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Les Robinsons basques

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LES ÉTATS-GÉNÉRAUX

Ayant retiré de sa houppelande un mouchoir de soie brodé, si usé qu'il eût pu appartenir au Juif errant, et ayant enlevé ses lunettes, Jacob Meyer pleura.

Cette sorte de broderie, dont le sujet, habilement mené, teinté, se déroulait autour d'une chanson de geste que l'auteur des Robinsons basques avait cru bon d'introduire là tout d'un coup, ne fit que déconcerter davantage mon esprit critique.

Nier le génie très personnel d'Eliézer, malgré le choix, ici, d'un thème rebattu, autant prétendre que ma cousine Eva n'a pas les yeux bleus. Mais quoi! Fallait-il que l'auteur fît entrer pêle-mêle, dans son poème, tout ce qui lui passait et chantait par la tête, et qui se rapportait, de près ou de loin, au pays basque? Et n'aurait-il pas relaté l'enterrement de Roland dans la lune si sa cuisinière, comme celle que j'avais jadis à Saint-Palais, le lui eût narré?

Sans doute ; car dans son genre d'affection hystérique, les étrangetés, les contradictions, les inventions, les lacunes, les mimétismes, les vraisemblances même, s'amalgament, cristallisent en formes très diverses.

Je dis à l'oncle et au neveu que je demeurais sous le charme, que j'étais prêt à leur remettre avant peu la clef des grottes d'Isturitz (à cette nouvelle ils poussèrent ensemble un soupir de soulagement), et l'autorisation, pour eux, que j'attendais, d'un jour à l'autre, de M. Passerose.

J'ajoutai que je désirais auparavant leur rendre tant de gracieuses attentions de leur part et les convier à un déjeuner qui, pour n'avoir pas lieu aux Aldudes, en compagnie de Charlemagne et de Roland, ne les intéresserait pas moins.

Ce sera, fis-je observer à Eliézer, une occasion de mettre en jeu, une fois de plus, vos belles qualités de synthèse, et de retrouver dans le repas que je vous offrirai, et chez les convives, les éléments de l'incomparable régal spirituel que vous venez de me servir.

Voici, messieurs, continuai-je :

Il est un antique usage basque dont ne fait pas mention votre légende, puisqu'elle lui est antérieure, une tradition tout intime à laquelle je voudrais vous initier : les Etats-généraux du pays basque, qui n'ont aucune sorte de rapport avec une constitution politique, dont ils s'éloignent par un caractère de franchise et de naturel. Ces Etats-généraux consistent en un déjeuner qui groupe annuellement ses élus, tour à tour dans l'une de nos trois provinces, et chez leur président temporaire. Cette assemblée se compose de vingt-cinq membres, choisis parmi les plus marquants de l'Eskualdunak. En eux vous pourrez voir revivre les origines ondicoliennes car, ayant l'honneur présentement d'être à leur tête, Je vous convie, messieurs, à titre d'érudits et conservateurs de notre charte, au prochain repas de nos Etats-généraux qui siégeront le trente août prochain, dans ma ferme de Garris.

Jacob Meyer et son neveu acceptèrent en me remerciant beaucoup.

Mes Etats-généraux n'étaient, en réalité, qu'un repas plantureux que je voulais offrir à certaines personnalités du pays, qui s'étaient employées avec moi pour soutenir la candidature d'un mien cousin royaliste, Bathita Yturbide. Le nombre de mes invitations s'élevait donc à vingt-six.

Cette ripaille, je l'offris dans l'épaisse maison, bien blanchie pour la circonstance, et dont on eût dit les contrevents passés au chocolat, de ma propriété de Garris où, chaque année, j'allais faire l'ouverture de la chasse.

Garris est situé non loin de Saint-Palais où, dès la veille, Jacob et Eliézer étaient descendus à l'hôtel Biracouritz.

La matinée se leva radieuse, stridente de cigales, et l'ombre de mes chênes massifs était, autant que la chaleur, écrasante.

Je fis mes ablutions dans la source du verger où je me promenai quelques temps en bretelles claires, tout réjoui par la perspective de ce groupement de types basques, bien purs, comme les vins que j'allais leur servir, et amusé à l'avance de la morale qu'en tireraient mes Juifs.

Une prudence élémentaire exigeait que je ne les présentasse l'un et l'autre aux Etats-généraux que vaguement.

Que je n'omette pas de dire que, pour me conformer à l'esprit du pays, j'avais exclu les femmes, sinon cinq, pour cuisiner et nous servir avec la meilleure grâce du monde. Le cordon bleu avait nom Magnana et ses satellites Maïana, Yuana, Graciousa, Beronikéa.

Deux seulement des membres conviés aux Etats-généraux par leur président s'excusèrent.

Les vingt-deux autres, je les vis arriver un peu après midi, dans mon domaine de Khourutçaidia, la plupart en de petits tape-cul les plus inconfortables du monde, et que traînaient des haridelles.

Mais un mélange de bonhomie et d'orgueil national se lisait sur leurs faces.

Plusieurs étaient vêtus ainsi qu'à l'habitude le noble ou le bourgeois basque, avec beaucoup de soin et de propreté, de jaquettes et chaussés de souliers à guêtres.

Quelques vieillards, à barbe aussi blanche que la laine des brebis après l'averse, montraient des joues d'églantine et des yeux bleus, d'un bleu de bourrache.

Certains coiffaient des pailles de Panama, d'autres des canotiers ou de larges chapeaux melons.

Les grands paysans portaient veston et béret, comme les deux pilotaris et le danseur, mais ceux-ci arboraient des bottines jaunes.

Quant aux prêtres, il y en avait deux, l'un curé d'une paroisse infime, mais généreuse envers lui d'agneaux et de haricots, l'autre missionnaire diocésain, âgés mais pleins de vie, de physionomie en relief, autoritaires, brusques et sympathiques. On sentait que, de leurs mains armées de gourdins, ils auraient assommé un taureau du premier coup et que, de leurs énormes pieds enfouis dans des chaloupes de cuir ferrées, ils eussent écrasé des lièvres. Quel contraste entre leur solide et fruste architecture et l'ossature de ces deux mauviettes qui descendirent de leur calèche de louage, les Meyer!

Je présentai ces monteurs de légende, en estropiant légèrement leur nom, ce que me facilitait la langue basque, « Meyera », comme étant des ingénieurs de Bayonne.

J'avais naturellement attribué les places d'honneur à M. le curé d'Aïciritz et au père Bidondoa Ihidoïpé, de Hasparren.

Etaient présents encore Bathita Yturbide, mon cousin et député monarchiste, qui, durant sa législature, d'assez fraîche date il est vrai, et, il est vrai aussi, pour défendre une noble cause, n'avait trouvé qu'un juron navarrais qu'il vaut mieux que je ne rapporte pas ici ;

Etchechoury, conseiller général, grand éleveur de chevaux, esprit averti, mais si plein de son propre pays, que l'idée que l'on pût, dans un poème, raconter que des Basques avaient vidé leurs assiettes jusqu'à les faire miroiter l'enthousiasmait comme d'un chant d'Homère ;

Le comte de Macaye, grand amateur de déjeuners qui, en été, se prolongent dans la fraîcheur des salles ombreuses et dallées, et, en hiver, dans la tiédeur des hautes flammes rousses et crépitantes ; cavalier qui, au retour des foires, interpelle vertement les filles pédestres ;

Pochelu, le juge de paix qui, à l'audience, tirait par les oreilles toute femme qui prétendait avoir raison contre un homme ;

Algalarondo, le médecin, qui prescrivait à ses clients le jus d'herbes de sa prairie, et les saignait à tout propos, avec son rasoir, dans son plat à barbe ;

Oyharçabal, le potard, capable d'avaler sans nausée du boudin cru en l'arrosant de maints cognacs, bitters, vermouths et litres de vins rouges et blancs ;

Bidondo, le notaire, qui gavait des ortolans dans son étude ;

Etchecoin, le maire laboureur, vieux-garçon (carloche est le terme basque), vivant avec ses onze sœurs célibataires (ou moutchourdines), et chez qui l'on se régalait de chipes en sauce et d'une panchetta célèbre ;

Mendigaray, son collègue, qui avait tenu et gagné le pari de manger en un quart d'heure deux énormes foies de canard y compris leur graisse chaude ;

Etcheto, un rougeaud, fabricant de chocolat ;

Haramboure l'Américain, enrichi, à Buenos-Ayres, dans le commerce du cuir, et retiré à Hasparren ; Larronde, le boulanger, qui buvait d'un bouillon de corbeaux, enterrés préalablement ;

Mercapide, le boucher, qui vendait aux pêcheurs les asticots de sa viande d'été, et ouvrait, à la même saison, un établissement de bains ; sa femme fabriquait des meringues ;

Hirigoyen, l'épicier, qui, lorsqu'il pesait du fromage, en rognait l'excédent qu'il dégustait en lamelles devant l'acheteur ; mais quelle bonne odeur de café grillé dans sa boutique!

Bordato, l'ancien marin de Terre-Neuve, qui représentait une compagnie d'assurances : « la Céleste » ;

Bordachoury, le chasseur qui avait pris au piège à loup le lieutenant de gendarmerie de Mauléon ;

Etchégaray, le contrebandier d'Ainhoa, et pilotari, dont les bidons d'alcool avaient été troués par les balles des douaniers ;

Salagoïty, pilotari également, champion du monde à qui les Anglaises mendiaient ses vieilles savates et sa culotte plus blanche qu'une maison basque en août. Sur le carnet de l'une de ses admiratrices, il avait écrit : « Amia nu, je n'ai pas peur de personne » ;

Pitphariatéguy, de Barcus, fils d'un amiral, mais qui, au grand désespoir de la marine et des siens, se mêlait aux baladins, et, en costume éclatant, faisait valser et pirouetter son cheval de bois ;

Enfin Paul Dupont, rentier, qui, malgré un nom si peu basque, l'était à lui seul plus que tous les autres convives ensemble, mais on ne saurait dire pourquoi : c'est une impression indéfinissable, une manière de se montrer réservé après les libations nombreuses qu'il décidait à toute occasion, avec le comte de Macaye et quelques hobereaux de la même sorte.

L'abbé Harriague, dans son livre sur la noblesse basque, démontre que les ancêtres maternels de Paul Dupont prirent part à la croisade avec saint Louis et Thibaut II.

Il ne restait plus à leur descendant d'autre héroïsme que la chasse au lièvre et à la palombe.

Et je pense que voilà des Etats-généraux!

Le gros et rubicond doyen d'Aïciritz récita le Benedicite, après quoi le repas commença dans une sorte de silence que n'interrompaient que les humements provoqués par le potage.

Tous les Basques avaient la serviette passée au col, et même l'un d'eux portait la sienne comme un enfant, de manière qu'elle imite sur la nuque deux oreilles de lapin.

Tandis que Jacob Meyer et son neveu prenaient des cachets, les autres invités et moi-même ne songions qu'à remplir notre panse, et à ravir notre odorat de ce nectar qui unissait à la saveur la plus délicate et la plus onctueuse tout l'arome des potagers.

Ma joie était grande d'entendre, à mesure que baissait le niveau du consommé, l'argenterie taper du cul sur les assiettes, et de voir mes hôtes, qui n'en voulaient perdre goutte, les soulever en les inclinant.

La gourmandise a, dès l'abord, toutes les apparences de la timidité.

C'est qu'un tel potage est rare. Il contient la sève même des graines, convertie en une graisse fine qui vous regarde avec des œils d'or, il a la couleur rousse des volailles qui font se battre entre eux les coqs, et il est brûlant comme le soleil des moissons.

Mon ordinaire était d'un vin d'Irouléguy, âpre comme une nèfle, un peu pétillant, et qui satisfait, en les râpant, les langues et les gosiers. Les Meyer seuls le mouillèrent.

On attendait qu'un convive élevât la voix pour que la conversation, qui ne s'ébauchait qu'en sourdine, prît une tournure générale. Le docteur Algalarondo ouvrit le feu en racontant que, la veille au soir, un maquignon d'Uhart-Mixe avait porté un tel coup à un Bohémien qu'il lui avait fallu beaucoup d'adresse pour extraire du crâne la douille de cuivre éclatée du makhila.

— Un sacripant de moins! s'écria le chocolatier Etcheto, qui redoutait les malandrins.

Ces vers de la légende basque me chantèrent :

Il tient serré son makhila flexible
Dont on voit bien qu'un seul coup abattrait
Le Sarrazin avec son minaret.

— Messieurs, interrogea doucement Eliézer, quelle origine pensez-vous que l'on puisse assigner au Bohémien dont vous parlez? Ne serait-ce pas un ancien Maure?

Le père Bidondoa Ihidoïpé, qui ne manquait jamais de risquer un de ces lamentables jeux de mots dont s'enorgueillissent, hélas! les gens d'Eglise, prononça :

— Il aurait pu rester dans sa tombe!

Un mutisme incompréhensif accueillit ce trait d'esprit. Mais lorsque Etchechoury, le conseiller général, l'eut traduit en basque et en français, et fait entendre que le calembour portait sur « maure » et « mort », l'éclat de rire fut homérique, et le père Bidondoa Ihidoïpé sourit de satisfaction.

Bathita Yturbide alors déclara en se servant copieusement de poule-au-pot, de farce, et d'un pimenton rouge comme une course aux taureaux, qu'Edouard Drumont, qu'il avait tout récemment rencontré à la buvette de la Chambre des députés, l'avait assuré que les Bohémiens de Saint-Palais ne sont qu'une lignée d'anciens Juifs, échappés jadis d'un bagne du pays basque.

Mon cousin fit part bien innocemment de cette opinion, mais les deux Meyer en piquèrent un nez dans leurs assiettes.

— Je reconnais bien l'idée fixe de Drumont, dis-je, pour amortir le choc.

— Moi, dit Mercapide, le boucher et baigneur, je n'ai vu ni Juif ni nègre, mais je sais bien que si je rencontrais l'un ou l'autre je lui fourrerais mon pied quelque part.

En écoutant ces paroles si candides, comment n'aurais-je pas songé à cette marche vers la race maudite, dans Pampelune, que peu de semaines auparavant Eliézer avait évoquée :

Auger qui sort de Mauléon la terre
Contre la gent est si fort en colère
Que l'on croirait qu'il porte le tonnerre.

Je détournai, heureusement, la conversation ; Hirigoyen, l'épicier, me demanda si, réellement, la soupe dite « tortue » qui était inscrite au menu d'une noce à laquelle il venait d'assister à Biarritz, était bien de cet animal dont il avait vu un exemplaire dans un jardin. Je le dissuadai.

Haramboure l'Américain prit alors la parole :

— Au Mexique, nous mangions d'excellent pot-au-feu de vraie tortue.

— La fait-on bouillir avec sa tuile sur le dos? questionna Hirigoyen.

— Non, fit Haramboure, on ouvre la bête à coup de hache.

— Vous êtes un peu pâle, remarquai-je à voix basse, en me penchant vers Eliézer.

— Ce n'est rien. Le laxatif que j'ai pris aura raison d'un léger trouble. Vos crus sont un peu forts.

— Ne me parlez plus de toutes ces saletés, reprit Paul Dupont dont la pensée allait au train de la tortue. Je voulus, il y a trente ans, goûter une huître et je crus que j'allais rendre toute la mer.

Graciousa et Beronikéa apportèrent les choux farcis, pressés et flanqués de tranches d'andouille à vous emporter la bouche.

— Quelle est la viande que vous préférez? demanda le comte de Macaye à Paul Dupont.

— En fait de chair, répondit textuellement celui-ci, en fait de chair, je mangerais tout. Mais je déteste le poisson, excepté les truites.

— Vous serez servi à souhait tout à l'heure, monsieur Dupont, annonçai-je avec la fierté du maître de céans.

Les dialogues varièrent :

— Il faudrait, déclara Mendigaray, le grand mangeur, maire d'Amorots, qui était vraiment imposant de calme et de dignité, que l'on nous laissât vivre en paix dans notre province. Pourquoi les Français veulent-ils nous obliger à leur payer l'impôt?

— Comment, insinua Jacob Meyer, l'Etat pourrait-il subvenir à ses lourdes charges si le contribuable se récuse et ne remplit pas son devoir de citoyen?

Avec le même flegme, et le même œil bleu, si je peux dire, Mendigaray repartit :

— Je m'en fous, et vous aussi vous vous en foutez.

— Moi, dit Etcheto, voici comme je raisonne : ma sœur fabrique de l'eau de noix avec un sirop et de l'eau-de-vie. Si j'achète celle-ci chez un épicier ou chez le pharmacien, je la paie cinq fois plus que si je me la procure chez un contrebandier.

— Vous portez atteinte à l'Etat, appuya sévèrement Eliézer qui soutenait son oncle.

— Qu'est-ce que l'Etat? demanda Etcheto.

L'énorme curé d'Aïciritz, qui avait du bon sens, et parfois de l'esprit, répliqua :

— L'Etat, c'est d'une autre eau-de-vie.

Cette définition rendit rêveurs ceux qui l'avaient, ou non, comprise.

Les truites frites furent servies simplement avec des citrons.

— Pour vous, monsieur Dupont, dis-je.

— Merci! Elles sont d'une jolie robe, et doivent être à point. Vraiment, il n'est de bon poisson que la truite. J'admets encore les anguilles en matelote.

— D'anguilles, raconta Larronde, l'homme au bouillon de corbeau, nous en avons pris beaucoup à Amendeuch, cette année. Il n'est que d'avoir un couteau bien aiguisé, à se mettre à califourchon au-dessus d'un ruisseau, à bien épier au fond, et si l'on en voit une, de la décapiter lestement.

— Sapristi, s'écria Eliézer qui paraissait plutôt nerveux, mais… mais…

— Ce sont les descendants des guerriers de Pampelune, lui dis-je en souriant.

— Il est vrai, fit-il après un léger effort pour se remémorer. Et il se tut.

— Mes amis, proposai-je, acclamons Bordachoury?

On venait de servir les lièvres.

— Où les as-tu tués? demanda au vieux braconnier le comte de Macaye, dont une rose ornait la boutonnière et qui buvait à plein bord les vins d'Irouléguy, de Bordeaux et de Bourgogne.

— Deux à Luxe-Sumberraute, monsieur le comte, le troisième, à Sala.

— Et tu n'as plus pris de lieutenant de gendarmerie au piège?

— Il en fut quitte pour une mâchure à la jambe, et attendit honteusement jusqu'à ce qu'on l'en retirât. Un Basque n'agit pas ainsi! Il était étranger.

Je me penchai vers Eliézer et lui expliquai :

— Bordachoury fait allusion à un braconnier de Mendionde qui, pris à un horrible traquenard, n'hésita point à achever de s'arracher le pied avec son couteau, pour s'enfuir.

A ce moment, sans doute parce que ce trait, d'un caractère un peu trop basque, lui porta au cœur, Eliézer s'évanouit sur sa chaise.

Les prêtres qui venaient de se servir chacun une montagne de civet, agrémenté de persil cru, dont l'un avait à sa bouche une branche bougeante, n'eurent pas l'air de penser que leur commensal en fût à l'article de la mort. Ils n'en perdirent pas une bouchée. Le père Bidondoa Ihidoïpé s'écria :

— Gaïchua!

Le bon apôtre ne plaignait, par ce mot intraduisible, que la délicatesse d'estomac d'Eliézer. Il ne concevait point, étant natif de Larceveau, que les brutales et sanglantes conversations qui assaisonnaient ce repas pussent le moins du monde réagir sur un organisme délicat.

Jacob Meyer, fort ému, s'était levé pour étendre son neveu, lui frictionner la poitrine, lui cingler la paume des mains.

— Avez-vous de l'éther? me demanda-t-il.

Je n'en avais pas.

Le contrebandier Etchégaray dit :

— J'ai apporté dans mon chahakoa un échantillon d'un tord-boyau espagnol qui réveillerait un mort. Il n'y a qu'à desserrer les dents de ce monsieur avec sa fourchette, et à lui faire avaler une gorgée en pressant le cuir de l'outre. Elle pisse très bien.

Je compris qu'un propos et un remède aussi grossiers révoltaient Jacob Meyer.

— Je ne peux admettre, déclara-t-il, ces mœurs de Papou!

Bien heureusement fus-je seul, pas même les prêtres exceptés, à entendre ce dernier mot. Je m'opposai de mon côté à ce que fût utilisée la vertu de l'eau de feu, bien qu'Etchégaray ne comprît pas cette répugnance.

Eliézer déjà revenait à lui lorsqu'on nous servit le filet de vache et la salade. Il insista, car il avait de l'énergie, pour se rasseoir à table où je lui fis servir une infusion brûlante qui le ragaillardit tout à fait.

Je regrettais beaucoup d'avoir embarqué l'oncle et le neveu dans une pareille galère, avec des passagers si frustes, qui, pour n'être pas moins, bien au contraire, de la race d'Ondicola, n'avaient rien conservé des raffinements en usage sur la caravelle enchantée : l'Eskualdunak.

Tandis que se succédaient les bouteilles, deux koblaris se levèrent tour à tour, Etchechoury, l'éleveur de chevaux, conseiller général, et le pilotari contrebandier, Etchégaray.

ETCHECHOURY

Ma joie est de vous rencontrer ici, Etchégaray.
Le repas que nous prenons nourrit mieux
Que le vent qui souffle à la frontière,
Et il vaut mieux contempler votre visage épanoui
Que les culottes de la douane.

ETCHEGARAY

Vous me lancez la balle. Je vous la renverrai,
Car n'oubliez pas que je fus champion du monde
Avec les Gascoïna, les Goroztiague.
Et, pour ce métier, mieux vaut avoir la minceur du peuplier
Que l'obésité de l'outre, fût-elle emplie du meilleur vin de Catalogne.

ETCHECHOURY

Tu fais allusion à ma rotondité.
Pourrais-je, si je n'avais pas d'embonpoint,
Etaler aussi largement
Ma chaîne de montre aux yeux du peuple
Quand celui-ci se presse en foule
Aux rebots, quand tu joues à Pasaka?

ETCHEGARAY

Vous êtes une figure connue.
Dès que la première pelote est lancée,
On vous aperçoit assis sur le mur,
Tenant d'une main un chistéra,
Et, de l'autre, une ombrelle que vous faites tourner
Comme une auréole au-dessus de votre tête.
Seriez-vous déjà un saint?

EICHECHOURY

J'espère, du moins, de le devenir
A force de dîner dans la compagnie des prêtres,
C'est le cas de dire que, lorsqu'on a mangé avec eux,
Tous les plats sont bien curés.

Une triple salve d'applaudissements salua ce jeu de mots que je n'ai pas à traduire, car l'éleveur de chevaux le commit en français.

Personnalité singulière que cet Etchechoury, parfaitement conscient de cette vulgarité de langage et d'attitude, entretenue par lui à cause de son amour de la tradition.

Aucun koblari ne l'égalait dans ce terre-à-terre de la ripaille qui rejoint, plus qu'un Eliézer ne le pense, le génie homérique.

Dirai-je qu'à mon goût ce court dialogue égale, par sa grosse simplicité, les plus belles pièces de l'antique?

Mais il n'est pas que cette veine en pays eskuarien. Et Haramboure, l'Américain enrichi retiré à Hasparren, nous montra quelle délicatesse de sentiment peut s'allier à cette lourde joie de vivre.

En effet, il chanta :

O ma bien-aimée, tu m'as dit :
— Le plus beau des arbres c'est le hêtre
A cause de son ombre.
— Voici le plus noir de la forêt,
T'ai-je répondu. Je te le donne,
Fais-y notre nid.
— Le saule est plus gracieux que le hêtre,
As-tu repris aussitôt, car il pleure.
— O ma bien-aimée,
Tant de sanglots sont sortis de mon cœur,
Qu'il y avait un étang à mes pieds
Où se reflétait le saule.
Mais tu as tout à coup déclaré ;
— Au saule, je préfère le tilleul odorant
Où chante le rossignol.
Alors, ô ma bien-aimée,
J'ai acheté du parfum à une Bohémienne
Habile aux philtres qui séduisent ;
Et, pour ressembler tout à fait au tilleul,
J'ai mis un rossignol dans mon cœur,
Et il te chante ce chant.
Mais déjà, ô cruelle, je t'entends me dire :
— Le plus beau des arbres, c'est le chêne…
— S'il en est ainsi, ô ma bien-aimée,
Fais, avec son bois, mon cercueil.

— Comment, me demanda Eliézer dans l'admiration (et il y avait de quoi), pouvez-vous concevoir un peuple à la fois si barbare et si raffiné?

— Eh quoi! remarquai-je, Cythère n'est-elle ardue et montagneuse, hantée des seuls chevriers, et dont pourtant Vénus est sortie… Et la légende basque?…


Lorsque prirent fin ces singulières assises des Etats-généraux basques, la soirée était déjà avancée.

J'entendis un à un s'égrener les grelots des calèches, des tape-cul et des coucous, remportant aux quatre coins de l'horizon mes pittoresques convives dont certains se détachaient jusqu'au torse sur un ciel couleur d'omelette, de sauce tomate et de vin d'Irouléguy.

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