Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour
XII
OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT
Ce dimanche-là, le chevalier de Pardaillan avait été voir son ami Marillac, comme il faisait presque tous les jours. Les deux jeunes gens se racontaient leurs inquiétudes, leurs joies, leurs espérances; Marillac parlait d'Alice; le chevalier parlait de Loïse.
Plusieurs fois, le comte avait offert à son ami d'aller trouver la reine mère et de lui demander un sauf-conduit pour le maréchal de Montmorency et les siens, Mais le chevalier avait toujours refusé avec obstination.
Toutes les fois que le comte parlait de la reine, de sa bienveillance, de ses promesses, Pardaillan gardait le silence.
«Tout est possible! se disait en effet le chevalier. Qui sait si l'infernale Catherine n'a pas été enfin touchée au coeur! Qui sait si elle ne s'est pas mise à aimer ce fils retrouvé!... Mais qui sait aussi quels pièges peut cacher cette bienveillance trop soudaine?... Quant à la malheureuse Alice, je m'arracherais la langue plutôt que de dire l'affreux secret qu'elle m'a confié dans une heure de délire...
Donc, le chevalier gardait le silence à la fois sur la reine et sur Alice... Seulement, il ne cessait de répéter à son ami:
—C'est le moment de redoubler de prudence, mon cher...
Marillac souriait alors... il était dans cet état de confiance absolue qui est comme un profond sommeil de l'esprit.
Il n'y avait qu'une ombre à son bonheur: la mort de Jeanne d'Albret.
Ce dimanche, il y avait trois jours qu'il n'avait pas vu le chevalier, lorsqu'il le vit entrer.
—J'allais entreprendre de vous relancer à l'hôtel de Montmorency! s'écria le comte en saisissant les mains de son ami... mais qu'avez-vous? Vous me paraissez sombre... préoccupé...
—Vous, au contraire, vous êtes en pleine joie à ce que je vois... vous essayez un costume?...
Le comte de Marillac, en effet, venait de quitter un costume qu'on lui avait apporté et qu'il avait essayé... C'était un habillement de grand seigneur, et tel que la magnificence de ces époques pouvait le concevoir. Mais ce costume si riche était entièrement noir depuis la plume de la toque jusqu'au haut-de-chausses en satin.
—C'est demain le grand jour, dit Marillac en souriant. C'est demain que notre roi Henri épouse Mme Marguerite. Avez-vous vu les préparatifs que l'on a faits à Notre-Dame? Ce sera magique. L'église tout entière est tendue de velours à crépines d'or. Les sièges des époux sont des merveilles...
—Ce sera splendide, fit le chevalier. Je comprends votre joie.
Marillac saisit sa main et la pressa.
—Cher ami, murmura-t-il, ma joie ne vient pas de là... Écoutez... j'avais juré de ne le dire à personne au monde... mais vous, mon ami, vous êtes mon autre moi-même... Demain, il y aura un mariage à Notre-Dame... et, demain soir, il y en aura un autre à Saint-Germain-l'Auxerrois... et je veux que vous soyez là!...
—Quel mariage? demanda le chevalier.
—Le mien!...
—Le vôtre! fit Pardaillan qui ne put s'empêcher de frémir. Et pourquoi le soir?
—La nuit, plutôt; à minuit!... Vous allez comprendre... la reine veut être là pour me bénir... elle se charge de tous les détails de la cérémonie... des amis à elle, des amis sûrs, y assisteront seuls... et vous, mon cher, mon frère! mais n'en dites rien. La reine veut être là, comprenez-vous? Et si on savait!... Ah! Pardaillan. on voudrait savoir pourquoi la mère de Charles IX s'intéresse tant à un pauvre gentilhomme huguenot...
Le chevalier eut un frisson que le comte ne remarqua pas: cette cérémonie mystérieuse, ce mariage de minuit qui devait être tenu secret et auquel Catherine devait assister... Il eut la pensée d'un guet-apens.
«Heureusement que je serai là!» songea-t-il.
Et, comme si le pressentiment d'un malheur l'eût poursuivi, il désigna le costume étalé sur un fauteuil:
—Est-ce dans ce costume que vous allez vous marier?
—Oui, frère, dit Marillac soudain redevenu grave. C'est dans ce costume que je veux assister au mariage de notre roi, et c'est dans ce même costume que, le soir, à minuit, je me rendrai à Saint-Germain-l'Auxerrois...
—Eh quoi! Tout de noir vêtu?
—Écoutez-moi, chevalier, dit Marillac, dont le visage se voila de mélancolie. Je suis dans un bonheur tel que je me demande parfois si je rêve. Vous savez combien j'ai souffert d'être obligé de maudire ma mère... eh bien, cette mère se révèle à moi comme la femme la plus aimante. Vous savez combien J'aime ma fiancée... eh bien, demain, Alice devient ma femme... comprenez-vous que ces deux bonheurs inouïs accablent mon âme!...
—Ainsi, dit le chevalier, pas une ombre à votre bonheur?
—Quelle inquiétude, quelle crainte pourrais-je avoir? Non, mon ami... tout en moi est apaisement et confiance... Et pourtant, oui, tout ce bonheur est comme voilé d'un crêpe.
—Il faut quelquefois écouter les pressentiments.
—Il ne s'agit pas d'un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n'ai rien à redouter. Mais je m'habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, porter le deuil de l'admirable femme qui a été ma vraie mère: la reine de Navarre. La cour semble l'avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu'elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique... il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s'occupe, dit-on d'amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l'amant morfondu. Ah! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, cela me révolte. Et moi qui l'ai vénérée, moi qui l'ai vue mourir, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi... et devant ma femme!
Marillac demeura quelques minutes tout songeur.
—Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle?
—Que voulez-vous dire? fit Marillac en tressaillant.
—Simplement ceci: tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c'est justement dans la nuit où est morte l'infortunée Jeanne d'Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude...
—Je vous avoue que je n'ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais, puisque vous m'y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances?»
Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.
Il eut la sensation que son ami cherchait à s'étourdir, et qu'il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu'il était heureux.
Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné!... Peut-être n'y avait-il en lui qu'un désespoir sans fond... le désespoir d'avoir compris que sa mère voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère!...
Peut-être, disons-nous!
Car, ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.
—Vous ne m'avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre! reprit tout à coup le chevalier.
—Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre, où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l'hommage des seigneurs catholiques, elle s'assit dans un fauteuil de ce salon, où le roi de France vint, en personne, lui témoigner son affectueuse admiration. Moi, j'étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps et ne la trouvai qu'à l'instant où elle s'évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n'oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de... la reine mère...
—De Catherine de Médicis? insista le chevalier.
—Oui, mon ami... Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu'à sa litière, malgré Ambroise Paré, qui lui voulait, sur l'heure, administrer je ne sais quel médicament... Le roi Henri, l'amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière; quelques gentilshommes nous accompagnèrent. La litière, ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval, portant des flambeaux, traversa la foule qui entourait le Louvre. A la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis; cependant, lorsqu'on sut que la litière contenait Jeanne d'Albret mourante, un grand silence se fit, et, ces gens, honteux peut-être, s'écartèrent, mais, dans leur silence même, ce n'était pas le respect de la mort qui apparaissait... Ah! chevalier, quelle nuit!... Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt, où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard... mais c'est de la folie.
—Hum! fit le chevalier.
—Le roi nous comble de ses caresses; la reine mère... je connais ses sentiments...
—Hum! hum! répéta le chevalier.
—Le peuple nous est seul hostile; mais M. de Guise nous assure que les Parisiens n'ont qu'un reste de mauvaise humeur, qui se dissipera lorsqu'on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame...
Et, comme pour éviter d'approfondir les soupçons qu'évoquait l'attitude du chevalier, le comte se hâta de continuer son récit:
—Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit: «Je vous remercie, maître, Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir... Allez!» Sans insister davantage, maître Paré s'inclina, en poussant un soupir, et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d'une étrange épouvante.
—Ah! ah! Ce médecin n'est-il pas de la religion reformée?
—Oui, chevalier.
—Et vous dites qu'il n'insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine? Et vous dites qu'il avait l'air épouvanté?
—En effet. Mais n'était-ce pas naturel? Ce mal foudroyant...
—Non, comte! Ambroise Paré est un homme énergique. S'il n'a pas insisté, s'il a été épouvanté, s'il a reculé, enfin...
—Que voulez-vous dire, chevalier? s'écria Marillac avec agitation.
—Rien, fit sourdement le chevalier. Je m'étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami...
—Oui... laissons de côté les soupçons.
—Ah! vous avez dit enfin le mot! Vous aussi, vous soupçonnez...
—Quoi? balbutia le comte.
—Un crime!...
Marillac pâlit. Son regard se détourna de Pardaillan.
—Eh bien, oui, dit-il enfin; je crois à un crime! La reine de Navarre avait des ennemis acharnés; plus d'une fois, elle a failli succomber. Peut-être, un de ces ennemis... un de ces hommes qui ne reculent pas devant le forfait... je donnerais ma vie pour le connaître, celui-là...
Marillac passa la main sur son front. Et, comme le chevalier gardait le silence, il continua:
—Mais peut-être, après tout, n'est-ce qu'un soupçon sans valeur.
—Peut-être! fit le chevalier. Vous disiez donc que le médecin du roi se retira.
—Et aussi nous tous, reprit Marillac, avec un empressement fébrile. Le roi Henri demeura seul près de sa mère. Pendant trois longues heures, nous attendîmes dans la pièce voisine. Enfin, l'aube entra dans cette salle où nos douleurs silencieuses étaient rassemblées, et fit pâlir les flambeaux. Ce fut à ce moment que le roi Henri sortit de la chambre de sa mère... Que lui avait-elle dit? Quelles furent ses suprêmes confidences? Qui sait?... Oui, qui sait si l'étrange hallucination qui s'empara de moi ne fut pas une vérité?... Car, comme je me trouvais près de la porte, il me sembla, un moment, saisir quelques lambeaux de la parole royale et funèbre... «Je meurs assassinée, disait la voix rauque de la mourante, mais je vous ordonne de l'ignorer... feignez de croire à une mort naturelle... ou, sans cela... vous seriez frappé à votre tour. Mais prenez bien garde, mon fils... Ah! oui, gardez-vous!...» Ces paroles, quand j'y pense, furent sans aucun doute une imagination de mon esprit ébranlé... Le roi Henri reparut à nos yeux et nous fit signe d'entrer.
Marillac étouffa un sanglot et deux larmes, qu'il ne songea pas à essuyer, coulèrent de ses yeux.
—Nous entrâmes donc, poursuivit-il. Quand je vis cette généreuse reine, cette guerrière qui avait étonné nos vieux généraux, quand je vis cette mère admirable qui avait abandonné la vie paisible de son palais pour se jeter dans la vie des camps, qui avait vendu jusqu'à son dernier diamant, pour payer les soldats de son fils, quand je vis celle qui m'avait tiré du néant, arraché à la mort, oui, quand je la vis livide, il me sembla que j'allais mourir moi-même et je demeurai comme stupide, dans un anéantissement de mes forces et de ma pensée... Elle dit au prince de Condé: «Ne pleurez pas, mon cher enfant. Peut-être suis-je la plus heureuse...» Nous l'entourions, tâchant de refouler nos sanglots... Son regard trouble fit le tour de cette assemblée d'hommes d'armes, penchés sur le lit d'une reine mourante.
Et j'ai retenu ses dernières paroles... Les voici, chevalier:
«Monsieur l'amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris... Rassemblez toutes nos forces... non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout... Sous les ordres du roi, monsieur l'amiral, vous avez le commandement suprême... Henri, ajouta-t-elle en s'adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils... je vous bénis, mon enfant... Soyez toujours près de lui, au camp, à la ville et à la cour... Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous... Toi, mon vieux d'Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, grâce à vous, les grandes injustices prendront fin... le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots... ayez confiance... notre cause est grande... qu'est-ce que le bonheur de l'humanité sans la liberté?... Adieu à tous...»
—A ces mots, les sanglots éclatèrent. Je crus que tout était fini... mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d'approcher... J'obéis et tombai à genoux, près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine... et c'est moi qui ai recueilli son dernier soupir...
Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n'expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s'arrêter devant Pardaillan et continua d'une voix plus sourde:
—Oui, chevalier, c'est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre... mais, peut-être, à ma douleur filiale se mêla, dans cette minute terrible, une horreur qui me fit comprendre l'épouvante que j'avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi... En effet, lorsque je fus tout près d'elle, Jeanne d'Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l'agonie, murmura distinctement: «Prends sarde, mon enfant, prends garde!... Ecoute... il faut que tu saches...» Que voulait me dire la reine? Quel secret allait s'échapper de ses lèvres crispées? Je ne le saurai jamais, chevalier! car, à ce moment, la reine entra en agonie... Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche... Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée... puis, une légère secousse l'agita... puis, ce fut fini, la reine était morte... morte... et son regard semblait encore s'attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux...
Marillac se tut.
A travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s'échappèrent.
—Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d'avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes... Mais, dites-moi... pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant?
Marillac alla à une armoire, dont il portait la clef sur lui et, l'ouvrant, il en tira un coffret d'or qu'il posa sur une table.
—Ce coffret, chevalier, m'a été donné par une personne auguste. Je l'avais à mon tour offert à la reine de Navarre, qui s'en servait pour y mettre ses gants... Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir... le souvenir de mes deux mères.
—Ainsi, dit lentement le chevalier, c'est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret?
—Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.
Les deux hommes se regardèrent.
Et, sans doute, chacun d'eux put lire chez l'autre la pensée terrible qui l'agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.
Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d'or. Il baissa la tête. Et, soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu'à ses lèvres, comme s'il n'eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura:
—Mon sang... je le donnerais jusqu'à la dernière goutte... pour savoir la vérité... oh! chevalier... cette vérité... Ce n'est pas possible!... Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l'instrument de mort... que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère... et que moi... moi... leur fils à toutes deux... aie porté à l'une le poison que lui envoyait l'autre!
—Comte! Comte! s'écria le chevalier, vous avez raison... ce serait trop horrible...
—Ah! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit!... Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs... Catherine m'aime... j'en suis sûr... elle est ma mère... ma mère!...
En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.
Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs ceux que portait Jeanne d'Albret, la nuit de sa mort.
Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.
Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et, lui-même, alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d'or dans l'armoire.
Il y eut alors entre les deux hommes un long silence lourd d'angoisse.
L'action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l'esprit de Marillac un soupçon qu'il n'osait s'avouer à lui-même.
Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent, en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.
Et il assista, muet d'horreur, à l'abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.
La mort inexplicable de Jeanne d'Albret, ses mystérieux avertissements, ce regard de terreur qu'elle avait eu en lui montrant le coffret d'or, cette mort fit rentrer le soupçon dans l'esprit du comte.
Quel soupçon? Que Catherine avait assassiné Jeanne d'Albret.
Non! Oh! non! Il ne voulait pas y croire!
S'il accusait Catherine, s'il acceptait cet infâme soupçon, s'il admettait sa mère meurtrière, c'est donc que sa mère se jouait de lui!
C'est donc qu'elle mentait en lui garantissant la dignité d'Alice! C'est donc qu'Alice était une créature de Catherine!
Si Alice l'avait joué, si Alice était indigne, si son amour s'effondrait!... Oh! mille morts plutôt! Il fallait, de toute son énergie, repousser le soupçon.
Voilà dans quels abîmes tournoyait l'âme du comte de Marillac.
Voilà pourquoi il s'arracha violemment à sa méditation. Voilà pourquoi, éclatant de rire, il alla ramasser la clef que le chevalier avait jetée, la remit tranquillement à la serrure de l'armoire et s'écria joyeusement:
—Par Dieu, mon cher ami, je crois que nous sommes fous... C'est votre faute aussi! Pourquoi m'avoir parlé de la mort de Jeanne d'Albret? Ah! oui, j'y suis. C'est ce costume noir qui est cause de tout... Eh bien, oui, mon cher, |e me marierai en noir, je veux porter le deuil de la grande amie que je pleurerai toujours... Parlons d'autre chose, voulez-vous?
—Volontiers, comte, dit le chevalier en essuyant la sueur froide qui mouillait ses tempes. Un dernier mot, toutefois.
—Parlez, cher ami.
—C'est bien décidément demain que doit avoir lieu votre mariage?
—Demain soir, à minuit, à Saint-Germain-l'Auxerrois... Mais vous êtes seul à le savoir.
—Et vous désirez que j'y assiste?
—Mon bonheur ne serait pas complet si vous n'étiez là.
—Bon. Comment et à quelle heure entrerai-je dans l'église?
—Trouvez-vous à onze heures à la petite porte qui donne sur le cloître... mais soyez seul.
—Très bien, mon cher comte!...
Et le chevalier songea:
«J'y serai avec quelques bonnes épées que je connais. Car, je veux donner mon âme au diable, si la douce Catherine ne cherche pas à faire assassiner son fils!...»
—Sortons, voulez-vous? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l'eau, et nous viderons bouteille...
—Je ne demande pas mieux, car, moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l'air fiévreux...
—Non, je n'ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous? le bonheur est égoïste... mais, une chose que je remarque parfaitement, c'est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste...
—Triste? Non pas... mais inquiet.»
Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés...
—Et le sujet de cette inquiétude? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.
—Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu'il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.
—Quoi? Vous n'en avez aucune nouvelle?
—Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l'hôtel de Montmorency en disant au suisse que, s'il n'était pas rentré au matin, c'est qu'il aurait entrepris un voyage. Quel peut être ce voyage? Et comment a-t-il pu sortir de Paris?
—C'est un homme d'une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.
—Je le sais. Aussi, ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et, d'ailleurs, s'il y eût un danger immédiat, il m'eût prévenu. Seulement, pendant qu'il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.
—Voyons votre plan, fit Marillac.
—Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis, mardi prochain. Il m'a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j'attaque avec vigueur. En outre, il s'arrangera pour que le pont soit baissé au moment où je l'attaquerai... Je compte sur vous, mon cher ami.
—Très bien. Mardi, quelle heure?
—Mais, vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal, de qui j'ai pu obtenir qu'il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine...
—Bon. Je vous promets de vous en amener autant.
—Ah! si mon père était là!...
—Il sera rentré d'ici mardi, sans doute... Mais que veut tout ce monde?...
—Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux!... Avançons.
—En voilà deux! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.
Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s'étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose, devant la porte d'un couvent. Et cette foule criait:
«Miracle! Noël!...»
Les deux jeunes gens avaient continué à avancer jusqu'au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s'embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis, tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.
La foule, tout en s'agenouillant, clama d'une voix le cri qu'elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis:
«Mort aux huguenots!...»
C'est à ce moment que la voix en question cria:
«En voilà deux!...»
Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d'une quinzaine de gentilshommes, qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu'il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l'épée à la main.
Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.
«Place! Place!» vociféraient les gentilshommes en essayant d'arriver jusqu'à leurs deux victimes.
Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer.
C'est pourquoi la foule ne s'ouvrit pas: elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.
Les deux jeunes gens échangèrent un regard; ils semblaient se dire:
«Nous allons mourir là, mais, avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns?»
—Tue! Tue! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart!...»
Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule; des milliers de poings se levèrent...
Mais, à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant:
«Miracle!... Voici le saint!...»
Le saint, c'était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent où son supérieur l'avait rappelé, la mission laïque du frère étant terminée, le moine Lubin, donc, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier, s'en venait à lui, la larme a l'oeil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l'avait gratifié à la Devinière.
«Ce digne chevalier! Ce cher ami!» bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.
Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l'épée à la main.
Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes, dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.
—Attention! dit-il à Marillac, voici la meute... Voyez-vous, à votre gauche, cette encoignure sous l'auvent?
—Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.
—Allons-y d'un bond. Là, nous pourrons tenir tête... Attention! Vous y êtes?
Les deux amis se fendirent ensemble: un double hurlement éclata; deux des plus avancés tombèrent.
Marillac, alors, obéissant à la manoeuvre indiquée, se rua vers l'encoignure, en fourrageant de l'épée; la foule s'écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s'aperçut qu'il était seul.
—Pardaillan! rugit-il.
Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.
A ce moment, il fut saisi par-derrière, paralysé, dans l'impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l'intérieur du couvent.
Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé:
Au moment où Lubin arrivait près de lui, l'un des gentilshommes, qui escortait Maurevert, lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu'il se fendit à fond et par un coup droit, traversa l'épaule de son adversaire. A l'instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l'encoignure qu'il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l'enserra dans ses bras, en bégayant:
«C'est donc vous... Ah! que je suis heureux... Venez boire...»
D'une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine, qui alla rouler à terre en murmurant:
«L'ingrat!...»
A ce moment, cent bras s'abattirent sur le chevalier; son épée fut brisée; en un instant, ses vêtements en lambeaux; le chevalier voulut saisir sa dague: Maurevert l'enleva.
Alors, on vit un spectacle inouï.
Désarmé, sanglant, le chevalier avait sur lui une masse humaine qui s'efforçait de l'écraser.
Et cette masse, il la soulevait, la secouait, la dispersait d'un formidable roulis des épaules; elle se reformait, l'accablait; il l'entraînait, roulait avec elle, se relevait, mordant, frappant de ses deux poings comme de deux béliers; des gens ensanglantés tombaient autour de lui; des hurlements effroyables, tout autour, éclataient dans la foule, tandis que le groupe frénétique attaché à lui luttait dans un silence farouche.
Presque assommé, du sang plein le visage et la bouche, Pardaillan, formidable, secouait la grappe humaine, comme le sanglier, enfin coiffé, peut secouer la meute.
Il soufflait d'un souffle rauque et bref.
Un brouillard flottait devant ses yeux. Il ne songeait plus à rien... à rien qu'à atteindre Maurevert qui, à dix pas, commandait la manoeuvre, à le saisir, à l'étrangler avant de mourir.
Une clameur plus terrible retentit soudain:
Le chevalier venait de tomber une dernière fois et ne se relevait plus: à chacune de ses jambes, à chacun de ses bras, à sa poitrine, deux hommes, trois, quatre, toute une foule pesait.
«Des cordes!» vociféra alors Maurevert.
Quelques secondes plus tard, Pardaillan, solidement lié, était emporté dans le couvent; sur la chaussée, une dizaine de blessés étanchaient leur sang.
Et la foule, saisissant Lubin, le soulevait, le portait en triomphe et l'acclamait. C'était le saint qui avait arrêté l'hérétique! C'était le saint qui, rien qu'en l'enlaçant de ses bras, lui avait ôté sa force!
Maurevert était entré dans le couvent et avait eu une assez longue conférence avec le prieur. A la suite de cette conférence, il s'était fait conduire dans la cellule où le comte de Marillac avait été enfermé. Il portait sous son bras l'épée du comte.
—Monsieur, dit-il en entrant, vous êtes libre, voici votre épée.
Marillac ne témoigna ni joie ni surprise. Il saisit froidement la lame qu'on lui tendait et la remit au fourreau.
—Monsieur de Maurevert, dit-il, j'espère que nous nous retrouverons, dans des conditions meilleures, c'est-à-dire à un moment où vous n'aurez pas pris la précaution de vous entourer de vingt spadassins pour attaquer deux hommes.
—Monsieur le comte, nous nous retrouverons quand il vous plaira, dit Maurevert en grondant.
—Après-demain matin, voulez-vous?
—Soit.
—Dans les prés du passeur?
—Le lieu et l'heure me conviennent; mais laissez-moi vous dire, monsieur le comte, que je ne comprends pas la querellé que vous me faites, au moment où je vous sauve la vie.
—Vous me sauvez la vie, vous! fit Marillac avec un dédain qui fit pâlir Maurevert.
Le bravo eut un éclair de joie dans les yeux. Mais il se contint et reprit:
—C'est sans doute un grand honneur pour moi, mais cela est. Je suis arrivé devant le couvent à l'instant même où la foule, furieuse de je ne sais quoi, allait se ruer sur vous. Avec mes amis, je vous ai pris et transporté ici. Sans moi, vous étiez donc mort, monsieur le comte.»
Marillac avait écouté ces explications avec une surprise étonnée.
—Monsieur, dit-il alors, s'il en est vraiment ainsi, je ne puis qu'être surpris. Je ne suis pas de vos amis, je crois...
—Eh! avais-je besoin que vous fussiez mon ami pour essayer de vous tirer des mains de ces enragés! Qui n'en eût fait autant à ma place?... Et puis, je dois vous l'avouer, j'avais une raison secrète de me jeter à votre secours...
—Quelle est cette raison, monsieur?
—Le désir que j'ai d'être agréable à la reine mère, dit Maurevert en s'inclinant avec un respect outré.
Marillac tressaillit et pâlit. Déjà Maurevert continuait:
—Si je ne suis pas de vos amis, monsieur le comte, si nous nous sommes même un peu regardés de travers à la dernière fête du Louvre, je n'en ai pas moins l'insigne honneur d'être des amis de la reine. Et savez-vous ce que la reine m'a dit tout récemment, à moi et à quelques autres de ses fidèles? Elle a dit, en propres termes, qu'elle vous considérait comme un parfait cavalier, qu'elle avait pour vous une véritable affection et qu'elle priait tous ses amis de vous protéger en toutes mauvaises occasions où vous pourriez vous trouver...
—La reine a dit cela! s'écria Marillac d'une voix altérée.
—Ce sont ses augustes paroles que j'ai l'honneur de vous répéter, monsieur le comte. Aussi, tout en acceptant le rendez-vous que vous me faites l'honneur de me donner, je vous prie de me tenir pour votre très dévoué.
Maurevert, après s'être incliné, fit un pas pour se retirer.
—Attendez, monsieur! dit Marillac.
Sombre, bouleversé, la voix tremblante, malgré tous ses efforts, il reprit:
—Monsieur, les paroles que vous prêtez à Sa Majesté ont pour moi une importance de vie ou de mort. Me jurez-vous que la reine s'est bien exprimée ainsi, en parlant de moi?
—Je vous le jure! dit Maurevert, avec une évidente sincérité. Je dois même ajouter que, si les paroles de la reine étaient affectueuses, le ton l'était plus encore. Ce n'est un secret pour personne, monsieur le comte, que vous êtes fort avant dans les faveurs de Sa Majesté, et qu'elle vous destine un haut commandement dans l'armée que M. l'amiral va conduire aux Pays-Bas.»
Un soupir, qui ressemblait à un rugissement, gonfla la poitrine de Marillac.
«Ma mère! ma mère! balbutia-t-il au fond de lui-même. Serait-ce donc vrai? Me serais-je donc trompé?...»
—Monsieur de Maurevert, reprit-il tout haut, je regrette de vous avoir mal accueilli.
—Tout le monde s'y fût trompé, monsieur le comte!
—Adieu donc et merci. Veuillez, je vous prie, me conduire à M. de Pardaillan, afin que nous partions ensemble.
—Monsieur le comte, je vous le répète: vous êtes libre. Mais, quant à M. de Pardaillan, c'est autre chose, vu que M. de Pardaillan est rebelle, accusé de lèse-majesté et que c'est mon devoir de l'arrêter.
—Vous l'arrêtez?
—C'est fait.
—De quel droit? Êtes-vous donc officier des gardes?
—Non, monsieur. J'ai simplement reçu un ordre d'avoir à me saisir de la personne de M. de Pardaillan, et j'étais justement à sa recherche, quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer.
—Un ordre! gronda Marillac. De qui?
—De la reine mère!
Sur ce mot, Maurevert, saluant une dernière fois le comte, sortit, laissant la porte ouverte. Marillac demeura un moment tout étourdi. Mais bientôt, se frappant le front, il murmura:
«Cette fois, je vais voir quelle peut être l'affection de la reine pour moi!...»
Marillac sortit de la cellule et se trouva dans un couloir en présence d'un moine, qui le salua et lui dit:
—Monsieur le comte, je suis chargé de vous faire sortir du couvent par une porte de derrière.
—Pourquoi pas par la grande porte?
—Écoutez, monsieur, fit le moine en souriant.
Marillac écouta. Au loin, vers la rue, il entendit une rumeur furieuse.
«Cela, reprit le moine, c'est la voix du peuple qui réclame sa victime. Et sa victime, c'est vous. Mais nous savons trop quelle serait la douleur de notre grande reine, s'il vous arrivait malheur... Venez donc, monsieur.»
Marillac, sans plus d'observations, suivit le moine, qui le conduisit jusqu'à une petite porte donnant sur une ruelle solitaire.
Le comte prit aussitôt le chemin du Louvre.
XIII
LE TEMPLE
Si vite que Marillac eût pris sa course vers le Louvre, Maurevert y arriva avant lui. Les ailes de la haine sont encore plus rapides que celles de l'amitié.
Il paraît que Maurevert était attendu avec impatience dans cette partie du Louvre, où se trouvaient les appartements de la reine mère. Car, à peine le capitaine des gardes, Nancey, l'eut-il aperçu, qu'il lui fit signe de le suivre et, le conduisant par un couloir privé, l'introduisit dans une antichambre où se trouvait la suivante florentine Paola, laquelle, à son tour, l'introduisit aussitôt dans le fameux oratoire.
Catherine de Médicis était là, écrivant fiévreusement; elle avait devant elle un monceau de lettres déjà terminées. Car la reine écrivait toujours elle-même. Soit défiance naturelle, soit besoin d'assouvir sa dévorante activité, elle n'eut jamais de secrétaire.
A l'entrée de Maurevert, elle leva la tête, fit un signe bref pour lui ordonner d'attendre et acheva la phrase commencée.
Maurevert avait bon oeil.
Il essaya de démêler les suscriptions de toutes les lettres déjà cachetées, que la reine avait rejetées sur la table, au hasard. Et il put constater que presque toutes ces lettres étaient adressées aux gouverneurs des provinces.
A ce moment. Catherine, levant brusquement la tête, surprit le regard de Maurevert.
—Vous essayez de savoir à qui j'écris? demanda-t-elle. J'aime les gens curieux. La curiosité est un signe d'intelligence. Allez à cette fenêtre...
—Je supplie Votre Majesté de croire...
—Obéissez donc...»
Maurevert alla à la fenêtre, tremblant et flairant quelque terrible surprise.
—Que voyez-vous dans la cour? demanda Catherine.
—Je vois une trentaine de courriers de Sa Majesté, à cheval, prêts à partir.
—C'est bien, demeurez où vous êtes, reprit la reine qui, en même temps, frappa un timbre d'un coup de son petit marteau d'argent.
Un homme entra qui, stylé d'avance, saisit toutes les lettres cachetées et sortit en toute hâte, sans avoir dit un mot. Deux minutes plus tard, Maurevert vit appa raître dans la cour le même homme. Il remit une lettre à l'un des courriers, et le courrier partit aussitôt à fond de train; puis il passa au deuxième, qui partit à son tour, puis au troisième... Au bout de cinq minutes, tous les courriers étaient partis.
—La prochaine fois que vous verrez votre ami le duc de Guise, dit tranquillement Catherine, vous lui direz que vous avez vu partir mes courriers porteurs de dépêches pour chacun de nos gouverneurs. Vous ajouterez que chacune de ces dépêches donne l'ordre à nos gouverneurs de rassembler leurs troupes et de marcher sur Paris, pour y arrêter les insensés qui ne craignent pas de conspirer contre le roi. Dans quelques jours, monsieur de Maurevert, soixante mille hommes marcheront sur Paris, pour protéger le roi!
Maurevert sentit un long frisson lui courir le long des reins, comme si la hache du bourreau se fût levée sur son cou.
«Je suis perdu», murmura-t-il en s'inclinant.
Catherine le regarda un instant avec une sombre expression de doute, de mépris et de triomphe.
Elle avait d'ailleurs menti.
Ses lettres contenaient l'ordre au gouverneur d'arrêter tout courrier qui ne serait pas muni d'un sauf-conduit, tout fuyard venant de Paris, et de faire saisir tout huguenot dans une sorte de vaste rafle.
«Relevez-vous, monsieur», reprit la reine.
Maurevert obéit.
—Si vous êtes franc, poursuivit Catherine, je vous donne vie sauve.
Un rugissement de joie souleva la poitrine de Maurevert. La reine ne le faisait pas saisir. La reine discutait encore avec lui. Donc, il était sauvé.
—Où en est la conspiration de M. de Guise? demanda froidement Catherine de Médicis.
—Madame, répondit enfin Maurevert en faisant un effort surhumain pour assurer sa voix, je jure sur le Christ que je n'ai pas conspiré.
—Et qui vous dit que vous conspirez? Allons donc, pour conspirer, il faut être quelqu'un! Seulement, vous n'êtes pas sans avoir écouté autour de vous. Que savez-vous?
—Eh bien, madame, on espère que Sa Majesté le roi ne voudra pas prendre contre les hérétiques les mesures nécessaires.
—Et alors?...
—Alors, madame, comme Paris est en pleine fermentation, on en profitera pour se faire désigner par la noblesse, par la bourgeoisie et par le peuple, comme le capitaine général des catholiques...
—Et alors?...
—C'est tout, madame!
—Vous mentez, monsieur de Maurevert!
—Madame, sur le chevalet de torture, je ne pourrais dire plus. Cependant... je pense... mais c'est une simple supposition...
—Dites toujours.
—Je pense que, maître de Paris, capitaine général des forces catholiques, on en profiterait peut-être, si les circonstances étaient favorables... pour mener directement Sa Majesté le roi...
«Est-ce que vraiment il ne sait rien?» songea la reine.
Maurevert, maintenant, s'était repris. Son visage était redevenu impénétrable.
—Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez rendu plus d'un service, et vous en rendrez d'autres sans doute.
—Ma vie appartient à Votre Majesté! qu'elle en dispose!
—Je vous pardonne, dit Catherine. Quant au duc de Guise, s'il veut être capitaine général, il le sera. J'aime les emportements de sa foi. Elle va jusqu'à le faire conspirer pour.. imposer au roi ses volontés. Je pense comme lui. Et, pour l'aider à convaincre le roi, je fais venir à Paris une armée complète. Alors nous verrons. Quant à vous...
Elle le fixa de son regard aigu.
Maurevert soutint l'examen avec le courage suprême du désespoir.
—Quant à vous, continua Catherine en traçant quelques mots sur un parchemin, voici ce que je puis faire pour vous.
Maurevert essayait ardemment de lire de loin.
«L'ordre de m'envoyer à la Bastille?» songeait-il.
La reine lui tendit le papier: c'était un bon de cinquante mille livres sur la cassette de la reine mère.
Un frémissement de joie secoua Maurevert qui s'inclina avec respect, mais sans exagération.
«Décidément, il ne sait rien, pensa Catherine qui avait suivi attentivement l'effet de sa générosité... L'heure approche, continua-t-elle; vous allez, mon cher monsieur, aller vous poster chez le chanoine Villemur, avec votre ami, cet ami dont vous me parliez.
—Mais, madame, fit Maurevert, cet ami est déjà payé, déjà à son poste. Et les cinquante mille livres que Votre Majesté veut bien m'octroyer...
—Sont pour vous dédommager d'un injuste soupçon, fit Catherine avec son plus charmant sourire, et aussi pour vous récompenser des nouvelles que vous m'apportez. Deux hérétiques ont été arrêtés grâce à votre intervention; oui, je sais déjà cela... Qu'avez-vous fait de ces deux hommes?
—J'ai rendu la liberté à l'un d'eux...
Une expression de surprise et d'inquiétude se peignit sur le visage de la reine.
—Celui à qui j'ai rendu la liberté, continua Maurevert, celui que je crois bien avoir sauvé des mains de la foule furieuse, c'est un huguenot d'importance... Mais j'ai cru remarquer que Votre Majesté le tenait en estime... C'est celui qu'on appelle le comte de Marillac.
La reine n'eut pas un tressaillement. Elle demeura souriante, presque indifférente. Mais Maurevert eût frémi d'épouvanté s'il avait pu entendre le rugissement du coeur de cette mère. Sans la moindre émotion, elle dit très simplement:
—Vous avez bien fait d'épargner M. de Marillac; il est de mes amis... Et l'autre?
—L'autre, madame! Daigne Votre Majesté me permettre de lui rappeler une promesse qu'elle a bien voulu me faire?
—Laquelle? dit la reine étonnée.
—Madame, je porte au visage une marque ineffaçable. Tant que je n'aurai pas vengé d'effroyable manière l'insulte...
—Ce coup de fouet? dit la reine.
—Oui, madame, fit Maurevert en grinçant des dents. On dirait, en effet, un coup de cravache... Eh bien, madame, l'homme que j'ai pris devant le couvent, c'est celui qui m'a marqué!
—Le chevalier de Pardaillan?
—Oui, Majesté...
«Ah! décidément, songea Catherine, en frémissant de joie, c'est un homme admirable que ce Maurevert!»
—Madame, reprit le bravo, j'ose vous rappeler que vous m'avez donné cet homme pour en faire ce que bon me semblerait...
—Où est-il? demanda Catherine.
—Enfermé dans une cellule de couvent.
—Et où voulez-vous le mettre?
—A la Bastille, si Votre Majesté m'en donne l'ordre.
—Et que voulez-vous faire de ces deux hommes? reprit-elle tout à coup.
—Votre Majesté a dit: ces deux hommes?
—Oui, l'autre... le père, le vieux truand, a été pris chez M. le maréchal de Damville qui m'en a fait prévenir: il est au Temple. M. le maréchal, pour des raisons que j'ignore, m'a demandé un ordre d'avoir à questionner ce vieux diable à quatre. M. le maréchal veut assister lui-même à la question. Mais tout cela est assez grave, en somme. Aucun jugement n'a été pris... J'avoue que je suis assez surprise de l'attitude du duc de Damville; il veut faire là un métier qui n'est pas le sien... Ah! est-ce que, par hasard, le Pardaillan posséderait des secrets précieux?
—Que Votre Majesté m'en donne l'ordre et je saurai bien lui arracher ces secrets!
—Vous comprenez que je n'ai aucun sujet de haine contre ce Pardaillan auquel vous en voulez tant...
—Le chevalier a insulté Votre Majesté en plein Louvre...
—Ce n'est pas bien sûr qu'il ait eu pensée de m'offenser. Et ce jeune homme a d'ailleurs rendu un grand service au roi en sauvant un jour sa cousine d'Albret qu'il tira d'une fort mauvaise situation. Hélas! pauvre reine de Navarre!... Cela ne l'a pas empêchée de mourir... c'est un grand malheur...
Maurevert eût vainement entrepris de suivre la pensée tortueuse de la reine.
Elle reprit avec un soupir:
—Je vous ai donné ces deux hommes, je ne m'en dédirai pas. Il faudrait donc, pour bien faire, les mettre ensemble... Et, puisque le vieux se trouve au Temple, c'est donc au Temple que nous enverrons le jeune?
En même temps, elle signait un ordre d'arrestation.
—Ah! madame, au Temple ou à la Bastille, peu importe, pourvu que je les tienne... surtout le chevalier!
—Et vous dites que vous vous chargeriez de les questionner?
—Oui, madame. Et cela suffira à ma vengeance.
—Prenez-les donc, dit la reine en tendant l'ordre d'arrestation.
Maurevert s'en empara avidement, et s'inclinant:
—Votre Majesté me donne-t-elle congé?
—Un moment, Maurevert. Quand comptez-vous appliquer la question à vos deux ennemis?
—Dès tout à l'heure, madame. Le temps de faire transférer le chevalier au Temple et de faire prévenir le tourmenteur juré.
—Qui ne voudra instrumenter qu'en présence des juges!
—C'est vrai! fit Maurevert atterré.
—A moins qu'il n'ait un ordre positif, reprit la reine.
Et elle écrivit rapidement quelques mots sur un papier qu'elle tendit à Maurevert.
C'était un ordre d'avoir à appliquer la question ordinaire et extraordinaire aux deux Pardaillan, dans la prison du Temple, le samedi 23 août, à dix heures du matin.
—Il faudra donc que j'attende jusque-là! grinça Maurevert.
—Eh! mon cher monsieur, j'ai patienté plus que vous, moi. Qu'est-ce que cinq jours? Car nous sommes à dimanche soir...
—C'est vrai. Que Votre Majesté me pardonne!
—Un dernier mot. Je ne veux personne dans la chambre des questions; personne que vous et le maître bourreau. Est-ce entendu?
—Votre Majesté peut se rassurer.
—Et vous me rapporterez fidèlement les aveux de ces deux hommes?
—Je vous le jure, madame!
—C'est bien. Maintenant, sachez une chose, monsieur. C'est que je vous donne la vie de ces deux hommes contre la vie de M. de Coligny que m'a promise... votre ami.
—Dès demain matin, madame, mon ami prendra position dans le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois...»
—Maurevert se retira la tête en feu, la gorge sèche, avec une joie effroyable dans le coeur.
«Voilà qui se dessine, murmura Catherine de Médicis... Monsieur l'amiral, dites un pater et un ave, si toutefois vous savez vos prières... Quant à ces deux spadassins, je saurai quel secret Damville voulait leur arracher... il y a justement dans la chambre des tortures du Temple un cabinet noir où je serai à merveille pour tout entendre.»
A ce moment, Paola, la suivante florentine, entra et dit:
—Madame, M. le comte de Marillac est dans votre antichambre qui s'entretient vivement avec M. de Nancey.
Le sourire de la reine demeura figé sur ses lèvres.
—Et que veut-il, ce cher comte?
—Je crois qu'il prie le capitaine de demander pour lui une audience immédiate à Votre Majesté.
—Eh bien, va dire qu'on peut l'introduire.
Et son sourire se fit plus doux encore, plus paisible, d'une expression plus sereine, tandis qu'elle grondait:
—Que ne puis-je te faire arrêter, toi aussi! Ce serait si simple!... Oui... mais s'il parlait!... Non, non... Patience, patience... encore un jour!... Si je le tuais maintenant, d'ailleurs, cette pécore d'Alice serait capable... Allons donc! je les tiens tous les deux! ne gâtons rien!...
—Bonjour, mon cher comte... on me dit que vous désirez m'entretenir...
Marillac venait d'entrer.
La reine écarta de la main les lettres qui étaient devant elle.
Le comte, pâle, agité, violemment ému, s'approcha sur un signe qu'elle lui adressa.
—Voyons, reprit Catherine, qu'êtes-vous venu me demander?... Si tout est prêt pour la cérémonie de demain soir?
Marillac fléchit le genou.
—Votre Majesté, dit-il d'une voix tremblante, me comble d'une telle bienveillance que je serais ingrat de douter... Non, madame, ce n'est pas de moi qu'il s'agit. Je suis venu demander grâce.
—Grâce? fit la reine avec étonnement.
—Ou plutôt justice. Un de mes amis vient d'être saisi. Un ami, madame! Un frère!
—Il suffit, comte, dit la reine avec émotion. Il suffit que vous aimiez cet homme pour que je lui veuille tout le bien que je vous veux à vous-même. Son nom?
—Hélas! madame. Il a eu le malheur de vous déplaire à deux reprises différentes: une première fois, dans une entrevue qu'il eut avec vous au Pont de Bois, dans cette même salle où j'eus, moi, le bonheur de vous connaître! Une deuxième fois, au Louvre, dans le cabinet de Sa Majesté le roi...
—Comte, dit Catherine de sa voix mélancolique, tant de gens m'ont déplu... je tâche à les oublier...
Marillac jeta un regard ardent sur la reine.
—C'est le chevalier de Pardaillan», dit-il.
La reine parut chercher un instant dans sa mémoire, puis frappant ses deux mains l'une contre l'autre:
—Ah! oui!... Eh bien, j'avais complètement oublié ce jeune homme à qui je me souviens maintenant d'avoir offert d'entrer à mon service. Et vous dites qu'il est arrêté?
—Oui, madame. Et je viens vous prier de lui rendre la liberté. Je me porte garant que le chevalier n'a rien pu entreprendre ni contre le roi ni contre Votre Majesté.
—Nancey! appela la reine en frappant de son marteau.
Le capitaine des gardes apparut bientôt.
—Nancey, demanda la reine, êtes-vous au courant de l'arrestation d'un jeune gentilhomme, le chevalier de Pardaillan?
—Oui, madame. C'est ce cavalier qui, arrêté une première fois, s'est évadé de la Bastille.
—Qui a donné l'ordre? dit Catherine en fronçant le Sourcil.
—Sa Majesté le roi. Je crois que ce jeune homme est accusé de rébellion. En tout cas, on sait qu'il a résisté par deux fois aux soldats du roi.
—Ah! madame, s'écria Marillac, je vais vous dire en quelles circonstances...
—Chut! fit la reine. C'est bien, Nancey.
Le capitaine se retira.
—Mon cher enfant, reprit alors Catherine, je vais vous donner une preuve de... ma bienveillance... telle que mes fils Henri et François pourraient seuls en attendre de moi... Demeurez ici jusqu'à mon retour.
Marillac s'inclina profondément. Il tremblait. Un bouleversement se faisait dans son esprit. La conviction entrait en lui profonde, indéracinable, que la reine avait pour lui une affection profonde, une affection de mère.
Coupable? criminelle? hypocrite? cette femme qui le regardait avec une pareille douceur, qui lui parlait avec cette agitation que lui seul pouvait comprendre!
Et il n'était pas jusqu'à cette confiance illimitée de la reine qui ne lui inspirât une gratitude dont se gonflait son coeur, confiance que la soupçonneuse Catherine n'eût peut-être pas témoignée au roi lui-même.
En effet, la reine le laissait seul! Et là, devant lui, se trouvaient les lettres qu'elle écrivait, secrets d'État sans aucun doute!
Ah! plutôt que d'essayer de lire, plutôt que de jeter un regard sur ces secrets augustes, il se fût aveuglé sur l'heure.
Catherine demeura absente une demi-heure pendant laquelle elle ne perdit pas de vue un instant le comte de Marillac.
Un seul point demeurait obscur dans l'esprit du comte.
Maurevert lui avait déclaré que Pardaillan était arrêté par ordre de la reine mère.
Et la reine paraissait avoir oublié jusqu'au nom du chevalier!
Nancey affirmait que l'ordre venait du roi.
Simples contradictions, après tout!
Soudain, Catherine rentra: elle rayonnait.
—Nous avons cause gagnée! fit-elle gaiement.
—Ah! madame, murmura Marillac d'une voix que l'émotion rendait sourde. Ainsi, mon ami... le chevalier de Pardaillan... il est libre?
—J'ai la parole du roi. J'avoue que je ne la lui ai pas arrachée sans peine. Il paraît que votre ami conspire avec M. le maréchal de Montmorency.
—Lui!... Ah! madame, tenez, puisque l'occasion s'en présente, laissez-moi vous dire ce que le maréchal...
—Silence, comte... Ce ne sont pas là mes affaires, et puis, si M. de Pardaillan a quelque chose à me dire au sujet du maréchal, il me le dira lui-même.
—Comme vous êtes un grande reine! fit Marillac avec une expression de tendresse.
—Hélas! je suis simplement une femme qui a souffert, et la douleur, mon cher comte, est la bonne école de l'indulgence... Je ne veux pas savoir si votre ami conspire ou non. Je veux savoir seulement qu'il est votre ami. Dites-lui que, s'il a quoi que ce soit à me demander pour lui-même ou pour le maréchal, je le recevrai après-demain matin, à dix heures, lorsque le roi aura achevé de l'interroger...
—Sa Majesté désire donc interroger le chevalier?
—Oui, j'ai pu obtenir cette énorme dérogation à toutes les procédures. Au lieu d'être interrogé par un juge, votre ami le sera par le roi... et, si ses réponses sont satisfaisantes, s'il explique pourquoi il demeure renfermé dans l'hôtel de Montmorency... on le tiendra quitte de tout le reste, c'est-à-dire de la triple affaire du Louvre, du cabaret incendié et de la bataille rue Montmartre.
—Ah! madame, s'écria Marillac radieux, l'explication est des plus simples! Pardaillan et le maréchal ne demandent qu'à quitter Paris... si vous saviez!... il n'y a sous tout cela qu'une affaire d'amour...
—Eh bien, trouvez-vous après-demain matin au lever du roi, et vous emmènerez vous-même votre ami.
—Madame, il ne quittera pas le Louvre sans avoir déposé à vos pieds l'hommage de sa reconnaissance... Quant à moi, ma vie vous appartient.
Un éclair flamboya dans les yeux de Catherine. Mais Marillac ne vit pas cet éclair qui l'eût épouvanté, penché qu'il était devant la reine.
—Adieu, comte, dit celle-ci. A demain soir, d'abord... dans Saint-Germain-l'Auxerrois... puis, au Louvre, après-demain matin...»
Le comte sortit enivré.
Il se rendit à pied jusqu'au couvent. Comme il y arrivait, un cavalier en sortait, montait à cheval et disparaissait dans la direction du Louvre. Le comte demanda à être introduit auprès de l'abbé, ou tout au moins auprès du prieur. Ce fut le prieur qui le reçut au parloir.
—Monsieur, demanda-t-il, et ce terme fit faire la grimace au révérend prieur, y a-t-il inconvénient à ce que vous me disiez si M. le chevalier de Pardaillan est encore dans votre couvent?
—Aucun inconvénient; ce jeune homme est encore ici. Il devait être transféré à la Bastille. Mais je viens de recevoir un ordre du Louvre, qui m'enjoint de le garder jusqu'à mardi matin dans la meilleure chambre du couvent: je lui ai cédé la mienne; c'est tout ce que je pouvais faire.
—Et mardi matin, qu'arrivera-t-il? demanda Marillac palpitant.
—J'ai ordre de remettre ce jeune homme en liberté, en lui disant simplement que le roi veut lui parler à son lever et qu'une auguste personne compte sur son honneur de gentilhomme pour...
—Il ira! Je vous en réponds, moi! s'écria Marillac transporté. Mais ne pourrais-je voir le chevalier quelques instants?
—Monsieur, je n'y verrais pour ma part aucun obstacle. Mais je n'ai pas reçu d'ordre à ce sujet.
—Oui, oui, fit Marillac en souriant... Je n'insiste pas. Du moins, vous pouvez dire au chevalier que je serai ici mardi matin pour l'accompagner au Louvre.
—Oh! quant à cela, chose facile, dit le prieur avec bonhomie. La commission sera faite dans cinq minutes.
Le comte salua et se retira, l'âme ravie...
Et pourtant, il sentait peser sur lui une indéfinissable angoisse qui ressemblait vaguement à de la terreur.
—C'est la joie, s'affirma-t-il. Voyons, récapitulons tout mon bonheur. Demain matin, c'est le mariage du roi Henri à Notre-Dame. Bon. Après cela, je suis libre. Je demande un congé jusqu'au moment de l'entrée en campagne. Demain soir, à minuit... ma mère, oui, ma mère elle-même daigne conduire mon Alice à l'autel, et un prêtre m'unit enfin à celle qui est toute ma vie... Un prêtre! Bah! je puis bien faire cela pour ma mère!... Et puis, j'ai l'exemple du roi sous les yeux... Bon! Après-demain matin, je vais prendre Pardaillan, je le conduis au Louvre, j'obtiens pour le maréchal et sa famille une autorisation de franchir les portes... Nous partons tous!... Ah! ma mère! qui m'eût dit, il y a quelques mois, que je vous devrais tant de bonheur!»
Des groupes silencieux traversaient les rues. Il y avait, dans les profondeurs obscures de Paris, des rumeurs inaccoutumées...
«Les Parisiens se préparent aux grandes fêtes qui commenceront demain!» songea Marillac.
Le prieur avait menti en disant que le chevalier se trouvait encore dans son couvent; depuis plus d'une heure déjà, une escorte de vingt cavaliers, commandée par Maurevert, était arrivée: le chevalier, tout ligoté, avait été porté dans une voiture fermée. Et la voiture s'était élancée au galop, entourée par les cavaliers.
Elle s'arrêta devant la prison du Temple.
Le vaste enclos conservait encore, à cette époque, le nom qu'il avait reçu jadis au temps où les moines-soldats qu'on appelait les Templiers l'avaient habité. Il se nommait Villeneuve du Temple, comme s'il eût été une ville dans la ville.
Pourtant, depuis plus de deux siècles, les Templiers avaient été exterminés, et les chevaliers de Malte, qui les avaient remplacés, s'étaient dispersés depuis longtemps.
La plupart des bâtiments tombaient en ruine dès cette époque.
Il ne restait plus guère de solide que la vieille tour où, deux cent vingt ans plus tard, Louis XVI devait être enfermé avant d'être conduit à l'échafaud.
En 1572, la Tour du Temple servait déjà de prison. Et déjà même François Ier l'avait employée à cet usage.
Le gouverneur s'appelait Marc de Montluc; c'était le fils de ce Blaise de Montluc qui, en Guyenne, tailla les huguenots avec tant d'ardeur qu'on l'appela le Boucher royaliste.
Marc de Montluc avait la tournure et l'âme d'un geôlier. C'était un homme de trente-cinq ans, cheveux roux en broussaille, encolure de taureau, visage flétri par les vices, regard sanglant—une belle brute qui ne s'apaisait que devant un flacon de vin ou devant une fille.
Le vieux Blaise de Montluc avait servi sous le connétable de Montmorency d'abord, puis sous le maréchal de Damville. Et c'était à Damville qu'il avait recommandé son fils. Le maréchal lui avait obtenu cette fonction de gouverneur du Temple.
Lorsque Damville se fut emparé du vieux Pardaillan, il l'expédia donc tout droit au Temple: il se méfiait de la Bastille, dont le gouverneur Guitalens, bien que de ses amis, ne lui semblait pas assez énergique.
Puis il rendit compte de sa capture à la reine Catherine, et s'en prévalut naturellement comme d'un grand service.
Le maréchal se réservait de questionner lui-même le vieux routier.
Son plan devait être renversé par Maurevert qui, ayant capturé le chevalier de Pardaillan, fut chargé, par Catherine, de procéder à l'opération de la question. On a vu que la reine avait l'intention d'assister, cachée, à cette opération.
On a vu, en outre, que la reine avait fixé au samedi 23 août, dans la matinée, la torture des deux Pardaillan.
Et cette torture, qui devait être la vengeance de Maurevert, elle l'avait présentée au bravo comme la récompense de l'assassinat de Coligny.
Maurevert donnait un cadavre à la reine. La reine lui en donnait deux. C'était royalement payé.
Depuis l'instant où il avait été transporté dans le couvent, le chevalier n'avait pas ouvert les yeux. Il songeait. Le visage immobile, un pli d'ironie au coin des lèvres, il attendait le coup mortel. Car il ne doutait pas que Maurevert ne fût décidé à le tuer.
«Je voudrais bien savoir pour quel compte ce Maurevert m'assassine. Je ne crois pas qu'il ait gardé rancune du coup d'épée à revers dont je le souffletai; il n'en a gardé que la marque. Voyons, qui me fait tuer? La grande Catherine? Peut-être! Pourquoi? Parce que j'ai refusé de lui tuer son fils. Pauvre ami! Je crois que nous allons mourir ensemble... Loïse épousera le comte de Margency, voilà tout!»
Il fit un violent effort pour briser ses liens en se raidissant, en s'arc-boutant sur la tête et les pieds. Les cordes tinrent bon et il retomba en soufflant fortement.
Et, toutes les fois que le nom de Loïse revint dans son triste monologue, le même effort le tordit dans un spasme impuissant.
Une dizaine d'hommes entrèrent tout à coup. Pardaillan rouvrit les yeux, voulant regarder en face ses assassins. A sa grande surprise, il ne vit pas Maurevert, et ceux qui venaient d'entrer se contentèrent de le soulever et de l'emporter jusqu'à une voiture où il fut jeté tout ligoté. Au bout de vingt minutes, il comprit que la voiture passait sur un pont-levis. Puis il entendit le bruit grinçant d'une porte qu'on referme. Puis on le tira de sa prison roulante, et il reconnut qu'il était dans la cour du Temple. Il vit Maurevert qui causait avec un homme de haute taille, fort comme un hercule. Derrière cet homme, vingt gardes étaient alignés. Près de lui, deux geôliers portaient des flambeaux, car il faisait nuit.
—Monsieur de Montluc, disait Maurevert, vous êtes responsable de ces deux hommes jusqu'à samedi.
«Deux hommes? se demanda le chevalier. Pourquoi jusqu'à samedi?... Deux hommes! Ah! oui, Marillac...»
—C'est bon, monsieur de Maurevert, dit le gouverneur en riant; j'en aurai tellement soin qu'ils ne voudront jamais me quitter. J'en réponds donc jusqu'à samedi. Et alors, samedi?...
—Lisez ceci.
—Ah! ah! ricana le gouverneur. Question ordinaire...
—Et extraordinaire, monsieur de Montluc.
Le chevalier frissonna longuement.
«Pour samedi, à dix heures, bon!»
—Prévenez le tourmenteur juré pour dix heures, dit Maurevert.
—Et les fossoyeurs pour midi! acheva Montluc avec son rire épais d'ivrogne.
Alors toute cette vision disparut, la cour noire, la face rouge du gouverneur, les torches, les gardes... Saisi par cinq ou six geôliers, Pardaillan fut entraîné dans l'antre formidable de la Tour carrée. On monta un escalier. Une porte fut ouverte. Le chevalier fut rapidement délié, puis poussé dans une sorte de cachot; la porte se referma.
—Bonsoir, messieurs! dit une voix que le chevalier reconnut pour celle de Montluc.
—Pourquoi messieurs? se demanda-t-il.
A ce moment, quelqu'un le saisit à pleins bras, quelqu'un qu'il ne put reconnaître dans la profonde obscurité. Mais ce quelqu'un, l'ayant embrassé en poussant force soupirs, finit par dire d'une voix rauque de douleur:
«Toi!... Toi ici!... Toi dans cet enfer!
—Mon père! s'écria le chevalier qui eut une seconde de joie intense.
Et, tendrement, il serra à son tour le vieux routier dans ses bras.
—Nous sommes perdus, cette fois, reprit Pardaillan père. Pour moi, le mal n'est pas grand. Mais toi! toi, mon pauvre chevalier!...
—Bon! Vous saviez bien que notre destinée était de mourir ensemble!
—Et vous aurez satisfaction, ricana derrière la porte la voix de Maurevert. C'est grâce à moi, messieurs, que vous êtes ici dans la même chambre; c'est grâce à moi que vous subirez la même torture; c'est grâce à moi que vous mourrez ensemble! Voilà votre coup de cravache payé!...
—Misérable! hurla le vieux routier en se jetant sur la porte.
Le chevalier n'avait pas bronché.
—Viens! reprit Pardaillan en prenant son fils par la main. Viens t'asseoir, mon pauvre enfant...
Et, comme il connaissait le cachot qu'il habitait depuis quelques jours, il conduisit le chevalier dans un coin où se trouvait entassée de la paille, à la fois siège et couchette des habitants de ce lieu sinistre.
Le chevalier allongea sur la paille ses membres endoloris par la pression des cordes. Le premier moment de joie instinctive passé, il éprouvait maintenant une douleur plus accablante qu'au moment où il avait été arrêté. Vaguement, sans se le dire, il avait compté sur son père pour sauver Loïse! Lui mort, le vieux serait encore là pour protéger la jeune fille et la mettre en sûreté.
Tout était fini! Le vieux Pardaillan était prisonnier comme lui.
Et alors une nouvelle angoisse vint le saisir à la gorge...
Quoi! Son père! Il allait le voir torturer sous ses yeux! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu'il avait tant aimé!
Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée du vieux routier.
—O mon père! bégaya-t-il... mon pauvre père!...
Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d'entendre pleurer son fils.
C'était la première fois!...
Oui! Si loin qu'il remontât dans sa vie, jamais il n'avait vu pleurer le chevalier... Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d'une taloche—bien rare du reste—le petit lui tournait le dos après l'avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas!... Plus tard, lorsque, après de longues années passées ensemble sur les routes, à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s'était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l'oeil du chevalier quelque chose comme une humide buée... mais il ne pouvait dire qu'il eût réellement pleuré! Lorsque le jeune homme éperdu d'amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n'avait pas pleuré encore!
Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexplicable sensation d'étonnement douloureux.
—Jean, dit-il d'une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon coeur des paroles de consolation... Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant!... Si jeune, si beau, si brave... Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables... mais non! c'est à toi qu'ils en veulent... Ils ne m'ont pris que pour t'atteindre plus sûrement... Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n'avoir que des larmes à t'offrir dans ce suprême moment... pleure ta jeune existence brisée...
—Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.
—C'est donc ta petite Loïson que tu pleures?
—Non, mon père... Loïse m'aime... je le sais... et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c'est mourir avec le paradis dans le coeur... Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d'avoir... conservons toutes nos forces pour l'instant... où...
Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s'était levé et, habitué déjà à l'obscurité, arpentait furieusement le cachot.
—Chevalier, grondait-il, je ne suis qu'un sot! Si je n'avais pas commis la folie d'aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et, fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais!
Il raconta alors comment il s'était rendu à l'hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène de son arrestation. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s'endormir et sommeilla quelques heures.
Quand il ouvrit les yeux, il constata qu'une sorte de faible jour éclairait assez le cachot pour qu'il y pût voir.
Sa première idée fut d'examiner soigneusement la porte, puis l'étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.
—Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l'ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j'ai pu apprendre: si nous parvenions à ouvrir la porte—et il nous faudrait pour cela dix à quinze jours de travail—nous tomberions dans un couloir qui n'a qu'une issue, laquelle est gardée par une trentaine d'arquebusiers...
—Et la lucarne? fit le chevalier avec un calme terrible.
—Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu'aux barreaux, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes...
—N'y a-t-il donc aucun moyen? aucun espoir?...
—Aucun moyen d'évasion, dit le vieux routier. Et, quant à l'espoir, il ne nous en reste qu'un: celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.
Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n'avons fait qu'entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier au cachot, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L'arrivée de Maurevert l'avait surpris en plein dîner; le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l'avait laissé.
—A boire! fit-il en se laissant tomber dans un fauteuil.
La salle à manger était vaste et riche. Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis: celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant entrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d'étain qui contenait une demi-pinte.
Ces deux femmes étaient à peine vêtues; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts; elles avaient les cheveux dénoues et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche; c'étaient deux fortes gaillardes, l'une rousse, d'un roux ardent comme une bête fauve, l'autre brune, avec une magnifique chevelure d'Espagnole.
La rousse se nommait tout simplement la Roussette, et elle-même ne se connaissait pas d'autre nom.
La brune s'appelait Pâquette.
Toutes deux étaient douées, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles et passives.
Marc de Montluc vida d'un trait le large et profond gobelet qui venait de lui être présenté, puis il répéta:
—A boire! J'ai l'enfer dans la gorge.
—Ce doit être ce jambon, observa la Roussette.
—Ou plutôt les épices de ce quartier de chevreuil riposta Pâquette déjà jalouse.
—Quoi que ce soit, j'enrage, mes mignonnettes, j'enrage de soif et d'amour.
—Buvez donc, monseigneur! dirent ensemble les deux ribaudes qui, saisissant chacune un flacon, se mirent à verser en même temps dans le fameux gobelet.
Ce repas, cette orgie plutôt, fut ce qu'il devait être Montluc qui était déjà ivre lorsque Maurevert était arrivé, eut de plus en plus soif. Les ribaudes, à force de boire, se firent bacchantes. Vers dix heures, elles avaient fini par laisser tomber les robes légères qui les couvraient encore; elles étaient entièrement nues et Montluc, faune formidable, s'amusait dans son énorme gaieté à les porter toutes les deux à bras tendus, la Roussette, à cheval sur le bras droit. Raquette, à cheval sur le bras gauche. Puis il s'amusa encore à les envoyer au plafond comme des balles et à les recevoir dans ses bras. Elles riaient, écorchées d'ailleurs et toutes contuses. Pâquette avait une plaie au front. La Roussette saignait du nez. La gaieté de Montluc devenait du délire. Parmi les vaisselles brisées, les flacons renversés, il imagina alors de lutter contre les deux ribaudes.
—Si je suis vaincu, hurla-t-il, je vous promets une récompense rare. Tête et ventre! La reine mère en serait jalouse!
La lutte commença aussitôt. Les deux ribaudes attaquèrent le colosse. Les trois nudités s'étreignirent en des enlacements furieux et formèrent un groupe cynique dont les attitudes furent des chefs-d'oeuvre d'insolente impudeur.
Le mâle se laissa terrasser, accablé de baisers, de morsures et de coups de griffe, remplissant la salle du tonnerre de son rire.
—Voyons la récompense! crièrent en choeur la Roussette et Pâquette.
—La récompense, bégaya Montluc, ah! oui...
—Est-ce le beau collier que vous nous fîtes voir?
—Non, par le diable, c'est mieux que cela!
—Doux Jésus, s'écria la Roussette, cette ceinture toute en soie bleue passementée d'or?
—Mieux encore, fit l'ivrogne en cherchant à rassembler ses idées, je veux... vous mener... écoutez, mes brebis...
—Voir les baladins! s'écrièrent les ribaudes en frappant des mains.
—Non... voir torturer!...
La Roussette et Pâquette se regardèrent inquiètes, dégrisées, un peu pâles.
Montluc assena sur la table un coup de poing qui renversa un flambeau.
—A boire! dit-il. Je veux... vous mener... à la question... vous verrez le chevalet... et comme on enfonce... les coins... ah! ah!... ce sera beau, par saint Marc! Il y aura deux questionnés... ils n'en sortiront pas vivants. A boire!
—Qu'ont-ils fait? demanda Raquette en frissonnant.
—Rien, dit Montluc.
—Sont-ils jeunes? vieux? gentilshommes?
—Un vieux... monsieur de Pardaillan... et un jeune... monsieur de Pardaillan... le père et le fils...
Les deux ribaudes firent le signe de croix.
—Et quand verrons-nous appliquer la question, monseigneur?
—Quand? fit Montluc. Ah! voilà... Attendez...
Un travail confus se fit dans la cervelle épaissie de l'ivrogne. Une lueur de raison lui fit entrevoir les conséquences que pourrait avoir pour lui la fantaisie qui venait de lui passer par la tête. Il risquait sa place, un procès peut-être!...
Une idée soudaine l'illumina, et, comme la question devait être appliquée le samedi matin, il bredouilla:
—Dimanche, mes brebis... venez dimanche... à la première heure... n'oubliez pas... dimanche!...
XIV
LA REINE MARGOT
Ce lundi matin 18 août de l'an 1572, dès huit heures, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner à toute volée, les cloches des églises voisines ne tardèrent pas à repondre, en sorte que bientôt, dans l'air pur et léger de la claire matinée d'été, ce fut un vaste vacarme des voix de bronze qui mugissaient, toutes joyeuses.
Dans toutes les rues de Paris, bourgeois et gens du peuple marchaient par bandes nombreuses, les femmes traînant après elles des gamins qui trottinaient; des marchands allaient de groupe en groupe, offrant des échaudés, des oublies, des flans, des pâtés chauds, toutes bonnes choses qui se débitaient rapidement.
Des cris, des interpellations, des rires éclataient dans ce peuple et cela prenait une grande rumeur de fête.
Mais il y avait on ne sait quoi de mauvais dans ces rires, de menaçant dans ces physionomies.
Et la menace se précisait lorsqu'on remarquait que la plupart des bourgeois, au lieu d'avoir endossé le pourpoint de drap des dimanches, portaient la cuirasse de buffle ou de fer et s'appuyaient sur des pertuisanes.
Beaucoup d'entre eux portaient une arquebuse sur l'épaule.
Ce matin-là, en effet, devait se célébrer dans Notre-Dame le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France que, dans le Louvre, Charles IX appelait déjà la reine Margot.
Quatre compagnies avaient, pendant la nuit, pris position sur le parvis et empêchaient la foule d'approcher des marches qui montaient au grand porche central de l'église. La double haie de soldats, hérissée d'arquebuses et de hallebardes, se continuait ensuite, hors le parvis, jusqu'à la porte du Louvre, tournée vers Saint-Germain-l'Auxerrois.
Il en résultait que les groupes du peuple, en arrivant au parvis, le trouvaient déjà occupé par une foule entassée. Les nouveaux arrivés poussaient pour avoir une place. Ceux qui étaient déjà installés résistaient: de là des remous terribles, des bagarres, des hurlements.
Par moments, il y avait des silences subits, d'une inquiétante lourdeur; puis des clameurs éclataient, on ne savait pourquoi; dans tous les groupes, on s'entretenait de choses menaçantes; il se trouvait bien par-ci par-là des femmes qui causaient de la toilette que porterait Madame Marguerite et qui était, disait-on, un miracle de richesses ou encore, de la somptuosité des carrosses de cérémonie... mais vite, on revenait partout au sujet qui tenait au coeur des Parisiens.
Ce sujet dont on s'entretenait ardemment, avec force jurons et signes de croix, c'était la question de savoir si le roi de Béarn et ses damnés acolytes, les huguenots, entreraient dans Notre-Dame. Quelques-uns faisaient bien remarquer qu'il fallait que le roi entrât, s'il voulait se marier, mais le plus grand nombre jurait que le maudit n'oserait pénétrer dans le lieu saint.
On en concluait généralement qu'il faudrait le traîner de force dans Notre-Dame, afin qu'il pût faire amende honorable.
Telles étaient les dispositions de la foule, lorsque les canons du Louvre se mirent à tonner.
Il y eut alors, à la surface de cette masse humaine, une sorte de houle qui se propagea du parvis jusqu'aux rues voisines, les cous se tendirent, des cris de femmes à demi étouffées retentirent, mais furent couverts par une clameur énorme, d'une sauvage expression:
«Vive la messe!... A la messe, les huguenots!...»
Presque aussitôt, de nouvelles compagnies d'archers et d'arquebusiers renforcèrent la haie des gens d'armes qui avait maintenant un quadruple rang de chaque côté.
Les bourgeois vociféraient.
Il fut évident qu'on ne pourrait atteindre les huguenots ainsi protégés. Mais il fut évident aussi que cette foule, savamment portée au suprême degré de l'exaspération, deviendrait terrible si par malheur on la laissait se déchaîner!
La manoeuvre militaire qui, pour le moment, mettait les huguenots hors d'atteinte, exaspéra la multitude.
Et cette exaspération éclata en violents murmures contre le roi, qu'on accusait tout haut de protéger les hérétiques.
«Il nous faut un capitaine général!...»
Ce cri, qui traduisait si bien la pensée des bourgeois armés, courut de bouche en bouche, se fortifia, s'enfla.
«Guise! Guise! Guise, capitaine général!
«A la messe les huguenots!»
Tout à coup, il y eut pourtant une accalmie; vingt-quatre hérauts à cheval, magnifiquement vêtus de drap d'or, les armoiries royales brodées en bleu sur la poitrine, les chevaux caparaçonnés de longues housses flottantes, débouchaient sur six rangs, le coude haut, la trompette à bannière armoriée levée au ciel, et sonnaient une fanfare bruyante.
«Les voilà! Les voilà!...»
Ce cri, pour un instant, fit taire toutes les clameurs, et les haines éparses se résorbèrent en curiosité.
Le cortège royal déroulait sa pompe vraiment imposante, et des applaudissements éclatèrent même.
Immédiatement après la fanfare des hérauts, parut une compagnie des gardes à cheval, commandés par M de Cosseins: c'était tous des cavaliers de haute taille, montés sur de lourds chevaux normands, étincelants d'acier et de broderies.
Puis venait le grand-maître des cérémonies dont le cheval était tenu en bride par deux valets, et qui précédait une centaine de seigneurs, tous de l'entourage du roi de France.
Mais un grand silence tomba sur le parvis, tandis que les rues avoisinantes devenaient houleuses: le carrosse du roi venait d'apparaître. Charles IX, sous son grand manteau royal, grelottait de fièvre; il avait été pris par une de ses crises au moment de sortir du Louvre. Il avait une figure d'ivoire, et ses yeux, sous ses sourcils froncés, avaient un regard de fou. Ce fut une sinistre apparition qui passa dans un grand frisson de défiance. Près de lui, Henri de Béarn, très, pale aussi et pourtant souriant, considérait le peuple avec inquiétude, ne voyant autour de lui que des visages hostiles et des yeux menaçants.
Dans un vaste carrosse entièrement doré, trame par huit chevaux blancs, on vit alors Catherine de Médicis et Marguerite de France: la vieille reine rutilante de diamants, toute raide dans une robe de lourde soie qui semblait taillée dans le marbre, glaciale, hautaine et, semblait-il, attristée par la cérémonie qui se préparait; sa fille Margot, radieuse de beauté, indifférente à ce qui se passait, un pli d'ironie au coin des lèvres.
La reine mère était à droite et, de ce côté-là, retentirent des hurlements forcenés de:
«Vive la messe! Vive la reine de la messe!»
Marguerite était assise à gauche et, sur la gauche du carrosse, ce furent des ricanements qui éclatèrent. «Bonjour, madame, cria une femme; votre mari a-t-il été à confesse, au moins?»
Le carrosse passa dans un rire énorme; mais, aussitôt après les vingt-quatre voitures qui contenaient les princes du sang, c'est-à-dire Henri, duc d'Anjou, et François, duc d'Alençon, et la duchesse de Lorraine, deuxième fille de Catherine, puis les dames d'atours, les demoiselles d'honneur, parurent divers personnages que la foule accueillit par un tonnerre de vivats: le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le maréchal de Damville, le duc d'Aumale, M. Goudé, le chancelier de Birague, le duc de Nevers, et une foule de gentilshommes, tous dans des carrosses d'une fabuleuse richesse tous vêtus de costumes d'une réelle splendeur.
Puis, tout aussitôt, les hurlements reprirent:
«A la messe! A la messe!»
Les huguenots apparaissaient à leur tour en des costumes non moins riches, mais plus sévères que les catholiques.
On ignore qui avait ainsi ordonnancé la marche du cortège. Mais cette séparation très nette entre les gentilshommes catholiques et protestants, le soin qu'on avait eu de placer les huguenots à la fin, à part quelques-uns comme Coligny et Condé qui occupaient leur rang naturel, permirent à la multitude mille suppositions, dont la plus essentielle était qu'on avait voulu mortifier les hérétiques.
Ils passèrent très fiers, dédaignant de répondre aux quolibets, aux plaisanteries, aux insultes.
Or, au fur et à mesure que le cortège défilait, les personnages de chaque carrosse pénétraient sous le grand porche, où l'archevêque et son chapitre se trouvaient réunis pour accueillir les deux rois, la reine et la fiancée.
Dans ce groupe que nous venons de signaler, se trouvaient Crucé, Pezou et Kervier, toujours inséparables.
Les gentilshommes du roi, qui se trouvaient à cheval avaient formé un demi-cercle autour du porche, de façon à dessiner une nouvelle barrière renforçant la barrière de hallebardiers et d'arquebusiers.
Charles IX et Henri de Béarn, précédés du grand-maître des cérémonies, de ses acolytes et de douze hérauts à pied sonnant de la trompette, entrèrent les premiers dans Notre-Dame.
Le moine Salviati, envoyé spécial du pape, s'avança à la rencontre du roi et, fléchissant à demi le genou, lui offrit l'eau bénite dans une aiguière d'or, en lui disant que cette eau avait été apportée par lui de Rome et prise au bénitier de Saint-Pierre.
Charles IX trempa ses doigts dans l'aiguière et il se signa lentement, jetant un regard oblique sur Henri.
Le chef des huguenots comprit que tous les yeux étaient fixés sur lui, et qu'on attendait qu'il fît le signe croix.
—Mon cousin, s'écria-t-il à demi-voix, que voilà donc une superbe assemblée d'évêques. Béni par un aussi grand nombre de saints, mon mariage ne peut manquer d'être heureux.
En parlant ainsi, le Gascon gesticulait gravement avec sa main, de façon qu'on pût à la rigueur admettre qu'il s'était signé. Charles IX sourit faiblement et se dirigea vers son trône.
Le cortège, peu à peu, s'entassa dans l'énorme nef qui, dans le scintillement des milliers de cierges, dans le cadre immense des tentures brodées qui tombaient du haut des voûtes, dans la clameur des cloches, des chants solennels et des trompettes, présenta alors un spectacle d'une magnificence inouïe.
Au-dehors, les vociférations éclataient à ce moment plus menaçantes, et le bruit du peuple, semblable au bruit de l'Océan par les heures de tempête, faisait frissonner Charles IX qui, livide, écoutait;
«Vive Guise! Vive le capitaine général!...»
Les huguenots, au nombre d'environ sept cents gentilshommes, venaient de mettre pied à terre devant le grand porche.
Mais, au lieu d'entrer dans l'église, ils s'étaient arrêtés, silencieux, ou formant des groupes qui causaient entre eux à voix basse, sans paraître entendre les hurlements.
—A la messe! à la messe! vociféra Pezou.
—Les maudits ne veulent pas entrer! rugit Kervier.
—Ils y entreront bientôt malgré eux! tonna Crucé.
Cette menace directe provoqua un délire d'enthousiasme dans le groupe qui occupait les marches, tandis qu'au loin la foule, ne sachant de quoi il s'agissait, riait en criant:
«Les damnés huguenots sont à la messe! Vive la messe!...»
Seuls trois huguenots avaient pénétré dans l'église. Le premier, c'était l'amiral Coligny, qui avait dit tout haut:
«Ici, ce peut être un champ de bataille comme un autre...»
Le deuxième, c'était le jeune prince de Condé qui, se penchant vers l'oreille du Béarnais, avait murmuré:
«La pauvre défunte reine m'a enjoint de ne vous quitter jamais, ni au camp, ni à la ville, ni à la cour.»
Le troisième; c'était Marillac.
Marillac ne savait qu'une chose: c'est que, depuis deux jours, en témoignage de son affection et pour avoir le droit de la protéger, la reine mère avait reçu Alice de Lux parmi ses filles d'honneur.
Alice devait donc être dans Notre-Dame: il y entra. Il fût entré en enfer. Il la vit en effet. Elle était tout près de la reine, habillée de blanc. Elle était toute pâle. Ses yeux étaient baissés.
«A quoi pense-t-elle?» songeait-il en la dévorant des yeux.
Alice, à ce moment, songeait ceci:
«Ce soir. Oh! ce soir, à minuit, j'aurai la lettre! l'infernale lettre qui me faisait la serve de Catherine! Ce soir, je serai libre, ah! libre... nous partirons, demain, et le bonheur, enfin, commencera pour moi.»
Ainsi, en cette matinée où elle croyait toucher à la liberté, c'est-à-dire à l'amour, au bonheur, Alice n'avait pas une pensée pour le pauvre petit être abandonné, pour son fils, pour Jacques Clément!
La reine Catherine était assise à gauche du maître-autel, sur un trône un peu plus bas que celui du roi, placé sa droite. Autour d'elle, ses filles d'honneur préférées sur des sièges en velours bleu, parsemé de fleurs de lis.
Derrière cette tenture, nul ne pouvait voir un moine qui se tenait debout dans l'ombre: c'était l'envoyé du pape, Salviati. Il était à demi penché vers la reine, qui semblait très attentive à lire dans son livre d'heures.
—Vous partirez aujourd'hui même, disait Catherine du bout des lèvres.
—Et que dois-je rapporter au Saint-Père? Que vous faites la paix avec les hérétiques? Dites, madame, est-ce cela que je dois rapporter?
Catherine répondit:
—Vous rapporterez au Saint-Père que l'amiral Coligny est mort!
Salviati tressaillit.
—L'amiral! fit-il. Le voilà là, à trente pas de nous, plus hautain que jamais.
—Combien de jours vous faut-il pour atteindre Rome?
—Dix jours, madame, si j'ai des nouvelles intéressantes...
—Eh bien, l'amiral sera mort dans cinq jours.
—Et qui le prouvera? demanda rudement le moine.
—La tête de Coligny que je vous enverrai», répondit Catherine sans émotion.
Salviati, tout cuirassé qu'il fût contre la pitié, ne put s'empêcher de frissonner. Mais déjà Catherine ajoutait:
—Vous direz donc au Saint-Père que l'amiral n'est plus. Dites-lui aussi qu'il n'y a plus de huguenots à Paris.
—Madame!...
—Qu'il n'y a plus de huguenots en France! termina Catherine d'une voix funèbre.
En même temps, elle s'agenouillait sur son prie-Dieu et se prosternait. Salviati, pâle comme un mort, avait lentement reculé.
Nul n'avait remarqué son manège, excepté une personne qui paraissait plongée dans la plus évangélique méditation, mais qui, manoeuvrant son regard à droite et à gauche, ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d'elle.
Et cette personne, c'était l'épousée elle-même, la soeur de Charles IX, la fille aînée de Catherine.
Savante, sceptique, supérieure à son époque, capable de soutenir une conversation suivie en latin et même en grec, éprise de littérature, de moeurs faciles, Marguerite était l'antithèse vivante de sa mère. Elle avait horreur des violences, horreur du sang versé, horreur de la guerre. On peut sans doute lui reprocher d'avoir considéré la vertu domestique comme un préjugé. Mais nous voulons seulement retenir que Margot, jusque dans ses débauches, conserva une élégance d'attitude et d'esprit qui lui font pardonner bien des choses.
Le matin même, comme l'amiral Coligny arrivait au Louvre pour prendre sa place dans le cortège, il avait dit au roi:
—Sire, voilà certes un beau jour qui se prépare pour le roi de Navarre, pour moi, et pour tous ceux de ma religion.
—Oui, avait brusquement répondu Charles, car, en donnant Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume.
Cette boutade, qui disait clairement le peu d'estime qu'avait le roi pour la vertu de sa soeur, fut rapportée aussitôt à Marguerite qui, avec son plus charmant sourire, repartit:
—Oui-da, mon frère et sire a dit cela? Eh bien, j'en accepte l'augure, et ferai de mon mieux pour rendre heureux tous les huguenots de France.
Pendant la cérémonie, Margot, l'oeil aux aguets, surprit l'entretien de sa mère et de l'envoyé du pape. A ce moment, elle était agenouillée près d'Henri de Béarn, qu'elle poussa légèrement du coude.
Henri, un peu pâle et souriant quand même de son sourire narquois, étudiait, lui aussi, avec une ardeur parfaitement dissimulée, les gens qui l'entouraient.
—Monsieur mon époux, murmura Marguerite, tandis que l'archevêque psalmodiait, avez-vous vu ma mère causer avec le révérend Salviati?
—Non, madame, dit Henri à voix basse tout en paraissant écouter religieusement l'officiant. Mais, comme vous avez de bons yeux, j'ose espérer que vous me ferez part de ce que vous avez vu.
—Monsieur, reprit Margot, je n'ai vu et ne vois rien de bon autour de nous.
—Auriez-vous peur, ma mie? demanda bravement le Gascon.
—Non, monsieur. Mais, dites-moi, ne sentez-vous rien?
—Si fait. Je sens l'encens...
—Et moi, je sens la poudre.
Henri jeta un regard de côté sur sa femme. Pour la première fois, peut-être, il la comprit bien. Car, baissant la tête comme pour une prière, il murmura d'une voix où, cette fois, il n'y avait plus d'ironie:
—Madame, pourrais-je donc vous parler à coeur ouvert?... Puis-je réellement compter sur vous?
—Oui, monsieur et sire, répondit Marguerite avec un accent de ferme franchise. Ne me quittez pas pendant tout le temps que nous serons à Paris...
—Ventre-saint-gris, madame, savez-vous que je ne vais plus avoir peur que d'une chose?
—Laquelle, sire?
—C'est de me mettre à vous aimer.
Margot eut un sourire plein de coquetterie.
Ainsi, c'est dit? reprit-elle. Vous me jurez fidélité pour tout le temps que vous logerez au Louvre?
—Madame, vous êtes adorable, dit le Gascon avec une émotion contenue.
Tels furent les propos qu'échangèrent les deux nouveaux époux, pendant que se déroulait la cérémonie nuptiale:
Cette cérémonie se termina enfin. Puis, précédé en grande pompe de tout le chapitre de Notre-Dame, le cortège se reforma: cardinaux, évêques, archevêques rutilants d'or, mitre en tête, crosse à la main, marchèrent jusqu'à la porte en entonnant le Te Deum. Le roi de Navarre donnait la main à la nouvelle reine; Catherine de Médicis, Charles IX, les princes, passèrent dans la double haie des seigneurs et des grandes dames toutes raidies dans les plis des soieries; les trompettes sonnèrent de joyeuses fanfares; les cloches recommencèrent leurs mugissements; le canon gronda, le peuple se mit à hurler, et tout ce monde, dans une houle énorme, dans la clameur des vivats et des menaces, reprit le chemin du Louvre.
Au Louvre, des fêtes splendides commencèrent aussitôt. Mais, dès que Marguerite eut reçu les salutations et les voeux de la multitude des seigneurs, dès qu'on se fut répandu dans les salles, elle entraîna son mari jusque dans son appartement.
—Sire, dit-elle, voici ma chambre. Comme vous voyez, j'y ai fait dresser deux lits. Voici le mien, et voici le vôtre. Tant que vous dormirez dans ce lit, je réponds de vous, sire!
—Pour Dieu, madame, s'écria Henri, que savez-vous?
—Je ne sais rien, dit sincèrement Margot. Je ne sais rien qu'une chose. C'est qu'ici je suis chez moi. Ici nul n'oserait pénétrer, pas même le roi.»
Henri baissa la tête, pensif.
—Venez, sire, reprit la reine Margot. Il ne faut pas que notre absence soit remarquée. On pourrait soupçonner que nous parlons d'amour...
—Tandis que nous parlons de mort! dit le Béarnais avec un frisson.
Pâles tous deux des pensées formidables qu'ils portaient et des choses qu'ils entrevoyaient, ils reprirent silencieusement le chemin des salles de fête.
«Vive la messe!» rugissait au-dehors la foule.
—Eh! ventre-saint-gris! dit le Béarnais, j'en sors, de la messe... et je n'en suis pas fâché, ajouta-t-il en déguisant ses inquiétudes sous une apparence de joviale galanterie... Car ma première messe me vaut la femme de France qui a le plus d'esprit et de beauté.
Il fixa un clair regard sur la nouvelle reine.
—Or ça, que me rapportera, en ce cas, ma deuxième messe?
—Qui sait? répondit la reine Margot en lui rendant regard pour regard.
Et, en elle-même, elle pensa:
—Peut-être un coup de poignard... ou peut-être le trône de France.
XV
L'ESCADRON VOLANT DE LA REINE
Dans les rues qui avoisinaient le Louvre, la foule de bourgeois et de peuple enfin libre de toute entrave s'était répandue avec des hurlements si féroces que les postes de chaque porte crurent prudent de relever les ponts-levis.
On ne sait ce qui fût arrivé dans cette journée si le temps ne se fût soudainement couvert et si une forte pluie d'orage n'eût engagé les Parisiens à rentrer chez eux.
Cependant, deux ou trois milliers des plus enragés reçurent stoïquement les averses en criant de plus belle:
«Vive la messe! Vive la messe!»
Ce cri, les huguenots rassemblés dans le Louvre l'entendaient sans inquiétude: ils étaient les hôtes du roi de France, et il leur semblait impossible que le plus grand roi de la chrétienté manquât à ses devoirs d'hospitalité en les faisant malmener.
Ils étaient d'ailleurs parfaitement résolus à se défendre, et à défendre le roi lui-même. Beaucoup d'entre eux soupçonnaient la main de Guise dans toute cette effervescence populaire. Si les choses allaient plus loin, si Guise, dans un coup de folie, osait attaquer Charles IX, ils défendraient le roi et le maintiendraient sur le trône.
Mais la foule poussait aussi un autre cri, que Catherine écoutait avec un sourire aigu.
A un moment, elle entraîna son fils Charles vers un balcon en lui disant:
—Sire, montrez-vous donc un peu à votre bon peuple qui vous acclame.
Charles IX parut sur le balcon. A sa vue, ce fut au-dehors une sorte de rugissement furieux. Et cette rumeur éclata:
«Vive le capitaine général! Vive Guise!... Mort aux huguenots!»
—Vous entendez, sire? fit Catherine à l'oreille du roi. Il n'est que temps d'agir... si vous ne voulez que Guise agisse à votre place!
Charles IX eut un tressaillement de rage et de terreur. Une lueur sanglante s'alluma dans ses yeux. Il recula, rentra, et, comme il se retournait vers l'intérieur de la salle, il vit venir Henri de Guise et l'amiral Coligny qui paraissaient au mieux ensemble.
Charles IX les regarda tous les deux avec des yeux de fou. Et, soudain, il éclata de rire: ce rire atroce, funèbre, terrible, qui le secouait comme d'une convulsion mortelle.
Catherine de Médicis s'était éloignée lentement. Sur son passage, les fronts se courbaient. Souriante, hautaine, elle passa.
Elle était plus jaune encore que d'habitude; c'était une statue d'ivoire en marche. On la vit s'arrêter devant une de ses demoiselles d'honneur; elle laissa tomber quelques mots, et continua son chemin: puis elle parla à une autre de ses demoiselles, puis à une autre; peut-être donnait-elle un mot d'ordre.
Enfin, elle se retira dans ses appartements, suivie par quatre de ses filles qui l'avaient escortée dans toutes ses évolutions.
Parmi ces quatre, se trouvait Alice de Lux.
Catherine pénétra dans son vaste et somptueux cabinet. Sur un signe qu'elle fit, Alice seule la suivit.
—Mon enfant, dit la reine en prenant place dans son grand fauteuil, tandis qu'Alice avançait un coussin de velours sous ses pieds, mon enfant, vous ne quitterez pas le Louvre aujourd'hui, ou plutôt vous ne me quitterez pas...
—Cependant, madame...
—Oui, je sais ce que vous allez me dire: vous devez attendre le comte de Marillac ce soir à huit heures...
Alice jeta sur la reine un regard étonné. Catherine haussa les épaules.
—Est-ce que je ne sais pas tout? fit-elle avec bonhomie. Mais, puisque nous allons nous séparer sans doute, je veux vous parler avec entière franchise: c'est Laura qui m'a prévenue. Cette bonne vieille Laura qui vous avait inspiré tant de confiance, eh bien, elle me tenait tous les jours au courant de ce que vous disiez et faisiez... A l'avenir, Alice, soyez prudente dans le choix de vos amies et de vos confidentes.
Alice demeurait atterrée, reprise par cette épouvante insurmontable que lui inspirait Catherine.
—Cette Laura est une laide créature, continua la reine; chassez-la dès demain... Mais, pour en revenir à ce que je disais, je sais donc que vous avez donné rendez-vous au comte de Marillac pour ce soir, à huit heures. Il devait vous révéler le secret qu'il avait eu bien du mal à garder, le pauvre garçon!... Ce secret, je vais vous le dire: le comte devait vous conduire à minuit dans Saint-Germain-l'Auxerrois... savez-vous pourquoi?
—Non, madame, balbutia Alice.
—Enfant!... Je vous croyais plus perspicace... Eh bien, apprenez donc que j'ai tout fait préparer pour que votre union avec le comte soit couronnée ce soir...
L'espionne rougit et pâlit coup sur coup. Son coeur se dilata. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle balbutia:
—Mais la lettre, madame...
—La lettre? ah! oui... eh bien?
—C'est ce soir qu'on devait me la remettre, fit Alice tremblante d'espoir.
—Que Panigarola doit vous la remettre, voulez-vous dire? Puisque je la lui ai remise à lui-même! Puisqu'il vous pardonne!... Eh bien... à onze heures, vous verrez le marquis, et à minuit, le comte de Marillac arrivera, je me charge de le prévenir...
Alice sentait sa tête lui tourner comme lorsqu'on a le vertige.
Que Panigarola et Marillac fussent amenés par la reine dans le même lieu, presque à la même heure, cela lui semblait une redoutable conjoncture.
Le moine s'en irait-il? Le moine était-il au courant du mariage qui se préparait? Aurait-il donc cette grandeur d'âme de disparaître, la laissant libre, heureuse?...
—Vous ne me remerciez pas? reprit la reine toujours souriante.
—Hélas! madame! Vous me voyez toute bouleversée de bonheur et de crainte...
—De crainte?... Ah! oui... vous pensez que les deux rivaux peuvent se rencontrer, qu'un mot échappé à Panigarola peut tout apprendre à Marillac... Rassurez-vous: j'ai pris mes précautions... ils ne se verront pas.
—Ah! madame, s'écria Alice dans une explosion de joie sincère, que ne puis-je mourir pour Votre Majesté!...
—Enfant que vous êtes! Songez donc à vivre bien plutôt!... Mais ce n'est pas tout, Alice. Je vous ai parle avec la plus entière franchise... j'espère que vous-même...
—Interrogez-moi, madame!
—Eh bien, demanda la reine, que prétendez-vous faire? J'entends non pas seulement demain, mais dès cette nuit... Restez-vous à Paris?... Vous en allez-vous?...
Alors l'espionne devina ou crut avoir deviné la secrète pensée de la reine.
Le comte de Marillac, c'était son fils!
L'espionne le savait. Elle l'avait appris à Saint-Germain, dans la soirée même où la reine de Navarre l'avait chassée. Ce terrible secret, elle l'avait enfermé au plus profond de son coeur.
En effet, elle avait cette conviction profonde que la reine tuerait Marillac du jour où le mystère de sa naissance menacerait de s'éclairer.
Voici donc ce qu'elle supposa: la reine sait que Marillac est son fils. Elle sait que je ne puis vivre à Paris sans risquer d'être démasquée à chaque instant. Elle sait donc que j'entraînerai le comte le plus loin possible de Paris. Et c'est pour cela, c'est uniquement pour cela qu'elle me le donne pour époux et que mon mariage se fait la nuit, en plein mystère...
—Madame, dit-elle, c'est justement de ces choses que je voulais, ce soir, m'entretenir avec le comte. Mais j'attendrai les ordres de Votre Majesté.
—Nullement. Je veux que vous en fassiez à votre tête. Voyons, quel conseil donnerez-vous au comte?
—Eh bien, madame, pour être franche comme me l'ordonne ma reine, je n'ai pas de plus ardent désir que de quitter Paris. Votre Majesté me pardonnera, j'ose l'espérer.
—Ainsi, reprit Catherine avec une joie visible et peut-être sincère, vous partirez... mais quand?
—Dès cette nuit, si je puis, madame!
Catherine demeura pensive pendant quelques instants.
Qui sait si, à ce moment, elle ne pesa pas une dernière fois dans son esprit la nécessité du meurtre de son fils.
Qui sait si elle ne se dit pas que ce meurtre était peut-être inutile!
—Ce soir, à minuit, dit-elle lentement, une voiture vous attendra à la porte de Saint-Germain-l'Auxerrois. J'aurai donné les ordres nécessaires pour qu'elle puisse franchir sans obstacle la porte Bucy, par laquelle vous quitterez Paris. Vous gagnerez Lyon sans vous arrêter. De là, vous passerez en Italie. Vous vous arrêterez à Florence et vous y attendrez mes dernières instructions. Me promettez-vous que tout se passera ainsi que je vous le dis?
—Je vous le jure, madame! dit Alice en tombant à genoux.
—Bien... Si le comte... si votre époux manifestait un jour l'intention de rentrer en France, me promettez-vous de l'en détourner? Et s'il persiste, de m'en aviser?
—Jamais nous ne reviendrons en France, madame!
—Bien. Relevez-vous; mon enfant... Dans la voiture, vous trouverez mon cadeau de noces. A Florence, je vous ferai parvenir un acte de donation de l'un des palais de ma famille... Ne me remerciez pas, Alice... vous m'avez fidèlement servie, il est juste que je vous récompense...
Un flot de larmes brûlantes déborda des yeux d'Alice.
—Ah! madame, dit-elle, pauvre, sans ressources, dépouillée du peu que je possède, dussé-je marcher à pied, je serai trop heureuse encore de quitter Paris... pardonnez-moi, madame, j'y ai trop souffert!...
—Maintenant, Alice, écoutez-moi bien... j'ai encore des choses graves à vous dire... Je vais, mon enfant, vous donner une preuve de confiance illimitée.
—Les secrets de Votre Majesté me sont sacrés...
Catherine fixa un profond regard sur l'espionne, et dit nettement.
—Il y a une faute dans ma vie...
Alice demeura attentive, mais sans surprise apparente.
—Je dis, continua Catherine, une faute dans ma vie de femme... Quant à ma vie de reine, elle est au-dessus de la faute même... Pour vous parler plus clairement, Alice, apprenez un redoutable secret et voyez jusqu'où va ma confiance pour vous: Charles, Henri et François ne sont pas mes seuls fils...
Alice n'eut pas un tressaillement.
Peut-être cette insensibilité absolue fut-elle une erreur de sa part. Peut-être eût-elle dû témoigner une respectueuse surprise.
La reine, qui la dévorait des yeux, poursuivit:
—J'ai un quatrième fils. Et celui-là est loin des marches du trône.
—Quoi! madame, s'écria enfin Alice, un des fils de Votre Majesté aurait donc été écarté dès sa naissance...
Exclamation d'une prodigieuse habileté qui arriva presque à convaincre Catherine.
—Vous n'y êtes pas, reprit celle-ci. Le fils dont je vous parle, c'est mon fils, mais ce n'est pas celui du roi défunt...
—Madame, balbutia Alice, est-ce bien à moi que Votre Majesté fait une si terrible confidence....
—Vous jugez donc que la chose est terrible? fit Catherine... Oui, vous avez raison... Car, si on savait qu'il y a un adultère dans la vie de la grande Catherine, s'il y avait de par le monde un homme qui puisse entrer un jour ici et revendiquer peut-être des droits de naissance, à coup sûr des droit du coeur... oui, ce serait horrible pour moi!... C'est cela que vous avez voulu dire, n'est-ce pas?...
—Madame, s'écria l'espionne affolée déjà, comment oserais-je me permettre une pareille pensée!
Catherine se leva brusquement.
—Cet homme existe! gronda-t-elle. Oui, Alice, cette affreuse menace est suspendue sur la tête de ta reine! Et maintenant tu vas savoir pourquoi je considère Marillac comme mon ennemi mortel, pourquoi j'ai voulu le surveiller étroitement, pourquoi je t'ai attachée à ses pas...
Alice frissonnait.
Catherine notait ces frissons, étudiait cette pâleur livide, cherchait à provoquer le coup de foudre qui éclairerait ce qu'il y avait d'obscur dans la pensée d'Alice...
—Alice, dit la reine en martelant ses paroles, il y a un homme qui est la preuve vivante de ma faute, et cet homme, mon fils... Marillac le connaît...
—C'est faux, rugit Alice.
—Comment le sais-tu? haleta Catherine. Tu sais donc quelque chose?...
—Rien, madame, rien, je le jure! Marillac ne sait rien...
—Comment le sais-tu?
—Il me l'eût dit! Il n'a pas de secret pour moi...
La réponse était si naturelle, si vraisemblable, que la reine reprit lentement sa place et murmura:
«Me suis-je trompée?...»
Mais c'était une habile tourmenteuse que Catherine de Médicis. Elle rassembla ses idées et, avec cette rapidité, cette lucidité qui la faisaient si redoutable, changea sur l'instant même son plan d'attaque.
—Oui, dit-elle avec une mélancolie profonde, je haïssais le comte de Marillac... Je ne le hais plus, Alice. Ne crois pas que ce soit pour toi que je lui ai pardonné... Je l'aime bien, c'est vrai, mais mon affection ne pouvait aller jusque-là... Non, si j'ai pardonné au comte, c'est que j'ai acquis la certitude qu'il n'a pas parlé, qu'il a enseveli en lui-même le terrible secret... Et puis, ce qui me rassure, c'est que je compte sur toi pour l'emmener loin de Paris...
L'espionne fut, dès lors, entièrement rassurée.
«Voilà donc la vérité! Je la vois clairement. La reine sait que son fils est vivant! Elle croit que Déodat connaît son fils. Elle me charge de l'entraîner loin de Paris. C'est simple. Mais que serait-ce donc si elle savait que ce fils... c'est Déodat lui-même!»
Dans cette dernière et suprême bataille entre les deux femmes, la reine fut la plus forte. Elle ne commit aucune faute. Alice en commit une terrible en oubliant de se demander pourquoi Catherine lui faisait de telles confidences.
Alors la reine acheva son évolution, ce qu'on pourrait appeler un mouvement tournant de la pensée; sans grand effort, ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura:
—Hélas! mon enfant, qui pourra jamais sonder le coeur d'une mère? Ce fils, qui est une menace pour moi, ce fils dont j'ai peur, ce fils que je cherche à écarter de ma vie sans le connaître, eh bien, je donnerais tout au monde pour le voir... ne fût-ce qu'une fois! Oh! tu ne peux comprendre cela, toi.
Alice demeura écrasée.
—En effet, gémit-elle au fond de sa conscience, je ne puis comprendre cela, moi! Moi qui vais partir, abandonnant mon enfant...
—Vois-tu, reprit la reine avec un sanglot, depuis des années et des années, c'est de cela que l'on me voit triste à la mort! Ce fils, Alice, il m'inspire une terreur insurmontable... et pourtant, je l'aime! Oh! si seulement je pouvais le bénir, l'embrasser à mon heure dernière... Comme je l'ai cherché... Comme je le cherche encore!...
Les mains jointes, les yeux humides, la voix brisée, la reine semblait oublier la présence d'Alice.
—Est-il plus effroyable supplice pour une mère! Passer sa vie à chercher l'enfant que l'on aime en secret sans même avoir la consolation de pouvoir avouer son amour maternel!... Que disais-je donc, Alice?... oui, c'est sur toi que je compte...
—Sur moi, madame, balbutia l'espionne.
—Ecoute! Quoi que tu en dises, Marillac connaît mon fils. Le comte, dans son extrême loyauté, ne t'a jamais entretenu de ce mystère... mais à quelques mots qui lui sont échappés, devant moi, je sais qu'il connaît mon fils!... Alors...
—Alors, madame? fit Alice toute palpitante.
—Eh bien, lorsque vous serez à Florence, tu lui arracheras ce secret... c'est le dernier service que je te demande, Alice!
Alice chancelait. Son esprit vacillait. Elle était comme un duelliste qui a reçu plusieurs coups et qui sent l'épée lui échapper des mains. Elle jeta un regard sur la reine et la vit livide.
—Hélas! reprit la reine dans un murmure, et en fermant les yeux, faible espoir! Qui sait si tu arriveras jamais à me faire connaître ce fils que je cherche en vain...
—J'en suis sûre, madame! s'écria l'espionne hors d'elle.
—Tu cherches à me consoler, fit la reine en se raidissant dans son rôle. Tu ne sais rien... tu me l'as dit..
—Madame, je vous jure que je vous ferai connaître votre fils!...
—Hélas! en es-tu bien sûre?...
—Aussi sûre que je vois Votre Majesté!
Ce fut une explosion sur les lèvres d'Alice.
La reine ferma les yeux, ses traits se détendirent: la lutte était terminée par ce mot. Avec la profonde satisfaction du triomphe, avec la haine furieuse qui s'était accumulée en elle, avec l'épouvante que le secret n'eût déjà franchi le cercle où il était enfermé, elle murmura en elle-même:
«Enfin! tu avoues! Tu sais, vipère!... Bon, bon... Ils étaient trois: Jeanne d'Albret, Marillac, Alice... Jeanne d'Albret est morte. Au tour d'Alice... et de mon fils!...»
Elle rouvrit les yeux, se leva, embrassa au front l'espionne.
—Mon enfant, dit-elle, je vous crois!... C'est vous qui me ferez retrouver mon fils... Adieu, Alice, à ce soir... D'ici là, vous êtes ma prisonnière... quelqu'un viendra vous prendre ici...
Elle sortit, laissant Alice palpitante, courbée par l'émotion plus encore que par le respect.
«O mon amant! s'écria l'espionne quand elle fut seule, enfin, nous touchons au bonheur.»
XVI
L'ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite)
Dix heures du soir venaient de sonner. Au Louvre, la première journée des fêtes données en l'honneur du grand acte qu'avait été le mariage d'Henri de Béarn et de Marguerite de France, cette première journée s'achevait dans une joie sans mélange.
Au-dehors, tout était silence et ténèbres.
A dix heures du soir, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois était plongée dans une profonde obscurité.
Cependant, l'une des chapelles latérales s'éclairait faiblement, grâce à quatre flambeaux qui brûlaient sur l'autel.
Dans ce coin de l'église, un étrange spectacle eût frappé le visiteur qui fût entré à ce moment-là, si toutefois quelqu'un eût pu entrer: chose difficile, car les portes étaient fermées, et à chacune de ces portes, au-dehors, dissimulés dans l'ombre, trois ou quatre hommes montaient la garde.
Si quelqu'un venait et frappait d'une certaine façon convenue, ils devaient ne pas s'en inquiéter: on ouvrirait à ce quelqu'un, du dedans. Ces nocturnes veilleurs avaient mission de se saisir de toute autre personne qui se serait approchée.
Au-dedans, près de chaque porte, deux femmes attendaient ces personnes inconnues qui devaient venir.
Dans la chapelle latérale que nous venons de signaler, se trouvaient rassemblées une cinquantaine de femmes.
Elles étaient assises autour de l'autel, en demi-cercle, sur cinq ou six rangs, et causaient entre elles à voix basse; il en résultait un murmure confus qui n'était pas un murmure de prières.
Parfois, un éclat de rire étouffé jaillissait de ce murmure.
Parfois aussi, un éclat de voix dominait soudain les conversations.
Ces femmes étaient toutes d'une extrême jeunesse: la plus vieille n'avait pas vingt ans.
Elles étaient richement vêtues; toutes étaient belles; elles avaient des yeux hardis, hautains, et même durs.
Telles qu'elles étaient, cependant, plus d'une de ces femmes était souverainement belle, de cette beauté qui inspire de tragiques amours.
Toutes ces jeunes filles portaient à leur corsage une dague.
Toutes ces dagues, sorties évidemment de chez le même armurier, étaient cachées dans d'uniformes fourreaux de velours noirs.
Uniformément aussi, la poignée de ces dagues formait une croix.
Et chacune de ces poignées, c'est-à-dire chacune de ces croix, portait pour unique ornement un beau rubis.
Dans l'ombre, ces cinquante rubis incrustés à la croix de ces poignards attachés aux corsages de ces femmes, jetaient de rouges lueurs.
Dix heures sonnèrent...
Le murmure des voix féminines s'arrêta soudain.
Tout à coup, une sorte de glissement furtif se fit entendre, les jeunes filles tournèrent la tête vers le maître-autel...
«La reine! Voici la reine!»
Toutes alors se levèrent et demeurèrent silencieuses, courbées, frissonnantes.
Catherine s'avança lentement, arrivant du fond de l'église, probablement de la sacristie.
Elle était entièrement vêtue de noir. Le long voile des veuves l'enveloppait et cachait son visage. Sur sa tête, une couronne royale en or vieilli jetait de vagues reflets.
Elle traversa les rangs et s'agenouilla au pied de l'autel.
Toutes s'agenouillèrent.
Puis le fantôme se releva et monta les trois marches de l'autel.
Alors Catherine, rejetant sur ses épaules le voile qui couvrait son visage, se tourna vers les jeunes femmes qui, debout maintenant, muettes, violemment impressionnées, la regardaient avec une sorte de crainte superstitieuse.
La reine jeta un long regard sur ces filles.
Catherine de Médicis fut satisfaite de ce qu'elle vit.
Ces cinquante visages de jeunes femmes tournés vers elle étaient comme pétrifiés par l'angoisse de cette mise en scène. Et elle-même, à la sourde émotion qui la faisait palpiter, elle si forte, elle comprit tout l'effet qu'elle avait dû produire.
Oui, la reine était émue!
Un souvenir traversa son esprit.
Elle se revit à la bataille de Jarnac, trois ans auparavant, dansant au son des violes sur le champ de bataille avec ces mêmes filles qui étaient devant elle; elle entendit les éclats de rire de ses femmes lorsqu'il leur arrivait de marcher sur un blessé, ou de laisser traîner le bas de leurs robes dans une flaque de sang; et dans sa tête le son des violes se mêlait au son du canon: pendant qu'elle dansait, on bombardait les huguenots en déroute.
Du sang et des danses!
Des cadavres et des jeunes filles qui rient!
De la mort et de l'amour!
L'esprit de Catherine était fait de ces antithèses exorbitantes, de ces formidables contrastes.
Sous ses yeux, maintenant, dans l'église noire, emplie de silence, l'escadron volant était là, non pas au complet: sur les cent cinquante filles de noblesse qu'elle surexcitait, transformant les unes en ribaudes, les autres en espionnes, elle n'avait fait venir que celles dont elle était très sûre.
Celles-ci lui étaient soumises, lui appartenaient corps et âme. Leur admiration pour la souveraine maîtresse tenait de l'adoration.
Ribaudes, guerrières, espionnes, hystérisées par les passions, par les plaisirs orgiaques, surmenées de jouissance et de superstition, dans un couvent elles eussent été des possédées. Elles l'étaient en effet: l'âme de Catherine les brûlait...
Et elles étaient jeunes, belles, oui, belles à inspirer autour d'elles d'effroyables passions...
Tel était l'escadron volant de la reine.
—Mes filles, dit Catherine, l'heure approche où vous allez délivrer le royaume. Vous allez entrer dans la gloire de la suprême victoire... J'ai voulu la paix avec les hérétiques: Dieu m'en punit. Je suis frappée dans ce que j'ai de plus cher au monde, c'est-à-dire en vous qui êtes mes véritables filles selon mon coeur.
Les auditrices s'entre-regardèrent avec ce vague sentiment de terreur que l'accent, plus encore que les paroles de la reine, semblait distiller. Elle continua: «Parce que vous êtes toute ma joie, toute ma consolation, toute ma force, parce que vous m'aidez dans la terrible lutte que j'ai engagée, parce que vous êtes les plus implacables ennemis que Dieu ait suscités aux hérétiques, parce que vous êtes enfin les guerrières de Dieu, on a résolu votre perte. Dans une même nuit, vous devez être égorgées. Si ce malheur arrivait, si l'horrible hécatombe s'accomplissait, se serait la mort. Ce serait la perte du royaume. Or, mes filles, tout est prêt. Cinquante gentilshommes, cinquante monstres, cinquante huguenots, enfin, vont, dans la nuit de samedi à dimanche, assassiner les cinquante fidèles de la reine dont chacune aura été attirée dans un guet-apens.
Les cinquante filles, d'un même geste, dégainèrent leurs dagues.
Elles frémissaient de rage autant que d'épouvanté.
Un geste de la reine calma cet orage.
Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.
—Je suis bien punie d'avoir voulu la paix! Punie d'autant plus que la trahison vient de ceux à qui j'avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m'avait inspiré une sorte d'affection. Parmi vous, il en était une que j'aimais plus que toutes. C'est celle-là qui me trahit! qui vous trahit! C'est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées!»
La reine parlait sans colère.
Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d'horreur.
—Celle dont j'ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah! elle ne s'est pas trompée! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L'abominable traîtresse s'appelle Alice de Lux.
—La Belle Béarnaise! hurlèrent plusieurs voix.
Et la tempête se déchaîna: tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal. Puis les hurlements s'apaisèrent.
—L'homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c'est ce huguenot hypocrite qui avait su m'inspirer une véritable amitié: le comte de Marillac!... A partir de cette nuit, dès que vous sortirez d'ici, vous vous rendrez toutes en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu'à dimanche. Pas une de vous, d'ici là, ne se hasardera à sortir: car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous serez donc sauvées. Mais ce n'est pas tout, mes filles! Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.
Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.
Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d'abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s'est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi... Je le veux! Dieu le veut! Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l'exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais si Panigarola hésitait... si sa main tremblait... si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien... Alors, mes filles, vous accourriez... et vous feriez le reste. Ce signal...
Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.
—Ce signal, le voici! dit-elle d'une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai: Dieu le veut!
Elle prononça ce mot d'un accent si rude, si sauvage que les cinquante filles en eurent un recul d'épouvante.
Mais aussitôt, entraînées comme dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd:
«Dieu le veut!...»
Un grand souffle de superstition courba toutes les êtes... L'obscurité se fit soudain complète... Les cierges de l'autel s'éteignirent... Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendait les marches de l'autel.
Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l'épouvante et l'horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.
Et, le poignard à la main, elles attendirent.