Les Robinsons basques
LA GÉNÉALOGIE
Ithargia donna un fils à Iguskia. Le second des enfants fut une fille qui mourut à deux ans, et c'est ainsi qu'ils connurent la douleur.
Cette petite étant tombée malade, sa mère pensa la relever de son abattement, ainsi qu'elle faisait à l'ordinaire, en lui présentant quelque fleur. Celle-ci était bien du pays basque. Qu'elle ressemblait peu aux corolles de l'Asie, somptueuses sans doute, mais dont les couleurs et les nectars trop violents fatiguent! Ce fut une digitale pourprée, dont les cloches, à l'intérieur ponctuées comme des pulpes d'abricot, tamisent une lumière d'aube.
Dans la cabane qu'Iguskia avait construite avec des branches, des pierres et de l'argile, l'enfant, étendue sur une peau d'agneau, agonisa doucement. Bientôt elle n'eut plus la force de tenir ni même de regarder la plante que sa mère lui avait donnée.
Elle mourut, bercée par le bourdonnement des abeilles qui s'échappaient du toit comme les braises d'un incendie. Quand elle fut muette, immobile et refroidie, Iguskia et Ithargia se mirent à genoux devant sa couche. Et leur prière, faite de sanglots, monta vers Celui qu'ils avaient pressenti dans la lumière de bluet de leurs fiançailles.
Iguskia ensevelit au pied d'un cerisier sauvage son enfant dont l'âme, aux jours en feu, semblait crier par les voix des cigales.
C'est ainsi que les Robinsons basques surent ce qu'était la mort qu'ils n'avaient jusque-là connue que chez les animaux et les arbres, la mer leur ayant caché les cadavres d'Ondicola et de ses compagnons.
Ithargia souhaitait de ravoir une autre petite fille, mais Dieu ne lui envoya plus que des garçons qui naquirent à peu d'intervalle les uns des autres.
Ils étaient au nombre de six quand leur mère, à peine plus jeune que le père, entra dans sa vingt-cinquième année. Sans l'ombre légère qui s'étendait sous le cerisier, le foyer n'eût été que joie.
La culture était facile autour de la fruste habitation, le blé repoussait de lui-même, comme encore au bord du Nil. Iguskia l'égrenait, le lavait, le broyait, et Ithargia le pétrissait et le cuisait.
Leur basse-cour s'était formée toute seule d'oiseaux, comme de coqs de bruyère et de tourterelles, qui venaient y picorer, et de biches gracieuses et de faons et de lapins et de lièvres.
Jamais ils ne songèrent à quitter cet éden, car, à mesure que grandissaient les six garçons, à qui ils enseignaient la primitive langue basque et les travaux familiers, ils s'attachaient davantage au sol qu'ils avaient consacré avec la mort.
Les trois aînés accusaient un goût plus particulier pour la pêche et la capture des palombes. Il leur arrivait de ne rentrer au foyer qu'après des excursions de plusieurs jours à travers bois. C'est ainsi qu'en suivant la Nive et l'Adour, refaisant en sens inverse le chemin autrefois parcouru par Iguskia et Ithargia, ils atteignirent la plage même devant laquelle, vingt ans plus tôt, avait sombré l'Eskualdunak.
C'est là qu'ils s'endormirent un soir, lassés de leur longue marche, et par une nuit aussi sereine que celle durant laquelle leurs père et mère, adolescents, avaient laissé leur pur amour paraître aux yeux d'Ondicola ravi.
Ces trois frères étaient d'une grande beauté : le plus âgé comptait vingt ans alors, à peine un peu moins les deux autres. Ils se nommaient Zoardia, Aritza et Sua.
Zoardia et Aritza étaient à peu près du même type, souple et brun, aux cheveux un peu crépus et durs, aux yeux bridés et placés presque sur les tempes, l'allure si leste qu'on les eût dits toujours prêts à bondir. Sua était un peu gros et blond, avec d'étranges yeux glauques très obliques et perçants ; d'une taille aussi élevée que ses frères, mais qui paraissait moindre, à cause du développement du torse ; ses épaules étaient étroites. Il ne le cédait en rien aux deux autres pour l'agilité, soit qu'ils exécutassent des danses que leurs parents leur avaient apprises de l'Asie, et pour lesquelles ils se paraient de plumes, de minéraux brillants et de fleurs, et qu'ils accompagnaient d'un fifre de roseau ; soit qu'à de longues distances ils se lançassent et se renvoyassent des projectiles ronds, faits de lames de cuir avec un noyau de silex.
Donc Zoardia, Aritza et Sua s'étaient endormis sur la plage.