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Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

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XXVI

LA CHAMBRE DE TORTURE

Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d'esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte.

Car, c'est ce matin-là, samedi 23 août, qu'ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.

Et cela équivalait à une condamnation à mort.

Quelle mort!... Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l'étau mortel, au point que les veines éclatent et que le sang jaillit et gicle!...

La chose devait se faire à dix heures du matin.

Ils dormaient.

Depuis six jours que le chevalier avait rejoint son père dans ce cachot, les deux prisonniers n'avaient eu aucune nouvelle du dehors. Montluc n'était pas venu les voir; Peut-être l'ivrogne les avait-il oubliés. Ils ne voyaient même pas le geôlier, car on leur passait à boire et à manger par une sorte de chatière ménagée au bas de la porte. Les trois premiers jours, et quoi que son père lui en eût dit, le chevalier avait activement cherché un moyen d'évasion.

Il avait sondé les murs: leur épaisseur—peut-être cinq ou six pieds—défiait toute tentative; il eût fallu un an pour arriver à les percer sans le secours des instruments nécessaires—et pour aboutir où? Sans doute dans quelque cachot voisin.

Quant à la lucarne, par où filtrait une lumière avare de ses rayons, il n'y avait même pas moyen d'atteindre les barreaux.

La porte était en chêne massif, bardée de fer, hérissée de clous énormes.

L'emploi de la force étant inutile, le chevalier songea à la ruse. Un soir, il se mit à plat ventre, la tête contre la chatière, appela la sentinelle et lui offrit cinq cents écus d'or s'il voulait l'aider à sortir, ne doutant pas que le duc de Montmorency ne payât la dette. La sentinelle répondit que M. de Montluc, le gouverneur, avait une telle défiance, qu'il gardait chez lui les clefs des cachots où se trouvaient les prisonniers les plus importants; que, même eût-il ces clefs, lui, soldat, n'ouvrirait pas pour tout l'or du royaume, vu qu'il tenait à sa tête plus encore qu'à la richesse.

—Tu vois? dit le vieux Pardaillan. Puisque nous n'avons plus que deux ou trois jours à vivre, tâchons de les vivre calmement. Ah! si tu m'avais écouté, chevalier! Si tu avais suivi mes conseils! Or ça, qu'as-tu à soupirer? Regretterais-tu de mourir?

—Ma foi oui, monsieur, répondit le chevalier dans la simplicité de son âme. J'aime la vie, je l'avoue. Et puis, il me semble que j'avais un rôle à jouer et que j'en ai esquissé les premiers gestes à peine. J'eusse voulu être un de ces hommes simples et dignes qui, la lance au poing, le coeur ferme et l'esprit libre, s'en allaient par le monde, afin de terroriser les méchants et de réconforter les faibles!

C'est en devisant de ces choses que les deux Pardaillan—évitant avec soin de parler de Loïse, l'un pour ne pas éveiller une suprême douleur chez son fils, l'autre pour ne pas pleurer,—atteignirent la nuit du vendredi, la dernière nuit.

Comme tous les soirs, ils s'endormirent paisiblement.

Comme tous les mâtins, le vieux Pardaillan se réveilla le premier, vers six heures. Un mince filet de jour se jouait sur le visage du chevalier; il souriait, rêvant sans doute de Loïse.

Le routier le contempla avec une inexprimable expression de tendresse et de douleur. L'heure terrible était arrivée. Un léger mouvement qu'il fit réveilla le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit son père, penché sur lui.

Alors, chacun d'eux frémit jusqu'au plus profond de l'être, et chacun s'efforça de garder un visage serein. Ils ne se dirent rien. Que se fussent-ils dit à ce moment suprême?

Enfin, après des heures qui leur parurent des minutes, ils entendirent dans le couloir un bruit de pas nombreux.

Ils s'étreignirent silencieusement, d'une longue étreinte d'adieu.

La porte s'ouvrit. Montluc parut. Il avait une escorte de vingt arquebusiers.

Montluc fit un signe: les gardes entourèrent les deux Pardaillan, qui eurent un dernier éclair de joie sombre en voyant que, jusqu'au bout, ils seraient ensemble.

On se mit en marche. Le chevalier constata qu'au bout du couloir il y avait d'autres gardes qui attendaient; toute la garnison du Temple—soixante soldats—était sur pied.

On descendit un escalier de pierre. On s'enfonça dans les entrailles de la vieille prison.

Enfin, on pénétra dans une vaste pièce dallée.

C'était la chambre de torture.

Le bourreau-juré était là. Près de lui, se trouvait un homme qu'à la lueur des torches le chevalier reconnut aussitôt—: c'était Maurevert. Le chevalier tourna la tête vers son père et sourit. Maurevert était livide et tremblant de haine impatiente.

Trente arquebusiers se rangèrent autour de la salle aux voûtes surbaissées. De six en six hommes, il y avait une torche. Les Pardaillan virent tout cela d'un coup d'oeil. Ils virent le chevalet de torture, avec ses ais, ses cordes, les coins de bois et le maillet posés sur une dalle; ils virent un brasier où chauffaient des fers, des tenailles. Ils virent le bourreau qui donnait des instructions à deux hommes: ses aides; ils virent Montluc qui causait avec Maurevert...

—Par lequel commençons-nous? demanda Montluc.

—Monsieur..., fit le chevalier en avançant d'un pas.

Aussitôt, dix mains rudes s'abattirent sur lui comme si on eût craint quelque tentative désespérée.

—Que voulez-vous? grommela Montluc.

—Une grâce, dit le chevalier en affermissant sa voix d'un effort terrible. Faites que je sois questionné le premier.

—Morbleu! cria le vieux Pardaillan, ce que tu demandes là est injuste. Honneur, à la vieillesse, que diable!

—Moi, ça m'est égal, dit Montluc qui interrogea Maurevert du regard.

Maurevert chercha les yeux du chevalier; mais le jeune homme avait tourné vers son père un suprême regard d'adieu.

—Le vieux d'abord! gronda Maurevert avec un accent de haine implacable.

Il avait deviné tout ce que le chevalier allait souffrir en voyant torturer son père. En même temps, il recula vivement vers une porte qui donnait sur une sorte de cabinet, où divers ustensiles étaient rangés. Là, dans l'ombre, une femme vêtue de noir, le visage couvert d'un long voile, attendait, semblable au génie familier de cet enfer.

Elle fit un signe à Maurevert, qui cria:

—Allons, bourreau, commence ton office.

—Nous disons le plus vieux d'abord? demanda le bourreau d'une voix indifférente.

Les deux aides, le bourreau et quelques gardes saisirent le vieux routier.

—Mon père! Mon père! rugit le chevalier.

Et, le désespoir le galvanisant d'une secousse électrique, il se courba, se raidit, se secoua, faisant vaciller et trembler les huit gardes qui essayaient de le maintenir. Il y eut une minute de tumulte et de désordre. Montluc tirait sa dague, et Maurevert cria: «Les chaînes! Les chaînes!» lorsque, tout à coup, la porte de la chambre des questions s'ouvrit et une voix haletante, une voix de femme, éclatante, domina les bruits de l'affreuse lutte:

«Au nom du roi!... Il y a sursis!...»

A ce cri «Au nom du roi», tous demeurèrent immobiles, jusqu'au bourreau qui laissa tomber les chaînettes dont il commençait à lier les jambes du chevalier, jusqu'à Maurevert, qui se mordit les poings pour étouffer un hurlement de rage, jusqu'à Catherine de Médicis qui, dans son ombre, tressaillit violemment.

Et tous virent alors une femme, une jeune femme à tournure élégante, modestement vêtue, qui jetait un regard de compassion émue et de joie profonde sur les deux condamnés, et qui, les mains jointes, murmurait:

«Que bénie soit la Vierge Marie, ma sainte patronne, j'arrive à temps!

—Marie Touchet! murmura le chevalier qui s'inclina d'un air de grâce, d'une simplicité prodigieuse en un tel moment.

—Qui êtes-vous, madame? demanda Montluc en s'avançant vers la jeune femme.

—Je suis une messagère du roi de France, voilà tout ce qui vous importe, monsieur! dit Marie Touchet.

—Comment êtes-vous parvenue ici?

Sans répondre, elle tendit un papier que Montluc alla lire à la lueur d'une torche. Il contenait ces mots:

Ordre aux gouverneurs, portiers et tous geôliers du
Temple de laisser passer le porteur des présentes jusqu'à
la chambre des questions.—Signé: Charles, Roi.

—Et maintenant, lisez ceci! reprit Marie Touchet.

Et elle tendit à Montluc stupéfait un deuxième papier sur lequel le roi avait, de sa main, tracé cette ligne:

Ordre de surseoir à l'interrogatoire de messieurs de
Pardaillan père et fils.—Signé: Charles, Roi.

Montluc, ayant lu, se tourna vers le sergent qui commandait les gardes et dit:

—Emmenez les prisonniers dans leur cachot. Bourreau, tu reviendras quand il plaira au roi.

—Un instant, gronda Maurevert. Tout n'est pas dit...

—Tout est dit quand le roi ordonne, dit Montluc.

Le chevalier et le vieux routier, pendant ces quelques instants, avaient tenu leurs yeux fixés sur Marie Touchet et l'éloquence de leurs regards la remerciait. Ils sortirent, environnés de leurs gardes, déjà plus respectueux.

Alors Marie Touchet s'éloigna à son tour, pareille à un de ces anges de la légende descendu un instant dans la demeure des démons.

Il n'y eut plus dans la lugubre salle que Maurevert et Montluc.

—Confiez-moi ces papiers, dit Maurevert. Le roi sera sans doute heureux de votre promptitude à obéir; mais, enfin, s'ils n'étaient pas de lui!...

—Ma foi, mon cher monsieur, dit le soudard, qu'ils soient du roi ou d'un autre, peu m'en chaut. Y a-t-il un cachet sur ces papiers? Oui. Ce cachet est-il aux armes du roi? Oui. Le reste ne me regarde pas.

Maurevert prit les papiers, et entra dans le cabinet.

—J'ai tout entendu, dit la reine en jetant à peine un coup d'oeil sur les papiers. Je connais la personne qui est venue.

—Ainsi, c'est bien le roi qui a signé? balbutia Maurevert. Que faire alors?

—Obéir. Je vais au Louvre et j'arrangerai la chose Tenez-vous en paix; ce qui est dit est dit; vous aurez ces deux hommes. Dans huit jours, trouvez-vous à mon hôtel. D'ici là, voyagez; ne demeurez pas à Paris. Vous avez commis une première maladresse en manquant l'amiral. Si vous en commettiez une deuxième en vous laissant arrêter—car on cherche le meurtrier—vous seriez, cette fois, perdu sans recours.

—Madame, je crois que mon intérêt exige que je demeure a Paris. Dans huit jours, d'ailleurs on aura autant d'intérêt que maintenant à trouver l'auteur de l'arquebusade du cloître.

—Je ne crois pas! dit Catherine avec un sourire livide.

Et saisissant le bras de Maurevert:

—Je vous couvre, entendez-vous? Votre grande faute n'est pas d'avoir tiré sur l'amiral, c'est de l'avoir manqué. Mais au surplus, les choses sont mieux ainsi; votre maladresse est peut-être un coup d'adresse extraordinaire. Obéissez, partez, revenez dans huit jours et vous saurez alors ma pensée. Et, quant à ces deux hommes ne craignez rien: je vous en réponds.

—J'obéirai, madame, dit Maurevert

Il sortit en se disant:

«Je me loge aux abords du Temple et je ne bouge pas de huit jours; je veux voir, moi!...»

«Comment et pourquoi la maîtresse du roi s'intéresse-t-elle à ces deux aventuriers? se demandait Catherine. Comment et pourquoi a-t-elle obtenu cet ordre de sursis?... Je le saurai dans quelques jours. Les Pardaillan ne peuvent m'échapper. Pour aujourd'hui, songeons à la grande besogne!»

Comment Marie Touchet avait obtenu ce sursis? C'est ce que nous devons expliquer rapidement.

Le valet du roi était entré à sept heures du matin dans l'appartement de Charles IX et l'avait trouvé qui se déshabillait.

—Tu vois, avait dit Charles, j'ai passé la nuit à travailler...

—Aussi Votre Majesté est-elle à faire peur, dit familièrement le valet.

—Je vais réparer cela. Je veux dormir jusqu'à onze heures, tu entends? Que personne n'entre ici! Tu diras à mes gentilshommes qu'il n'y aura pas de lever ce matin et que je les attends à mon jeu de paume après midi.

Le valet parti, le roi acheva de se déshabiller, mais pour revêtir aussitôt un costume de drap, d'apparence bourgeoise. Bientôt, par des couloirs et des escaliers dérobés, il gagna une cour déserte, atteignit une petite porte située non loin de l'angle qui avoisine Saint-Germain-l'Auxerrois. C'est par là qu'il passait quand il voulait qu'on le crût au Louvre alors qu'il se promenait dans sa bonne ville, comme un écolier heureux d'échapper pour quelques heures à la dure contrainte.

Dès qu'il se trouva dehors, le roi huma à pleins poumons l'air vif de la Seine. Sa poitrine étroite se dilata.

Un peu de couleur anima ses joues.

Nul n'eût reconnu dans ce petit bourgeois souriant et heureux l'homme qui venait de se débattre dans une crise affreuse contre des visions formidables, le roi qui venait de décréter l'hécatombe des huguenots...

Il remonta le cours de la Seine, puis tourna à gauche, atteignit la rue des Barrés et pénétra dans la maison de Marie Touchet.

C'est là qu'après ces terribles accès, qui faisaient de lui tantôt une misérable loque humaine, tantôt un fou furieux, c'est là qu'il venait chercher le repos réparateur; c'est là qu'il venait trouver l'apaisement et la douceur, lorsque quelque terrible scène l'avait mis aux prises avec sa mère.

Lorsque le roi eut été introduit dans l'appartement de Marie Touchet, il s'arrêta dans l'encadrement de la porte, émerveillé par le spectacle qu'il avait sous les yeux: Marie Touchet, assise près d'une fenêtre dont les châssis levés laissaient entrer à flots l'air et la lumière, était en déshabillé du matin. Son sein était nu. Et a ce sein se suspendait l'enfant rosé, joufflu ses deux petites mains pressant le beau sein blanc qu'il tétait assidûment, ses jambes en l'air se livrant à une gymnastique de satisfaction. Marie le contemplait en souriant.

Enfin, l'enfant, repu sans doute, s'endormit tout à coup, une goutte de lait au coin des lèvres.

Alors Marie Touchet se leva et le déposa doucement dans le berceau.

Et elle demeura là, le visage plein d'admiration.

A ce moment, Charles s'avança sans bruit, la saisit par-derrière dans ses bras et lui mit ses deux mains sur les yeux, en riant comme un gamin qui fait une bonne farce.

Marie le reconnut aussitôt, mais, se prêtant au jeu de son amant, elle s'écria dans un joli rire:

—Qui est là? Quel vilain m'empêche de voir monsieur mon fils? Ah! c'est trop fort. Je m'en plaindrai au roi.

—Plains-toi donc! fit Charles en ôtant ses mains. Et Marie, se jetant dans ses bras, lui tendit ses lèvres en disant:

—Mon cher seigneur, le premier baiser pour moi... Et maintenant, monsieur votre fils.

Le roi se pencha sur le berceau. Marie était près de lui, penchée aussi. Les deux têtes se touchaient. Toutes les deux exprimaient la même admiration naïve qui chez le roi, se nuançait d'étonnement... Quoi! ce petit être si fort si beau, c'est mon fils!... Le roi était perplexe... Il cherchait une place pour embrasser le petit sans l'éveiller et finalement, n'osant pas, chercha les lèvres de Marie en disant:

—Tiens, donne-lui ce baiser... je pourrais lui faire mal, moi!

Marie Touchet déposa doucement ses lèvres sur le front de l'enfant.

Puis, tous deux, se relevant, gagnèrent sur la pointe des pieds la salle à manger où le roi se jeta dans un fauteuil en disant:

—Je tombe de sommeil et de fatigue...

Marie Touchet s'était assise sur ses genoux et caressait doucement les cheveux de Charles.

—Raconte-moi tes peines, disait-elle. Comme tu es pâle!... Qui t'a encore tourmenté?... J'espère que tu n'as pas eu de crise, au moins?...

—Eh bien, si, j'ai encore eu une crise, et elle a été terrible... Ce qui est affreux, vois-tu, c'est qu'il y a quelque chose de nouveau dans mon mal... Je sens que mon esprit est atteint... ma cervelle se détraque... lorsque je sens la crise venir, il entre en moi comme un souffle de haine furieuse contre l'humanité... Dans ces minutes-là, je voudrais détruire tout ce qui m'entoure, mettre le feu à Paris comme je t'ai dit que cet empereur fît de Rome, frapper, tuer... Ah! Marie, on m'a trop dit que les rois ne sont forts que lorsqu'on les redoute, lorsqu'ils tuent... et cela, vois-tu, m'est entré dans le sang...

—Allons, tout cela passera... Il ne te faut qu'un peu de repos...

—Oui... du calme... du repos... Mais où en trouver hormis ici? Je suis entouré de conspirateurs.

—N'y songe pas en ce moment. Prends ici, du moins, le peu de repos qui calme ta pauvre chère tête... plains-toi, dis-moi ce que tu as souffert, mais ne me dis pas ce que tu redoutes... Tu es le roi... nul n'oserait te toucher...»

Elle parla ainsi longuement de sa voix douce, le berçant, le consolant...

Mais, cette fois, le roi ne voulait pas être consolé. Trop de choses et des choses trop terribles se préparaient autour de lui. Et, comme il n'osait en parler, il se mit à raconter que le parti des Guises travaillait à sa perte et que sa mère avait découvert la preuve de la conspiration, et que, ce matin même, on allait questionner deux dangereux acolytes de Guise.

—Voici neuf heures, termina-t-il. Dans une heure, ces maudits Pardaillan auront tout avoué, et je saurai la vérité.

Marie Touchet jeta un cri.

—Tu dis qu'on va questionner deux hommes qui s'appellent Pardaillan?

—Oui-da. Ce sont sans doute des serviteurs de Guise.

—Sire, s'écria Marie Touchet, je vous demande grâce pour ces deux hommes.

—Ça! perds-tu la tête?...

—Non, non, mon bon Charles! Ne t'ai-je pas dit que j'ai été sauvée par deux inconnus qui m'ont dit s'appeler Brisard et La Rochette?... Eh bien, ce sont eux! Ramus a su leurs vrais noms...

—Ah! tu vois bien qu'ils conspirent, puisqu'ils cachent leurs noms!... Ecoute, Marie, veux-tu que je sois tué?...

—Charles! Mon Charles! Je te jure qu'ils ne peuvent être coupables! Oh! tu les cherchais pour les combler d'honneurs... et voici qu'on va les questionner!... Ceci est affreux, sire! Ces deux hommes m'ont sauvée! Si je suis vivante, c'est à eux que je le dois.

—Marie!...

—Non, Charles! Je serais une infâme si je laissais livrer au bourreau deux vaillants gentilshommes qui ont risqué leur vie pour moi! Ne peux-tu les faire venir au Louvre? les interroger sans l'aide du bourreau? Ils diront tout! Je m'en fais la caution!...

—C'est, pardieu! vrai. Pourquoi ne leur parlerais-je pas moi-même?...

Marie, toute tremblante, entraîna le roi à un secrétaire.

—Écris, dit-elle, écris un ordre de sursis.

Charles écrivit l'ordre.

—Où sont-ils? demanda-t-elle.

—Au Temple. Je vais envoyer...

—Non, non! J'y vais! J'y cours! s'écria Marie Touchet en jetant à la hâte une capeline sur sa tête et un manteau sur ses épaules. Donne-moi seulement un sauf-conduit...

Charles écrivit le laisser-passer. Il apposa son cachet sur les deux papiers et les remit à Marie Touchet.

—O mon Charles, comme tu es bon... comme je t'aime!...

Et elle s'élança au-dehors, laissant le roi tout effaré, mais charmé. On sait le reste. Le roi demeura quelques minutes encore dans la paisible maison, alla revoir son fils qui dormait dans son berceau; puis, calme, l'âme purifiée, les yeux brillants, il reprit le chemin du Louvre.




XXVII

LE MESSIE DE LA SAINTE-INQUISITION

La reine, en quittant le Temple, était rentrée secrètement au Louvre où l'attendaient quelques seigneurs à qui elle avait donné rendez-vous pour huit heures. L'ordre de surseoir à l'interrogatoire des Pardailîan était pour elle une grosse déception.

En effet, elle avait espéré surprendre enfin la preuve de la trahison de Guise.

Par avance, elle avait préparé un coup de théâtre qui devait mettre Henri de Guise à sa discrétion...

Passant par un couloir secret, elle arriva à son oratoire.

Sa suivante florentine l'attendait.

—Qui est là? demanda la reine.

—Monseigneur le duc d'Anjou, le jeune duc de Guise le duc d'Aumale, M. de Birague, M. Gondi, le maréchal de Tavannes et le maréchal de Damville, M. le duc de Nevers et M. le duc de Montpensier.

—Où est Nancey?

—Le capitaine est à son poste avec les cent gardes.

—Que fait le roi?

—Sa Majesté est sortie ce matin de bonne heure; mais tout le monde croit, au Louvre, que le roi dort.

Catherine alla soulever une tenture et vit Nancey, son capitaine, l'épée nue à la main. Elle eut un geste de satisfaction et, venant s'asseoir près d'une petite table qui supportait un lourd missel, elle s'assura que son poignard était bien en place à portée de sa main, et elle dit:

—Fais prévenir M. le duc de Guise que je l'attends.

Deux minutes plus tard, le duc, somptueusement vêtu comme à son ordinaire, pénétrait dans l'oratoire et s'inclinait devant la reine.

La reine s'arma de son plus charmant sourire et désigna un siège au duc qui, sans se faire prier davantage, s'assit, campa son poing sur la hanche et regarda fixement la souveraine, comme d'égal à égal.

—Il se croit déjà roi! songea-t-elle.

Quel était donc cet homme qui faisait trembler l'indomptable Catherine?

Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, était alors âgé de vingt-deux ans.

Il était très beau.

C'était le vivant portrait de sa mère, Anne d'Esté, duchesse de Nemours. Il avait donc cette beauté mâle et régulière de la superbe Italienne qui avait peut-être dans les veines un peu du sang de Lucrèce Borgia.

Cette filiation éclatait sur son visage en orgueil et en dédain.

Il s'habillait magnifiquement, entretenait une maison plus fastueuse que celle du roi; il portait au cou un triple collier de perles d'une inestimable valeur, et la garde de son épée était constellée de diamants; les soieries les plus chatoyantes, les velours les plus fins composaient son costume. Il penchait un peu la tête en arrière et fermait à demi les yeux pour parler aux gens, comme s'il eût voulu laisser tomber sa parole de plus haut. Sa certitude de monter sur le trône de France était, à cette époque, absolue.

D'où lui venait cette certitude qui, seule, lui donnait cette superbe confiance, cette morgue fastueuse, cet orgueil intraitable? Nous l'allons dire.

Notons, en passant, que ce magnifique cavalier qui éclipsait jusqu'au duc d'Anjou en élégance, que ce type achevé de la beauté, connut toute sa vie la singulière destinée d'être outrageusement trompé par sa femme: les amants se succédaient dans son lit, et toujours le duc de Guise montrait la morgue d'un être à demi divin que le ridicule ne saurait atteindre.

Si Henri de Guise tenait de sa mère la beauté du visage et la noblesse outrée des attitudes, il tenait de son père la froide cruauté.

François de Lorraine, duc de Guise et d'Aumale, prince de Joinville et marquis de Mayenne, avait tué quelquefois pour le seul plaisir de tuer,—comme à Vassy; sans coeur, sans esprit, sans entrailles, tel avait été l'illustre, le magnanime, le brave François de Guise, que les écrivains se sont toujours efforcés de présenter comme un modèle de vertu civique et guerrière.

La reine, ayant essayé de faire baisser les yeux à son redoutable interlocuteur, résolut d'abattre au moins pour un temps ses espérances.

—Monsieur le duc, dit-elle d'une voix glaciale, on vous a sans doute appris que le roi votre maître s'est décidé à débarrasser le royaume des hérétiques qui l'encombrent.

—Je connais cette résolution, et vous m'en voyez tout heureux, madame, bien qu'elle soit un peu tardive.

—Le roi est maître de choisir son heure. Mieux que les intrigants et les brouillons, il sait l'heure propice pour frapper les ennemis de l'Eglise... et ceux du trône.

Guise ne sourcilla pas et continua de sourire.

—Le roi, reprit la reine, le roi peut-il compter sur votre concours?...

—Vous le savez bien, madame! Mon père et moi nous avons assez fait pour le salut de la religion pour que je puisse reculer au dernier moment.

—Bien, monsieur. De quelle besogne spéciale voulez-vous vous charger?

—Je prends Coligny, dit froidement Guise; je prétends envoyer sa tête à mon frère le cardinal.

Catherine pâlit. Cette tête, c'est elle qui avait promis de l'envoyer aux inquisiteurs!

—Soit! dit-elle. Vous agirez au signal convenu: le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois.

—Est-ce tout, madame?

—C'est tout, dit Catherine. Pourtant, comme vous êtes le rempart du trône, je prétends vous montrer les précautions que j'ai prises pour le cas où le Louvre serait attaqué par les parpaillots. Nancey!

Le capitaine des gardes de la reine parut aussitôt.

—Nancey, demanda la reine, combien avons-nous d'arquebusiers en ce moment dans le Louvre?

—Douze cents, madame.

Guise sourit.

—Et puis? reprit Catherine en le regardant de côté.

—Et puis, continua Nancey, nous avons deux mille Suisses, quatre cents arbalétriers et mille cavaliers logés comme nous avons pu.»

Cette fois, le front de Guise devint soucieux.

—Et puis? reprit la reine. Vous pouvez tout dire devant M. le duc, qui est un fidèle serviteur du roi.

—Et puis, enfin, nous avons douze canons...

—Les bombardes des jours de fête? insista Catherine.

—Non pas, madame: douze canons de bataille qui sont entrés secrètement au Louvre la nuit dernière.

Guise pâlit. Il ne souriait plus. D'instinct, il se leva et prit une attitude où commençait à paraître une nuance de respect.

—Achevez de rassurer M. le duc, dit Catherine. Que nous ont annoncé les messagers qui nous arrivent de puis trois jours?

—Mais, fit Nancey d'un air étonné, ces messagers annoncent simplement que les ordres du roi s'exécutent et que chaque gouverneur a mis des troupes en marche sur Paris...

—En sorte que?...

—En sorte que six mille cavaliers nous ont été signalés ce matin et seront dans la journée à Paris; en sorte que huit à dix mille fantassins doivent arriver ce soir ou demain matin au plus tard; en sorte que, sous trois jours, il y aura dans Paris ou sous les murs de Paris une armée de vingt-cinq mille combattants aux ordres du roi.»

Cette fois, Henri de Guise ne dissimula plus: il était atterré.

—La partie est perdue! gronda-t-il.

Et il s'inclina devant la reine avec un respect qu'il ne lui avait jamais témoigné: il était vaincu.

Mais déjà Nancey reprenait:

—Puisque nous parlons de ces choses, madame, voulez-vous me dire qui doit prendre le commandement des troupes du Louvre? Est-ce M. de Cosseins?

Le duc de Guise tressaillit d'espoir: Cosseins était à lui, on le sait. Mais cet espoir fut de courte durée.

—Monsieur de Cosseins, dit la reine, a obtenu du roi la garde de l'hôtel-amiral. Qu'il y reste. Nancey, vous commanderez. Je sais à quel point vous êtes dévoué.

Nancey mit un genou à terre et dit:

Jusqu'à la mort. Majesté!

—Je le sais. Faites donc, dès la nuit tombante, charger les arquebuses. Placez vos hommes en les distribuant à chaque porte. Que les canons soient chargés et pointés dans toutes les directions. Que les cavaliers se tiennent à cheval dans la cour, prêts à charger. Mettez quatre cents Suisses autour du roi, et, si on tente de marcher sur le Louvre, feu, Nancey! feu de vos arquebuses! feu de vos canons! feu partout et contre qui que ce soit, manants, bourgeois, prêtres, gentilshommes huguenots ou catholiques... tuez tout.

—Je tuerai tout! s'écria Nancey en se relevant. Mais, madame, autour de Votre Majesté... qui dois-je placer?

Catherine se leva, tendit son bras vers le Christ d'argent et, d'une voix qui eut des sonorités étranges, elle répondit:

—Autour de moi? Personne: j'ai Dieu pour moi!...

—Madame, dit Guise d'une voix altérée, lorsque Nancey fut sorti. Votre Majesté sait qu'elle peut faire état de moi pour le service du roi aussi bien que pour la défense de la religion...

—Je le sais, monsieur le duc. Aussi, croyez bien que, si vous n'aviez vous-même choisi votre besogne dans le grand oeuvre qui se prépare, c'est à vous que j'eusse demandé de prendre le commandement du Louvre.

Guise se mordit les lèvres jusqu'au sang: il s'était enferré lui-même.

—Madame, reprit-il, il ne me reste plus qu'à vous demander la faveur de vouloir bien recevoir l'homme à qui j'ai donné des ordres pour la nuit prochaine.

—Qu'il vienne!» dit Catherine.

Guise alla ouvrir la porte d'un couloir et fit un signe. Une sorte de colosse à figure niaise et poupine, aux mains énormes, aux yeux ronds à fleui; de tête, bleu faïence, au front bas et têtu, entra en se dandinant.

Cet homme s'appelait Dianowitz. Mais, comme il était d'origine bohémienne, le duc de Guise, selon l'usage qui faisait nommer les domestiques du nom de leur province, l'appelait Bohême et, par abréviation, simplement Bême.

La reine regarda le géant avec une admiration exagérée. Le géant sourit et caressa sa moustache.

—Tu t'es chargé de quelque chose pour cette nuit? demanda Catherine.

—De tuer l'Antéchrist, oui. Si Votre Majesté veut, je lui coupe la tête.

—Je le veux, dit la reine. Va, et obéis à ton maître.

Le géant se dandina sur ses jambes, mais demeura sur place.

—Eh bien, Bême, as-tu entendu? fit le duc.

—Oui; mais je veux pouvoir sortir de Paris avec deux ou trois bons compagnons qui m'escortent jusqu'à Rome... Vous savez que toutes les portes sont fermées...»

Catherine s'assit et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu'elle signa et sur lequel elle apposa le sceau royal.

Bême le lut attentivement. Il contenait ces mots:

Sauf-conduit pour toute porte de Paris, valable ce jourd'hui 23 août et jusque dans trois jours—Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l'accompagnent.—Service du Roi.

Le géant plia le papier et le plaça dans son pourpoint.

—Tu oublies ceci, dit Catherine.

Elle laissa tomber une bourse pleine d'or sur le plancher.

Le géant se baissa, la ramassa et sortit convaincu qu'il avait produit sur la reine une impression extraordinaire.

—Quelle magnifique brute! fit la reine. Je vous félicite, monsieur le duc, d'être capable d'avoir près de vous de pareils serviteurs... Et, maintenant, allons conférer avec nos amis.

La conférence dura jusqu'à sept heures du soir.

Tout cet après-midi, il y eut dans le Louvre des allées et venues mystérieuses.

A diverses reprises, la reine envoya chercher le roi; mais le roi jouait à la paume avec les huguenots et refusa constamment de se rendre à la prière de sa mère.

Peut-être espérait-il que, sans lui, on n'oserait prendre les décisions suprêmes. Peut-être voulait-il simplement s'étourdir.

A huit heures du soir, il y eut dans l'hôtel du duc de Guise une réunion de tous ceux qui avaient placé en lui toutes leurs espérances et déjà le considéraient comme le roi de France—depuis Damville jusqu'à Cosseins, depuis Sorbin de Sainte-Foi jusqu'à Guitalens.

—Messieurs, leur dit-il, cette nuit nous sauvons la religion de la Messe. Vous savez tous ce que vous avez à faire...

Un profond silence accueillit ces paroles.

—Quant à nos projets, continua Guise, ils sont remis à plus tard. La reine est sur ses gardes, messieurs, montrons ce soir que nous sommes des sujets fidèles—et, pour le reste, nous attendrons. Allez, messieurs.

C'est ainsi qu'Henri de Guise donna contrordre aux conjurés. Il paraissait troublé, inquiet, furieux.

A partir de neuf heures et jusqu'à onze heures, le duc reçut les curés des diverses paroisses et les capitaines de quartier, qu'on alla chercher par groupes de huit à dix.

A chaque groupe, il tint en termes brefs, d'une voix saccadée, le même langage:

—Messieurs, la bête est prise au piège!

—A mort! A mort!» répondirent prêtres et capitaines.

Et, à mesure que chaque groupe se retirait, on lui donnait les dernières instructions; le signal devait être donné par le tocsin de toutes les églises; les fidèles serviteurs de la religion porteraient un brassard blanc, ceux qui n'auraient pas le temps de confectionner un brassard mettraient un mouchoir autour du bras.




XXVIII

ÉTONNEMENT DE MONTLUC; SUITE DES AMOURS
DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO

Or, en cette soirée, trois scènes bien différentes, mais également étranges, se déroulèrent sur les points les plus divers de Paris.

La première, au Temple.

La deuxième, dans le repaire de Damville, aux Fossés-Montmartre.

La troisième, dans le cabaret des Deux-Morts-qui-parlent.

Vers neuf heures, deux femmes couvertes de grands manteaux furent mystérieusement introduites dans la prison du Temple et conduites à l'appartement du gouverneur: c'était Pâquette et la Roussette.

Montluc les attendait devant une table chargée de mets et de vins. Et, pour avoir liberté complète dans l'orgie, il avait donné congé à ses trois valets et à sa servante, lesquels, heureux de cette aubaine, s'étaient empressés d'aller respirer au-dehors un autre air que celui de la prison.

—Vous voilà, mes tourterelles! s'écria Marc de Montîuc en éclatant de rire. Venez ça, que je vous embrasse!

Mais Pâquette et la Roussette, au lieu d'obéir, dégrafèrent leurs manteaux et les laissèrent tomber.

Montluc ouvrit des yeux énormes et demeura bouche bée. Les deux ribaudes lui apparurent vêtues de satin, le cou enfoncé dans de vastes collerettes, la taille pincée et amincie sur le devant, en pointe; des costumes, non de bourgeoises, mais de princesses. Elles étaient chargées de bijoux au cou, aux oreilles, aux poignets, aux doigts; elles étaient fardées comme des grandes dames.

Dans son ingénuité, Catho avait cru devoir faire les choses en grand et avait visé à la magnificence. Où s'était-elle procuré ces nippes? Au fond de quelque friperie de la Cour des Miracles? Peu importe.

Ce qui est sûr, c'est qu'elle avait transformé les ribaudes en princesses: seulement, il y avait des détails qui révélaient la parfaite ignorance de Catho en matière de costumes de cour. En outre, si les robes étaient de satin authentique, elles étaient fripées et tachées. Les bijoux étaient en verroterie et en cuivre. Les deux ribaudes s'étaient fardées, mais elles l'étaient outrageusement.

Telles qu'elles étaient, elles s'admirèrent naïvement, et à peine leurs manteaux furent-ils tombés que, s'avançant vers Montluc ébahi, elles exécutèrent les trois révérences que Catho leur avait apprises.

Montluc, déjà ivre, car il en était à sa quatrième bouteille en les attendant, Montluc se leva, effaré, subjugué, se demandant s'il était en proie à un cauchemar et si, au lieu des deux ribaudes qu'il attendait, il ne recevait pas la visite de deux reines.

—Or ça! gronda Montluc en se remettant, que signifie?

—Eh bien, mais, dit la Roussette, nous sommes habillées pour la fête de demain matin.

—La fête! bégaya Montluc.

—Eh! oui, dit gentiment Pâquette, les deux truands qu'on va questionner, tenailler et mettre au chevalet...

Montluc avala une formidable rasade et, remis d'aplomb, son rire fit trembler les vitraux.

—La fête! Ah! oui, j'y suis... Et, comme ça, vous vous

êtes déguisées en princesses pour voir la question? Cornes du diable! Tripes et ventre! Voilà une idée! J'étouffe de rire! Ah! les dignes gueuses! Et moi qui ne les reconnaissais pas!... Je pouffe, j'étouffe, j'étrangle!... Des princesses! Holà! les gardes de Leurs Majestés!... Tudieu, je veux que vous soyez des reines, ce soir! Tais-toi, la Roussette... Assieds-toi, là, à ma gauche, et toi, Pâquette, à ma droite! Par les boyaux du dernier parpaillot que j'ai occis! Il faut que j'écrive la chose à M. Blaise, mon père, pour qu'il la raconte en son mémoire qu'il écrit... Des reines? Oui-da! Je le veux ainsi! Et je serai roi... Voyons, toi, la Roussette, tu seras... tu seras Mme Margot en personne! Et toi, Pâquette, que seras-tu? Tu seras Elisabeth d'Espagne... Silence! Que tout se taise dans Paris, en cette nuit mémorable! Toi, là reine de Navarre, emplis-moi mon verre. Et toi, la reine d'Espagne, viens t'asseoir sur mes genoux...

Il n'entre pas dans notre dessein d'offusquer le lecteur par le récit de l'orgie qui suivit: nous voulions simplement indiquer l'entrée des deux ribaudes au Temple.

A minuit, Montluc était au dernier degré de l'ivresse. Et pourtant il luttait encore.

A deux heures, il roulait sur le plancher, serrant contre lui, dans une étreinte furieuse, les deux reines dont les robes étaient en lambeaux, dont les coiffures s'étaient déroulées, dont les fards s'étaient liquéfiés et se mêlaient en un coloris sans nom sur leurs visages.

Bientôt on n'entendit plus que les ronflements énormes du soudard.

Alors, Pâquette et Roussette se relevèrent et prêtèrent l'oreille.

Sous leurs fards, elles étaient livides et des frissons les secouaient.

***

Transportons-nous maintenant à la maison des Fossés-Montmartre. Il est onze heures du soir. Le maréchal de Damville vient de rentrer. Il est sombre: ordre du chef de la conjuration de ne rien tenter contre le Louvre! Tous les grands projets remis à plus tard!... Mais, en même temps, une joie funeste jaillit de ses yeux en flammes de cruauté: on lui livre son frère! Il est chargé d'attaquer l'hôtel de Montmorency; c'est lui qui doit mettre à mort celui qu'on appelle le chef des politiques.

Et, dans cet hôtel de Montmorency, c'est Jeanne de Piennes qu'il va enfin reconquérir!...

Son frère mort, Jeanne est à lui!

Le maréchal traverse les vastes salles de sa maison. Elles sont remplies de soldats, les uns aiguisent leurs dagues sur des pierres; d'autres visitent leurs pistolets; d'autres chargent leurs arquebuses; tout cela se fait silencieusement. Sur des tables sont posées d'énormes cruches de vin. Tantôt l'un, tantôt l'autre se verse un grand gobelet.

Damville a fait signe à une douzaine de gentilshommes qui l'attendent. Et il va s'enfermer avec eux pour donner à chacun des ordres et lui indiquer sa besogne. Mais, avant de disparaître, il demande où est son favori, le vicomte d'Aspremont, et on lui répond qu'Orthés est avec ses chiens. Damville va le voir et le trouve dans une cour qu'éclairent deux torches.

—Eh bien, lui demande-t-il, tu n'apprêtes donc pas tes armes, toi?

Sans répondre, Orthès d'Aspremont lui montre ses deux molosses. Damville sourit.

Dans cette cour étroite, que les lueurs des deux torches teintaient de rouge, le vicomte d'Aspremont se livrait à un singulier travail. Il allait et venait lentement, les mains au dos. Ces mains tenaient un fouet à chiens. Sur ses talons, marchaient gravement deux chiens, la gueule entrouverte, les yeux sanglants, les épaisses babines pendantes: Pluton et Proserpine!

Et, derrière Proserpine, un chien berger à poil roux ébouriffé faisait des grâces, bondissait, se roulait: Pipeau!

Pipeau était le commensal de Proserpine...

Orthès avait voulu le renvoyer, mais Proserpine lui avait montré les dents.

Quant à Pluton, il avait admis le partage, soit par indifférence philosophique, soit en reconnaissance de la carcasse de poulet.

Pluton et Proserpine, donc, suivaient pas à pas leur maître.

Celui-ci arrivait au bout de la cour; là, un homme, debout, attendait, tout raide, sans un geste, sans un mouvement.

Alors, Orthès se retournait brusquement vers les deux molosses et faisait claquer son fouet. A ce signal, les deux monstrueuses bêtes sautaient sur l'homme immobile et, d'un seul coup, avec un grondement terrible, lui enfonçaient leurs crocs dans la gorge!...

Pipeau, la patte dressée, examinait cette scène avec étonnement.

Alors le vicomte d'Aspremont relevait l'homme, le remettait debout, arrangeait ses vêtements et son masque: l'homme était un mannequin...

Puis, le vicomte recommençait sa promenade, son fouet au dos, les deux chiens sur ses talons. Pipeau courtisant Proserpine.

Et, tout à coup, il donnait encore le signal... la hideuse leçon était répétée.

Alors, Orthès d'Aspremont se tourna vers le maréchal qui examinait cette scène effrayante et, avec un calme plus effrayant, il dit:

—Monseigneur, voilà mes armes!

***

Au cabaret des Deux-morts-qui-parlent, vers minuit. Depuis longtemps, Catho avait renvoyé ses ordinaires clients nocturnes. Et même elle avait condamné sa porte au moment où le couvre-feu avait sonné.

Mais, à partir de onze heures, cette porte s'entrebâilla.

Bientôt une femme parut, une pauvresse misérablement vêtue. Puis deux vieilles entrèrent, espèces de sorcières à capuches noires. Puis une borgnesse, un emplâtre sur l'oeil, qui, en entrant, défit son emplâtre.

Puis une hideuse manchote à tête de furie, qui s'étant assise, délia quelques cordes et retrouva son bras. Puis cinq ou six béquillardes qui se traînaient péniblement et qui jetèrent leurs béquilles dès qu'elles furent dans le cabaret. Vers minuit, l'auberge était bondée, toutes ses salles occupées, toutes ses tables prises: et là grouillait un monde fantastique, rien que des femmes, toute la Cour des Miracles femelle, truandes, diseuses de bonne aventure, danseuses de corde, mendiantes, les unes jolies sous les haillons, les autres hideuses, toutes vêtues de pièces et morceaux.

A toutes, Catho, aidée de deux ou trois femmes, servait à manger, versait à boire; elle causait vivement à quelques-unes, glissant à celle-ci un ducat, à celle-là un écu d'or...

Puis, tout à coup, après que Catho eut dit quelques mots, cette vision s'évanouit; les béquillardes reprirent leurs béquilles, les bossues leur bosse, les borgnes leur emplâtre, et, en quelques minutes, l'auberge se vida.

Tout ce monde inouï, exorbitant, s'était enfoncé dans l'ombre sereine de la nuit d'été.

Catho, alors, alla à une armoire et en tira trois sacs d'écus d'argent et d'or.

«La fin!» murmura-t-elle avec une grimace.

Vers une heure, le cabaret, qui s'était vidé, commença à se remplir de nouveau; cette fois encore, il ne vint que des femmes. Et leur misère, à celles-ci, était plus décente et s'attifait d'oripeaux. Il y en avait de très jolies. Il y en avait des laides. La plupart étaient jeunes. Presque toutes portaient la robe lâche et la ceinture; beaucoup de ces ceintures étaient brodées d'or...

Et c'étaient les ribaudes, toutes celles qui faisaient métier de leur corps, et que Catho, l'une après l'autre, avait depuis trois jours décidées. Elles riaient, chantaient, les unes d'une voix douce et dolente, les autres d'une voix enrouée; toutes buvaient, buvaient!

Catho recommença la distribution des écus. Ses trois sacs se vidèrent.

Alors, les ribaudes, par petits groupes, s'en allèrent dans la nuit silencieuse, et l'auberge demeura vide.

Catho prit une lanterne et descendit à sa cave; elle vit qu'il ne lui restait plus une bouteille de vin, plus un flacon de liqueur! Elle remonta dans le cabaret, pénétra dans l'office et vit qu'il ne lui restait plus un jambon, plus un morceau de pain, plus une volaille, plus un pâté!... Elle monta à sa chambre, ouvrit ses armoires et vit que, depuis deux jours, elle avait vendu ce qu'elle possédait pour en faire de l'argent... Elle ouvrit l'armoire où elle avait placé son argent, vit qu'il ne lui restait plus un sou...

«Bah!» dit-elle simplement.

Alors, elle prit une forte dague qu'elle plaça à sa ceinture, sortit, ferma la porte du cabaret dévasté, plaça les clefs sous la porte et s'éloigna à son tour.




XXIX

CE QU'IL Y AVAIT DANS LE SILENCE

La nuit était claire; c'est-à-dire que le ciel, constellé du zénith jusqu'à l'horizon, paraissait tout pâle, de cette pâleur indécise et tendre de la toute première aube Pourtant l'aube était loin encore.

Catho marchait, étonnée de cette majestueuse sérénité; bien que son âme inculte et farouche fût peu apte à regarder face à face les beautés insondables, elle levait parfois la tête vers le zénith diamanté; puis peut-être parce qu'elle ne pouvait saisir l'émotion qui tombait de ces harmonies, elle baissait son regard en frissonnant.

Seulement, elle pensait:

«Comme la nuit est belle!»

Elle s'étonna que Paris fût aussi profondément silencieux.

Où étaient les amoureux? Où étaient les truands? Pourquoi tout le monde se cachait-il?

Tout à coup, elle vit une porte s'ouvrir, la porte d'une belle maison, la maison de quelque homme noble ou tout au moins bourgeois. Une quinzaine de personnages en sortirent. Ils étaient armés d'arquebuses, de pistolets, de pertuisanes, de hallebardes. L'un d'eux portait une lanterne sourde. Un autre portait un papier. Tous avaient un brassard blanc, quelques-uns une croix blanche sur le pourpoint.

Cette troupe se mit en marche.

L'homme qui tenait le papier marchait en tête, près de l'homme a la lanterne.

«Où vont-ils? Que font-ils?» se demandait Catho en poursuivant sa route.

La troupe s'arrêta soudain; l'homme qui était en tête consulta son papier et, s'approchant d'une maison, traça sur la porte un signe.

Ces gens alors allèrent plus loin et Catho, étant arrivée devant la porte, vit que le signe tracé était une croix blanche marquée à la craie.

La troupe s'arrêta encore devant deux autres maisons, et le même homme les marqua d'une croix blanche.

Puis ils tournèrent brusquement dans une autre rue, et Catho poursuivit son chemin.

Mais alors, à vingt pas devant elle, une deuxième troupe lui apparut; puis, à gauche, à droite, dans toutes les rues qu'elle longeait ou qu'elle traversait, elle aperçut des troupes pareilles. Et toutes escortaient un homme qui portait un papier; cet homme s'arrêtait de temps à autre, examinait son papier et marquait une maison d'une croix blanche...

Catho compta d'abord ces petites lanternes sourdes qui se promenaient de place en place; elle compta aussi les portes que, sur sa route, elle vit marquées d'une croix blanches; puis elle y renonça... il y en avait trop.

Et, comme deux heures sonnaient au loin, dans le solennel silence, elle tressaillit et hâta le pas en disant:

«A quoi vais-je penser là!... Voici l'heure, et on m'attend!...»

Deux heures venaient de sonner. Il se fit par toute la ville comme une vaste et sourde rumeur, pareille à un coup de vent qui bruisse tout à coup à travers une forêt.

Puis le silence se fit plus profond...

Henri de Guise était à cheval dans la cour de son hôtel, remplie de gens d'armes.

Le duc d'Aumale était posté non loin de l'hôtel Coligny, sous un hangar, avec cent arquebusiers.

Le marquis chancelier de Birague était devant Saint-Germam-l'Auxerrois et, à voix basse, donnait des ordres à un capitaine de quartier qui commandait cinquante hommes.

Le maréchal de Damville attendait hors sa maison frissonnant d'impatience. Il était à cheval; autour de lui, trois cents cavaliers pareils à des statues équestres!

Crucé était embusqué près de l'hôtel du duc de La Force, vieux huguenot qui, depuis la mort de sa femme vivait retiré, se consacrant à l'éducation de son jeune fils. Crucé avait avec lui une vingtaine d'hommes Trente garçons bouchers, les bras nus, le coutelas à la main, entouraient Pezou.

Le libraire Kervier. avec un certain Charpentier commandait à une bande de truands, déjà ivres de vin, en attendant qu'ils fussent ivres de sang. Ce Charpentier était un docteur plus ou moins savant, mais rival haineux du vieux Ramus.

Le maréchal de Tavannes, posté sur le grand pont écoutait, penché sur l'encolure de son cheval. Deux cents fantassins, la pique au poing, avaient l'oeil fixé sur sa haute silhouette noire.

A chaque pont, il y avait ainsi un barrage de fantassins. les chaînes étaient d'ailleurs tendues du côté de l'Université, pour que ces troupes ne pussent être assaillies par-derrière.

A chaque carrefour de la ville, il y avait un capitaine de quartier et cinquante bourgeois en armes.

Derrière les portes fermées de toutes les maisons catholiques, des gens, prêts à se ruer au-dehors la figure livide, écoutaient le silence.

Le silence était énorme; c'était le silence de la mort.




XXX

LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION

Vers ce moment-là, c'est-à-dire entre deux et trois heures du matin, à cet instant solennel où des souffles d'angoisse faisaient frissonner la nuit, une scène effroyable se déroulait au Temple, avec, pour uniques personnages, le vieux routier et son fils, le chevalier de Pardaillan.

C'était une de ces scènes qui, par l'épouvante qu'elles dégagent, dépassent l'imagination et devant lesquelles la plume du romancier hésite et tremble. Mais, pour la présenter au lecteur, nous devons, pour quelques moments, nous attacher aux faits et gestes d'un personnage sur lequel nous concentrons toute notre attention.

Ce personnage, c'était l'astrologue de la reine, Ruggieri.

Ruggieri était sans doute l'homme le plus convaincu de la cour de France. Il avait la foi. Il croyait, d'une croyance profonde et sincère, à la possibilité de l'Absolu. Était-ce un fou? C'est possible, sans que ce soit certain.

L'astrologue portait en lui le mystère du Moyen Age agonisant. Né à Florence, il était peut-être le fils de quelque magicienne syriaque ou égyptienne, qui lui avait transmis l'amour des études ésotériques.

L'alchimie et l'astrologie étaient la double et incessante préoccupation de cet homme. En cherchant la pierre philosophale, en manipulant et en combinant des corps chimiques, Ruggieri avait trouvé des poisons redoutables.

Mais il faut noter que, pour lui, la pierre philosophale et la connaissance de l'avenir par les astres n'étaient que deux formes de l'Absolu. Ses études ésotériques comprenaient une troisième forme, qui était la recherche de l'immortalité de l'homme.

Ainsi donc: la toute-puissance par la richesse infinie, la science absolue par la connaissance de l'avenir; la parfaite jouissance de la vie par l'immortalité, voilà le rêve fabuleux qui hantait ce cerveau.

Quand il était fatigué de regarder au ciel, il redescendait à la chimie; quand il était fatigué de se pencher sur ses creusets, il se colletait avec la mort...

Et, courbé sur le cadavre de quelque supplicié qu'il avait acheté au bourreau, il cherchait, oui, il cherchait le moyen de faire revivre ce cadavre!...

«Qu'est-ce que le coeur? songeait-il: un balancier. Qu'est-ce que le sang? Le charroi de la vie. Voici un corps. Le sang y est toujours, c'est-à-dire le moyen de véhiculer la vie. Le coeur y est toujours, c'est-à-dire le régulateur nécessaire aux mouvements de la vie. Nerfs, muscles, chair, cerveau, tout y est. Or, ce corps, tel qu'il est maintenant, vivait ce matin. Il a fallu qu'une corde l'ait serré au cou pour qu'il devienne cadavre. Et, cependant, il est tel qu'il était avant la pendaison. Que manque-t-il à ce corps de matière? Evidemment le corps astral qui mettait en mouvement le balancier et charriait de la vie à travers les veines. De quoi s'agit-il donc, en somme? D'obliger ce corps astral à se réincarner en ce corps matériel. Voilà tout!

Quand il avait bien ainsi rêvé, Ruggieri modelait une statuette de cire qui représentait à ses yeux le corps astral du cadavre. Et, sur ce simulacre, il essayait ses incantations...

Quelquefois, il lui avait semblé voir le cadavre tressaillir comme prêt à se réveiller. Mais l'illusion s'envolait bientôt.

A force de triturer le problème sous toutes ses faces, un jour, il se frappa le front:

«Quelle erreur! murmura-t-il. Je dis que le sang est dans le cadavre. Oui, il y est. Mais il n'y est plus à l'état liquide. Il est coagulé. Il ne peut plus charrier la vie. Il faudra donc au prochain cadavre que j'achèterai, il faudra qu'avant toute incantation je lui transfuse un sang vivant!...»

Or, maintenant que nous avons complété le portrait de Ruggieri, maintenant qu'une lumière livide, mais nécessaire, a été projetée sur cette monstrueuse silhouette, nous prierons le lecteur de se transporter cinq jours en arrière, jusqu'au moment où le groupe d'hommes, que nous avons signalé en temps et lieu, pénétra dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois et enleva le cadavre de Marillac.

Catherine s'était montrée généreuse: à Panigarola, elle laissait le cadavre d'Alice; à Ruggieri, elle envoyait celui de son fils. Ruggieri attendait, en effet, hors l'église. Quand il vit les hommes qui emportaient Marillac mort, il s'approcha et prononça quelques paroles, sans doute un mot de reconnaissance.

Alors, il fit un signe, et les funèbres porteurs se mirent à le suivre.

Arrivé rue de la Hache, Ruggieri s'arrêta non loin de la maison qu'avait habitée Alice de Lux et, ayant fait déposer le cadavre à terre, il renvoya les porteurs.

A grand-peine, il souleva le corps et le transporta ou plutôt le traîna jusque dans les jardins. Et il referma la petite porte. Puis, à nouveau, il chargea sur ses épaules le lugubre fardeau et parvint enfin jusqu'à la maison si coquette où se trouvaient ses laboratoires.

Lorsque le corps se trouva étendu sur une grande table de marbre, lorsque Ruggieri l'eut déshabillé et soigneusement lavé, sa première besogne fut de lui injecter des aromates destinés à empêcher toute décomposition pendant quelques jours au moins; et ceci n'était qu'un jeu pour ce redoutable créateur de poisons.

Il s'assit près de la table de marbre à laquelle il s'accouda, et examina le corps de son fils: il était labouré de coups de poignard dont plusieurs avaient pénétré jusqu'aux sources de la vie; la poitrine, les épaules, le cou étaient zébrés de longues plaies entrouvertes. La tête avait conservé une sérénité remarquable. Evidemment, Marillac ne s'était pas aperçu qu'on le tuait. Le premier coup, qui lui avait été porté au moment où il descendait vers Alice, avait dû le foudroyer. Les paupières étaient légèrement soulevées. Ruggieri essaya en vain de les fermer et, n'y parvenant pas, il jeta sur le visage un mouchoir de fine batiste parfumée qu'il avait trouvé dans le pourpoint du mort et qui était au chiffre d'Alice.

Ruggieri n'était nullement ému.

La douleur paternelle disparaissait dans l'effort cérébral du savant.

Et cet effort devait être énorme. Car, pendant plusieurs heures, le mage demeura pétrifié dans une immobilité telle qu'on l'eût pris pour un autre cadavre, si une espèce de tremblement n'eût parfois agité ses mains. Il était d'ailleurs aussi pâle que le mort qu'il étudiait. Mais ses yeux laissaient échapper une flamme ardente.

A un moment de cette sinistre méditation, il bredouilla quelques mots:

«Il a perdu tout son sang... l'opération n'en est-elle pas simplifiée?... je recoudrai toutes ces plaies, sauf une... celle-ci... qui a ouvert la carotide... c'est par là que je dois faire la transfusion...»

A un autre moment de la journée, il murmura:

«Nostradamus ne m'a-t-il pas affirmé qu'il avait obligé le corps astral d'un de ses enfants à demeurer près de lui pendant plus d'un mois?... Et, moi-même, n'ai-je pas vu tressaillir à diverses reprises les cadavres que je voulais ranimer? Est-ce que le corps astral n'était pas là, alors, qui essayait de réintégrer sa demeure charnelle?»

A l'heure où la nuit commençait à tomber, Ruggieri se leva brusquement, courut à une vaste armoire pleine de livres et de manuscrits, et il se mit à la fouiller fébrilement.

Il tremblait convulsivement et répétait:

«Oh! je le trouverai... je le trouverai....»

Au bout de deux heures, ayant jonché le parquet de papiers et de volumes épars, il finit par mettre la main sur ce qu'il cherchait: c'était un livre qui ne contenait guère qu'une cinquantaine de pages. Les pages étaient moisies. Les caractères de l'écriture étaient hébraïques.

Lentement, Ruggieri se mit à le feuilleter. Ses yeux, d'un seul trait, parcouraient chaque page.

A la vingt-neuvième page, il eut comme un sourd rugissement, et son doigt se posa, s'incrusta sur une ligne.

«La formule d'incantation!» gronda-t-il.

Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au-dehors.

Comme minuit approchait, l'astrologue alluma cinq nouveaux flambeaux, ce qui faisait sept avec ceux qui l'éclairaient déjà.

Il les plaça sur le parquet dans l'angle du laboratoire tourné à l'est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l'ouverture se trouvait donc tournée vers l'ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l'est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l'intérieur du laboratoire, c'est-à-dire regardant l'ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l'est d'où vient la lumière.

De fa main, il traça dans l'air un cercle, comme pour s'enfermer.

Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.

Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu'il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix.

Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse...

Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d'une voix calme, forte et grave.

Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu'il vit à l'autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d'abord indécise, se précisa rapidement jusqu'à dessiner une silhouette humaine.

Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire. Nous disons que Ruggieri la vit.

Alors, d'un pas saccadé, il sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix, et s'avança vers la forme blanche qu'il voyait.

Il ne faisait guère qu'un pas par minute, et chacun de ces pas s'accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d'un mécanisme.

Au bout de douze pas, il s'arrêta et demanda:

—Est-ce toi, mon enfant?...

Il ne vit pas les lèvres de l'apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit, en lui-même, et très distinctement, la réponse:

—Pourquoi m'avez-vous appelé, mon père?

Ruggieri se remit en marche; à mesure qu'il avançait, il vit l'apparition reculer; le corps astral essayait de le fuir; mais lui le poursuivait.

Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.

L'apparition se trouvait près du poignard, entre les deux branches du fer à cheval lumineux.

Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit:

—Mon enfant, il faut entrer.

Il vit la forme blanche s'agiter violemment. Et, comme tout à l'heure, en lui-même, il entendit:

—Pourquoi ne me laissez-vous pas à l'éternel repos?

—Tu entreras, je le veux, dit Ruggieri. Pardonne-moi, mon fils, de t'emprisonner ici. Entre, je le veux.

Il vit la forme blanche hésiter, reculer, prendre son élan, et se placer enfin au centre des lumières, à la place même qu'il avait occupée.

Une satisfaction infinie se peignit sur les traits pétrifiés de Ruggieri.

Au bout de quelques minutes, son visage se détendit, ses yeux reprirent leur position naturelle, son bras droit retomba pesamment, le livre s'échappa de sa main gauche et roula sur le parquet.

Regardant dans le cercle de lumières, Ruggieri ne vit plus rien: la forme blanche avait disparu.

Mais il sourit et murmura:

«Je ne suis plus en état de voyant; donc, je ne vois pas; mais il est là; le corps astral de mon fils est là; et il ne sortira que lorsque je le voudrai!»

Ruggieri subit alors, et d'une façon soudaine, la réaction de l'état morbide où il s'était placé par suite d'un phénomène de volonté connu et décrit par tous les anciens auteurs des sciences ésotériques, mais que la médecine moderne a inventé... en lui donnant le nom tout battant neuf d'autosuggestion.

Pendant quelques minutes, il demeura tremblant, vacillant, agité de frissons fiévreux. Mais, bientôt, il se remit, et, courant aux volumes qu'il avait jetés sur le parquet, il saisit l'un d'eux et sortit rapidement de son laboratoire.

Le cadavre demeura seul sur la table de marbre, tandis que les sept flambeaux continuaient à brûler.

Ruggieri était entré dans sa chambre à coucher et, ayant allumé une lampe, se mit à parcourir le volume qui portait ce titre: Traité des fardements.

C'était une oeuvre de Nostradamus, publiée à Lyon en l'an 1552.

«Voilà, murmura Ruggieri, voilà ce que me laissa en mourant mon bon maître Nostredame. Que de fois j'ai lu et relu ces lignes tracées par sa main quelques heures avant sa mort! Que de nuits j'ai passées sur ces pages qu'il m'a sans doute laissées pour que je pusse tenter sa réincarnation!... Je la tentai. Par trois fois, j'entrai dans son tombeau, là-bas, dans l'église de Salon... mais je n'avais pas de sang à lui transfuser... Lisons encore... essayons!...»

Le manuscrit était divisé en trois parties très courtes. écrit à la hâte, et dont beaucoup de phrases étaient simplement commencées.

La première partie commençait par ces mots:

«La réincarnation peut s'obtenir moyennant le rappel du corps astral.»

La deuxième partie portait une sorte de titre qui était:

«Accointances qu'il peut y avoir entre le corps astral et le corps matériel après leur séparation.»

Enfin, la troisième partie était également résumée par quelques mots placés en tête de la page:

«Quel sang il faut infuser au cadavre.»

Ce fut cette dernière partie que Ruggieri se mit à lire et à relire longuement, la tête entre les deux mains. Enfin il se leva, alla à une armoire de fer encastrée dans le mur et dissimulée dans une tapisserie. L'ayant ouverte, il en tira, parmi une foule de papiers, un rouleau de parchemin qu'il déroula, sur la table et sur lequel il s'accouda.

C'était une grande feuille sur laquelle étaient traces des signes géométriques, avec renvois explicatifs sur les côtés. En haut de la feuille, ces mots étaient écrits:

«Horoscope de mon fils Déodat, comte de Marillac, et diverses constellations en conjonction avec la sienne.»

Alors, l'astrologue se mit à commencer une série de calculs géométriques dont chacun était suivi de calculs chiffrés.

Cela dura des heures.

Vers la fin, il écrivait avec une sorte de fièvre délirante. Une joie intense resplendissait sur son visage.

«J'y suis! murmura-t-il tout à coup, voilà la constellation de l'homme qu'il me faut!... quel est cet homme?... Oh! je le trouverai!»

Il s'évanouit soudain.

Peut-être de joie ou peut-être de fatigue.

Quand il revint à lui.'au bout de quelques minutes, il se dit:

«Le jour ne va pas tarder à paraître, maintenant... Eh bien, j'attendrai à ce soir!...»

Il se releva alors, rangea ses papiers dans l'armoire de fer, et en tira une boîte qu'il ouvrit; elle contenait un certain nombre de pilules; il en prit une et, l'ayant avalée, un bien-être immédiat succéda aussitôt à l'énorme fatigue qu'il éprouvait.

Ses yeux tombèrent alors sur l'horloge.

«Neuf heures, dit-il, il fait grand jour...»

Alors, il comprit. Il venait de passer toute une journée à étudier l'horoscope, après toute la nuit passée à évoquer le corps astral de son fils. On était au mercredi soir... Il y avait donc à tout le moins quarante-deux heures que Ruggieri n'avait pas mangé!... qu'il n'avait pas bu!... qu'il n'avait pas dormi!...

Sans aucun doute, les pilules, dont il venait d'en absorber une et qu'il avait composées lui-même, devaient contenir une substance fortifiante d'une extrême énergie, car il ne se sentit ni faim ni sommeil, et se contenta de boire un grand verre d'eau.

Toute la nuit qui suivit, Ruggieri la passa au sommet de la tour, l'oeil fixé à une puissante lunette qu'il avait perfectionnée pour son usage personnel.

Le vendredi, dans la nuit, il fut distrait du travail forcené auquel il se livrait par un envoyé de la reine, qui l'appelait. Lorsqu'il revint du Louvre, il se remit a étudier la constellation de l'homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils.

Vers trois heures, comme les astres pâlissaient et qu'il allait remettre à la nuit suivante la suite de ses recherches, il poussa un cri terrible:

«J'ai trouvé! C'est lui!»

Il courut à sa chambre, sortit de l'armoire de fer une feuille de parchemin pareille à celle qui contenait l'horoscope de son fils. Et c'était en effet un autre horoscope.

Il tremblait de joie au point qu'il n'écrivait qu'avec difficulté. Une flamme étrange jaillissait de ses yeux. Et il murmurait, après chaque calcul:

«Oui... c'est bien lui!... cela coïncide...»

A six heures du soir, il poussa un long soupir, pareil à un rugissement, et s'évanouit de nouveau en prononçant un nom:

«Pardaillan!...»

Voilà donc ce que Ruggieri avait trouvé! Le nom de l'homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils!...

Et, cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan!

C'est sur le chevalier de Pardaillan qu'il allait tenter la hideuse, l'effroyable expérience!...

Comment le sinistre astrologue avait-il pu arriver à cette conclusion?

Il est probable que, dans son aberration, dans l'état de délire à froid où il vivait depuis l'assassinat de l'infortuné Marillac, il est probable que, dans le détraquement filial de cette cervelle qui avait reçu tant de secousses, il est probable, disons-nous, que la figure de Pardaillan se présenta d'elle-même à lui.

Ruggieri, lorsqu'il avait été trouver le chevalier à l'auberge de la Devinière pour lui faire les propositions au nom de la reine, avait rencontré dans l'escalier, et sans doute reconnu du premier coup son fils Déodat.

Plus tard, il avait établi l'horoscope du chevalier.

Mais, de cette rencontre de son fils en allant voir Pardaillan, était née dans ce cerveau, sans cesse préoccupé de conjonctions, la certitude que le comte de Marillac et le chevalier de Pardaillan étaient unis par d'invisibles liens et que leurs destinées faisaient corps.

Cette conviction, qui dormait au fond de son esprit, s'était réveillée sans qu'il en eût conscience, au moment où il cherchait dans le ciel la constellation de l'homme dont le sang lui était nécessaire.

En réalité, dès la première minute, il avait été obsédé par l'énergie du chevalier, et, comme il arrive à tous ceux qui poursuivent un problème insoluble, il avait amoncelé d'instinct les preuves autour de la solution ardemment souhaitée. Et, alors qu'il croyait que cette solution lui venait de ses calculs, c'est lui qui l'y avait mise dès avant de commencer le calcul. Toute folie trouve son explication.

Ruggieri revint rapidement à lui.

En toute hâte, de l'armoire de fer, il tira trois ou quatre papiers.

Ces papiers étaient blancs.

Mais au bas de chacun se trouvaient la signature de Charles IX et le sceau royal.

Comment Ruggieri s'était-il procuré ces ordres en blanc? Les avait-il obtenus de Catherine? Étaient-ce de parfaites imitations? Peu importe.

Il en remplit deux.

Puis il descendit à son laboratoire et renouvela ceux des flambeaux du cercle lumineux qui étaient près de s'éteindre, opération qu'il avait soigneusement recommencée plusieurs fois depuis l'incarnation; car, les lumières ne devaient pas s'éteindre: une seule lumière éteinte, c'était une porte par où le corps astral pouvait fuir.

«O mon fils, dit-il, sois rassuré; dès cette nuit, je verserai dans ton corps matériel le sang nécessaire, et, pour chasser les esprits jaloux, je sonnerai le glas, le glas terrible qui sera le signal des milliers de morts, afin que des milliers de corps astraux encombrent l'atmosphère!»

Ainsi s'exprima le fou...

Ayant parlé au corps astral comme on vient de le dire, Ruggieri sortit du laboratoire sans regarder le cadavre tout raide et livide sur sa table de marbre. Et, ayant enfourché sa mule, il se hâta vers le Temple.

Introduit auprès de Montluc, il exhiba les papiers qu'il avait remplis.

Montluc, les ayant lus, jeta sur l'astrologue un regard de stupeur et presque d'épouvanté.

«Mais, observa-t-il enfin d'une voix saccadée, je ne sais pas si la mécanique fonctionne encore... il y a longtemps qu'elle n'a servi...

—Ne vous inquiétez de rien. Mettez-moi seulement en relation avec l'homme.

—Bon. Venez donc.

Montluc et Ruggieri descendirent, gagnèrent une cour étroite au Fond de laquelle s'élevait une cahute en planches.

—Il est là, dit Montluc. Parlez-lui. Je vais m'occuper de faire descendre vos deux gaillards.

Montluc salua et se retira avec une hâte que motivait peut-être un sentiment d'horreur, ou peut-être simplement le désir de courir à son appartement où il devait attendre les deux ribaudes qui lui avaient promis leur visite pour ce soir-là.

Ruggieri, étant entré dans la cabane, vit un homme qui s'occupait à raccommoder une paire de sandales.

Cet homme, court sur ses jambes torses, avait une tête monstrueuse, des épaules énormes, et devait être d'une force herculéenne. C'était un ancien condamné aux galères, qu'on avait gracié à condition qu'il remplît, au Temple, certaines fonctions d'un ordre particulier.

Ruggieri lui montra l'un de ses papiers. L'homme fit signe qu'il obéirait. Ruggieri lui donna alors quelques ordres à voix basse. L'homme répondit:

—J'y vais.

—Non, dit l'astrologue, pas maintenant.

—Et quand-?

—Cette nuit. Je ne pourrai être ici qu'à trois heures et demie. Je veux recueillir moi-même la chose.

—Trois heures et demie. Bon. Je commencerai donc à tourner la manivelle vers trois heures.

Ruggieri approuva d'un signe de tête et sortit.

Mais, au moment où il allait franchir la porte du Temple, il s'arrêta soudain et murmura:

«Il faut que je le voie... il est essentiel que je lise dans sa main...»




XXXI

LA MÉCANIQUE

Après la soudaine intervention de Marie Touchet dans la chambre de torture, les deux Pardaillan avaient été réintégrés dans leur cellule. Un flot d'espoir montait de leurs coeurs à leurs cerveaux. Mais ces deux hommes d'une trempe exceptionnelle évitaient de se montrer l'un à l'autre la joie qu'ils éprouvaient.

Simplement, le vieux routier s'écria Quand ils eurent été enfermés:

—Pour cette fois, chevalier, je dois convenir que tu n'as pas eu tort de sauver cette aimable personne. Par Pilate, j'aurai donc connu une femme qui aura montré quelque gratitude?

—Vous pouvez ajouter un homme, observa le chevalier.

—Qui donc? Ton Montmorency, qui nous laisse mourir dans ce cul-de-basse-fosse, alors qu'il devrait déjà avoir mis le feu à Paris et fait sauter le Temple pour nous en tirer!

—Mais, monsieur, nous eussions sauté, nous aussi en ce cas, répondit le chevalier. Mais, ajouta-t-il, c'est de Ramus que je voulais parler. Ce digne savant ne nous a-t-il pas tirés d'un fort mauvais pas, rue Montmartre?

—C'est pardieu la vérité. Mort de tous les diables devrai-je donc me réconcilier avec l'humanité?

Les deux intrépides aventuriers plaisantaient et devisaient paisiblement à l'heure où ils venaient d'échapper à une mort affreuse.

Cependant, peu à peu, leur entretien s'attacha à cette charmante et vaillante jeune femme qui leur était apparue comme un ange sauveur. Ils finirent par convenir que leur situation s'était infiniment améliorée et que, sûrement. Marie Touchet les délivrerait.

La journée se passa ainsi.

Et, déjà, la nuit avait envahi leur cachot, alors que dehors il faisait jour encore, lorsque la porte s'ouvrit.

Avouons que le coeur leur battit fort: était-ce la liberté?...

C'était Ruggieri!...

Il entra seul, une lanterne à la main, tandis que les arquebusiers qui l'avaient accompagné se rangeaient dans le couloir, prêts à faire feu à la moindre tentative d'évasion.

Ruggieri leva sa lanterne et alla droit au chevalier.

—Me reconnaissez-vous? demanda-t-il.

Le chevalier examina un instant l'astrologue.

—Je vous reconnais, dit-il, bien que vous ayez fort changé. C'est vous qui vîntes me voir en mon taudis qui se trouva fort honoré de votre visite. C'est vous qui me posâtes de ces questions étranges, comme de me demander en quelle année j'étais né et si j'étais libre... C'est vous qui me donnâtes ce joli sac contenant deux cents beaux écus de six livres parisis. C'est vous qui m'ouvrîtes la porte de la maison du Pont de Bois où vous m'aviez donné rendez-vous... Mon père, saluez cet homme: c'est un des plus hideux coquins dont puisse se glorifier une truanderie. Savez-vous pourquoi il m'amena à l'illustre et généreuse Catherine, reine de par le diable? C'était pour me prier d'assassiner mon ami, le comte de Marillac!

Une terrible secousse fit bondir l'astrologue.

Ses yeux se gonflèrent, comme s'il allait pleurer.

Mais il ne pleura pas. Il éclata d'un rire sinistre et grinça:

—Moi! Moi! Tuer Déodat! Fou! Triple fou!... Ah! si Déodat n'était mort, si je n'avais enfermé son corps astral dans le cercle magique...

Il n'acheva pas.

Le chevalier l'avait saisi par le bras. Il secoua violemment ce bras.

Vous dites, gronda-t-il, vous dites que le comte est mort!...

—Mort! répéta Ruggieri hagard, une lueur de folie dans les yeux. Mort!... heureusement, je tiens les deux corps, le corps matériel et l'astral... jeune homme, c'est pour cela que je suis ici... votre main, je vous prie...

Le chevalier avait croisé les bras, et sa tête s'était inclinée sur sa poitrine.

—Si loyal, murmura-t-il, si brave et si jeune!... Et si bon!... Mort!... Tué sans doute par cette femme!... Mon père, mon père, vous avez trop raison... il y a trop de loups et de louves de par le monde...

—Pardieu! fit le vieux routier qui tournait avec curiosité autour de Ruggieri. Quand je te le dis, chevalier! Des loups, certes, il y en a à foison. Et des hiboux... tiens, comme monsieur que voici... fi! la vilaine bête... vous sentez la mort, monsieur; allez-vous-en!...

—Monsieur, dit timidement Ruggieri, voulez-vous me donner votre main?...

Il parlait au chevalier, et sa voix avait une si étrange douceur, elle implorait avec tant de tristesse, que le chevalier, lentement, décroisa les bras et dit:

—Quoi que vous ayez fait, monsieur, je crois que vous pleurez, mon pauvre ami... voici ma main.

Ruggieri avait saisi la main droite que le chevalier, croyant qu'il voulait simplement la serrer par communauté d'affliction, lui avait tendue. Cette main, il l'avait ouverte, et, projetant sur la paume la lumière de la lanterne, il l'étudiait, il en inspectait les lignes.

Déjà, Ruggieri avait oublié ce sentiment de douleur paternelle qui s'éveillait en lui. Il était tout à sa folie, à l'affreuse pensée qui le guidait.

—Voici la preuve! hurla-t-il. Voici votre ligne de vie qui va se perdre dans la ligne que j'ai retrouvée dans la main de Déodat! Voici, tenez...

Il eût sans doute révélé l'abominable, la monstrueuse espérance de réincarnation, mais le vieux Pardaillan, exaspéré par l'accent funèbre de cette voix, avait saisi Ruggieri au col; il le secoua un instant et, finalement, d'une secousse, l'envoya rouler sur la porte du cachot.

Ruggieri se leva lentement et jeta sur le chevalier un dernier regard si étrange que celui-ci en frissonna; puis, ouvrant la porte, il disparut.

—As-tu vu ce regard? dit le vieux routier tout pâle.

Le chevalier, tout à la violente douleur de la nouvelle qu'il venait d'apprendre, allait et venait dans le cachot avec une agitation croissante. Une furieuse colère montait en lui. Jamais le vieux Pardaillan n'avait vu son fils dans cet état. Et, sans doute, cette colère, allait finalement se traduire par quelque éclat, lorsque la porte s'ouvrit à nouveau. Les mêmes arquebusiers, qui avaient conduit Ruggieri, apparurent dans les couloir. Et le sergent qui les commandait dit simplement:

—Messieurs, veuillez me suivre.

Le vieux routier tressaillit d'espoir. Il voyait dans cet incident la suite de l'intervention de Marie Touchet. Si on ne les mettait pas en liberté, on allait les transférer dans quelque chambre plus aérée. Il saisit le bras du chevalier.

—Viens, dit-il. Nous songerons à venger ton ami quand nous serons hors d'ici.

—Oui, fît le chevalier, les dents serrées, le venger!... Je sais d'où est parti le coup qui l'a frappé.

Ils se mirent en marche, entourés d'arquebusiers.

—Monsieur, dit le vieux Pardaillan au sergent, vous nous conduisez dans une autre cellule?

—Oui, monsieur.

—Très bien.

Le sergent le regarda d'un air étonné. On arriva au bout du couloir et on commença à descendre un escalier tournant, pareil à celui qu'ils avaient descendu le matin pour arriver à la chambre de torture, mais non le même.

Cependant, ils s'enfonçaient de plus en plus. L'air devenait méphitique. Les murailles suintaient. Par plaques, des touffes de champignons verdâtres se renflaient sur la pierre. A d'autres endroits, cette pierre brillait de mille cristaux minuscules: c'était le salpêtre qui sortait.

On arriva ainsi à une sorte de boyau long d'une vingtaine de pas.

«Diable!» songea Pardaillan père.

Mais il se rassura aussitôt en apercevant, au bout du boyau, un étroit escalier qui remontait. Et, comme il n'y avait de couloir ni à droite ni à gauche, il en conclut qu'ils allaient reprendre par là le chemin qui les ramènerait à l'air.

C'était vrai: les deux Pardaillan devaient monter cet escalier qui tournait rapidement sur lui-même et dont ils n'apercevaient que les deux ou trois premières marches.

Il y eut mieux: les arquebusiers firent halte dans le boyau, et les deux prisonniers furent invités à monter les premiers. Ils montèrent; derrière eux, le sergent; derrière le sergent, les arquebusiers.

Le vieux Pardaillan qui, plein d'espoir, marchait en tête, compta huit marches tournantes. A la neuvième marche, il n'y avait plus d'escalier, mais une sorte de porte basse et étroite s'ouvrait; machinalement, il franchit le pas; le chevalier passa derrière lui; au même instant, ils entendirent derrière eux un bruit sonore et métallique, comme celui d'une porte de fer qui se referme...

L'obscurité était opaque.

Le silence était aussi absolu que les ténèbres.

—Es-tu là? demanda le vieux Pardaillan, avec une poignante angoisse.

—Je suis là! dit le chevalier.

Ils se turent brusquement, pris de cet indicible étonnement qui est le premier signe de la terreur: en effet, leurs voix résonnaient d'étrange façon, avec cette même sonorité métallique qu'avait eue la porte en se Refermant.

Instinctivement, les deux hommes avaient tendu les bras devant eux; leurs mains se rencontrèrent et s'étreignirent.

Dans ce mouvement, ils firent chacun un pas pour se rapprocher l'un de l'autre.

Mais ils s'arrêtèrent soudain, et la même sensation d'étonnement les immobilisa; en voulant marcher, ils avaient senti que le plancher n'était pas sur un plan horizontal, mais qu'il s'inclinait sur une pente assez raide.

Le vieux Pardaillan se baissa vivement et toucha ce plancher.

—Du fer! gronda-t-il en se redressant.

Alors, ensemble, ils reculèrent, remontant la pente de cet étrange plancher de fer.

Au bout de trois pas, ils furent arrêtés par la muraille et, l'ayant touchée, ils constatèrent qu'elle était en fer!

Ils étaient entourés de fer. Ils étaient dans une chambre de fer!

Pourtant, contre la muraille, leurs pieds se sentaient d'aplomb. La déclivité ne commençait qu'à un demi-pas du mur de fer.

—Ne bouge pas de là! fit le vieux Pardaillan. Je ne sais dans quel traquenard nous sommes tombés. Mais ce doit être effroyable. Je veux pourtant me rendre compte...

Alors, il se mit à suivre la muraille en comptant ses pas à haute voix, afin de rester en communication avec le chevalier.

Il marchait le long de cette bordure horizontale sorte de sentier qui côtoyait le pied des murs.

Lorsque, ayant fait le tour de cette case, il rejoignit son fils, il avait compté vingt-quatre pas; huit de chaque côté dans le sens de la longueur et quatre dans le sens de la largeur.

La cage était donc d'assez vastes proportions. Ni banc ni siège d'aucune sorte, ni aucun des ustensiles qui garnissent un cachot: partout la muraille était unie.

Ils songèrent-qu'on les avait enfermés dans cette cage pour les y laisser mourir de faim et de soif.

Un moment, l'effroi pénétra dans ces âmes indomptables.

Mais, bientôt, chacun d'eux songeant qu'il ne devait pas augmenter les souffrances de l'autre par sa propre faiblesse, ils raffermirent leurs coeurs, et se prenant par la main:

—Je pense, dit Pardaillan père, que voici la fin de notre carrière.

—Est-ce qu'on sait? dit froidement le chevalier.

—Soit! je ne demande pas mieux que de vivre encore. Mais j'enrage de ne pas savoir où je suis, et pourquoi ce plancher s'en va de tous côtés en pente vers le centre.

—Peut-être s'est-il affaissé par son propre poids Attendons, monsieur. Qu'avons-nous à redouter au bout du compte? De mourir par la faim. Je conviens que c'est un supplice assez hideux. Mais nous pourrons y échapper quand il nous sera bien démontré que nous devons mourir.

—Y échapper! Et comment?

—En nous tuant, dit simplement le chevalier.

—J'entends bien. Mais comment? Nous n'avons ni dague, ni épée.

—Nous avons mieux.

—Et quoi?

—Nos éperons. Les miens n'ont pas de molette et constituent au pis aller des poignards assez présentables.

—Par Pilate, tu es en veine de bonnes idées, chevalier!

Tel fut l'entretien héroïque de ces deux hommes placés dans la situation la plus effroyable.

Séance tenante, le chevalier défit ses éperons qui, selon un usage encore très répandu, consistaient simplement en une tige d'acier assez longue et aiguë. Il en donna un au vieux routier et garda l'autre pour lui...

Chacun d'eux affermit cette arme extraordinaire dans sa main droite en nouant autour du poignet les courroies d'éperon.

A partir de ce moment, ils ne se dirent plus rien.

Accotés à la muraille de fer, l'oreille tendue, ils attendirent, cherchant à voir et ne voyant que ténèbres, cherchant à entendre et n'entendant que silence.

Quel espace de temps s'écoula ainsi?

Soudain, le vieux Pardaillan murmura:

—As-tu entendu?...

—Oui... Ne bougeons pas... Taisons-nous...

Un léger bruit, comme le bruit du déclic d'une machine qui va se mettre en mouvement, venait de frapper leurs oreilles.

Ce bruit de déclic venait du plafond.

A ce moment même, une lumière pâle envahit la cage de fer... puis cette lumière se renforça comme si une deuxième lampe mystérieuse eût été allumée... puis elle se renforça deux fois encore, en sorte que la clarté était maintenant suffisante pour montrer tous les détails de l'épouvantable lieu.

D'abord, les deux Pardaillan ne virent qu'eux-mêmes. Ils se virent hagards, hérissés, avec des visages terribles:

—On va nous attaquer, gronda le vieux.

—Oui, tenons-nous bien.

—Ce n'est pas par la faim qu'on veut nous tuer... C'est donc la bataille!...

—La bataille! La vie!...

Cependant, l'attaque ne se produisait pas. D'un rapide regard, ils inspectèrent alors le caveau. Et cet étonnement que nous avons signalé plus haut, cet étonnement avant-coureur des plus atroces sensations d'horreur entra de nouveau dans leurs esprits avec une violence d'écluse qui s'ouvre...

Voici en effet ce qu'ils virent:

Ils avaient cherché d'instinct la porte, le trou par où ils étaient entrés, et ils ne la trouvèrent plus; cette porte devait sans doute se fermer hermétiquement au moyen d'un mécanisme: sur la muraille, aucune ligne indiquant la solution de continuité, plus de porte!

Ils examinèrent alors ce plancher bizarre qui, dans la nuit, leur avait paru s'en aller en pente.

Ils ne s'étaient pas trompés: tout autour du caveau bordant la muraille, régnait un sentier horizontal de deux pieds de large; et à partir de l'arête de ce sentier commençait la déclivité assez raide; le plancher était ainsi divisé en quatre pans dont chacun s'abaissait vers le centre, et cela formait un tronc de pyramide renversée parfaitement régulier. Les quatre pans inclinés, au lieu d'aboutir à une pointe centrale, étaient coupés de façon à former au fond de cette cuvette quadrangulaire un rectangle très régulier.

Or, ce rectangle, ce n'était pas une plaque de fer, ni une dalle de pierre, ni rien!

C'était du vide!...

Si, dans la nuit, ils se fussent laissé entraîner sur l'une des quatre pentes, ils eussent abouti à ce trou!

Tombés! Où? Dans quoi? Dans quel puits? Quel abîme?

A tout prix le savoir! Ils le voulurent. Et s'arc-boutant l'un à l'autre, pour ne pas glisser sur la pente unie ils descendirent et arrivèrent au bord du trou de la cheminée.

Et alors, ils frémirent. S'étant regardés ils se virent livides. Et le vieux Pardaillan prononça ces mots:

—J'ai peur... Et toi?...

—Éloignons-nous, fit le chevalier sans répondre à la terrible question.

Ils revinrent sur le sentier.

Qu'avaient-ils donc entrevu de formidable? Était-ce un puits sans fond? Était-ce le vertige d'une chute qui ne s'arrêterait jamais?

Non. C'était quelque chose de plus simple, mais cette simplicité dégageait de l'horreur.

Ce trou... Eh bien, ce trou, c'était une fosse en fer.

Oui. Une fosse!... Mais une fosse avec d'étranges particularités. D'un bout à l'autre, elle était creusée d'une rigole. Et cette rigole aboutissait à un orifice de tuyau qui se perdait on ne savait où...

Pourquoi cet agencement destiné à pousser, à refouler, à attirer, à absorber?...

Les Pardaillan, muets, collés contre la muraille de fer, regardaient la fosse qui béait au centre de la cuvette quadrangulaire formée par le plancher de fer.

Nous avons dit que le fantastique caveau s'était éclairé.

La lumière venait de quatre lampes.

Ces lampes, placées dans des niches pratiquées au bas de la muraille, au ras du sentier, étaient mises hors d'atteinte par un treillis de fer.

Les niches, évidées dans la muraille de fer, correspondaient évidemment avec un couloir qui faisait le tour du caveau puisque c'était du dehors qu'on avait allumé les quatre lampes.

Ces lampes, placées au ras du sol, étaient agencées pourtant de manière à envoyer leurs reflets vers le plafond en même temps que vers la fosse.

Ce plafond lui-même était de fer.

Les Pardaillan levèrent les yeux, l'inspectèrent... et ï'étonnement les saisit dans ses rafales plus puissantes...

Ce plafond ne ressemblait pas plus à un plafond que le plancher ressemblait à un plancher...

Ce plafond était lui-même disposé en tronc de pyramide, chacun de ses pans étant parfaitement dans le plan de la pyramide d'en bas!

En sorte que, si ce plafond était tombé, il se fût exactement adapté au plancher.

Et, au centre de ce plafond, juste au-dessus de la fosse, une masse de fer parfaitement rectangulaire surplombait. Cette masse, épaisse de cinq pieds, toujours dans l'hypothèse où le plafond fût tombé, se serait exactement emboîtée dans la fosse!...

Tout cela formait un ensemble exorbitant; cela suait l'épouvante, cela distillait de l'horreur...

Le chevalier de Pardaillan ayant tout inspecté, ayant confronté avec ce qu'il voyait le souvenir des choses qu'on se racontait à voix basse sans y croire, le chevalier de Pardaillan, avait compris. Et, de ses lèvres qui remuèrent à peine, il laissa tomber ces seuls mots:

—La mécanique espagnole qui fonctionna aux XVe et XVIe siècles, dans le mystère des geôles profondes!

—La mécanique? interrogea le vieux Pardaillan. qui ne savait pas, lui!

Le chevalier n'eut pas le temps de répondre.

Ce léger bruit de déclic, qu'ils venaient d'entendre peu avant que les lumières ne s'allumassent, se reproduisit dans le silence absolu.

Presque en même temps, ils entendirent sur le côté droit de la cage de fer, au-dehors, une rumeur grinçante et continue de roue mal graissée qui se met en mouvement, ou de vis qui s'enfonce dans un pas de vis rouille...

La vis devait être formidable, si c'était une vis. Car la rumeur était assourdissante.

Et, aussitôt, un grondement sourd, un roulement ininterrompu qui venait d'en haut leur fit lever les yeux vers le plafond.

Leurs cheveux se hérissèrent...

Le plafond s'était mis à descendre!...

Il descendait tout d'une pièce, d'un mouvement très lent, mais continu. Il s'abaissait...

La monstrueuse pyramide de fer en relief descendait vers la pyramide de fer en creux...

Le bloc de fer rectangulaire s'abaissait pour aller s'encastrer dans la fosse de fer...

Et eux?...

Eux!... Ils allaient bientôt sentir peser sur leurs têtes la masse formidable!

Alors, affolés, ils allaient chercher à gagner une minute de vie!

Comment?... En descendant vers la fosse.

Et, lorsqu'ils y seraient, la masse rectangulaire s'emboîterait dans cette fosse...

Ils seraient écrasés par l'effroyable pression!

Et la rigole était là pour recueillir leur sang!

La fosse était là! Ils y descendraient sûrement, infailliblement! Elle les fascinait. Elle les appelait. Elle les attirait comme le Maëlstrom de l'Océan attire le vaisseau qui se débat en vain pour échapper à ses mortelles étreintes!

Le grondement de la mécanique continuait.

Le plafond descendait.

Bientôt, il se trouva à un pied de la tête du vieux Pardaillan, plus grand que le chevalier.

Épouvante et délire»... Bientôt, il ne fut qu'à un pouce!...

Bientôt, il ne fut qu'à une ligne!...

Il toucha les cheveux... il atteignit le crâne... le vieux routier baissa la tête... la masse effroyable atteignit ses épaules... il fallait descendre... descendre vers l'horreur... descendre vers la fosse de fer!...

Terrible, les yeux exorbités, les veines des tempes gonflées à éclater, le vieux incrusta ses pieds sur le sentier de fer, s'arc-bouta des deux coudes à la muraille de fer, et, se raidissant dans un effort titanesque, il voulut, oui, il voulut, de ses épaules, arrêter la descente du plafond de fer!...

Et l'impossible se réalisa!

Le plafond s'arrêta!...

Mais cela dura quelques secondes... le vieux haleta, son visage se convulsa... le plafond se remit à descendre...

Alors, comme le fer touchait les épaules du chevalier, il s'arc-bouta à son tour... il refit le prodige...

Et pendant que, de ses épaules, il suspendait un instant l'épouvantable masse, sa parole, étrange, comme lointaine, descendit vers le vieux routier...

—Mon père, nous avons nos poignards... Quand je tomberai près de vous, il sera temps... mourons ensemble...

La seconde d'après, l'irrésistible force descendante le courba...

Il s'abattit près de son père.

L'instant suprême était venu: en même temps, ils levèrent leurs mains armées pour se frapper...




XXXII

DES VISAGES PENCHÉS SUR LA NUIT

Vers deux heures du matin, cette nuit-là, Ruggieri sorti du nouvel hôtel de la reine, et, d'un pas tranquille, prit le chemin de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers la petite porte par laquelle Marillac et Alice de Lux étaient entrés dans la nuit du lundi précédent.

Devant cette porte, il trouva un homme qui l'attendait. C était le sonneur de cloches. Cet homme remit à l'astrologue la clef du clocher, et dit:

—Comme ça, vous ne voulez pas que je vous aide? C'est que la Guisarde est lourde à manoeuvrer. Moi-même j'ai du mal à la mettre en mouvement.

—La Guisarde? fit Ruggieri.

—Oui, dit le sonneur en éclatant de rire, c'est le nom que j'ai donné à la grosse cloche.

Ruggieri entra dans l'église, ferma la porte et bientôt il commençait l'ascension du clocher. Il parvint ainsi à une sorte de chambre ouverte à tous les vents et dont le plafond était percé de trous par où descendaient des cordes qui servaient à mettre en mouvement les cloches situées au-dessus du plafond.

L'une de ces cordes était un vrai câble: c'était la corde du gros bourdon, qu'on sonnait rarement. Le sonneur, pourtant vigoureux était obligé de se faire aider pour le mettre en branle.

Ruggieri saisit ce câble et le secoua en levant la tête.

Une douzaine de hiboux effarés se mirent à voleter.

—Qui êtes-vous? s'écria l'astrologue qui se mit à parcourir à grands pas le plancher à demi pourri. Êtes-vous les âmes de Chilpéric et d'Ultrogothe dont j'ai vu les statues aux portails de cette église? Est-ce toi, roi franc, toi qui bâtis ce temple, voici près de mille ans? Venez-vous m'aider?... Oui... il faut que, cette nuit, les airs soient remplis d'esprits!

Une sueur abondante et glaciale ruisselait sur son visage.

—Voici l'heure! murmura-t-il d'une voix grelottante. Voici l'heure où je vais sonner le grand rappel des esprits épars... le glas du comte de Marillac!...

Il se redressa lentement en éclatant de rire, et marcha vers la grosse corde, la corde du tocsin...

—Le glas de mon fils!... Non, de par Dieu, de par la Vierge, de par les saints!... Sonne, bronze énorme, sonne la vie, sonne la réincarnation du fils de la reine!...

En hurlant ces paroles insensées, il se jeta sur la corde du tocsin et s'y suspendit de tout son poids...

Pendant quelques secondes, la lourde cloche s'ébranla, se balança, tressaillit, grinça...

Puis le battant frappa les flancs... le premier coup retentit, jetant dans le même silence un mugissement prolongé.

Sur la façade du Louvre qui regardait Saint-Germain-l'Auxerrois, un balcon était ouvert—le balcon d'une vaste salle plongée dans l'obscurité. Près du balcon, deux ombres à demi penchées en avant, sans oser se montrer, attendaient, raidies par l'angoisse de cette minute Fatale.

C'était Catherine de Médicis, toute vêtue de noir.

C'était son fils bien-aimé, Henri, duc d'Anjou.

Ils se tenaient par la main. Ils étaient blêmes. Le duc d'Anjou tremblait. Comme Ruggieri, ils écoutaient, ils regardaient. Leurs yeux étaient fixés sur l'église

Cette sorte de surexcitation nerveuse, maladive, qu'on éprouve lorsqu'on attend le bruit d'une explosion alors que les mineurs ont mis le feu à la mèche, tordait Catherine et lui laissait à peine la faculté de respirer...

Tout a coup, devant eux, la voix grave, profonde et mugissante du bronze donna son premier coup de gueule.

Le duc d'Anjou, d'une secousse, échappa à l'étreinte de sa mère, et recula... recula jusqu'à ce que, trouvant derrière lui un fauteuil, il tomba en se bouchant les oreilles.

Catherine, comme poussée par une force invincible, s'était redressée avec un soupir terrible.

Elle bondit sur le balcon, se pencha sur l'appui, noire funèbre les ongles incrustés à la pierre, pareille à l'archange de la Mort.

La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle...

Alors des bruits étranges, des rumeurs inouïes montèrent du fond de l'ombre...

Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d'autres, toutes les cloches tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues!

En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient se heurtaient, vociféraient, et des éclairs jaillissaient des épées; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s'allumaient, et la ville paraissait toute rouge tout embrasée comme par les feux de l'enfer soudain ramenés sur la terre...

Derrière Catherine, dans le Louvre, un coup de pistolet retentit, puis un autre, puis d'autres.

Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer!




XXXIII

LE ROI QUI RIT

Charles IX se trouvait dans sa chambre à coucher. Il ne s'était pas déshabillé. Mais il était assis dans un vaste et profond fauteuil où il paraissait plus petit encore plus malingre et chétif. Ses deux lévriers favoris Nysus et Euryalus, étaient couchés à ses pieds et dormaient d'un sommeil inquiet.

Au premier coup de tocsin, il eut comme un long frisson.

Le bourdon de Saint-Germain-l'Auxerrois se mit alors à gronder et à mugir, comme une bête fauve encagée bondit a tort et à travers.

Nysus et Euryalus, debout soudain, firent entendre un long grognement de colère et de peur. Charles IX les appela; ils sautèrent sur le fauteuil, chacun d'un côté; il saisit leurs deux têtes fines et soyeuses, les pressa contre sa poitrine pour sentir quelque chose de vivant et d'ami.

Toutes les cloches de Paris, tous les tocsins s'étaient mis a répondre au tocsin enragé de Ruggieri.

Le roi, lentement, se souleva, se mit debout. Il courut enfoncer sa tête sous les oreillers du lit; mais le hurlement était plus fort; les vitraux tremblaient; les flambeaux grelottaient; les meubles trépidaient... Alors il se redressa, leva la tête, voulut braver les hurlements; sa bouche crispée laissa échapper des malédictions sourdes; puis il cria plus fort; puis il se mît à vociférer, il hurla à l'unisson des cloches, et ses deux chiens hurlèrent. Le roi vociférait:

—Gueuses! vous tairez-vous! Assez! Assez! Gueuses! cloches d'enfer! Je veux qu'on les fasse taire! Oh! les cloches! Elles crient plus fort, je ne veux pas! Ne tuez pas!

Où fuir? Plus féroce, plus lugubre, l'immense et tragique hurlement répercutait les échos prolongés de ses clameurs. L'affreuse tempête des tocsins déployait sur Paris des rafales plus violentes. Ah! non, elles ne se tairaient pas, les cloches! Pendant quatre jours et quatre nuits, elles devaient ainsi rugir sans arrêt.

Charles courut à la fenêtre, arracha le rideau, souleva un châssis.

Il recula en claquant des dents.

Le jour venait. Le matin de ce dimanche se levait. Mais, malgré le jour, les torches continuaient à courir.

Des gens, avec de longs cris d'horreur, fuyaient. D'autres, rouges de sang, les poursuivaient.

Ce fut une vision rapide, effrayante. Charles recula jusqu'au milieu de la chambre. Il bégaya:

«Qu'ai-je fait? Qu'ai-je dit?... Quoi! c'est par mon ordre que cela se fait!... Oh! je ne veux pas voir... je ne veux pas entendre!... Où fuir? Où fuir?...»

Où fuir?... Il ouvrit la porte de sa chambre, se glissa, pareil à un fantôme, le long d'un couloir, et entra dans une galerie. Et ses cheveux se hérissèrent.

Cinq ou six cadavres lui apparurent, les uns sur le nez, tout ramassés, les autres sur le dos, les bras en croix. Dans un angle de la galerie, un jeune homme se défendait contre une douzaine de catholiques. Il tomba tout à coup. C'était Clermont de Piles. Au centre de la galerie, deux femmes à genoux levaient les mains; elles tombèrent, la gorge ouverte de coups de poignards. Et là, les hurlements des hommes retentissaient, plus féroces que ceux des cloches. Il recula. Il n'entra pas dans la galène et il bégaya:

«C'est moi! C'est moi qui tue ces femmes! C'est moi qui assassine ces hommes! Grâce! Pitié! Où fuir?...

Où fuir?... Il se sauva loin de l'abominable galerie et voulut descendre un escalier... mais là, au tournant, sur le palier, une quinzaine de cadavres entassés, les poings crispés, les yeux convulsés!... Il remonta, chercha un autre couloir... Là, des coups d'arquebuse éclataient et des coups de pistolet.

Tout le long du couloir, des cadavres! Dans la fumée acre Charles eut la vision d'une quinzaine de forcenés sanglants, mourant, vociférant: Arrête! Taïaut! Taïaut!... L'homme poursuivi trébucha, tomba et l'instant après, son corps ne fut qu'une plaie rouge. Les démons disparurent, coururent au bout du couloir où deux huguenots, presque nus, essayaient de fuir... La bande disparut... le couloir était libre... Charles s'avança et arriva au cadavre de l'homme qu'on venait de tuer... C'était le baron de Pont qui, la veille, lui avait gagné une partie a la paume... Charles fit un effort, bondit comme pour traverser un large fossé, et franchit ainsi le cadavre... Mais il demeura pétrifié: ses deux pieds venaient de se poser dans une flaque de sang et il rugit:

«Oh! ces cris dans ma tête! Qu'on sonne donc les cloches plus fort, mort-Dieu! Ces coups d'arquebuse ne font pas de bruit! Plus fort! Je ne veux plus entendre ces cris dans ma tête! A moi! fuyons!... où fuir? où fuir?...»

Où fuir? Il se mit à courir, enjamba des cadavres d hommes a peine vêtus, des cadavres de femmes entièrement nus, des cadavres tordus, avec des bouches convulsées par la dernière malédiction, des yeux terribles, des yeux suppliants, des yeux emplis d'ineffables étonnements... des cadavres, encore des cadavres...

Où fuir? Grâce! Pitié! Ces deux mots, ces deux cris résonnaient dans sa cervelle avec des hurlements prolongés...

Le Louvre, le Louvre entier n'était plus que fumée, sang, hurlements, plaintes, détonations... Où fuir?

Il se frappa le crâne à grands coups. Tous ces cadavres, il les reconnaissait! Il les nommait au passage! Maintenant il marchait dans le sang et n'y faisait plus attention. Il piétinait des chairs déchiquetées. Il avait pris sa tête à deux mains et courait, courait, montait, descendait, fou, hagard, hébété, et hurlait:

«Où fuir? Qui crie dans ma tête? Assez! assez! assez!»

Il rencontra une fenêtre. Il tira le châssis. Sans doute, l'horreur centuplait ses forces: le châssis tomba, brisé, dans la cour. La fenêtre était au premier. Charles, haletant, essaya de respirer. Il se pencha:

—Grâce! Pitié! crièrent des voix.

—Sire! sire! nous sommes vos hôtes!

—Sire! sire! nous étions vos amis!

Ils étaient là une vingtaine de gentilshommes huguenots qui tendaient leurs bras vers lui. Sans armes, à peine vêtus, ils avaient été acculés dans un coin de la cour. Cent fauves à visage humain les entouraient, cent arquebuses. Charles, penché, entendit encore:

«Sire! Sire! Sire!»

Alors, le rire, le rire terrible et funeste qui épouvantait lorsqu'on l'entendait, ce rire tragique éclata sur ses lèvres. La tête renversée en arrière, les mains crispées à la fenêtre, il riait sans pouvoir s'arrêter de rire...

Alors, il recommença a fuir. Une porte était ouverte... Il s'y engouffra... alla tomber dans un fauteuil...

Charles IX reconnut qu'il se trouvait dans son cabinet familier, celui où il aimait à entasser les instruments de chasse, les trompes, les ferronneries, celui où Crucé lui avait remis une arquebuse perfectionnée, d'invention toute récente.

L'arquebuse était là, dans son coin.

Elle n'était pas seule, il y en avait une dizaine accrochées aux murs, un peu partout, car le roi s'intéressait fort aux ouvrages de mécanique, aux armes à feu.

Ce cabinet, que nous avons dépeint, se trouvait au rez-de-chaussée. On se rappelle sans doute que le chevalier de Pardaillan y avait été amené par le maréchal de Montmorency et la manière dont il en était sorti en sautant le fossé.

Le fossé en effet, était exactement sous la fenêtre.

Au-delà du fossé commençait la berge où de beaux peupliers dressaient dans le ciel bleu leurs cimes élégantes.

Au-delà de la berge, la Seine.

En se retrouvant dans ce cabinet, Charles IX se sentit comme rassuré. Il respira un instant. Au-delà de la porte, l'effroyable tumulte de la tuerie continuait dans le Louvre.

Soudain, derrière cette porte une galopade de pas nombreux.

La porte s'ouvrit violemment.

Deux hommes hagards, déchirés, poursuivis par plus de cinquante forcenés, firent irruption dans le cabinet.

Charles se redressa tout d'une pièce.

Ces deux hommes qu'on allait tuer, c'étaient les deux grands chefs des huguenots.

C'était le roi Henri de Navarre.

C'était le jeune prince de Condé!...

—Feu! Feu donc! vociféra quelqu'un.

D'un bond instinctif, Charles se plaça entre les poursuivants et les poursuivis.

La meute s'arrêta sur le seuil du cabinet, grondante hérissée, des visages noirs de poudre, des yeux sanglants...

—Arrière! dit Charles IX.

—Mais ce sont des parpaillots! Si le roi se met à protéger les hérétiques!...

—Qui parle? tonna le roi. Qui parle ainsi devant moi?

Une seconde, Charles eut l'attitude de majesté qui lui manqua toujours. La meute recula.

Le roi referma la porte du cabinet. Il tremblait de fureur.

—Ah! gronda-t-il en assenant un coup de poing sur une table, il y a donc une autorité, dans le royaume, aussi forte bientôt que l'autorité du roi?

—Oui, sire, dit Condé: l'autorité de...

—Tais-toi, tais-toi, ventre-saint-gris! lui souffla le Béarnais pâle comme la mort.

Mais le jeune prince ne tremblait pas. Il leva sur le roi un regard intrépide, et, se croisant les bras, il continua:

—Je ne suis pas venu ici pour implorer pitié. Roi de Navarre, je vous ai entraîné chez le roi de France pour que vous lui demandiez compte du sang de nos frères! Parlez, sire... ou, par le Dieu vivant, c'est moi qui parlerai!...

—Mauvaise tête! fit le Béarnais, qui parvint à sourire. Remercie mon cousin Charles qui nous sauve!

Condé lui tourna le dos.

Charles les regardait tous deux d'un oeil vitreux. Il tordait dans ses mains un mouchoir dont, parfois, il essuyait son front. Il grelottait. Cette folie spéciale qui l'avait fait fuir à travers son palais s'emparait de nouveau de lui. Mais elle prenait une forme nouvelle. La contagion hideuse du meurtre montait dans cette cervelle affolée. Des lueurs sinistres s'allumèrent dans ses Yeux.

Dans le Louvre, les détonations, les plaintes déchirantes, les imprécations horribles retentissaient plus violentes.

Au-dehors de Paris montait une rumeur immense, faite des hurlements des cloches, des hurlements des assassins, des hurlements des victimes...

—Sire! sire! clama Condé en se tordant les bras, vous n'avez donc ni coeur ni entrailles? Quoi! cette monstrueuse tuerie!

—Taisez-vous! rugit Charles qui grinça des dents. On tue ceux qui me voulaient tuer! C'est votre faute fourbes, hypocrites qui voulez renverser la religion de nos pères, détruire la tradition française! C'est la messe qui nous sauve, entendez-vous?

—La messe! vociféra Condé. Comédie infâme!...

—Que dit-il? bégaya Charles, que dit-il? Voilà qu'il blasphème! Attends! Attends!...

Il se jeta sur l'arquebuse dont Crucé lui avait fait hommage. Elle était chargée.

—Tu nous perds, murmura le Béarnais qui s'adossa à un meuble pour ne pas tomber.

—Renonce! tonna le roi en couchant Condé en joue.

Et, par une de ces sautes soudaines de la pensée qui tourne aux vents de la folie, tout à coup ce fut sur Henri de Béarn qu'il dirigea le canon de son arme en même temps, il éclatait de rire, furieusement, funèbrement.

—Renonce! hurla-t-il de nouveau.

—Eh! ventre-saint-gris, s'écria le Béarnais en accentuant cet accent gascon qui, la veille encore, mettait Charles de si bonne humeur, est-ce à la vie que je dois renoncer, mon cousin? C'est dommage! Adieu, nos belles chasses!

—Je veux que tu ailles à la messe! Que cela finisse une bonne fois. Tout le monde à la messe, et n'en parlons plus!...

—A la messe! fit Henri de Navarre.

—Oui! Choisis! La messe ou la mort!...

—Allons-y, cousin! Allons-y tout de suite! Ça! où dit-on la messe? J'en veux tout de suite, moi!

—Et toi? reprit Charles en se tournant vers Condé

—Moi, sire, je choisis la mort!

Le roi fit feu.

Henri de Béarn jeta un cri d'angoisse.

Mais dans la fumée, on vit Condé debout, très calme et les bras croises. La main de Charles tremblait à tel point que la balle avait passé à deux pieds au-dessus de la tête du jeune homme.

—Sire! clama le Béarnais, je réponds de lui. Il se convertira sous trois jours!

Mais Charles ne l'écoutait plus. Peut-être ne les voyait-il plus. L'effroyable tumulte, dans le Louvre et dans Paris, lui donnait une sorte de vertige. La folie montait, folie de terreur, folie de meurtre, folie de la conscience qui hurlait, folie du sang dont les odeurs acres envahissaient sa cervelle. Il poussa une effroyable imprécation et, saisissant son arquebuse par le canon, à coups de crosse il se mit à démolir la fenêtre; les vitraux tombèrent en éclats, le châssis sauta, Paris lui apparut dans un brouillard sanglant!...

Charles avait jeté son arquebuse. Il se pencha à la fenêtre et regarda avidement. L'affreuse chasse à l'homme, sur les berges de la Seine, se poursuivait comme sur tous les points de Paris.

Des hommes, des enfants passaient en bondissant comme des cerfs. Un coup d'arquebuse abattait tantôt l'un, tantôt l'autre. Il y en avait qui tombaient à genoux, les mains levées vers les bourreaux. Mais des prêtres, arrivaient au pas de course et hurlaient:

«Tuez! Tuez!...»

On tuait.

«Tuez! murmurait Charles. Il faut tuer! Pourquoi tuer? Ah! oui!... Guise... la messe...»

Et le mot effroyable bourdonnait plus fort dans sa tête.

«Tuez! Tuez!... Il faut tuer!... Du sang! Du sang!...»

Il était ivre. Il était soûl. Il tremblait. Sa tête se balançait de droite et de gauche, lentement. Il riait. Il sentait ses nerfs se tordre sous l'effort du rire. Il avait un visage épouvantable. La folie montait à la fureur.

Et, tout à coup, secouant frénétiquement l'appui de la fenêtre, il eut un long hurlement de loup au fond des bois. Et la parole affreuse, en cris rauques, en râles brefs, fit explosion sur ses lèvres exsangues:

«Tuez! Tuez! Tuez!...»

Alors, il bondit en arrière, saisit l'une des arquebuse. Il y en avait une dizaine. Elles étaient toutes chargees... Qui les avait chargées?...

Et il tira.

Puis il saisit une autre arquebuse

Et il tira...

Il tirait au hasard. Homme, femme ou enfant Tout ce qu'il voyait passer, il tirait.

Quand il eut déchargé toutes les arquebuses il se pencha, fou furieux, effroyable à voir, la bouche pleine de mousse, les yeux hors de la tête, les cheveux hérissés et, longuement, il se mit à hurler:

«Tuez! Tuez! Tuez!...»

Soudain, il se renversa en arrière, tomba se tordit sur le plancher, la poitrine gonflée, les ongles incrustés au tapis.

Et, alors, le roi de Navarre et Condé purent voir un spectacle hideux et tragique...

Là, sur ce tapis, un homme secoué de sanglots frénétiques se roulait, se cognait la tête, se labourait la poitrine à coups de griffes et, de cette loque tordue de ces sanglots effrayants, jaillissait une sorte de plainte rauque, un cri bref:

«Tuez!... Tuez!... Tuez!...»

Et cette loque, c'était le roi de France!

Condé leva ses deux poings crispés vers le ciel comme pour une malédiction suprême. Et brusquement, il sortit du cabinet.




XXXIV

ENTRÉE DE CATHO DANS LA GLOIRE

Vers l'heure où Catherine de Médicis, au balcon du Louvre, attendait le premier coup de tocsin Catho comme on a vu cheminait dans la nuit que sillonnaient de lueurs falotes les lanternes des marqueurs de portes. Elle était paisible et farouche. C'était tout simple, ce qu'elle entreprenait!... et c'était formidable!

Parvenue devant l'ouverture d'un profond cul-de-sac plus noir et plus silencieux encore que les rues avoisinantes, elle s'arrêta et, à demi-voix, se mit à fredonner une complainte.

Aussitôt dans le cul-de-sac, se produisit un murmure confus de voix, vite étouffé, un remous d'ombres se mettant en mouvement. Catho se remit en marche Mais, cette fois, elle n'était plus seule. Une troupe étrange la suivait. Près de trois cents femmes. Toutes celles à qui, dans son cabaret, elle avait donné rendez-vous. Mendiantes et ribaudes, jeunes et vieilles borgnesses, bancales, boiteuses, hideuses mégères de la Cour des Miracles ou belles filles d'amour elles marchaient en troupeau serré, Catho en tête, étrange général de cette armée fantastique. Elles allaient d'un bon pas. Toutes étaient armées, les unes de vieux pistolets les autres d'épées rouillées, d'autres d'une barres de fer, d'autres d'un simple gourdin, d'autres, enfin, n'avaient que leurs griffes.

Comme pour Catho. c'était tout simple, ce qu'elles entreprenaient!

A diverses reprises, le fantastique troupeau qui piétinait derrière Catho fut arrêté par ces petites troupes qui s'en allaient de porte en porte. Le chef de l'une d'elles voulut interroger Catho et lui barrer le chemin. Mais Catho et ses guerrières le regardèrent d'un air si menaçant que l'homme recula, il supposa, d'ailleurs, que peut-être ces femmes avaient un rôle à jouer dans la grande tragédie.

Catho arriva devant le Temple et s'arrêta.

Derrière elle, son troupeau s'arrêta. Il y eut des rires étouffés, des jurons assourdis; l'impatience de la bataille gagnait les guerrières, il y avait une petite fille de seize ans, toute mince et fluette, qui brandissait une arquebuse et disait:

—Qu'on y touche, pour voir! Un jour, comme maman était malade sur son grabat, il est entré chez nous avec du bon vieux vin, du poulet et trois écus...

—Une fois, il m'a tirée des mains de la prévôté, dit une voix éraillée.

—Un si beau chevalier! fit une ribaude en agitant une rapière.

—Voulez-vous vous taire? dit Catho.

Elles se turent, mais maintenant, elles frémissaient. Celles qui connaissaient Pardaillan, à voix basse, racontaient ses hauts faits.

Catho, alors, rangea son armée. Au premier rang, toutes celles qui avaient pu se procurer une arme à feu; puis celles qui avaient une épée, une dague, un bâton enfin, derrière, celles qui n'avaient rien.

Quant à elle, elle tenait à la main un solide poignard.

—Attention! dit-elle. A peine la porte ouverte, suivez-moi!

Il y eut un profond silence. Devant elles, le Temple se dressait, terrible et sombre.

Tout à coup, au loin, très loin, une cloche se mit à rugir. Puis une autre cloche...

—Le tocsin! dit une vieille mendiante.

—Qu'est-ce cela? murmura Catho. Est-ce pour nous?

Le tumulte grandissait. Les cloches de Paris se mettaient en branle. Des coups d'arquebuse, des coups de pistolet éclataient dans la nuit. Dans la fantastique armée de Catho, il y eut un long frémissement. La panique, un instant, menaça. Mais, brusquement, le commencement de terreur se changea en fureur. Aux hurlements des cloches, aux cris lointains, aux sourdes détonations, elles se mirent à répondre par des insultes; les armes furent brandies; il y eut, pendant quelques secondes, le désordre et le bruit d'une halle où l'on s'invective.

Soudain, une porte basse fut ouverte.

La Roussette et Pâquette apparurent.

—En avant! hurla Catho.

—En avant! répondit le tonnerre des trois cents voix.

—Par ici!» cria la Roussette.

Toute la troupe se rua, s'engouffra sous la porte que les deux ribaudes venaient d'ouvrir du dedans.

—J'ai les clefs! glapissait Pâquette.

—Nous avons renfermé les hommes d'armes! ajouta la Roussette.

—Vite! Vite! Au cachot! commanda Catho. Où est-ce?

—Par là!

Elles débouchèrent dans une petite cour qu'elles emplirent de leur tumulte.

Holà! tonna une voix, que signifie? Qui êtes-vous, sorcières?... Arrière!...

—En avant! vociféra Catho.

—Feu! Feu! hurla la voix...

Douze arquebuses éclatèrent. Cinq des guerrières de Catho tombèrent, mortes ou blessées. Alors, dans cette cour étroite, il y eut des vociférations inimaginables. Douze soldats rangés en bataille et commandés par un officier venaient de faire feu...

Voici ce qui s'était passé:

Il y avait dans le Temple une garnison de soixante soldats. Elle était divisée en deux groupes qui occupaient deux postes. La Roussette et Pâquette, après avoir ficelé solidement le gouverneur Montluc, avaient pris deux trousseaux de clefs et étaient descendues en toute hâte. Dans l'une des cours sur laquelle s'ouvrait la grande porte du Temple, il y avait un poste. Quarante soldats y dormaient; la Roussette s'approcha de la porte massive et la ferma à double tour: les soldats ne pouvaient plus sortir, les fenêtres étant grillées!

Alors elles coururent ouvrir la porte basse où Catho devait entrer.

Malheureusement, il y avait un deuxième poste. Outre ce deuxième poste, il y avait les geôliers, les sentinelles.

Un officier, qui faisait sa ronde, se heurta dans une cour à l'armée des ribaudes.

Au bruit de la décharge et de la bataille qui commençait, les soldats du deuxième poste, qui n'étaient pas enfermés, accoururent. Les geôliers s'habillèrent en hâte et descendirent. Les sentinelles se replièrent sur le champ de bataille... En voyant le Temple envahi par cette légion de mendiantes hurlantes et vociférantes, ils crurent d'abord à une vision de cauchemar. Mais les coups pleuvaient. Ces femmes en guenilles frappaient et leurs coups portaient...

Pendant quelques minutes, ce fut, dans la cour, un vacarme effrayant que couvrait le tumulte déchaîné sur Paris.

Une vingtaine de truandes et ribaudes gisaient sur le sol. Mais autant de soldats étaient tombés.

Elles bondissaient, poussaient des cris assourdissants, rouges de sang, les cheveux épars, sorcières en délire: enivrées par le sang, enfiévrées, furieuses, hagardes; les soldats pliaient, se débandaient, on n'entendait plus que des plaintes sourdes, de rauques imprécations et, finalement, un grand hurlement de triomphe éclata.

Les derniers soldats ou geôliers survivants s'étaient précipités dans un couloir dont ils poussèrent la porte affolés terrorisés par cette irruption inouïe de mégères endiablées. Seuls, un officier, un sergent et un soldat demeurèrent dans un coin.

—En avant! rugit Catho.

Elle avait reçu trois coups de dague. Elle haletait elle était comme une panthère blessée qui cherche sur quel ennemi elle va fondre.

Elle chercha des yeux la Roussette et Pâquette: elles venaient de tomber, blessées—mortellement peut-être.

Alors Catho eut une malédiction terrible. Elle saisit les clefs que la Roussette tenait dans sa main crispée et, livide, sanglante, échevelée, courut au groupe des trois prisonniers.

—Où est le chevalier de Pardaillan? demanda-t-elle au soldat.

—Je ne sais pas! dit le soldat.

Catho leva sa dague et frappa un seul coup. Le soldat tomba comme une masse.

—Conduis-moi! reprit-elle haletante en s'adressant à l'officier.

—Ribaude! dit l'officier, croîs-tu donc que...

Il n'eut pas le temps d'achever; Catho l'abattit d'un coup terrible, un seul coup, comme pour le soldat.

—A toi, dit-elle au sergent.

—J'obéis, répondit le sergent, pâle comme la mort

Le sergent se mit en marche. Catho le suivit, tamponnant ses blessures, marchant de ce pas souple de la panthère prête à bondir, son poignard rouge incrusté dans la main. Derrière elle le troupeau suivait à la débandade.

Le sergent par une porte, était passé dans une deuxième cour.

Là, au fond de cette cour, il y avait une voûte.

Le sergent s'enfonça sous la voûte; à gauche, une petite porte basse ouverte; un escalier tournant commençait là.

Catho arrêta le sergent, lui mit la main sur l'épaule et dit:

—Si tu me trompes, tu es mort.

—Des lumières! cria une voix.

—Inutile, reprit le sergent. La mécanique est éclairée.

—La mécanique? gronda Catho.

—Oui. Là, vous trouverez ceux que vous cherchez.

Le sergent commença à descendre l'escalier tournant. Il grommelait et ricanait dans sa moustache grise:

—Elle les trouvera oui!... Attends un peu, tu vas les retrouver... une pinte ou deux de sang, et voilà!

La bande cheminait le long de l'étroit boyau.

Au bout de ce couloir où les tumultes du dehors n'arrivaient plus que comme un bourdonnement lointain, Catho entrevit un étrange spectacle.

Dans la lumière fumeuse d'une torche, au bas d'un escalier tournant, il y avait un homme, sorte de gnome court sur pattes, à tête énorme, aux bras nus musculeux.

Cet être bizarre, à grand effort, faisait tourner une manivelle de fer.

—Qu'est cela? demanda-t-elle.

—La mécanique! dit le sergent.

—Où sont-ils? haleta Catho prise d'un pressentiment terrible.

—Là!... sous la meule de fer!» dit le sergent qui éclata de rire.

Catho jeta un hurlement. Son poing fermé se leva, siffla dans l'air et s'abattit sur le crâne du sergent qui étendit les bras, tourna sur lui-même et tomba, le nez sur les dalles.

Il était mort.

Catho enjamba le cadavre. En deux bonds, hurlante, échevelée, dépoitraillée, elle fut sur le gnome qui, tout à sa besogne, ne voyait rien, n'entendait rien.

Les dix doigts de Catho s'incrustèrent sur la nuque du gnome qu'elle arracha de la manivelle.

Le grincement s'arrêta net.

Le bourreau considéra Catho d'un oeil hébété. Catho, après l'avoir saisi par la nuque, l'avait retourné, l'avait collé contre la muraille. Ses doigts maintenant s'incrustaient dans la gorge du gnome. Un silence profond régna dans le boyau. On n'entendait que les deux râles, celui du monstre et celui de Catho.

—Grâce! dit l'homme, stupide d'épouvanté devant tous ces visages de femmes.

—Où sont-ils? râla Catho.

—Là! fit le gnome.

—Ouvre! Ouvre! Ou tu es mort!

Elle parlait bas, bredouillait plutôt, comme ivre. Le monstre étendit le bras et montra un fort bouton de métal qui, à cinq pieds au-dessus de la manivelle, bosselait le mur.

Catho lâcha le gnome et bondit.

Son poing fermé se mit à marteler à grands coups le bouton de fer.

Mais, dès le premier coup, un déclic avait retenti, La porte de fer s'ouvrit.

Et alors, deux hommes, deux fantômes, livides, les yeux élargis par l'étonnement infini, les lèvres retroussées par le rictus des épouvantes surhumaines, apparurent...

—Sauvés! hurla Catho dans un éclat de rire effrayant.

Presque aussitôt, les sanglots firent explosion sur ses lèvres.

—Sauvés!...

—Catho!...

Ce cri éclata en même temps, poussé par les deux hommes.

Un instant, ils demeurèrent comme pétrifiés devant le boyau empli de femmes qui maintenant riaient, battaient des mains, se félicitaient, jacassaient, pleuraient.

Alors, ils comprirent!

Leur imagination, prompte comme la foudre, reconstitua l'épopée: Catho soulevant les ribaudes et les truandes pour envahir le Temple, et la bataille, et la ruée a travers les sombres couloirs; et ils comprirent pourquoi, au moment de se frapper, ils avaient entendu de sourdes rumeurs, pourquoi le plafond s'était arrête net pourquoi la porte s'était ouverte, pourquoi ils étaient vivants, libres, hors l'épouvantable cauchemar de la mécanique de fer!...

D'un bond, ils furent près de Catho.

D'un même mouvement, ils tombèrent à ses genoux et chacun d'eux, saisissant une de ses mains, y déposa un long baiser.

Catho, appuyée au mur, se laissait faire, comme si elle eut compris que cet hommage, venant de pareils hommes, était la suite toute naturelle du rêve de son âme simple, violente et douce.

Le gnome, le monstre, en sautillant sur ses iambes torses, s'était faufilé, avait fui, effaré.

Dans l'étroit couloir, le silence s'était rétabli, et on entendait seulement la sourde rumeur qui venait du monde des vivants en train d'accomplir la grande hécatombe.

Le vieux Pardaillan, le premier, sortit de cette extase qui les avait fait tomberai genoux devant Catho.

Il se releva, le sourcil froncé, la moustache hérissée et, de sa voix brève:

—Partons! Malheur à eux!...

—Oui, dit le chevalier en se relevant alors, partons! Nous avons quelque chose à faire!

Il avait dit cela d'une voix si calme qu'il était impossible d'y découvrir une émotion.

Mais le vieux Pardaillan comprit, lui, car il murmura entre ses dents serrées:

—Gare aux loups, maintenant que ce lion est déchaîné!... Allons, viens, Catho!

Catho voulut faire un pas. Brusquement, elle s'affaissa.

Catho sourit. Elle montra du doigt son sein droit ensanglanté. D'un geste rapide, le vieux routier acheva de déchirer le corsage déjà en lambeaux. Le sein apparut.

Une plaie large et profonde laissait échapper du sang qui ne sortait déjà plus que goutte à goutte.

—Partez!, râla Catho.

—Sans toi! Jamais!...»

De nouveau, elle sourit. Ses yeux de bon chien fidèle s'attachèrent sur le vieux routier, puis sur le chevalier.

—Tout de même, murmura-t-elle à mots entrecoupés, ils... ne vous... auront pas... partez... adieu...

—Catho! ma pauvre Catho!

Les deux Pardaillan s'étaient mis à genoux. Ils soutenaient, dans leurs bras, l'un les épaules, l'autre la tête de la blessée.

Elle continuait à sourire. Elle comprenait bien que tout était fini pour elle. Tout à coup, ses yeux fixés sur le chevalier devinrent vitreux. Elle eut une légère secousse. Et ce fut ainsi, en souriant et en regardant le chevalier de Pardaillan, qu'elle se raidit dans le suprême effort de la vie qui quitte le corps.

—Morte! gronda le vieux Pardaillan.

—Les voilà! Les voilà! hurla à ce moment à l'entrée du couloir une voix féroce, délirante et tremblante à la fois.

Et un homme apparut, haletant, convulsé, hideux à voir... suivi d'une vingtaine de soldats.

Et, cet homme, c'était Ruggieri qui cherchait sa proie, Ruggieri qui venait chercher le sang nécessaire à la réincarnation—à son rêve de magicien fou furieux!

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