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Les Pardaillan — Tome 02 : L'épopée d'amour

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XXXV

LIONS DÉCHAÎNÉS

Les deux Pardaillan bondirent et se ruèrent vers l'entrée du boyau. D'instinct, les ribaudes, collées au mur a droite et à gauche, leur firent un passage. Mais, dès qu'ils se trouvèrent en tête, elles remplirent le couloir de leurs cris assourdissants.

—Catho est morte!

—Vengeons-la!

—Mort au guet!

En un instant, les Pardaillan s'étaient heurtés au groupe de soldats qui apparaissait. Les deux premiers tombèrent mortellement frappés à coups de l'arme bizarre et courte qu'ils portaient—des poinçons, paraissait-il.

Devant cette attaque furieuse, devant les visages des tunes décharnées qui hurlaient à la mort derrière les deux hommes, les autres soldats s'arrêtèrent. Le vieux routier et son fils avaient ramassé les piques des deux soldats tombés.

Dans le boyau, il n'y avait place que pour deux de front.

Une nouvelle attaque des Pardaillan jeta par terre les deux plus avancés.

En même temps, la bande des ribaudes, agitant ses armes, poussait des cris terribles; en désordre, les soldats remontèrent précipitamment l'escalier.

Sans un mot, livides, hérissés, les Pardaillan montèrent par bonds furieux; à chaque bond, un coup de pique; à chaque coup de pique, un juron; à chaque juron, un homme qui tombait.

Tout à coup, les Pardaillan se virent à l'air, dans une cour. Ils respirèrent largement, et, d'un même mouvement instinctif, levèrent les yeux comme pour se rendre compte qu'ils ne rêvaient pas, qu'ils voyaient bien une réalité: les sombres bâtiments du Temple, et, là-haut, le ciel où brillaient des étoiles pâlies par l'approche de l'aube.

—Feu! tonna la voix d'un officier.

Les deux Pardaillan tombèrent à plat ventre, la décharge passa au-dessus d'eux et ils se relevèrent d'un bond...

L'officier avait rangé ses hommes au fond de la cour, sur un seul rang. Les arquebuses déchargées, il hurla:

—En avant!...

Alors, dans cet étroit espace qu'éclairaient les premières lueurs de l'aube, il y eut une mêlée fabuleuse, comparable en ses évolutions désordonnées aux tourbillons d'un cyclone. En effet, les soldats, croyant que les Pardaillan étaient les chefs de cette bande de furies, les avaient entourés. Le vieux routier et le chevalier s'étaient adossés l'un à l'autre; autour d'eux tourbillonnaient des hommes d'armes, et, autour des hommes d'armes, avec des cris stridents, tourbillonnaient les femmes.

Ruggieri, cependant, courait comme un insensé, s'arrachant les cheveux et vociférant des malédictions.

—A l'aide! A l'aide! Ils s'échappent!

Il parvint à la grande porte et l'ouvrit, affolé, ne sachant plus ce qu'il faisait.

Des groupes de catholiques passaient, le mouchoir blanc au bras.

—Ici, Ici! hurla Ruggieri... Misérables! Ils ne m'entendent pas!

Devant lui, on pillait une maison d'où sortaient les cris perçants des victimes.

—Par ici! appela Ruggieri. Il y a deux huguenots ici!...

On ne l'écoutait pas; en effet, chacun des assassins pillards était occupé à quelque sinistre besogne.

Alors, avec des sanglots terribles, se heurtant aux murs, se frappant la poitrine, invoquant les esprits, il rentra dans le Temple. Il eut un rugissement de joie en apercevant les hommes d'armes derrière les barreaux des deux fenêtres.

Réveillés par le tumulte, d'abord effarés de trouver la solide porte fermée, ces hommes cherchaient à démolir les grilles des fenêtres.

—Attendez! Je vais vous aider! Vite! Vite!

—Au nom du Ciel! cria un sergent, que se passe-t-il?

—Vite! vite! Ils se sauvent! Il me faut leur sang!

A ce moment, une grande clameur le fit se retourner. Il vit la cour se remplir de femmes délirantes qui hurlaient:

—Victoire! Victoire!...

Elles passèrent en courant, se dirigeant vers la grande porte.

Les soldats du poste, à grands coups, cherchaient à démolir leurs grilles. Des barreaux sautèrent enfin! A cet instant, les dernières combattantes passèrent échevelées, et cette vision fantastique s'évanouit sous une voûte: les deux Pardaillan, les derniers, apparurent alors, sanglants, l'oeil en feu, marchant de ce pas souple et terrible des grands fauves qui regagnent leurs forêts.

Ruggieri, sans voix, bégayant une dernière malédiction, voulut se jeter au-devant d'eux.

Le chevalier, d'une main, l'écarta sans effort apparent Mais le geste avait dû être puissant, car Ruggieri alla rouler jusqu'à la muraille au pied de laquelle il tomba tout d'une masse.

Les Pardaillan passèrent!...

Cinq ou six soldats, par l'ouverture pratiquée, sautaient dans la cour et leur coururent sus; les deux fauves se retournèrent avec un grondement si effroyable, avec des faces si terribles que les reîtres s'arrêtèrent, reculèrent et mirent en joue.

Deux coups de feu éclatèrent.

Sans hâter leur pas souple de lions en marche, les Pardaillan continuèrent leur route et, comme les quarante soldats du poste enfin délivrés s'élançaient ensemble, ils les virent franchir la grande porte que Ruggieri avait ouverte et disparaître dans la fumée, dans le tumulte. L'officier survivant, stupéfait du spectacle insensé que présentait la rue entrevue, ne songea qu'à se barricader. Puis il se mit à la recherche du gouverneur Montluc qu'il trouva ficelé, ronflant sous la table de sa salle à manger...

A ce moment, il était trois heures et demie.

Le jour grandissait.

Malgré cela, les bandes de forcenés qui parcouraient les rues n'éteignaient pas leurs torches! Elles servaient à mettre le feu aux maisons marquées d'une croix blanche.

Les deux Pardaillan, une fois hors du Temple, avaient pris au hasard la première rue. Elle était pleine de fumée et de cris; fumée des arquebusades, fumée des incendies, détonations, cris d'horreur, clameurs d'agonie...

—Libres! gronda le vieux routier.

—Libres! répéta le chevalier. Pauvre Catho!...

Ils se regardèrent. Chacun d'eux avait ramassé une forte rapière et une bonne dague. Dagues et rapières étaient rouges. Ils étaient déchirés. Ils étaient pâles.

—Pas blessé? demanda le vieux.

—Rien, ou presque. Et vous, monsieur?

—Pas une égratignure... Allons!... Mais qu'y a-t-il dans Paris?... Que de sang!... Quelle affreuse bataille!...

—Non, mon père, c'est un égorgement... Allons, dépêchons...

—Mais où?... Chez Montmorency?...

—Tout à l'heure. Je ne pense pas qu'on ose attaquer le maréchal. D'ailleurs, il est catholique... Venez... vite!...

—Où aller, alors?

—A l'hôtel Coligny, mon père! On tue les huguenots... Là, on doit tuer aussi... Ah! mon pauvre ami!...

—Marillac?... Mais il est mort! Le sorcier te l'a dit!

—Il a menti, peut-être... Allons!

Ils couraient maintenant, sans s'arrêter, enjambant ici un cadavre, faisant là un crochet pour éviter une foule en train de brûler une maison; ils allaient, remplis d'étonnement, la cervelle endolorie par l'épouvantable tumulte des cloches et des détonations; ils allaient, frappant tout ce qui se dressait devant eux, sans un mot, côte à côte, la dague en avant; et ce fut ainsi qu'ils atteignirent l'hôtel Coligny, à quatre heures du matin.

Une foule énorme remplissait la rue de Béthisy.

Ils foncèrent et se frayèrent un passage. Peut-être les prit-on pour deux catholiques forcenés.

La porte de l'hôtel était grande ouverte, la cour encombrée de gens d'armes qui hurlaient:

—A sac! A sac!

Et ils entrèrent. Dans un remous de cette foule qui affluait et refluait, ils arrivèrent au centre de la cour, horrifiés, et, comme ils regardaient autour d'eux, pantelants de colère, une voix dominant le tumulte cria:

—Eh bien, Bême!... Bême! Bême! As-tu fini?...

Et ils reconnurent le duc de Guise qui levait la tête vers une des fenêtres de l'hôtel.




XXXVI

ICI L'ON TUE

Guise avait perdu du temps. Parti à trois heures de son hôtel, il venait d'arriver seulement chez Coligny Il avait fait plusieurs détours et, de temps à autre, il s'arrêtait, écoutait, paraissant attendre. Chemin faisant pour faire patienter ses hommes, il faisait massacrer au hasard de la rencontre, tout ce qui ne criait pas «Vive la messe!» et n'avait pas une croix blanche au chapeau. Qu'espérait-il? Qu'attendait-il? Peut-être pensait-il pouvoir marcher sur le Louvre... Comme il venait de s'arrêter encore, un homme accourut au galop de son cheval, vint se placer près de lui et lui dit à voix basse:

—Rien à faire, monseigneur! Le prévôt occupe l'hôtel de ville avec des forces imposantes et les troupes de la reine sont en route!

Guise grinça des dents. Il prit le trot. Suivi de ses cavaliers, il passa comme un tonnerre, tandis qu'autour de lui retentissaient les vociférations de:

«Vive Guise! Vive le pilier de l'Eglise!»

Dans la rue de Béthisy, les maisons qui avoisinaient l'hôtel étaient remplies de huguenots. Mais, là, la besogne était déjà faite; trois de ces maisons flambaient; deux cents cadavres jonchaient la chaussée; Guise et ses soudards arrivèrent de leur trot pesant et piétinant ces cadavres, s'arrêtèrent devant la porte de l'hôtel.

Sur cette porte, quelqu'un venait de tracer ces mots à la craie:

«Ici, l'on tue!»

—Tu vois? de Guise s'adressant à un colosse qui était près de lui.

—Je vois! répondit le colosse.

C'était Dianowitz, appelé Bohême et, par abréviation, Bême.

A ce moment, arriva le duc d'Aumale, escorté de Sarlabous, gouverneur du Havre, et de cent cavaliers.

—Ça va se faire! dit Guise.

Tous descendirent de cheval. Et le duc de Guise du pommeau de son épée, frappa rudement à la porte Elle s'ouvrit aussitôt. Cosseins apparut, entouré de ses gardes—ces gardes que Charles IX avait laissés pour protéger Coligny.

—Monseigneur, dit Cosseins, faut-il commencer?

—Commencez! répondit Guise.

Aussitôt, les gardes mêlés aux cavaliers de Guise s'élancèrent dans l'hôtel, des torches à la main l'épée nue. Bême, suivi d'une dizaine de gardes, monta droit à l'appartement de l'amiral.

Alors, on entendit les cris des serviteurs que l'on égorgeait. Pendant quelques minutes, l'hôtel fut plein de ces étranges clameurs d'agonie qui ressemblent aux cris des fous. Puis il y eut un brusque silence. Bême et les siens, parmi lesquels un certain Attin, de la maison d'Aumale, étaient arrivés devant la chambre de l'amiral. Derrière eux, en soutien, marchait Cosseins le capitaine des gardes de Charles IX. La bande s'arreta un instant; devant la porte, un homme, l'épée nue a la main, les attendait. C'était Téligny, gendre de Coligny.

«Qui demandez-vous? dit-il d'une voix calme

—L'Antéchrist! répondit Bême.

Téligny se rua sur lui, mais, avant qu'il eût pu faire deux pas, il tomba, percé de dix coups de poignard Cosseins se pencha sur lui.

—Il est mort, dit-il froidement.

Téligny n'était pas mort. Il agonisait. Ses yeux effrayants s'ouvrirent et se fixèrent sur ce visage penché sur lui. Il fit un suprême effort.

—Face de traître! râla-t-il.

Et, dans ce même effort, il cracha au visage du capitaine et expira. Cosseins se releva et recula vivement tout pâle, en essuyant sa face souillée.

Bême, cependant, d'un coup d'épaule, avait défoncé la porte.

Il entra. Coligny était au lit. La chambre était éclairée par deux grands flambeaux.

A demi relevé sur les oreillers, l'amiral apparut si calme, si majestueux, que les forcenés eurent une hésitation. Près de lui, le pasteur Merlin lisait dans un livre de prières. Coligny qui, depuis une heure, écoutait l'effroyable tumulte, Coligny qui avait compris la hideuse vérité, Coligny n'avait pas essayé de fuir.

Toute tentative eût d'ailleurs été inutile; dès les premiers instants, Cosseins avait placé partout des gardes.

Lorsqu'il vit entrer Bême, il se tourna légèrement vers le pasteur et lui dit d'une voix étrangement paisible:

—Je crois qu'il est temps de réciter la prière des morts.

—Merlin fit un signe approbatif et tourna quelques feuillets de son livre.

Au même moment, Attin lui enfonça son poignard dans la gorge; le pasteur s'affaissa, sans une plainte tué raide.

Bême s'était approché en ricanant du lit de l'amiral Il tenait une dague dans sa main gauche et un épieu de chasse dans sa main droite.

—Quiconque se sert de l'épée périra par l'épée dit gravement Coligny en regardant Attin qui venait de foudroyer le pasteur.

—Bon! hurla Bême, ce n'est donc pas par l'épée que tu seras meurtri!

Et il jeta son poignard.

Il leva son épieu, un fort épieu de chasse au sanglier.

Et, comme il paraissait hésiter devant le vieillard, si calme, si imposant, si majestueux, l'amiral lui dit:

—Frappe, bourreau: tu ne raccourcis pas de beaucoup ma vie.

—Taïaut! Taïaut! hurlèrent les démons qui entouraient Bême.

Bême frappa. L'épieu, du premier coup, troua profondément la gorge. Un flot de sang jaillit. Alors le misérable, ivre de sang, se mit à frapper à coups redoublés le cadavre. Il continuait, toujours, les yeux hors de la tête, tandis que la meute, autour de lui, saccageait, pillait, brisait et hurlait:

—Taïaut! Taïaut!

—Bême! Bême! cria d'en bas la voix de Guise, as-tu fini?...

Bême s'acharnait.

—Bême! Bême! appela encore Henri de Guise. Est-ce fait?...

Sanglant, hagard, Bême s'arrêta. Sa monstrueuse figure s'apaisa par degré, c'est-à-dire qu'elle s'illumina d'une sorte d'orgueil bestial. Il examina le cadavre hideusement déchiqueté, comme le tigre peut examiner sa proie alors qu'il est repu.

Ce cadavre, il le saisit à pleins bras, l'arracha du lit et l'apporta près de la fenêtre dont le châssis venait de voler en éclats.

—C'est fait! hurla Bême en se penchant.

Et il apparut, à la lueur des torches, dans le jour naissant, dans ce mélange informe de jour, de lumière rouge et de fumée, il apparut, le cadavre rouge dans ses bras, il apparut comme ces visions de délire qui durent jadis épouvanter les rêves de Dante!

Une sauvage acclamation qui monta de la cour salua l'atroce apparition.

Les cheveux hérissés d'horreur, pétrifiés comme dans les cauchemars, le chevalier de Pardaillan et le vieux routier, parmi ces abois féroces, distinguèrent:

—Vive la messe!

—Vive le pilier de l'Eglise!

Lorsque le silence se rétablit, comme parfois les volcans se taisent après un instant, on entendit alors une voix, la voix du noble Henri de Lorraine, duc de Guise, qui criait à Bême:

—C'est bien! Jette-le, qu'on le reconnaisse!...

Le cadavre, avec un bruit sourd et mat, tomba sur les pavés de la cour.

Guise, Aumale, Montpensier, Cosseins, vingt autres se penchèrent.

—C'est bien lui! dit Guise. Te voilà donc, Châtillon! Je savais bien qu'un jour ou l'autre ma race mettrait son pied sur ta tête! Tiens! Tiens!...

Le talon se leva et se posa violemment sur le front du cadavre.

—Voilà! hurla le duc de Guise, voilà comment travaillent les bons catholiques!

—Lâche! siffla une voix étrange, cinglante comme un coup de cravache.

Et, dans l'insaisissable seconde de silence et de stupéfaction qui suivit ce cri, Pardaillan marcha au duc, l'atteignit et sa voix continua à cravacher;

—Ton père s'appelait le Balafré. Toi, tu t'appelleras le Souffleté!...

Sa main se leva, s'abattit toute grande sur la face de Guise, le soufflet retentit dans le silence comme un coup de tonnerre. Guise chancela et roula à trois pas dans les bras de ses soudards...

Quels hurlements firent alors explosion! Des centaines de poignards, des centaines d'épées se levèrent, se choquèrent, des centaines de voix heurtèrent dans le tumulte leurs cris de mort.

Pardaillan s'était mis en garde, résolu à mourir.

Mais il n'eut pas le temps de porter le premier coup, les bras levés n'eurent pas le temps de s'abattre sur lui... Le chevalier, à l'instant précis où retentissait le soufflet, se sentit saisi par une force d'ouragan, enlevé, porté, poussé vers un trou noir qui béait, il entra dans du noir, il entendit un choc violent et sonore.

Ce trou, c'était une porte ouverte.

Cette force qui avait saisi le chevalier, comme la rafale peut saisir une feuille, c'était le vieux routier qui empoignait son fils et l'emportait.

Ce choc sonore, c'était une porte que le vieux lion venait de pousser du pied, à l'instant où des centaines de furieux, se gênant d'ailleurs et se bousculant l'un l'autre, allaient les happer tous les deux!...

Des coups énormes ébranlèrent cette porte.

Il était certain qu'elle ne tiendrait pas deux minutes.

—Tu n'en feras jamais d'autres! dit simplement le vieux routier en escaladant les marches qui se trouvaient devant lui et en entraînant son fils.

Où montaient-ils? Ils ne savaient pas...

—Ce n'est pas fini! répondit le chevalier, les dents serrées.

Dans la cour, Henri de Guise était remonté à cheval et criait:

—Cinquante hommes pour fouiller l'hôtel! Que j'aie la tête de ces deux parpaillots dans une heure! Les autres, suivez-moi!... A Montfaucon!...»




XXXVII

LA MARCHE AU GIBET

—Pardon, monseigneur, dit une voix près du duc sanglant.

Guise se pencha, féroce, le poignard levé.

—Ah! c'est toi! fit-il en reconnaissant Bême. Que veux-tu?

—Vous voulez pendre l'Antéchrist?

—Oui! Que veux-tu? Dépêche!

—Je veux la tête, pardieu! Elle m'appartient, vous le savez! Elle vaut mille écus d'or!»

Guise éclata d'un rire terrible.

—C'est juste! Prends-la!... Nous pendrons l'Antéchrist parles pieds, voilà tout!...

Bême se baissa. En quelques coups de poignard il acheva de séparer la tête du tronc. Le corps fut saisi par les pieds. Deux hommes le traînaient, marchant en avant, chacun d'eux tenant une jambe, le torse sanglant traînant dans la boue.

Et tous suivirent. Guise en tête!...

La marche au gibet, la marche macabre du corps traîné dans la boue gluante de sang, commença à travers les rues de Paris, parmi d'autres cadavres, dans le tumulte des acclamations féroces, dans le tonnerre des détonations d'arquebuses, sous le hurlement des cloches inlassables...

Vingt mille Parisiens suivaient l'infâme procession que conduisait Guise.

Chemin faisant, on tuait, on riait, on chantait... Le cadavre de Coligny sautait sur les cailloux, tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos... Ce fut ainsi qu'on atteignit les fourches de Montfaucon. Le cadavre, bientôt, se balança par les pieds au bout d'une corde. Et alors s'éleva dans les airs une clameur immense qu'on entendit de tout Paris et qui frissonna longuement, lugubre comme le grand coup d'aile de l'ouragan déchaîné.




XXXVIII

PAROLE MÉMORABLE DE BÊME

Bême était resté dans la cour de l'hôtel de Coligny, avec les gens d'armes laissés par Guise pour retrouver les audacieux, les fous qui l'avaient insulté en un tel moment. En quelques minutes, la porte fut défoncée et la bande se rua dans un escalier, celui-là même qu'avaient monté les Pardaillan. Bême entendit les cris éclater d'étage en étage.

«Ils les tiennent! songea-t-il en riant. Voilà deux gaillards dont la peau ne vaut pas un ducaton à l'heure qu'il est... tandis que cette tête vaut mille écus d'or. Belle tête, ma foi!... Ça, il faut que je la débarbouille...

Il entra dans une pièce du rez-de-chaussée qui avait dû servir de corps de garde, et il en ressortit bientôt avec un baquet plein d'eau. Tranquillement, il se mit à sa hideuse besogne.

En haut, dans les combles, il entendait les voix furieuses des limiers lancés aux trousses des Pardaillan.

Tout à coup, il vit entrer dans la cour un homme qui, d'un air anxieux, se mit à inspecter l'hôtel, le nez en l'air.

—Tiens! monsieur de Maurevert! dit Bême. On dirait que vous cherchez un trésor!

—Je cherche, dit Maurevert, la voix rauque et les yeux sanglants, je cherche deux de ces parpaillots, justement! Je les ai vus partir du Temple. J'ai perdu leur piste. Je suis sûr qu'ils ont dû venir ici...

—Ah! ah!... Un vieux, maigre, moustache grise et rude, oeil gris?...

—Oui, oui!...

—Et un jeune, comme qui dirait l'autre, en plus sauvage, en plus fort, en plus hérissé? Ils sont là... on leur fait la chasse, allez-y!

Maurevert s'élança dans l'escalier que lui montrait Bême et disparut en poussant un rugissement de joie.

Pendant que ces choses se passaient dans la cour, les deux Pardaillan avaient monté l'escalier. Le bâtiment dans lequel ils se trouvaient formait le flanc gauche de l'hôtel et était isolé des deux autres dont l'ensemble traçait le rectangle de la cour.

D'étage en étage, les Pardaillan virent qu'il n'y avait pour eux aucune issue possible.

Comme ils atteignaient le grenier, la porte venait de céder et la bande faisait irruption dans l'escalier.

—Ah! ça! dit le vieux routier, mais nous allons être pris comme des renards?

—Faites attention, monsieur, répondit le chevalier, que nous étions, il y a moins de deux heures, dans une cage de fer où nous allions être broyés; nous sommes au paradis en comparaison.

En parlant ainsi, ils avaient couru à l'unique fenêtre du grenier, donnant sur une cour étroite.

—Voici le chemin! s'écria le vieux routier en apercevant la fenêtre.

—Une planche! Vite, une planche!

Ils cherchèrent des yeux: il n'y avait rien dans le grenier, pas même une corde qu'on eût pu, peut-être, utiliser...

Redescendre? Impossible: les gens d'armes montaient, fouillant chaque étage.

Ils se regardèrent, tout pâles...

Soudain, ils entendirent des cris au-dessous d'eux...

—Sautons! dit le chevalier froidement. Il y a moins de six pieds d'une fenêtre à l'autre!...

—Sautons! dit le vieux routier d'une voix qui parut étrange à son fils.

En effet, sauter était impossible: tout point d'appui pour prendre de l'élan manquait; la fenêtre d'en face était étroite; c'eût été un prodige que de pouvoir se lancer dans le vide et arriver juste à passer dans cet espace resserré.

Mais mieux valait encore courir ce risque terrible que de tomber aux mains des cinquante fous furieux qui montaient, ivres de rage!

—Sautons! avait dit le vieux Pardaillan. Attends! je passe le premier!...

Et aussitôt il se mit debout sur le bord de la fenêtre.

Au même instant, le chevalier, la gorge serrée par l'angoisse, la sueur au front, vit son père se laisser tomber en avant!

Le vieux routier ne sautait pas! Il se laissait tomber!...

La tentative était prodigieuse, inouïe—une de ces idées folles qui germent dans la folie du désespoir!...

Le corps raidi, tendu à briser ses nerfs, les bras musculeux tendus dans un formidable effort, les pieds rivés à l'appui de la fenêtre, le vieux Pardaillan se laissa tomber en avant, tout d'une pièce, sans fléchissement ni des jarrets, ni des coudes... Son corps décrivit un arc de cercle dans le vide...

Le chevalier jeta un cri...

Et, à ce cri, la voix du routier, oui, sa voix même, répondit:

—Voici la planche, passe, chevalier!...»

La folle tentative avait réussi!

Les mains du vieux Pardaillan, au bout de ses bras tendus, avaient saisi le rebord de la fenêtre d'en face, tandis que ses pieds s'arc-boutaient à la fenêtre du grenier!...

Et il demeurait ainsi suspendu sur le vide, pont vivant jeté d'une fenêtre à l'autre!

Ces deux hommes étaient formidables dans tout ce qu'ils entreprenaient: prompt comme l'éclair, léger comme un chat sauvage, le chevalier bondit, posa son pied sur le centre du pont vivant, et, dans son élan, alla rouler jusqu'au milieu de la pièce où il venait de tomber!...

Au même instant, le vieux routier, solidement harponné des mains, laissa tomber ses pieds, se hissa à la force des poignets et rejoignit son fils...

Tel avait été l'effort que, pendant une minute, ils demeurèrent prostrés, haletants, sans voix...

Le grenier qu'ils venaient de quitter se remplit de cris de fureur.

Puis il y eut un silence relatif.

Les deux Pardaillan, l'oreille tendue, couchés sur le plancher, écoutaient, prêts à bondir.

—Je comprends tout! s'écria une voix. Voyez, capitaine, ils ont dû sauter dans le passage par la fenêtre du premier étage, pendant que nous montions.

—Et maintenant ils sont loin, dit une autre voix qui devait être celle de l'officier.

Les Pardaillan entendirent la bande s'éloigner et redescendre en brisant quelques vitres par acquit de conscience. Le chevalier s'approcha alors d'une fenêtre qui donnait sur la cour.

Bême était demeuré seul, toujours occupé à sa funèbre besogne.

Maintenant, il enveloppait de linges la tête de l'amiral.

Puis, sifflotant un air de fanfare, il alla chercher de l'eau pour se laver les mains. Il n'avait plus qu'à prendre la tête et la porter chez un embaumeur qui était prévenu et l'attendait. Après quoi, avec cinq ou six compagnons, il monterait à cheval et se dirigerait à franc étrier sur l'Italie et Rome...

—Tiens! dit Bême en revenant dans la cour, la grande porte est fermée? Par qui? Pourquoi?

Comme il se posait ces questions avec une vague inquiétude, il aperçut tout à coup les deux Pardaillan.

Au même instant, le chevalier fut sur lui et dit:

—C'est bien toi qui as jeté par la fenêtre le corps de M. de Coligny?

La voix du chevalier paraissait parfaitement paisible.

Bême se redressa, se rengorgea et répondit de son haut:

—C'est bien moi, mon jeune parpaillot. Après?

—Est-ce toi qui as tué l'amiral?

—C'est bien moi, suppôt de Calvin. Après?

—Avec quoi l'as-tu assassiné?

—Avec ça! fit le colosse en désignant son épieu rouge.

Et il éclata de rire en ajoutant:

—Il y en a autant à votre service, faillis chiens d'hérétiques! Holà! A moi! Au parpaillot!...

En même temps, Bême voulut s'élancer vers la porte de l'hôtel pour l'ouvrir et appeler une bande qu'on entendait dans la rue, occupée à saccager une maison.

Mais il demeura cloué sur place.

Le vieux Pardaillan venait de lui sauter à la gorge en disant:

—Ne bouge pas, mon ami, nous avons à régler un petit compte...

Bême se secoua violemment. Mais la tenaille vivante ne lâchait pas prise. A demi suffoqué, râlant, le colosse fit signe qu'il se tiendrait tranquille. Le vieux routier le lâcha.

—Que voulez-vous? demanda le colosse, pris d'un commencement de terreur.

—A toi! Rien! fit le chevalier. Je veux simplement débarrasser la terre d'un monstre.

—Ah! vous me voulez assassiner?

—Sais-tu te battre?» dit le chevalier en haussant les épaules.

Bême bondit en arrière, tira sa rapière de la main droite et sa dague de la main gauche. Il tomba en garde.

Le chevalier déboucla son ceinturon et jeta son épée.

—Voici l'arme qui convient ici, dit-il.

Sans hâte, il alla ramasser l'épieu, l'assura dans sa main et marcha sur le colosse.

Bême sourit: sa rapière était deux fois plus longue que l'épieu; il était sûr d'embrocher ce jeune fou et après, il ferait son affaire au vieux.

Le chevalier marcha sur lui et, cette fois, Bême pâlit.

Le vieux routier, au milieu de la cour, s'était croisé les bras.

Le chevalier arrivait sur le colosse, et sa physionomie était méconnaissable, avec ses yeux effrayants de fixité.

Bême, coup sur coup, lui porta deux ou trois bottes: elles furent parées par l'épieu qui, soudain, se trouva à un pouce de sa poitrine. Le colosse recula, d'abord lentement, puis plus vite; il rugissait, bondissait, multipliait les coups, effaré, stupéfait de voir qu'aucun ne portait. Il reculait. Et, après chacun de ses coups, à chacun de ses arrêts, il voyait la pointe de l'épieu sur sa poitrine.

Tout à coup, il se trouva acculé à la grande porte.

Devant lui, le visage effrayant du chevalier.

Bême comprit qu'il était dans la main de la fatalité.

—Je vais donc mourir! bégaya-t-il. Ah!... Est-ce que par hasard Dieu...

Ce fut sa dernière parole. Comme il levait son poignard dans un dernier effort désespéré, le chevalier lui porta le coup—le seul qu'il lui eût porté—un seul coup.

L'épieu, lancé avec une sorte de frénésie, défonça la poitrine, passa à travers et s'enfonça dans le bois de la porte...

Bême demeura cloué au portail de l'hôtel Coligny, tout debout, mort sans un soupir...

Le chevalier alla ramasser sa rapière, reboucla son ceinturon et, prenant le bras de son père, qui avait assisté sans un mot, sans un geste, à cette exécution, tous d°ux sortirent par la petite porte bâtarde...

Deux minutes ne s'étaient pas écoulées que Maurevert parut dans la cour.

Maurevert avait suivi les soudards de Guise d'étage en étage, cherchant et fouillant avec une ardeur passionnée. Lorsque les soldats s'éloignèrent, il eut un moment de désespoir. Par où avaient donc fui les Pardaillan? Il redescendit et seul, d'étage en étage, recommença les recherches.

—Ils ont fui! Ils m'échappent!... Oh! je les retrouverai!»

Il grondait ces mots en rentrant dans la cour et jetait autour de lui des regards sanglants.

Il s'arrêta soudain, pétrifié, muet d'épouvanté...

Là, devant lui, un cadavre, debout, un épieu en travers du corps, était cloué à la grande porte fermée!...

Le cadavre de Bême!...

Maurevert, au bout d'un instant, revint de sa stupeur et se mit à tourner dans la cour comme un insensé en vociférant:

«Ils ont passé par là! Voilà la marque de leur passage!»

Cependant, il eut vite acquis la conviction qu'il n'y avait plus personne dans la cour ni dans l'hôtel... plus rien, que des cadavres!

Alors, par un effort de volonté, il se calma, réfléchit comme peut réfléchir un limier et chercha à reprendre la piste.

Son regard tomba sur un paquet enveloppé de linges.

Il défit les linges et trouva la tête de Coligny. Il la saisit par les cheveux.

—Toujours bon à prendre, gronda-t-il entre les dents. A qui la porterai-je? A Guise? A la reine?... Bah! Guise est battu pour cette fois, je la porterai à la reine!

Il s'élança.

—Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan à son fils, lorsqu'ils se trouvèrent dans la rue.

—Nous allons essayer de gagner l'hôtel Montmorency.

—Tu l'as dit toi-même: le maréchal, en sa qualité de catholique, ne court aucun danger...

—Est-ce qu'on sait? Allons toujours.

—Dis donc la vérité! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson...

Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse: il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter:

—Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles...

Et, à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.

—Mais enfin! s'écria le vieux routier, s'il est avec les massacreurs!... Dame!... n'est-il pas bon catholique?

Le chevalier s'arrêta, livide.

—Oh! murmura-t-il, ce serait horrible... Je veux m'en assurer, mon père! Je veux voir si Loïse est la fille d'un de ceux qui tuent au nom de Dieu!...




XXXIX

LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572
FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLÉMY

Dès qu'ils furent sortis de la rue de Béthisy, les Pardaillan purent se rendre compte que chacun de leurs pas les jetterait dans un nouveau péril Paris était comme un vaste champ de bataille, qu'il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde Pourtant, il n'y avait pas bataille: il y avait tuerie, carnage.

Dans chaque quartier, dans chaque rue, toute personne suspecte, qui avait témoigné quelque sympathie à la réforme, ceux-là, protestants ou non. étaient traqués; la même hideuse scène se reproduisait sur tous les points de Paris.

Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d'horreur se reproduisaient...

A Paris, dans cette matinée d'août, si belle et si radieuse, l'humanité se transforma. Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. On respirait une odeur acre et fade on respirait des chairs grillées, on ne voyait que du feu, de la fumée, et, dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des ombres qui couraient, l'éclair rouge d'un poignard au poing.

Du sang! Du sang! Il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement. Et, par un singulier phénomène il y avait des quartiers qui demeuraient paisibles des rues ou, pendant plusieurs heures, on ne se douta pas que Paris était à feu et à sang.

Dans un petit marché en plein air qui se tenait derrière Samt-Merry, dans une cour, marchandes et ménagères causaient gaiement, étonnées seulement de ces bruits de cloche qu'elles ne comprenaient pas...

A cent pas de la Seine, non loin de la Bastille, des vieillards jouaient aux boules ou se chauffaient au soleil...

En dehors de ces rares endroits qui échappaient à l'horreur, tout dans Paris offrait l'image d'une ville dévastée par quelque grand cataclysme; des centaines de maisons flambaient; des milliers de cadavres jonchaient les rues.

Voilà ce que les Pardaillan virent en cette matinée de dimanche, fête de saint Barthélémy:

Obstinément, ils cherchaient à piquer droit sur l'hôtel Montmorency; ils reculaient jusqu'aux confins de Paris, revenaient à la charge, entraînés, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés par le cyclone qui ravageait la cité, l'université et la ville.




XL

PROFILS DE GARGOUILLES

Quelle heure était-il? Ils ne savaient pas. Où étaient-ils? Ils ne savaient pas. Ils étaient quelque part accrochés à la borne cavalière qui se dressait sous un auvent où les avait entraînés un violent reflux de peuple.

A dix pas, sur leur droite, on saccageait un hôtel

Devant l'hôtel, on dressait un bûcher: les meubles les sièges de l'hôtel s'entassaient.

Alors, quelqu'un mit le feu au bûcher.

Un homme parut, tenant dans ses bras un cadavre.

«Vive Pezou!» hurlait la foule autour du bûcher.

Le cadavre, c'était celui du duc de La Rochefoucauld. L homme, c'était Pezou. Le chevalier de Pardaillan le distingua nettement dans les tourbillons de fumée Pezou avait les bras nus. Il avait la marche et l'attitude du tigre; autour de lui, sa bande avait les mêmes faces crispées; les mêmes yeux flamboyants les mêmes bouches aux lèvres retroussées... des tigres! Il n'y avait là que des tigres...

—Ça fait le quarantième! hurla l'un d'eux. Bravo Pezou!

Pezou sourit, marcha sur le bûcher, le cadavre dans les bras.

Le cadavre du malheureux La Rochefoucauld avait la gorge ouverte par une large plaie d'où le sang continuait à couler.

Pezou et sa bande entourèrent le bûcher qui déjà flambait.

Pezou monta sur une table.

Alors, il leva le corps, comme pour le jeter au sommet de l'entassement.

Soudain, il le ramena à lui, violemment. Sa face prit l'expression du fauve. Sa bouche, dans un geste de délire, se colla un instant à la plaie rouge... puis il jeta le cadavre dans le feu, sa bouche apparut sanglante et il sauta de la table en grognant:

—J'avais soif!...

Un hurlement prolongé de la foule salua la bande de tigres qui s'élançait, disparaissait au coin de la rue, cherchant, quêtant, reniflant; Pezou grognait;

—Au quarante et unième à présent! M'en faut cent d'ici ce soir à moi tout seul...

—Fuyons! Fuyons! dit le vieux Pardaillan, livide d'horreur.

Il avait enlacé son fils de tout son effort pour l'empêcher de se ruer sur Pezou.

Ils s'orientèrent et reprirent leur chemin, piquant droit sur l'hôtel Montmorency.

Et, comme ils avaient gagné du terrain, comme ils se rapprochaient de la Seine, ils furent saisis dans un autre tourbillon, se trouvèrent soudain au milieu d'une foule, et, accrochés l'un à l'autre, ballottés, entraînés, refluèrent jusqu'à l'entrée de la rue Saint-Denis, et, regardant autour d'eux, se virent dans la cour d'une belle maison; à l'intérieur, on entendait des cris d'agonie, la foule battait des mains et vociférait...

—Bravo, Crucé! Bravo, Crucé! Taïaut! Pille La Force!...

C'était en effet la maison du vieux huguenot La Force.

Là, ce fut vite fait. Au bout de trois minutes on n'entendit plus de cris d'agonie; tout avait été massacre, serviteurs, servantes, maîtres...

La foule partit, entraînée par les lieutenants de Crucé, allant plus loin chercher de nouvelles autres victimes... la cour se trouva libre.

—Fuyons! répéta le vieux Pardaillan.

—Entrons! dit le chevalier.

S'engouffrant dans un large escalier, ils parvinrent dans une grande belle salle ravagée en partie. Au milieu de ce salon, il y avait cinq cadavres en tas, les uns sur les autres.

Deux hommes s'occupaient avec une farouche tranquillité à fracturer une armoire. C'était Crucé et l'un de ses fidèles.

Ils défoncèrent les tiroirs et commencèrent à emplir leurs poches.

Puis ils coururent aux cadavres, le vieux La Force ayant encore au cou un collier de grand prix.

Ils se penchèrent... Crucé saisit le collier, son compagnon arrachait les oreilles d'une femme pour avoir les diamants des boucles.

—En route, maintenant, dit Crucé...

Comme ils allaient se relever, ils tombèrent tous deux en même temps, la face sur les cadavres.

Le chevalier avait assommé Crucé d'un coup de poing à la tempe; le vieux Pardaillan avait fracassé le rrâne de l'autre d'un coup de crosse de pistolet.

Les deux bandits ne poussèrent pas un cri. Ils se débattirent un instant dans les spasmes de l'agonie...

Les Pardaillan redescendirent alors et, dans la rue, reprirent leur course, rasant les maisons, tâchant d'éviter les feux de joie et les bandes de carnassiers.

Où étaient-ils? Ils ne savaient pas.

Quelle heure? Ils ne savaient pas.

Seulement, le soleil était haut dans le ciel, brillant d'un éclat paisible au-dessus des tourbillons de fumée.

Et, toujours, les cloches mugissaient.

A un tournant de rue, les Pardaillan s'arrêtèrent pétrifiés.

Ils eussent voulu fuir l'atroce apparition.

Devant eux, à vingt pas, une bande venait d'apparaître. Elle se composait d'une cinquantaine de carnassiers marchant en rangs serrés; derrière eux venait une foule énorme, armée de gourdins, de vieilles épées, de piques rouges.

Les cinquante qui marchaient en tête étaient solidement armés de poignards. Toutes ces lames étaient rouges de sang.

Tous portaient la croix blanche.

Une quinzaine d'entre eux étaient à cheval.

Or, devant toute la bande, marchaient trois hommes. Ces trois hommes portaient des piques. Au bout de chacune de ces piques, il y avait une tête!...

—Vive Kervier! Vive Kervier! vociférait la foule frénétique.

Kervier! le libraire Kervier! Cervier! Loup-Cervier! Il brandissait sa pique au haut de laquelle la tête blafarde se balançait...

Cette tête, les deux Pardaillan la reconnurent ensemble et un même frémissement d'horreur les secoua.

—Ramus!

Le chevalier avait murmuré le nom en fermant un instant les yeux...

C'était bien la tête du pauvre et inoffensif savant...

Les yeux du chevalier demeuraient fixés sur cette tête. Puis ces yeux s'abaissèrent sur celui qui portait la pique, sur Kervier. Le chevalier trembla. Cette impression d'horreur et de pitié qui l'avait paralysé fit place à une furieuse colère qui blanchit ses lèvres.

Kervier vit cette figure convulsée qui le regardait; il y lut le mépris foudroyant qui y éclatait. Il eut un grondement et fit un geste pour désigner les deux Pardaillan; dans la même seconde, il tomba, roula sur la chaussée qu'il talonna. Il cria:

—Malédiction!

Et il expira: une balle de pistolet venait de le frapper en plein front, et ce coup de pistolet c'était le chevalier qui l'avait tiré. Rudement, un grand gaillard à croix blanche venait de le heurter; cet homme agitait un pistolet chargé; d'un coup de poing, Pardaillan l'avait arrêté net, lui avait arraché son pistolet et avait fait feu!

Au même instant, il y eut contre les deux Pardaillan une ruée féroce, une sauvage clameur de mort, des coups d'arquebuse retentirent, cinq cents loups furieux aboyèrent lugubrement devant une allée où les deux hérétiques s'enfonçaient tous voulurent pénétrer à la fois, mais, plus prompt, plus furieux que tous, un cavalier, un géant vêtu de rouge et qui appartenait sans doute à la maison de Damville, car il en portait les armes sur son pourpoint, ce géant poussa son cheval en avant, et pointa sa rapière...

—Sauvés! hurla d'une voix étrange le vieux routier.

Et tandis que le chevalier se demandait comment, le vieux Pardaillan, d'un bond terrible, se jeta à la bride du cheval dont la tête et le cou se présentaient à l'entrée de l'allée; ce cheval, il l'attira, le happa, l'entraîna, le fit entrer tout entier dans l'allée!..

Et l'allée se trouva ainsi bouchée!...

Le routier éclata d'un rire homérique.

Derrière la croupe du cheval tourbillonnaient les loups, retentissaient les hurlements de rage; le cheval ruait; le colosse rouge, un instant hébété par cette manoeuvre, essayait par violentes saccades de ramener la bête en arrière, et, tout à coup, pris d'une terreur folle, il se laissa glisser en arrière de la croupe pour fuir et une ruade l'envoya rouler sur les assaillants au moment où il touchait le sol...

Déjà le chevalier, avec son ceinturon, avait entravé les jambes de devant du cheval, magnifique rouan... le vieux routier s'apprêtait à frapper la bête au poitrail, de son poignard, afin que l'obstacle demeurât plus longtemps... le chevalier l'arrêta soudain et dit:

—Galaor!...

Le vieux considéra la bête et, la reconnaissant, répéta:

—Galaor!... C'est bien lui!...

Et leur rire, à tous deux, remplit l'allée d'un bruit de tonnerre.

Galaor, ses jambes entravées, n'en ruait qu'avec plus de fureur; chacun de ses flancs touchait l'une et l'autre paroi; l'allée était bouchée par une barricade vivante.

Les deux Pardaillan s'enfoncèrent vers le fond de l'allée, certains qu'elle ne serait pas dégagée avant dix bonnes minutes; mais, avant de partir, le chevalier avait embrassé le naseau fumant du cheval en disant:

—Merci, mon bon ami...

—Ah ça! s'écria le vieux, mais nous sommes dans une souricière... pas d'issue! Mais du diable si je ne connais pas ce boyau... il me semble que j'ai dû passer par là...

Une porte, au fond de l'allée, s'ouvrit soudain, et une femme parut...

—Huguette!

Ce cri échappa aux deux hommes.

C'était Huguette, en effet et ils se trouvaient dans l'allée de l'auberge de la Devinière. Comment ne l'avaient-ils pas reconnue?

Le hasard les avait poussés dans la rue Saint-Denis au moment où ils essayaient de se diriger sur la Seine.

Le hasard les avait arrêtés devant cette allée qui leur offrait un refuge au moment où la rue avait été envahie par la bande hurlante des loups de Kervier...

Huguette, toute tremblante, les conduisit alors dans la salle voisine; trois hommes s'y trouvaient: Landry Grégoire, pâle comme un mort, et, chose étrange en pareil moment, deux poètes qui buvaient et écrivaient: c'étaient Dorât et Pontus de Thyard.

—Par là! dit Huguette aux deux Pardaillan, en leur montrant un escalier. En haut vous pourrez communiquer avec la maison voisine, redescendre et sortir par-derrière... fuyez!

—Par le Ciel! disait Dorât, je veux écrire en l'honneur de la destruction des hérétiques une ode qui portera mon nom à la postérité! j'appellerai mon poème: les Matines de Paris!

—Trempe ta plume dans le sang, en ce cas, dit Pontus.

—Malheur! malheur! gémit Landry Grégoire en faisant le geste de s'arracher les cheveux, opération impossible puisqu'il était entièrement chauve. Malheur! mon auberge va être saccagée, si on sait qu'ils ont fui par là!

—Maître Landry, lui cria le vieux Pardaillan, vous mettrez l'auberge, la casse et l'incendie sur ma note!...

—Je jure que tout sera payé, ajouta le chevalier.

—Fuyez! Fuyez!... répéta Huguette.

Le vieux Pardaillan l'embrassa sur les deux joues.

Le chevalier la prit dans ses bras, toute pâlissante, la baisa doucement sur les yeux, et murmura:

—Huguette, jamais je ne t'oublierai...

Pour la première fois, il tutoyait Huguette, et le coeur de celle-ci en fut bouleversé...

Ils s'élancèrent et disparurent dans l'escalier.

Au même instant reparut l'aubergiste, portant sur le bras un sac où il avait entassé son or et les bijoux de sa femme.

—Fuyons! dit Huguette. Les forcenés ont envahi l'allée...

Fuyons! répéta Landry qui flageolait sur ses jambes.

—Madame Landry! tonna le poète Dorât, vous êtes une mauvaise catholique et je vais vous dénoncer!

Pontus de Thyard dégaina sa rapière et dit tranquillement:

—Partez, Huguette, partez, maître Landry!... Et, si cette vipère s'avise de siffler, je la pourfends sur l'heure!..

Dorât s'effondra.

Quelques instants plus tard, la horde des loups pénétrait par la porte de l'allée défoncée, et, ne trouvant plus personne, mettait l'auberge à sac et à feu...




XLI

VISIONS TRAGIQUES

Les Pardaillan, ayant suivi le chemin que leur avait indiqué Huguette, se retrouvèrent dans une ruelle déserte, et, s'élançant au pas de course, atteignirent la rue Montmartre par la ruelle Saint-Sauveur. Mais c'est en vain qu'ils eussent essayé de prendre pied dans cette rue. Il y avait là un prodigieux encombrement de peuple qui roulait vers la Seine ses flots vertigineux, parmi les lourdes volutes de fumée, parmi les hurlements de mort, dans le tumulte inlassable des cloches et des arquebusades...

Dans ce remous, les Pardaillan furent saisis, entraînés où?... Ils ne savaient pas! Ils avaient la tête perdue d'angoisse. Des nausées violentes soulevaient leurs coeurs...

Et, comme ils s'étonnaient vaguement que les carnassiers d'alentour ne se jetassent pas sur eux, soudain ils virent que chacun d'eux avait un brassard blanc au bras droit...

C'était Huguette qui, d'une main rapide et légère sans qu'ils s'en aperçussent, les avait marqués du talisman de protection.

Le chevalier dégrafa le brassard d'un geste de colère; il n'était pas huguenot. Était-il catholique? En réalité il ignorait l'une et l'autre religion. Il voulut jeter le brassard; le vieux Pardaillan le saisit au vol, et le mit dans sa poche en disant:

—Par Pilate, conserve-le au moins comme un souvenir de la bonne Huguette!

Le chevalier haussa les épaules.

En enfouissant l'étoffé blanche au fond de sa poche, le vieux routier sentit un papier qu'il froissait.

—Qu'est cela? dit-il.

—Quoi?...

—Rien... je me rappelle... marchons.

Ce n'était rien, en effet, ou pas grand-chose, pensait le routier; au moment où ils avaient quitté la cour de l'hôtel Coligny, Pardaillan père avait aperçu ce papier tombé aux pieds de Bême cloué à la porte, l'épieu en travers de la poitrine. Machinalement, il avait ramassé le papier et l'avait fourré dans sa poche.

Ils continuèrent donc à suivre le flot humain qui les portait vers la Seine qu'il leur fallait traverser pour marcher sur l'hôtel Montmorency. Mais, à l'embouchure du pont, ils durent s'arrêter devant une foule de huit à dix mille forcenés.

Tout à coup, ils purent se jeter dans une ruelle et fuir l'effroyable tumulte... ils coururent haletants, hagards, et, brusquement, se trouvèrent près d'un enclos entouré de murs assez bas; et ce coin de Paris leur apparut paisible, souriant, tranquille...




XLII

L'OASIS

Ou étaient-ils?... Ils ne savaient pas. Quelle heure était-il?... Ils ne savaient pas. Ils respirèrent, essuyèrent la sueur qui inondait leurs visages livides.

A dix pas sur la gauche, il y avait une porte spacieuse. Près de la porte s'élevait une construction basse, une sorte de cabane.

L'esprit reposé, et rafraîchi, ils regardèrent autour d'eux et virent alors qu'il y avait une croix au-dessus de la porte. Ayant regardé par-dessus le mur, ils virent l'enclos plein de croix. Et ils comprirent.

L'enclos était un cimetière. La cabane, c'était le logis du fossoyeur.

Les Pardaillan avaient abouti au cimetière des Innocents.

Il pouvait être un peu plus de midi.

Alors ils tinrent conseil pour savoir par quel chemin ils traverseraient la Seine pour gagner l'hôtel Montmorency.

Finalement, le chevalier trouva un plan qui consistait à gagner le port aux plâtres, qu'on appelait aussi port des Barrés, et qui se trouvait derrière Saint-Paul La, ils sauteraient dans une barque et descendraient le cours du fleuve jusqu'au bac, où ils aborderaient non loin de l'hôtel du maréchal.

Comme ils allaient se mettre en route, ils virent venir à eux un petit enfant.

L'enfant marchait lentement, courbé sous un volumineux paquet enveloppé d'une serge.

—Où ai-je vu cet enfant-là? murmura le chevalier.

Et comme le porteur arrivait près d'eux:

Où vas-tu, petit?...»

L'enfant déposa son paquet avec précaution, désigna le cimetière et dit:

—Je vais là... Ah! Je vous reconnais bien... c'est vous qui m'avez parlé un jour, comme je travaillais près du couvent... et vous m'avez dit que mes aubépines étaient magnifiques. Voulez-vous les voir? elles sont finies...

—Lestement, il défit son paquet et, avec un naïf orgueil, montra son ouvrage.

—C'est très beau, dit sincèrement le chevalier.

—N'est-ce pas?... C'est pour ma mère...

—Ah! oui, je me rappelle, dit le chevalier ému... Tu te nommes?...

—Jacques Clément, je vous l'ai dit. Voulez-vous me faire ouvrir la porte du cimetière.

Le chevalier alla heurter à la porte de la cabane. Le fossoyeur apparut, tremblant du tumulte qu'il entendait se déchaîner. Cependant, lorsqu'on lui eut expliqué de quoi il s'agissait, il parut se rassurer, examina attentivement l'enfant, se frappa le front et dit:

—Est-ce que tu ne t'appelles pas Jacques Clément

—Oui-da.

—Eh bien, viens! Je vais te montrer la tombe de ta mère...

Les deux Pardaillan étaient stupéfaits de cette reconnaissance. Mais le petit n'en paraissait pas étonné. Il reprit son paquet.

—Et tu viens de loin ainsi? fit le chevalier.

—Du couvent... vous savez bien! Ah! j'ai eu du mal à passer, par exemple! Il y en a du monde dans les rues!

Il parlait posément, gravement même. Puis il suivit le fossoyeur. Le chevalier, machinalement, suivit et entra dans le cimetière.

Au moment où le groupe disparaissait parmi les tombes, deux moines arrivèrent par le même chemin qu'avait suivi Jacques Clément et s'arrêtèrent près de la porte d'entrée.

—Mon frère, dit l'un, soufflons un instant et laissons à nos hommes le temps de nous rejoindre.

—Et le temps à l'enfant de préparer le miracle, dit l'autre... Que de meurtres! Que de sang, frère Thibaut! Croyez-vous vraiment qu'il ne vaudrait pas mieux répandre du vin, bonum vinum?...

—Frère Lubin, ce sang est agréable à Dieu, songez-y!

—Oui, je ne dis pas non. Mais j'avoue que j'aimerais mieux être à la Devinière, sans compter qu'une balle égarée...»

Pendant que les moines, l'un sévère et l'autre dolent, devisaient ainsi, le groupe formé par les deux Pardaillan, le fossoyeur et le petit Jacques Clément, s'arrêtait près d'une tombe où la terre était fraîchement remuée.

—C'est là!» dit le fossoyeur.

Une minute, l'enfant parut troublé. Il murmura:

—Ma mère... comment était-elle, quand elle vivait!

—Pauvre petit, dit le chevalier, tu ne l'as donc pas connue?

—Non... mais elle va être contente.

Alors il se mit à planter sur la tombe les touffes d'aubépine artificielle qu'il tirait de son paquet...

Et cela finit par former un gros buisson fleuri comme si, par miracle, de l'aubépine se fût mise à fleurir en plein mois d'août.

Quelque chose comme une larme roula sur les joues du chevalier et tomba sur la terre... sur la tombe de la mère du petit Jacques Clément... la tombe d'Alice de Lux et de Panigarola!...

L'enfant, ayant levé les yeux, vit ces larmes et demeura tout saisi. Il s'approcha et, prenant la main du chevalier, il dit gravement:

«Vous avez pleuré sur ma mère, jamais je ne l'oublierai... voulez-vous me dire votre nom?

—Je m'appelle le chevalier de Pardaillan...

—Le chevalier de Pardaillan...

—Mon petit, dit le chevalier, veux-tu que je te reconduise?...

—Non, non... je n'ai pas peur... et puis je veux rester ici... j'ai beaucoup de choses à dire à maman...

—Adieu, mon enfant...

—Au revoir, chevalier de Pardaillan, dit gravement Jacques Clément.

Le vieux routier prit le chevalier par le bras et l'entraîna.

Les deux moines, cependant, attendaient non loin de la porte du cimetière. Au bout d'une demi-heure, ils virent reparaître le petit Jacques Clément. Thibaut donna rapidement ses instructions à Lubin, qui gémit:

—Alors, il faut encore que je risque d'être tué dans la bagarre!

—Soyez prompt, soyez fort, frère Lubin... moi, je rentre au couvent, il faut accompagner l'enfant...

Lubin poussa un profond soupir et la graisse de ses joues trembla.

Thibaut avait pris Jacques Clément par la main. Il s'éloigna en disant:

—D'ailleurs, voici du renfort... fratres ad succurrendum!... allons, frère Lubin, c'est le moment!

Une cinquantaine d'individus à mine patibulaire s'approchaient du cimetière. En passant près d'eux, Thibaut leur fit un signe; puis il disparut rapidement, entraînant le petit.

—C'est égal, grommela Lubin, s'il s'était agi d'aller vider bouteille à la Devinière, frère Thibaut n'eût pas été si prompt à me confier aux soins de la Providence, tandis qu'il va se mettre à l'abri...

Et il pénétra dans le cimetière sans avoir l'air d'apercevoir la bande qui s'engouffra derrière lui et le suivit.

Frère Lubin marcha tout droit à la tombe d'Alice de Lux.

—Que vois-je? cria-t-il de sa plus belle voix. De l'aubépine qui vient de fleurir?...

Et, tombant à genoux, il leva les bras au ciel en tonitruant:

—Miracle! Miracle! Loué soit le Seigneur!

—Miracle! Miracle! hurlèrent les acolytes, comparses probablement inconscients de la comédie qui se jouait.

—C'est Dieu qui manifeste sa volonté.

—Mort aux hérétiques!

Ces cris se croisèrent pendant quelques secondes. Fuis frère Lubin entonna le Te Deum, repris en choeur par les gens qui l'entouraient. D'autres, entendant des clameurs, entraient dans le cimetière. Le bruit du miracle, rapidement colporté, se répandait dans tout le quartier; des gens accouraient, se pressaient parmi les tombes; au bout d'un quart d'heure, une foule énorme emplissait le cimetière, et chacun put se rendre compte qu'un magnifique buisson d'aubépine avait fleuri en plein mois d'août!...

Frère Lubin cueillit le buisson d'aubépine dont il eut soin de ne pas laisser une seule branche.

Alors, une douzaine de forts gaillards le saisirent le placèrent sur leurs épaules; ce groupe fut étroitement entouré par les gens à mine patibulaire que Thibaut avait appelés des fratres ad succurrendum (frères de renfort).

Et la procession s'organisa. Des prêtres surgirent Des moines en quantité affluèrent.

Glorieux et reluisant de graisse, Lubin portant dans ses bras le buisson du petit Jacques Clément fut promené à travers Paris; sur son passage, l'ardeur se ranimait, le massacre reprenait des forces, la grande tuerie devenait plus furieuse.

Tel fut le miracle de l'aubépine...




XLIII

«...QUE DES CHIENS DÉVORANTS
SE DISPUTAIENT ENTRE EUX....»

Les deux Pardaillan avaient essayé de mettre à exécution leur projet de gagner le port aux Barrés pour descendre la Seine en s'emparant de l'une des nombreuses barques attachées à quai.

Mais à peine furent-ils sortis de cette sorte d'oasis que formait la tranquillité du cimetière et des environs qu'ils furent repris par les tourbillons des foules déchaînées: ils voulaient remonter le fleuve, un coup d'aile de le tempête humaine les renvoya vers le Louvre.

Et soudain, au milieu de ce torrent, ils se trouvèrent à l'entrée du Pont de Bois, puis sur le pont, puis sur la rive gauche...

Ce fut ainsi qu'ils passèrent la Seine.

Le torrent tournait vers la gauche

Alors ils entrèrent dans le dédale des rues qui les conduirait à l'hôtel de Montmorency.

Là les clameurs de mort, le hurlement des cloches, les plaintes des victimes s'entrechoquaient comme sur la rive droite dans les airs embrasés.

La tête perdue, ils allaient, guidés seulement par une sorte d'instinct... Ils poursuivaient le cours de l'épique ruée à travers le carnage, dans le sang et les flammes, tragiques, effrayants.

Soudain, une petite place... Le vieux Pardaillan saisit son fils par le bras, l'arrêta net et lui désigna quelque chose qui devait être effroyable, car le chevalier fut saisi d'un frisson convulsif.

Le vieux, de sa voix devenue rauque, avait grondé:

—Orthès! Orthès d'Aspremont... Damville rôde par ici!

—Malédiction! râla le chevalier.

—C'était Orthès, le premier lieutenant de Damville! son âme damnée!

A ce moment, une femme, une huguenote, d'une maison voisine, bondit échevelée, hagarde, ses vêtements en lambeaux, presque nue, en criant d'une voix déchirante: Grâce!

Une douzaine de forcenés la poursuivaient.

La femme, jeune et belle, alla heurter Orthès, tomba à genoux et pantela, les mains tendues:

—Grâce! Ne me tuez pas! Pitié!

Un effroyable sourire contracta les lèvres d'Orthès. Il leva un fouet et toucha la femme, puis, à grands coups, il fit claquer son fouet en hurlant:

—Taïaut, Pluton! Taïaut, Proserpine! Taïaut! Pille! Pille!...»

Au même instant, deux chiens énormes, à la gueule rouge de sang, se jetèrent sur la femme; elle eut une horrible clameur d'épouvante et tomba à la renverse, les deux chiens sur elle.

Un coup de croc de Pluton lui ouvrit la gorge, la gueule de Proserpine s'implanta sur un des seins, pendant quelques secondes, les Pardaillan, pétrifiés par l'horreur, ne virent qu'un amas de chairs pantelantes d'où fusaient des jets de sang, n'entendirent que les grognements sourds des deux chiens occupés à l'horrible besogne.

Alors, le chevalier, pâle comme un mort, la lèvre soulevée par l'étrange sourire qu'il avait à de certaines minutes épiques, la moustache hérissée, tremblante marcha sur Orthès.

Orthès, levant les yeux, aperçut les deux Pardaillan et poussa un hurlement de joie infernale... il commença un geste, ce geste ne s'acheva pas... le chevalier venait de le saisir par un poignet, celui qui tenait le fouet le hurlement de joie devint un cri de terreur: le chevalier lui arracha le fouet, continua à tenir l'homme par le poignet.

Alors le fouet se leva, siffla dans les airs et s'abattit sur Orthès...

Une large zébrure rouge balafra la face du tigre humain.

Une deuxième fois, le fouet se leva, le fouet des chiens s'abattit sur la face d'Orthès, puis encore, et encore!...

D'un effort désespéré, Orthès s'arracha à l'étreinte et, les yeux sanglants, vociféra à ceux qui le suivaient:

—Sus! sus! Ils en sont!... Pille! Tue! Pluton, Proserpine, taïaut! taïaut!...

Les deux chiens lâchèrent les restes sanglants de la femme et se dressèrent, tout hérissés, les babines retroussées, l'un devant le vieux Pardaillan, l'autre devant le chevalier...

Orthès, délirant de rage et de souffrance, râla encore:

—Pille, Pluton! Pille Proserpine! Hardi mes dogues!

Il tomba soudain renversé, en proférant une horrible imprécation un chien, non l'un des siens, un chien de berger a poil roux, maigre et subtil, avait bondi sur lui... Pipeau! C'était Pipeau! Pipeau; l'amant de Proserpine, qui avait suivi sa maîtresse d'étape en étape.

D'un coup sec, d'un seul coup, les mâchoires de fer de Pipeau entrèrent dans la gorge d'Orthès.

Le vicomte d'Aspremont demeura immobile tué net près des restes sanglants de la femme... les deux Pardaillan n'avaient rien vu de cette scène...

Pluton s'était dressé devant le vieux Pardaillan.

Proserpine, devant le chevalier...

Ils hésitèrent pendant un laps de temps inappréciable, puis, ensemble, avec un aboi sauvage, ils bondirent, cherchant la gorge...

Dans le même instant, Pluton retomba en arrière, éventré par le coup de dague du vieux routier...

Proserpine avait sauté sur le chevalier...

Au moment où elle avait bondi, lui, des deux mains» l'avait empoignée au cou; il serra frénétiquement, de ses dix doigts convulsés par l'effort; la chienne râla, sa voix s'éteignit...

Dix secondes ne s'étaient pas écoulées depuis l'instant où les Pardaillan avaient vu les chiens bondir sur la huguenote.

Ils jetèrent autour d'eux des regards flamboyants, ne voyant même pas Pipeau qui bondissait autour d'eux, délirant de joie, ne voyant que les visages des compagnons d'Orthès, de la foule qui houlait, roulait autour d'eux, aboyant à la mort.

—En route! dit le chevalier.

Et sa voix avait une prodigieuse intonation.

Il ramassa le fouet... le fouet à chiens.

Et ils s'avancèrent, flamboyants, étincelants, tragiques, souples, grandis, paraissait-il, plus grands que ne sont les hommes, marchant d'un pas rude qui talonnait le pavé derrière eux, comme s'ils eussent foncé sur le génie des tempêtes d'enfer...

Et le rugissement du chevalier retentit au-dessus des tumultes déchaînés.

—Arrière, chiens!... Fils de chiennes!... Arrière, chiens!...

A droite, à gauche, le fouet se levait, s'abattait, sifflait...

Et la voix du chevalier, comme la cravache, cinglait, sifflait...

—Arrière, les chiens! Au chenil, la meute!

Tout à coup, il aperçut Pipeau et dit:

—Pardon, ami! je t'ai insulté...

Devant le fouet, devant cette lanière vivante prodigieuse, la foule s'ouvrait. Tigres, loups, chacals, tous les carnassiers rampèrent, se culbutèrent, se bousculèrent a droite et à gauche sur la petite place.

Une ruelle déserte s'ouvrait devant le chevalier: il s'y engouffra.




XLIV

ENTRE LE CIEL ET LA TERRE

Le chevalier entra dans la ruelle sans savoir où elle le conduirait...

Près de lui, le vieux Pardaillan, les deux mains armées, pareilles à deux griffes de lion.

Autour d'eux. Pipeau, fou de joie, fou de fureur!

Ils firent face à la foule.

Sur leurs pas, la foule s'était ruée avait envahi l'étroit passage, massée, tassée, ondulante; et cela formait un mascaret humain qui s'avançait, roulait se heurtait, avec des clameurs d'océan.

Pas à pas, face au mascaret, les deux êtres fabuleux haussés en cette minute aux grandissements surhumains pas à pas, les deux Pardaillan reculaient.

La lanière du chevalier sifflait, cinglait, marbrait des faces d'où jaillissait un hurlement: les deux dagues les deux griffes du vieux routier, du vieux lion labouraient des poitrines; Pipeau à reculons, l'oeil en feu, le poil droit, la gueule enrouée, pillait, mordait des jambes...

Les Pardaillan reculaient...

Où étaient-ils? Ils ne le savaient pas.

Soudain, à vingt pas derrière eux, il y eut une sourde et puissante détonation suivie d'un fracas de maison qui s'écroule. Le vieux routier jeta un rapide regard vers ce bruit d'explosion. Et il vit alors que la ruelle débouchait sur une rue plus large; que, dans cette rue, une deuxième foule tourbillonnait autour de quelque chose qui ressemblait à une forteresse assiégée, et qu'un coup de mine venait de faire sauter une partie de cette forteresse...

Donc, devant eux, la horde déchaînée devant laquelle ils reculaient pas à pas...

Derrière eux, cette autre foule sur laquelle ils allaient être jetés...

Un étau dans lequel ils allaient être broyés...

Et, soudain, la chose se produisit. Les deux foules se rejoignirent. Refoulés par une vague plus puissante du mascaret, les deux Pardaillan furent jetés sur la horde qui assiégeait la forteresse; la rue était pleine de fumée acre, de poussière, de vociférations, de détonations d'arquebuses; il y eut une mêlée affreuse de cavalerie et de piétons, un remous vertigineux où les Pardaillan furent ballottés, poussés, repoussés brusquement, une sorte d'ouverture béa devant eux ils se retrouvèrent dans un large escalier éventré rampes démolies, marches déchaussées... Ils se retrouvèrent là... ils se retrouvèrent bondissant le long des marches de cet escalier qui ne tenait plus que par miracle... ils montaient, montaient: comme dans les rêves du délire, ils montaient, sans savoir où ils étaient, où ils allaient, sans que nul, parmi la foule osât se lancer à leur poursuite dans l'infernal escalier qui branlait et vacillait parmi les tourbillons de fumée!...

Ils atteignirent le sommet de l'escalier, étroite plateforme en plein air, qui avait dû être son dernier palier.

Là il n'y avait plus rien, sinon une haute muraille à laquelle s'adossait encore l'escalier. D'un dernier bond les deux Pardaillan atteignirent le faîte de cette muraille. Ils s'y cramponnèrent, s'y installèrent solidement et, au même instant, derrière eux, il y eut un effroyable fracas tandis qu'un opaque nuage de poussière et de plâtras les enveloppait: c'était l'escalier qui venait de s'écrouler!...

Cramponnés sur le faîte de la haute muraille, ils se trouvèrent alors isolés entre le ciel, où roulaient de lourdes volutes de fumée, où passait la rafale des hurlements de cloches, et la terre d'où montait l'immense clameur de mort...

Alors le chevalier se pencha, regarda en bas, non du cote de l'escalier écroulé, mais sur l'autre versant de la muraille.

Il regarda à travers les tourbillons de fumée écarlate qui montait, chercha à distinguer ce qu'il y avait dans le tumulte effrayant qui se déchaînait au-dessous de lui.

Et son âme frémit. Son coeur défaillit. Ses lèvres tremblèrent. Ses yeux jetèrent une lueur farouche de desespoir!

Qu'avait-il donc vu?...

La cour d'un hôtel: l'hôtel qu'on assiégeait de la rue. Une cour pleine de décombres et de cadavres! Parmi ces décombres, une foule de gens d'armes qui se ruaient à travers la grande porte démantelée! Et sur les marches qui conduisaient à la porte de l'hôtel trois hommes, l'épée à la main, se défendant encore!...

Et, à la tête des assaillants, un furieux, plus furieux plus ardent que tous!

Et, parmi les trois, un homme de haute stature qui levait au ciel un dernier regard chargé d'imprécations!

Et Pardaillan les reconnut, assaillants et assiégés!

C'était Henri de Damville qui attaquait! François de Montmorency qui allait succomber!

Les deux frères enfin face à face!

Et, cette cour, c'était la cour de l'hôtel Montmorency!...

—Malédiction! rugit le chevalier de Pardaillan.




XLV

COMME A THÉROUANNE

Henri de Montmorency, maréchal de Damville, s'était mis en route au premier coup de tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois. Son armée marchait en bon ordre et sans hâte.

Il avait d'abord les gentilshommes de sa maison, au nombre de vingt-cinq; puis trois cents soudards à cheval; derrière les cavaliers, roulaient trois tombereaux chargés de tonneaux de poudre; derrière la poudre, deux cents reîtres armés d'arquebuses.

A peine cette troupe se fut-elle mise en marche que le maréchal en confia le commandement à l'un de ses gentilshommes et s'éloigna avec trente cavaliers seulement.

La petite troupe atteignit rapidement l'hôtel de Mesmes.

Il mit pied à terre, s'approcha de la porte de son hôtel et cria:

—François de Montmorency, est-ce toi qui m'as jeté ce gant?

En même temps, il frappait le gant cloué à la porte.

Dans les environs, le tumulte grandissait, des torches passaient, des cris retentissaient. Les trente cavaliers, immobiles comme des statues, ne tournaient pas la tête vers ces clameurs: ils regardaient leur chef.

Damville frappa le gant. Et, d'une voix devenue plus sauvage, il cria:

—Où es-tu, François de Montmorency? Pourquoi n'es-tu pas ici quand je relève ton gant?

Aussitôt, il arracha le gant et alla l'attacher à l'arçon de sa selle.

Pour la troisième fois, il cria:

—Lâche! Puisque tu n'es pas ici pour relever ton défi, c'est donc moi qui vais te retrouver!

A ces mots, il monta à cheval et, s'élançant au galop, rejoignit son armée au moment où elle venait de franchir le Grand-Pont.

Le maréchal de Montmorency, tenu à l'écart comme nous avons vu, suspect à Guise, haï de la vieille reine, ignorait ce qui devait se passer. L'eût-il su même, il lui eût été impossible de supposer qu'on oserait s'attaquer à un Montmorency.

François de Montmorency, donc, se savait suspect, mais non désigné aux coups des massacreurs.

A tout hasard, il mit son hôtel en état de défense.

Une douzaine de gentilshommes, les uns catholiques, les autres huguenots, et bons serviteurs de la monarchie, mais comme lui ayant horreur de tant de guerres sauvages, vivaient dans l'hôtel et composaient sa maison, ou, si l'on veut, sa cour.

Le maréchal porta à quarante le nombre des gens d'armes qu'il entretenait.

De plus, il arma les laquais: il y en avait une vingtaine dans l'hôtel.

Tout cela formait un total d'environ quatre-vingts combattants. L'hôtel fut abondamment pourvu de poudre, de balles, de mousquets, de pistolets et d'armes de toute nature, des provisions de bouche pour un mois y furent entassées.

La successive disparition du vieux Pardaillan et du chevalier raviva les inquiétudes du maréchal. Dès lors tous les soirs, l'hôtel fut barricadé.

Pendant ces quelques journées, Loïse vécut auprès de sa mère La douce folie de Jeanne de Piennes demeurait invariable dans ses manifestations; toujours elle se croyait à Margency et on la voyait prêter l'oreille en murmurant:

—Le voici qui vient... Je vais lui dire... oh! je tremble... Et, si François apparaissait alors, le coeur serré les bras vaguement tendus vers celle qui l'avait tant aimé, la folle le regardait d'un air étonné, sans le reconnaître:

Quant à Loïse, si elle souffrit de l'inexplicable disparition du chevalier il fut impossible de le deviner; son pur et fier profil de vierge ne s'altéra pas. Seulement l'inquiétude faisait de terrible ravages dans cette âme.

Le samedi soir, comme elle s'était assise près de Jeanne de Piennes, s'occupant à un travail de broderie ses yeux rêveurs parurent fixer un point dans l'espace; la folle, qui semblait sommeiller, redressa soudain, se pencha, et, la figure extasiée, murmura:

—Enfin, le voici!... Oh! quand viendra-t-il?...

—Hélas! Hélas! murmura Loïse. Où est-il?

Le maréchal entra en ce moment. Il vit cette scène si douce et triste d'un seul coup d'oeil Il saisit la mère et la fille dans ses bras et les serra convulsivement contre lui, en proie a une angoisse inexprimable.

Vers deux heures du matin, tout dormait dans l'hôtel, en cette nuit du samedi, hormis les gens d'armes du corps de garde. Le silence était profond. Jeanne de Piennes et Loïse reposaient dans la même chambre.

Le maréchal, vers dix heures, s'était retiré dans son appartement.

Les premiers mugissements des cloches réveillèrent François de Montmorency.

Il s'habilla, revêtit une cuirasse de buffle, ceignit son épée de bataille, s'arma d'une dague et ouvrit une fenêtre.

Une étrange rumeur venait du fond de Paris et semblait gagner les rues de proche en proche. Au loin, de sourdes détonations éclataient. Les cloches sonnaient le tocsin.

Pendant quelques minutes, le maréchal écouta cette énorme rumeur. Son visage s'assombrit.

Alors, il courut à la chambre où dormaient Jeanne de Piennes et Loïse.

Loïse, dès le premier coup de cloche, s'était habillée, et, maintenant, elle aidait sa mère à se vêtir.

—Tu n'as pas peur, mon enfant? dit le maréchal.

—Je n'ai pas peur. Mais que se passe-t-il?

—Je vais le savoir. Mets tes vêtements de route, mon enfant, et tiens-toi prête. à tout!

Dans la cour, François trouva ses gentilshommes, armés, écoutant l'horrible tumulte dont les rafales allaient grandissant de minute en minute. Les gens d'armes étaient à leur poste.

—Monseigneur, s'écria l'un des gentilshommes, le jeune La Trémoille, que le vieux duc de La Trémoille avait placé auprès de Montmorency pour y apprendre, avait-il dit, l'honneur, le courage et la vertu,—monseigneur, je suis sûr que les guisards attaquent le Louvre! Il faut courir au secours du roi! Écoutez! écoutez! On se bat au Louvre!...»

Le maréchal secoua la tête. Une inexprimable inquiétude l'envahissait. Non! il ne s'agissait pas d'un coup de force tenté par Guise!... Guise eût procédé plus vite!

—La Trémoille. dit-il, et vous, Saint-Martin, poussez une pointe jusqu'à la Seine...

Les deux jeunes gens s'élancèrent dans la rue.

Il était tout près de quatre heures lorsqu'ils revinrent. Et, sans doute, ce qu'ils avaient vu devait être horrible, car ils étaient livides, hagards.

—Maréchal! râla Saint-Martin, on meurtrit les huguenots en masse!...

—Monseigneur, rugit La Trémoille. on tue mes frères! Partout! Dans les maisons! Dans les rues! Au Louvre!

—J'y vais» dit Montmorency d'un accent qui fit courir un long frisson parmi les hommes d'armes.

Il commanda, comme jadis quand il partait pour Thérouanne:

—A cheval, messieurs! Holà! mon destrier de bataille!...

Il y eut dans la cour un rapide tumulte de prise d'armes.

—Messieurs, dit François, nous allons tenter l'impossible: atteindre le Louvre, pénétrer jusqu'au roi, lui demander d'arrêter le carnage... et s'il refuse... bataille!

—Bataille! rugirent les gentilshommes.

—Ouvrez la porte! commanda le maréchal.

Le suisse se précipita vers la grande porte.

A ce moment, un étrange tumulte envahit la rue tumulte de reîtres arrivant au pas de course, de lourds chevaux martelant le pavé, d'épées entrechoquées et tout ce tumulte s'arrêta devant l'hôtel... Une voix éclatante, terrible, sauvage, hurla:

—A l'assaut, au pillage! à sac! Sus! Sus! Sus!

—Mon frère! gronda François de Montmorency.

Et d'une voix terrible qui domina les puissantes rafales de la tempête de mort, il cria:

—Henri! Henri! Malheur! Malheur à toi!

Un formidable coup de madrier ébranla la grande porte massive.

—Pied à terre! commanda Montmorency

La manoeuvre s'exécuta, les chevaux furent rentrés aux écuries.

François en quelques secondes, prit son dispositif de bataille: devant la porte fermée, les quarante hommes d'armes sur un front de dix arquebuses, et sur quatre rangs, le premier rang, prêt à faire feu, les trois autres, l'arme au pied. A gauche de la porte, un groupe de gentilshommes armés de longues piques; à droite, un autre groupe. Montmorency, sur le perron de l'hôtel, dominant cet ensemble, l'estramaçon au poing.

Un deuxième coup de madrier retentit sourdement sur la porte.

—Lâche! Lâche! hurla la voix de Damville, je relève ton défi! Me voici! Où es-tu, que je te soufflette de ton gant!...

—Ouvrez la porte! tonna Montmorency.

De droite et de gauche, les deux groupes de gentilshommes se précipitèrent, firent tomber les lourdes ferrures, attirèrent à eux les deux énormes vantaux de chêne massif, la porte se trouva grande ouverte!...

Manoeuvre audacieuse, manoeuvre sublime!

Il y eut dans la rue un recul désordonné devant cette porte qui s'ouvrait.

Puissante et calme, la voix de François tomba du haut du perron:

—Premier rang!... Feu!...

Les dix arquebuses tonnèrent; d'effroyables clameurs retentirent; les dix hommes, déjà, avaient dégagé le deuxième rang et rechargeaient leurs armes.

—En avant! En avant! vociféra Damville.

—Deuxième rang!... Feu!...

Un rideau de flammes, un nuage de fumée noire, un coup de tonnerre, cris, vociférations, insultes, tourbillon de recul dans la rue...

—Troisième rang!... Feu!...

—Quatrième rang!... Feu!...

Dans la ruelle par où avaient débouché les Pardaillan, les troupes de Damville fuyaient; trente cadavres jonchaient la rue, à droite et à gauche de la porte, une foule énorme, et Damville mettant pied à terre, livide de rage, fou furieux, tendant le poing à la forteresse, geste impuissant!...

—Fermez la porte! commanda Montmorency.

Cependant, Henri de Dam ville retrouva promptement le sang-froid nécessaire pour organiser un deuxième assaut.

Il commença par rassembler ses reîtres et ses cavaliers auxquels il fit mettre pied à terre; les chevaux furent conduits au bord de la Seine, à l'endroit où aboutissait le bac du passeur.

Puis il fit refouler à droite et à gauche de l'hôtel la foule hurlante.

Alors, devant l'hôtel, il tint conseil avec quelques-uns de ses gentilshommes. Tout cela dura une heure.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Damville acheva son dispositif pour une nouvelle attaque. Les lèvres blanches, la moustache tremblante, la voix brève et rauque, il donnait ses ordres.

Et il persista dans le même plan: défoncer la porte!

Alors, au moyen de palans, on dressa une sorte de catapulte devant la porte de l'hôtel. A cette machine fut accrochée une masse de fer composée de trois énormes enclumes attachées ensemble au bout d'une chaîne.

En même temps, on pénétrait dans la maison qui faisait mur mitoyen avec le bâtiment de droite: ce mur, on le perça à coups de pioche et, dans l'excavation, un tonneau de poudre fut placé.

A ce moment, il était plus de midi. L'installation de la machine avait demandé plusieurs heures. Un silence relatif s'établit dans la rue. D'un coup d'oeil, Damville vit que chacun était à son poste. Il donna le signal en levant le bras.

Dix hommes s'attelèrent à la masse de fer suspendue à la chaîne qui pendait du haut de quatre immenses madriers placés debout l'un contre l'autre, les quatre sommets liés ensemble, les quatre pieds s'écartant de dix coudées l'un de l'autre.

Les dix hommes ramenèrent la masse de fer jusque dans la ruelle, et, soudain, la lâchèrent.

La masse partit, s'élança, décrivit sa courbe de plus en plus foudroyante et alla heurter la porte... les reîtres firent un mouvement pour s'élancer... un craquement sinistre se fit entendre...

Mais reîtres et gentilshommes poussèrent une clameur de malédiction: la porte avait résisté!...

Damville se mordait les poings, il comprit que, de l'intérieur, on avait élevé une barricade; tout le temps qu'il avait passé à préparer l'assaut, Montmorency l'avait passé à organiser une défense acharnée.

—Oh! gronda Henri, quand je devrais passer un mois devant cette masure!...

Cette masure, c'était l'hôtel de Montmorency! la demeure qu'avait habitée son père le connétable!

—Orthès! appela-t-il.

—Le vicomte promène ses chiens! lui fut-il répondu.

—Sauval! appela-t-il alors.

L'homme ainsi nommé se précipita: c'était celui qui était préposé à la garde de la manipulation des poudres.

—Ici, dit le maréchal, un tonneau. Et là, un tonneau, Est-ce compris?

La manoeuvre fut aussitôt exécutée, les tonneaux placés, la mèche amorcée.

Damville y mit lui-même le feu, puis se retira à distance.

Vingt secondes plus tard, l'explosion retentit, un double jet de flammes s'éleva jusqu'au ciel, la porte s'écroula, les barricades qui la maintenaient se disloquèrent, le passage était libre!...

Les reîtres entrèrent dans la cour comme une bande de loups. Des décharges d'arquebuses les accueillirent, mais, cette fois, ils étaient lancés, rien ne pouvait les arrêter.

La mêlée commença; les arquebuses et les pistolets déchargés se turent; on commença à se battre à coups de piques, de dagues et de rapières.

Serrés en un groupe compact, en un peloton hérissé, les gens de Montmorency tenaient tête à la meute; ils gardaient le silence farouche du désespoir; les assaillants hurlaient, vociféraient; dans la rue, la foule accourue de toutes parts voulait entrer, tuer; le besoin de tuer était dans ces esprits affolés.

Montmorency cherchait des yeux Damville; il ne le voyait pas.

Damville attendait la minute propice.

L'estramaçon de François, de seconde en seconde, se levait et s'abattait.

Autour de Montmorency, une quinzaine de corps, entassés, morts ou blessés, lui faisaient un rempart.

Son peloton, réduit de la moitié, s'était massé au pied du perron central de l'hôtel.

Or, pendant que ces reîtres tourbillonnaient autour de cette poignée d'hommes, Damville avait rassemblé cent de ses cavaliers démontés sur la gauche de la cour.

Et il les jetait comme un bélier vivant sur le groupe de défenseurs et d'assaillants. Leur masse se rua d'un bloc.

Avec la violence d'épaves lancées à la côte, les gens de Montmorency furent précipités sur le bâtiment de droite.

Montmorency, dès lors, n'eut plus qu'une dizaine de combattants autour de lui.

Il monta sur le perron avec ces quelques derniers défenseurs. Quelques secondes se passèrent; une clameur immense s'éleva tout à coup... et Montmorency vit qu'il n'y avait plus autour de lui que sept ou huit hommes; la cour tout entière appartenait aux gens de Damville.

A ce moment même, une détonation formidable retentissait: le bâtiment de droite s'écroulait presque tout entier, ensevelissant ses défenseurs sous des décombres fumants!

Un lieutenant de Damville venait de faire sauter le bâtiment!...

Il ne restait plus debout que la muraille bordant la cour.

—Il faut mourir ici! dit Montmorency avec le calme du désespoir.

Et, comme il jetait derrière lui un rapide regard, par la porte de la salle d'honneur il vit sa fille Loïse qui accourait, bondissait, une dague à la main.

—Mon père! cria-t-elle, vous allez voir comment sait mourir une Montmorency!

—Ta mère! hurla François en assenant un terrible coup d'estramaçon qui fit reculer le flot des assaillants.

Loïse s'arrêta, pantelante. Sa mère!... Il fallait qu'elle vécût pour sa mère.

A cet instant, François de Montmorency, livide, sanglant, déchiré, effrayant, eut un rugissement de joie terrible:

—Enfin! Toi! Toi! Enfin!...

—Il avait Damville devant lui!...




XLVI

LES TITANS

Dans un de ces suprêmes coups d'oeil qui durent ce que dure un éclair, voici ce que vit François de Montmorency.

Il était sur le perron, son estramaçon levé à deux mains. Derrière lui, sa fille. Au fond de la salle, sur un fauteuil, Jeanne de Piennes, souriante devant ces horreurs...

Près de lui, deux hommes encore vivants.

Au bas des marches, Damville, son frère Henri, levant vers lui une face convulsée de haine, montant, une lourde rapière au poing.

Derrière Damville, à sa droite, à sa gauche, une foule de gens d'armes pressés, tassés, un bloc hérissé d'épées, de dagues, qui emplissait la cour tout entière, quatre cents tigres entassés là, des flamboiements d'acier, une clameur sauvage;

—A mort! A mort!

Au milieu de cette foule, un tombereau chargé de poudre qu'on venait de faire entrer.

Au-delà, la porte de l'hôtel, démantelée, jetée bas, béante...

Par ce large trou béant, la rue apparaissait, noire de foule, un océan de peuple, d'où montait la même clameur obstinée, rauque, sauvage:

—A mort! A mort!

Voici ce que Montmorency vit et entendit dans cet inappréciable temps de récit pendant lequel Damville, refoulant ses hommes d'armes pour atteindre son frère, gronda:

—Place! Il est à moi!...

Au même instant, les deux frères se trouvèrent l'un devant l'autre.

Les deux hommes, qui avaient survécu à l'effroyable carnage et qui se trouvaient près de Montmorency, tombèrent.

Damville fit un geste, qui arrêta les centaines de dagues levées sur François, et il hurla:

—Vivant! Il me le faut vivant!...

François avait levé son estramaçon qui jeta dans l'air un flamboiement rouge. L'estramaçon décrivit sa courbe et s'abattit avec une violence capable de fendre un homme...

Damville fit un bond en arrière.

L'estramaçon de François heurta la marche de marbre et se brisa.

Malédiction! rugit Montmorency.

—A moi! hurla Damville. François, tu meurs de ma main! Adieu, mon frère! Rappelle-toi que tu m'as confié Jeanne de Piennes! Sois tranquille, j'aurai soin d'elle!

En même temps, il se rua sur François, désarmé.

François, d'un coup de son tronçon d'épée, para le coup formidable qui lui était destiné. Au même instant, d'un bond, il entra dans la salle d'honneur et, d'un geste frénétique, saisissant sa fille dans ses bras, il tonna:

—Ni Jeanne! Ni Loise! Ni moi! Aucun de nous ne sera à toi!

Il arracha la dague des mains de la jeune fille et, entraînant Loïse près de sa mère assise au fond de la salle, il leva l'arme sur Jeanne de Piennes!...

Mourons! Mourons ensemble! adieu!...

A ce moment, une clameur énorme, une clameur d'imprécations, de malédictions, de plaintes déchirantes, jaillit, fusa de la cour, mêlée au grondement sourd de quelque chose qui s'écroule!...

Damville avait bondi au bas du perron, avec un cri de malédiction!

Les reîtres fuyaient, tourbillonnaient, se heurtaient, éperdus, se frappaient les uns les autres pour fuir plus vite!

Que se passe-t-il?...

En quelques bondissements, haletant, la tête perdue, délirant d'un espoir insensé. Montmorency regagna le perron...

Ce qui se passait!... Voici:

Du haut de la muraille demeurée debout, seule de tout le bâtiment qui avait sauté, du haut de cette muraille, disons-nous, un bloc de pierre avait roulé, s'était abattu au milieu de la cour, écrasant trois ou quatre hommes...

Tous, ayant levé la tête, aperçurent à travers les tourbillons de fumée deux hommes, debout, deux êtres étranges qui marchaient sur l'arête de la muraille branlante...

Et, aussitôt après le premier bloc, un deuxième tomba, roula, écrasa, traça un large sillon sanglant, puis un autre, et un autre encore, sans arrêt!... Cela pleuvait!

Quelle panique! Quels hurlements de rage et d'épouvanté!

Vingt secondes après la chute du premier bloc, il n'y avait plus dans la cour de l'hôtel que des cadavres et des blessés aux membres fracassés!...

Et, là-haut, sur l'infernale muraille, les deux êtres fabuleux, entourés de fumée et de poussière, noirs, étincelants, rouges, déchirés, flamboyants, les deux Pardaillan éclataient d'un rire terrible!...

La muraille sur laquelle se trouvaient le chevalier de Pardaillan et le vieux routier dominait l'hôtel central, c'est-à-dire que les deux épiques travailleurs étaient plus haut placés que le toit.

Il leur eût été facile de sauter sur ce toit, de gagner la première lucarne et de descendre par le grenier.

C'est ce que le vieux routier avait fait remarquer à son fils sur le premier moment, c'est-à-dire lorsque, s'étant penchés, ils reconnurent qu'ils avaient abouti à l'hôtel Montmorency.

Le chevalier secoua frénétiquement la tête. Il montra le maréchal debout entre ses deux derniers compagnons, et, derrière lui, Loïse. Et il gronda:

—Si elle meurt, c'est la tête la première que je descendrai!...

—Enfer! rugit le vieux, avoir tenu tête à Paris tout entier! Et venir te tuer ici!...

Il s'était croisé les bras et frappait furieusement du talon.

Sous ces coups, une pierre à moitié descellé se détacha, tomba dans le vide... d'en bas, une clameur de stupéfaction, de rage et de terreur monta jusqu'à eux...

—Tiens! tiens! fit simplement le vieux routier. Mais ça écrase, ça!...

—A l'oeuvre! rugit le chevalier.

Ils se baissèrent tous deux; leurs deux dagues attaquèrent un bloc, firent levier, une poussée précipita le bloc dans le vide et, en bas, une large trouée se fit dans la foule des reîtres.

Dès lors, ils ne regardèrent plus.

Chacun travailla de son côté; la grêle de pierres se mit à pleuvoir; pièce par pièce, ils démantelaient la muraille. Ils étaient aussi fermes sur l'étroite corniche que sur la terre; un geste de trop, un mouvement à faux, et ils étaient précipités; ils n'y prenaient pas garde... Quand ils se rejoignirent, ils regardèrent en bas et virent qu'il n'y avait plus personne dans la cour!...

Ils riaient; ils étaient noirs de fumée et de poussière; leurs yeux flamboyaient; leurs mains s'étaient ensanglantées; leurs habits étaient en lambeaux; ils riaient comme des fous!

Un coup d'arquebuse retentit; la balle fit tomber le chapeau du chevalier.

—Ce n'est pas moi qui vous salue! hurla-t-il.

Les arquebusades se succédaient; les balles sifflaient autour d'eux; de la rue, deux ou trois cents reîtres les visaient, tandis que la foule poussait ses hurlements de mort...

Alors, le vieux longea, la muraille et vint surplomber la rue...

—Rangez vos crânes! vociféra-t-il.

On vit le titan soulever dans ses bras un moellon qu'il lança à toute volée.

—Place, monsieur! dit le chevalier.

Et, à son tour, il s'avança, tandis que le vieux se couchait sur la crête pour le laisser passer.

Le moellon du chevalier traça sa courbe dans l'espace, tomba, rebondit parmi les hurlements d'épouvanté.

Pendant trois minutes, l'effrayante manoeuvre se poursuivit; à coups de moellons, les deux titans déblayaient la rue comme ils avaient déblayé la cour; la muraille baissait; ils descendaient à mesure d'un cran; et, finalement, les arquebuses se turent!... Dans la rue, il n'y avait plus personne! Damville, livide, saisit sa tête à deux mains et, tandis que, là-haut, retentissait le rire des titans, ceux qui environnaient le maréchal virent qu'il pleurait à chaudes larmes, de rage, de honte et de fureur!...

La muraille avait baissé de sept ou huit rangées de moellons...

Les deux titans, voyant la rue libre et l'hôtel entièrement dégagé, dirent ensemble: «Partons!»

Ils sautèrent sur le toit de la loge du suisse; du toit, ils sautèrent dans la cour; là, ils se regardèrent un instant et ne se reconnurent pas, tant leurs faces noires et sanglantes flamboyaient d'audace et d'orgueil!...

Les Pardaillan, enjambant cadavres et décombres, traversèrent la cour en quelques bonds, escaladèrent le perron et se jetèrent dans la grande salle d'honneur de l'hôtel de Montmorency.

Le chevalier, qui marchait le premier, se sentit saisi par deux bras puissants, enlevé, pressé sur une large poitrine; et le maréchal de Montmorency, l'embrassant sur les deux joues, murmura en frémissant:

—Mon fils! Mon fils!...

Pardaillan, alors, jeta autour de lui un regard égaré: il vit Jeanne de Piennes, qui, indifférente, souriait à son rêve; il vit François de Montmorency qui pleurait; il vit Loïse toute droite, toute pâle, qui l'examinait d'un air de suprême gravité.

Le chevalier laissa errer, du maréchal à Loïse, son regard ébloui. Et le titan se sentit faible comme un enfant...

Il balbutia:

—Votre fils!... Oh! prenez garde que je ne me trompe sur le sens de ce mot!... Vous m'appelez votre fils... moi!...»

Le maréchal comprit l'angoisse qui montait dans ce coeur de lion.

Il se tourna vers sa fille et dit:

—Réponds, Loïse!...

Loïse devint très pâle. Ses yeux se remplirent de larmes.

—Mon époux... soyez le bienvenu dans la maison de mes pères... ta maison, ô mon époux!...»

Le chevalier chancela, s'abattit sur ses genoux, son front s'inclina sur les deux mains de Loïse et il se prit à pleurer...

—Pardieu! s'écria le vieux routier. Je te disais bien qu'elle ne pouvait être qu'à toi! Tu l'as conquise le fer à la main!

Mais Loïse secoua la tête, et elle murmura:

—Non, non... je l'aimais avant!... Là-bas... la petite fenêtre du grenier... c'est là qu'il m'a conquise...

Comme les paroles sont lentes! Et que valent les descriptions en de tels moments!... Dans l'intense émotion qui les faisait palpiter, cette scène n'avait duré que quelques secondes. Ce fut un cri, un geste d'éclair, une explosion d'amour. Ce fut, dans le cadre tragique de l'hôtel fumant, parmi les ruines, dans la vaste et funèbre rumeur de mort qui emplissait Paris, ce fut, dans cette minute épique, l'enlacement suprême de deux âmes qui, depuis des temps, allaient l'une vers l'autre!...

Loïse, dégageant ses mains, alla au vieux routier, lui mit ses bras autour du cou et, comme le maréchal avait dit: «Mon fils» au chevalier, elle dit:

—Mon père!...

La rude moustache du routier trembla.

Puis, il saisit Loïse à pleins bras, l'enleva et cria:

—Vive Dieu! La jolie fille que j'ai là!...

Une rumeur qui venait de la rue l'arrêta court.

Hérissés, les deux Pardaillan bondirent vers le perron.

—Alerte! Alerte! Par l'enfer! tonna le vieux.

Près de la grande porte démantelée, les visages de tigres de Damville se montraient.

Le chevalier courut au maréchal.

Le routier s'avança sur le perron.

Haletant, à mots hachés, eut lieu le suprême conciliabule:

—Maréchal, qu'y a-t-il, par là?

—Les jardins, les communs, mon fils...

—Au-delà des jardins?

—Des ruelles aboutissant à la Seine...

—Y a-t-il une voiture? N'importe quoi, dans les communs?...

—Une chaise de voyage...

—En route! hurla le chevalier.

—Je vous rejoins! cria le vieux routier.

Le maréchal saisit Jeanne de Tiennes dans ses bras. Le chevalier enleva Loïse comme une plume; elle laissa tomber sa tête sur son épaule; il fut secoué d'un frisson convulsif et s'élança.

L'instant d'après, ils étaient dans les jardins. Pénétrer dans la grande remise, traîner dehors une voiture fermée qui s'y trouvait, atteler deux chevaux à la voiture furent pour les deux hommes l'affaire de deux minutes. Jeanne de Piennes et Loïse furent déposées, jetées, pourrait-on dire, sur les banquettes.

—En conducteur, maréchal! commanda Pardaillan.

Le maréchal sauta sur l'un des deux chevaux.

Le chevalier bondit dans l'écurie, en tira un cheval qu'il ne sella même pas, lui jetant simplement un bridon à la bouche. Il remit le bridon au maréchal:

—Où est la porte, mon père?...

—Là!... Voyez, mon fils!...

—Allez!... Je vous suis!... Ouvrez et attendez-nous!...

Le chevalier, le pauvre hère, le gueux jetait des ordres. François de Montmorency, maréchal de France, obéissait.

Et cela leur semblait, à tous deux, naturel, comme certaines choses exorbitantes deviennent naturelles dans les rêves!...

La voiture, déjà, traversait le jardin, gagnait la porte que le maréchal ouvrait.

Le chevalier se précipitait vers la grande salle d'honneur.

Dans la cour de l'hôtel s'élevaient d'effroyables clameurs... Damville revenait à la charge!...

—Mon père! Mon père! Mon père! hurla Pardaillan.

A l'instant où le chevalier allait mettre le pied dans la salle qu'il lui fallait traverser pour rejoindre la cour antérieure de l'hôtel, une explosion terrible fit entendre son tonnerre qui, pour une seconde, étouffa l'immense rumeur des cloches, des plaintes et des hurlements de mort...

Une flamme écarlate fusa très haut dans le ciel, puis s'affaissa, se replia sur elle-même comme un rideau qui tombe...

L'hôtel Montmorency vacilla, s'entrouvrit, s'écroula dans un fracas de cataclysme.

La violente poussée de l'air fit reculer de dix pas le chevalier.

Mais il ne tomba pas! Il ne voulut pas tomber!

Et ce fut ce recul qui le sauva malgré lui.

La pluie de pierres, noires de poudre, ne l'atteignit pas.

Dans cette seconde épique où, farouche, convulsé, pétrifé, il lutta contre l'ouragan déchaîné par l'explosion, où, quand même, il demeura debout, une sorte de passage s'entrouvrit devant ses yeux flamboyants... Passage hérissé de poutres calcinées, de pierres fumantes, de plâtras. Et cela brûlait!...

L'incendie, allumé par l'explosion, achevait l'oeuvre dévastatrice...

—Mon père! Mon père! râla le chevalier. Où est mon père?...

Où était le vieux routier? Que faisait-il?

Tandis que le chevalier entraînait Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse vers les jardins, le vieux Pardaillan s'était avancé vers la cour. Par un étrange revirement de son esprit, le routier avait reconquis tout son calme.

Il était allé plus loin que l'horreur, plus haut que toute exaltation, et, très calme, grommelait:

—C'est tout de même exorbitant que cela me tarabuste ainsi!... Il faut que j'en aie le coeur net!

De quoi s'agissait-il? Du papier qu'il avait pris à Bême.

Qu'était-ce que ce papier? Par trois ou quatre fois, il avait voulu y regarder. Toujours quelque nouvel incident l'en avait empêché: il n'y tenait plus. Il le prit, l'ouvrit, le parcourut rapidement.

Sauf-conduit pour toute porte de Paris valable ce jourd'hui, 23 d'août, et jusque dans trois jours.—Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l'accompagneront.—Service du Roi.

C'était signé: Charles, Roi. Le cachet, aux armes de France, faisait une tache rouge dans un coin.

Le vieux routier, simplement, poussa un soupir de soulagement. Il savait enfin!

Il descendait le perron, le terrible perron où Montmorency avait tenu tête à la meute.

Voyait-il seulement les reîtres de Damville qui, un à un, s'approchaient, avec des faces inquiètes et sombres?... S'il les voyait, il ne s'en préoccupa point. Il alla droit au tombereau de poudre laissé dans la cour, au milieu de la rue. Il y avait dans ce tombereau vingt barils de poudre.

Le vieux Pardaillan se mit tranquillement à les décharger.

A ce moment, un coup d'arquebuse retentit: l'un des reîtres venait de tirer sur lui et l'avait manqué.

Le routier grommela:

—C'est imbécile de n'avoir pas lu ce papier plus tôt. Comment le faire parvenir au chevalier, maintenant?

Et il continua sa besogne, sans hâte apparente, sans déploiement de force visible, mais, en réalité, avec le prodigieux effort de tous ses muscles tendus, avec la rapidité foudroyante d'une machine en mouvement.

L'un après l'autre, il transportait les barils dans la salle d'honneur.

D'instant en instant, le nombre de ces figures louches qu'il avait remarquées augmentait; les reîtres n'osaient pas encore pénétrer dans la cour.

Le vieux Pardaillan en était à son seizième baril.

Ruisselant de sueur, les mains en sang, les ongles déchirés, livide de son titanesque effort sous la couche de poussière qui lui noircissait le visage, il reparut sur le perron pour aller chercher le dix-septième baril...

Il vit la cour pleine de furieux, qui se ruaient vers le perron...

—A mort! A mort! rugit Damville qui poussait ses reîtres.

—Mais il me reste quatre barils à prendre! hurla le vieux Pardaillan. Tant pis! Avec seize, nous ferons l'affaire... Adieu, Loise, Loïsette, Loïson!

Il tira le pistolet qu'il avait à la ceinture et, au moment où la horde envahissait la salle d'honneur, murmura:

—Je crois, mes agneaux, qu'entre vous et le chevalier je vais dresser une barricade un peu soignée!

Il fit feu sur la poudre!...

La poudre s'enflamma, commença à pétiller!...

Les assaillants, à la vue des barils entassés, de la traînée de poudre qui crépitait, essayèrent de fuir, jetant des imprécations sauvages, des râles d'épouvanté. Le vieux titan fit un bond terrible vers une porte de dégagement... Trop tard!...

La formidable explosion retentit.

L'hôtel s'écroula dans un fracas d'enfer, ensevelissant deux cents des assaillants sous ses décombres fumants.

Damville avait pu fuir à temps, lui!

Et, de la rue, fou de rage, livide d'épouvanté, hagard, hébété, il contemplait la destruction des derniers restes de son armée de cinq cents reîtres, gentilshommes et gens d'armes!...

Son armée mise en déroute! Et par qui?... Par deux hommes!...

—Oh! les démons! hurla-t-il, les démons de l'enfer!

Devant la grande porte de l'hôtel, il contemplait ces ruines avec le désespoir de la vengeance inassouvie. Et pourtant une flamme de sombre joie jaillissait de ses yeux, lorsqu'il songeait que, sans aucun doute, tous avaient péri dans l'explosion: son frère, les Pardaillan... Jeanne de Piennes aussi! Sa passion en saignait. Mais mieux encore il aimait Jeanne morte que Jeanne au bras de François.

Soudain, voici ce que la foule put voir:

Au milieu de l'infernal passage, dans les tourbillons de fumée, dans les flammes, marchant parmi les ruines fumantes, sautant ici une poutre enflammée, là un entassement de pierres brûlantes, oui, dans cette fournaise, apparut un homme!

Les sourcils et les cheveux à demi brûlés, les vêtements en lambeaux, noir dans l'auréole écarlate des flammes, cet homme tourna vers Damville, vers la foule, un visage effrayant où on ne vit que le flamboiement des yeux...

Et, cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan L.

—Mon père!... Monsieur!... Monsieur de Pardaillan!...

—Ici, par les cornes du diable!

Le chevalier bondit. Sous un entassement de poutres et de moellons, il vit alors son père. Arc-bouté sur ses genoux, le vieux routier soutenait encore de ses épaules la charge effroyable des pierres écroulées sur lui. Il était livide. Son souffle court et rauque ne rendait plus qu'un râle. Il souriait à son fils.

—Me voici, père, me voici... ce ne sera rien... courage... encore cette pierre... oh! vos pauvres cheveux blancs sont brûlés... plus que cette poutre... votre jambe. Seigneur!»

Délirant, la voix tremblante, le geste fiévreux, rude, le chevalier travaillait...

—Tu n'auras donc... jamais... voulu m'écouter... Je t'avais ordonné... de fuir...»

Le chevalier saisit son père à pleins bras, le souleva...

—Père, père... il n'y a que la jambe, n'est-ce pas?... Oui, oui... pas d'autres blessures...

—Je dois avoir... deux ou trois côtes... un peu... froissées.

Le vieux routier avait la poitrine fracassée.

Sur son dernier mot, il perdit connaissance. Un sanglot terrible convulsa la gorge du chevalier...

Il enleva le vieux dans ses deux bras et se mit en marche...

La foule se rua avec un long hurlement de mort et envahit les décombres de ce qui avait été la cour d'honneur.

L'instant d'après, le chevalier, emportant son père chargé sur ses épaules, achevait de franchir les ruines, se retrouvait dans les jardins, courait dans un dernier effort jusqu'à la voiture où il déposa le vieux routier agonisant, entre Jeanne de Tiennes et Loïse... entre la mère dont il avait jadis enlevé l'enfant... et la fille qu'il avait ramenée!...

Alors, il ramassa une rapière, sauta sur le cheval sans selle que lui tenait le maréchal; il se mit en tête et piqua droit devant lui, vers la porte la plus voisine!...

Dans la voiture, le vieux routier, secoué par les cahots, revint à lui; il fouilla dans une de ses poches, en tira un papier qu'il serra convulsivement dans sa main et qu'il tendit tout froissé à Loise...




XLVII

LA BONNE ÉTAPE

Il pouvait être sept heures du soir. Le soleil descendait vers l'horizon et ses rayons obliques nuançaient de pourpre les fumées qui roulaient lourdement sur Paris. Dans les rues, dans les carrefours, dans les maisons, on tuait toujours.

Pardaillan, sur son cheval sans selle, rapière au poing, passait à travers ces horreurs. Il ne voyait plus rien. Il n'entendait plus rien. Dans sa tête, une seule idée fixe: gagner l'une des portes de Paris! Sortir de cet enfer! Comment? Il ne savait pas...

Toutes ces hordes sanglantes, ces victimes qui bondissaient, ces feux de bûchers et d'incendies, ces houles humaines qui déferlaient à grand fracas lui apparaissaient dans un brouillard rouge, comme les ombres d'une fantasmagorie géante...

Soudain, la halte!...

Où est-il? Devant une porte.

En avant de la porte, vingt soldats, vingt arquebuses. Un officier.

D'un bond sauvage, Pardaillan est sur l'officier: un cri rauque, bref:

—Ouvrez!...

—On ne sort pas!...

De la voiture, Loïse a sauté. A l'officier, elle présente un papier tout ouvert, et elle se rejette dans la voiture...

L'officier jette un regard étonné sur Pardaillan et crie:

—Ouvrez la porte!... Messagers du roi!...

—Messagers du roi! ricane le vieux routier qui, dans le fond de la voiture, s'est soulevé un instant et retombe pantelant, un sourire étrange au coin de sa moustache hérissée...

—Messagers du roi! murmure Pardaillan.

Il ne comprend pas! Il ne sait pas! Il rêve! C'est la suite du rêve fabuleux qui se poursuit depuis le matin, partant de l'apparition de Catho dans la mécanique infernale du Temple, pour aboutir à la catastrophe de l'hôtel Montmorency!...

Voici la porte ouverte! Voici le pont baissé!

Il s'élance! Il passe! La voiture roule. Ils sont au-delà du pont-levis qui déjà se relève. Ils sont hors Paris!...

Et, comme ils viennent de franchir la porte, comme la porte, déjà, s'est refermée, voici qu'arrivent une quinzaine de cavaliers, chevaux blancs d'écume, flancs éventrés par les éperons, faces humaines convulsées par la haine, la rage, la fureur...

C'est Damville! C'est Maurevert! Ils accourent, haletants. Le cheval de Damville s'abat, fourbu. Ensemble, ils vocifèrent:

—Ouvrez! Ouvrez! Ce sont des parpaillots!...

—Ce sont des messagers du roi! répond l'officier. Voici l'ordre!

—Ouvre! rugit Damville. Ouvre, ou par le sang du Christ...

—Gardes! tonne l'officier. Apprêtez vos armes!...

Damville recule... Maurevert s'élance, un papier à la main:

—Messager de la reine! gronde-t-il. Ouvrez, officier!

—Passez, monsieur! Mais vous passerez seul! Arrière. les autres!...

Maurevert franchit la porte.

Damville lève ses deux poings au ciel, vomit une affreuse imprécation et tombe comme une masse...

Maurevert n'a pas menti; il est bien le messager de Catherine de Médicis. Après avoir cherché les Pardaillan partout où il pense les trouver, il s'est rendu au Louvre, il a été introduit aussitôt dans l'oratoire, où il a trouvé la reine à genoux, au pied du grand Christ massif.

—Vous voyez, a dit Catherine en se relevant, je prie pour l'âme de tous ceux qui meurent en ce jour...

—Priez-vous aussi pour celui-ci, madame?

Rudement, il a posé la tête de Coligny sur la table. Catherine n'a pas eu un frisson. Dans un souffle, elle a interrogé:

—Bême?...

—Mort!

—Maurevert, portez cette tête à Rome et racontez là-bas ce que nous faisons ici!

—Je pars!...

—Voici un laissez-passer. Voici de l'or. Courez. Volez. Pas un instant à perdre... Ah! prenez encore ceci!...

«Ceci» c'est un petit poignard qu'elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague:

—Je suis armé!

—Oui, mais ceci ne pardonne jamais!... jamais!...

Maurevert a tressailli. Il saisit l'arme qu'on lui offre... et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons!...

Il est parti!... Il a attaché la tête de Coligny à l'arçon de sa selle... Il est parti... rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne... Il a traversé la Seine... Et, comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d'armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie... des hommes qui fuient! Il les a reconnus. Ce sont des gens de Damville!...

Damville! Montmorency! Pardaillan!

Les trois noms se heurtent dans sa tête! Il se rue vers l'hôtel Montmorency! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l'explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Enée autrefois Anchise, et l'emportant à travers la fournaise...

Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux, parmi les cadavres.

Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan...

En même temps que Maurevert, un être s'est glissé, s'est précipité, que nul n'a songé à retenir: ce n'est qu'un chien!

Pipeau!...

Pipeau, qui a suivi son maître à la piste, et qui, maintenant, s'élance.

Hors la porte, Maurevert s'est arrêté un instant. Où sont-ils passés? Par où ont-ils fui? Oh! il les retrouvera! Il les suivra jusqu'en enfer!...

Ah! ce chien qui s'élance!... Mais c'est son chien! Le chien de Pardaillan!... Le nez à terre, il cherche, souffle... Il a trouvé la piste!...

Pipeau est parti comme un trait...

Et Maurevert, enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, a bondi sur les traces de Pipeau!...

Une fois hors Paris, Pardaillan a poussé son cheval droit devant lui. La voiture le suit. Ils traversent une plaine. Ils montent une côte. Une colline boisée par places de hêtres et de châtaigniers. Puis des champs, de larges champs couverts d'épis dorés.

En haut de la côte, Pardaillan s'est arrêté, il a sauté à bas de son cheval.

Montmorency, de son côté, met pied à terre.

Où sont-ils?... Sur le haut de la colline de Montmartre Quelle heure? Le soleil, à l'horizon, plonge dans un océan de nuées écarlates... A leurs pieds, Paris!...

A peine a-t-il sauté à terre que Pardaillan, ayant constaté qu'on ne le poursuit pas, s'est élancé, a ouvert la voiture; Loïse en est descendue; Jeanne de Piennes demeure à sa place, indifférente.

Le chevalier a pris son père dans ses bras et, avec des précautions infinies, l'a descendu, l'a étendu sur le gazon... Il est encore persuadé que le vieux routier est seulement blessé aux jambes. Il se penche sur lui... sur ce pauvre visage couvert de contusions, balafré d'éraflures sanguinolentes, noir de poudre...

M. de Pardaillan vient de perdre connaissance.

Il a eu un sourire pour son fils, puis, avec un douloureux soupir, il a fermé les yeux...

—De l'eau! De l'eau!

De l'eau? Une source murmure là, tout près. Le chevalier s'est redressé. Il aperçoit la source. Il va s'élancer.

A ce moment, du milieu d'un épais buisson, surgit un homme...

Maurevert!...

Maurevert a suivi à la piste Pipeau qui, maintenant, se roule sur le gazon, saute, bondit, gémit, prouve l'allégresse de son âme par les exorbitantes gambades qui sont sa façon de parler.

Maurevert, à trois cents pas de la voiture qu'il a aperçue, est descendu de cheval, a attaché sa bête sous le couvert d'un bouquet de hêtres et s'est avancé en rampant parmi les buissons...

Il a vu le chevalier descendre son père de la voiture...

Il l'a vu se baisser...

C'est le moment!...

Il frappera le chevalier encore baissé, dans le dos!...

Le chevalier se relève... les deux hommes sont presque face à face... le chevalier désarmé, Maurevert, son poignard à la main... le poignard que lui a donné la reine!

L'élan emporte Maurevert...

—Meurs! hurle-t-il dans un râle de joie sauvage! Voici ma réponse à ton coup de cravache!...

Un cri terrible, un cri de femme retentit...

Le poignard s'est levé!...

Et, avant qu'il ne soit retombé, Loïse s'est jetée en avant... Elle a reçu au sein le coup destiné à Pardaillan!... Elle tombe dans les bras du chevalier!...

Toute cette scène a duré moins d'une seconde.

Déjà Maurevert a bondi en arrière, il court, il vole vers son cheval...

Pardaillan a déposé Loïse sur le gazon et, terrible, convulsé, rugissant de douleur, il a fait un saut effrayant sur la pente raide de la colline.

Vain effort...

Maurevert a atteint son cheval!

Et, avant de disparaître, il se retourne sur sa selle et vocifère:

Au revoir! Bientôt ton tour!»

Ces paroles se perdent au vent. Elles n'arrivent pas jusqu'à Pardaillan.

Alors, la sueur de l'angoisse au front, les dents claquant de terreur, Pardaillan se retourne vers le groupe de Loïse et Montmorency; il n'ose faire un pas; il râle:

—Morte! Morte peut-être!

—Ce n'est rien! rugit de loin Montmorency, dans une clameur de joie folle. Ce n'est rien, chevalier!... ce n'est qu'une piqûre au sein!

Au même instant, le chevalier voit Loïse se relever et lui sourire.

Le chevalier, à pas tremblants, vacillant de la secousse qu'il vient d'éprouver, s'approche vers Loïse qui lui tend les deux mains. Près de la gorge, il voit la blessure: une légère éraflure... Sans aucun doute, le mouvement violent de Loïse a fait dévier l'arme de l'assassin...

Le chevalier, laissant Loïse aux soins du maréchal, se retourna vers son père. Et, à ce moment, il oublia qu'il existât une Loïse au monde; les effroyables dangers qui l'avaient harcelé comme une nuée de fantômes, son amour même, il oublia tout, il fut comme submergé par une douleur qu'il ne connaissait pas. Que se passait-il?...

Le sire de Pardaillan se mourait!...

En ces quelques secondes qui venaient de s'écouler, un terrible bouleversement s'était accompli sur le visage du vieux lutteur abattu, du titan écrasé, du sire de Pardaillan étendu sur le gazon de la colline de Montmartre.

Le masque de l'aventurier, de l'intrépide coureur de routes, ce masque si vivant, si narquois, déjà se détournait, les joues tirées, le nez aminci; ce profil si fin et si hardi semblait se pétrifier...

—Seigneur! Seigneur! gronda le chevalier tout au fond de lui-même, mon père agonise!...

Intrépide et fort devant la douleur, il refoula ses sanglots et parvint, oui, il parvint à sourire; doucement, sans une secousse, il souleva le blessé dans ses bras, le porta au bord de la source...

—Comment êtes-vous, monsieur?... Ce sont vos jambes, n'est-ce pas?... mais nous allons nous installer dans une maison de ce village... et je vous guérirai, moi...

Héroïquement, il souriait; ni sa voix ni son geste ne tremblaient tandis qu'il mouillait son mouchoir dans la source et lavait le visage noir de poudre.

Et, soudain, il s'arrêta épouvanté; ce visage, à mesure qu'il le lavait, apparaissait d'une lividité de cadavre!

Pipeau, couché au long de la source, gémissait doucement, remuant son moignon de queue, et il léchait les mains du blessé, les pauvres mains à demi brûlées, toutes tailladées de longues plaies...

Un frisson glacial secoua le chevalier; il lui parut que la terre allait s'effondrer sous lui...

Le vieux souleva à demi la tête; il eut un geste de caresse pour le chien, qui le regarda de ses yeux noirs et profonds, humides de douleur humaine.

—Ah! ah! murmura le sire de Pardaillan. tu as compris, toi? Et tu me dis adieu, hein? Chevalier, où est donc... le maréchal? Et Loïse, Loison?...

—Me voici, monsieur, dit François de Montmorency en se penchant.

—Me voici, mon père, dit Loïse en s'agenouillant.

Le chevalier étouffa le rugissement qui montait à sa gorge, et, de ses ongles, laboura sa poitrine...

—Maréchal, reprit le blessé, vous allez... donc... marier... nos enfants?... Dites-le-moi... je partirai... tranquille...

—Je vous le jure! dit gravement Montmorency.

—Bon!... Eh bien, chevalier... tu n'es pas à plaindre... Mais, dites-moi, maréchal.. vous aviez parlé... d'un certain comte de Margency...

A qui je destinais ma fille, parce que je ne connaissais personne de plus digne d'elle... monsieur...

—Eh bien?...

—Le voici! dit Montmorency en désignant le chevalier. Le comté de Margency m'appartient: je le donne au chevalier de Pardaillan... c'est la dot de Loïse...

Le vieux routier eut un pâle sourire. Il murmura:

Ta main, chevalier!...

Le chevalier, à bout de forces, s'abattit à genoux, saisit la main de son père, y colla ses lèvres et s'abandonna aux sanglots.

—Tu pleures?... enfant!... Donc te voilà... comte de Margency... Va, mon fils, tu seras heureux.. Et vous aussi, ma chère enfant... Vos deux visages... près du mien... jamais je n'eusse osé... rêver... une aussi belle.... mort!...

—Tu ne mourras pas! bégaya le chevalier. Mon père!...

—C'est ici... ma dernière étape, chevalier, la bonne étape... de l'éternel repos!... Et tu voudrais que je ne meure pas?... Adieu, maréchal... adieu, Loïse... Loïsette... Loïson... je vous bénis, chère petite... adieu, chevalier...

Les mains du vieux routier devenaient glacées... Le sire de Pardaillan ferma un instant les yeux.

Il les rouvrit bientôt, jeta un regard autour de lui et dit:

—Chevalier... je veux reposer... ici... l'endroit est charmant... près de cette source... sous ce grand hêtre... Moi qui ai couru... tant d'auberges... ce sera là ma dernière auberge...

Une plainte déchirante jaillit des lèvres du chevalier

Le vieux routier l'entendit... Un étrange sourire passa sur ses lèvres blanches. Il eut quelque chose comme un éclat de rire de suprême ironie et il dit:

—A propos d'auberge... chevalier... n'oublie pas de payer.... notre dette... à Huguette!...

Presque aussitôt, il leva les yeux vers la sérénité du ciel ou les premières étoiles du soir s'allumaient une à une, pales et douces.

Les mains du vieux Pardaillan étreignirent la main de son fils et celle de Loïse.

Il eut encore un murmure, presque un souffle les yeux fixes sur une étoile qui souriait au fond de l'immensité bleuâtre.

Une légère secousse l'agita.

Il demeura immobile, un sourire figé sur les lèvres les yeux ouverts sur l'immensité du ciel crépusculaire au fond duquel les douces et pâles constellations s'éveillaient...

Le sire de Pardaillan, celui que notre grand historien national Henri Martin, si réservé dans ses admirations a appelé L'HÉROÏQUE PARDAILLAN... le vieux routier était mort...

Le chevalier de Pardaillan se retrouva vers minuit dans les bras du maréchal de Montmorency, Loïse soutenait sa tête et pleurait; Pipeau se lamentait à ses pieds.

—Mon fils, dit le maréchal, soyez homme jusqu'au bout... songez que votre fiancée n'est pas en sûreté tant que nous n'aurons pas gagné Montmorency...

—Ah! râla le jeune homme, j'ai perdu le meilleur de moi-même.»

Il retomba à genoux près du corps de son père et, la tête dans les mains, se prit à pleurer... Une heure se passa... Lorsque le chevalier regarda autour de lui, il vit que quelques paysans du village s'étaient approchés, avec une torche, des bêches... sans doute le maréchal les avait appelés pendant sa longue défaillance.

Il colla ses lèvres sur le front glacé du vieux routier et murmura un adieu suprême...

Alors il se releva et, comme les paysans commençaient à creuser une fosse sous le grand hêtre, près de la source, le chevalier les écarta doucement, saisit lui-même la bêche, et, tandis que de grosses larmes traçaient leur sillon le long de ses joues, il se mit, de ses mains, à creuser la tombe de son père... la dernière auberge du vieux coureur de routes!...

Un des paysans, de sa torche, l'éclairait de reflets rouges.

Les autres, le bonnet à la main, regardaient en silence... Au-dessus de cette scène tragique, le ciel déroulait ses splendeurs paisibles et là-bas, au-delà des plaines qui s'étendaient au bas de la colline, Paris rougeoyait comme une fournaise immense, et il semblait que toutes les cloches sonnaient le glas de l'héroïque Pardaillan...

Vers deux heures du matin, la fosse fut assez profonde.

Le chevalier de Pardaillan ne pleurait plus; mais une pâleur terrible avait envahi son visage; il prit son père dans ses bras et le coucha au fond de la fosse.

A ses côtés il plaça le tronçon de rapière qui, n'avait pas quitté le vieux lutteur.

Puis il le couvrit soigneusement, et lui-même, doucement, commença à ramener du gazon, des feuillages, puis de la terre; alors, il sortit de la fosse qu'il commença à combler... Au bout d'une demi-heure, tout était fini!...

Le maréchal et les paysans s'approchèrent de cette tombe et s'inclinèrent profondément.

Loïse et le chevalier s'agenouillèrent, leurs mains s'unirent...

Et, comme Loïse cherchait ce que, dans sa naïve croyance, elle pourrait dire qui fût bien venu du vieux père couché sous la terre, elle murmura:

—O mon père, je te jure d'aimer toujours celui que tu aimais tant!...

Bientôt, ils se relevèrent. Loïse, de deux branches coupées par un paysan, fit une croix et la planta dans la terre fraîchement remuée...

Alors, elle remonta dans la voiture; le maréchal se remit en selle, le chevalier sauta sur son cheval et ils prirent le chemin de Montmorency.

Comme le soleil se levait, ils pénétraient dans l'antique château féodal...

Quant à la fosse creusée par le chevalier, voici ce qui arriva: la croix plantée par Loïse fut remplacée, par les paysans qui avaient assisté à la scène, par une grande croix mieux faite.

Enfin, l'humble croix paysanne fut remplacée par un crucifix immense, qu'on appela le Calvaire.

Le souvenir de ces choses s'est perpétué jusqu'à nos temps, et aujourd'hui encore, à l'endroit où le vieux routier rendit le dernier soupir, il y a une petite place qu'on appelle la place du Calvaire de Montmartre.

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