Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)
—Monseigneur, je vous jure que je n’ai pas eu un instant l’intention de défendre ma tête contre vous. Je subirai le châtiment que Votre Éminence voudra bien m’infliger. Je ne tiens pas assez à la vie pour craindre la mort.
—Oui, je le sais, vous êtes un homme de cœur, monsieur, dit le cardinal avec une voix presque affectueuse: je puis donc vous dire d’avance que vous serez jugé, condamné même.
—Un autre pourrait répondre à Votre Éminence qu’il a sa grâce dans sa poche; moi je me contenterai de vous dire: Ordonnez, monseigneur; je suis prêt.
—Votre grâce? dit Richelieu surpris.
—Oui, monseigneur, dit d’Artagnan.
—Et signée de qui? du roi?
Et le cardinal prononça ces mots avec une singulière expression de mépris.
—Non, de Votre Éminence.
—De moi? vous êtes fou, monsieur?
—Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture.
Et d’Artagnan présenta au cardinal le précieux papier qu’Athos avait arraché à milady, et qu’il avait donné à d’Artagnan pour lui servir de sauvegarde.
Son Éminence prit le papier et lut d’une voix lente et en appuyant sur chaque syllabe:
C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur du présent papier a fait ce qu’il vient de faire.
RICHELIEU.
Au camp de la Rochelle, ce 5 août 1628.
Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rêverie profonde, mais il ne rendit pas le papier à d’Artagnan.
—Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout bas d’Artagnan; eh bien, ma foi! il verra comment meurt un gentilhomme.
Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour trépasser héroïquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait le papier dans ses mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard d’aigle sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonné de larmes toutes les souffrances qu’il avait endurées depuis un mois, et songea pour la troisième ou quatrième fois combien cet enfant avait d’avenir, et quelles ressources son activité, son courage et son esprit pouvaient offrir à un bon maître. D’un autre côté, les crimes, la puissance, le génie infernal de milady l’avaient plus d’une fois épouvanté. Il sentait comme une joie secrète d’être à jamais débarrassé de ce complice dangereux.
Il déchira lentement le papier que d’Artagnan lui avait généreusement remis.
—Je suis perdu, dit en lui-même d’Artagnan.
Et il s’inclina profondément devant le cardinal en homme qui dit: «Seigneur, que votre volonté soit faite!»
Le cardinal s’approcha de la table, et, sans s’asseoir, écrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient déjà remplis et y apposa son sceau.
—Ceci est ma condamnation, dit d’Artagnan; il m’épargne l’ennui de la Bastille et les lenteurs d’un jugement. C’est encore fort aimable à lui.
—Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un blanc seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet et vous l’écrirez vous-même.
D’Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux dessus.
C’était une lieutenance dans les mousquetaires.
D’Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
—Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous, disposez-en désormais; mais cette faveur que vous m’accordez, je ne la mérite pas: j’ai trois amis qui sont plus méritants et plus dignes...
—Vous êtes un brave garçon, d’Artagnan, interrompit le cardinal en lui frappant familièrement sur l’épaule, charmé qu’il était d’avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu’il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c’est à vous que je le donne.
—Je ne l’oublierai jamais, répondit d’Artagnan, Votre Éminence peut en être certaine.
Le cardinal se retourna et dit à haute voix:
—Rochefort!
Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte, entra aussitôt.
—Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d’Artagnan; je le reçois au nombre de mes amis; ainsi donc que l’on s’embrasse et que l’on soit sage si l’on tient à conserver sa tête.
Rochefort et d’Artagnan s’embrassèrent du bout des lèvres; mais le cardinal était là, qui les observait de son œil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en même temps.
—Nous nous retrouverons, n’est-ce pas, monsieur?
—Quand il vous plaira, fit d’Artagnan.
—L’occasion viendra, répondit Rochefort.
—Hein? fit Richelieu en ouvrant la porte.
Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la main et saluèrent Son Éminence.
—Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.
—Me voilà, mes amis! répondit d’Artagnan, non seulement libre, mais en faveur.
—Vous nous conterez cela?
—Dès ce soir.
En effet, dès le soir même d’Artagnan se rendit au logis d’Athos, qu’il trouva en train de vider sa bouteille de vin d’Espagne, occupation qu’il accomplissait religieusement tous les soirs.
Il lui raconta ce qui s’était passé entre le cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche.
—Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui vous revient naturellement.
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
—Ami, dit-il, pour Athos c’est trop; pour le comte de La Fère, c’est trop peu. Gardez ce brevet, il est à vous, hélas, mon Dieu! vous l’avez acheté assez cher.
D’Artagnan sortit, de la chambre d’Athos, et entra dans celle de Porthos.
Il le trouva vêtu d’un magnifique habit, couvert de broderies splendides, et se mirant devant une glace.
—Ah! ah! dit Porthos, c’est vous, cher ami! comment trouvez-vous que ce vêtement me va?
—A merveille, dit d’Artagnan, mais je viens vous proposer un habit qui vous ira mieux encore.
—Lequel? demanda Porthos.
—Celui de lieutenant aux mousquetaires.
D’Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant le brevet de sa poche:
—Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom là-dessus, et soyez bon chef pour moi.
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit à d’Artagnan, au grand étonnement du jeune homme.
—Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n’aurais pas assez longtemps à jouir de cette faveur. Pendant notre expédition de Béthune, le mari de ma duchesse est mort; de sorte que, mon cher, le coffre du défunt me tendant les bras, j’épouse la veuve. Tenez, j’essayais mon habit de noces; gardez la lieutenance, mon cher; gardez.
Et il rendit le brevet à d’Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le front appuyé contre son livre d’heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la troisième fois son brevet de sa poche:
—Vous, notre ami, notre lumière, notre protecteur invisible, dit-il, acceptez ce brevet; vous l’avez mérité plus que personne, par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si heureux résultats.
—Hélas, cher ami! dit Aramis, nos dernières aventures m’ont dégoûté tout à fait de la vie et de l’épée. Cette fois, mon parti est pris irrévocablement: après le siège j’entre chez les Lazaristes. Gardez le brevet, d’Artagnan, le métier des armes vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine.
D’Artagnan, l’œil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint à Athos, qu’il trouva toujours attablé et mirant son dernier verre de malaga à la lueur de la lampe.
—Eh bien! dit-il, et eux aussi ont refusé ce brevet!
—C’est que personne, cher ami, n’en est plus digne que vous.
Et il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom de d’Artagnan, et le lui remit.
—Je n’aurai donc plus d’amis, dit le jeune homme; hélas! plus rien, que d’amers souvenirs...
Et il laissa tomber sa tête entre ses deux mains, tandis que deux larmes roulaient le long de ses joues.
—Vous êtes jeune, vous, répondit Athos, et vos souvenirs amers ont le temps de se changer en doux souvenirs!