Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)
I
ANGLAIS ET FRANÇAIS
L’heure venue, on se rendit, avec les quatre laquais, derrière le Luxembourg, dans un enclos abandonné aux chèvres. Athos donna une pièce de monnaie au chevrier pour qu’il s’écartât. Les laquais furent chargés de faire sentinelle.
Bientôt une troupe silencieuse s’approcha du même enclos, y pénétra et joignit les mousquetaires; puis, selon les habitudes d’outre-mer, les présentations eurent lieu.
Les Anglais étaient tous gens de la plus haute qualité, les noms bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de surprise, mais encore d’inquiétude.
—Mais avec tout cela, dit lord Winter quand les trois amis eurent été nommés, nous ne savons pas qui vous êtes, et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils; ce sont des noms de bergers, cela.
—Aussi, comme vous le supposez bien, milord, ce sont de faux noms, dit Athos.
—Ce qui ne nous donne qu’un plus grand désir de connaître les noms véritables, répondit l’Anglais.
—Vous avez bien joué contre nous sans savoir nos noms, dit Athos, à telles enseignes que vous nous avez gagné nos deux chevaux?
—C’est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles; cette fois nous risquons notre sang: on joue avec tout le monde, on ne se bat qu’avec des égaux.
—C’est juste, dit Athos.
Et il prit celui des quatre Anglais avec lequel il devait se battre et lui dit son nom tout bas.
Porthos et Aramis en firent autant.
—Cela vous suffit-il, dit Athos à son adversaire, et me trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la grâce de croiser l’épée avec moi?
—Oui, monsieur, dit l’Anglais en s’inclinant.
—Eh bien! maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose? reprit froidement Athos.
—Laquelle? demanda l’Anglais.
—C’est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me fisse connaître.
—Pourquoi cela?
—Parce qu’on me croit mort, que j’ai des raisons particulières pour désirer qu’on ne sache pas que je vis, et que je vais être obligé de vous tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs.
L’Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait; mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde.
—Messieurs, dit Athos en s’adressant à la fois à ses compagnons et à leurs adversaires, y sommes-nous?
—Oui, répondirent tout d’une voix Anglais et Français.
—Alors, en garde! dit Athos.
Et aussitôt huit épées brillèrent aux rayons du soleil couchant, et le combat commença avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois ennemis.
Athos s’escrimait avec autant de calme et de méthode que s’il eût été dans une salle d’armes.
Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande confiance par son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.
Aramis, qui avait le troisième chant de son poème à finir, se dépêchait en homme très pressé.
Athos, le premier, tua son adversaire: il ne lui avait porté qu’un coup; mais, comme il l’en avait prévenu, le coup avait été mortel, l’épée lui traversa le cœur.
Porthos, le second, étendit le sien sur l’herbe: il lui avait percé la cuisse. Alors, comme l’Anglais, sans faire plus longue résistance, lui avait rendu son épée, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu’après avoir rompu une cinquantaine de pas il finit par prendre la fuite à toutes jambes et disparut aux huées des laquais.
Quant à d’Artagnan, il avait joué purement et simplement un jeu défensif; puis, lorsqu’il avait vu son adversaire bien fatigué, il lui avait, d’une vigoureuse flanconade, fait sauter son épée. Le baron, se voyant désarmé, fit deux ou trois pas en arrière; mais, dans ce moment, son pied glissa, et il tomba à la renverse.
D’Artagnan fut sur lui d’un seul bond, et lui portant l’épée à la gorge:
—Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il à l’Anglais, et vous êtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l’amour de votre sœur.
D’Artagnan était au comble de la joie; il venait de réaliser le plan qu’il avait arrêté d’avance, et dont le développement avait fait éclore sur son visage les sourires dont nous avons parlé.
L’Anglais, enchanté d’avoir affaire à un gentilhomme d’aussi bonne composition, serra d’Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l’adversaire de Porthos était déjà installé dans la voiture et que celui d’Aramis avait pris la poudre d’escampette, on ne songea plus qu’au défunt.
Comme Porthos et Aramis le déshabillaient dans l’espérance que sa blessure n’était pas mortelle, une grosse bourse s’échappa de sa ceinture. D’Artagnan la ramassa et la tendit à lord Winter:
—Et que diable voulez-vous que je fasse de cela? dit l’Anglais.
—Vous la rendrez à sa famille, dit d’Artagnan,
—Sa famille se soucie bien de cette misère: elle hérite de quinze mille louis de rente; gardez cette bourse pour vos laquais.
D’Artagnan mit la bourse dans sa poche,
—Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l’espère, de vous donner ce nom, dit lord Winter, dès ce soir, si vous le voulez bien, je vous présenterai à ma sœur, lady Clarick; car je veux qu’elle vous prenne à son tour dans ses bonnes grâces, et, comme elle n’est point tout à fait mal en cour, peut-être dans l’avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point inutile.
D’Artagnan rougit de plaisir, et s’inclina en signe d’assentiment.
Pendant ce temps, Athos s’était approché de d’Artagnan.
—Que comptez-vous faire de cette bourse? lui dit-il tout bas à l’oreille.
—Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
—A moi? et pourquoi cela?
—Dame, vous l’avez tué: ce sont les dépouilles opimes.
—Moi, hériter d’un ennemi! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous?
—C’est l’habitude à la guerre, dit d’Artagnan; pourquoi ne serait-ce pas l’habitude dans un duel?
—Même sur le champ de bataille, dit Athos, je n’ai jamais fait cela.
Porthos leva les épaules. Aramis, d’un mouvement de lèvres approuva Athos.
—Alors, dit d’Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme lord Winter nous a dit de le faire.
—Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non à nos laquais, mais aux laquais anglais.
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher:
—Pour vous et vos camarades.
Cette grandeur de manières dans un homme entièrement dénué frappa Porthos lui-même, et cette générosité française, redite par lord Winter et son ami, eut partout un grand succès, excepté auprès de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet et Bazin.
Lord Winter, en quittant d’Artagnan, lui donna l’adresse de sa sœur; elle demeurait Place Royale, qui était alors le quartier à la mode, au numéro 6. D’ailleurs, il s’engageait à le venir prendre pour le présenter. D’Artagnan lui donna rendez-vous à huit heures chez Athos.
Cette présentation à milady occupait fort la tête de notre Gascon. Il se rappelait de quelle façon étrange cette femme avait été mêlée jusque-là dans sa destinée. Selon sa conviction, c’était quelque créature du cardinal, et cependant il se sentait invinciblement entraîné vers elle par un de ces sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte était que milady ne reconnût en lui l’homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu’il était des amis de M. de Tréville, et par conséquent qu’il appartenait corps et âme au roi, ce qui, dès lors, lui ferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle à jeu égal. Quant à ce commencement d’intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre présomptueux ne s’en préoccupait que médiocrement, bien que le marquis fût jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n’est pas pour rien que l’on a vingt ans, et surtout que l’on est né à Tarbes.
D’Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette flamboyante; puis il s’en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout. Athos écouta ses projets; puis il secoua la tête, et lui recommanda la prudence avec une sorte d’amertume.
—Quoi! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez bonne, charmante, parfaite, et voilà que vous courez déjà après une autre!
D’Artagnan sentit la vérité du reproche.
—J’aimais madame Bonacieux avec le cœur, tandis que j’aime milady avec la tête, dit-il; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout à m’éclairer sur le rôle qu’elle joue à la cour.
—Le rôle qu’elle joue, pardieu! il n’est pas difficile à deviner d’après tout ce que vous m’avez dit. C’est quelque émissaire du cardinal: une femme qui vous attirera dans un piège, où vous laisserez votre tête tout bonnement.
—Diable! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me semble.
—Mon cher, je me défie des femmes; que voulez-vous! je suis payé pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m’avez-vous dit?
—Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
—Ah! mon pauvre d’Artagnan! fit Athos.
—Écoutez, je veux m’éclairer; puis, quand je saurai ce que je désire savoir, je m’éloignerai.
—Éclairez-vous, dit flegmatiquement Athos.
Lord Winter arriva à l’heure dite, mais Athos, prévenu à temps, passa dans la seconde pièce. L’Anglais trouva donc d’Artagnan seul, et, comme il était près de huit heures, il emmena le jeune homme.
Un élégant carrosse attendait en bas, attelé de deux excellents chevaux; en un instant on fut Place Royale.
Milady Clarick reçut gravement d’Artagnan. Son hôtel était d’une somptuosité remarquable; et, bien que la plupart des Anglais, chassés par la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter, milady venait de faire faire chez elle de nouvelles dépenses: ce qui prouvait que la mesure générale qui renvoyait les Anglais ne la regardait pas.
—Vous voyez, dit lord Winter en présentant d’Artagnan à sa sœur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et n’a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions doublement ennemis, puisque c’est moi qui l’ai insulté, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, madame, si vous avez quelque amitié pour moi.
Milady fronça légèrement le sourcil; un nuage à peine visible passa sur son front, et un sourire tellement étrange apparut sur ses lèvres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.
Le frère ne vit rien; il s’était retourné pour jouer avec le singe favori de milady, qui l’avait tiré par son pourpoint.
—Soyez le bienvenu, monsieur, dit milady d’une voix dont la douceur singulière contrastait avec les symptômes de mauvaise humeur que venait de remarquer d’Artagnan, vous avez acquis aujourd’hui des droits éternels à ma reconnaissance.
L’Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un détail. Milady l’écouta avec la plus grande attention; cependant on voyait facilement, quelque effort qu’elle fît pour cacher ses impressions, que ce récit ne lui était point agréable. Le sang lui montait à la tête, et son pied s’agitait impatiemment sous sa robe.
Lord Winter ne s’aperçut de rien. Puis, lorsqu’il eut fini, il s’approcha d’une table où étaient servis sur un plateau une bouteille de vin d’Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d’un signe invita d’Artagnan à boire.
D’Artagnan savait que c’était fort désobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s’approcha donc de la table, et prit le second verre. Cependant il n’avait point perdu de vue milady, et dans la glace il s’aperçut du changement qui venait de s’opérer sur son visage. Maintenant qu’elle croyait n’être plus regardée, un sentiment qui ressemblait à de la férocité animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à belles dents.
Cette jolie petite soubrette que d’Artagnan avait déjà remarquée entra alors; elle dit en anglais quelques mots à lord Winter, qui demanda aussitôt à d’Artagnan la permission de se retirer, s’excusant sur l’urgence de l’affaire qui l’appelait, et chargeant sa sœur d’obtenir son pardon.
D’Artagnan échangea une poignée de main avec lord Winter et revint près de milady. Son visage, avec une mobilité surprenante, avait repris une expression gracieuse.
La conversation prit une tournure enjouée. Elle raconta que lord Winter n’était que son beau-frère et non son frère: elle avait épousé un cadet de famille qui l’avait laissée veuve avec un enfant. Cet enfant était le seul héritier de lord Winter, si lord Winter ne se remariait point. Tout cela laissait voir à d’Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne voyait pas encore sous ce voile.
Au reste, au bout d’une demi-heure de conversation, d’Artagnan était convaincu que milady était sa compatriote: elle parlait le français avec une pureté et une élégance qui ne laissaient aucun doute à cet égard. Il se répandit en propos galants et en protestations de dévouement. A toutes les fadaises qui échappèrent à notre Gascon, milady sourit avec bienveillance. L’heure de se retirer arriva. D’Artagnan prit congé de milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.
Sur l’escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frôla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu’aux yeux, lui demanda pardon de l’avoir touché, d’une voix si douce, que le pardon lui fut accordé à l’instant même.
D’Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux que la veille. Lord Winter n’y était point, et ce fut milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendre un grand intérêt à lui, lui demanda d’où il était, quels étaient ses amis, et s’il n’avait pas pensé quelquefois à s’attacher au service de M. le cardinal.
D’Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour un garçon de vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur milady; il lui fit un grand éloge de Son Éminence, lui dit qu’il n’eût point manqué d’entrer dans les gardes du cardinal au lieu d’entrer dans les gardes du roi, s’il eût connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaître M. de Tréville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda à d’Artagnan de la façon la plus négligée du monde s’il n’avait jamais été en Angleterre.
D’Artagnan répondit qu’il y avait été envoyé par M. de Tréville pour traiter d’une remonte de chevaux, et qu’il en avait même ramené quatre comme échantillon.
A la même heure que la veille d’Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty; c’était le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de bienveillance à laquelle il n’y avait point à se tromper. Mais d’Artagnan était si préoccupé de la maîtresse, qu’il ne remarquait absolument que ce qui venait d’elle.
D’Artagnan revint chez milady le lendemain et le surlendemain, et chaque soir milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque soir, soit dans l’antichambre, soit dans le corridor, soit sur l’escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l’avons dit, d’Artagnan ne faisait aucune attention à cette persistance de la pauvre Ketty.
II
UN DINER DE PROCUREUR
Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle brillant ne lui avait pas fait oublier le dîner de sa procureuse. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s’achemina vers la rue aux Ours du pas d’un homme qui est en double bonne fortune.
Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme celui de d’Artagnan, d’un jeune et impatient amour. Non, un intérêt plus matériel lui fouettait le sang; il allait enfin franchir ce seuil mystérieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient monté un à un les vieux écus de maître Coquenard.
Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois l’image avait hanté ses rêves; bahut de forme longue et profonde, cadenassé, verrouillé, scellé au sol; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu sèches, il est vrai, mais non pas sans élégance de la procureuse allaient ouvrir à ses regards admirateurs.
Et puis lui, l’homme errant sur la terre, l’homme sans fortune, l’homme sans famille, le soldat habitué aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour la plupart du temps de s’en tenir aux lippées de rencontre, il allait tâter des repas de ménage, savourer un intérieur confortable, et se laisser donner ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les jours à une bonne table, dérider le front jaune et plissé du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par manière d’honoraires, pour la leçon qu’il leur donnerait en une heure, leurs économies d’un mois, tout cela souriait énormément à Porthos.
Le mousquetaire se retraçait bien de ci, de là, les mauvais propos qui couraient dès ce temps-là sur les procureurs et qui leur ont survécu: la lésine, la rognure, les jours de jeûne; mais comme, après tout, sauf quelques accès d’économie que Porthos avait toujours trouvés fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libérale, pour une procureuse, bien entendu, il espéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur.
Cependant, à la porte, le mousquetaire eut quelques doutes; l’abord n’était point fait pour engager les gens: allée puante et noire, escalier mal éclairé par des barreaux au travers desquels filtrait le jour pris d’une cour voisine; au premier, une porte basse et ferrée d’énormes clous comme la porte principale du Grand-Châtelet.
Porthos heurta du doigt; un grand clerc, pâle et enfoui sous une forêt vierge de cheveux, vint ouvrir et salua de l’air d’un homme forcé de respecter à la fois dans un autre la haute taille qui indique la force, l’habit militaire qui indique l’état, et la mine vermeille qui indique l’habitude de bien vivre.
Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plus grand derrière le second, saute-ruisseau de douze ans derrière le troisième.
En tout, trois clercs et demi; ce qui, pour le temps, annonçait une étude des plus achalandées.
Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu’à une heure, depuis midi la procureuse avait l’œil au guet et comptait sur le cœur et peut-être aussi sur l’estomac de son amant pour lui faire devancer l’heure.
Madame Coquenard arriva donc par la porte de l’appartement, presque en même temps que son convive arrivait par la porte de l’escalier, et l’apparition de la digne dame le tira d’un grand embarras. Les clercs avaient l’œil curieux, et lui, ne sachant trop que dire à cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
—C’est mon cousin, s’écria la procureuse; entrez donc, entrez donc, monsieur Porthos.
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent à rire; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrèrent dans leur gravité.
On arriva dans le cabinet du procureur après avoir traversé l’antichambre où étaient les clercs, et l’étude où ils auraient dû être: cette dernière chambre était une sorte de salle noire et meublée de paperasses. En sortant de l’étude on laissa la cuisine à droite, et l’on entra dans la salle de réception.
Toutes ces pièces qui se commandaient n’inspirèrent point à Porthos de bonnes idées. Les paroles devaient s’entendre de loin par toutes ces portes ouvertes; puis, en passant, il avait jeté un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s’avouait à lui-même, à la honte de la procureuse, et à son grand regret, à lui, qu’il n’y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d’un bon repas, règnent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute été prévenu de cette visite, car il ne témoigna aucune surprise à la vue de Porthos, qui s’avança jusqu’à lui d’un air assez dégagé et le salua courtoisement.
—Nous sommes cousins, à ce qu’il paraît, monsieur Porthos? dit le procureur en se soulevant à la force des bras dans son fauteuil de canne.
Le vieillard, enveloppé d’un grand pourpoint noir où se perdait son corps fluet, était vert et sec; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimaçante, la seule partie de son visage où la vie fût demeurée. Malheureusement les jambes commençaient à refuser le service à toute cette machine osseuse; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s’était fait sentir, le digne procureur était à peu près devenu l’esclave de sa femme.
Le cousin fut accepté avec résignation, voilà tout. Maître Coquenard ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos.
—Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se démonter Porthos, qui, d’ailleurs, n’avait jamais compté être reçu par le mari avec enthousiasme.
—Par les femmes, je crois? dit malicieusement le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naïveté dont il rit dans sa grosse moustache. Madame Coquenard, qui savait que le procureur naïf était une variété fort rare dans l’espèce, sourit un peu et rougit beaucoup.
Maître Coquenard avait, dès l’arrivée de Porthos, jeté les yeux avec inquiétude sur une grande armoire placée en face de son bureau de chêne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu’elle ne répondît point par la forme à celle qu’il avait vue dans ses songes, devait être le bienheureux bahut, et il s’applaudit de ce que la réalité avait six pieds de plus en hauteur que le rêve.
Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations généalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l’armoire sur Porthos, il se contenta de dire:
—Monsieur notre cousin, avant son départ pour la campagne, nous fera bien la grâce de dîner une fois avec nous, n’est-ce pas, madame Coquenard?
Cette fois, Porthos reçut le coup en plein estomac et le sentit; il paraît que madame Coquenard n’y fut pas insensible, car elle ajouta:
—Mon cousin ne reviendra pas s’il trouve que nous le traitons mal; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps à passer à Paris, et par conséquent à nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer jusqu’à son départ.
—Oh! mes jambes, mes pauvres jambes! où êtes-vous? murmura Coquenard.
Et il essaya de sourire.
Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.
Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans la salle à manger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.
Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient d’une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu’ils étaient à s’asseoir. On les voyait d’avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes.
—Tudieu! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamés car le saute-ruisseau n’était pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale; tudieu! à la place de mon cousin je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé depuis six semaines.
Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettes par madame Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint en aide, pour rouler son mari jusqu’à la table.
A peine entré, il remua le nez et les mâchoires à l’exemple de ses clercs.
—Oh! oh! dit-il, voici un potage qui est engageant!
—Que diable sentent-ils donc de si extraordinaire dans ce potage? dit Porthos à l’aspect d’un bouillon pâle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient rares comme les îles d’un archipel.
Madame Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle, tout le monde s’assit avec empressement.
Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos; ensuite madame Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes sans bouillon aux clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrit d’elle-même en criant, et Porthos, à travers les battants entre-bâillés aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle à manger.
Après le potage la servante apporta une poule bouillie, magnificence qui fit dilater les paupières des convives de telle façon qu’elles semblaient prêtes à se fendre.
—On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique; voilà certes une galanterie que vous faites à votre cousin.
La pauvre poule était maigre et revêtue d’une de ces grosses peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs efforts; il fallait qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour mourir de vieillesse.
«Diable! pensa Porthos, voilà qui est fort triste; je respecte la vieillesse, mais j’en fais peu de cas bouillie ou rôtie.»
Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient d’avance cette sublime poule, objet de ses mépris.
Madame Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de son mari; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-même; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de l’apporter, l’animal, qui s’en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d’examiner les variations que le désappointement amène sur les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l’éprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat énorme dans lequel quelques os de mouton, qu’on eût pu, au premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages résignés.
Madame Coquenard distribua ces mets aux jeunes gens avec la modération d’une bonne ménagère.
Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d’une bouteille de grès fort exiguë le tiers d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à lui-même dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et de madame Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de vin, puis, lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu’il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.
Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
—Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos? dit madame Coquenard de ce ton qui veut dire: «Croyez-moi, n’en mangez pas.»
—Du diable si j’en goûte!... murmura tout bas Porthos.
Puis tout haut:
—Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim.
Il se fit un silence: Porthos ne savait quelle contenance prendre. Le procureur répéta plusieurs fois:
—Ah! madame Coquenard! je vous en fais mon compliment, votre dîner était un véritable festin; Dieu! ai-je mangé!
Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.
Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et à froncer le sourcil; mais le genou de madame Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs; sur un regard du procureur, accompagné d’un sourire de madame Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.
—Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant, dit gravement le procureur.
Les clercs partis, madame Coquenard se leva et tira d’un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.
Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop de mets; Porthos regarda si le plat de fèves était encore là; le plat de fèves avait disparu.
—Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitant sur sa chaise, véritable festin, epulæ epularum; Lucullus dîne chez Lucullus.
Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéra qu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait; mais le vin manquait, la bouteille était vide; monsieur et madame Coquenard n’eurent point l’air de s’en apercevoir.
—C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu.
Il passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures, et s’englua les dents dans la pâte collante de madame Coquenard.
—Maintenant, dit-il, le sacrifice est consommé. Ah! si je n’avais pas l’espoir de regarder avec madame Coquenard dans l’armoire de son mari!
Maître Coquenard, après les délices d’un pareil repas, qu’il appelait un excès, éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la localité même; mais le procureur maudit ne voulut entendre à rien; il fallut le conduire dans sa chambre, et il cria tant qu’il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de précaution encore, il posa ses pieds.
La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine, et l’on commença de poser les bases de la réconciliation.
—Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit madame Coquenard.
—Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser; d’ailleurs, il faut que je songe à cet équipement.
—C’est vrai, dit la procureuse en gémissant... c’est ce malheureux équipement.
—Hélas! oui, dit Porthos, c’est lui.
—Mais de quoi donc se compose l’équipement de votre corps, monsieur Porthos?
—Oh! de bien des choses, dit Porthos; les mousquetaires, comme vous savez, sont soldats d’élite, et il leur faut beaucoup d’objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.
—Mais encore, détaillez-le-moi.
—Mais cela peut aller à... dit Porthos, qui aimait mieux discuter le total que le menu.
La procureuse attendait frémissante.
—A combien? dit-elle, j’espère bien que cela ne passe point...
Elle s’arrêta, la parole lui manquait.
—Oh! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents livres; je crois même qu’en y mettant de l’économie, avec deux mille livres je m’en tirerai.
—Bon Dieu, deux mille livres! s’écria-t-elle, mais c’est une fortune.
Porthos fit une grimace des plus significatives, madame Coquenard la comprit.
—Je demande le détail, dit-elle, parce qu’ayant beaucoup de parents et de pratiques dans le commerce, je serais presque sûre d’obtenir les choses à cent pour cent au-dessous du prix où vous les payeriez vous-même.
—Ah! ah! fit Porthos, si c’est cela que vous avez voulu dire!
—Oui, cher monsieur Porthos! ainsi ne vous faut-il pas d’abord un cheval?
—Oui, un cheval.
—Eh bien! justement j’ai votre affaire.
—Ah! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui va bien quant à mon cheval; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d’objets qu’un mousquetaire peut seul acheter, et qui ne montera pas, d’ailleurs, à plus de trois cents livres.
—Trois cents livres: alors mettons trois cents livres, dit la procureuse avec un soupir.
Porthos sourit: on se souvient qu’il avait la selle qui lui venait de Buckingham, c’était donc trois cents livres qu’il comptait mettre sournoisement dans sa poche.
—Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise; quant aux armes, il est inutile que vous vous en préoccupiez, je les ai.
—Un cheval pour votre laquais? reprit en hésitant la procureuse; mais c’est bien grand seigneur, mon ami.
—Eh, madame! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis un croquant, par hasard?
—Non; je vous disais seulement qu’un joli mulet avait quelquefois aussi bon air qu’un cheval, et qu’il me semble qu’en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton...
—Va pour un joli mulet, dit Porthos; vous avez raison, j’ai vu de très grands seigneurs espagnols dont toute la suite était à mulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots?
—Soyez tranquille, dit la procureuse.
—Reste la valise, reprit Porthos.
—Oh! que cela ne vous inquiète point, s’écria madame Coquenard: mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure; il y en a une surtout qu’il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande à tenir un monde.
—Elle est donc vide, votre valise? demanda naïvement Porthos.
—Assurément qu’elle est vide, répondit naïvement de son côté la procureuse.
—Ah! mais la valise dont j’ai besoin, s’écria Porthos, est une valise bien garnie, ma chère.
Madame Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Molière n’avait pas encore écrit sa scène de l’Avare. Madame Coquenard a donc le pas sur Harpagon.
Enfin le reste de l’équipement fut successivement débattu de la même manière; et le résultat de la séance fut que la procureuse donnerait huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l’honneur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrêtées, Porthos prit congé de madame Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les doux yeux; mais Porthos prétexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cédât le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim atroce et de fort mauvaise humeur.
III
SOUBRETTE ET MAITRESSE
Cependant, comme nous l’avons dit, malgré les cris de sa conscience et les sages conseils d’Athos, d’Artagnan devenait d’heure en heure plus amoureux de milady; aussi ne manquait-il pas tous les jours d’aller lui faire une cour à laquelle l’aventureux Gascon était convaincu qu’elle ne pouvait, tôt ou tard, manquer de répondre.
Un soir qu’il arrivait le nez au vent, léger comme un homme qui attend une pluie d’or, il rencontra la soubrette sous la porte cochère; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de le toucher en passant, elle lui prit tout doucement la main.
—Bon! fit d’Artagnan, elle est chargée de quelque message pour moi de la part de sa maîtresse; elle va m’assigner quelque rendez-vous qu’on n’aura pas osé me donner de vive voix.
Et il regarda la belle enfant de l’air le plus vainqueur qu’il put prendre.
—Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le chevalier... balbutia la soubrette.
—Parle, mon enfant, parle, dit d’Artagnan, j’écoute.
—Ici, impossible: ce que j’ai à vous dire est trop long et surtout trop secret.
—Eh bien! mais comment faire alors?
—Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.
—Où tu voudras.
—Alors, venez.
Et Ketty, qui n’avait point lâché la main de d’Artagnan, l’entraîna par un petit escalier sombre et tournant et, après lui avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte.
—Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et nous pourrons causer.
—Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant? demanda d’Artagnan.
—C’est la mienne, monsieur le chevalier; elle communique avec celle de ma maîtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons; jamais elle ne se couche avant minuit.
D’Artagnan jeta un coup d’œil autour de lui. La petite chambre était charmante de goût et de propreté; mais, malgré lui, ses yeux se fixèrent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire à la chambre de milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme, et poussa un soupir.
—Vous aimez donc bien ma maîtresse, monsieur le chevalier! dit-elle.
—Oh! plus que je ne puis dire! Ketty, j’en suis fou!
Ketty poussa un second soupir.
—Hélas! monsieur, dit-elle, c’est bien dommage!
—Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux? demanda d’Artagnan.
—C’est que, monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous aime pas du tout.
—Hein! fit d’Artagnan, t’aurait-elle chargée de me le dire?
—Oh! non pas, monsieur! mais c’est moi qui, par intérêt pour vous, ai pris la résolution de vous le dire.
—Merci, ma bonne Ketty, mais de l’intention seulement, car la confidence, tu en conviendras, n’est point agréable.
—C’est-à-dire que vous ne croyez point à ce que je vous ai dit, n’est-ce pas?
—On a toujours peine à croire de pareilles choses, ne fût-ce que par amour-propre.
—Donc, vous ne me croyez pas?
—J’avoue que jusqu’à ce que tu daignes me donner quelque preuve de ce que tu avances...
—Que dites-vous de celle-ci?
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
—Pour moi? dit d’Artagnan en s’emparant vivement de la lettre.
—Non, pour un autre.
—Pour un autre?
—Oui.
—Son nom, son nom! s’écria d’Artagnan.
—Voyez l’adresse.
—M. le comte de Wardes.
Le souvenir de la scène de Saint-Germain se présenta aussitôt à l’esprit du présomptueux Gascon; par un mouvement rapide comme la pensée, il déchira l’enveloppe malgré le cri que poussa Ketty en voyant ce qu’il allait faire, ou plutôt ce qu’il faisait.
—Oh! mon Dieu! monsieur le chevalier, dit-elle, que faites vous?
—Moi, rien! dit d’Artagnan. et il lut: «Vous n’avez pas répondu à mon premier billet; êtes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous oublié quels yeux vous me fîtes au bal de madame de Guise? Voici l’occasion, comte! ne la laissez pas échapper.» D’Artagnan pâlit.
—Pauvre cher monsieur d’Artagnan! dit Ketty d’une voix pleine de compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
—Tu me plains, bonne petite! dit d’Artagnan.
—Oh! oui, de tout mon cœur! car je sais ce que c’est que l’amour, moi!
—Tu sais ce que c’est que l’amour? dit d’Artagnan la regardant pour la première fois avec une certaine attention.
—Hélas! oui.
—Eh bien! au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de m’aider à me venger de ta maîtresse.
—Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer?
—Je voudrais triompher d’elle, supplanter mon rival.
—Je ne vous aiderai jamais à cela, monsieur le chevalier! dit vivement Ketty.
—Et pourquoi cela? demanda d’Artagnan.
—Pour deux raisons.
—Lesquelles?
—La première, c’est que jamais ma maîtresse ne vous aimera.
—Qu’en sais-tu?
—Vous l’avez blessée au cœur.
—Moi! en quoi puis-je l’avoir blessée, moi qui, depuis que je la connais, vis à ses pieds comme un esclave; parle, je t’en prie.
—Je n’avouerais jamais cela qu’à l’homme... qui lirait jusqu’au fond de mon âme!
D’Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille était d’une fraîcheur et d’une beauté que bien des duchesses eussent achetées de leur couronne.
—Ketty, dit-il, je lirai jusqu’au fond de ton âme quand tu voudras; qu’à cela ne tienne, ma chère enfant.
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge comme une cerise.
—Oh non! s’écria Ketty, vous ne m’aimez pas! c’est ma maîtresse que vous aimez, vous me l’avez dit tout à l’heure.
—Et cela t’empêche-t-il de me faire connaître la seconde raison?
—La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par le baiser d’abord et ensuite par l’expression des yeux du jeune homme, c’est qu’en amour chacun pour soi.
Alors seulement d’Artagnan se rappela les coups d’œil languissants de Ketty, ses rencontres dans l’antichambre, sur l’escalier, dans le corridor, ses frôlements de main chaque fois qu’elle le rencontrait, et ses soupirs étouffés; mais, absorbé par le désir de plaire à la grande dame, il avait dédaigné la soubrette: qui chasse l’aigle ne s’inquiète point du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d’un seul coup d’œil tout le parti qu’on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d’avouer d’une façon si naïve ou si effrontée: interception des lettres adressées au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrée à toute heure dans la chambre de Ketty, contiguë à celle de sa maîtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait déjà en idée la pauvre fille pour obtenir milady de gré ou de force.
—Eh bien! dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma chère Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes?
—De quel amour? demanda la jeune fille.
—De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi.
—Et quelle est cette preuve?
—Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe ordinairement avec ta maîtresse?
—Oh! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers!
—Eh bien! ma chère enfant, dit d’Artagnan en s’établissant dans un fauteuil, viens çà que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j’aie jamais vue!
Et il le lui dit tant et si bien que la pauvre enfant, qui ne demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand étonnement de d’Artagnan, la jolie Ketty se défendait avec une certaine résolution.
Le temps passe vite, lorsqu’il se passe en attaques et en défenses.
Minuit sonna, et l’on entendit presque en même temps retentir la sonnette dans la chambre de milady.
—Grand Dieu! s’écria Ketty, voici ma maîtresse qui m’appelle! Partez, partez vite!
D’Artagnan se leva, prit son chapeau comme s’il avait l’intention d’obéir; puis, ouvrant vivement la porte d’une grande armoire au lieu d’ouvrir celle de l’escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et des peignoirs de milady.
—Que faites-vous donc? s’écria Ketty.
D’Artagnan, qui d’avance avait pris la clé, s’enferma dans son armoire sans répondre.
—Eh bien! cria milady d’une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne venez pas quand je sonne?
Et d’Artagnan entendit qu’on ouvrait violemment la porte de communication.
—Me voici, milady, me voici, s’écria Ketty en s’élançant à la rencontre de sa maîtresse.
Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher, et, comme la porte de communication resta ouverte, d’Artagnan put entendre quelque temps encore milady gronder sa suivante; puis enfin elle s’apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maîtresse.
—Eh bien! dit milady, je n’ai pas vu notre Gascon ce soir?
—Comment, madame, dit Ketty, il n’est pas venu! Serait-il volage avant d’être heureux?
—Oh non! il faut qu’il ait été empêché par M. de Tréville ou par M. des Essarts. Je m’y connais, Ketty, et je le tiens, celui-là.
—Qu’en fera madame?
—Ce que j’en ferai!... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet homme et moi une chose qu’il ignore... il a manqué me faire perdre mon crédit près de Son Éminence... Oh! je me vengerai!
—Je croyais que madame l’aimait?
—Moi, l’aimer! je le déteste! Un niais, qui tient la vie de lord Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent mille livres de rente!
—C’est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul héritier de son oncle, et jusqu’à sa majorité vous auriez eu la jouissance de sa fortune.
D’Artagnan frissonna jusqu’à la moelle des os en entendant cette suave créature lui reprocher, avec cette voix stridente qu’elle avait tant de peine à cacher dans sa conversation, de n’avoir pas tué un homme qu’il l’avait vu combler d’amitié.
—Aussi, continua milady, je me serais déjà vengée sur lui-même si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m’avait recommandé de le ménager.
—Oh oui! Mais madame n’a point ménagé cette petite femme qu’il aimait.
—Oh! la mercière de la rue des Fossoyeurs: est-ce qu’il n’a pas déjà oublié qu’elle existait? La belle vengeance, ma foi!
Une sueur froide coulait sur le front de d’Artagnan: c’était donc un monstre que cette femme.
Il se remit à écouter, mais malheureusement la toilette était finie.
—C’est bien, dit milady, rentrez chez vous, et demain tâchez enfin d’avoir une réponse à cette lettre que je vous ai donnée.
—Pour M. de Wardes? dit Ketty.
—Sans doute, pour M. de Wardes.
—En voilà un, dit Ketty, qui m’a bien l’air d’être tout le contraire de ce pauvre M. d’Artagnan.
—Sortez, mademoiselle, dit milady, je n’aime pas les commentaires.
D’Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux verrous que mettait milady afin de s’enfermer chez elle; de son côté, mais le plus doucement qu’elle put, Ketty donna à la porte un tour de clef; d’Artagnan alors poussa la porte de l’armoire.
—O mon Dieu! dit tout bas Ketty, qu’avez-vous? et comme vous êtes pâle?
—L’abominable créature! murmura d’Artagnan.
—Silence! silence! sortez, dit Ketty; il n’y a qu’une cloison entre ma chambre et celle de milady, on entend de l’une tout ce qui se dit dans l’autre!
—C’est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d’Artagnan.
—Comment! fit Ketty en rougissant.
—Ou du moins que je sortirai... plus tard.
Et il attira Ketty à lui; il n’y avait plus moyen de résister, la résistance fait tant de bruit! aussi Ketty céda.
C’était un mouvement de vengeance contre milady. D’Artagnan trouva qu’on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de cœur, d’Artagnan se serait-il contenté de cette nouvelle conquête; mais d’Artagnan n’avait que de l’ambition et de l’orgueil.
Cependant, il faut le dire à sa louange, le premier emploi qu’il avait fait de son influence sur Ketty avait été d’essayer de savoir d’elle ce qu’était devenue madame Bonacieux; mais la pauvre fille jura sur le crucifix à d’Artagnan qu’elle l’ignorait complètement, sa maîtresse ne laissant jamais pénétrer que la moitié de ses secrets; seulement, elle croyait pouvoir répondre qu’elle n’était pas morte. Quant à la cause qui avait manqué faire perdre à milady son crédit près du cardinal, Ketty n’en savait pas davantage; mais, cette fois, d’Artagnan était plus avancé qu’elle: comme il avait aperçu milady sur un bâtiment consigné au moment où lui quittait l’Angleterre, il se doutait qu’il était sans doute question des ferrets. Mais ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que la haine véritable, la haine profonde, la haine invétérée de milady lui venait de ce qu’il n’avait pas tué son beau-frère.
D’Artagnan retourna le lendemain chez milady. Milady étant de fort méchante humeur, d’Artagnan se douta que c’était le défaut de réponse de M. de Wardes qui l’agaçait ainsi. Ketty entra; mais milady la reçut fort durement. Un coup d’œil qu’elle lança à d’Artagnan voulait dire: «Vous voyez ce que je souffre pour vous.»
Cependant vers la fin de la soirée, la belle lionne s’adoucit, elle écouta en souriant les doux propos de d’Artagnan, elle lui donna même sa main à baiser.
D’Artagnan sortit ne sachant plus que penser: mais comme c’était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la tête, tout en continuant sa cour à milady il avait combiné un petit plan.
Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez elle. Ketty avait été fort grondée, on l’avait accusée de négligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonné d’entrer chez elle à neuf heures du matin pour y prendre une troisième lettre.
D’Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez lui cette lettre le lendemain matin; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant: elle était folle.
Les choses se passèrent comme la veille: d’Artagnan s’enferma dans son armoire, milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte. Comme la veille d’Artagnan ne rentra chez lui qu’à cinq heures du matin.
A onze heures, il vit arriver Ketty; elle tenait à la main un nouveau billet de milady. Cette fois, la pauvre enfant n’essaya même pas de le disputer à d’Artagnan; elle le laissa faire; elle appartenait corps et âme à son beau soldat.
D’Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit:
«Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire que je vous aime. Prenez garde que je ne vous écrive une quatrième pour vous dire que je vous déteste. Si vous vous repentez de la façon dont vous avez agi avec moi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle manière un galant homme peut obtenir son pardon.»
D’Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet.
—Oh! vous l’aimez toujours! dit Ketty, qui n’avait pas détourné un instant les yeux du visage du jeune homme.
—Non, Ketty, tu te trompes, je ne l’aime plus; mais je veux me venger de ses mépris.
—Oui, je connais votre vengeance; vous me l’avez dite.
—Que t’importe, Ketty! tu sais bien que c’est toi seule que j’aime.
—Comment peut-on savoir cela?
—Par le mépris que je ferai d’elle.
Ketty soupira.
D’Artagnan prit une plume et écrivit:
«Madame, jusqu’ici j’avais douté que ce fût bien à moi que vos deux premiers billets eussent été adressés, tant je me croyais indigne d’un pareil honneur; d’ailleurs j’étais si souffrant, que j’eusse en tout cas hésité à y répondre.
»Mais aujourd’hui il faut bien que je croie à l’excès de vos bontés, puisque non seulement votre lettre, mais encore votre suivante, m’affirment que j’ai le bonheur d’être aimé de vous.
»Elle n’a pas besoin de me dire de quelle manière un galant homme peut obtenir son pardon. J’irai donc vous demander le mien ce soir à onze heures. Tarder d’un jour serait à mes yeux maintenant, vous faire une nouvelle offense.
»Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
»Comte DE WARDES.»
Ce billet était d’abord un faux, c’était ensuite une indélicatesse; c’était même, au point de vue de nos mœurs actuelles, quelque chose comme une infamie; mais on se ménageait moins à cette époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleurs d’Artagnan, par ses propres aveux, savait milady coupable de trahison à des chefs plus importants, et il n’avait pour elle qu’une estime fort mince.
L’intention de d’Artagnan était bien simple: par la chambre de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse; il profitait du premier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d’elle; peut-être aussi échouerait-il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la campagne s’ouvrait, et il fallait partir: d’Artagnan n’avait pas le temps de filer le parfait amour.
—Tiens, dit le jeune homme en remettant à Ketty le billet tout cacheté, donne cette lettre à milady; c’est la réponse de M. de Wardes.
La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait de ce que contenait le billet.
—Écoute, ma chère enfant, lui dit d’Artagnan, tu comprends qu’il faut que tout cela finisse d’une façon ou de l’autre; milady peut découvrir que tu as remis le premier billet à mon valet, au lieu de le remettre au valet du comte; que c’est moi qui ai décacheté les autres qui devaient être décachetés par M. de Wardes; alors milady te chasse, et, tu la connais, ce n’est pas une femme à borner là sa vengeance.
—Hélas! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée à tout cela?
—Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi je t’en suis bien reconnaissant, je te le jure.
—Mais enfin, que contient votre billet?
—Milady te le dira.
—Ah! vous ne m’aimez pas! s’écria Ketty, et je suis bien malheureuse!
A ce reproche il y a une réponse à laquelle les femmes se trompent toujours; d’Artagnan répondit de manière que Ketty demeurât dans la plus grande erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à remettre cette lettre à milady; mais enfin elle se décida, c’était tout ce que voulait d’Artagnan.
D’ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de chez sa maîtresse, et qu’en sortant de chez sa maîtresse il monterait chez elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.
IV
OU IL EST TRAITÉ DE L’ÉQUIPEMENT D’ARAMIS
ET DE PORTHOS
Depuis que les quatre amis étaient chacun à la chasse de son équipement, il n’y avait plus entre eux de réunion arrêtée. On dînait les uns sans les autres, où l’on se trouvait, ou plutôt où l’on pouvait. Le service, de son côté, prenait aussi sa part de ce temps précieux, qui s’écoulait si vite. Seulement on était convenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis d’Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu’il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C’était le jour même où Ketty était venue trouver d’Artagnan chez lui, jour de réunion.
A peine Ketty fut-elle sortie, que d’Artagnan se dirigea vers la rue Férou.
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques velléités de revenir à la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le dissuadait ni ne l’encourageait. Athos était pour qu’on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu’on ne les lui demandât. Encore fallait-il les lui demander deux fois.
—En général, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas suivre; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu’un à qui l’on puisse faire le reproche de les avoir donnés.
Porthos arriva un instant après d’Artagnan. Les quatre amis se trouvaient donc réunis.
Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents: celui de Porthos la tranquillité, celui de d’Artagnan l’espoir, celui d’Aramis l’inquiétude, celui d’Athos l’insouciance.
Au bout d’un instant de conversation dans lequel Porthos laissa entrevoir qu’une personne haut placée avait bien voulu se charger de le tirer d’embarras, Mousqueton entra.
Il venait prier Porthos de passer à son logis, où, disait-il d’un air fort piteux, sa présence était urgente.
—Sont-ce mes équipages? demanda Porthos.
—Oui et non, répondit Mousqueton.
—Mais enfin, ne peux-tu dire?...
—Venez, monsieur.
Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.
—Que me voulez-vous, mon ami? dit Aramis avec cette douceur de langage que l’on remarquait en lui chaque fois que ses idées le ramenaient vers l’Église.
—Un homme attend monsieur à la maison, répondit Bazin.
—Un homme! quel homme?
—Un mendiant.
—Faites-lui l’aumône, Bazin, et dites-lui de prier pour un pauvre pécheur.
—Ce mendiant veut à toute force vous parler, et prétend que vous serez bien aise de le voir.
—N’a-t-il rien dit de particulier pour moi?
—Si fait. «Si monsieur Aramis, a-t-il dit, hésite à me venir trouver, vous lui annoncerez que j’arrive de Tours.»
—De Tours? s’écria Aramis; messieurs, mille pardons, mais sans doute cet homme m’apporte des nouvelles que j’attendais.
Et se levant aussitôt, il s’éloigna rapidement.
Restèrent Athos et d’Artagnan.
—Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire. Qu’en pensez-vous, d’Artagnan? dit Athos.
—Je sais que Porthos était en bon train, dit d’Artagnan; et quant à Aramis, à vrai dire, je n’en ai jamais été sérieusement inquiet: mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si généreusement distribué les pistoles de l’Anglais qui étaient votre bien légitime, qu’allez-vous faire?
—Je suis fort content d’avoir tué ce drôle, vu que c’est pain bénit que de tuer un Anglais; mais si j’avais empoché ses pistoles, elles me pèseraient comme un remords.
—Allons donc, mon cher Athos! vous avez vraiment des idées inconcevables.
—Passons, passons! Que me disait donc M. de Tréville, qui me fit l’honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais suspects que protège le cardinal?
—C’est-à-dire que je hante une Anglaise, celle dont je vous ai parlé.
—Ah! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donné des conseils que naturellement vous vous êtes bien gardé de suivre.
—Je vous ai donné mes raisons.
—Oui; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que vous m’avez dit.
—Point du tout! j’ai acquis la certitude que cette femme était pour quelque chose dans l’enlèvement de madame Bonacieux.
—Oui, et je comprends; pour retrouver une femme, vous faites la cour à une autre: c’est le chemin le plus long, mais le plus amusant.
D’Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos; mais un point l’arrêta: Athos était un gentilhomme sévère sur le point d’honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux avait arrêté à l’endroit de milady, certaines choses qui, d’avance, il en était sûr, n’obtiendraient pas l’assentiment du puritain; il préféra donc garder le silence, et comme Athos était l’homme le moins curieux de la terre, les confidences de d’Artagnan en étaient restées là.
Nous quitterons donc les deux amis, qui n’avaient rien de bien important à se dire, pour suivre Aramis.
A cette nouvelle, que l’homme qui voulait lui parler arrivait de Tours, nous avons vu avec quelle rapidité le jeune homme avait suivi ou plutôt devancé Bazin; il ne fit donc qu’un saut de la rue Férou à la rue de Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
—C’est vous qui me demandez? dit le mousquetaire.
—C’est-à-dire que je demande monsieur Aramis: est-ce vous qui vous appelez ainsi?
—Moi-même: vous avez quelque chose à me remettre?
—Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.
—Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en ouvrant un petit coffret de bois d’ébène incrusté de nacre; le voici, tenez.
—C’est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais.
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait à son maître, avait réglé son pas sur le sien, et était arrivé presque en même temps que lui; mais cette célérité ne lui servit pas à grand’chose; sur l’invitation du mendiant, son maître lui fit signe de se retirer, et force lui fut d’obéir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin d’être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni l’entendre, et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par une ceinture de cuir, il se mit à découdre le haut de son pourpoint, d’où il tira une lettre.
Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet, baisa l’écriture, et avec un respect presque religieux, il ouvrit l’épître qui contenait ce qui suit:
«Ami, le sort veut que nous soyons séparés quelque temps encore; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites votre devoir au camp; je fais le mien autre part. Prenez ce que le porteur vous remettra; faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez à moi, qui baise tendrement vos yeux noirs.
»Adieu, ou plutôt au revoir.»
Le mendiant décousait toujours; il tira une à une de ses sales habits cent cinquante doubles pistoles d’Espagne, qu’il aligna sur la table; puis il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupéfait, eût osé lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s’aperçut que cette lettre avait un post-scriptum:
«P.-S.—Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et grand d’Espagne.»
—Rêves dorés! s’écria Aramis. Oh! la belle vie! oui, nous sommes jeunes! oui, nous aurons encore des jours heureux! Oh! à toi, à toi, mon amour, mon sang, ma vie! tout, tout, ma belle maîtresse!
Et il baisait la lettre avec passion, sans même regarder l’or qui étincelait sur la table.
Bazin gratta à la porte; Aramis n’avait plus de raison pour le tenir à distance; il lui permit d’entrer.
Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et oublia qu’il venait annoncer d’Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c’était que le mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
Or, comme d’Artagnan ne se gênait pas avec Aramis, voyant que Bazin oubliait de l’annoncer, il s’annonça lui-même.
—Ah diable! mon cher Aramis, dit d’Artagnan, si ce sont là les pruneaux qu’on vous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment au jardinier qui les récolte.
—Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret: c’est mon libraire qui vient de m’envoyer le prix de ce poème en vers d’une syllabe que j’avais commencé là-bas.
—Ah! vraiment! dit d’Artagnan, eh bien! votre libraire est généreux, mon cher Aramis, voilà tout ce que je puis dire.
—Comment, monsieur! s’écria Bazin, un poème se vend si cher! c’est incroyable! Oh! monsieur! vous faites tout ce que vous voulez, vous pouvez devenir l’égal de M. de Voiture et de M. de Benserade. J’aime encore cela, moi. Un poète, c’est presque un abbé. Ah! monsieur Aramis! mettez-vous donc poète, je vous en prie.
—Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mêlez à la conversation.
Bazin comprit qu’il était dans son tort; il baissa la tête, et sortit.
—Ah! dit d’Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au poids de l’or: vous êtes bien heureux, mon ami; mais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute aussi de votre libraire.
Aramis renfonça sa lettre et reboutonna son pourpoint.
—Mon cher d’Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, aller trouver nos amis; et puisque je suis riche, nous recommencerons aujourd’hui à dîner ensemble en attendant que vous soyez riches à votre tour.
—Ma foi! dit d’Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que nous n’avons fait un dîner convenable; et comme j’ai pour mon compte une expédition hasardeuse à faire ce soir, je ne serais pas fâché, je l’avoue, de me monter un peu la tête avec quelques bouteilles de vieux bourgogne.
—Va pour le vieux bourgogne; je ne le déteste pas non plus, dit Aramis, auquel la vue de l’or avait enlevé comme avec la main ses idées de retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour répondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d’ébène incrusté de nacre, où était déjà le fameux mouchoir qui lui avait servi de talisman.
Les deux amis se rendirent d’abord chez Athos, qui, fidèle au serment qu’il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter à dîner chez lui: comme il entendait à merveille les détails gastronomiques, d’Artagnan et Aramis ne firent aucune difficulté de lui abandonner ce soin important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils rencontrèrent Mousqueton, qui, d’un air piteux, chassait devant lui un mulet et un cheval.
D’Artagnan poussa un cri de surprise qui n’était pas exempt d’un mélange de joie.
—Ah! mon cheval jaune! s’écria-t-il. Aramis, regardez ce cheval!
—Oh! l’affreux roussin! dit Aramis.
—Eh bien! mon cher, reprit d’Artagnan, c’est le cheval sur lequel je suis venu à Paris.
—Comment, monsieur connaît ce cheval? dit Mousqueton.
—Il est d’une couleur originale, fit Aramis, c’est le seul que j’aie jamais vu de ce poil-là.
—Je le crois bien, reprit d’Artagnan, aussi je l’ai vendu trois écus, et il faut bien que ce soit ce poil, car la carcasse ne vaut certes pas dix-huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton?
—Ah! dit le valet, ne m’en parlez pas, monsieur, c’est un affreux tour du mari de notre duchesse.
—Comment cela, Mousqueton!
—Oui, nous sommes vus d’un très bon œil par une femme de qualité, la duchesse de...; mais, pardon! mon maître m’a recommandé d’être discret: elle nous avait forcés d’accepter un petit souvenir, un magnifique genêt d’Espagne et un mulet andalou, que c’était merveilleux à voir; le mari a appris la chose il a confisqué au passage les deux magnifiques bêtes qu’on nous envoyait et il leur a substitué ces horribles animaux.
—Que tu lui ramènes? dit d’Artagnan.
—Justement! reprit Mousqueton; vous comprenez que nous ne pouvons point accepter de pareilles montures en échange de celles que l’on nous avait promises.
—Non, pardieu, quoique j’eusse voulu voir Porthos sur mon cheval jaune; cela m’aurait donné une idée de ce que j’étais moi-même quand je suis arrivé à Paris. Mais que nous ne t’arrêtions pas, Mousqueton; va faire la commission de ton maître, va. Est-il chez lui?
—Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez!
Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que les deux amis allaient sonner à la porte de l’infortuné Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il n’avait garde d’ouvrir. Ils sonnèrent donc inutilement.
Cependant Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-Neuf, chassant toujours devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les ordres de son maître, cheval et mulet au marteau de la porte du procureur; puis, sans s’inquiéter de leur sort futur, il s’en revint trouver Porthos et lui annonça que sa commission était faite.
Au bout d’un certain temps, les deux malheureuses bêtes, qui n’avaient pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le procureur ordonna à son saute-ruisseau d’aller s’informer dans le voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet.
Madame Coquenard reconnut son présent, et ne comprit rien d’abord à cette restitution; mais bientôt la visite de Porthos l’éclaira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgré la contrainte qu’il s’imposait, épouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n’avait point caché à son maître qu’il avait rencontré d’Artagnan et Aramis, et que d’Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnais sur lequel il était venu à Paris, et qu’il avait vendu trois écus.
Porthos sortit après avoir donné rendez-vous à la procureuse dans le cloître Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l’invita à dîner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majesté.
Madame Coquenard se rendit toute tremblante au cloître Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l’y attendaient; mais elle était fascinée par les grandes façons de Porthos.
Tout ce qu’un homme blessé dans son amour-propre peut laisser tomber d’imprécations et de reproches sur la tête d’une femme, Porthos le laissa tomber sur la tête courbée de sa procureuse.
—Hélas! dit-elle, j’ai fait pour le mieux. Un de nos clients est marchand de chevaux, il devait de l’argent à l’étude, et s’est montré récalcitrant. J’ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu’il nous devait; il m’avait promis deux montures royales.
—Eh bien! madame, dit Porthos, s’il vous devait cinq écus, votre maquignon est un voleur.
—Il n’est pas défendu de chercher le bon marché, monsieur Porthos, dit la procureuse cherchant à s’excuser.
—Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon marché doivent permettre aux autres de chercher des amis plus généreux.
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
—Monsieur Porthos! monsieur Porthos! s’écria la procureuse, j’ai tort, je le reconnais, je n’aurais pas dû marchander quand il s’agissait d’équiper un cavalier comme vous!
Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout entouré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d’or sous les pieds.
—Arrêtez, au nom du ciel! monsieur Porthos, s’écria-t-elle, arrêtez et causons.
—Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
—Mais, dites-moi, que me demandez-vous?
—Rien, car cela revient au même que si je vous demandais quelque chose.
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l’élan de sa douleur, elle s’écria:
—Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi; sais-je ce que c’est qu’un cheval? sais-je ce que c’est que des harnais?
—Il fallait vous en rapporter à moi, qui m’y connais, madame; mais vous avez voulu ménager, et, par conséquent, prêter à usure.
—C’est un tort, monsieur Porthos, et je le réparerai, sur ma parole d’honneur.
—Et comment cela? demanda le mousquetaire.
—Écoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l’a mandé. C’est pour une consultation qui durera deux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
—A la bonne heure! voilà qui est parler, ma chère!
—Vous me pardonnerez?
—Nous verrons, dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se séparèrent en disant: «A ce soir.»
—Diable! pensa Porthos en s’éloignant, il me semble que je me rapproche enfin du bahut de maître Coquenard.
V
LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
Ce soir,—si impatiemment attendu par Porthos et par d’Artagnan, arriva enfin.
D’Artagnan, comme d’habitude, se présenta vers les neuf heures chez milady. Il la trouva d’une humeur charmante; jamais elle ne l’avait si bien reçu. Notre Gascon vit du premier coup d’œil que son billet avait été remis, et ce billet faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maîtresse lui fit une mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire; mais, hélas! la pauvre fille était si triste, qu’elle ne s’aperçut même pas de la bienveillance de milady.
D’Artagnan regardait l’une après l’autre ces deux femmes, et il était forcé d’avouer, à part lui, que la nature s’était trompée en les formant: à la grande dame elle avait donné une âme vénale et vile, à la soubrette elle avait donné le cœur d’une duchesse.
A dix heures milady commença à paraître inquiète, d’Artagnan comprit ce que cela voulait dire; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait, souriait à d’Artagnan d’un air qui voulait dire: «Vous êtes fort aimable sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez!»
D’Artagnan se leva, prit son chapeau; milady lui donna sa main à baiser; le jeune homme sentit qu’elle la lui serrait et comprit que c’était par un sentiment non pas de coquetterie, mais de reconnaissance à cause de son départ.
—Elle l’aime diablement, murmura-t-il. Puis il sortit.
Cette fois Ketty ne l’attendait aucunement, ni dans l’antichambre, ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d’Artagnan trouvât tout seul l’escalier et la petite chambre. Ketty était assise la tête cachée dans ses mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d’Artagnan, mais elle ne releva point la tête; le jeune homme alla à elle et lui prit les mains, alors elle éclata en sanglots.
Comme l’avait présumé d’Artagnan, milady, en recevant la lettre, avait, dans le délire de sa joie, tout dit à sa suivante; puis, en récompense de la manière dont cette fois elle avait fait sa commission, elle lui avait donné une bourse.
Ketty, en rentrant chez elle, avait jeté la bourse dans un coin, où elle était restée tout ouverte, dégorgeant trois ou quatre pièces d’or sur le tapis.
La pauvre fille, aux caresses de d’Artagnan, releva la tête. D’Artagnan lui-même fut effrayé du bouleversement de son visage; elle joignit les mains d’un air suppliant, mais sans oser dire une parole.
Si peu sensible que fût le cœur de d’Artagnan, il se sentit attendri de cette douleur muette; mais il tenait trop à ses projets et surtout à celui-ci, pour rien changer au programme qu’il avait fait d’avance. Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir de le fléchir, seulement il lui présenta son action comme une simple vengeance. Cette vengeance, au reste, devenait d’autant plus facile, que milady, sans doute pour cacher sa rougeur à son amant, avait recommandé à Ketty d’éteindre toutes les lumières dans l’appartement, et même dans sa chambre, à elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans l’obscurité.
Au bout d’un instant on entendit milady qui rentrait dans sa chambre. D’Artagnan s’élança aussitôt dans son armoire. A peine y était-il blotti que la sonnette se fit entendre. Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte ouverte; mais la cloison était si mince, que l’on entendait à peu près tout ce qui se disait entre les deux femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait répéter par Ketty les moindres détails de la prétendue entrevue de la soubrette avec de Wardes, comment il avait reçu sa lettre, comment il avait répondu, quelle était l’expression de son visage, s’il paraissait bien amoureux; et à toutes ces questions la pauvre Ketty, forcée de faire bonne contenance, répondait d’une voix étouffée dont sa maîtresse ne remarquait même pas l’accent douloureux, tant le bonheur est égoïste.
Enfin, comme l’heure de son entretien avec le comte s’approchait, milady fit, en effet, tout éteindre chez elle, et ordonna à Ketty de rentrer dans sa chambre, et d’introduire de Wardes aussitôt qu’il se présenterait.
L’attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d’Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l’appartement était dans l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette au moment même où Ketty refermait la porte de communication.
—Qu’est-ce que ce bruit? demanda milady.
—C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix; moi, le comte de Wardes.
—Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Ketty, il n’a pas même pu attendre l’heure qu’il avait fixée lui-même!
—Eh bien! dit milady d’une voix tremblante, pourquoi n’entre-t-il pas? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends!
A cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élança dans la chambre.
Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est celle de l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des protestations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.
D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait pas prévue, la jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment dans la chambre voisine.
—Oui, comte, disait milady de sa plus douce voix en serrant tendrement sa main dans les siennes; oui, je suis heureuse de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont exprimé chaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je vous aime. Oh! demain, demain je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous pensez à moi, et comme vous pourriez m’oublier, tenez.
Elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.
D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de milady: c’était un magnifique saphir entouré de brillants.
Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre, mais milady ajouta:
—Non, non; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix émue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l’imaginer.
—Cette femme est pleine de mystères, murmura en lui-même d’Artagnan.
En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit La bouche pour dire à milady qui il était, et dans quel but de vengeance il était venu; mais elle ajouta:
—Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer!
Le monstre, c’était lui.
—Oh! continua milady, est-ce que vos blessures vous font encore souffrir?
—Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que répondre.
—Soyez tranquille, murmura milady, je vous vengerai, moi, et cruellement!
—Peste! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’est pas encore venu.
Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de ce petit dialogue: mais toutes les idées de vengeance qu’il avait apportées s’étaient complètement évanouies. Cette femme exerçait sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et l’adorait à la fois; il n’avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le même cœur, et, en se réunissant, former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.
Cependant une heure venait de sonner; il fallut se séparer. D’Artagnan, au moment de quitter milady, ne sentit plus qu’un vif regret de s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ils s’adressèrent réciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante.
La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passerait dans sa chambre; mais milady le reconduisit elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur l’escalier.
Le lendemain au matin, d’Artagnan courut chez Athos. Il était engagé dans une si singulière aventure qu’il voulait lui demander conseil. Il lui raconta tout; Athos fronça plusieurs fois le sourcil.
—Votre milady, lui dit-il, me paraît une créature infâme, mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper; vous voilà d’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les bras.
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d’Artagnan la place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un écrin.
—Vous regardez cette bague? dit le Gascon tout glorieux d’étaler aux regards de ses amis un si riche présent.
—Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
—Elle est belle, n’est-ce pas? dit d’Artagnan.
—Magnifique! répondit Athos; je ne croyais pas qu’il existât deux saphirs d’une si belle eau. L’avez-vous donc troquée contre votre diamant?
—Non, dit d’Artagnan; c’est un cadeau de ma belle Anglaise, ou plutôt de ma belle Française: car, quoique je ne le lui aie point demandé, je suis convaincu qu’elle est née en France.
—Cette bague vous vient de milady? s’écria Athos avec une voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande émotion.
—D’elle-même; elle me l’a donnée cette nuit.
—Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
—La voici, répondit d’Artagnan en la tirant de son doigt.
Athos l’examina et devint très pâle, puis il l’essaya à l’annulaire de sa main gauche; elle allait à ce doigt comme si elle eût été faite pour lui. Un nuage de colère et de vengeance passa sur le front ordinairement si calme du gentilhomme.
—Il est impossible que ce soit elle, dit-il; comment cette bague se trouverait-elle entre les mains de milady Clarick? Et cependant il est bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.
—Connaissez-vous cette bague? demanda d’Artagnan.
—J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que je me trompais.
Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.
—Tenez, dit-il au bout d’un instant, d’Artagnan, ôtez cette bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans; elle me rappelle de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma tête pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassé sur ce que vous deviez faire?... Mais attendez... rendez-moi ce saphir: celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces éraillée par suite d’un accident.
D’Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit à Athos.
Athos tressaillit:
—Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange!
Et il montrait à d’Artagnan cette éraflure qu’il se rappelait devoir exister.
—Mais de qui vous venait ce saphir, Athos?
—De ma mère. Comme je vous le dis, c’est un bijou de famille... qui ne devait jamais sortir de la famille.
—Et vous l’avez... vendu? demanda avec hésitation d’Artagnan.
—Non, reprit Athos avec un singulier sourire, je l’ai donné pendant une nuit d’amour, comme il vous a été donné à vous.
D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans l’âme de milady des abîmes aux profondeurs sombres et mystérieuses.
Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.
—Tenez, dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous aime, d’Artagnan; j’aurais un fils que je ne l’aimerais pas plus que vous. Tenez, croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit que c’est une créature perverse, et qu’il y a quelque chose de fatal en elle.
—Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, je m’en sépare; je vous avoue que cette femme m’effraye moi-même.
—Aurez-vous ce courage? dit Athos.
—Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.
—Eh bien! vrai, mon enfant, vous aurez raison, dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle; que Dieu veuille que cette femme, qui est à peine entrée dans votre vie, n’y laisse pas une trace terrible!
Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veut faire comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec ses pensées.
En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty, qui l’attendait. Par un mois de fièvre la pauvre enfant n’eût pas été plus changée qu’elle ne l’était par cette nuit d’insomnie et de douleur. Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa maîtresse était folle d’amour, ivre de joie; elle voulait savoir quand son amant lui donnerait une seconde nuit. Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse de d’Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme, les conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l’avaient déterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa vengeance satisfaite, à ne plus revoir milady. Pour toute réponse il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante:
«Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez-vous: depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations de ce genre qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.
»Je vous baise les mains.
»Comte DE WARDES.»
Du saphir pas un mot: le Gascon voulait garder une arme contre milady; d’ailleurs, après ce qu’Athos lui avait dit, était-ce à elle ou à lui que ce bijou devait revenir?
D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut d’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une seconde fois.
Ketty ne pouvait croire à ce bonheur: d’Artagnan fut forcé de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par écrit; et quel que fût, avec le caractère emporté de milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre ce billet à sa maîtresse, elle n’en revint pas moins Place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d’une rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à celui que Ketty avait mis à l’apporter; mais au premier mot qu’elle lut, elle devint livide; puis elle froissa le papier, et se retourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.
—Qu’est-ce que cette lettre? dit-elle.
—Mais c’est la réponse à celle de madame, répondit Ketty toute tremblante.
—Impossible! s’écria milady; il est impossible qu’un gentilhomme ait écrit à une femme une pareille lettre!
Puis tout à coup tressaillant:
—Mon Dieu! dit-elle, saurait-il...
Et elle s’arrêta.
Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre: elle voulut faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l’air; mais elle ne put qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent, et elle tomba sur un fauteuil.
Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir son corsage. Mais milady se releva vivement:
—Que me voulez-vous? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur moi?
—J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai voulu lui porter secours, répondit la suivante tout épouvantée de l’expression terrible qu’avait prise la figure de sa maîtresse.
—Me trouver mal, moi! moi! me prenez-vous pour une femmelette! Quand on m’insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez-vous!
Et elle fit de la main signe à Ketty de sortir.
VI
RÊVE DE VENGEANCE
Le soir milady donna l’ordre d’introduire M. d’Artagnan aussitôt qu’il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta tout ce qui s’était passé la veille: d’Artagnan sourit; cette jalouse colère de milady, c’était sa vengeance.
Le soir milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela l’ordre relatif au Gascon; mais comme la veille elle l’attendit inutilement.
Le lendemain Ketty se présenta chez d’Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais au contraire triste à mourir.
D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu’elle avait; mais celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre était de l’écriture de milady: seulement cette fois elle était bien à l’adresse de d’Artagnan et non à celle de M. de Wardes.
Il l’ouvrit et lut ce qui suit:
«Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de négliger ainsi ses amis, surtout au moment où l’on va les quitter pour si longtemps. Mon beau-frère et moi nous vous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera-t-il de même ce soir?
»Votre bien reconnaissante
»Lady clarick.»
—C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je m’attendais à cette lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de Wardes.
—Est-ce que vous irez? demanda Ketty.
—Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu’il avait faite à Athos, tu comprends qu’il serait impolitique de ne pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette trempe?
—Oh! mon Dieu! dit Ketty, vous savez présenter les choses de façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre véritable nom et avec votre vrai visage, ce serait bien pis que la première fois!
L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce qui allait arriver. D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui promit de rester insensible aux séductions de milady, à laquelle il fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant de ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres; mais il n’osa lui écrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de milady, déguiser suffisamment son écriture.
A neuf heures sonnantes d’Artagnan était Place Royale. Il était évident que les domestiques qui attendaient dans l’antichambre étaient prévenus, car aussitôt que d’Artagnan parut, avant même qu’il eût demandé si milady était visible, un d’eux courut l’annoncer.
—Faites entrer, dit milady d’une voix brève, mais si perçante que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.
On l’introduisit.
—Je n’y suis pour personne, dit milady; entendez-vous, pour personne.
Le laquais sortit.
D’Artagnan jeta un regard curieux sur milady: elle était pâle et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l’insomnie. On avait avec intention diminué le nombre habituel des lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver à cacher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis deux jours.
D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire; elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais physionomie plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable.
Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé:
—Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.
—Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute et je vais me retirer.
—Non pas, dit milady; au contraire, restez, monsieur d’Artagnan, votre aimable compagnie me distraira.
—Oh! oh! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais été si charmante, défions-nous.
Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put prendre, et donna tout l’éclat possible à sa conversation. En même temps cette fièvre qui l’avait abandonnée un instant revenait rendre l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres. D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de ses enchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait et d’Artagnan sentait qu’il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un remords.
Peu à peu milady devint plus communicative. Elle demanda à d’Artagnan s’il avait une maîtresse.
—Hélas! dit d’Artagnan de l’air le plus sentimental qu’il put prendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une pareille question, à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous et pour vous!
Milady sourit d’un étrange sourire.
—Ainsi vous m’aimez? dit-elle.
—Ai-je besoin de vous le dire et ne vous en êtes-vous point aperçue?
—Si fait; mais vous savez, plus les cœurs sont fiers, plus ils sont difficiles à prendre.
—Oh! les difficultés ne m’effrayent pas, dit d’Artagnan; il n’y a que les impossibilités qui m’épouvantent.
—Rien n’est impossible, dit milady, à un véritable amour.
—Rien, madame?
—Rien, reprit milady.
—Diable! reprit d’Artagnan à part lui, la note est changée. Deviendrait-elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et serait-elle disposée à me donner à moi-même quelque autre saphir pareil à celui qu’elle m’a donné me prenant pour de Wardes?
D’Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de milady.
—Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont vous parlez?
—Tout ce qu’on exigerait de moi. Qu’on ordonne, et je suis prêt.
—A tout?
—A tout! s’écria d’Artagnan qui savait d’avance qu’il n’avait pas grand’chose à risquer en s’engageant ainsi.
—Eh bien! causons un peu, dit à son tour milady en rapprochant son fauteuil de la chaise de d’Artagnan.
—Je vous écoute, madame, dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indécise, puis paraissant prendre une résolution:
—J’ai un ennemi, dit-elle.
—Vous, madame! s’écria d’Artagnan jouant la surprise, est-ce possible, mon Dieu? belle et bonne comme vous l’êtes!
—Un ennemi mortel.
—En vérité?
—Un ennemi qui m’a insultée si cruellement que c’est entre lui et moi une guerre à mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire?
D’Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative créature en voulait venir.
—Vous le pouvez, madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous appartiennent comme mon amour.
—Alors, dit milady, puisque vous êtes aussi généreux qu’amoureux...
Elle s’arrêta.
—Eh bien? demanda d’Artagnan.
—Eh bien! reprit milady après un moment de silence, cessez dès aujourd’hui de parler d’impossibilités.
—Ne m’accablez pas de mon bonheur, s’écria d’Artagnan en se précipitant à ses genoux et en couvrant de baisers les mains qu’on lui abandonnait.
—Venge-moi de cet infâme de Wardes, disait milady entre ses dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite, double sot, lame d’épée vivante!
—Tombe volontairement entre mes bras après m’avoir raillé si effrontément, hypocrite et dangereuse femme, disait d’Artagnan à part lui, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main.
D’Artagnan releva la tête.
—Je suis prêt, dit-il.
—Vous m’avez donc comprise, cher monsieur d’Artagnan! dit milady.
—Je devinerais un de vos regards.
—Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras qui s’est déjà acquis tant de renommée?
—A l’instant même.
—Mais moi, dit milady, comment payerai-je un pareil service; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien?
—Vous savez la seule réponse que je désire, dit d’Artagnan, la seule qui soit digne de vous et de moi!
Et il l’attira doucement vers lui.
Elle résista à peine.
—Intéressé! dit-elle en souriant.
—Ah! s’écria d’Artagnan véritablement emporté par la passion que cette femme avait le don d’allumer dans son cœur, ah! c’est que mon bonheur me paraît invraisemblable et qu’ayant toujours peur de le voir s’envoler comme un rêve, j’ai hâte d’en faire une réalité.
—Eh bien! méritez donc ce prétendu bonheur.
—Je suis à vos ordres, dit d’Artagnan.
—Bien sûr, fit milady avec un dernier doute.
—Nommez-moi l’infâme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
—Qui vous dit que j’ai pleuré?
—Il me semblait...
—Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit milady.
—Tant mieux! Voyons, dites-moi comment il s’appelle.
—Songez que son nom, c’est tout mon secret.
—Il faut cependant que je sache son nom.
—Oui, il le faut; voyez si j’ai confiance en vous!
—Vous me comblez de joie. Comment s’appelle-t-il?
—Vous le connaissez.
—Vraiment?
—Oui.
—Ce n’est pas un de mes amis? reprit d’Artagnan en jouant l’hésitation pour faire croire à son ignorance.
—Si c’était un de vos amis, vous hésiteriez donc? s’écria milady.
Et un éclair de menace passa dans ses yeux.
—Non, fût-ce mon frère! s’écria d’Artagnan comme emporté par l’enthousiasme.
Notre Gascon s’avançait sans aucun risque; car il savait où il allait.
—J’aime votre dévouement, dit milady.
—Hélas! n’aimez-vous que cela en moi? demanda d’Artagnan.
—Je vous aime aussi, vous, dit-elle en lui prenant la main.
Et l’ardente pression fit frissonner d’Artagnan, comme si, par le toucher, cette fièvre qui brûlait milady le gagnait lui-même.
—Vous m’aimez, vous! s’écria-t-il. Oh! si cela était, ce serait à en perdre la raison.
Et il l’enveloppa de ses deux bras; elle n’essaya point d’écarter ses lèvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas. Ses lèvres étaient froides; il sembla à d’Artagnan qu’il venait d’embrasser une statue.
Il n’en était pas moins ivre de joie, électrisé d’amour; il croyait presque à la tendresse de milady; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de Wardes eût été en ce moment sous sa main, il l’eût tué.
Milady saisit l’occasion.
—Il s’appelle... dit-elle à son tour.
—De Wardes, je le sais! s’écria d’Artagnan.
—Et comment le savez-vous? demanda milady en lui saisissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu’au fond de son âme.
D’Artagnan sentit qu’il s’était laissé emporter, et qu’il avait fait une faute.
—Dites, dites, mais dites donc! répétait milady, comment le savez-vous?
—Comment je le sais? dit d’Artagnan.
—Oui.
—Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon où j’étais, a montré une bague qu’il a dit tenir de vous.
—Le misérable! s’écria milady.
L’épithète, comme on le comprend bien, retentit jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan.
—Eh bien? continua-t-elle.
—Eh bien! je vous vengerai de ce misérable, reprit d’Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d’Arménie.
—Merci, mon brave ami! s’écria milady; et quand serai-je vengée?
—Demain, tout de suite, quand vous voudrez.
Milady allait s’écrier: «tout de suite»; mais elle réfléchit qu’une pareille précipitation serait peu gracieuse pour d’Artagnan.
D’ailleurs, elle avait mille précautions à prendre, mille conseils à donner à son défenseur, pour qu’il évitât les explications devant témoins avec le comte. Tout cela se trouva prévu par un mot de d’Artagnan.
—Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai mort.
—Non! dit-elle, vous me vengerez; mais vous ne mourrez pas. C’est un lâche.
—Avec les femmes peut-être, mais pas avec les hommes. J’en sais quelque chose, moi.
—Mais il me semble que, dans votre lutte avec lui, vous n’avez pas eu à vous plaindre de la fortune.
—La fortune est une courtisane: favorable hier, elle peut vous tourner le dos demain.
—Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant.
—Non, je n’hésite pas, Dieu m’en garde; mais serait-il juste de me laisser aller à une mort possible sans m’avoir donné au moins un peu plus que de l’espoir?
Milady répondit par un coup d’œil qui voulait dire:
—N’est-ce que cela, parlez donc?
Puis accompagnant le coup d’œil de paroles explicatives:
—C’est trop juste, dit-elle tendrement.
—Oh! vous êtes un ange, dit le jeune homme.
—Ainsi tout est convenu? dit-elle.
—Sauf ce que je vous demande, chère âme!
—Mais lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma tendresse!
—Je n’ai pas de lendemain pour attendre.
—Silence! j’entends mon frère; il est inutile qu’il vous trouve ici.
Elle sonna; Ketty parut.
—Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte dérobée, et revenez à onze heures; nous achèverons cet entretien: Ketty vous introduira chez moi.
La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant ces paroles.
—Eh bien! que faites-vous, mademoiselle, en demeurant là immobile comme une statue! Allons, reconduisez le chevalier; et ce soir à onze heures, vous avez entendu!
—Il paraît que ses rendez-vous sont à onze heures, pensa d’Artagnan: c’est une habitude prise.
Milady lui tendit une main qu’il baisa tendrement.
—Voyons, dit-il en se retirant et en répondant à peine aux reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot; décidément cette femme est une grande scélérate: prenons garde.
VII
LE SECRET DE MILADY
D’Artagnan était sorti de l’hôtel au lieu de monter tout de suite chez Ketty, malgré les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela pour deux raisons: la première, parce que de cette façon il évitait les reproches, les récriminations, les prières; la seconde, parce qu’il n’était pas fâché de lire un peu dans sa pensée, et, s’il était possible, dans celle de cette femme.
Tout ce qu’il y avait de plus clair là dedans, c’est que d’Artagnan aimait milady comme un fou et qu’elle ne l’aimait pas le moins du monde. Un instant d’Artagnan comprit que ce qu’il aurait de mieux à faire serait de rentrer chez lui et d’écrire à milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui et de Wardes étaient jusqu’à présent absolument le même personnage, que par conséquent il ne pouvait s’engager, sous peine de suicide, à tuer de Wardes. Mais lui aussi était éperonné d’un féroce désir de vengeance; il voulait posséder à son tour cette femme sous son propre nom; et comme cette vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la Place Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l’appartement de milady, qu’on apercevait à travers les jalousies: il était évident que cette fois la jeune femme était moins pressée que la première de rentrer dans sa chambre.
Enfin la lumière disparut.
Avec cette lueur s’éteignit la dernière irrésolution dans le cœur de d’Artagnan; il se rappela les détails de la première nuit, et, le cœur bondissant, la tête en feu, il rentra dans l’hôtel et se précipita dans la chambre de Ketty.
La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres, voulut arrêter son amant; mais milady, l’oreille au guet, avait entendu le bruit qu’avait fait d’Artagnan: elle ouvrit la porte.
—Venez, dit-elle.
Tout cela était d’une si incroyable imprudence, d’une si monstrueuse effronterie, qu’à peine si d’Artagnan pouvait croire à ce qu’il voyait et à ce qu’il entendait. Il croyait être entraîné dans quelqu’une de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rêve.
Il ne s’élança pas moins vers milady, cédant à cette attraction magnétique que l’aimant exerce sur le fer.
La porte se referma derrière eux.
Ketty s’élança à son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l’orgueil offensé, toutes les passions enfin qui se disputent le cœur d’une femme amoureuse la poussaient à une révélation; mais elle était perdue si elle avouait avoir prêté la main à une pareille machination, et, par-dessus tout, d’Artagnan était perdu pour elle. Cette dernière pensée d’amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.
D’Artagnan, de son côté, était arrivé au comble de tous ses vœux: ce n’était plus un rival qu’on aimait en lui, c’était lui-même qu’on avait l’air d’aimer. Une voix secrète lui disait bien au fond du cœur qu’il n’était qu’un instrument de vengeance que l’on caressait en attendant qu’il donnât la mort; mais l’orgueil, mais l’amour-propre, mais la folie, faisaient taire cette voix, étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de confiance que nous lui connaissons, se comparait à de Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l’aimerait pas, lui aussi, pour lui-même.
Il s’abandonna donc tout entier aux sensations du moment; Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l’avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente et passionnée s’abandonnant tout entière à un amour qu’elle semblait éprouver elle-même. Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmèrent; milady, qui n’avait point les mêmes motifs que d’Artagnan pour oublier, revint la première à la réalité et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre étaient bien arrêtées d’avance dans son esprit. Mais d’Artagnan, dont les idées avaient pris un tout autre cours, s’oublia comme un sot et répondit galamment qu’il était bien tard pour s’occuper de duels à coups d’épée. Cette froideur pour les seuls intérêts qui l’occupassent effraya milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
Alors d’Artagnan, qui n’avait jamais sérieusement pensé à ce duel impossible, voulut détourner la conversation, mais il n’était point de force. Milady le contint dans les limites qu’elle avait tracées d’avance avec son esprit irrésistible et sa volonté de fer.
D’Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à milady de renoncer, en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux qu’elle avait formés.
Mais, aux premiers mots qu’il dit, la jeune femme tressaillit et s’éloigna.
—Auriez-vous peur, cher d’Artagnan? dit-elle d’une voix aiguë et railleuse qui résonna étrangement dans l’obscurité.
—Vous ne le pensez pas, chère âme! répondit d’Artagnan; mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes était moins coupable que vous ne le pensez?
—En tout cas, dit gravement milady, il m’a trompée, et du moment où il m’a trompée, il a mérité la mort.
—Il mourra donc, puisque vous le condamnez! dit d’Artagnan d’un ton si ferme, qu’il parut à milady l’expression d’un dévouement à toute épreuve.
Aussitôt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour milady; mais d’Artagnan croyait être près d’elle depuis deux heures à peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde.
Alors milady, voyant que d’Artagnan allait la quitter, lui rappela une dernière fois sa promesse.
—Je suis tout prêt, dit d’Artagnan, mais auparavant je voudrais être certain d’une chose.
—De laquelle? demanda milady.
—C’est que vous m’aimez.
—Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.
—Oui, aussi je suis à vous corps et âme. Mais si vous m’aimez comme vous me le dites, reprit d’Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi?
—Que puis-je craindre?
—Mais enfin, que je sois blessé dangereusement, tué même.
—Impossible, dit milady, vous êtes un homme si vaillant et une si fine épée.
—Vous ne préféreriez donc point, reprit d’Artagnan, un moyen qui vous vengerait de même tout en rendant inutile le combat?
Milady regarda son amant en silence: cette lueur blafarde des premiers rayons du jour donnait à ses yeux clairs une expression étrangement funeste.
—Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous hésitez maintenant.
—Non, je n’hésite pas; mais c’est que ce pauvre comte de Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l’aimez plus, et il me semble qu’un homme doit être si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu’il n’a pas besoin d’autre châtiment.
—Qui vous dit que je l’aie aimé? demanda milady.
—Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d’un ton caressant, et je vous le répète, je m’intéresse au comte.
—Vous, demanda milady.
—Oui, moi.
—Et pourquoi vous?
—Parce que seul je sais...
—Quoi?
—Qu’il est loin d’être ou plutôt d’avoir été aussi coupable envers vous qu’il le paraît.
—En vérité! dit milady d’un air inquiet; expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire.
Et elle regardait d’Artagnan, qui la tenait embrassée, avec des yeux qui semblaient s’enflammer peu à peu.
—Oui, je suis galant homme, moi! dit d’Artagnan, décidé à en finir; et depuis que votre amour est à moi, que je suis bien sûr de le posséder, car je le possède, n’est-ce pas?...
—Tout entier: continuez.
—Eh bien! je me sens comme transformé, un aveu me pèse.
—Un aveu!
—Si j’eusse douté de votre amour je ne l’eusse pas fait; mais vous m’aimez, ma belle maîtresse, n’est-ce pas, vous m’aimez?
—Sans doute.
—Alors si par excès d’amour je me suis rendu coupable envers vous, vous me pardonnerez?
—Peut-être!
D’Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu’il put prendre, de rapprocher ses lèvres des lèvres de milady, mais celle-ci l’écarta.
—Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu?
—Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes, jeudi dernier, dans cette même chambre, n’est-ce pas?
—Moi, non! cela n’est pas, dit milady d’un ton de voix si ferme et d’un visage si impassible, que si d’Artagnan n’eût pas eu une certitude si complète, il eût douté.
—Ne mentez pas, mon bel ange, dit d’Artagnan en souriant, ce serait inutile.
—Comment cela? parlez donc! vous me faites mourir!
—Oh! rassurez-vous, vous n’êtes point coupable envers moi, et je vous ai déjà pardonné!
—Après, après!
—De Wardes ne peut se glorifier de rien.
—Pourquoi? Vous m’avez dit vous-même que cette bague...
—Cette bague, mon amour, c’est moi qui l’ai. Le duc de Wardes de jeudi et le d’Artagnan d’aujourd’hui sont la même personne.
L’imprudent s’attendait à une surprise mêlée de pudeur, à un petit orage qui se résoudrait en larmes; mais il se trompait étrangement, et son erreur ne fut pas longue.
Pâle et terrible, milady se redressa, et, repoussant d’Artagnan d’un violent coup dans la poitrine, elle s’élança hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.