Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour
V
L'ORAGE GRONDE
Une vingtaine de jours après l'entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d'Henri de Béarn et de Marguerite, soeur de Charles IX. A cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu'on n'en avait plus vu depuis les grandes mises en scènes auxquelles se complurent François Ier et Henri II.
Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.
Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s'élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame...
Au-dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d'arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d'un brillant rocher. Cette foule n'était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse.
Au début de cette soirée, et comme la nuit s'étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.
Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d'ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et, près de lui, d'un pas en arrière, Catherine souriait, de son rire énigmatique et cruel, sphinx formidable.
—Pourquoi m'avez-vous amené là, madame? demanda le roi.
—Pour vous montrer ce feu, sire.
—Un feu de joie? Mes bons Parisiens se réjouissent.
—Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l'on a surpris une réunion de parpaillots... Et tenez... voici encore un feu qui s'allume... là, sur votre gauche!
Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX.
—Plaise au Ciel, continua Catherine, que l'idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre!
—Par le sang du Christ! Je vais donner l'ordre de charger les incendiaires.
Et, se retournant, le roi cria:
—Holà, Cosseins!
—Êtes-vous fou, Charles? gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris?
—Que dites-vous là, madame? fit Charles en frissonnant.
—La vérité!... Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j'en ai gémi moi-même, car je voyais l'abîme où vous couriez. Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d'Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici! Aveugle!
Au loin, l'incendie montait et s'étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit.
—Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir! reprit Catherine.
Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.
—Charles, continua la reine, écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j'ai poussé à la paix; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l'orgueilleuse Jeanne d'Albret. Vous savez que j'ai été jusqu'à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C'est que, moi aussi, j'étais aveugle! Je croyais alors que la paix était possible entre les huguenots et les catholiques. La paix avec les huguenots? Délire! Rêve insensé! Il faut que l'hérésie ou l'Eglise triomphe ou meure!
—Madame!... Vous m'épouvantez!... Il est impossible que les choses en soient là parce que j'ai eu horreur de tout le sang qui se versait!
—Impossible? N'avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États apportent? Que nous dit le roi d'Espagne?... Qu'il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse.
—Je ferai la guerre à l'Espagnol!
—Insensé! Que nous dit Venise? Que nous disent Parme et Mantoue? Que nous disent les Etats de l'Empire? Tous, tous, tous nous blâment, tous nous menacent!
—Je tiendrai tête à l'Europe s'il le faut!...
—Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l'excommunication dont il vous menace?
—Par l'enfer, madame! Le pape est le pape, et, moi, je suis le roi de France!...
Et, cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.
—Silence! dit-il. Je veux qu'on se taise autour de moi! J'ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume! S'il faut faire la guerre à l'Espagne, à l'Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre!
—Avec quoi? dit Catherine d'une voix glaciale.
—Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple!...
—Votre peuple!... Venez, sire! Et vous allez entendre ce qu'il veut!
En même temps la reine saisit la main de son fils avec un geste d'irrésistible autorité et, l''entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces.
Catherine s'arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.
—Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l'ombre? Sur un Montmorency qui s'enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles?
—Mordieu! madame, de quels rebelles parlez-vous?
—De ces deux aventuriers qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi!
—Et vous dites que Montmorency leur donne asile?
—Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte... Quant au peuple, écoutez...
Catherine entraîna le roi dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit, au-delà des fossés, du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait:
«Vive la messe! Mort aux huguenots!...»
Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée:
«Vive Guise! Vive notre capitaine général!...»
Charles choqua violemment ses mains l'une contre l'autre et, se tournant vers la reine mère:
—Que signifie?... Qui est capitaine général?
—Votre peuple vous le dit, sire: c'est Henri de Guise!
—Et de quoi est-il capitaine général?
—Des troupes catholiques, sire!
—Or ça, madame, perdons-nous le sens?... Où donc sont ces troupes catholiques? Et qui les a instituées?...
—Charles, ces troupes, c'est tout le royaume! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l'hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir d'ici, la pertuisane au poing! C'est tout votre peuple, enfin, qui s'arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde... Et c'est cela qui fait une armée, sire!
Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d'un pas agité.
—Que faire? Que faire? balbutiait-il.
—Eh! par Notre-Dame, votre devoir de roi, de fils aîné de l'Eglise!
—Quoi! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l'appelle mon père! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m'assure de toute son amitié... Faites tout ce que vous voudrez! Je ne veux pas m'en mêler.»
Tout Charles IX était dans ce mot.
Catherine réprima le tressaillement de joie qui l'agita. Elle marcha rapidement vers son fils, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d'une voix sourde, elle murmura:
—Charles, votre bon coeur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris? Tu parles de l'amitié d'Henri de Béarn! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de La Rochelle, avant ton départ pour Blois! Interroge là-dessus ton grand prévôt...
—Parlez, madame!...
—Eh bien, il était à Paris avec Condé, d'Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu'il y venait faire?... Il conspirait ta mort pour s'emparer de ta couronne!»
Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards...
Se penchant à l'oreille de son fils, la reine ajouta:
—Pas un mot, sire! Pas un geste qui laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez l'horrible vérité! Dissimulez, sire, ou nous sommes tous perdus!...»
Alors elle s'éloigna, descendit un escalier dérobé et parvint à son oratoire.
—Paola! appela-t-elle.
Sa suivante florentine apparut.
—Sont-ils là? demanda la reine.
—Oui, Majesté. Lui, ici... et l'autre, là!
—Bien! le bravo d'abord... Et ensuite, lui!
La suivante sortit et reparut quelques instants après, suivie d'un homme qui s'inclina jusqu'à terre.
—Bonjour, mon cher Maurevert, dit la reine avec son plus gracieux sourire. Je vois que vous êtes toujours de nos amis, toujours empressé lorsque nous avons besoin d'un homme brave, énergique et dévoué.
—Votre Majesté me comble, dit Maurevert en se redressant.
—Pas du tout. J'aime à rendre hommage aux amis de la couronne. Pauvre couronne! Bien peu solide sur la tête de mon fils!...
«Diable! songea Maurevert en pâlissant, aurait-elle vent de quelque chose?»
Et, tout haut, il dit:
—S'il ne faut que risquer ma vie pour consolider cette couronne. Votre Majesté n'a qu'à parler: je suis tout prêt... à tout!
Au fond, Maurevert tremblait.
Il avait jeté autour de lui un rapide coup d'oeil pour s'assurer qu'il était bien seul avec la reine.
Puisque nous tenons ce Maurevert, dessinons-le en quelques traits. Il paraissait une trentaine d'années; svelte, mince, les cheveux et la barbe d'un blond ardent, presque roux, l'oeil gris, avec des reflets d'acier, la figure régulière, la tournure élégante, il avait la démarche souple d'un fauve et, dans son ensemble, ne manquait pas d'une sorte de beauté. Rompu à tous les exercices vigoureux, il passait pour très dangereux l'épée à la main et, en outre, avait une réputation établie de tireur infaillible à l'arquebuse et au pistolet.
Il n'avait pas de situation fixe à la cour. On ignorait d'où il venait et quelle était sa famille. Mais il avait été d'abord très protégé par le duc d'Anjou, frère du roi, à qui il avait rendu de ces inavouables services qu'un bravo pouvait rendre à un prince. En récompense Henri l'avait présenté à la reine Catherine, en lui disant:
—Madame ma mère, M. de Maurevert tuerait son père si je lui en donnais l'ordre.
Maurevert, en marge de la cour, méprisé par les uns, redouté par les autres, accepté, toléré plutôt, n'aimait et ne haïssait personne; mais il était capable de tuer froidement quiconque le gênait.
Que voulait-il? De l'argent d'abord, beaucoup d'argent. Et puis un titre qui lui permît de faire bonne figure parmi les nobles compagnons qui acceptaient sa société.
Il trahissait secrètement le duc d'Anjou pour le duc de Guise, tout prêt à trahir le duc de Guise pour le roi Charles. Il savait que le frère du roi attendait avec impatience la mort de Charles IX, et peut-être Maurevert eût-il assassiné le roi s'il n'eût craint d'être ensuite abandonné par Anjou.
Lors donc que Catherine lui eut fait entendre qu'elle craignait pour la couronne, Maurevert s'imagina que la reine avait peut-être des soupçons sur la conspiration de Guise.
«S'il en est ainsi, pensa-t-il, et qu'elle me veuille faire arrêter, je saute sur elle, je l'étrangle, et je prouve au roi que la reine mère voulait le tuer pour mettre Anjou sur le trône.»
C'est pourquoi il répondit sur un ton de menace que Catherine ne pouvait comprendre:
—Je suis prêt... à tout!
—Je le sais, monsieur, je le sais, et c'est pourquoi, dans les circonstances difficiles que nous traversons, j'ai songé à vous. J'ai des ennemis, ou plutôt mon fils a beaucoup d'ennemis...
—De quel fils Votre Majesté parle-t-elle en ce moment?
«Oh! Oh! pensa la reine. Corpo di Christo, voila un gaillard plus intelligent que je ne le pensais!»
Elle poussa un soupir, et dit d'un ton languissant:
—Mais de quel fils voulez-vous que je parle, sinon du roi...
—C'est que, comme je suis le plus fidèle serviteur de Mgr Henri, j'ai toujours une tendance à m'imaginer que c'est lui le seul fils de la reine. Pardonnez-moi, madame, j'oubliais le roi!
—Monsieur de Maurevert, dit-elle, j'aime également mes enfants... Lorsqu'il plaira à Dieu de rappeler à lui mon pauvre Charles, je serai heureuse de savoir qu'Henri possède des serviteurs aussi dévoués que vous... Mais, ce dévouement que vous avez pour le duc d'Anjou, ne sauriez-vous l'offrir au roi pour un temps?
—Madame, dit Maurevert, ce que j'en ai dit, c'est pour faire comprendre à Votre Majesté que j'appartiens corps et âme à Mgr d'Anjou...
Les yeux de la reine étincelèrent de joie. Maurevert surprit cette joie et continua:
—Mais il va sans dire que, si le roi a besoin de mes faibles services, je lui suis tout acquis: c'est mon devoir de fidèle sujet.
Il y avait une telle différence entre le ton que le bravo employait pour parler du duc d'Anjou et pour parler du roi que Catherine, transportée, s'écria:
—Monsieur de Maurevert, vous êtes un honnête homme et, si vous voulez m'obéir, je me charge de votre fortune!
Car cette femme si rude, si subtile, devenait aveugle dès qu'on la flattait dans son amour pour Henri d'Anjou.
Elle reprit après une minute de réflexion:
—Puisque vous voulez servir le roi, je veux vous donner une preuve de mon amitié en vous disant quels sont ses ennemis...
—J'écoute Votre Majesté, tout prêt à renfermer dans mon coeur comme au fond d'une tombe les secrets qu'elle daignera me confier.
—Je connais votre discrétion... Mais est-ce bien un secret pour vous? Ne vous doutez-vous pas de quels ennemis je veux vous parler?
—Serait-ce de M. le duc de Guise?
—Guise? Oh! non... le duc nous est tout dévoué...
—Alors, Votre Majesté veut parler du maréchal de Damville.
—Damville, à qui nous avons donné le gouvernement de la Guyenne, est un de nos plus beaux amis...
—Alors, fit Maurevert, il s'agit de celui qu'on appelle le chef des Politiques.
—Montmorency! dit la reine. Cette fois, c'est bien un ennemi que vous désignez. Mais nous en reparlerons plus tard.
—Alors, reprit Maurevert impénétrable, je ne vois pas...
—Songez que, le roi, c'est le fils aîné de l'Eglise.
—Votre Majesté veut parler des huguenots! s'écria le bravo avec une surprise parfaitement jouée. Mais le roi lui-même n'a-t-il pas proclamé la grande réconciliation?
—Eh bien, oui! Mais, malgré toutes nos avances, malgré la sincérité de nos offres, les huguenots conspirent. Ils sont insatiables. Ah! Maurevert, je tremble pour mon fils!
—Pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas arrêter l'amiral?
—Trop tard, mon bon Maurevert, trop tard. Arrêter l'amiral! Qui donc oserait maintenant se charger d'une telle besogne?...
—Moi, fit Maurevert.
—Vous!...
—Pourquoi pas? Que le roi m'en signe l'ordre, et, dès ce soir, en pleine fête, j'arrête Coligny.
—Quel scandale!... Non, non, c'est impossible!... Ah! je suis une reine bien malheureuse!... Ah! si le Ciel pouvait donc une fois exaucer ma prière! Une bonne fièvre quartaine nous délivrerait de Coligny, et il n'y aurait pas de scandale... vous comprenez... Hélas! nous en serons réduits à subir la loi des hérétiques et à entendre la messe en français! car, d'espérer que le Ciel enverra à l'amiral la fièvre qui nous sauverait tous, et qui vous enrichirait, mon bon monsieur de Maurevert, d'espérer cela, il n'y faut pas songer...
La reine s'arrêta sur ce mot. Maurevert sourit. Mais il voulait des ordres positifs. Il avait d'ailleurs compris depuis longtemps.
—Un accident! fit-il.
—Eh oui! dit la reine. Une tuile ne peut-elle pas tomber sur la tête de l'amiral?
—Hum! Il faudrait que cette tuile fût douée d'un dévouement...
—Qui coûterait cher, n'est-ce pas?... Parlez sans crainte, mon cher monsieur de Maurevert. Que faudrait-il pour donner de l'intelligence et du dévouement à cette tuile?
—Je l'ignore, madame. Mais, à défaut de cette tuile, je connais quelque part une bonne arquebuse...
—Mais c'est tout ce qu'il faut!
—En ce cas, que Votre Majesté cesse de craindre. Je n'ai qu'un mot à dire à un ami qui se chargerait...
—Voyons. Comment s'y prendrait cet ami?
—Mais de la façon la plus simple et la moins scandaleuse... Il attendrait au détour de quelque rue M. l'amiral qui tous les jours quitte le Louvre à la même heure et suit le même chemin pour se rendre à son hôtel... et tenez, madame, je vois ici l'endroit... Votre Majesté connaît-elle le révérend Villemur?
—Le chanoine de Saint-Germain-l'Auxerrois?
—C'est cela. Eh bien, ce digne chanoine, qui est des amis les plus zélés de l'Eglise, demeure justement dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, que M. l'amiral traverse tous les jours pour gagner la rue de Béthisy. Il loge dans une fort belle maison, cet excellent Villemur. Et il se trouve que les fenêtres de son logis sont grillées au rez-de-chaussée d'un assez-fort treillis, en sorte que, de la rue, il est impossible de voir ce qui se passe à l'intérieur de la maison.
—Très bien! Très bien...
—Supposons donc que mon ami va demander l'hospitalité au chanoine, et qu'il se place près de la fenêtre, son arquebuse à la main. Il joue avec cette arquebuse. Tout à coup la balle part et va frapper M. l'amiral qui passe juste à ce moment. Je crois bien, madame, que ceci vaut la tuile ou la fièvre.
—Certes! Et, si un tel accident arrivait, votre ami serait royalement récompensé.
—S'il s'agissait de moi, je répondrais que ma plus belle récompense serait la satisfaction d'avoir servi ma reine.
—Oui, mais tout le monde n'a pas votre désintéressement.
—Ce n'est que trop vrai, madame. Je crois donc que l'ami dont je vous parle et qui est d'une adresse extraordinaire à l'arquebuse pourrait bien se montrer maladroit si je n'étais là pour assurer un paiement raisonnable. Mais que Votre Majesté ne s'en inquiète pas: je possède une cinquantaine de mille livres, et avec cette faible somme...
Catherine eut un haut-le-corps. Mais se remettant aussitôt elle attira à elle une feuille de papier et y traça quelques mots.
—Monsieur de Maurevert, dit-elle, je ne souffrirai pas un tel sacrifice. Gardez vos cinquante mille livres. Quant à votre ami, voici pour lui un bon de vingt-cinq mille livres sur le trésor.
Maurevert lut le papier, le plia et le mit en poche.
—Le reste... après l'accident, dit Catherine. Vous voyez que je ne marchande pas quand il s'agit de récompenser vos amis, mais j'espère qu'il m'en sera tenu compte... Prévenez aussi votre ami que j'aurai besoin de lui...
—Contre qui, madame?...
—Je vais vous le dire. Mais il ne s'agit plus là ni du roi ni de l'Eglise. Il s'agit...»
Catherine, se déchargeant de cette souriante simplicité dont elle s'était couverte pour parler des affaires de l'État, laissa la haine éclater sur son visage.
—Il s'agit, poursuivit la reine, de deux hommes qui m'ont mortellement offensée. Sans eux, ou du moins sans l'un d'eux, nous n'en serions pas où nous sommes. Il n'y aurait plus d'armée huguenote. Il n'y aurait pas de fiançailles royales ce soir dans le Louvre. En sauvant Jeanne d'Albret, il nous a menacés, mes fils et moi, d'une ruine que toutes mes ressources pourront à peine conjurer. Mais ce n'est pas tout. Ce misérable se mêle de protéger quelqu'un qui est, dans ma vie, un obstacle terrible. Ce n'est pas tout. Par deux fois il m'a bafouée. Lui et son père, je les hais, Maurevert, et je vous donne, en vous révélant cette haine, la plus grande preuve d'estime que j'aie jamais donnée à per sonne. Tuez-moi ces deux hommes et je vous crée comte...»
Maurevert tressaillit.
—Je vous trouverai un comté à votre taille. Et en attendant, pour chacune de ces têtes, il y a cent mille livres.
—Ce sont donc de bien puissants personnages, madame?
—Ce sont deux misérables aventuriers. Mais, prenez-y garde, ces deux hommes sont de fer. On croit les avoir tués: ils reparaissent. On les brûle dans une maison, on les retrouve dans une autre. Mais vous y étiez, Maurevert! Vous y étiez à l'incendie du cabaret, vous étiez au siège de la rue Montmartre, vous étiez ici même lorsque j'ai été insultée, bafouée.
—Vous parlez des Pardaillan, madame!
—Vous les avez nommés! Ils sont maintenant...
—A l'hôtel de Montmorency, je le sais madame. Eh bien, madame, je vais vous étonner: pour la vie de ces deux hommes, je ne veux ni de votre comté, ni de vos deux cent mille livres... et je donnerais moi-même jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour les tenir un jour à ma merci et les étrangler de mes mains...
—Ah! ah! fit lentement Catherine, il paraît que vous leur en voulez fort, mon bon Maurevert.
Maurevert posa son doigt sur sa joue droite.
Sur cette joue, une longue cicatrice apparaissait, livide, sous les couches de pâte.
—Joli coup de cravache, dit la reine avec sa terrible tranquillité. Vous en serez marqué toute la vie.
Maurevert grinça des dents. Mais, se remettant presque aussitôt, il s'inclina:
—La reine me donne-t-elle congé?
—Allez, monsieur. Et songez que, si je suis bien servie, vous pourrez demander ce que vous voudrez sans craindre de trop demander.
Maurevert s'éloigna.
«Bon! songea la reine. Coligny. Les Pardaillan. Voyons maintenant où en est notre bonne Jeanne d'Albret.»
Elle s'assit dans un vaste fauteuil.
Peu à peu les traits convulsés de Catherine se détendirent. Une expression de mélancolie rêveuse remplaça l'expression de haine. Elle saisit un petit miroir pour s'examiner, et, quand elle se vit ce qu'elle voulait qu'elle fût, elle s'arrangea dans son fauteuil, prit une pose affaissée, ramena sur ses épaules le voile noir qui couvrait sa tête et s'en fit ainsi une sorte de cadre qui seyait merveilleusement à cette attitude et à cette mélancolie.
Alors seulement elle appela la suivante et lui fit un signe. Paola pénétra dans une pièce voisine, et, de même qu'elle avait introduit Maurevert, elle introduisit cette fois un nouveau personnage, et s'éclipsa sans bruit.
Quant à Maurevert il avait regagné les immenses salles où évoluaient dix mille invités. Sans que la fête battît encore son plein, il commençait déjà à régner dans cette foule ce laisser-aller qui dénote que la froideur première est passée.
Maurevert parcourut longtemps les salons, cherchant quelqu'un.
Il aperçut enfin un groupe nombreux de seigneurs qui paraissaient faire leur cour à un personnage qui, d'après l'attitude et le nombre des courtisans, ne pouvait être que le roi lui-même.
Ce n'était pas le roi, c'était Henri, duc de Guise.
Il portait avec une grâce hautaine un costume qui était une merveille de magnificence et de bon goût: la garde de son épée de parade étincelait de diamants; chacun des rubans de son pourpoint était fixé par une grosse perle; une agrafe de rubis et d'émeraudes supportait les plumes blanches de sa toque.
Henri de Lorraine, duc de Guise, heureux, souriant, resplendissant de jeunesse, réellement magnifique, pouvait en cette soirée passer pour le cavalier le plus accompli de la cour de France. Il riait avec les siens des huguenots qui passaient en leurs costumes plus sévères.
Tout à coup, l'idée d'une excellente farce traversa sans doute son esprit. Car il se mit à rire plus nerveusement que jamais: Téligny, gendre de l'amiral, venait d'apparaître, donnant la main à sa femme, Louise de Coligny, alors dans tout l'éclat de sa beauté.
Guise la vit de loin. Il étouffa un soupir et pâlit légèrement. Puis, éclatant de rire, comme nous avons dit, il s'écria:
—Messieurs, une jolie comédie!... Approchez-vous, je vais vous expliquer cela.
Le cercle des courtisans se resserra. A ce moment, quelqu'un toucha Henri de Guise au bras. Le duc se retourna et vit Maurevert.
—Attendez-moi, messieurs, dit-il. Je reviens à l'instant, et nous allons combiner ensemble une petite mascarade dont il sera parié!
Là-dessus, il se retira du cercle, suivi de Maurevert, et se réfugia dans l'embrasure d'une large fenêtre.
—Eh bien, fit-il, que voulait-elle?
—Me donner l'ordre de tuer Coligny, dit Maurevert.
Le duc tressaillit et murmura sourdement:
—Elle cherche à nous devancer... Mais n'importe! Autant commencer par l'amiral! Ah Coligny! Coligny! Tu pleureras des larmes de sang pour m'avoir fait pleurer des larmes d'amour. Qu'as-tu promis?
—De tirer sur l'amiral.
—Bien!... Seulement tu attendras que je te dise le bon moment. Tu comprends... Ne tire pas sans mon ordre.
—Oui, monseigneur.
—Et puis... le jour où tu tireras... tu t'arrangeras pour blesser grièvement le bonhomme, tu entends... mais non pour le tuer sur le coup.
Guise regagna son cercle de courtisans auxquels il commença à expliquer son idée, qui devait être des plus bouffonnes à en juger par les rires et les bravos qui l'accueillaient.
Quant à Maurevert, il se perdit dans la foule, gagna lentement les portes des salons, puis sortit du Louvre et disparut dans les rues noires.
VI
L'ORAGE GRONDE (suite)
«Le bravo d'abords et lui ensuite!» avait dit la reine Catherine à sa suivante Paola.
Nous venons d'assister à l'entretien qu'elle avait eu avec Maurevert. La suivante florentine introduisit alors le personnage que la reine avait simplement appelé «lui».
Ce nouveau personnage, ayant salué la reine, se tint immobile devant elle dans une attitude de raideur où il y avait autre chose que de la fierté. Il était très pâle. Ses yeux ardents éclairaient cette pâleur d'un feu étrange.
Cet homme, c'était le comte de Marillac.
—Vous êtes fidèle au rendez-vous, dit enfin Catherine; merci, comte.
—C'est bien plutôt à moi de remercier Votre Majesté de l'intérêt qu'elle daigne me témoigner, de la promesse qu'elle a bien voulu me faire...
La reine fit un signe de tête où il y avait de la lassitude, de la mélancolie, des sentiments réprimés, quelque chose comme une affection profonde qui n'ose éclater. Sa voix avait pris une douceur extraordinaire.
—Comte, dit-elle de cette voix harmonieuse, restée si jeune et si pure, il faut avant tout que je vous supplie de ne pas vous étonner de cet intérêt que vous avez pu remarquer...
—Madame, s'écria Marillac remué jusqu'aux entrailles, est-ce bien la reine qui me parle ainsi?
Et, en cette minute, il eut l'impression émouvante que Catherine allait lui répondre:
«Non pas la reine... mais vôtre mère!...»
Cette réponse ne vint pas.
—Comte, dit-elle, vous êtes l'homme le plus généreux que j'aie rencontré... C'est à cette générosité que je fais appel pour vous prier de ne pas m'interroger au sujet de cet intérêt... de cette affection que je vous porte.
—S'il y a un secret dans la pensée de Votre Majesté, et que ce secret soit surpris par moi, puisse-je être foudroyé par le feu du ciel avant que de mon coeur il soit monté à ma langue!
—Il y a un secret... Eh bien, oui, comte!... Et tenez... ce secret, je vous jure de vous le divulguer un jour... bientôt...
Le jeune homme laissa échapper un faible cri.
—Bientôt, reprit la reine avec un admirable désordre dans la voix, vous saurez pourquoi je m'intéresse tant à vous, pourquoi j'ai dû, dans notre dernière entrevue, feindre la froideur, et pourquoi, cependant, je vous offrais une royauté... pourquoi j'ai sondé votre chagrin... et pourquoi enfin je veux vous voir heureux!...
—Madame! madame! cria Marillac, comme il eût crié: Ma mère!...
Mais il n'entrait pas dans le plan de Catherine qu'un mot définitif fût prononcé. Elle dit en souriant:
—Que fîtes-vous de ce coffret d'or que vous voulûtes bien accepter?...
Marillac répondit par un sourire au sourire de la reine.
—Ce coffret, balbutia-t-il?... Ah! je le garde précieusement comme une relique, madame, puisqu'il me vient de vous!
Un nuage passa sur le front de Catherine.
—Vous le gardez... chez vous?
—Votre Majesté sait que j'habite l'hôtel de la reine de Navarre, puisque je suis un de ses gentilshommes... Le coffret est un bijou de femme.
—C'est vrai! fit Catherine, toujours avec le même sourire. Je m'en servais pour renfermer tantôt mes gants, tantôt mes écharpes. Il me fut jadis donné par le bon roi François Ier, lorsque j'arrivai à la cour de France...
—Il n'a pas perdu sa destination, dit alors le comte. Car Sa Majesté ma reine s'en sert pour mettre ses gants.
—Vraiment! fit Catherine avec un soupir qui eût paru un merveilleux chef-d'oeuvre de ruse à quiconque eût pu voir la joie sauvage qui éclata soudain dans ce coeur.
—Oui, reprit le comte avec une gravité soudaine, j'aime la reine de Navarre... pardonnez-moi, madame, j'allais dire: comme si elle était ma mère... Alors, je l'ai priée de me garder cette relique.... ce coffret... jusqu'au jour...
—Vous avez bien fait, mon enfant!
Le comte chancela, ébloui par ce mot qu'il entendait pour la première fois dans la bouche de Catherine.
—Jusqu'au jour, disiez-vous? reprit-elle vivement.
—Jusqu'au jour où je saurai enfin la vérité sur celle que vous savez, dit le comte en retombant dans ce même désespoir qui paraissait l'accabler. Et ceci m'amène à vous rappeler que Votre Majesté, dans cette entrevue même où elle me donna ce magnifique coffret, daigna me promettre...
—Je vais tenir ma promesse, mon cher comte...
Mais n'êtes-vous pas curieux de savoir comment j'ai connu votre passion pour Alice de Lux?...
—Je vis dans une telle inquiétude, madame, que rien ne me touche ni m'étonne... J'ai simplement supposé que Votre Majesté avait daigné s'informer de moi...
—C'est un peu cela, comte... mais croyez bien que le génie et l'intrigue qu'il m'a fallu déployer pour vous suivre pas à pas, savoir ce que vous pensiez, vous protéger au besoin...
Le comte, à ces mots, eut encore un de ces mouvements impulsifs comme Catherine en avait provoqué deux ou trois depuis le début de cet entretien. Mais, cette fois encore, elle s'arrêta, en se reprenant pour ainsi dire à l'instant précis où elle paraissait vouloir s'abandonner à l'émotion.
—Je vous ai surveillé, reprit-elle avec un sourire. J'ai d'abord voulu voir de près, et Dieu sait ce qu'il m'en a coûté pour demeurer si froide devant vous, alors que...
—Achevez, madame, je vous en supplie!
—Rien, fit la reine sourdement. L'heure n'est pas venue, et vous avez juré de ne pas m'arracher mon secret.
Le comte joignit les mains et s'inclina comme devant une sainte.
—Après notre première entrevue, continua la reine, je ne tardai pas à connaître votre amour pour Alice de Lux. Un soir, comte, vous vous êtes arrêté près de mon nouvel hôtel, au pied même de la tour. La reine de Navarre vous accompagnait. Elle entra chez Alice. Et vous, vous attendîtes... Alors, je voulus savoir ce qui vous tourmentait... Je connaissais Alice... je l'avais quelque peu malmenée jadis parce qu'elle abandonnait notre religion... J'eus tort, je l'avoue; on devrait toujours respecter la croyance des autres... Le lendemain matin, je la vis donc... et je sus ce qu'il s'était passé entre elle et la bonne reine Jeanne...
—C'est ce jour-là, madame, interrompit le comte frémissant, qu'eut lieu notre deuxième entrevue... c'est ce jour-là que vous me fîtes venir... que vous voulûtes bien me donner ce coffret d'or en signe de votre affection... royale... c'est ce jour-là enfin que vous me fîtes une promesse...
—Oui: celle de vous dire au juste ce qu'est Alice de Lux!... Cette promesse je vais la tenir... Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour?
—Rien, madame, rien!... En quittant la maison d'Alice de Lux, elle me dit... et toute ma vie j'aurai ces paroles gravées dans ma mémoire: «Mon enfant, j'ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense: je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d'un homme que j'aime comme un fils... mais l'amour peut faire des miracles... et je crois vraiment que l'amour d'Alice pour vous est de ceux qui font des miraclés... Devant cet amour si grand, je vous dis, mon enfant: suivez votre destinée».
Le comte garda alors un sombre silence, comme s'il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit:
—Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu'au jour où je serais décidé à épouser Alice... Que signifie cet effroi qu'elle manifeste à l'idée qu'Alice peut devenir ma femme? Que s'est-il donc passé qu'il ait fallu un miracle, un miracle d'amour pour faire oublier à Jeanne d'Albret?... Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, elle ait résolu de taire ce crime...
—Avez-vous revu Alice, depuis;? demanda Catherine.
—Non, madame!... Il me semble maintenant qu'à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime... et pourtant je ne puis vivre sans elle!
—Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde de ne pas aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie... Écoutez-moi, comte... Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux. Mon enquête a abouti plus rapidement que je n'eusse espéré... cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse... Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l'existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l'amour d'un homme tel que vous... mais...»
Ce «mais», le comte de Marillac ne l'entendit pas. A cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l'innocence d'Alice, le malheureux était tombé sur ses genoux, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres:
«Ma mère!... ma mère!...»
Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible; puis ce regard fit le tour de l'oratoire avec une inexprimable épouvante.
—Êtes-vous fou, monsieur? gronda-t-elle.
Au même instant, Marillac fut debout...
—Ah! comte, murmura Catherine, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu'elle soit... Songez que, si l'on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée...
—Oh! infâme que je suis!... Pardonnez à mon délire, Majesté...
—Silence, comte! Pour Dieu, si j'ai pu vous inspirer non pas même de l'affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence! Silence sur tout ceci...
—Je le jure, oh! je le jure sur mon âme.
—Pas un mot, pas une allusion à personne au monde!
—A personne, madame, à personne!...
—Pas même à Alice! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.
—Je le jure!...
—Vous m'avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues...
—Je le jure encore!...
La reine parut alors s'apaiser et s'abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait.
«Quoi! songeait-il. D'où me vient donc tant de joie? Ai-je donc réellement douté d'Alice? Jamais! Jamais!»
Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu'elle avait pu acquérir dans le coeur de Marillac, elle reprit:
«Maintenant, puisque j'ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux... Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite... Elle craignait que la vérité n'éclatât un jour à vos yeux; cette vérité est terrible en soi, bien que la pauvre enfant n'en soit en aucune façon responsable...
—Parlez, madame, supplia le comte...
—Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance; voilà la vérité, comte!
Cette étrange accusation proférée devant Déodat—l'enfant trouvé lui-même—était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N'être pas «née» était alors pour une fille un terrible malheur.
Le comte, radieux, s'écria:
—Je cours me jeter aux pieds d'Alice... Puisse-t-elle me pardonner d'avoir osé la soupçonner!
—Ainsi, comte, vous passez outre?...
—Ah! madame, murmura Marillac d'une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m'arrêter, alors que moi-même...
Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta:
—Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner... c'est à vous que je dois la vie...
—Eh bien, comte, eh bien, puisque vous voulez que je fasse ce mariage, croyez-moi, faites-le sans éclat.
—Peu importe, madame, comment se fera cette union, pourvu qu'elle se fasse!
—Me laissez-vous libre d'arranger la chose? demanda la reine avec un charmant sourire.
—Ah! madame, vous m'enivrez! s'écria le comte dans l'exaltation de sa double joie de fils et d'amant.
—Eh bien, je veux choisir l'église, l'heure, le jour... Voyons, vous n'êtes pas assez huguenot pour me refuser cette joie?...
—Madame, je ferai ce que vous voudrez... peu importe le prêtre...
—Le prêtre? Ah! oui... Eh bien, tenez, je l'ai trouvé... un saint homme... c'est le révérend Panigarola qui vous unira... L'église?... ce sera Saint-Germain-l'Auxerrois...
—Le jour? demanda le comte réellement enivré.
—Le jour?... Prenons le lendemain du mariage de ma fille Marguerite...
—L'heure?
—La meilleure: minuit! Allez, et puissiez-vous être heureux!
—Je le suis au-delà de toute expression, dit le comte en couvrant de baisers la main que lui avait tendue la reine.
—Un dernier mot, reprit celle-ci. Laissez-moi la joie d'annoncer à Alice son mariage; je dois une répara tion à cette pauvre enfant que j'ai rudoyée jadis plus qu'il ne convenait...
—Je vous obéirai, madame.
Et léger, soulevé par cette force de joie qui transporte les vrais amoureux, le comte s'éloigna, l'âme ravie, pour courir d'abord faire part de son bonheur à la reine de Navarre, et ensuite pour courir demander pardon à Alice.
A peine fut-il parti que la reine sortit de son oratoire, traversa son cabinet de travail et parvint à une pièce éloignée. Là, une jeune femme attendait dans la demi-obscurité de la pièce où brûlait un seul flambeau.
Cette femme, c'était Alice de Lux.
La reine alla à elle, lui prit la main et, la regardant jusqu'au fond de l'âme:
—Tu as entendu?
—Non, Majesté! dit Alice.
—Tu m'étonnes, fit la reine. Tu n'es donc plus toi-même!... Eh bien, écoute: il sort de mon oratoire; il t'aime plus ardemment que jamais; vous devez vous marier bientôt; ne lui demande ni le jour ni l'heure, ni le nom du prêtre; je t'instruirai de ces détails en temps voulu. Sache seulement que tu n'es pas la fille du comte de Lux, mais seulement une enfant qu'il a recueillie et dont on ne connaît ni le père ni la mère. C'est là le secret que tu avais confié à Jeanne d'Albret et qui te faisait trembler devant lui. Me comprends-tu?
—Oui, madame, dit faiblement Alice.
—Donc, à partir de ce jour, tu es heureuse. Plus de contrainte. Plus rien qui te gêne, puisque je suis seule à savoir...
—Et la reine de Navarre! murmura sourdement Alice.
—Ne t'en inquiète plus! répondit Catherine, d'une voix étrange. Donc, tu vas l'épouser, et vous partirez loin, où vous voudrez, et tu seras heureuse à jamais... tout cela à condition que tu m'obéisses jusqu'au bout... A la moindre hésitation de ta part, je te brise... et je le tue!
—J'obéirai, madame, dit Alice.
—Va, ma fille. Et rappelle-toi que je veux son bonheur et le tien...
Alice demeura immobile.
Il semblait qu'elle fût agitée par un combat intérieur.
—Eh bien, Alice? fit la reine. A quoi songez-vous donc?
—Pardon, madame, dit-elle en tressaillant, je... non...
—Voyons, tu as quelque chose à me dire?
—Non... je songeais...
—Ecoute, gronda la reine, es-tu bien sûre que tu n'as pas entendu la conversation que je viens d'avoir?
—Je vous le jure, madame!
La reine connaissait Alice: les moindres intonations de sa voix lui étaient familières. A l'accent de la jeune femme, elle comprit sa sincérité. Du reste, Alice se remettait maintenant; elle fit la révérence et sortit.
Par des couloirs et des escaliers retirés, l'espionne évita les salles de fête, gagna une porte du Louvre, sortit et rentra dans sa petite maison de la rue de la Hache.
Là, elle s'assit, les coudes sur une table, la tête dans les deux mains, et elle réfléchit:
«Et pourtant, il est son fils!... Le sait-elle? Dois-je le lui dire à lui?... Dois-je le lui dire à elle?... Ah! heureusement que je me suis retenue à temps, tout à l'heure, lorsque le mot a failli m'échapper... Je n'ai pas écouté, j'ai eu tort. Qu'ont-ils pu se dire?... Voyons, je ne me trompe pas, ma mémoire est fidèle... Là-bas, à Saint-Germain, lorsque la reine de Navarre m'a chassée, elle a bien eu une entrevue avec Déodat... j'ai bien entendu... ses paroles sont encore dans mes oreilles... il a dit: «Pourquoi ne suis-je pas mort le jour où j'ai appris que ma mère était l'implacable Médicis!» Dois-je lui dire que je sais cela?... Et Catherine, sait-elle que Déodat est son fils?... Si je lui dis... Ah! qui sait s'il ne se ferait pas un revirement de coeur!...»
Elle songea longuement, tournant et retournant le problème sous toutes ses faces.
«Je ne dirai rien!... telle fut sa conclusion... Si je révèle à Catherine que le comte est son fils, elle le ferait peut-être tuer!»
VII
PREMIER COUP DE FOUDRE
Nous suivrons maintenant le comte de Marillac qui, après avoir quitté Catherine de Médicis, était rentre dans les salons où se déployait la fête des fiançailles.
Ainsi, toute la douleur accumulée dans son âme se fondait sous les paroles de Catherine; il retrouvait une mère douloureuse dans cette reine, qui avait été, à ses yeux, l'implacable ennemie.
Et il cherchait tout simplement Jeanne d'Albret pour lui dire, à elle la première, combien il avait été heureux—sans dire le motif de ce bonheur imprévu, puisqu'il avait juré de se taire. Ensuite, s'il n'était pas trop tard, il irait chez Alice.
A ce moment, une bande joyeuse l'entoura, l'enveloppa d'une sorte de farandole. Dans la bande, le plus joyeux était le duc d'Anjou.
—Messire, vous ne vous amusez donc pas! criait le duc d'Anjou.
—Mon frère..., songea le comte, qui eut un sourire où parut toute l'affection qui débordait de son âme.
—Mort-Dieu! messieurs de la Réforme, il faut s'amuser! reprenait Anjou.
—Monseigneur, dit le comte, jamais de ma vie je n'ai eu joie pareille.
—A la bonne heure!
Et toute la bande entourant Marillac, chercha à l'entraîner. Et il sembla au comte que les seigneurs catholiques, qui s'amusaient ainsi, cherchaient à le rendre ridicule. Un flot de sang monta à son visage, et, en quelques bourrades, il se dégagea. La bande s'enfuit en riant.
Alors, le comte s'aperçut que la fête prenait étrange tournure.
Les seigneurs catholiques s'étaient organisés par petites bandes de cinq ou six, et chacune d'elles entourait un gentilhomme huguenot. Sous prétexte de liesse et d'amusement, chaque huguenot devenait un centre de moqueries.
Dans une salle, Henri de Béarn, saisi ainsi par la bande de Guise, servait de balle que les gentilshommes catholiques se renvoyaient l'un à l'autre. Pâle et inquiet, le rusé Béarnais n'en riait que plus fort.
Dans une autre salle, le prince de Condé tenait tête à une dizaine de catholiques, mais, moins patient que son roi, il rendait coup pour coup et bourrade pour bourrade. En sorte que, là, les rixes sonnaient la fête.
Cependant, les huguenots ne pensaient pas encore à mal et faisaient preuve d'une bonne grâce endurante, qui excitait les brocards et les lazzi des gentilshommes catholiques.
Soudain, une cinquantaine de nymphes se tenant par la main, laissant voir de leur chair tout ce qu'elles pouvaient en montrer, les yeux brillants, les lèvres ouvertes aux baisers, ces jeunes filles, disons-nous, se ruèrent à travers l'immense salon doré où venait d'avoir lieu un ballet sylvestre, dans lequel elles avaient joué un rôle.
—L'escadron volant de la reine! s'écria Guise. Nous allons rire.
Le mot était bien trouvé; il fit le tour des salles. Pontus de Thyard déclara qu'il fallait des chevaux pour un pareil escadron, et, s'offrant en exemple, saisit l'une des bacchantes au vol, la plaça à califourchon sur ses épaules.
En un instant, une rumeur de folie secoua la fête, chacune des bacchantes se trouva à cheval sur quelque seigneur; mais, à part Pon tus qui était catholique, tous ces chevaux humains se trouvèrent être des huguenots; en effet, chacune des bacchantes s'était accrochée à un huguenot, et, bon gré mal gré, poussée, hissée par des catholiques, enfourchait ses épaules, et le huguenot, moitié riant, moitié scandalisé, se laissait faire.
Alors, chacun de ces huguenots, ainsi transformé en bête de somme, fut saisi par les mains par deux catholiques qui l'entraînèrent.
Il y eut ainsi une cinquantaine de demoiselles à cheval sur des épaules huguenotes; le tout forma une longue file qui, parmi les tonnerres des vivats, les cris, les rires, commença à cavalcader.
En tête de cette cavalcade courait le duc de Guise, qui criait:
«Place aux centauresses! Place à l'union des sexes et des religions!»
Et les centauresses, impudiques et superbes, toutes belles filles, toutes demoiselles de haute noblesse, agitant leur jambes nues, comme pour donner des coups d'éperon, dépoitraillées, se démenant, gesticulant, les centauresses proclamaient la grande victoire de la messe...
Or, pendant que l'escadron volant de la reine, c'est-à-dire les demoiselles que Catherine avaient asservies et dressées aux besoins de sa politique et de sa police, pendant que les filles de la reine s'emparaient des huguenots, en même temps, une scène identique se produisait, les seigneurs catholiques s'emparaient des dames huguenotes et les obligeaient à participer à une sorte de sarabande affolée.
Ce fut dans ce moment que le roi parut
Les rires s'éteignirent d'un coup.
Les huguenots retrouvèrent leurs femmes et les catholiques se placèrent en masse sur le passage de Charles IX.
Celui-ci aperçut Coligny qui, impassible et les sourcils froncés, avait assisté, pâle et muet, aux scènes que nous venons d'esquisser d'un trait. L'amiral salua profondément le roi; mais celui-ci, s'avançant vers lui, le saisit dans ses bras, l'embrassa tendrement et lui dit:
—Eh bien, mon bon père, vous vous divertissez?
—Admirablement, sire, ces messieurs de votre cour ont des façons que je n'oublierai de ma vie...
—Peut-être, fit le roi, eussiez-vous préféré un autre amusement, comme, par exemple, de courir au roi, comme on courre le cerf...
Ces paroles résonnèrent comme un couo de tonnerre; pourtant Charles IX les avait prononcées en souriant.
—Sire, dit l'amiral froidement, j'espère que Votre Majesté voudra bien m'expliquer sa pensée...
—Eh! mort-Dieu! commença le roi.
Il était devenu livide, ses yeux lancèrent un double éclair, et, peut-être se fût-il abandonné à sa fureur, peut-être eût-il laissé échapper les secrets que sa mère venait de lui révéler, lorsqu'il vit le visage pâle de Catherine sortir, pour ainsi dire, de l'ombre. La reine s'avança rapidement et, toute souriante, s'écria:
—Eh! monsieur l'amiral, puisque vous vous préparez à courre le duc d'Albe, il faudra bien vous décider à courre le roi d'Espagne!
Un soupir de soulagement échappa aux huguenots, tandis qu'un murmure désappointé se faisait entendre parmi les catholiques.
—Sire! reprit alors Coligny rayonnant, j'avoue en effet qu'il m'intéresserait davantage de me divertir aux Pays-Bas, bien que la fête de Votre Majesté soit des plus magnifiques...
—Oui, mon digne père, vous êtes homme de camp plutôt qu'homme de cour, je le sais, fit le roi qui, sous les regards de sa mère, s'était promptement ressaisi. Mais je ne vois pas mon cousin de Béarn...
—Le voici, dit Catherine, et si parfaitement heureux qu'il serait dommage de troubler son bonheur.»
En effet, Henri de Béarn passait à ce moment, donnant la main à Marguerite, et paraissant très occupé à lui conter fleurette.
Charles IX, alors, fit un signe, et la fête reprit de plus belle, quoique avec un peu plus de modération apparente.
En même temps, il prit Coligny par le bras et l'emmena en disant:
—Voyons, mon père, où en sommes-nous de l'expédition aux Pays-Bas?... Pâques-Dieu, savez-vous qu'il se fait là-bas de grands carnages et que le duc d'Albe a fait occire dix-huit mille huguenots?
—Hélas! sire... je ne le sais que trop; mais, grâce à la haute générosité du roi de France, j'espère qu'avant peu nous pourrons arrêter l'affreux massacre...
—Faites vite, monsieur l'amiral, car il se pourrait que d'autres pays, fussent tentés d'imiter ces tueries.
Charles IX marchait vers un trône qu'on lui avait élevé dans le salon central. En route, il rencontra le poète Ronsard, et son visage parut s'éclairer. Il l'emmena aussi. Puis, s'asseyant sur son trône pour voir la fête, il obligea Coligny à s'asseoir à droite, honneur extraordinaire qui arracha aux huguenots des trépignements d'enthousiasme.
En même temps, sur un signe du roi, Ronsard prenait place à sa gauche; le poète, rouge de plaisir, se confondait en salutations.
—Ronsard, dit gaiement Charles IX. pendant que nos gens s'amusent et que mon bon père l'amiral songe à la guerre, faisons des vers, veux-tu?
Ronsard, comme on sait, était parfaitement sourd.
Il répondit donc le plus naturellement du monde en faisant allusion à la place qu'il occupait près du roi:
—Sans aucun doute, sire, et c'est là un honneur dont je me souviendrai toute la vie.
—Ecoute, reprit le roi, veux-tu que je te dise le dernier sixain que j'ai fait? Tu le corrigeras:
Toucher, aimer, c'est ma devise...
Mais, à peine le roi achevait-il le premier vers de son sixain qu'une rumeur soudaine s'éleva de la grande salle voisine où, une heure plus tôt, avait été joué le grand ballet des nymphes et des dryades.
—La reine se meurt!...
Voici ce qui se passait:
Nous avons vu le comte de Marillac se mettre à la recherche de Jeanne d'Albret. Il finit par la trouver à peu près au moment où Charles IX s'asseyait sur son trône, entre Ronsard et Coligny. Ce moment était celui aussi où Catherine de Médicis, entourée d'une escorte de gentilshommes, se dirigeait lentement, le sourire aux lèvres, vers la reine de Navarre.
Grave et pensive, Jeanne d'Albret assistait à cette fête donnée en l'honneur de son fils. A deux ou trois reprises, les dames d'honneur et les gentilshommes qui, autour d'elle, formaient une cour, l'avaient vue pâlir; puis une rougeur, ardente comme une flamme, avait remplacé cette pâleur.
Cependant, elle ne prêtait qu'une médiocre attention à ces symptômes d'un mal qu'elle ne pouvait prévoir.
Seulement, elle cherchait des yeux son fils Henri et, quand elle l'avait trouvé, elle le suivait d'un regard inquiet.
Ce fut sur ces entrefaites qu'elle aperçut tout à coup le comte de Marillac qui, faisant effort pour percer le cercle de courtisans, tâchait de s'approcher d'elle.
Elle sourit et tendit la main.
Aussitôt, les courtisans s'écartèrent et le comte, rayonnant de bonheur, comme nous avons dit, s'avança vivement pour saisir et baiser la main qui lui était tendue.
Mais, au même instant, la reine retira cette main et la porta à son front, puis à sa gorge. En même temps, elle se renversa en arrière, livide, le front baigné de sueur.
—De l'air! De l'air! cria Marillac, en pâlissant. La reine se trouve mal...
Aussitôt, cris, affolement des femmes, tumulte.
—Oh! mon Dieu, dit une voix douce et tremblante d'émotion, qu'a donc notre chère cousine?...
Et l'on vit Catherine de Médicis s'approcher précipitamment, se pencher sur Jeanne d'Albret, avec tous les signes d'un violent chagrin.
—Vite! Vite! ordonna-t-elle. Qu'on cherche maître Paré...
Vingt courtisans se précipitèrent vers le médecin du roi. Mais déjà, grâce à un flacon que lui faisait respirer Catherine, la reine de Navarre reprenait ses sens et balbutiait:
«Ce n'est rien... la chaleur... l'émotion... C'est vous, mon cher enfant?...
—Oui, madame, répondit Marillac d'une voix bouleversée. Plaise au Ciel de prendre ma vie plutôt que la vôtre!...
A ce moment, Ambroise Paré se penchait sur la reine et l'examinait attentivement.
—A moi! râla tout à coup Jeanne d'Albret... Mon fils! Je veux voir mon fils! Oh! je brûle! Mes mains brûlent...
Paré saisit les mains de la reine, tandis qu'on courait chercher Henri de Béarn.
Jeanne d'Albret, pour la deuxième fois, perdit connaissance. Et, cette fois, le flacon de sels fut impuissant. Henri arrivait à ce moment. Il vit sa mère mourante. Il pâlit affreusement et, saisissant le médecin par le bras, lui dit d'une voix basse et terrible:
—La vérité, monsieur! Au nom du Dieu vivant, la vérité!...
Paré. bouleversé lui-même, la tête perdue, murmura imprudemment:
—Elle va mourir!
Alors, Henri se jeta à genoux, saisit sa mère, se cramponna à elle, et les sanglots de ce roi, qui paraissait si jovial, furent effrayants. Effrayante aussi fut la douleur de Marillac qui, ayant reculé quelque peu, s'adossait à une colonne pour ne pas chanceler.
Catherine avait porté les mains à ses yeux et s'écriait:
—O mon Dieu! Quel affreux malheur!...
Et, de salle en salle, de groupe en groupe, étouffant les rires, chassant la joie, se propagea la sinistre rumeur parmi les huguenots:
—La reine se meurt!...
Coligny accourait à son tour. Condé, d'Andelot, les principaux huguenots se plaçaient autour de la reine de Navarre, comme s'ils eussent compris vaguement que ce malheur qui les frappait était peut-être un mystérieux avertissement de mort pour chacun d'eux.
Cependant, Charles IX avait appris en pâlissant la nouvelle.
Il allait s'écrier, s'étonner, lorsque, comme tout à l'heure, il vit les yeux de sa mère fixés sur lui.
Et ces yeux lui recommandaient si impérieusement le silence, ils étaient d'une si formidable éloquence, que Charles IX comprit sans doute! Il baissa la tête et dit tout haut:
—Allons, la fête est finie!
Vingt minutes plus tard, toutes les lumières étaient éteintes au Louvre et tout paraissait dormir.
Dans l'oratoire, Catherine et Ruggieri, pâles tous deux et suant le crime, causaient à voix basse.
—Que disait-elle? demandait l'astrologue.
—Qu'elle brûlait... partout... et surtout aux mains...
Ruggieri hocha la tête et dit:
—La chose s'est faite par les gants...
—Ah! mon ami, ton coffret est une merveille...
—La merveille, dit Ruggieri, c'est que vous ayez fait accepter le coffret à Jeanne d'Albret, sans éveiller ses soupçons.
Le lendemain matin, le bruit se répandit dans Paris que la reine de Navarre était morte d'un mal foudroyant, d'une sorte de fièvre inconnue. Et, à ceux qui s'étonnaient de cette mort imprévue, on répondait généralement qu'après tout, cela faisait une hérétique de moins et que cela n'empêchait pas les Parisiens de se régaler des grandes fêtes qui auraient lieu pour le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France.
VIII
GILLOT
Revenant en arrière, nous renouerons connaissance avec l'intéressant Gillot au moment même où, son oncle lui ayant proprement coupé les deux oreilles, il demeura étendu sans connaissance sur le sol humide des caves de l'hôtel de Mesmes.
On se souvient que le digne oncle Gilles avait demandé à Damville:
—Que ferons-nous de cet imbécile? Faut-il l'achever?
Et que le maréchal avait répondu:
—Non pas, car il peut nous servir.
Gillot demeura évanoui, mais ne tarda pas à revenir à lui.
Son premier mouvement fut de porter les deux mains à ses oreilles, comme s'il lui fût resté un vague espoir d'avoir rêvé. Mais ses mains ne rencontrèrent que les compresses, imbibées de vin et d'huile, que son oncle lui avait mises autour de la tête.
—Hélas! dit-il, je n'ai donc plus d'oreilles! De quel oeil vais-je être considéré? Je vais passer pour un monstre. Cependant, il me semble que je perçois le bruit de mes propres paroles...
Gillot se remit sur pied et constata qu'à part la violente douleur qu'il éprouvait, de chaque côté de la tête, il se portait, en somme, comme s'il n'eût subi aucune fâcheuse mutilation.
Il reprit donc courage et, tout affaibli qu'il était par la souffrance, il allait entreprendre l'ascension de l'escalier, lorsqu'au haut de cet escalier parut quelqu'un.
C'était l'oncle Gilles.
«Il vient m'achever, songea tristement Gillot. Sans doute le maréchal lui a donné l'ordre de m'exterminer!»
A sa grande stupéfaction, son oncle s'approcha de lui, avec un sourire des plus gracieux.
—Eh bien, mon pauvre ami, comment te sens-tu?
—Heu!... Bien mal, mon oncle.
—Courage... On te soignera, on te dorlotera, tu guériras.
—Ainsi, vous ne voulez pas me tuer?
—Pourquoi te tuerais-je? imbécile! Monseigneur te fait grâce. Et, non seulement il te fait grâce de la vie, mais encore il veut faire ta fortune.
—Ma fortune? balbutia Gillot.
—Oui, imbécile! A condition que tu lui obéisses pour lui faire oublier ta honteuse trahison.
—Ah! mon oncle, je m'en repens bien, je vous jure.
—Tant mieux, car, si tu es sincère, tu es en passe de devenir un homme riche.
On se souvient sans doute que l'avarice était le vice favori de maître Gillot, et que c'était même ce vice qui l'avait perdu.
—Parlez, mon digne oncle, dit-il d'une voix tremblante d'émotion. Je suis tout prêt à obéir. Qu'ordonne monseigneur?
—D'abord, de te guérir!
Et, soutenant son neveu par-dessous le bras, Gilles le conduisit dans sa chambre, le fit coucher dans son propre lit et commença à lui donner les soins les plus dévoués.
A peine fut-il dans le lit qu'une fièvre violente se déclara.
Gillot eut le délire pendant deux jours, c'est-à-dire qu'il passa ces deux jours à supplier son oncle de lui rendre ses oreilles.
Gilles, impatienté, finit par le menacer du bâillon. Au bout du sixième jour, la fièvre était tombée; au bout du dixième, les blessures étaient cicatrisées et Gillot pouvait se lever.
Le quinzième jour, Gillot put sortir.
Son premier soin fut de courir acheter un certain nombre de bonnets, capables de lui couvrir entièrement la tête, du front à la nuque.
Sur ce bonnet, il plaçait son chapeau ordinaire.
En se regardant dans un miroir, il trouva qu'il pouvait encore faire assez bonne figure.
Ce jour-là, Gillot eut avec son oncle une très longue conversation.
A la suite de cette conversation, il s'habilla de ses habits du dimanche, et Gilles lui dit:
—Va, maintenant, va, je te donne ma bénédiction...
—J'aimerais mieux quelques écus d'acompte, dit Gillot.
Gilles fit la grimace, mais s'exécuta.
—Réussiras-tu à entrer seulement? demanda-t-il d'un air offensant pour les capacités intellectuelles de son neveu.
—J'en réponds, dit Gillot: j'ai un moyen infaillible.
—Lequel?
—Mes oreilles!
Là-dessus, laissant son oncle abasourdi méditer cette réponse, le matois Gillot s'éloigna.
Nos lecteurs ont vu comment Gillot était entré à l'hôtel Montmorency. Il avait rencontré le vieux Pardaillan dans la loge du suisse. Et le routier l'avait emmené dans la chambre qu'il occupait.
Lorsqu'ils furent arrivés dans sa chambre, le routier s'assit à cheval sur une chaise à dossier de bois plein, allongea les jambes, plaça les coudes sur le dossier de la chaise et inspecta Gillot, qui prit une attitude digne, ferme et modeste.
—Ainsi, dit Pardaillan, tu peux nous rendre service?
—Je le crois, monsieur;
—Très bien, Gillot. Nous allons voir ce qu'on peut tirer de toi. Seulement, avant tout, il faut que je te dise une chose.
—Laquelle, monsieur?
—Si jamais je surprends chez toi la moindre velléité de trahison... Si je te surprends à écouter aux portes...
—Eh bien, monsieur?
—Eh bien, je te coupe la langue.»
Gillot demeura plus d'une minute suffoqué par cette perspective. Quoi? Après les oreilles, la langue!
—Mais enfin, monsieur, s'écria-t-il, quelle rage avez-vous de me vouloir ainsi découper vif?
—Que veux-tu? C'est ma manière, à moi. Il paraît que c'est aussi celle de ton oncle. Mais, pour en revenir à ta langue, sois assuré que, si jamais j'apprends que tu as raconté à qui que ce soit ce qui se passe ici, eh bien, je te la couperai!
Cette menace donna la chair de poule à Gillot, qui se demanda aussitôt s'il ne ferait pas mieux de s'en aller. Mais il réfléchit que la colère de l'oncle serait terrible. D'autre part, la récompense promise n'avait pas été sans lui inspirer quelque courage.
—Pendant qu'on me découpe, songeait-il, un peu plus, un peu moins... J'en serai quitte pour ne plus parler.
Seulement, Où s'arrêtera ce découpage? Car, enfin, si, après les oreilles, on me coupe la langue, il faudra bien un jour que mon nez y passe, et puis peut-être la tête...»
—Que penses-tu? demanda Pardaillan.
—Je pense, monsieur, à ce que je pourrais bien dire pour vous persuader de ma bonne foi. Pendant que j'ai encore une langue, je voudrais m'en servir pour vous jurer obéissance et fidélité...
—Voyons donc. Quel genre de services peux-tu nous rendre?
—Eh bien, monsieur, je n'ai pas été sans m'apercevoir qu'il existe quelque inimitié entre vous et monseigneur de Damville. Je crois que, si vous pouviez occire ce digne seigneur, vous n'hésiteriez guère. Et je puis vous affirmer que, si vous tombiez aux mains de mon ancien maître, au bout de cinq minutes, vous vous balanceriez dans le vide, une bonne corde au cou.
—Continue, Gillot. Sais-tu que tu parles bien?
—Merci, monsieur. Je suppose que vous soyez, tenu au courant des faits et gestes de monseigneur de Damville. Voilà, je pense, qui vous permettrait de vous défendre?
—Mais tu es vraiment moins bête que tu n'en as l'air!
—C'est-à-dire que mon petit plan vous convient?
—Oui, mais comment ferai-je pour savoir ce que veut entreprendre le maréchal, puisque tu ne peux plus rentrer à l'hôtel de Mesmes?
—C'est vrai que je n'y peux plus rentrer sous peine de mort. Car, monseigneur et mon oncle m'ont déclaré que je serais pendu si je reparaissais jamais en leur présence.
—Alors? Comment feras-tu?
—Monsieur, avez-vous jamais entendu dire que, ce que femme veut, Dieu le veut? Eh bien, il y a une femme, ou plutôt une jeune fille, à l'hôtel de Mesmes. Elle s'appelle Jeannette.
—Ah! ah! fit Pardaillan qui se rappela ce que le chevalier lui avait raconté.
—Or, continua Gillot, Jeannette m'aime et nous devons nous marier. Je peux lui faire faire tout ce que je voudrai. Et, comme c'est une fine mouche, elle saura, si je veux, tout ce qui se dit, se fait et se pense dans l'hôtel de Mesmes.
—Admirable!...
—Mon plan vous convient donc?
—Il me convient. Et que demandes-tu pour me servir ainsi?
—Je vous l'ai dit: de m'aider à me venger de mon oncle, qui m'a coupé les oreilles.
—Bon! je te promets de te livrer ce vieux Satan pieds et poings liés, et tu en feras ce que tu voudras. Voyons, que lui feras-tu?
—Monsieur, je lui rendrai la pareille!
—Bravo!... Et quand commenceras-tu à entrer en campagne?
—Dès le plus tôt...
—C'est bon. Maintenant, songe que, si je suis content de toi, non seulement tu seras vengé de ton avare d'oncle, mais encore tu auras des écus à n'en savoir que faire.
Gillot prit aussitôt un air de jubilation qui acheva de persuader entièrement le vieux routier.
C'est ainsi que le plus fin renard peut parfois se laisser prendre.
Il faut dire aussi que Gillot, matois et retors comme son oncle, avait admirablement joué son rôle. Quoi qu'il en soit, il fut installé dans l'hôtel Montmorency, qui abrita dès lors un traître.
Gillot ne perdit pas son temps.
Il passa le restant de la soirée et la journée du lendemain à étudier le plan de l'hôtel Montmorency.
Le surlendemain, il sortit après avoir dit à Pardaillan qu'il allait voir Jeannette et s'entendre avec elle. Le drôle se rendit à l'hôtel de Mesmes, en s'assurant tous les cent pas qu'il n'était pas suivi.
—Eh bien? lui demanda l'oncle Gilles.
—Eh bien, mon oncle, je suis dans la place S»
Gilles regarda son neveu avec une certaine admiration. Puis il alla chercher une feuille de papier, une plume, de l'encre, installa Gillot devant une table et lui dit:
—Explique...
Et Gillot expliqua. C'est-à-dire qu'il commença par tracer un plan de l'hôtel Montmorency qui, tout grossier qu'il était, n'en devait pas être moins précieux.
—Là, à gauche, mon oncle, voyez-vous, c'est un grand bâtiment pour les hommes d'armes et les chevaux.
—Combien d'hommes?
—Vingt-cinq, mon oncle, armés de bonnes arquebuses.
—Bon. Continue...
—Voyez, mon oncle, ce bâtiment est placé en arrière de la loge du suisse... en face la loge, ce carré que je dessine représente un autre bâtiment, pareil à celui des gens d'armes.
—Et que contient-il?
—Il sert de logis à une dizaine de gentilshommes dévoués au maréchal.
—Vingt-cinq et dix, cela fait trente-cinq hommes.
—Justement; mais ce n'est pas tout; et même cela n'est rien...
—Comment, il y aurait donc une autre garnison?
—Il y a M. le chevalier et son père... le coupeur de langues! dit Gillot en frémissant.
—Que veux-tu dire, imbécile?
—Rien, mon oncle, sinon que les deux damnés Pardaillan valent peut-être à eux seuls les vingt-cinq gens d'armes et les dix gentilshommes.
—C'est possible. Et où sont-ils logés, ces deux enragés?
—Attendez, mon oncle. Le deuxième étage du bâtiment aux gentilshommes est occupé par les laquais, au nombre d'une quinzaine. Bon. Maintenant, vous voyez que le bâtiment des écuries et gens d'armes et le bâtiment des gentilshommes sont séparés par ce carré qui représente une cour pavée. Au fond de ce carré, se dresse l'hôtel lui-même, c'est-à-dire l'habitation du maréchal. Vous voyez que ce logis ne touche pas aux deux autres constructions, en sorte que l'hôtel est complètement isolé. En arrière, il y a un jardin.
—Je vois. Parle-moi donc de ce logis isolé.
—C'est là, je vous dis, qu'habite le maréchal; c'est là, dans des appartements ayant vue sur le jardin, que logent les deux dames; c'est là, aussi, que sont logés les deux Pardaillan.
Le maréchal de Damville connaissait parfaitement l'hôtel de Montmorency. Le plan de Gillot ne devait donc pas lui servir; mais, ce plan indiquait comment étaient disposées les forces de l'hôtel, et cela pouvait lui être précieux.
L'oncle Gilles ne marchanda pas les éloges à son neveu, mais il ajouta:
—Il faut maintenant que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe là-bas. Il faut donc que tu trouves le moyen de venir ici, tous les deux ou trois jours...
—Ce moyen est tout trouvé, dit paisiblement Gillot.
—Explique-moi cela!
—Dame! M. de Pardaillan croit que je viens ici pour vous espionner; oui, je lui ai fait croire cela!
Gilles répondit:
—Gillot, jamais plus je ne t'appellerai imbécile! Encore quelques efforts et tu auras conquis le fameux coffre qui, à ce que tu m'as assuré toi-même, t'avait tant ébloui.
Gillot quitta donc l'hôtel de Mesmes, radieux et convaincu que sa fortune était faite.
—Que vais-je bien raconter au Pardaillan? réfléchit-il, chemin faisant.
Il eut soudain un tressaillement.
—Mais, s'écria-t-il en lui-même, puisque je vais avoir un trésor pour dire ce qui se passe à l'hôtel de Montmorency, pourquoi n'en aurais-je pas un autre, en racontant ce qui se passe à l'hôtel de Mesmes?
Trahir des deux côtés, c'était recevoir des deux mains; et il résolut de trahir son oncle auprès de Pardaillan, comme il trahissait Pardaillan auprès de son oncle.
Gillot résolut de faire double fortune.
Aussi, lorsqu'il rentra à l'hôtel de Montmorency, s'empressa-t-il de dire à Pardaillan:
—Ah! monsieur, j'en ai de belles à vous raconter. Je viens de voir Jeannette, et je suis sûr que je vais vous intéresser.
«Décidément, songea Pardaillan, j'ai fait là une précieuse acquisition!»
IX
PANIGAROLA
Pendant toute cette période, le révérend Panigarola, qui s'était naguère signalé par la violence de ses attaques contre les huguenots, ne parut pas en chaire.
Il avait même renoncé à ses sinistres fonctions de «crieur des morts».
A quoi songeait-il? Que méditait-il?...
Deux jours après les funérailles royales qui furent faites à Jeanne d'Albret, vers la tombée de la nuit, une litière, de bourgeoise apparence, s'arrêta devant le couvent des Barrés.
Deux femmes en descendirent et entrèrent dans le parloir. Elles étaient voilées de noir.
Le frère portier leur ayant demandé ce qu'elles voulaient, la plus jeune répondit qu'elles désiraient parler à l'abbé lui-même.
Le moine ayant, répondu, en levant les bras au ciel, qu'on ne parlait pas ainsi au révérendissime abbé du couvent, la plus vieille, ou, du moins, celle qui paraissait telle, tira une lettre de son sein et la remit au portier.
—Portez cela à M. l'abbé, dit-elle... Et hâtez-vous, si vous ne voulez être châtié.
Cette femme parla d'un tel ton d'autorité que le moine, abasourdi, se hâta d'obéir. Il paraît que la visiteuse était femme de qualité, car, à peine l'abbé eut-il parcouru la lettre qu'il pâlit, se troubla et s'empressa de courir au parloir.
Que devint la stupéfaction du digne frère portier lorsqu'il vit son abbé s'incliner avec humilité devant la femme voilée de noir!
Et cette stupéfaction elle-même devint presque du scandale lorsque l'abbé, après quelques mots prononcés à voix basse, introduisit la femme dans le couvent et la guida à travers les longs couloirs déserts.
La plus jeune était demeurée au parloir.
L'abbé, suivi de la dame voilée, s'arrêta enfin devant une cellule.
Et cette cellule, c'était celle du révérend Panigarola. Les portes des cellules étaient toujours ouvertes.
—C'est là!» murmura l'abbé qui, aussitôt, se retira.
La femme entra.
Panigarola, en l'apercevant, se redressa soudain.
La femme laissa alors tomber son voile.
—La reine! murmura le moine.
En effet, c'était Catherine de Médicis!
—Bonjour, mon pauvre marquis, dit la reine en souriant. Il faut donc que ce soit moi qui vienne vous trouver au fond de ce hideux monastère. Sans compter que, pour y entrer, j'ai été obligée de me montrer à votre abbé, en sorte que, dans dix minutes, toute la communauté saura que la mère du roi est ici...
—Rassurez-vous, madame, dit Panigarola, le vénérable abbé est incapable de trahir un incognito de cette importance. Mais il y avait un moyen bien simple de vous éviter toute inquiétude en me faisant appeler. Je me fusse rendu au Louvre au premier ordre de la reine.
—Est-ce bien sûr?
—Par devoir, un homme de Dieu ne ment pas.
—Oui, mais j'ai connu un certain marquis de Pani-Garola qui n'en faisait qu'à sa tête.
—L'homme dont vous parlez est mort, madame.
Panigarola se redressa. Sa figure ravagée apparut blafarde et dure, avec un caractère d'étrange grandeur; dans les plis de sa robe blanche et noire, il se pétrifia comme une statue.
Catherine regarda autour d'elle, comme pour chercher un siège.
Panigarola, sans hâte, avança l'unique escabeau de la cellule.
—Non, fit Catherine en riant, ce serait trop dur; je n'ai pas encore fait de voeux, moi!
Et elle s'assit au bord du lit du moine.
—Asseyez-vous, marquis, reprit la reine, en désignant à son tour l'escabeau.
Panigarola refusa d'un signe de tête qui indiquait son respect des hiérarchies et de l'étiquette.
—Marquis, reprit la reine, convenons d'une chose, C'est qu'en ce moment je ne suis pas la reine, mais seulement une amie... une véritable et sincère amie... Mais comme vous avez donc changé, mon pauvre Pani! Est-ce bien vous que je revois si pâle, si amaigri, presque décharné?... Peut-être y a-t-il des remèdes au mal qui vous ronge...
Tandis que Catherine s'exprimait ainsi avec une sorte d'enjouement, le moine avait accentué la raideur de son maintien.
Il avait à demi ramené son capuchon, qui retombait presque sur les yeux.
En sorte qu'on ne voyait plus rien de lui que le bas de son visage émacié, une bouche sans sourire.
—Madame, dit-il d'une voix grave, vous me demandez de la franchise. En voici. Lorsque je suis arrivé à la cour de France, vous vous êtes figurée que j'étais un émissaire des républiques italiennes et que je venais conspirer avec le maréchal de Montmorency. Vous avez supposé que j'étais porteur de redoutables secrets. Alors, pour m'arracher ces secrets, vous avez lancé sur moi une de vos espionnes. Cette femme n'a pas tardé à se convaincre que je ne songeais guère à conspirer. Dès lors, vous fûtes rassurée, et Votre Majesté daigna même, alors, me faire des offres que je fus obligé de décliner. Vous me proposiez en effet de devenir un homme de parti, alors que jeune, débordant de vie et de passion, je ne songeais qu'à aimer la vie dans toutes ses manifestations. Malgré mon refus, Votre Majesté voulut bien m'honorer en effet de son amitié... peut-être espériez-vous qu'un jour viendrait où, quelque grande catastrophe ayant fait dévier ma vie, je serais entre vos mains un instrument de politique plus complaisant... Daigne Votre Majesté ne pas s'offenser de la violence de ma franchise...
—Mais je ne me fâche pas, mio caro, dit Catherine en accentuant son sourire. Je me demande seulement comment vous avez su que j'avais soupçonné en vous un espion des princes italiens?
—De la façon la plus naturelle, madame: la femme que vous aviez lancée sur moi est tombée malade.
—Des suites de ses couches, je le sais... car vous êtes père, mon cher marquis.
Un effrayant sanglot râla dans la gorge du moine.
—C'est vrai, continua-t-il. Cette femme devint mère... Une nuit, elle m'avait volé mes papiers pour vous les remettre. C'est ainsi que j'appris qu'elle était une de vos créatures... Lorsqu'elle devint mère et qu'elle fut malade, dans son délire, elle m'instruisit de ce que vous aviez médité contre moi. Ce fut alors que je lui fis écrire cette lettre où elle s'accusait elle-même d'avoir tué son fils. Et moi, pour me venger, sachant l'usage que vous en feriez, je vous remis cette lettre.
—Ah! ah! vous aviez donc pensé que je ferais juger Alice et que le bourreau serait chargé de votre vengeance!...
—Non, madame; je vous avais observée, je vous connaissais... C'est vous dire que je vous savais incapable d'un acte aussi peu profitable que de tuer une femme, d'un seul coup. Je pensais qu'armée de cette lettre vous obligeriez cette femme à devenir votre esclave; je pensais qu'un jour viendrait où elle aimerait; je pensais que vous n'auriez pas la générosité de couvrir son passé; je pensais que, ce jour-là, elle souffrirait ce que j'avais souffert, et que je serais vengé... Vous m'avez demandé de la franchise, madame...
—Oui. En voilà, et de la vraie! Mais, je ne vous en veux pas, au contraire! Vous êtes un homme supérieur, marquis!
—Ah! madame, s'écria le moine avec un sombre accent de désespoir, bénie serait la minute où, pour vous avoir offensée, vous me livreriez au bourreau! Car, je serais alors délivré de cette existence que je n'ai pas le courage de terminer! Quant à tirer parti de moi... regardez-moi, je ne suis plus qu'une loque humaine... J'ai eu un moment l'espoir qu'à force de tourmenter mon cerveau j'en arriverais à croire en Dieu...
—Et vous ne croyez pas?
—Non, madame.
—Je vous plains, dit Catherine.
—J'ai fait ce que j'ai pu; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l'audace de mes attaques contre le roi, votre fils, avaient fini par m'exalter... mais je suis retombé dans mon néant...
—Pourquoi? demanda vivement la reine.
—Parce que j'ai rencontré cette femme; parce que l'amour que j'avais cru étouffé s'est réveillé plus violent que jadis!...
Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.
«Je le tiens!» songea-t-elle.
Il y eut quelques minutes de long silence, pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste.
Ce fut le moine qui revint le premier. Il fixa sur la reine un regard interrogateur.
—Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici? demanda Catherine.
—J'ai le devoir d'écouter Votre Majesté, mais non le droit de l'interroger.
—Eh bien, je vais donc faire comme si vous m'aviez interrogée et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d'être mon confesseur...
Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.
—C'est un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes, comme moi, intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu'Alice a assez souffert?
Cette fois, les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine, avec épouvante.
—Vous me parliez d'une lettre, reprit-elle, de cette lettre qu'elle a écrite sous votre dictée et que vous m'avez remise; je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c'est assez. Et vous?
—Je suis de l'avis de Votre Majesté, dit Panigarola d'une voix morne.
«Ah! ah! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé?... Non, par la Madone, il n'est que trop sincère!»
Et elle ajouta:
—Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre... eh bien, je l'ai déjà rendue à Alice.
Panigarola dit d'une voix paisible—trop paisible pour l'oreille exercée de Catherine:
—En sorte que la voilà libre? Je veux dire: délivrée de vous, madame.
—Et de vous, mon révérend père.
—Je ne l'ai jamais menacée.
—Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j'ai assisté à la scène de la confession d'Alice dans Saint-Germain-l'Auxerrois? A l'entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle? J'ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m'appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassés pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l'adorez encore, vous dis-je.
—Vous ai-je dit que je ne l'aimais pas? fit le moine.
Et cette fois la statue parut s'animer.
—Je l'aime! continua-t-il. Et j'éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir et, lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n'y découvre pas l'étoile qui pourrait me ramener à l'apaisement. Dieu, espoir suprême! je t'ai cherché: tu n'es que néant... En moi, madame, il ne reste plus rien; je suis une ombre, moins qu'une ombre... Et pourtant, lorsque j'entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, je vois luire l'aube incertaine d'un sentiment nouveau...
—Quel est donc ce sentiment? demanda Catherine étonnée.
—La pitié, répondit le moine. Ah! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps... Et pourtant il m'arrive de me dire que la pitié sauvera le monde.
—Folie! murmura Catherine. Rêves insensés d'un esprit aux abois! Allons, je n'ai rien à faire ici.
Le moine entendit ou n'entendit pas. Mais il continua:
—Voilà ce que parfois je songe, Majesté... Alors je sens mes douleurs s'apaiser. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j'aime. Alors je m'enferme dans cette cellule, et c'est de la pitié qui s'élève de mon coeur vers cette malheureuse qui me fit souffrir, mais qui souffre plus que moi peut-être...
—Vous êtes de bonne composition, marquis..., dit Catherine en se levant.
Panigarola s'inclina lentement comme s'il n'eût eu; plus rien à dire.
La reine fit deux pas vers la porte.
Tout à coup une idée soudaine la fit s'arrêter court.
Elle se retourna à demi vers le moine, courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.
—Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous, délivrée de moi et qu'elle partagera ce divin bonheur avec l'homme qu'elle aime.
—L'homme qu'elle aime! murmura Panigarola livide.
—Eh! oui: monsieur le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l'emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux.
Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L'infernale Catherine venait d'un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac!... Il avait fini par l'oublier! A force de s'hypnotiser dans la pensée d'Alice, à force de supputer ce qu'elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d'elle...
Des rêves de pardon l'avaient hanté, aussi.
Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d'Alice le petit Jacques Clément?
—Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant!
Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l'apaisement, le comte de Marillac n'existait plus.
Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l'esprit du moine.
La passion devait être la plus forte! S'il pardonnait à l'amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux!
Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu'il aimait Alice.
—L'homme qu'elle aime! avait répété Panigarola.
—Vous avez pitié de celui-là aussi? dit Catherine. Je vous jure que lui n'aurait pas pitié de vous.»
Et, brusquement, le moine comprit qu'il voulait tuer Marillac.
Il comprit le sens de ce qu'il appelait sa pitié: Alice ne devait être à personne! Et Marillac devait disparaître!
—Que la femme vive! gronda-t-il. Qu'elle vive en paix, autant, que la paix peut descendre en elle! Mais l'homme!... ah! l'homme! C'est autre chose!...
—Allons donc! dit Catherine. Que pouvez-vous contre lui?
—Rien! fit le moine, qui grinça des dents. Mais vous pouvez tout, vous!
—C'est vrai. Mais que m'importe? Que Marillac épouse Alice de Lux, qu'ils s'aiment, qu'ils s'adorent, qu'ils s'en aillent, enfin, qu'est-ce que tout cela peut me faire?...
—Qu'êtes-vous venue faire ici? éclata le moine. Vous êtes la reine! Je dis la reine la plus puissante de la chrétienté! Les instructions que j'ai reçues de Rome vous indiquent comme la maîtresse absolue des destinées catholiques! Reine, je vous ai parlé sans respect; chef des catholiques, je vous ai crié que je n'ai ni foi ni croyance! Et vous ne me faites pas saisir pour me jeter en quelque cachot, pour offrir ma mort en exemple aux hérétiques! Pourquoi m'écoutez-vous avec tant de mansuétude?... Madame, vous avez besoin de moi pour assouvir une vengeance que j'ignore, pour servir de ténébreux projets! Eh bien, soit. Je me donne à vous!
—Enfin, je vous retrouve! dit gravement Catherine. Tout ce que vous avez dit, je l'oublie. Je suis venue vous trouver parce que j'ai besoin de vous. Et je comptais sur votre aide parce que je connaissais votre haine pour Marillac.
—Parlez donc! Parlez, madame! Délivrez-moi de cette jalousie, et prenez mon âme!
—Je la prends! dit Catherine avec un calme étrange.
Panigarola avait enfoncé ses mains sous sa robe et ensanglantait ses ongles sur sa poitrine.
Pitié, amour, douleur, tout disparaissait de lui.
Il était seulement l'homme qui hait.
Catherine, sûre désormais d'avoir conquis le moine, reprit avec une simplicité d'accent qui eût pu paraître plus terrible que les cris d'angoisse du moine:
—En somme, que voulez-vous? Qu'Alice ne soit pas la femme du seul homme qu'elle ait jamais aimé? Vous voulez tuer cet homme? Et vous voulez aussi qu'Alice ne sache pas que le meurtrier c'est vous? Car vous aimez, car vous espérez encore! Eh bien, tout cela est facile si vous me donnez en échange l'aide que je suis venue vous demander.
—Je suis prêt, dit Panigarola dans un souffle.
—Écoutez. Par votre éloquence emportée et sauvage, vous êtes devenu l'homme qui peut bouleverser Paris. Pourquoi, tout à coup, avez-vous gardé le silence? C'est votre affaire. Mais, maintenant, je vous dis: remontez dans la chaire, parcourez les églises de Paris, parlez, parlez encore comme vous parliez...
—Que m'importent les prédications, maintenant!
—Insensé! Oubliez-vous que Marillac est huguenot?
Panigarola poussa un effroyable soupir.
—La paix est faite, reprit Catherine avec un livide sourire. Et j'espère qu'elle sera maintenue. Mais il y a parmi ces huguenots une centaine de mauvaises têtes que jamais je ne pourrai réduire à la raison. Il s'agit de les faire disparaître. M'entendez-vous? Un procès est impossible. Le procès de cent huguenots serait le signal de nouvelles guerres. Mais, si le peuple, dans un jour de colère, tue ces hommes, s'ils disparaissent dans une tourmente, et que le roi désavoue ces meurtres, que je les désavoue aussi, la paix est à jamais consolidée. Or, que faut-il pour cela? Surexciter les passions, mettons les superstitions du peuple, ouvrir la cage de ce fauve, lui montrer ses victimes!... Pour cela, il faut votre terrible éloquence!...
Le moine ne répondit pas tout de suite.
Une fièvre l'exaltait. Avec sa brûlante imagination, il se voyait décrétant la mort des huguenots.
Et c'était un rêve étrange, d'une tragique ampleur, que de décréter la mort, de traverser la ville comme un météore dévastateur, de faire naître sous ses pas les incendies, de marcher dans des fleuves de sang, et d'arriver enfin à Alice en lui disant:
—Voyez! Paris brûle! Paris meurt! Pour tuer Marillac, j'ai égorgé Paris!...»
Panigarola presque délirant, l'oeil en feu, le visage bouleversé, effroyable à voir, saisit la main de Catherine.
—Demain, madame, je prêcherai dans Saint-Germain-l'Auxerrois.
—Ne vous inquiétez donc plus du reste! dit-elle rapidement. Et même, tenez, marquis... je vous réponds que des miracles vont s'accomplir, et, que le premier de ces miracles, c'est que vous serez aimé!
—Moi! rugit-il avec un accent de désespoir indescriptible.
—Vous!... Aimé d'Alice!... Je la connais!... Elle méprise vos larmes; couvert de sang et d'horreur, vous lui apparaîtrez comme un dieu!... Nous, nous serons prêts...
—Comment?
—Les maisons des cent condamnés seront marquées une nuit. Au matin, ces maisons brûleront. Et leurs habitants...
—Vous savez où il habite, lui?
—Soyez donc tranquille! Sa maison sera la première brûlée, puisqu'il faut que Coligny soit le premier tué! Tout est prévu, tout est prêt; le jour est fixé...
—Quel jour?
—Le dimanche 24 août, jour consacré à saint Barthélémy.
—Allez en paix, madame, dit le moine. Moi, je vais méditer sur ce que je vais dire au peuple de Paris!
En parlant ainsi, Panigarola, écumant, donnait réellement une impression de hideur et de force qui se déchaîne. Catherine de Médicis comprit qu'il était inutile de le pousser plus loin. Elle se retira, dit quelques mots à l'abbé qui l'attendait dans le couloir, rejoignit au parloir la femme qui l'avait accompagnée et monta avec elle dans sa litière.
La jeune femme qui avait accompagné Catherine dans cette expédition demeurait silencieuse.
—Eh bien, fit tout à coup la reine avec une sorte de gaieté qui eût pu paraître macabre, tu ne me demandes pas ce qu'il a dit?
La jeune femme laissa retomber son voile, et la pâle figure d'Alice de Lux apparut.
—Madame, murmura-t-elle, comment oserais-je interroger Votre Majesté?
—Bah! Bah! Je te le permets... Tu n'oses pas?... Eh bien! je vais faire comme si tu m'avais interrogée... Il te pardonne!
Alice de Lux eut un frémissement.
—Madame...
—Ah! oui, la lettre! C'est cela, n'est-ce pas?... Eh bien! je la lui ai remise... Et il veut te la rendre lui-même... Et ce n'est pas tout!... Il veut que tu sois heureuse, jusqu'au bout: tu reverras ton enfant. Alice, et tu pourras l'emmener.
Alice pâlit affreusement.
—Ah! mon Dieu, continua la reine, je n'y pensais plus!... Il ne faut pas que le comte sache l'existence de cet enfant... Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l'emmener...
Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s'il en fût, continuait sa route, le moine, à travers les couloirs et les escaliers du couvent, se dirigeait vers les jardins.
Panigarola marcha machinalement vers un coin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d'habitude.
Il s'assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.
A ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu'un qui s'asseyait près de lui. Ce quelqu'un, c'était l'abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d'une haute influence et considéré comme un saint.
—Vous travaillez, mon frère? demanda l'abbé... Restez assis... Ne vous levez pas.
—Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l'abbé, je travaillais en effet... je prépare un sermon...
—C'est tout ce que je voulais savoir... Continuez, continuez, mon digne frère... moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu'ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l'Auxerrois... en même temps, j'écris à Rome que les temps sont proches... Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.
—Je l'accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.
—Que votre sermon de demain soit clair! Vous n'aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires; l'église sera remplie de prêtres; or, vous connaissez le peu d'intelligence de nos curés; il s'agit donc de leur remontrer nettement leur devoir. En un mot, mon cher fils, songez que vous leur portez un mot d'ordre.
—Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.
—Si cela est vrai, dit l'abbé en se levant, de grandes choses s'accompliront. Mon fils, recevez ma bénédiction...
Panigarola se courba sous le geste.
Quand il se redressa, il vit l'abbé qui s'en allait.
Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d'employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d'une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.
Panigarola n'alluma pas de flambeau.
Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l'enfant, comme s'il eût vu clair dans la nuit.
Et qui se fût trouvé près de lui l'eût entendu murmurer dans un sanglot:
—O mon fils!... Si, du moins, elle t'aimait!... Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère!...
Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l'Auxerrois.
L'archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées Une vingtaine de laïques furent seuls admis. En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers, et même quelques simples dizainiers se massèrent à l'intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.
Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.
Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.
Puis, tout ce monde s'écoula.
Alors une femme, qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. A la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu'à l'hôtel de la reine.
En effet, c'était Catherine.
Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s'était penchée; son regard, chargé d'une haine avide, s'était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré:
«Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots!... Ce sera bien étonnant si, dans la bagarre, quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres ne me débarrassent de vous en même temps! Quant au roi, ajouta-t-elle avec un sourire, il n'est pas besoin de le tuer: il meurt. O mon Henri, tu régneras!»
Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris. Et, à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.
X
OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX
Le moment est venu où, semblable au voyageur qui monte une côte fort rude et très hérissée d'aspérités, nous devons prier le lecteur de souffler un instant avec nous et d'examiner de haut l'ensemble de la position.
Catherine de Médicis est la véritable protagoniste d'un gigantesque drame. La reine, par une lente manoeuvre, se trouve à la veille d'un double événement qui doit, d'après elle, se présenter dans le même instant. En effet, l'extermination des huguenots ne doit-elle pas être, du même coup, la mort de son fils Déodat?
Catherine redoutait les huguenots qui étaient capables de soutenir les prétentions qu'elle supposait à Henri de Béarn.
Elle redoutait les Guise, qu'elle supposait aussi férus d'un amour sans borne pour la puissance royale.
Elle redoutait le comte de Marillac, enfant d'une faute qui, si elle était découverte, ferait d'elle la risée de la cour.
Faire massacrer les huguenots par les Guise, et les Guise par les huguenots, assurer la disparition du comte son fils, telle dut être sa pensée conductrice.
Le résultat de la victoire était de placer le duc d'Anjou sur le trône, dès la mort escomptée de Charles IX, et de gouverner en souveraine maîtresse sous le nom de son fils préféré.
Toute cette laborieuse combinaison était sur le point d'aboutir: par Alice et Panigarola, elle tenait Marillac; Charles IX, épouvanté et tremblant, persuadé que les huguenots conspiraient sa mort, devenait un instrument docile; les Guise étaient prêts à se ruer dans Paris, le fer et la torche à la main.
Catherine était donc plus paisible, plus heureuse que nous ne l'avons jamais vue.
Si nous passons de la reine au comte de Marillac, de la mère au fils, nous voyons que Déodat vient de recevoir le double coup d'un bonheur imprévu.
Le pauvre jeune homme s'imagine avoir enfin touché le coeur de sa mère, et Catherine l'amuse par la fantasmagorie de sa maternité à demi avouée.
De plus, le comte a retrouvé toute sa sérénité d'amour pour Alice.
Les soupçons vagues, imprécis qu'il a pu concevoir, se sont évanouis sous le souffle de Catherine. Il n'a pas cessé un moment d'adorer Alice de Lux; mais, maintenant, il est sûr d'elle...
L'époque de son mariage approche.
Un grand chagrin, pourtant, a traversé cette félicité: Jeanne d'Albret est morte!...
C'est-à-dire tout ce que le comte a vénéré jusque-là! Mais ce chagrin lui-même s'efface lorsque Déodat songe qu'il a retrouvé une mère et une fiancée...
Encore un qui est heureux!...
Quant à Alice de Lux, la mort de Jeanne d'Albret lui a ôté le plus cruel de ses soucis. Seule, la reine de Navarre eût eu intérêt à la séparer du comte. Seule, elle pouvait et devait la dénoncer... La reine morte, Alice a respiré.
Catherine de Médicis lui a promis la suprême récompense de ses services.
Elle épousera le comte de Marillac!...
Une encore qui se persuade qu'après tant d'orages, elle est enfin arrivée au port d'un bonheur si durement conquis!...
Charles IX attend sans impatience le grand événement que lui a promis sa mère. Il ne sait pas au juste ce qui doit se passer. Il sait qu'il n'y aura plus de tracas, plus d'ennuis, plus de guerres; il pourra courir les bois, chasser le cerf et le sanglier, sans se demander à chaque instant si l'un des chasseurs qui l'accompagnent ne va pas le tuer; il pourra étudier de nouveaux airs sur le cor; enfin, vivre à sa guise.
Dès lors, pense-t-il, les crises effrayantes qui, à la moindre émotion, le jettent dans des délires tantôt furieux, tantôt désespérés, ces crises ne se renouvelleront plus. Il régnera sans conteste, c'est-à-dire qu'il emploiera aux commodités de sa vie tout ce qu'un peuple entier peut produire de richesse, de génie, de science et d'art.
Il pourra librement, vêtu en bourgeois, parcourir sa bonne ville, s'arrêter parfois dans quelque guinguette, et finir toutes ses excursions chez Marie Touchet qu'il aime sans passion, mais avec une tendresse profonde. Voilà ce que rêve cet enfant de vingt ans; pour le reste, il a ses conseillers, ses parlements, ses chanceliers et ses ministres qui s'occuperont de l'administration de son royaume.
Il a bonne mine, c'est-à-dire qu'au lieu d'être livide, comme à son ordinaire, il est simplement pâle.
Il semble même qu'il y ait une sorte de fierté dans ses yeux, une fierté qui étonne ses courtisans, inquiète Guise, et fait rêver Catherine.
C'est qu'il s'est passé une chose que toute la cour ignore:
Marie Touchet a accouché d'un beau garçon bien râblé, solide, criard, plein de vie; Charles IX est père!... Un nouveau petit Valois est au monde; et le roi songe quel titre il pourra bien lui conférer.
Il veut s'occuper de ce fils... et, pour cela, il faut que l'ère paisible prédite par sa mère se réalise enfin.
Jetons aussi un coup d'oeil dans le logis de Marie Touchet.
Maris Touchet, c'est la fille du peuple, avec toutes ses exquises délicatesses. Si nous pénétrons chez elle, nous la trouvons penchée sur le berceau de son fils; car, depuis quelques jours, elle est relevée de ses couches, et désormais elle ne vit plus que pour cet enfant.
Quel calme dans ce logis! quelle propreté!... Quelle modestie aussi!... modestie charmante qui ne va pas sans coquetterie. Dans la chambre à coucher aux meubles de noyer ciré, toute claire, voici le berceau où dort le duc d'Angoulême. Au-dessus du berceau, un beau portrait de Charles IX en bourgeois. Le roi sourit dans son cadre. Et Marie lui sourit lorsque parfois son regard se lève de l'enfant jusqu'au père.
Passons maintenant à des personnages plus actifs.
Panigarola, dans son couvent, médite la destruction des huguenots et la mort de son rival Marillac. Étrange physionomie que celle de ce moine incroyant poussé à la haine par l'amour, devenu à son insu le redoutable instrument que manie la sainte Inquisition!
Le duc de Guise s'apprête pour la suprême conquête. Son plan est d'une effrayante simplicité: le roi paraît résister au mouvement de foi apostolique et romaine qui veut sauver l'Eglise en exterminant la réformation. Or, ce mouvement doit aboutir à quelque bataille géante dans les rues de Paris.
Alors, lui. Guise, accusera formellement Charles IX de connivence avec les huguenots; il se fera nommer capitaine général de l'armée catholique, et, lorsque le massacre sera commencé, lorsque Paris brûlera, lorsque les ruisseaux des rues seront transformés en fleuves de sang, lorsque le peuple sera déchaîné, il marchera sur le Louvre; le roi impopulaire, le roi des huguenots sera déposé; Tavannes, le maréchal, est avec lui; Damville lui garantit trois mille cavaliers qui sont en route, quatre mille arquebuses; Guitalens, gouverneur de la Bastille, prépare son oubliette la plus sûre pour y enfermer Charles IX... et, lorsque le roi voudra se défendre, lorsqu'il appellera ses gardes, c'est Cosseins, son propre capitaine, qui l'arrêtera!...
Alors Guise arrêtera le carnage: il aura ainsi du même coup l'amour des catholiques qu'il aura déchaînés, et des huguenots qu'il aura sauvés.
Et, comme la France ne peut pas vivre sans roi, comme son oncle, le cardinal de Lorraine, a établi nettement la généalogie qui le fait descendre de Charlemagne, Henri de Guise sera roi!...
Le maréchal de Damville, lui aussi, prépare son coup.
Du fond de son gouvernement, il fait venir des troupes nombreuses: près de sept mille hommes qu'il a offerts à Guise pour l'aider à déposer Charles IX. Et, par un miracle de ruse, c'est à la prière même du roi que ces troupes se sont mises en route.
Si Guise est tué, Damville cherchera audacieusement à se substituer à lui, et ce rêve le hante d'arriver tout sanglant dans le Louvre, d'arracher la couronne à Charles et de la poser sur sa tête!...
Si au contraire Guise réussit, Damville se contentera d'être le plus haut personnage du royaume après le roi.
Mais ce que veut surtout Damville, c'est l'écrasement de son frère.
La vieille haine qui date du jour lointain où Jeanne de Piennes le repoussa, cette haine a gangrené son âme. Elle est devenue un hideux ulcère inguérissable... Damville donnerait jusqu'à cette royauté qu'il rêve dans le secret de ses pensées, pour faire souffrir son frère. L'occasion va enfin se présenter: Damville s'est réservé l'attaque de l'hôtel de Montmorency... c'est lui qui veut prendre le vieil hôtel où le connétable son père a vécu! Et le réduire en cendres! Il prendra François et le tuera de ses mains... Puis il emportera Jeanne de Piennes.
Montmorency est donc compris dans les massacres. Pourtant il n'est pas huguenot!... C'est vrai, mais il est suspect. Le parti modéré qui veut l'apaisement le considère comme son chef naturel. Et puis d'ailleurs, est-il vraiment besoin d'être huguenot pour être condamné?
Damville. donc, en cette période où nous essayons d'indiquer la position générale de la mise en scène historique, attendait avec la certitude que sa haine et son amour, avant peu, recevraient du même coup leur satisfaction. Par Gillot, il sait tout ce que fait et dit son frère, et il prend ses mesures en conséquence.
Car Gillot espionne activement... Seulement, il y a une chose, une seule, dont il n'a pu informer son oncle Gilles, pour la raison qu'il l'ignore. Et cette chose, qui peut-être bouleverserait de fond en comble les plans de Damville, c'est que la malheureuse Jeanne de Piennes est folle...
Pénétrons maintenant dans l'hôtel de Montmorency
Là se trouvent cinq personnages qui nous intéressent. D'abord, nos deux héros d'amour: le chevalier de Pardaillan et Loïse de Piennes de Montmorency.
Depuis qu'ils se sont dit leur amour, ils se parlent à peine. Et qu'est-il besoin de paroles? Il n'est pas une pensée du chevalier qui n'aille à Loïse; il n'est pas un battement du coeur de Loïse qui ne soit pour le chevalier. Pour Loïse. c'est bien simple: elle mourrait en ce moment sans s'apercevoir qu'elle meurt, pourvu que lui fût près d'elle! Et quel danger est possible quand le chevalier est là? Elle n'a pas confiance: elle est la confiance même.
Quant au chevalier, sûr de l'amour de Loïse, il croît n'avoir plus rien à redouter de la fortune adverse. Pourtant, il ne se croit pas certain d'être uni un jour à Loïse. Le maréchal de Montmorency a déclaré que sa fille est destinée au comte de Margency. Le chevalier de Pardaillan ne connaît pas ce comte, mais il fera tout au monde pour le rencontrer, et, l'épée à la main, lui disputera sa fiancée.
Il recherche activement deux choses. La première, c'est le moyen de sauver définitivement Loïse, c'est-à-dire de sortir de Paris; la deuxième, c'est de savoir qui est le comte de Margency que le maréchal a choisi pour fiancé à Loïse.
Pendant ce temps, le vieux Pardaillan demeure à l'affût. Il fait manoeuvrer son Gillot et échafaude un plan que nous ne tarderons pas à voir se développer sous nos yeux. Le vieux renard est inquiet. Il flaire il ne sait trop quel immense danger...
La pauvre Jeanne est folle. Que dire de plus? C'est peut-être la plus heureuse. Sa douce et tendre folie l'a ramenée aux beaux jours de sa première jeunesse. Elle se croit à Margency. Par un phénomène assez rare, sa santé physique est entièrement rétablie.
Le maréchal de Montmorency, tenu à l'écart par les chefs huguenots parce qu'il a refusé de s'associer à l'entreprise d'Henri de Béarn, alors que la paix n'était pas déclarée, est, d'autre part, haï de la Cour, parce qu'on l'accuse de bienveillance pour les huguenots: les partis politiques ne comprennent pas l'indépendance chez un homme influent.
Mais François de Montmorency ne cherche pas l'estime et l'admiration de ses concitoyens, pour la raison bien simple qu'il ne les estime ni ne les admire. Il a vu trop d'ambitions déchaînées autour du trône; il a vu trop de pensées criminelles, trop d'hypocrisies, trop de férocités: il ne rêve plus que la retraite au fond de son manoir...
Voilà donc, d'une façon générale, la position de tous nos personnages principaux.
Il plane sur cette situation un calme d'orage.
C'est ainsi que, dans les minutes tragiques qui précèdent la tempête, les arbres de la forêt demeurent immobiles; pas un souffle ne traverse l'espace. Le ciel pur n'offre rien de menaçant, et les buées grises dont il se couvre paraissent devoir se dissiper bientôt.
Tout à coup ce ciel devient noir; une rafale énorme balaie les airs, la tempête bat les horizons...
XI
ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN
Nous transporterons maintenant nos lecteurs à l'hôtel de Montmorency, par une chaude soirée des premiers jours d'août. Dans la chambre qu'il occupait à l'hôtel, le vieux Pardaillan achevait de s'habiller en guerre, en sifflotant une fanfare de chasse.
C'est-à-dire qu'il endossait la casaque de cuir et ceignait sa longue rapière, non sans s'être assuré que la pointe n'en était pas émoussée. En outre, il se munissait d'une courte dague, présent de Montmorency, portant la marque des fabriques de Milan.
«Par Pilate! grogna-t-il, j'étouffe dans cette cuirasse; mais j'espère que sous peu je pourrai m'en débarrasser.»
Il était à ce moment neuf heures du soir et le lourd crépuscule d'été commençait à voiler Paris.
Lorsqu'il fut prêt, le vieux routier se jeta dans un fauteuil les jambes croisées, la rapière en travers des genoux, et se mit à réfléchir.
«Dois-je prévenir le chevalier? Non, par la Mort-Dieu. Il voudrait me suivre, car il n'en fait qu'à sa tête. Or, je veux être seul à traiter cette petite affaire. En effet, de deux choses l'une: ou mon ancien maître se trouvera seul, comme me l'a affirmé cet animal de Gillot, et, alors, je n'ai pas besoin d'aide. Ou je tombe dans un traquenard, et il est inutile que le chevalier soit tué en même temps que moi... Oui, mais si je suis tué!... Hum! Je voudrais bien voir mon fils avant...»
Pardaillan continua sa rêverie jusqu'au moment où il entendit sonner dix heures.
Alors, il descendit sans bruit, se fit reconnaître du suisse et sortit de l'hôtel en prévenant le digne gardien qu'il rentrerait peut-être fort tard dans la nuit; que, s'il ne rentrait pas du tout, il aurait entrepris un voyage.
Cependant, Pardaillan s'était éloigné. Il descendit sans hâte jusqu'à la Seine et, comme le passeur était couché, s'en alla traverser le fleuve au Grand Pont, qui porte aujourd'hui le nom de Pont au Change.
Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu'il atteignit l'hôtel de Mesmes.
Sur sa façade, l'hôtel paraissait endormi.
Pardaillan en fit le tour. Sur les derrières, on l'a vu, se trouvait un jardin clôturé d'un mur.
Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu'elle excitait l'admiration de son fils.
Parvenu à la porte de l'office qui donnait sur le jardin, il commença à manoeuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s'ouvrir.
L'instant d'après, il était dans l'intérieur de l'hôtel. Pendant le séjour qu'il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s'y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l'office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu'il avait soutenue là.
Parvenu à la partie antérieure de l'hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage; puis, ayant longé un corridor, il s'arrêta devant une porte: c'est là que commençait l'appartement particulier du duc de Damville.
«Y est-il?... N'y est-il pas?... S'il y est, est-il seul?»
Le vieux routier se posa ces questions.
«Bon! finit-il par murmurer, je vais bien voir.»
Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.
Au même instant, cette porte s'ouvrit d'elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.
—Tiens! fit le maréchal d'une voix tranquille, c'est ce cher monsieur de Pardaillan! Vous me cherchez, je crois? Donnez-vous donc la peine d'entrer... moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler...
Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n'est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu'il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.
Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, et, saluant de bonne grâce, il répondit:
—Ma foi, monseigneur, j'accepte votre invitation, car j'ai des choses urgentes à vous dire.
—Si j'avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes.
—Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur. On crochète ce qu'on peut... les uns des serrures, les autres des coeurs humains...
—Mais entrez donc, je vous en supplie!
Pardaillan n'hésita pas. Il entra. Le maréchal referma la porte.
Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s'ouvraient deux portes: l'une d'elles donnait sur une sorte de salon. C'est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan.
—Ah! ça, dit Pardaillan qui s'assit, vous m'attendiez donc, monseigneur?
—Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous.
—Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.
—C'est la vérité, répondit Damville.
—Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu?
—C'est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié... ce brave Orthès...
—Le vicomte d'Aspremont!
—Lui-même. Si vous avez de l'amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu'il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu'un instant. Je crois qu'il a quelque chose d'intéressant à vous dire.
—Je l'écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l'un ou à l'autre.
—Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l'espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l'hôtel Montmorency.
«Ah! songea Pardaillan, ce n'est donc pas Gillot!»
—Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et, tandis que vous forciez l'office, il est entré par la grande porte et m'a prévenu de votre visite. J'étais sur le point de me coucher. Mais, pour avoir le plaisir de vous voir, j'ai résolu de veiller. Bien m'en a pris, puisque vous voilà.
—Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule?
—Comment donc! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions!
Cette fois, le vieux routier ne put s'empêcher de pâlir!
Est-ce qu'il allait être livré au bourreau?
Est-ce qu'on allait lui appliquer la question, c'est-à-dire la torture!...
Pourtant, il fit bonne contenance et reprit:
—Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul.
—Monsieur Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre coeur. Quant à être seul, il n'y aura ja mais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d'ailleurs, voyez!
A ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s'ouvraient sur le salon: l'une par laquelle Pardaillan était entré; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d'armes.
Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.
Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma.
Puis il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan: ils avaient tous l'épée à la main.
—Bonsoir, messieurs! dit le vieux routier en saluant.
Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et, cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d'une décharge.
«Je suis pris!» se dit Pardaillan.
—Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m'assassiner.
—Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J'avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci: «Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu'à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d'occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c'est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d'en faire encore. Voici votre épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j'ai la prétention de ne pas sortir d'ici sans vous avoir tué.» Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que Mgr Henry de Montmorency, maréchal duc de Damville, n'a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.
Le maréchal était une véritable bête féroce; mais il avait le culte du courage.
L'attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjecture, firent donc sur lui une profonde impression.
—Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n'avez pas prévu le cas où c'est moi qui vous eusse tué....
—C'était impossible, monseigneur. J'avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste; mais je vous dirai qu'au métier des armes c'est le plus audacieux qui l'emporte, et je suis sûr d'être plus audacieux que vous.
—Soit, mais vous n'avez pas prévu le cas où je n'eusse pas voulu vous accorder l'honneur de me battre avec vous.
—Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.
Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l'oeil les mains de son adversaire.
Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d'un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d'intrépidité. Il s'accota à la haute cheminée et dit lentement:
—Monsieur de Pardaillan, j'ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l'ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe, vous tomberiez mort à l'instant. Je pourrais faire mieux: je pourrais vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours... En effet, qui êtes-vous pour moi? Un ennemi. Vous m'avez trahi à Margency autrefois; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison; vous étiez de mes amis; vous m'avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et, depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Qu'avez-vous à dire à cela?
—Que je ne vous ai pas trahi, monseigneur. Que décidé à me faire votre second loyal dans une entreprise grandiose, je ne voulais pas devenir votre complice dans une entreprise infâme. Capable d'entrer dans le Louvre et d'y arrêter le roi de mes mains, capable si vous me l'aviez ordonné de me saisir de la couronne et de vous l'apporter, capable de tenir tête en rase campagne à l'armée royale si vous m'aviez confié la poignée d'hommes dont vous disposez, je n'étais pas capable de me faire le bourreau d'une femme. Il fallait me demander ce que je pouvais vous donner, monseigneur! Mon épée, mon sang, mon énergie; vous avez voulu faire de moi l'espion de mon fils et le geôlier de celle qu'il aime. Vous avez fait erreur... Vous le savez, du reste, que je ne vous ai pas trahi. Si j'avais voulu vous trahir et faire une fortune du coup, si j'avais voulu vous envoyer à Montfaucon et gagner dans cette ignominie vos propres richesses, je n'avais qu'à aller trouver le roi et lui dire que vous le voulez tuer pour couronner le duc de Guise. Mon silence sur cette affaire vous prouve, monseigneur, que vous vous êtes séparé par votre faute d'un homme capable de garder un important secret, ce qui est rare, croyez-moi.
Le maréchal avait affreusement pâli. Et, lui qui tenait le vieux routier en son pouvoir, ce fut d'une voix suppliante qu'il demanda:
—Ainsi, vous n'avez rien dit à personne de cette affaire?
Pardaillan haussa les épaules avec un suprême dédain.
—Entendez-moi bien, reprit Damville. Sans me dénoncer, chose abominable et monstrueuse dont votre fierté ne saurait s'accommoder, vous auriez pu tout au moins... confier...
«Ah! ah! voilà donc le secret de ce qu'il appelle sa modération, songea Pardaillan. Il veut savoir si je n'ai point parlé!
Et, tout haut, il ajouta:
—A quelles personnes, monseigneur?
—Mais à des personnes qui, elles, n'auraient peut-être pas votre générosité!... A M. de Montmorency, par exemple!
—Et quand cela serait! fit Pardaillan. Vous parliez de vos droits! N'ai-je pas celui de vous traiter en ennemi? N'ai-je pas le droit de donner cette arme à votre frère? C'est plus qu'un droit. Comment! vous séquestrez la fille du maréchal de Montmorency... et je ne parle pas de l'infortunée dame de Piennes! Je prends seulement les choses où elles en sont: vous faites fermer les portes de Paris au maréchal; vous le tenez prisonnier, lui et les siens, et nous, par conséquent! C'est donc que vous préparez le dernier coup qui doit nous écraser tous!... Je vous le déclare, monseigneur, je n'aurais pas le courage de me faire votre dénonciateur, j'ai du moins pensé que je devais tout dire au maréchal votre frère, afin qu'il puisse au moins se défendre...
—Vous avez fait cela! gronda Damville avec un accent de rage et de désespoir.
—Je voulais le faire: mais je ne l'ai pas fait. Ne me remerciez pas. J'enrage d'avoir gardé le silence: c'est mon fils qui m'a empêché de parler. Savez-vous ce qu'il m'a dit?... Plutôt que de révéler un secret confié à notre honneur, un secret dont je ne suis plus le maître, je me tuerais à vos yeux! Que Damville brûle Paris, s'il l'ose, pour s'emparer de nous! S'il faut mourir, nous mourrons du moins sans que nul au monde, pas même un félon comme lui, puisse nous accuser de félonie!... Voilà ce que m'a dit mon fils, et voilà pourquoi je me suis tu, monseigneur!
—Ainsi, fit Damville d'une voix rauque. Montmorency ne sait rien?
—Rien, monseigneur; ni lui ni personne!
Le maréchal poussa un profond soupir. Sa terreur avait été telle qu'il ne songeait même pas à relever ce terme de félon dont Pardaillan venait de le souffleter.
En quelques instants il eut repris tout son sang-froid.
Il fit un pas comme pour se diriger vers celle des portes derrière laquelle se trouvait Orthès et ses arquebuses.
Mais, se ravisant soudain, il se retourna vers Pardaillan.
—Voyons, dit-il brusquement, si je vous offrais la paix?
Pardaillan se leva, s'inclina et demanda:
—Vos conditions, monseigneur?
—Simplement de ne pas me gêner dans ce que je vais entreprendre: vous et votre fils, vous sortirez de l'hôtel Montmorency; vous vous en irez de Paris, au diable si vous le voulez. Je vous ferai remettre deux bons chevaux tout harnachés; dans la sacoche de chacun des chevaux, il y aura deux mille écus.
Pardaillan, la tête baissée, paraissait réfléchir profondément.
—Songez-y, reprit le maréchal. Vous m'avez désarmé par votre fidélité à garder un secret que bien d'autres eussent vendu. Vos insultes, je les oublie. Vos petites trahisons, je les efface. A vous comme au chevalier, je veux le plus grand bien possible. Je ne veux même pas me souvenir que vous vous êtes introduit dans cet hôtel pour me tuer. Je vous dis: Pardaillan, ne soyons ni amis, ni ennemis, soyons neutres. Vous êtes mon prisonnier de guerre. Si fort et si brave que vous soyez, vous ne pouvez lutter contre ces arquebuses, ces hallebardes et ces bonnes épées qui vous cernent; il n'y a pas de fuite possible: vous êtes pris, mon cher. Eh bien, acceptez ce que je vous propose, et vous êtes libre.
—Et si j'acceptais, dit enfin le vieux Pardaillan, comment vous y prendriez-vous, monseigneur? Car je vous sais défiant; sur ma simple parole, vous ne m'ouvririez pas les portes de votre hôtel.
Un éclair de joie, aussitôt éteint, flamboya dans les yeux du maréchal, qui répondit:
—Je ne prendrai que les précautions indispensables; vous allez écrire une lettre au chevalier, assez pressante pour qu'il vienne vous retrouver ici. Un de ces gentilshommes portera cette lettre. Lorsque le chevalier sera ici, lorsque vous m'aurez tous deux donné votre parole de ne pas revenir à Paris avant trois mois, je vous escorterai moi-même avec quelques amis jusqu'à telle porte de Paris que vous me désignerez, et je vous souhaiterai bon voyage. Vous acceptez, n'est-ce pas? fit Damville en frémissant.
—Certes, monseigneur! Avec joie! Avec gratitude!
—Écrivez donc, alors! gronda le maréchal qui, se précipitant vers un meuble, en tira une écritoire et du papier.
Pardaillan ne bougea pas.
—Un mot, dit-il: j'accepte. Mais, malheureusement, je ne puis accepter que pour moi seul.
—Ecrivez toujours! Je me charge de convaincre le chevalier!
—Attendez donc, monseigneur. Je connais mon fils. Vous n'avez pas idée de sa méfiance. Il se méfie de moi. Il se méfie de lui-même. Il se méfie de l'ombre qui suit ses pas. Oui, monseigneur, plus d'une fois j'ai rougi de le voir si méfiant alors que j'ai, moi, un respect sans bornes pour les paroles d'un personnage tel que vous.
—Que signifie? gronda le maréchal.
—Cela signifie, monseigneur, qu'en lisant ma lettre, mon fils s'écrierait: «Comment! mon père est prisonnier du maréchal de Damville et il veut que je l'aille rejoindre, sous prétexte qu'il a fait la paix avec monseigneur! Allons donc! Vous êtes fou, mon père! Est-ce que vous ne savez pas que M. Damville est un fourbe, un félon—c'est mon fils qui parle!—un être pétri de ruse qui voudrait nous tenir tous les deux et nous occire ensemble? Mais sa ruse est par trop grossière. Je suis jeune et veux vivre. Quant à vous, mon père, qui avez assez vécu, mourez tout seul, puisque vous avez eu la sottise d'aller vous fourrer dans la gueule du loup!...» Voilà ce que dirait le chevalier en recevant ma lettre; il me semble l'entendre éclater de rire...
—Ainsi, fit Damville, les dents serrées, vous n'écrivez pas?...
—Cela ne servirait à rien, monseigneur. Et puis, tenez, admettons que, par impossible, mon fils se décide à me rejoindre. Savez-vous ce qui arriverait?
—Voyons!
—Le chevalier n'est pas seulement l'homme le plus méfiant de la terre, il est têtu, monseigneur, à tel point qu'il l'est presque autant que vous. Il s'est logé dans la tête d'arracher de vos griffes la dame de Piennes, sa fille et monseigneur votre frère. Rien ne l'en fera démordre. Moi, vous comprenez, j'accepte avec reconnaissance votre honorable proposition. Mais lui... Savez-vous ce qu'il nous dirait?...»
Pardaillan se campa devant Damville, la main à la garde de sa rapière, le buste droit.
—Il nous dirait ceci, monseigneur: «Ainsi donc, mon père, et vous, monsieur le duc, vous osez me proposer cette vilenie! Fi donc, messieurs! Pour quatre mille écus et deux chevaux tout harnachés d'or, eussiez-vous à m'offrir quatre mille sacs, contenant chacun quatre mille écus, que l'insulte n'en serait que plus forte. Quoi! il y a donc deux hommes au monde qui ont pu croire que le chevalier de Pardaillan pouvait vendre l'épée qu'il tient de son père et, abandonnant deux malheureuses femmes qu'il a juré de sauver, se mettre soi-même au rang des lâches? Ah! mon père, je ne me relèverai pas de l'offense que vous me faites. Revenez à une plus haute et plus digne estime de ce que vous vous devez à vous-même et laissez la honte de ces propositions à M. le duc de Damville qui, lui, a l'habitude de la félonie et de la trahison.»
—Misérable! rugit Damville.
—Un dernier mot, monseigneur! Un seul! Outre les défauts que je viens de vous signaler, le chevalier a encore celui de m'aimer tel que je suis. Il me sait ici! S'il ne me revoit pas au petit jour, il est capable d'aller raconter au roi que vous le trahissez pour Guise... Quitte à se tuer ensuite pour se punir d'avoir fait acte de dénonciateur!
Le maréchal, qui, déjà, s'élançait, s'arrêta comme frappé de la foudre, blême, écumant, terrible. Pardaillan sourit dans sa moustache et murmura:
«Pare celle-là, si tu peux!...
Mais, dans l'esprit du maréchal, affolé par les paroles du vieux routier comme le taureau peut l'être par les banderilles, la fureur et la haine l'emportèrent sur l'épouvante.
—Eh bien, soit! hurla-t-il. J'en courrai le risque! A moi!»
Pardaillan, d'un geste foudroyant, tira sa dague et bondit sur le maréchal.
—C'est donc toi qui mourras le premier! rugit-il.
Mais Damville avait vu venir le coup. Au moment où le poignard s'abattait sur lui, il se laissa tomber à plat sur le tapis! Pardaillan, emporté par l'élan, trébucha; au même instant, la pièce se remplissait de monde, se hérissait de hallebardes et d'épées.
Hagard, le vieux routier voulut alors tirer sa rapière pour mourir au moins en se défendant: vaine tentative! Saisi de tous les côtés à la fois, maintenu par vingt bras, il fut en un instant désarmé, bâillonné, ligoté.
Alors, il ferma les yeux et se raidit dans une immobilité farouche.
—Monseigneur, dit Orthès, où faut-il pendre ce truand?
—Le pendre! fit Damville d'une voix qui tremblait encore de rage. Y pensez-vous? Ce truand possède des secrets qu'il est utile de lui arracher dans l'intérêt de Sa Majesté notre roi...
—On va donc lui appliquer la question? reprit Orthès.
Pardaillan frissonna longuement.
—Oui-da! répondit Damville. Le tourmenteur juré sera prévenu par mes soins, et je veux assister moi-même à la besogne.
—Où faut-il le conduire?
—Au Temple, dit le maréchal.