi, secouant la tête, parut se reprendre, et, se penchant, prononça les paroles que nous avons signalées et qui furent accueillies par des cris frénétiques de: «Vive le roi!».

Coligny était couché lorsque Charles IX, Henri d'Anjou et Catherine entrèrent dans sa chambre. La pâle figure du blessé rayonna de joie. Le roi courut à lui et l'embrassa en disant:

—J'espère que ce misérable se balancera bientôt au bout d'une corde. J'espère que votre précieuse vie n'est pas en danger.

—Sire, dit Ambroise Paré qui se trouvait près du lit, je réponds de la vie de M. l'amiral. Dans quinze jours, il sera sur pied...

—Sire, dit à son tour Coligny, la joie que me cause la marque d'intérêt qui m'est donnée par mon roi fera beaucoup pour ma guérison.

—Monsieur l'amiral, fit le duc d'Anjou, vous me voyez tout morfondu du mal qui vous arrive...

—Dieu nous conserve le chef illustre et loyal serviteur, en qui nous avons mis toute notre confiance! fit Catherine, qui essuyait ses larmes.

A ces mots, il y eut, dans la chambre remplie de gentilshommes, un grand murmure de satisfaction.

Malgré les recommandations d'Ambroise Paré, on cria:

«Vive le roi! Vive la reine! Et vive le duc d'Anjou!...»

Enfin, la chambre du blessé se vida. Autour du lit demeurèrent seuls les trois augustes visiteurs, Henri de Navarre, Téligny et sa femme, Louise de Coligny.

La visite se prolongea une heure, au bout de laquelle le roi se retira en disant qu'il reviendrait le surlendemain, dimanche.

—Monsieur de Cosseins. appela-t-il à haute voix, pour que tout le monde pût l'entendre.

—Sire? fit le capitaine des gardes en s'approchant.

—Combien d'hommes avez-vous avec vous?

—Une compagnie, sire!

—Bon! Cela vous suffit-il pour défendre cet hôtel en cas d'attaque?

—Sire, avec ma compagnie, je tiendrais contre trois mille assaillants bien organisés.

—Bien! Vous demeurerez donc ici, je vous commets à la garde de cet hôtel, vous me répondez de la vie de l'amiral sur la vôtre...

—Mais, sire, qui vous escortera pour rentrer au Louvre?

Charles IX, d'un geste large, désigna les huguenots qui remplissaient la cour.

—Ces dignes gentilshommes voudront bien, pour une fois, composer mon escorte et, jamais, je n'en aurai eu de plus belle.

Il y eut alors une telle clameur de vivats, un tel enthousiasme, qu'il sembla que l'hôtel allait crouler...

Charles IX était radieux. Catherine avait échangé un rapide regard avec le duc d'Anjou, et dissimulait la joie terrible qui la faisait palpiter.

En effet, l'hôtel Coligny se trouvait ainsi dégarni de huguenots et occupé par Cosseins, qu'elle se flattait de faire obéir au premier signe.

Les gentilshommes huguenots s'organisèrent aussitôt pour faire escorte au roi. Ils tirèrent l'épée et se placèrent en rangs, comme des soldats à la parade.

Ce fut ainsi, au milieu d'un millier de huguenots, parmi les acclamations, que le roi rentra au Louvre.

Le soir, il y eut un grand dîner pour célébrer l'heureuse issue de l'événement, qui avait failli être mortel. La campagne projetée s'ouvrirait, dès que Coligny pourrait partir, c'est-à-dire dans une quinzaine de jours. Il voulut jouer avec des cartes un jeu nouveau qu'on venait d'inventer, et perdit, contre le Béarnais, deux cents écus, en riant de tout son coeur.

Le roi de Navarre empocha les deux cents écus avec une grimace de satisfaction et dit à la jeune reine, sa femme:

—Si cela continue ainsi, ma mie, nous deviendrons riches, et cela me changera un peu.

Margot regarda autour d'elle avec inquiétude et murmura:

—Sire, prenez garde!

—A quoi?... Charles est de bonne foi, j'en jurerais!

—Peut-être, mais regardez la reine... jamais je ne l'ai vue aussi souriante... Prenez garde, sire!

Catherine de Médicis, en effet, paraissait toute à la joie.

A dix heures, elle se retira dans son appartement, en disant à haute voix:

—Bonne nuit, messieurs de la réforme, je vais prier pour vous...

A minuit, tout paraissait dormir dans le Louvre...




XXV

LA NUIT TERRIBLE

Le roi était couché depuis une heure et ne dormait pas encore... Il méditait. Et, chez cet être maladif, nerveux à l'excès, la méditation prenait tout naturellement sa forme la plus poétique et peut-être la plus féconde c'est-a-dire la forme imaginative.

Ce n'étaient pas des raisonnements qui se présentaient à son esprit, mais des images.

Il revoyait la foule tumultueuse des huguenots ces visages bouleversés de fureur, ces épées qui s'agitaient dans la rue de Béthisy, puis l'apaisement, dès qu'il avait promis de venger l'amiral. Et l'ovation de la journée, ce triomphe qu'on lui avait décerné, lui inspirait autant de reconnaissance que de fierté.

Charles avait vingt ans: c'était un enfant. C'était un roi. Double raison pour excuser en lui l'égoïste vanité d'avoir entendu tant de cris qui se traduisaient par ce mot: «Vive moi!...»

Puis, il revoyait Coligny tout pâle dans son lit, et il repoussait l'idée que cette physionomie sévère, mais loyale, put être une figure de traître. Presque aussitôt une image en appelant une autre, c'était sa mère qui passait sur l'écran de son imagination. Rassuré par l'image de Coligny, il frémissait devant celle de sa mère... Et il évitait de se demander pourquoi.

Guise lui apparaissait alors, éclatant d'orgueil, rayonnant de beauté, magnifique, souriant et vigoureux, autant que lui, pauvre petit roi, était chétif, triste et maladif... «Oui certes. Guise serait un roi plus royal que moi!...», et une révolte le faisait se redresser.

Puis, il s'apaisait en appelant à son aide le tableau de l'armée partant pour la guerre, la multitude des hommes d'armes défilant devant lui, Coligny, les huguenots, et Condé, Guise, tous, tous ceux qu'il redoutait de lui-même ou qu'on lui avait appris à redouter, tous, jusqu'à son frère d'Anjou, s'en allant aux pays lointains d'où, peut-être, ils ne reviendraient pas...

C'était sa grande trouvaille, cela. C'était sa politique.

Et alors, autour de lui, la paix, la tranquillité, l'amour de Marie Touchet.

Charles ferma les yeux et sourit doucement.

Alors, le sommeil le gagna.

C'était ainsi toutes les nuits; les rêveries qui précèdent le sommeil chez tout homme qui s'endort, aboutissent fatalement au point central de ses inquiétudes du jour. Chez Charles, après des méandres, la rêverie aboutissait toujours à Marie Touchet.

Charles était donc dans cet état où la vie réelle se fond en une sorte de torpeur, lorsqu'un grattement, à une porte, le ramena violemment à la conscience des choses qui l'entouraient.

Il se souleva sur un coude et écouta.

Il y avait trois portes à sa chambre: une grande, qu'on ouvrait à deux battants, pour laisser entrer les courtisans au moment de son lever, et deux petites. L'une de celles-ci donnait sur un cabinet particulier par où le roi pouvait passer dans sa salle à manger. L'autre donnait sur un long et étroit couloir dérobé, dont deux personnes seules, au Louvre, pouvaient faire usage: sa mère et lui.

C'est à cette dernière porte qu'on venait de gratter.

Charles sauta à bas de son lit, alla à la porte et demanda:

—Est-ce vous, madame?

—Oui, sire: il faut que je vous parle sur l'heure.

Le roi ne s'était pas trompé: c'était bien Catherine de Médicis qui venait le réveiller. Il eut un geste d'ennui puis s'habilla en hâte, plaça un poignard à sa ceinture, et ouvrit.

Catherine de Médicis entra, et, sans autre explication:

—Mon fils, en ce moment, M. le chancelier de Birague, M. Gondi, le duc de Nevers, le maréchal de Tavannes et votre frère, Henri d'Anjou, sont réunis dans mon oratoire pour y prendre des décisions propres à vous sauver, à sauver l'État. Et ils attendent le roi pour lui soumettre le résultat de leur délibération.

Charles IX demeura un instant stupéfait.

—Madame, dit-il enfin, si je ne connaissais toute votre fermeté d'esprit, je me demanderais si une vision n'a pas troublé votre bon sens. Quoi, madame! vous me venez éveiller une heure après minuit pour me dire que ces messieurs délibèrent! De quel droit délibèrent-ils? Qui les a convoqués? Quel danger me menace et menace l'État? Eh bien, qu'ils délibèrent donc et me laissent dormir en paix!...

—Charles, dit froidement Catherine, ne vous couchez pas. Ou bien, ce sera peut-être pour la dernière fois.

Le roi se retourna vivement vers elle. Ses yeux avaient pris cette expression de terreur, ses joues, cette pâleur plombée qu'il avait au moment de ses crises.

—Que se passe-t-il donc? balbutia Charles IX.

—Il se passe que vous avez heureusement des amis qui veillent sur vous. Il se passe que, sous quarante-huit heures au plus tard, le Louvre doit être envahi, le roi massacré, moi exilée. Il se passe que les vaillants serviteurs que je viens de vous nommer sont venus m'avertir, et qu'à mon tour je vous avertis. Maintenant, sire, recouchez-vous, si vous voulez: je vais prévenir ces amis dévoués que leur délibération est inutile et que le roi veut dormir en paix...

—Le Louvre envahi! Le roi massacré! répétait Charles en passant ses mains sur son front jaune. Quelle folie!

Catherine le saisit par un bras qu'elle serra nerveusement.

—Charles, dit-elle d'une voix sombre, vous vous défiez de votre mère, de votre frère, de ceux qui vous aiment et dont l'intérêt même, à défaut de leur affection, vous garantit le dévouement. Ce qui est de la folie, c'est de vous livrer pieds et poings liés à ces maudits hérétiques, qui ont horreur de notre religion, et qui, pour en arriver à leurs fins, sont obligés de commencer par tuer le fils aîné de l'Eglise... Qu'avez-vous fait, Charles? Vous avez comblé ces gens-là des marques de votre affection, au point que la chrétienté catholique du royaume est réduite au désespoir, au point que trois mille seigneurs catholiques. Guise en tête, ont pris la résolution de sauver la France et l'Eglise malgré vous!... Vous voilà donc pris entre ces deux forces également redoutables: les huguenots, remplis d'orgueil et résolus à nous imposer la réforme; les catholiques, désespérés, furieux, acculés à la révolte suprême. L'instant est grave, sire! Si grave que je me demande si, sur le point de tout perdre, honneur et couronne, nous ne ferions pas bien de sauver tout au moins notre vie en prenant la fuite! Votre attitude d'aujourd'hui a mis le feu aux poudres. En jurant publiquement, en pleine rue, de venger un malheureux coup d'arquebuse qui a effleuré le cher amiral, vous avez soulevé le peuple entier. En faisant crier l'édit qui désarme les bourgeois, vous avez accrédité le bruit que vous voulez faire massacrer les Parisiens par les huguenots. En vous faisant escorter par les hérétiques, vous avez signifié aux gentilshommes catholiques qu'ils ne vous étaient plus rien, et que, sous peu, il leur faudrait céder le pas aux huguenots. Voilà ce que vous avez fait, sire! O mon Dieu! ajouta-t-elle tout à coup en levant les bras, éclairez le roi, et dites-lui, vous, puisqu'il se méfie de sa mère, dites-lui que l'heure est venue de mourir ou de tuer!

—Tuer! Toujours tuer!... Qui faut-il tuer?

—Coligny!

—Jamais!

Charles se redressa, livide, hagard. Les paroles de sa mère lui donnaient le vertige. Une exorbitante terreur s'était emparée de lui. Il jetait autour de lui des regards de fou, et sa main s'incrustait au manche de son poignard. Mais la pensée de ce procès terrible qu'il faudrait faire à l'amiral (car, dans son esprit, c'était de cela qu'il s'agissait) lui causait une insurmontable horreur.

Il est vrai qu'il avait quelque temps cru sa mère; il avait admis que l'amiral conspirait contre lui. Mais les preuves de l'innocence du vieux chef s'étaient accumulées si nombreuses, si évidentes dans son esprit, qu'il avait dû se rendre à cette évidence.

—Vous m'aviez dit, continua-t-il, que j'aurais les preuves de la trahison de Coligny et des huguenots. Où sont-elles, ces preuves?

—Vous voulez des preuves? Vous en aurez!

—Et quand cela?

—Demain matin: pas plus tard. Écoutez. Je suis parvenue à faire saisir deux aventuriers qui ont surpris bien des secrets et qui en savent long à la fois sur Guise, sur Montmorency et sur Coligny. L'un d'eux est ce jeune homme, le chevalier de Pardaillan, qui vint au Louvre en compagnie du maréchal, et qui eut une si étrange attitude. L'autre est son père. Je tiens ces deux hommes. Demain matin, ils vont être interrogés au Temple, où ils sont prisonniers. Je vous apporterai le procès-verbal de l'interrogatoire et vous verrez que Coligny n'est venu à Paris que pour vous frapper!

La reine parlait avec une telle force de conviction que Charles, déjà terrorisé, se sentit cette fois convaincu.

Toutefois, il ne voulut pas avoir l'air de céder et dit avec une fermeté apparente:

—C'est bien, madame, demain, je veux lire moi-même l'interrogatoire de ces Pardaillan.

—Ce n'est pas tout, mon fils! reprit Catherine avec plus d'énergie encore. Je vous ai dit que Tavannes se trouve dans mon oratoire, et vous m'avez dit, vous, que vous vous défiez du maréchal... Eh bien, moi aussi, je m'en défie! Seulement, je ne me contente pas de supposer, moi. Je vais droit au but et je cherche à savoir la vérité: je la sais!

—Il y a donc une vérité sur Tavannes!

—Une terrible vérité: savez-vous pourquoi le maréchal de Tavannes est au Louvre? C'est Henri de Guise qui l'a envoyé!... Ainsi cet homme, qui commande aux trois quarts de la garnison de Paris, qui, d'un geste, peut faire marcher quatre mille soldats sur le Louvre, cet homme appartient à Guise! Et que vient-il faire en notre conseil? S'assurer que vous êtes vraiment le roi, que vous allez prendre les mesures propres à sauver votre trône, votre vie et l'Eglise!... Faute de quoi, c'est Guise qui les prendra ces mesures. Mais lui ne sauvera que l'Eglise... Quant à votre trône et à votre vie, vous devrez lui demander merci. Ah! Charles... mon fils... mon roi!... du courage, par le sang du Christ! Voyez les huguenots qui s'apprêtent à une suprême entreprise! Voyez Guise, qui attend de vous un moment de défaillance pour se faire élire capitaine général et marcher sur vous... sur le roi, ami des hérétiques!...

—Par l'enfer! gronda Charles en se relevant. Ah! pour ceux-là, pas d'hésitation! Je n'ai que trop bien compris leur trahison. Je veux que, sur l'heure même, on arrête Guise en son hôtel! Je veux qu'on arrête Tavannes dans votre oratoire...

—Sire! Sire! cria Catherine en s'élançant et en plaçant sa main sur la bouche du roi, pour l'empêcher d'appeler.

—Eh! madame! êtes-vous donc aussi avec eux? dit Charles en se débarrassant de l'étreinte.

—Charles, qu'allez-vous faire? Où sont vos gardes pour arrêter Guise? Sachez que Paris tout entier se lèvera pour le défendre. Ce n'est pas seulement du courage et de l'énergie qu'il faut ici, c'est de la prudence! Laissez Guise s'endormir dans sa sécurité, et nous le rattraperons bien tôt ou tard. L'essentiel est qu'il ne puisse rien faire cette nuit, ni demain; et, pour cela, il faut qu'il sache par Tavannes que vous êtes décidé à sauver l'Eglise!... Venez, Charles, venez, mon fils... allons jouer ensemble la partie suprême qui doit raffermir sur votre tête cette couronne chancelante!

Catherine paraissait transfigurée par l'enthousiasme.

Jamais le roi ne l'avait vue si forte, si vaillante, avec un visage enflammé, des yeux où roulaient des pensées tragiques.

Et lui, chétif, malingre, suant l'épouvante et la fièvre, il se sentit près d'elle comme un petit enfant.

Elle l'avait pris par la main et l'entraînait avec une irrésistible vigueur.

La reine atteignit son oratoire, ouvrit brusquement la porte et s'effaça devant Charles IX, qui entra le premier.

—Le roi! dit Tavannes.

Les autres se levèrent, s'inclinèrent, demeurèrent courbés.

Charles IX avait repris assez d'empire sur lui-même pour paraître calme.

—Messieurs, dit-il, je vous remercie de vous être rendus à mon appel...»

Ce trait d'audace était presque un trait de génie, et Catherine regarda son fils avec étonnement.

—Asseyez-vous, messieurs, continua Charles, et délibérons sur les affaires présentes. Parlez le premier, monsieur le chancelier.

—Sire, dit Birague, j'ai fait crier aujourd'hui l'édit qui défend aux Parisiens de sortir armés dans les rues. Or, à mesure que cet édit se criait, les rues de Paris se sont remplies de gens en armes. Les capitaines de quartier ont rassemblé leurs hommes et, à l'heure qu'il est, il y a, dans chaque maison, des soldats prêts à occuper les carrefours. J'estime, sire, qu'il nous est impossible de résister à une pareille force. Si M. de Coligny est encore vivant d'ici vingt-quatre heures, il ne restera plus pierre sur pierre dans Paris.

—Votre avis est donc que nous devons arrêter M. l'amiral et instruire son procès?

—Mon avis, sire, est qu'on doit exécuter M. de Coligny séance tenante et sans autre forme de procès.

Le roi ne montra aucune surprise.

Seulement, il devint un peu plus pâle, et ses yeux parurent encore plus vitreux que d'habitude.

—Et vous, monsieur de Nevers?

—Moi, dit le duc de Nevers, j'ai vu ce soir des bandes de huguenots qui, hautement, accusaient Votre Majesté de jouer double jeu. J'ai vu ces mêmes huguenots tout pâles et déconfits au moment où ils ont su que l'amiral avait été tué; ils se préparaient tous à prendre la fuite. Puis, lorsqu'ils ont connu la vérité, plus insolents que jamais, ils ont décidé qu'il fallait exterminer les catholiques, de crainte d'être exterminés par eux; qu'on tue Coligny, et tout danger est conjuré.

Tavannes, interrogé, fit une réponse pareille.

Le duc d'Anjou assura que le maréchal de Montmorency, à la tête des politiques, allait se réunir aux huguenots, pour accabler le roi et Paris.

Gondi, dans un beau mouvement de colère, dit qu'il était prêt à étrangler l'amiral de ses propres mains.

Catherine ne disait rien. Elle écoutait et souriait.

Seulement, quand tous eurent parlé, quand elle vit Charles IX si pâle qu'on eût dit un spectre, ses lèvres blanches agitées d'un tremblement convulsif, elle se tourna vers lui et prononça:

—Sire, nous ici présents, et toute la chrétienté comme nous, attendons le mot qui doit nous sauver.

—Vous voulez donc que l'amiral meure? bégaya Charles.

—Qu'il meure! dirent-ils tous d'une voix.

Le roi se leva de son siège et se mit à marcher à pas précipités dans l'oratoire, essuyant, à grands revers de main, l'abondante sueur qui coulait sur son visage.

Catherine le suivait des yeux dans ses évolutions. Sa main, cette main de femme encore fine et belle, s'était crispée au manche de la dague qu'elle portait toujours à sa ceinture. Une double flamme d'un feu sombre jaillissait de ses prunelles grises; ses sourcils s'étaient contractés; toute sa personne se raidissait dans une tension de volonté portée au paroxysme.

Charles IX allait et venait, murmurant des mots sans suite.

La reine le vit s'arrêter au pied du grand Christ d'argent massif sur sa croix d'ébène. Catherine fit trois pas, et, levant ses deux bras vers la croix, d'une voix rauque, empreinte d'une étrange exaltation, elle cria:

—Maudis-moi, Seigneur! Maudis-moi d'avoir porté dans mes flancs un fils qui méprise ta loi, résiste à tes ordres et, sous ton divin regard, songe à jeter bas ton temple!...

Charles, les cheveux hérissés, recula et gronda:

—Vous blasphémez, madame!...

—Maudis-moi, Seigneur! continua Catherine fanatisée par l'excès de l'effort, maudis-moi de ne pas trouver les paroles qui doivent convaincre le roi de France!

—Assez! Assez, madame!... Que voulez-vous?...

—La mort de l'Antéchrist.

—La mort de Coligny! murmura Charles.

—Ah! cria Catherine d'une voix éclatante, vous voyez bien que vous le nommez!... Oui, sire, vous le savez comme nous tous, l'Antéchrist, c'est l'hypocrite qui nous a tué plus de six mille braves en tant de batailles, qui nous fait une guerre acharnée, qui, dans Paris même, exalte l'orgueil de ses démons et fomente la destruction de la sainte Eglise!

—C'est mon hôte, madame!... Messieurs, songez-y...

—C'est l'enfer qui nous attend tous s'il vit! rugit Catherine.

—Moi, je retourne en Italie, dit Gondi. Le salut de mon âme avant tout!

—Sire, fit le chancelier de Birague, daigne Votre Majesté me permettre de me retirer sur mes terres...

—Par le tonnerre du Ciel! vociféra Tavannes, je vais offrir mon épée au duc d'Albe!

—Partez! gronda Catherine. Partez donc tous! Que l'exode des fils de France commence donc! Malheur! Malheur sur nous! Charles, ta mère demeurera seule avec toi et mourra sous tes yeux, te couvrant de son corps avant que les hérétiques ne te frappent!...

Et, se rapprochant de lui, elle lui glissa dans l'oreille:

—Avant qu'Henri de Guise ne soit proclamé roi de France, pour avoir arraché le royaume aux huguenots!...

—Vous le voulez! haleta Charles IX. Vous le voulez tous!... Eh bien, tuez-le! Tuez l'amiral! Tuez mon hôte! Tuez celui que j'appelle mon père! Mais, par l'enfer, tuez aussi tous les huguenots de France, afin qu'il n'en reste pas un pour me reprocher ma félonie! Tuez! Tuez tout! Tuez!... Ah!...»

Son visage se convulsa.

Et ce rire sombre, fantastique et terrible, qui, parfois, éclatait sûr ses lèvres, le secoua de frissons convulsifs.

—Enfin! avait hurlé Catherine avec un accent de joie furieuse.

—Enfin! répéta le maréchal de Tavannes avec une sorte de contrariété.

D'un geste, Catherine les entraîna tous dans son cabinet proche de l'oratoire, tandis que le roi tombait dans un fauteuil, luttant désespérément contre la crise qui se déchaînait.

—Monsieur le maréchal, dit alors Catherine en regardant Tavannes en face, je vous charge d'avertir M. de Guise que le roi est décidé à sauver l'Eglise et le royaume. Nous comptons sur lui...

Tavannes s'inclina.

—Allez, messieurs, reprit la reine, voici trois heures qui sonnent; soyez ici demain matin, à huit heures; amenez-moi M. de Guise, M. d'Aumale, M. de Montpensier et M. de Damville; n'oubliez pas le prévôt Le Charron. Que, dès huit heures, nous soyons tous assemblés ici...

Le duc d'Anjou demeura seul avec sa mère.

Catherine lui prit les deux mains, le regarda longuement avec une profonde tendresse et, d'une voix très douce, murmura:

—Tu seras roi, mon fils! Va te reposer...

—Ma foi, dit le futur Henri III en bâillant, j'en ai grand besoin, madame.

Et il se retira, sans répondre au baiser de sa mère Cette indifférence du fils préféré, adoré... c'était le tourment, la plaie secrète de ce coeur de granit... c'était peut-être le châtiment.

Après quelques minutes de rêverie, Catherine alla ouvrir une porte.

Ruggieri parut. Il avait, depuis trois jours, vieilli de dix ans.

—Il est temps, dit la reine. Préviens Crucé, Kervier Pezou...

—Oui, madame, dit Ruggieri d'une voix blanche.

—C'est pour la nuit prochaine. Charge-toi du signal. A trois heures après minuit. L'heure est bonne. Tu placeras quelqu'un aux cloches de Saint-Germain-l'Auxerrois...

Ruggieri tressaillit et eut un geste d'horreur.

—Es-tu fou? gronda Catherine en haussant les épaules.

—J'irai moi-même, murmura sourdement Ruggieri, le glas de mon fils n'a pas été sonné... Je le sonnerai!...

—Son fils! songea la reine. Mon fils!...

Elle eut un geste violent et rude pour écarter d'importunes pensées et reprit:

A propos, qu'as-tu fait de Laura?

—Morte, dit Ruggieri.

—Et Panigarola?

—Je ne sais pas.

—Il faudra savoir. Cet homme peut être dangereux...

Ruggieri disparut silencieusement, pâle comme un fantôme.

La reine se mit à sa table. Bien qu'il fût plus de trois heures, elle n'avait nullement sommeil. Elle saisit sa plume et fébrilement commença à écrire...

Mais, bientôt, elle s'arrêta... la plume tomba de ses mains... son front s'inclina et, d'une voix sourde, à peine perceptible, dans un long et terrible soupir qui gonfla son sein, elle murmura:

«C'était mon fils!»

Cependant, Charles IX, la tête en feu, s'était traîné hors de l'oratoire et avait regagné sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé en travers de son lit, mais n'y demeura que quelques minutes.

Il allait et venait d'un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d'un air inquiet dans ses évolutions.

«Que faire pour ne pas penser à cela?» murmurait-il en claquant des dents.

Il alluma tout ce qu'il y avait de flambeaux dans la chambre et, allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.

«Si je travaillais un peu à mon livre?...»

Le manuscrit était tout entier de la main du roi. Il portait ce titre: La Chasse royale1. Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu'agitaient des tremblements et arriva jusqu'aux dernières lignes, jusqu'à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots:

«Lorsque l'animal est hallali...»

Note 1: (retour) Revu et corrigé par Villeroi, ce livre a été imprimé en 1625.

«Hallali! gronda le roi. Oh! l'infernal et sinistre hallali qui se prépare!...»

Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.

«Qui est là?» hurla Charles en se retournant, livide.

C'était Nysus, l'un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là, tous les deux, le museau pointu en l'air, le regardant et l'interrogeant.

«Ah! fit Charles avec un soupir, c'est vous?... Que voulez-vous?... Êtes-vous chiens de chasse?... Est-ce la curée que vous réclamez?... Arrière! Arrière! C'est trop de sang!...»

Les deux lévriers, effarés, se reculèrent en jetant une plainte.

Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s'étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s'incrustèrent sur le tapis; ses yeux se convulsèrent jusqu'à paraître entièrement blancs; sa bouche écuma...

«A moi!... Voici Guise qui m'assassine! Au meurtre!... Qui vient derrière lui?... Coligny! Les huguenots!... A mort! Tuez! Tuez!... Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet... Réponds! Que sais-tu?... Cosseins!... Arrêtez ma mère! Ah! je meurs!...»

Il demeura pantelant pendant dix minutes.

Puis, se redressant sur ses mains:

«Que de sang!... Seigneur! Seigneur!... Voilà que je sue du sang, à présent!... Maître Ambroise, sauvez-moi!... Horreur! c'est du sang! J'étouffe! A moi! Oh! ils me laisseront noyer dans le sang!... Fuyons, Marie, fuyons... Là... plus haut, dans les tours de Notre-Dame!... Fuyons, Marie... le sang monte toujours...

Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l'effroyable cauchemar de sa vision.

Puis, il n'eut plus qu'un souffle court et rauque, et tomba d'un morne et profond sommeil...

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