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Les Robinsons basques

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LA VÉRITÉ DANS LE RÊVE

Je les croyais profondément endormis. Il était une heure du matin. Je ne m'étais pas encore déshabillé. J'avais ouvert un volume d'Alfred de Musset, comme tant de fois au cours de mes veilles, et je m'étais laissé gagner par le triste charme du plus fiévreux de ses poèmes, cette Nuit de décembre que je ne peux lire sans frissonner. J'en étais à ces vers :

Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre,
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?…

… lorsque, la porte s'ouvrant, Eliézer parut, silencieux comme un fantôme et qui prit place sur ma couche dont le drap n'était point plus blafard que sa face.

Il portait comme à l'habitude un costume de deuil.

Je claquai des dents, puis lui demandai :

— Vous êtes malade sans doute? Voulez-vous lire la dernière chronique de Francisque Sarcey dans le journal le Temps?

J'eus conscience, tant cette vision me terrifiait, je ne sais pourquoi vraiment, que ce que je venais de dire n'avait aucun sens et que je lui offrais le Temps, auquel je n'ai jamais été abonné, comme j'eusse pu lui proposer une chasse au tigre dans une forêt du Bengale.

— Ce n'est point tout ça, me répondit-il d'une voix très nette et qui ne laissait point supposer qu'il ne fût là en chair et en os : parlons!

— Allez! dis-je, sans que je perdisse un seul grain de ma chair de poule.

— Eh bien! voici : mon oncle et moi nous sommes Juifs.

Je m'inclinai avec la déférence polie que l'on marque à un homme qui vous confie qu'il est sourd.

Et il poursuivit en donnant à son langage autant de précision qu'à l'ordinaire :

— Et vous vous êtes aperçu que nous nous moquions de vous?

Ma main se souleva comme un clapet, du bras du fauteuil où j'étais assis et s'y reposa.

— Ne pensez pas, continua-t-il, que cependant je ne puisse être sincère. Et la preuve en est que je viens, au milieu des ténèbres, vous faire ma confession, aussi pénible, aussi humiliante qu'elle puisse être à un déshabitué.

Il prononça déshabitué d'une manière si aiguë et si étrange, modulant chaque syllabe, que l'on eût cru d'une hulotte.

— Je vous le déclare sans ambages : nous sommes des voleurs, mon oncle et moi, celui-ci ayant découvert chez un bouquiniste du vieux Bayonne, et s'étant approprié, un document qu'il aurait dû remettre aussitôt à la famille Passerose ; et moi, en lui prêtant mon concours, afin de nous emparer seuls d'un trésor dont ce parchemin fait mention. Ce trésor est enfoui dans les grottes d'Isturitz. De là notre acharnement à nous faire remettre par vous la clef du souterrain. De là…

— … cette invention de la légende basque, bien capable de séduire et d'envoûter une nature comme la mienne. M'est-il à présent permis, cher monsieur, de vous demander à quelle source, si proche de nous qu'elle soit, vous avez été puiser votre rhapsodie?

— La source? déclara Eliézer de la manière que Louis XIV affirmait : « L'Etat c'est moi », la source et moi nous ne faisons qu'un.

— Mais cette étrange entrée en matière de M. Jacob Meyer touchant l'Eskualdunak et les premiers Robinsons basques?…

— Mon oncle n'a été que le canal. Je fus l'amorce. Il fallait vous gagner à tout prix pour tâcher d'obtenir, grâce à vous, de l'inflexible M. Passerose, l'autorisation d'entrer librement dans le flanc de la colline. Nous savions que vous rejetteriez avec dédain toute offre de participer avec nous au partage du contenu du coffre, car c'est bien d'un coffre qu'il s'agit. Il se trouve à une distance (conversion au système décimal actuel) de soixante-cinq mètres trente-deux centimètres de l'entrée, le long de la paroi droite, et à un mètre vingt-six centimètres de profondeur. Il a été déposé là, durant la Terreur, par un Antoine Passerose, ascendant du propriétaire actuel, et qui gagna la Hollande pour se soustraire à la guillotine qui allait se déclencher à Bayonne. Il émigra après avoir confié à un sans-culotte de façade, pour le remettre à qui de droit, la paix revenue, le plan détaillé des lieux. Le sans-culotte, devenu suspect, fut décapité sans qu'Antoine Passerose, décédé en Hollande, eût pu s'enquérir du trésor et du document. Celui-ci avait été remis par le condamné, au moment qu'il allait monter dans la charrette, à un prêtre qui l'oublia dans son bréviaire avant de mourir d'indigestion. Le pieux livre passa aux mains des bric-à-brac de la Synagogue et, dès que mon oncle Jacob Meyer s'en fut rendu acquéreur, il songea bien à informer les héritiers légitimes en leur réclamant ce qui lui revenait pour une telle découverte. Mais sa rapacité l'emportant sur sa conscience, il n'en fit rien, voulant être seul possesseur du trésor qui monte, en pièces d'or, en argent, en pierres et perles, à plus de cent mille pistoles. Et il m'a fait jurer sur les éclairs du Sinaï que je n'en réclamerais pas une obole, qu'il ne m'eût couché sur son testament et qu'il ne fût entré dans le sein d'Abraham. Et même, il ne me confiait son secret que par l'absolue nécessité où il était d'exploiter mon génie poétique afin de peser sur vous dont il connaissait les goûts. Il les partage, il est vrai, ceux du moins de la pêche et de la poésie.

— Vos Robinsons basques, dis-je alors avec une amabilité d'autant plus sincère que j'étais au fond touché d'une amende aussi honorable, et que je sentais Eliézer mortifié, sont des plus ravissants caprices que l'on puisse rêver — que dis-je? que vous m'avez fait rêver, apprenez-le maintenant, dans le cimetière d'Ascain.

Le pauvre homme se laissa glisser du lit où il était demeuré assis. Il faisait pitié, paraissait à bout de force après cet aveu.

Il rouvrit la porte, tituba dans le corridor, rentra à reculons dans sa chambre où, sans ajouter un mot, les yeux fixes, il se déshabilla et se recoucha.


Ce n'est qu'alors que je compris qu'Eliézer était un hystérique somnambule, qui disait la vérité en dormant, et qu'il venait d'être victime d'une de ces crises que le plus grand ancêtre de Freud affirme se produire chez certains sujets, après l'absorption d'écrevisses qui les forcent de marcher comme elles.

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