Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)
Felton porta les yeux vers le point du mur de l’appartement devant lequel il avait trouvé milady debout sur le fauteuil où elle était assise maintenant, et au-dessus de sa tête il aperçut un crampon doré, scellé dans le mur, et qui servait à accrocher soit des hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonnière vit ce tressaillement; car quoiqu’elle eût les yeux baissés, rien ne lui échappait.
—Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil? demanda-t-il.
—Que vous importe? répondit milady.
—Mais, reprit Felton, je désire le savoir.
—Ne m’interrogez pas, dit la prisonnière, vous savez bien qu’à nous autres, véritables chrétiens, il nous est défendu de mentir.
—Eh bien! dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez, ou plutôt ce que vous alliez faire; vous alliez achever l’œuvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit: songez-y, madame, si notre Dieu défend le mensonge, il défend bien plus sévèrement encore le suicide.
—Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée injustement, placée entre le suicide et le déshonneur, croyez-moi, monsieur, répondit milady d’un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne le suicide: car le suicide, c’est le martyre.
—Vous en dites trop ou trop peu; parlez, madame, au nom du ciel, expliquez-vous.
—Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de fables; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les dénoncer à mon persécuteur: non, monsieur; d’ailleurs, que vous importe la vie ou la mort d’une malheureuse condamnée? vous ne répondez que de mon corps, n’est-ce pas? et pourvu que vous représentiez un cadavre, qu’il soit reconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut-être, même, aurez-vous double récompense.
—Moi, madame, moi! s’écria Felton, supposer que j’accepterais jamais le prix de votre vie; oh! vous ne pensez pas ce que vous dites.
—Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit milady en s’exaltant; tout soldat doit être ambitieux, n’est-ce pas? vous êtes lieutenant, eh bien! vous suivrez mon convoi avec le grade de capitaine.
—Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton ébranlé, pour que vous me chargiez d’une pareille responsabilité devant les hommes et devant Dieu? Dans quelques jours vous allez être hors d’ici, madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous voudrez.
—Ainsi, s’écria milady, comme si elle ne pouvait résister à une sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l’on appelle un juste, vous ne demandez qu’une chose: c’est de n’être point inculpé, inquiété pour ma mort!
—Je dois veiller sur votre vie, madame, et j’y veillerai.
—Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez? cruelle déjà si j’étais coupable, quel nom lui donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui donnera-t-il, si je suis innocente?
—Je suis soldat, madame, et j’accomplis les ordres que j’ai reçus.
—Croyez-vous qu’au jour du jugement dernier Dieu séparera les bourreaux aveugles des juges iniques? vous ne voulez pas que je tue mon corps, et vous vous faites l’agent de celui qui veut tuer mon âme!
—Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé, aucun danger ne vous menace, et je réponds de lord Winter comme de moi-même.
—Insensé! s’écria milady, pauvre insensé qui ose répondre d’un autre homme quand les plus sages, quand les plus selon Dieu hésitent à répondre d’eux-mêmes, et qui se range du parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse!
—Impossible, madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au fond du cœur la justesse de cet argument: prisonnière, vous ne recouvrerez pas par moi la liberté; vivante, vous ne perdrez pas par moi la vie.
—Oui, s’écria milady, mais je perdrai ce qui m’est bien plus cher que la vie, je perdrai l’honneur, Felton; et c’est vous, vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de ma honte et de mon infamie.
Cette fois Felton, tout impassible qu’il était ou qu’il faisait semblant d’être, ne put résister à l’influence secrète qui s’était déjà emparée de lui: voir cette femme si belle, blanche comme la plus pure vision, la voir tour à tour éplorée et menaçante, subir à la fois l’ascendant de la douleur et de la beauté, c’était trop pour un visionnaire, c’était trop pour un cerveau miné par les rêves ardents de la foi extatique, c’était trop pour un cœur corrodé à la fois par l’amour du ciel qui brûle, par la haine des hommes qui dévore.
Milady vit le trouble, elle sentit par intuition la flamme des passions opposées qui brûlaient le sang dans les veines du jeune fanatique; et, pareille, à un général habile qui, voyant l’ennemi prêt à reculer, marche sur lui en poussant un cri de victoire, elle se leva, belle comme une prêtresse antique, inspirée comme une vierge chrétienne, et, le bras étendu, le col découvert, les cheveux épars, retenant d’une main sa robe pudiquement ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de ce feu qui avait déjà porté le désordre dans les sens du jeune puritain, elle marcha vers lui, s’écriant sur un air véhément, de sa voix si douce, à laquelle, dans l’occasion, elle donnait un accent terrible:
Felton s’arrêta sous cette étrange apostrophe, et comme pétrifié.
—Qui êtes-vous, qui êtes-vous? s’écria-t-il en joignant les mains; êtes-vous une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministre des enfers, êtes-vous ange ou démon, vous appelez-vous Éloa ou Astarté?
—Ne m’as-tu pas reconnue, Felton? Je ne suis ni un ange, ni un démon, je suis une fille de la terre, je suis une sœur de ta croyance, voilà tout.
—Oui! oui! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.
—Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de Bélial qu’on appelle lord Winter! Tu crois, et cependant tu me laisses aux mains de mes ennemis, de l’ennemi de l’Angleterre, de l’ennemi de Dieu? Tu crois, et cependant tu me livres à celui qui remplit et souille le monde de ses hérésies et de ses débauches, à cet infâme Sardanapale que les aveugles nomment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l’Antéchrist.
—Moi, vous livrer à Buckingham! moi! que dites-vous là?
—Ils ont des yeux, s’écria milady et ils ne verront pas; ils ont des oreilles, et ils n’entendront point.
—Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute; oui, je reconnais la voix qui me parle dans mes rêves; oui, je reconnais les traits de l’ange qui m’apparaît chaque nuit, criant à mon âme qui ne peut dormir: «Frappe, sauve l’Angleterre, sauve-toi, car tu mourras sans avoir désarmé Dieu!» Parlez, parlez! s’écria Felton, je puis vous comprendre à présent.
Un éclair de joie terrible, mais rapide comme la pensée, jaillit aux yeux de milady.
Si fugitive qu’eût été cette lueur homicide, Felton la vit et tressaillit comme si cette lueur eût éclairé les abîmes du cœur de cette femme.
Felton se rappela tout à coup les avertissements de lord Winter, les séductions de milady, ses premières tentatives lors de son arrivée; il recula d’un pas et baissa la tête, mais sans cesser de la regarder: comme si, fasciné par cette étrange créature, ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux.
Milady n’était point femme à se méprendre au sens de cette hésitation. Sous ses émotions apparentes, son sang-froid glacé ne l’abandonnait point. Avant que Felton lui eût répondu et qu’elle fût forcée de reprendre cette conversation si difficile à soutenir sur le même accent d’exaltation, elle laissa retomber ses mains, et comme si la faiblesse de la femme reprenait le dessus sur l’enthousiasme de l’inspirée:
—Mais, non, dit-elle, ce n’est pas à moi d’être la Judith qui délivrera Béthulie de cet Holopherne. Le glaive de l’Éternel est trop lourd pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le déshonneur par la mort, laissez-moi me réfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la liberté, comme ferait une coupable, ni la vengeance, comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir, voilà tout. Je vous supplie, je vous implore à genoux: laissez-moi mourir, et mon dernier soupir sera une bénédiction pour mon sauveur.
A cette voix douce et suppliante, à ce regard timide et abattu, Felton se rapprocha. Peu à peu l’enchanteresse avait revêtu cette parure magique qu’elle reprenait et quittait à volonté, c’est-à-dire la beauté, la douceur, les larmes et surtout l’irrésistible attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des voluptés.
—Hélas! dit Felton, je ne puis qu’une chose, vous plaindre si vous me prouvez que vous êtes une victime! Mais lord Winter a de cruels griefs contre vous. Vous êtes chrétienne, vous êtes ma sœur en religion; je me sens entraîné vers vous, moi qui n’ai jamais aimé que mon bienfaiteur, moi qui n’ai trouvé dans la vie que des traîtres et des impies. Mais vous, madame, vous si belle en réalité, vous si pure en apparence, pour que lord Winter vous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquités!
—Ils ont des yeux, répéta milady avec un accent d’indicible douleur, et ils ne verront pas; ils ont des oreilles, et ils n’entendront point.
—Mais, alors, s’écria le jeune officier, parlez, parlez donc!
—Vous confier ma honte! s’écria milady avec le rouge de la pudeur au visage, car souvent le crime de l’un est la honte de l’autre; vous confier ma honte, à vous homme, moi femme! Oh! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh! jamais, jamais je ne pourrai!
—A moi, à un frère! s’écria Felton.
Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n’était que de l’observation et surtout la volonté de fasciner.
Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.
—Eh bien, dit milady! je me fie à mon frère, j’oserai!
En ce moment, on entendit le pas de lord Winter; mais, cette fois, le terrible beau-frère de milady ne se contenta point, comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de s’éloigner, il s’arrêta, échangea deux mots avec la sentinelle, puis la porte s’ouvrit, et il parut.
Pendant ces deux mots échangés, Felton s’était reculé vivement, et lorsque lord Winter entra, il était à quelques pas de la prisonnière.
Le baron entra lentement, et portant son regard scrutateur de la prisonnière au jeune officier:
—Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous êtes ici; cette femme vous a-t-elle raconté ses crimes? alors je comprends la durée de l’entretien.
Felton tressaillit, et milady sentit qu’elle était perdue si elle ne venait au secours du puritain décontenancé.
—Ah! vous craignez que votre prisonnière ne vous échappe! dit-elle, eh bien, demandez à votre digne geôlier quelle grâce, à l’instant même, je sollicitais de lui.
—Vous demandiez une grâce, dit le baron soupçonneux.
—Oui, milord, reprit le jeune homme confus.
—Et quelle grâce, voyons? demanda lord Winter.
—Un couteau qu’elle me rendra par le guichet, une minute après l’avoir reçu, répondit Felton.
—Il y a donc quelqu’un de caché ici que cette gracieuse personne veuille égorger? reprit lord Winter de sa voix railleuse et méprisante.
—Il y a moi, répondit milady.
—Je vous ai donné le choix entre l’Amérique et Tyburn, reprit lord Winter, choisissez Tyburn, milady: la corde est, croyez-moi, encore plus sûre que le couteau.
Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant qu’au moment où il était entré, milady tenait une corde.
—Vous avez raison, dit celle-ci, et j’y avais déjà pensé; puis elle ajouta d’une voix sourde: J’y penserai encore.
Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os; probablement lord Winter aperçut ce mouvement.
—Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposé sur toi, prends garde! Je t’ai prévenu! D’ailleurs, aie bon courage, mon enfant, dans trois jours nous serons délivrés de cette créature, et, où je l’envoie, elle ne nuira plus à personne.
—Vous l’entendez! s’écria milady avec éclat, de façon que le baron crût qu’elle s’adressait au ciel et que Felton comprît que c’était à lui.
Felton baissa la tête et rêva.
Le baron prit l’officier par le bras en tournant la tête sur son épaule, afin de ne pas perdre milady de vue jusqu’à ce qu’il fût sorti.
—Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la porte se fut refermée, je ne suis pas encore si avancée que je le croyais. Winter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue; ce que c’est que le désir de la vengeance, et comme ce désir forme l’homme! Quant à Felton, il hésite. Ah! ce n’est pas un homme comme ce d’Artagnan maudit. Un puritain n’adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras.
Cependant milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que la journée ne se passerait pas sans qu’elle revît Felton. Enfin, une heure après la scène que nous venons de raconter, elle entendit que l’on parlait bas à la porte, puis bientôt la porte s’ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s’avança rapidement dans la chambre en laissant la porte ouverte derrière lui et en faisant signe à milady de se taire; il avait le visage bouleversé.
—Que me voulez-vous? dit-elle.
—Écoutez, répondit Felton à voix basse, si je viens d’éloigner la sentinelle c’est pour pouvoir rester ici sans qu’on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu’on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable.
Milady prit son sourire de victime résignée, et secoua la tête.
—Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur, mon père, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l’aime depuis deux ans, lui; je puis donc hésiter entre vous deux: ne vous effrayez pas de ce que je vous dis, j’ai besoin d’être convaincu. Cette nuit, après minuit, je viendrai vous voir, et vous me convaincrez.
—Non, Felton, non, mon frère, dit-elle, le sacrifice est trop grand et je sens qu’il vous coûte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus éloquente que ma vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonnière.
—Taisez-vous, madame, s’écria Felton, et ne me parlez pas ainsi; je suis venu pour que vous me promettiez sur l’honneur, pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacré que vous n’attenterez pas à votre vie.
—Je ne veux pas promettre, dit milady, car personne plus que moi n’a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.
—Eh bien! dit Felton, engagez-vous seulement jusqu’au moment où vous m’aurez revu. Si, lorsque vous m’aurez revu, vous persistez encore, eh bien! alors, vous serez libre, et, moi-même, je vous donnerai l’arme que vous m’avez demandée.
—Eh bien! dit milady, pour vous j’attendrai.
—Jurez-le.
—Je le jure par notre Dieu. Êtes-vous content?
—Bien, dit Felton, à cette nuit!
Et il s’élança hors de l’appartement, referma la porte, et attendit en dehors, la demi-pique du soldat à la main et comme s’il eût monté la garde à sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, à travers le guichet dont elle s’était rapprochée, milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur délirante et s’en aller par le corridor avec un transport de joie.
Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire de sauvage mépris sur ses lèvres, et elle répéta en blasphémant ce nom terrible de Dieu, par lequel elle avait juré sans jamais avoir appris à le connaître.
—Mon Dieu! dit-elle, fanatique insensé! mon Dieu! c’est moi, moi et celui qui m’aidera à me venger.
XXVI
CINQUIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ
Cependant milady en était arrivée à un demi-triomphe, et le succès obtenu doublait ses forces.
Il n’était pas difficile de vaincre, ainsi qu’elle l’avait fait jusque-là, des hommes prompts à se laisser séduire, et que l’éducation galante de la cour entraînait vite dans le piège; milady était assez belle pour ne pas trouver de résistance de la part de la chair, et elle était assez adroite pour l’emporter sur tous les obstacles de l’esprit.
Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une nature sauvage, concentrée, insensible à force d’austérité; la religion et la pénitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux séductions ordinaires. Il roulait dans cette tête exaltée des plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu’il n’y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de matière, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la corruption. Milady avait donc fait brèche, avec sa fausse vertu, dans l’opinion d’un homme prévenu horriblement contre elle, et par sa beauté, dans le cœur et les sens d’un homme chaste et pur. Enfin, elle s’était donné la mesure de ses moyens, inconnus d’elle-même jusqu’alors, par cette expérience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre à son étude.
Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle avait désespéré du sort et d’elle-même; elle n’invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait foi dans le génie du mal, cette immense souveraineté qui règne dans tous les détails de la vie humaine, et à laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu.
Milady, bien préparée à recevoir Felton, put dresser ses batteries pour le lendemain. Elle savait qu’il ne lui restait plus que deux jours, qu’une fois l’ordre signé par Buckingham (et Buckingham le signerait d’autant plus facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu’il ne pourrait reconnaître la femme dont il était question), une fois cet ordre signé, disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les femmes condamnées à la déportation usent d’armes bien moins puissantes dans leurs séductions que les prétendues femmes vertueuses dont le soleil du monde éclaire la beauté, dont la voix de la mode vante l’espèce, et qu’un reflet d’aristocratie dore de ses lueurs enchantées. Être une femme condamnée à une peine misérable et infamante n’est pas un empêchement à être belle, mais c’est un obstacle à jamais redevenir puissante. Comme tous les gens d’un mérite réel, milady connaissait le milieu qui convenait à sa nature, à ses moyens. La pauvreté lui répugnait, l’abjection la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n’était reine que parmi les reines; il fallait à sa domination le plaisir de l’orgueil satisfait. Commander aux êtres inférieurs était plutôt une humiliation qu’un plaisir pour elle.
Certes, elle fût revenue de son exil, elle n’en doutait pas un seul instant; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer? Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de milady les jours qu’on n’occupe pas à monter sont des jours néfastes; qu’on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu’on emploie à descendre! Perdre un an, deux ans, trois ans, c’est-à-dire une éternité; revenir quand d’Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et ses amis, reçu de la reine la récompense qui leur était bien acquise pour les services qu’ils lui avaient rendus; c’était là de ces idées dévorantes qu’une femme comme milady ne pouvait supporter. Au reste, l’orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater les murs de sa prison, si son corps eût pu prendre un seul instant les proportions de son esprit.
Puis ce qui l’aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c’était le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le cardinal défiant, inquiet, soupçonneux; le cardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le présent, mais encore le principal instrument de sa fortune et de sa vengeance à venir? Elle le connaissait, elle savait qu’à son retour, après un voyage inutile, elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances subies, le cardinal répondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant à la fois par la force et le génie: «Il ne fallait pas vous laisser prendre!»
Alors milady réunissait toute son énergie, murmurant au fond de sa pensée le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pénétrât jusqu’à elle au fond de l’enfer où elle était tombée; et comme un serpent qui roule et déroule ses anneaux pour se rendre compte à lui-même de sa force, elle enveloppait d’avance Felton dans les mille replis de son inventive imagination.
Cependant le temps s’écoulait, les heures les unes après les autres semblaient réveiller la cloche en passant, et chaque coup du battant d’airain retentissait sur le cœur de la prisonnière. A neuf heures, lord Winter fit la visite accoutumée, regarda la fenêtre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la cheminée et les portes, sans que, pendant cette longue et minutieuse visite, ni lui ni milady prononçassent une seule parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la situation était devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colère sans effet.
—Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez pas encore cette nuit!
A dix heures, Felton vint placer une sentinelle; milady reconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une maîtresse devine celui de l’amant de son cœur, et cependant milady détestait et méprisait à la fois ce faible fanatique.
Ce n’était point l’heure convenue. Felton n’entra point.
Deux heures après, et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevée.
Cette fois c’était l’heure: aussi, à partir de ce moment, milady attendit-elle avec impatience.
La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint. Milady prêta l’oreille.
—Écoute, dit le jeune homme à la sentinelle, sous aucun prétexte ne t’éloigne de cette porte, car tu sais que la nuit dernière un soldat a été puni par milord pour avoir quitté son poste un instant, et cependant c’est moi qui, pendant sa courte absence, avais veillé à sa place.
—Oui, je le sais, dit le soldat.
—Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il, je vais entrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui a, j’en ai peur, de sinistres projets sur elle-même, et que j’ai reçu l’ordre de surveiller.
—Bon, murmura milady, voilà l’austère puritain qui ment!
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
—Peste! mon lieutenant, dit-il, vous n’êtes pas malheureux d’être chargé de commissions pareilles, surtout si milord vous a autorisé à regarder jusque dans son lit.
Felton rougit; dans toute autre circonstance il eût réprimandé le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie; mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche osât parler.
—Si j’appelle, dit-il, viens; de même que si l’on vient, appelle-moi.
—Oui, mon lieutenant, dit le soldat.
Felton entra chez milady. Milady se leva.
—Vous voilà? dit-elle.
—Je vous avais promis de venir, dit Felton, et, je suis venu.
—Vous m’avez promis autre chose encore.
—Quoi donc? mon Dieu! dit le jeune homme qui, malgré son empire sur lui-même, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front.
—Vous avez promis de m’apporter un couteau, et de me le laisser après notre entretien.
—Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n’y a pas de situation, si terrible qu’elle soit, qui autorise une créature de Dieu à se donner la mort. J’ai réfléchi que jamais je ne pourrais me rendre coupable d’un pareil péché.
—Ah! vous avez réfléchi! dit la prisonnière en s’asseyant sur son fauteuil avec un sourire de dédain; et moi aussi, j’ai réfléchi!
—A quoi?
—Que je n’avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas sa parole.
—O mon Dieu! murmura Felton.
—Vous pouvez vous retirer, dit milady, je ne parlerai pas.
—Voilà le couteau! dit Felton tirant de sa poche l’arme que, selon sa promesse, il avait apportée, mais qu’il hésitait à remettre à sa prisonnière.
—Voyons-le, dit milady.
—Pour quoi faire?
—Sur l’honneur, je vous le rends à l’instant même; vous le poserez sur cette table, et vous resterez entre lui et moi.
Felton tendit l’arme à milady, qui en examina attentivement la trempe, et qui essaya la pointe sur le bout de son doigt.
—Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est en bel et bon acier; vous êtes un fidèle ami, Felton.
Felton reprit l’arme et la posa sur la table comme il venait d’être convenu avec sa prisonnière.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
—Maintenant, dit-elle, écoutez-moi.
La recommandation était inutile: le jeune officier se tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.
—Felton, dit milady avec une solennité pleine de mélancolie, Felton, si votre sœur, la fille de votre père vous disait: Jeune encore, assez belle par malheur, on m’a fait tomber dans un piège, j’ai résisté; on a multiplié autour de moi les embûches, les violences, j’ai résisté; on a blasphémé la religion que je sers, le Dieu que j’adore, parce que j’appelais à mon secours ce Dieu et cette religion, j’ai résisté; alors on m’a prodigué les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon âme, on a voulu à tout jamais souiller mon corps; enfin...
Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.
—Enfin, dit Felton, enfin, qu’a-t-on fait?
—Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette résistance qu’on ne pouvait vaincre: un soir, on mêla à mon eau un narcotique puissant; à peine eus-je achevé mon repas, que je me sentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et j’essayai de lutter contre le sommeil; je me levai, je voulus courir à la fenêtre, appeler au secours, mais mes jambes refusèrent de me porter; il me semblait que le plafond s’abaissait sur ma tête et m’écrasait de son poids; je tendis les bras, j’essayai de parler, je ne pus que pousser des sons inarticulés; un engourdissement irrésistible s’emparait de moi, je me retins à un fauteuil, sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet appui fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur un genou, puis sur les deux; je voulus prier, ma langue était glacée; Dieu ne me vit ni ne m’entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie à un sommeil qui ressemblait à la mort. De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s’écoula pendant sa durée, je n’eus aucun souvenir; la seule chose que je me rappelle, c’est que je me réveillai couchée dans une chambre ronde, dont l’ameublement était somptueux, et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée: on eût dit une magnifique prison.
»Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où je me trouvais et de tous les détails que je rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher; j’avais des perceptions vagues d’un espace parcouru, du roulement d’une voiture, d’un rêve horrible dans lequel mes forces se seraient épuisées; mais tout cela était si sombre et si indistinct dans ma pensée, que ces événements semblaient appartenir à une autre vie que la mienne et cependant mêlée à la mienne par une fantastique dualité.
»Quelque temps, l’état dans lequel je me trouvais me sembla si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je me levai chancelante, mes habits étaient près de moi, sur une chaise: je ne me rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée. Alors peu à peu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques terreurs: je n’étais plus dans la maison que j’habitais; autant que j’en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà aux deux tiers écoulé! c’était la veille au soir que je m’étais endormie; mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre heures. Que s’était-il passé pendant ce long sommeil?
»Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut possible. Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l’influence du narcotique n’était point encore entièrement dissipée. Au reste, cette chambre était meublée pour recevoir une femme; et la coquette la plus achevée n’eût pas eu un souhait à former qu’elle n’eût vu, en promenant son regard autour de l’appartement, son souhait accompli.
»Certes, je n’étais pas la première captive qui s’était vue enfermée dans cette splendide prison; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison était belle, plus je m’épouvantais.
»Oui, c’était une prison, car j’essayai vainement d’en sortir. Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout les murs rendirent un son plein et mat.
»Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une issue quelconque; il n’y en avait pas: je tombai écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.
»Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes terreurs augmentaient: je ne savais si je devais rester où j’étais assise; il me semblait que j’étais entourée de dangers inconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque pas. Quoique je n’eusse rien mangé depuis la veille, mes craintes m’empêchaient de ressentir la faim.
»Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le temps, ne venait jusqu’à moi; je présumai seulement qu’il pouvait être sept ou huit heures du soir; car nous étions au mois d’octobre, et il faisait nuit entière.
»Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur ses gonds me fit tressaillir; un globe de feu apparut au-dessus de l’ouverture vitrée du plafond, jetant une vive lumière dans ma chambre, et je m’aperçus avec terreur qu’un homme était debout à quelques pas de moi.
»Une table à deux couverts, supportant un souper tout préparé, s’était dressée comme par magie au milieu de l’appartement.
»Cet homme était celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait juré mon déshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit comprendre qu’il l’avait accompli la nuit précédente.
—L’infâme! murmura Felton.
—Oh! oui, l’infâme! s’écria milady, voyant l’intérêt que le jeune officier, dont l’âme semblait suspendue à ses lèvres, prenait à cet étrange récit; oh! oui, l’infâme! il avait cru qu’il lui suffisait d’avoir triomphé de moi dans mon sommeil, pour que tout fût dit; il venait, espérant que j’accepterais ma honte, puisque ma honte était consommée; il venait m’offrir sa fortune en échange de mon amour.
»Tout ce que le cœur d’une femme peut contenir de superbe mépris et de paroles dédaigneuses, je le versai sur cet homme; sans doute, il était habitué à de pareils reproches; car il m’écouta calme, souriant, et les bras croisés sur sa poitrine; puis, lorsqu’il crut que j’avais tout dit, il s’avança vers moi; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l’appuyai sur ma poitrine.
»—Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon déshonneur, vous aurez encore ma mort à vous reprocher.
»Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma personne, cette vérité de geste, de pose et d’accent, qui porte la conviction dans les âmes les plus perverses; car il s’arrêta.
»—Votre mort! me dit-il; oh! non, vous êtes une trop charmante maîtresse pour que je consente à vous perdre ainsi, après avoir eu le bonheur de vous posséder une fois seulement. Adieu, ma toute belle! j’attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de meilleures dispositions.
»A ces mots, il donna un coup de sifflet; le globe de flamme qui éclairait ma chambre remonta et disparut; je me retrouvai dans l’obscurité. Le même bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme se reproduisit un instant après, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule.
»Ce moment fut affreux; si j’avais encore quelques doutes sur mon malheur, ces doutes s’étaient évanouis dans une désespérante réalité: j’étais au pouvoir d’un homme que non seulement je détestais, mais que je méprisais; d’un homme capable de tout, et qui m’avait déjà donné une preuve fatale de ce qu’il pouvait faire.
—Mais quel était donc cet homme? demanda Felton.
—Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit; car, à minuit à peu près, la lampe s’était éteinte, et je m’étais retrouvée dans l’obscurité. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon persécuteur; le jour vint: la table avait disparu; seulement, j’avais encore le couteau à la main.
»Ce couteau, c’était tout mon espoir.
»J’étais écrasée de fatigue; l’insomnie brûlait mes yeux; je n’avais pas osé dormir un seul instant: le jour me rassura; j’allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libérateur, que je cachai sous mon oreiller.
»Quand je me réveillai, une nouvelle table était servie.
»Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de mes angoisses, une faim dévorante se faisait sentir; il y avait quarante-huit heures que je n’avais pris aucune nourriture: je mangeai du pain et quelques fruits; puis, me rappelant le narcotique mêlé à l’eau que j’avais bue, je ne touchai point à celle qui était sur la table, et j’allai remplir mon verre à une fontaine de marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette. Cependant, malgré cette précaution, je n’en demeurai pas moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse; mais mes craintes, cette fois, n’étaient pas fondées: je passai la journée sans rien éprouver qui ressemblât à ce que je redoutais. J’avais eu la précaution de vider à demi la carafe, pour qu’on ne s’aperçût point de ma défiance. Le soir vint, et avec lui l’obscurité; cependant, si profonde qu’elle fût, mes yeux commençaient à s’y habituer; je vis, au milieu des ténèbres la table s’enfoncer dans le plancher; un quart d’heure après, elle reparut portant mon souper; un instant après, grâce à la même lampe, ma chambre s’éclaira de nouveau. J’étais résolue à ne manger que des objets auxquels il était impossible de mêler aucun somnifère: deux œufs et quelques fruits composèrent mon repas; puis, j’allai puiser un verre d’eau à ma fontaine protectrice, et je le bus. Aux premières gorgées, il me sembla qu’elle n’avait plus le même goût que le matin: un soupçon rapide me prit, je m’arrêtai; mais j’en avais déjà avalé un demi-verre. Je jetai le reste avec horreur, et j’attendis, la sueur de l’épouvante au front.
»Sans doute, quelque invisible témoin m’avait vue prendre de l’eau à cette fontaine, et avait profité de ma confiance même pour mieux assurer ma perte si froidement résolue, si cruellement poursuivie.
»Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que les mêmes symptômes se produisirent; seulement, comme cette fois je n’avais bu qu’un demi-verre d’eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m’endormir tout à fait, je tombai dans un état de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait autour de moi, tout en m’ôtant la force ou de me défendre ou de fuir. Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la seule défense qui me restât, mon couteau sauveur; mais, je ne pus arriver jusqu’au chevet: je tombai à genoux, les mains cramponnées à l’une des colonnes du pied; alors, je compris que j’étais perdue...
Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut partout son corps.
—Et ce qu’il y avait de plus affreux, continua milady, la voix altérée comme si elle eût encore éprouvé la même angoisse qu’en ce moment terrible, c’est que, cette fois, j’avais la conscience du danger qui me menaçait; c’est que mon âme, si je puis le dire, veillait dans mon corps endormi; c’est que je voyais, c’est que j’entendais: il est vrai que tout cela était comme dans un rêve; mais ce n’en était que plus effrayant. Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissait dans l’obscurité; puis j’entendis le bruit si bien connu de cette porte, quoique cette porte ne se fût ouverte que deux fois. Je sentis instinctivement qu’on s’approchait de moi: on dit que le malheureux perdu dans les déserts de l’Amérique sent ainsi l’approche du serpent. Je voulais faire un effort, je tentai de crier; par une incroyable énergie de volonté je me relevai même, mais pour retomber aussitôt, et retomber dans les bras de mon persécuteur.
—Dites-moi donc quel était cet homme? s’écria le jeune officier.
Milady vit d’un seul regard tout ce qu’elle causait de souffrance à Felton, en pesant sur chaque détail de son récit; mais elle ne voulait lui faire grâce d’aucune torture. Plus profondément elle lui briserait le cœur, plus sûrement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n’eût point entendu son exclamation, ou comme si elle eût pensé que le moment n’était pas encore venu d’y répondre.
—Seulement, cette fois, ce n’était plus à une espèce de cadavre inerte, sans aucun sentiment, que l’infâme avait affaire. Je vous l’ai dit: sans pouvoir parvenir à retrouver l’exercice complet de mes facultés, il me restait le sentiment de mon danger: je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j’opposai, tout affaiblie que j’étais, une longue résistance, car je l’entendis s’écrier: «Ces misérables puritaines! je savais bien qu’elles lassaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs amants.»
»Hélas! cette résistance désespérée ne pouvait durer longtemps, je sentis mes forces qui s’épuisaient; et cette fois ce ne fut pas de mon sommeil que le lâche profita, ce fut de mon évanouissement...
Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu’une espèce de rugissement sourd; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre, et sa main cachée sous son habit déchirait sa poitrine.
—Mon premier mouvement, en revenant à moi, fut de chercher sous mon oreiller ce couteau que je n’avais pu atteindre: s’il n’avait point servi à la défense, il pouvait au moins servir à l’expiation.
»Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée terrible me vint. J’ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout; je vous ai promis la vérité, je la dirai, dût-elle me perdre.
—L’idée vous vint de vous venger de cet homme, n’est-ce pas? s’écria Felton.
—Eh bien, oui! dit milady: cette idée n’était pas d’une chrétienne, je le sais; sans doute cet éternel ennemi de notre âme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait à mon esprit. Enfin, que vous dirais-je, Felton? continua milady du ton d’une femme qui s’accuse d’un crime, cette idée me vint et ne me quitta plus sans doute. C’est de cette pensée homicide que je porte aujourd’hui la punition.
—Continuez, continuez, dit Felton, j’ai hâte de vous voir arriver à la vengeance.
—Oh! je résolus qu’elle aurait lieu le plus tôt possible, je ne doutais pas qu’il ne revînt la nuit suivante. Dans le jour je n’avais rien à craindre.
»Aussi, quand vint l’heure du déjeuner, je n’hésitai pas à manger et à boire: j’étais résolue à faire semblant de souper, mais à ne rien prendre: je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeûne du soir.
»Seulement je cachai un verre d’eau soustraite à mon déjeuner, la soif ayant été ce qui m’avait le plus fait souffrir quand j’étais demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.
»La journée s’écoula sans avoir d’autre influence sur moi que de m’affermir dans la résolution prise: seulement j’eus soin que mon visage ne trahît en rien la pensée de mon cœur car je ne doutais pas que je ne fusse observée; plusieurs fois même je sentis un sourire sur mes lèvres, Felton, je n’ose pas vous dire à quelle idée je souriais, vous me prendriez en horreur...
—Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j’écoute et que j’ai hâte d’arriver.
—Le soir vint, les événements ordinaires s’accomplirent; pendant l’obscurité, comme d’habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s’alluma, et je me mis à table.
»Je mangeai quelques fruits seulement: je fis semblant de me verser de l’eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j’avais conservée dans mon verre; la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j’en avais, ne conçussent aucun soupçon.
»Après le souper, je donnai les mêmes marques d’engourdissement que la veille; mais cette fois, comme si je succombais à la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je me traînai vers mon lit, je laissai tomber ma robe et me couchai.
»Cette fois, j’avais retrouvé mon couteau sous l’oreiller, et tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignée.
»Deux heures s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nouveau: cette fois, ô mon Dieu! qui m’eût dit cela la veille! je commençais à craindre qu’il ne vînt pas! Enfin, je vis la lampe s’élever doucement et disparaître dans les profondeurs du plafond; ma chambre s’emplit de ténèbres et d’obscurité, mais je fis un effort pour percer du regard l’obscurité et les ténèbres. Dix minutes à peu près se passèrent. Je n’entendais d’autre bruit que celui du battement de mon cœur. J’implorai le ciel pour qu’il vînt. Enfin j’entendis la porte qui s’ouvrait et se refermait; j’entendis, malgré l’épaisseur du tapis, une ombre qui approchait de mon lit.
—Hâtez-vous, hâtez-vous! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brûle comme du plomb fondu!
—Alors, continua milady, je réunis toutes mes forces, je me rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la justice avait sonné; je me regardai comme une autre Judith; je me ramassai sur moi-même, mon couteau à la main, et quand je le vis près de moi, étendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du désespoir, je le frappai au milieu de la poitrine.
»Le misérable! il avait tout prévu: sa poitrine était couverte d’une cotte de mailles; le couteau s’émoussa.
»—Ah! ah! s’écria-t-il en me saisissant le bras et en m’arrachant l’arme qui m’avait si mal servie, vous en voulez à ma vie, ma belle puritaine! mais c’est plus que de la haine, cela, c’est de l’ingratitude! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant! j’avais cru que vous vous étiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force: vous ne m’aimez pas, j’en doutais avec ma fatuité ordinaire; maintenant j’en suis convaincu. Demain, vous serez libre.
»Je n’avais qu’un désir, c’était qu’il me tuât.
»—Prenez garde! lui dis-je, car ma liberté c’est votre déshonneur.
»—Expliquez-vous, ma belle sibylle.
»—Oui, car à peine sortie d’ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous avez usé envers moi, je dirai ma captivité. Je dénoncerai ce palais d’infamie; vous êtes bien haut placé, milord, mais tremblez! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu.
»Si maître qu’il parût de lui, mon persécuteur laissa échapper un mouvement de colère. Je ne pouvais voir l’expression de son visage, mais j’avais senti frémir son bras sur lequel était posée ma main.
»—Alors, vous ne sortirez pas d’ici! dit-il.
»—Bien, bien! m’écriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi celui de mon tombeau. Bien! je mourrai ici, et vous verrez si un fantôme qui accuse, n’est pas plus terrible encore qu’un vivant qui menace?
»—On ne vous laissera aucune arme.
»—Il y en a une que le désespoir a mise à la portée de toute créature qui a le courage de s’en servir. Je me laisserai mourir de faim.
»—Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu’une pareille guerre? Je vous rends la liberté à l’instant même, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrèce de l’Angleterre.
»—Et moi je dis que vous êtes le Sextus, moi je vous dénonce aux hommes comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu; et s’il faut que, comme Lucrèce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai.
»—Ah! ah! dit mon ennemi d’un ton railleur, alors c’est autre chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rien ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera votre faute.
»A ces mots, il se retira, et je restai abîmée, moins encore, je l’avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne m’être pas vengée.
»Il me tint parole. Toute la journée, toute la nuit du lendemain s’écoulèrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus; j’étais, comme je le lui avais dit, résolue à me laisser mourir de faim.
»Je passai le jour et la nuit en prière, car j’espérais que Dieu me pardonnerait mon suicide.
»La seconde nuit, la porte s’ouvrit; j’étais couchée à terre sur le parquet, les forces commençaient à m’abandonner. Au bruit je me relevai sur une main.
»—Eh bien! me dit une voix qui vibrait d’une façon trop terrible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas; eh bien! sommes-nous un peu adoucie, et payerons-nous notre liberté d’une seule promesse de silence? Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n’aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu’aux puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage.
»—Sur la croix! m’écriai-je en me relevant, car à cette voix abhorrée j’avais retrouvé toutes mes forces; sur la croix! je jure que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche; sur la croix! je jure de vous dénoncer partout comme un meurtrier, comme un larron d’honneur, comme un lâche; sur la croix! je jure, si jamais je parviens à sortir d’ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier.
»—Prenez garde! dit la voix avec un accent de menace que je n’avais pas encore entendu, j’ai un moyen suprême, que je n’emploierai qu’à la dernière extrémité, de vous fermer la bouche ou du moins d’empêcher qu’on croie un seul mot de ce que vous direz.
»Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un éclat de rire.
»Il vit que c’était entre nous désormais une guerre éternelle, une guerre à mort.
»—Écoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la journée de demain; réfléchissez: promettez de vous taire, la richesse, la considération, les honneurs même vous entoureront; menacez de parler, et je vous condamne à l’infamie.
»—Vous! m’écriai-je, vous!
»—A l’infamie éternelle, ineffaçable!
»—Vous! répétai-je.—Oh! je vous le dis, Felton, je le croyais insensé!
»—Oui, moi! reprit-il.
»—Ah! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu’à vos yeux je me brise la tête contre la muraille!
»—C’est bien, reprit-il, vous le voulez, à demain soir!
»—A demain soir! répondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de rage...
Felton s’appuyait sur un meuble, et milady voyait avec une joie de démon que la force lui manquerait peut-être avant la fin du récit.
XXVII
UN MOYEN DE TRAGÉDIE CLASSIQUE
Après un moment de silence employé par milady à observer le jeune homme qui l’écoutait, milady continua son récit:
—Il y avait près de trois jours que je n’avais ni bu ni mangé, je souffrais des tortures atroces: parfois il me passait comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux: c’était le délire.
»Le soir vint, j’étais si faible, qu’à chaque instant je m’évanouissais, et à chaque fois que je m’évanouissais je remerciais Dieu, car je croyais que j’allais mourir. Au milieu de l’un de ces évanouissements, j’entendis la porte s’ouvrir; la terreur me rappela à moi. Il entra chez moi suivi d’un homme masqué, il était masqué lui-même; mais je reconnus son pas, je reconnus sa voix, je reconnus cet air imposant que l’enfer a donné à sa personne pour le malheur de l’humanité.
»—Eh bien! me dit-il, êtes-vous décidée à me faire le serment que je vous ai demandé?
»—Vous l’avez dit, les puritains n’ont qu’une parole: la mienne, vous l’avez entendue, c’est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu!
»—Ainsi, vous persistez?
»—Je le jure devant ce Dieu qui m’entend: je prendrai le monde entier à témoin de votre crime, et cela jusqu’à ce que j’aie trouvé un vengeur.
»—Vous êtes une prostituée, dit-il d’une voix tonnante, et vous subirez le supplice des prostituées! Flétrie aux yeux du monde que vous invoquerez, tâchez de prouver à ce monde que vous n’êtes ni coupable ni folle!
»Puis s’adressant à l’homme qui l’accompagnait:
»—Bourreau, dit-il, fais ton devoir!
—Oh! son nom, son nom! s’écria Felton; son nom, dites-le-moi!
—Alors, malgré mes cris, malgré ma résistance, car je commençais à comprendre qu’il s’agissait pour moi de quelque chose de pire que la mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de ses étreintes, et, suffoquée par les sanglots, presque sans connaissance, invoquant Dieu, qui ne m’écoutait pas, je poussai tout à coup un effroyable cri de douleur et de honte; un feu brûlant, un fer rouge, le fer du bourreau, s’était imprimé sur mon épaule.
Felton poussa un rugissement.
—Tenez, dit milady en se levant alors avec une majesté de reine, tenez, Felton, voyez comment on a inventé un nouveau martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la brutalité d’un scélérat. Apprenez à connaître le cœur des hommes, et désormais faites-vous moins facilement l’instrument de leurs injustes vengeances.
Milady d’un geste rapide ouvrit sa robe, déchira la batiste qui couvrait son sein, et, rouge d’une fausse colère et d’une honte jouée, montra au jeune homme l’empreinte ineffaçable qui déshonorait cette épaule si belle.
—Mais, s’écria Felton. c’est une fleur de lis que je vois là!
—Et voilà justement où est l’infamie, répondit milady. La flétrissure d’Angleterre!... il fallait prouver quel tribunal me l’avait imposée, et alors j’aurais fait un appel public à tous les tribunaux du royaume; mais la flétrissure de France... oh! par elle, par elle, j’étais bien réellement flétrie.
C’en était trop pour Felton.
Pâle et immobile, écrasé par cette révélation effroyable, ébloui par la beauté surhumaine de cette femme qui se dévoilait à lui avec une impudeur qu’il trouva sublime, il finit par tomber à genoux devant elle comme faisaient les premiers chrétiens devant ces pures et saintes martyres que la persécution des empereurs livrait dans le cirque à la sanguinaire lubricité des populaces. La flétrissure disparut, la beauté seule resta.
—Pardon, pardon! s’écria Felton, oh! pardon! Milady lut dans ses yeux: Amour, amour!
—Pardon de quoi? demanda-t-elle.
—Pardon de m’être joint à vos persécuteurs. Milady lui tendit la main.
—Si belle, si jeune! s’écria Felton en couvrant cette main de baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d’un esclave font un roi.
Felton était puritain: il quitta la main de cette femme pour baiser ses pieds.
Il faisait plus que de l’aimer, il l’adorait.
Quand cette crise fut passée, quand milady parut avoir repris son sang-froid, qu’elle n’avait pas perdu un seul instant; lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté ces trésors d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les lui faire désirer plus ardemment:
—Ah maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une chose à vous demander, c’est le nom de votre véritable bourreau, car pour moi il n’y en a qu’un; l’autre était l’instrument, voilà tout.
—Eh quoi, frère! s’écria milady, faut-il encore que je te le nomme, et tu ne l’as pas deviné?
—Quoi! reprit Felton, lui!... encore lui!... toujours lui!... Quoi! le vrai coupable...
—Le vrai coupable, dit milady, c’est le ravageur de l’Angleterre et le persécuteur des vrais croyants, le lâche ravisseur de l’honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son cœur corrompu va faire verser tant de sang à l’Angleterre, qui protège les protestants aujourd’hui et qui les trahira demain...
—Buckingham! c’est donc Buckingham! s’écria Felton exaspéré.
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n’eût pu supporter la honte que lui rappelait ce nom.
—Buckingham, le bourreau de cette angélique créature! s’écria Felton. Et tu ne l’as pas foudroyé, mon Dieu! et tu l’as laissé noble, honoré, puissant pour notre perte à tous!
—Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même, dit milady.
—Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé aux maudits! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justice céleste!
—Les hommes le craignent et l’épargnent.
—Oh! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l’épargnerai pas!...
Milady sentit son âme baignée d’une joie infernale.
—Mais comment lord Winter, mon protecteur, mon père, demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela?
—Écoutez, Felton, reprit milady, car à côté des hommes lâches et méprisables, il est encore des natures grandes et généreuses. J’avais un fiancé, un homme que j’aimais et qui m’aimait; un cœur comme le vôtre, Felton, un homme comme vous. Je vins à lui et je lui racontai tout; il me connaissait, celui-là, et ne douta point un instant. C’était un grand seigneur, c’était un homme en tout point l’égal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son épée, s’enveloppa de son manteau et se rendit à Buckingham-Palace.
—Oui, oui, dit Felton, je comprends; quoique avec de pareils hommes ce ne soit pas l’épée qu’il faille employer, mais le poignard.
—Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme ambassadeur en Espagne, où il allait demander la main de l’infante pour le roi Charles Ier, qui n’était alors que prince de Galles. Mon fiancé revint.
«—Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par conséquent, il échappe à ma vengeance; mais en attendant soyons unis, comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-en à lord Winter pour soutenir son honneur et celui de sa femme.
—Lord Winter! s’écria Felton.
—Oui, dit milady, lord Winter, et maintenant vous devez tout comprendre, n’est-ce pas? Buckingham resta près d’un an absent. Huit jours avant son arrivée, lord Winter mourut subitement, me laissant sa seule héritière. D’où venait le coup? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n’accuse personne...
—Oh! quel abîme, quel abîme! s’écria Felton.
—Lord Winter était mort sans rien dire à son frère. Le secret terrible devait être caché à tous, jusqu’à ce qu’il éclatât comme la foudre sur la tête du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d’un homme trompé dans ses espérances d’héritage aucun appui. Je passai en France, résolue à y demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre; les communications fermées par la guerre, tout me manqua: force fut alors d’y revenir; il y a six jours j’abordai à Portsmouth.
—Eh bien? dit Felton.
—Eh bien! Buckingham apprit sans doute mon retour, il parla de moi à lord Winter, déjà prévenu contre moi, et lui dit que sa belle-sœur était une prostituée, une femme flétrie. La voix pure et noble de mon mari n’était plus là pour me défendre. Lord Winter crut tout ce qu’on lui dit, avec d’autant plus de facilité qu’il avait intérêt à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste; après-demain il me bannit, il me déporte; après-demain il me relègue parmi les infâmes. Oh! la trame est bien ourdie, allez! le complot est habile et mon honneur n’y survivra pas. Vous voyez bien qu’il faut que je meure, Felton; Felton, donnez-moi ce couteau!
Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées, milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du jeune officier, qui, ivre d’amour, de colère et de voluptés inconnues, la reçut avec transport, la serra contre son cœur, tout frissonnant à l’haleine de cette bouche si belle, tout éperdu du contact de ce sein si palpitant.
—Non, non, dit-il; non, tu vivras honorée et pure, tu vivras pour triompher de tes ennemis,
Milady le repoussa lentement de la main en l’attirant du regard; mais Felton, à son tour, s’empara d’elle, l’implorant comme une divinité.
—Oh! la mort, la mort! dit-elle en voilant sa voix et ses paupières, oh! la mort plutôt que la honte; Felton, mon frère, mon ami, je t’en conjure!
—Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu vivras vengée!
—Felton, je porte malheur à tout ce qui m’entoure! Felton, abandonne-moi! Felton, laisse-moi mourir!
—Eh bien! nous mourrons donc ensemble! s’écria-t-il en appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.
Plusieurs coups retentirent à la porte; cette fois, milady le repoussa réellement.
—Écoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient! c’en est fait, nous sommes perdus!
—Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me prévient seulement qu’une ronde arrive.
—Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même.
Felton obéit; cette femme était déjà toute sa pensée, toute son âme. Il se trouva en face d’un sergent commandant une patrouille de surveillance.
—Eh bien! qu’y a-t-il? demanda le jeune lieutenant.
—Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si j’entendais crier au secours, dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser la clé; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée en dedans, alors j’ai appelé le sergent.
—Et me voilà, dit le sergent.
Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix. Milady comprenant que c’était à elle de s’emparer de la situation, courut à la table et prit le couteau qu’y avait déposé Felton:
—Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de mourir?
—Grand Dieu! s’écria Felton en voyant le couteau luire à sa main.
En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans le corridor. Le baron, attiré par le bruit, en robe de chambre, son épée sous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.
—Ah! ah! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragédie; vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j’avais indiquées; mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas.
Milady comprit qu’elle était perdue si elle ne donnait pas à Felton une preuve immédiate et terrible de son courage,
—Vous vous trompez, milord, le sang coulera, et puisse ce sang retomber sur ceux qui le font couler!
Felton jeta un cri et se précipita vers elle; il était trop tard: milady s’était frappée.
Mais le couteau avait rencontré fort heureusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui, à cette époque, défendait comme une cuirasse la poitrine des femmes; il avait glissé en déchirant la robe, et avait pénétré de biais entre la chair et les côtes. La robe de milady n’en fut pas moins tachée de sang en une seconde. Milady était tombée à la renverse et semblait évanouie, Felton arracha le couteau.
—Voyez, milord, dit-il d’un air sombre, voici une femme qui était sous ma garde et qui s’est tuée!
—Soyez tranquille, Felton, dit lord Winter, elle n’est pas morte, les démons ne meurent pas si facilement; soyez tranquille et allez m’attendre chez moi.
—Mais, milord...
—Allez, je vous l’ordonne.
A cette injonction de son supérieur, Felton obéit; mais, en sortant, il mit le couteau dans sa poitrine.
Quant à lord Winter, il se contenta d’appeler la femme qui servait milady, et, lorsqu’elle fut venue, lui recommandant la prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule avec elle.
Cependant, la blessure pouvant être grave, il envoya, à l’instant même, un homme à cheval chercher un médecin.
XXVIII
ÉVASION
Comme l’avait pensé lord Winter, la blessure de milady n’était pas dangereuse; aussi, dès qu’elle se trouva seule avec la femme que le baron avait fait appeler et qui se hâtait de la déshabiller, rouvrit-elle les yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur; ce n’étaient pas choses difficiles pour une comédienne comme milady; la pauvre femme fut complètement dupe de la prisonnière, et malgré ses instances, s’obstina à veiller toute la nuit.
Mais la présence de cette femme n’empêchait pas milady de songer. Il n’y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton était à elle: un ange apparût-il au jeune homme pour accuser milady, il le prendrait certainement, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, pour un envoyé du démon. Milady souriait à cette pensée, car Felton, c’était désormais sa seule espérance, son seul moyen de salut.
Mais lord Winter pouvait l’avoir soupçonné, mais Felton maintenant pouvait être surveillé lui-même.
Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva. Depuis le temps où milady s’était frappée, la blessure s’était déjà refermée: le médecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur; il reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n’était point grave.
Le matin, milady, sous prétexte qu’elle n’avait pas dormi de la nuit et qu’elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait près d’elle.
Elle avait un espoir c’est que Felton arriverait à l’heure du déjeuner; mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s’étaient-elles réalisées? Felton, soupçonné par le baron, allait-il lui manquer au moment décisif? Elle n’avait plus qu’un jour: lord Winter lui avait annoncé son embarquement pour le 23, et l’on était arrivé au matin du 22. Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu’à l’heure du dîner.
Quoiqu’elle n’eût pas mangé le matin, le dîner fut apporté à l’heure habituelle; milady s’aperçut alors avec effroi que l’uniforme des soldats qui la gardaient était changé. Alors elle se hasarda à demander ce qu’était devenu Felton. On lui répondit que Felton était monté à cheval il y avait une heure, et était parti. Elle s’informa si le baron était toujours au château; le soldat répondit que oui, et qu’il avait ordre de le prévenir si la prisonnière désirait lui parler.
Milady répondit qu’elle était trop faible pour le moment, et que son seul désir était de demeurer seule.
Le soldat sortit, laissant le dîner servi.
Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés, on se défiait donc de Felton. C’était le dernier coup porté à la prisonnière.
Restée seule, elle se leva; ce lit où elle se tenait par prudence et pour qu’on la crût gravement blessée, la brûlait comme un brasier ardent. Elle jeta un coup d’œil sur la porte: le baron avait fait clouer une planche sur le guichet; il craignait sans doute que, grâce à cette ouverture, elle ne parvînt encore, par quelque moyen diabolique, à séduire les gardes.
Milady sourit de joie; elle pouvait donc se livrer à ses transports sans être observée: elle parcourait la chambre avec l’exaltation d’une folle furieuse ou d’une tigresse enfermée dans une cage de fer. Certes, si le couteau lui fût resté, elle eût songé, non plus à se tuer elle-même, mais, cette fois, à tuer le baron.
A six heures, lord Winter entra; il était armé jusqu’aux dents.
Cet homme, dans lequel, jusque-là, milady n’avait vu qu’un gentleman assez niais, était devenu un admirable geôlier: il semblait tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.
Un seul regard jeté sur milady lui apprit ce qui se passait dans son âme.
—Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd’hui; vous n’avez plus d’armes, et d’ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez commencé à pervertir mon pauvre Felton: il subissait déjà votre infernale influence, mais je veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes, demain vous partirez. J’avais fixé l’embarquement au 24, mais j’ai pensé que plus la chose serait rapprochée, plus elle serait sûre. Demain à midi j’aurai l’ordre de votre exil, signé Buckingham. Si vous dites un seul mot à qui que ce soit avant d’être sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle, il en a l’ordre; si, sur le navire, vous dites un mot à qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter à la mer, c’est convenu. Au revoir, voilà ce que pour aujourd’hui j’avais à vous dire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes adieux!
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait écouté toute cette menaçante tirade, le sourire du dédain sur les lèvres, mais la rage dans le cœur.
On servit le souper; milady sentit qu’elle avait besoin de forces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui s’approchait menaçante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des éclairs lointains annonçaient un orage.
L’orage éclata vers les dix heures du soir: milady sentait une consolation à voir la nature partager le désordre de son cœur; la foudre grondait dans l’air comme la colère dans sa pensée; il lui semblait que la rafale, en passant, échevelait son front comme les arbres dont elle courbait les branches et enlevait les feuilles; elle hurlait comme l’ouragan, et sa voix se perdait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait gémir et se désespérer. Tout à coup elle entendit frapper à une vitre, et, à la lueur d’un éclair, elle vit le visage d’un homme apparaître derrière ses barreaux.
Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit.
—Felton! s’écria-t-elle; je suis sauvée!
—Oui, dit Felton! mais, silence, silence! il me faut le temps de scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu’ils ne nous voient par le guichet.
—Oh! c’est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit milady, ils ont fermé le guichet avec une planche.
—C’est bien, Dieu les a rendus insensés! dit Felton.
—Mais que faut-il que je fasse? demanda milady.
—Rien, rien; refermez la fenêtre seulement. Couchez-vous, ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillée; quand j’aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre?
—Oh! oui!
—Votre blessure?
—Me fait souffrir, mais ne m’empêche pas de marcher.
—Tenez-vous donc prête au premier signal.
Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe et alla, comme le lui avait recommandé Felton, se blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de l’orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux, et, à la lueur de chaque éclair, elle apercevait l’ombre de Felton derrière les vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front, et le cœur serré par une épouvantable angoisse à chaque mouvement qu’elle entendait dans le corridor. Il y a des heures qui durent une année. Au bout d’une heure, Felton frappa de nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins formaient une ouverture à passer un homme.
—Êtes-vous prête? demanda Felton.
—Oui. Faut-il que j’emporte quelque chose?
—De l’or, si vous en avez.
—Oui, heureusement on m’a laissé ce que j’en avais.
—Tant mieux, car j’ai usé tout le mien pour fréter une barque.
—Prenez, dit milady en mettant aux mains de Felton un sac plein de louis.
Felton prit le sac et le jeta précipitamment au pied du mur.
—Maintenant, dit-il tout bas, voulez-vous venir?
—Me voici.
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la fenêtre: elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de l’abîme par une échelle de corde. Pour la première fois, un mouvement de terreur lui rappelait qu’elle était femme. Le vide l’épouvanta.
—Je m’en étais douté, dit Felton.
—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit milady, je descendrai les yeux fermés.
—Avez-vous confiance en moi? dit Felton.
—Vous le demandez!
—Rapprochez vos deux mains; croisez les: c’est bien.
Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le mouchoir, avec une corde.
—Que faites-vous? demanda milady avec surprise.
—Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
—Mais je vous ferai perdre l’équilibre, et nous nous briserons tous les deux.
—Soyez tranquille, je suis marin.
Il n’y avait pas une seconde à perdre; milady passa ses deux bras autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenêtre.
Felton se mit à descendre les échelons lentement et un à un. Malgré la pesanteur des deux corps, le souffle de l’ouragan les balançait dans l’air.
Tout à coup Felton s’arrêta, anxieux et prêtant l’oreille.
—Qu’y a-t-il? demanda milady.
—Silence, dit Felton, j’entends des pas.
—Nous sommes découverts!
Il se fit un silence de quelques instants.
—Non, dit Felton, ce n’est rien.
—Mais enfin quel est ce bruit?
—Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
—Où est le chemin de ronde?
—Juste au-dessous de nous.
—Elle va nous découvrir.
—Non, s’il ne fait pas d’éclairs.
—Elle heurtera le bas de l’échelle.
—Heureusement elle est trop courte de six pieds.
—Les voilà, mon Dieu!
—Silence!
Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle, à vingt pieds du sol; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous d’eux, riant et causant.
La patrouille poursuivit sa route; on entendit s’assourdir le bruit des pas qui s’éloignaient, et le murmure des voix qui allait s’affaiblissant.
—Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés.
Milady poussa un soupir et s’évanouit, Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l’échelle, et lorsqu’il ne sentit plus d’appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains; enfin, arrivé au dernier échelon, il se laissa pendre à la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d’or et le prit entre ses dents.
Puis il souleva milady dans ses bras, et s’éloigna vivement du côté opposé à celui qu’avait pris la patrouille. Bientôt il quitta le chemin de ronde, descendit à travers les rochers, et, arrivé au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.
Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes après, il vit apparaître une barque montée par quatre hommes.
La barque s’approcha aussi près qu’elle put du rivage, mais il n’y avait pas assez de fond pour qu’elle pût toucher le bord; Felton se mit à l’eau jusqu’à la ceinture, ne voulant confier à personne son précieux fardeau. Heureusement la tempête commençait à se calmer, et cependant la mer était encore violente; la petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille de noix.
—Au sloop, dit Felton, et nagez vivement!
Les quatre hommes se mirent à la rame; mais la mer était trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus.
Toutefois on s’éloignait du château; c’était le principal. La nuit était profondément ténébreuse, et il était déjà presque impossible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte raison n’eût-on pu distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balançait sur la mer. C’était le sloop.
Pendant que la barque s’avançait de son côté de toute la force de ses quatre rameurs, Felton déliait la corde, puis le mouchoir qui liait les mains de milady.
Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit de l’eau de la mer et la lui jeta au visage.
Milady respira plus largement et ouvrit les yeux.
—Où suis-je? dit-elle.
—Sauvée, répondit le jeune officier.
—Oh! sauvée! sauvée! s’écria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la mer! Cet air que je respire, c’est celui de la liberté. Ah! merci, Felton, merci!
Le jeune homme la pressa contre son cœur.
—Mais qu’ai-je donc aux mains? demanda milady; il me semble qu’on m’a brisé les poignets dans un étau?
En effet, milady souleva ses bras: elle avait les poignets meurtris.
—Hélas! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant doucement la tête.
—Oh! ce n’est rien, ce n’est rien! s’écria milady; maintenant je me rappelle!
Milady chercha des yeux autour d’elle.
—Il est là, dit Felton en poussant du pied le sac d’or.
On approchait du sloop. Le marin de quart héla la barque, la barque répondit.
—Quel est ce bâtiment? demanda milady.
—Celui que j’ai frété pour vous.
—Où va-t-il me conduire?
—Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez à Portsmouth.
—Qu’allez-vous faire à Portsmouth? demanda Milady.
—Accomplir les ordres de lord Winter, dit Felton avec un sombre sourire.
—Quels ordres? demanda milady.
—Vous ne comprenez donc pas? dit Felton.
—Non; expliquez-vous, je vous en prie.
—Comme il se défiait de moi, il a voulu vous garder lui-même, et m’a envoyé à sa place faire signer à Buckingham l’ordre de votre déportation.
—Mais s’il se défiait de vous, comment vous a-t-il confié cet ordre?
—Étais-je censé savoir ce que je portais?
—C’est juste. Et vous allez à Portsmouth?
—Je n’ai pas de temps à perdre: c’est demain le 23, et Buckingham part demain avec la flotte.
—Il part demain, pour où part-il?
—Pour La Rochelle.
—Il ne faut pas qu’il parte! s’écria milady, oubliant sa présence d’esprit accoutumée.
—Soyez tranquille, répondit Felton, il ne partira pas.
Milady tressaillit de joie; elle venait de lire au plus profond du cœur du jeune homme: la mort de Buckingham y était écrite en toutes lettres.
—Felton... dit-elle, vous êtes grand comme Judas Macchabée! Si vous mourez, je meurs avec vous: voilà tout ce que je puis vous dire.
—Silence! dit Felton, nous sommes arrivés.
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier à l’échelle et donna la main à milady, tandis que les matelots la soutenaient, car la mer était encore fort agitée.
Un instant après ils étaient sur le pont.
—Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai parlé, et qu’il faut conduire saine et sauve en France.
—Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
—Je vous en ai donné cinq cents.
—C’est juste, dit le capitaine.
—Et voilà les cinq cents autres, reprit milady en portant la main au sac d’or.
—Non, dit le capitaine, je n’ai qu’une parole, et je l’ai donnée à ce jeune homme; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues qu’en arrivant à Boulogne.
—Et nous y arriverons?
—Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m’appelle Jack Buttler.
—Eh bien! dit milady, si vous tenez votre parole, ce n’est pas cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
—Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse Dieu m’envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie!
—En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de... vous savez qu’il est convenu que vous nous conduirez là.
Le capitaine répondit en commandant la manœuvre nécessaire, et vers les sept heures du matin le petit bâtiment jetait l’ancre dans la baie désignée.
Pendant cette traversée, Felton avait tout raconté à milady: comment, au lieu d’aller à Londres, il avait frété le petit bâtiment, comment il était revenu, comment il avait escaladé la muraille en plaçant dans les interstices des pierres, à mesure qu’il montait, des crampons pour assurer ses pieds, et comment enfin, arrivé aux barreaux, il avait attaché l’échelle; milady savait le reste.
De son côté, milady essaya d’encourager Felton dans son projet; mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche elle vit bien que le jeune fanatique avait plutôt besoin d’être modéré que d’être affermi. Il fut donc convenu que milady attendrait Felton jusqu’à dix heures; si à dix heures il n’était pas de retour, elle partirait. Alors, en supposant qu’il fût libre, il la rejoindrait en France, au couvent des Carmélites de Béthune.
XXIX
CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628
Felton prit congé de milady comme un frère qui va faire une simple promenade prend congé de sa sœur, en lui baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son état de calme ordinaire: seulement une lueur inaccoutumée brillait dans ses yeux, pareille à un reflet de fièvre; son front était plus pâle encore que de coutume: ses dents étaient serrées, et sa parole avait un accent bref et saccadé qui indiquait que quelque chose de sombre s’agitait en lui.
Tant qu’il resta sur la barque qui le conduisait à terre, il demeura le visage tourné du côté de milady, qui, debout sur le pont, le suivait des yeux. Tous deux étaient assez rassurés sur la crainte d’être poursuivis: on n’entrait jamais dans la chambre de milady avant neuf heures; et il fallait trois heures pour venir du château à Londres.
Felton mit pied à terre, gravit la petite crête qui conduisait au haut de la falaise, salua milady une dernière fois, et prit sa course vers la ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne pouvait plus voir que le mât du sloop.
Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en face de lui, à un demi-mille à peu près, se dessiner dans la brume du matin les tours et les maisons.
Au delà de Portsmouth, la mer était couverte de vaisseaux dont on voyait, les mâts, pareils à une forêt de peupliers dépouillés par l’hiver, se balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que deux années de méditations antiques et un long séjour au milieu des puritains lui avaient fourni d’accusations vraies ou fausses contre le favori de Jacques VI et de Charles Ier.
Lorsqu’il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes éclatants, crimes européens, si on pouvait le dire, avec les crimes privés et inconnus dont l’avait chargé milady, Felton trouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait Buckingham était celui dont le public ne connaissait pas la vie. C’est que son amour si étrange, si nouveau, si ardent, lui faisait voir les accusations infâmes et imaginaires de lady Winter, comme on voit au travers d’un verre grossissant, à l’état de monstres effroyables, des atomes imperceptibles en réalité auprès d’une fourmi.
La rapidité de sa course allumait encore son sang; l’idée qu’il laissait derrière lui, exposée à une vengeance effroyable, la femme qu’il aimait ou plutôt qu’il adorait comme une sainte, l’émotion passée, la fatigue présente, tout exaltait encore son âme au-dessus des sentiments humains.
Il entrait à Portsmouth vers les huit heures du matin; toute la population était sur pied; le tambour battait dans les rues et sur le port: les troupes d’embarquement descendaient vers la mer.
Felton arriva au palais de l’Amirauté, couvert de poussière et ruisselant de sueur; son visage, ordinairement si pâle, était pourpre de chaleur et de colère. La sentinelle voulut le repousser; mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il était porteur:
—Message pressé de la part de lord Winter, dit-il.
Au nom de lord Winter, qu’on savait l’un des plus intimes de Sa Grâce, le chef du poste donna l’ordre de laisser passer Felton, qui, du reste, portait lui-même l’uniforme d’officier de marine.
Felton s’élança dans le palais.
Au moment où il entrait dans le vestibule, un homme entrait aussi, poudreux, hors d’haleine laissant à la porte un cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux genoux.
Felton et lui s’adressèrent en même temps à Patrick, le valet de chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de Winter, l’inconnu ne voulut nommer personne, et prétendit que c’était au duc seul qu’il pouvait se faire connaître. Tous deux insistaient pour passer l’un avant l’autre.
Patrick, qui savait que lord Winter était en affaires de service et en relations d’amitié avec le duc, donna la préférence à celui qui venait en son nom. L’autre fut forcé d’attendre, et il fut facile de voir combien il maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser à Felton une grande salle dans laquelle attendaient les députés de La Rochelle conduits par le prince de Soubise, et l’introduisit dans un cabinet où Buckingham, sortant du bain, achevait sa toilette, à laquelle, cette fois comme toujours, il accordait une attention extraordinaire.
—Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de lord Winter.
—De la part de lord Winter! répéta Buckingham, faites entrer.
Felton entra. En ce moment Buckingham jeta sur un canapé une riche robe de chambre brochée d’or, pour endosser un pourpoint de velours bleu tout brodé de perles.
—Pourquoi le baron n’est-il pas venu lui-même? demanda Buckingham, je l’attendais ce matin.
—Il m’a chargé de dire à Votre Grâce, répondit Felton, qu’il regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu’il en était empêché par la garde qu’il est obligé de faire au château.
—Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonnière.
—C’est justement de cette prisonnière que je voulais parler à Votre Grâce, reprit Felton.
—Eh bien! parlez.
—Ce que j’ai à vous en dire ne peut être entendu que de vous, milord.
—Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous à portée de la sonnette; je vous appellerai tout à l’heure.
Patrick sortit.
—Nous sommes seuls, monsieur, dit Buckingham, parlez.
—Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a écrit l’autre jour pour vous prier de signer un ordre d’embarquement relatif à une jeune femme nommée Charlotte Backson.
—Oui, monsieur, et je lui ai répondu de n’apporter ou de m’envoyer cet ordre et que je le signerais.
—Le voici, milord.
—Donnez, dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup d’œil rapide. Alors, s’apercevant que c’était bien celui qui lui était annoncé, il le posa sur la table, prit une plume et s’apprêta à signer.
—Pardon, milord, dit Felton arrêtant le duc, mais Votre Grâce sait-elle que le nom de Charlotte Backson n’est pas le véritable nom de cette jeune femme?
—Oui, monsieur, je le sais, répondit le duc en trempant la plume dans l’encrier.
—Alors Votre Grâce connaît son véritable nom? demanda Felton d’une voix brève.
—Je le connais.
Le duc approcha la plume du papier. Felton pâlit.
—Et, connaissant ce véritable nom, reprit Felton, monseigneur signera de même?
—Sans doute, dit Buckingham et plutôt deux fois qu’une.
—Je ne puis croire, continua Felton d’une voix qui devenait de plus en plus brève et saccadée, que Sa Grâce sache qu’il s’agit de lady Winter...
—Je le sais parfaitement, quoique je sois étonné que vous le sachiez, vous!
—Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords?
Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
—Ah çà, monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me faites là d’étranges questions, et que je suis bien simple d’y répondre?
—Répondez-y, monseigneur, dit Felton, la situation est plus grave que vous ne le croyez peut-être.
Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de lord Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
—Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que milady Winter est une grande coupable, et que c’est presque lui faire grâce que de borner sa peine à l’exportation.
Le duc posa la plume sur le papier.
—Vous ne signerez pas cet ordre, milord! dit Felton en faisant un pas vers le duc.
—Je ne signerai pas cet ordre! dit Buckingham, et pourquoi?
—Parce que vous descendrez en vous-même, et que vous rendrez justice à milady.
—On lui rendrait justice en l’envoyant à Tyburn, dit Buckingham; milady est une infâme.
—Monseigneur, milady est un ange, vous le savez bien, et je vous demande sa liberté.
—Oh çà! dit Buckingham, êtes-vous fou, de me parler ainsi?
—Milord, excusez-moi! je parle comme je puis; je me contiens. Cependant, milord, songez à ce que vous allez faire, et craignez d’outrepasser la mesure!
—Plaît-il?... Dieu me pardonne! s’écria Buckingham, mais je crois qu’il me menace!
—Non, milord, je prie encore, et je vous dis: Une goutte d’eau suffit pour faire déborder le vase plein, une faute légère peut attirer le châtiment sur la tête épargnée malgré tant de crimes.
—Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d’ici et vous rendre aux arrêts sur-le-champ.
—Vous allez m’écouter jusqu’au bout, milord. Vous avez séduit cette jeune fille, vous l’avez outragée, souillée; réparez vos crimes envers elle, laissez-la partir librement, et je n’exigerai pas autre chose de vous.
—Vous n’exigerez pas! dit Buckingham regardant Felton avec étonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois mots qu’il venait de prononcer.
—Milord, continua Felton s’exaltant à mesure qu’il parlait, milord, prenez garde, toute l’Angleterre est lasse de vos iniquités; milord, vous avez abusé de la puissance royale, que vous avez presque usurpée; milord, vous êtes en horreur aux hommes et à Dieu; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je vous punirai aujourd’hui.
—Ah! ceci est trop fort! cria Buckingham en faisant un pas vers la porte.
Felton lui barra le passage.
—Je vous le demande humblement, dit-il, signez l’ordre de mise en liberté de lady Winter; songez que c’est la femme que vous avez déshonorée.
—Retirez-vous, monsieur, dit Buckingham, ou j’appelle et je vous fais mettre aux fers.
—Vous n’appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et la sonnette placée sur un guéridon incrusté d’argent; prenez garde, milord, vous voilà entre les mains de Dieu.
—Dans les mains du diable, vous voulez dire, s’écria Buckingham en élevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler directement.
—Signez, milord, signez la liberté de lady Winter, dit Felton en poussant un papier vers le duc.
—De force! vous moquez-vous! holà, Patrick!
—Signez, milord!
—Jamais!
—Jamais!
—A moi! cria le duc, et en même temps il sauta sur son épée.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer: il tenait tout ouvert dans sa poitrine le couteau dont s’était frappée milady; d’un bond il fut sur le duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant:
—Milord, une lettre de France!
—De France! s’écria Buckingham avec enthousiasme, oubliant tout en pensant à celle de qui lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonça dans le flanc le couteau jusqu’au manche.
—Ah! traître! cria Buckingham, tu m’as tué...
—Au meurtre! hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir et, voyant la porte libre, s’élança dans la chambre voisine, qui était celle où attendaient, comme nous l’avons dit, les députés de La Rochelle, la traversa tout en courant et se précipita vers l’escalier; mais, sur la première marche il rencontra lord Winter, qui, le voyant pâle, égaré, livide, taché de sang à la main et à la figure, lui sauta au cou en s’écriant:
—Je le savais, je l’avais deviné une minute trop tard! oh! malheureux, malheureux que je suis!
Felton ne fit aucune résistance; lord Winter le remit aux mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et s’élança dans le cabinet de Buckingham.
Au cri poussé par le duc, à l’appel de Patrick, l’homme que Felton avait rencontré dans l’antichambre se précipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa blessure dans sa main crispée.
—La Porte, dit le duc d’une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa part?
—Oui, monseigneur, répondit le fidèle portemanteau d’Anne d’Autriche, mais trop tard peut-être.
—Silence, La Porte! on pourrait vous entendre; Patrick, ne laissez entrer personne; oh, je ne saurai pas ce qu’elle me fait dire! mon Dieu! je me meurs!
Et le duc s’évanouit.
Cependant, lord Winter, les députés, les chefs de l’expédition, les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre; partout des cris de désespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de gémissements en déborda bientôt et se répandit par la ville.
Un coup de canon annonça qu’il venait de se passer quelque chose de nouveau et d’inattendu.
Lord Winter s’arrachait les cheveux.
—Trop tard d’une minute! s’écriait-il, trop tard d’une minute! oh, mon Dieu, mon Dieu, quel malheur!
En effet, on était venu lui dire dès sept heures du matin qu’une échelle de corde flottait à une des fenêtres du château; il avait couru aussitôt à la chambre de milady, avait trouvé la chambre vide et la fenêtre ouverte, les barreaux sciés, s’était rappelé la recommandation verbale que d’Artagnan lui avait fait transmettre par son messager, avait tremblé pour le duc, et, courant à l’écurie, sans prendre le temps de faire seller un cheval, avait sauté sur le premier venu, était accouru ventre à terre, avait sauté à bas dans la cour, avait monté précipitamment l’escalier, et, sur le premier degré, avait, comme nous l’avons dit, rencontré Felton.
Cependant le duc n’était pas mort: il revint à lui, rouvrit les yeux, et l’espoir rentra dans tous les cœurs.
—Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte. Ah! c’est vous, de Winter! vous m’avez envoyé ce matin un singulier fou, voyez l’état dans lequel il m’a mis!
—Oh! milord! s’écria le baron, je ne m’en consolerai jamais.
—Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant la main, je ne connais pas d’homme qui mérite d’être regretté pendant toute la vie d’un autre homme; mais laisse-nous, je t’en prie.
Le baron sortit en sanglotant.
Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé, La Porte et Patrick.
On cherchait un médecin, qu’on ne pouvait trouver.
—Vous vivrez, milord, vous vivrez, répétait, à genoux devant le sofa du duc, le fidèle serviteur d’Anne d’Autriche.
—Que m’écrivait-elle? dit faiblement Buckingham tout ruisselant de sang et domptant, pour parler de celle qu’il aimait, d’atroces douleurs. Que m’écrivait-elle? Lis-moi sa lettre.
—Oh! milord! fit La Porte.
—Obéis, La Porte; ne vois-tu pas que je n’ai pas de temps à perdre?
La Porte rompit le cachet, et plaça le parchemin sous les yeux du duc; mais Buckingham essaya vainement de distinguer l’écriture.
—Lis donc, dit-il, lis donc, je n’y vois plus; lis donc! car bientôt peut-être je n’entendrai plus, et je mourrai sans savoir ce qu’elle m’a écrit.
La Porte ne fit plus de difficulté, et lut:
«Milord.
»Par ce que j’ai souffert depuis que je vous connais, par vous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos, d’interrompre ces grands armements que vous faites contre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause visible, et tout bas que votre amour pour moi est la cause cachée. Cette guerre peut non seulement amener pour la France et pour l’Angleterre de grandes catastrophes, mais encore pour vous, milord, des malheurs dont je ne me consolerais pas.
»Veillez sur votre vie, que l’on menace et qui me sera chère du moment où je ne serai pas obligée de voir en vous un ennemi.
»Votre affectionnée,
»ANNE.»
Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter cette lecture; puis, lorsqu’elle fut finie, comme s’il eût trouvé dans cette lettre un amer désappointement:
—N’avez-vous donc pas autre chose à me dire de vive voix, La Porte? demanda-t-il.
—Si fait, monseigneur: la reine m’avait chargé de vous dire de veiller sur vous, car elle avait eu avis qu’on voulait vous assassiner.
—Et c’est tout, c’est tout? reprit Buckingham avec impatience.
—Elle m’avait encore chargé de vous dire qu’elle vous aimait toujours.
—Ah! fit Buckingham, Dieu soit loué! ma mort ne sera donc pas pour elle la mort d’un étranger!...
La Porte fondit en larmes.
—Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret où étaient les ferrets de diamants.
Patrick apporta l’objet demandé, que La Porte reconnut pour avoir appartenu à la reine.
—Maintenant le sachet de satin blanc, où son chiffre est brodé en perles.
Patrick obéit encore.
—Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j’eusse à elle, ce coffret d’argent et ces deux lettres. Vous les rendrez à Sa Majesté; et pour dernier souvenir... (il chercha autour de lui quelque objet précieux)... vous y joindrez...
Il chercha encore; mais ses regards obscurcis par la mort ne rencontrèrent que le couteau tombé des mains de Felton, et fumant encore du sang vermeil étendu sur la lame.
—Et vous y joindrez ce couteau, dit le duc en serrant la main de La Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d’argent, y laissa tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu’il ne pouvait plus parler: puis, dans une dernière convulsion, que cette fois il n’avait plus la force de combattre, il glissa du sofa sur le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une dernière fois; mais la mort arrêta sa pensée, qui resta gravée sur son front comme un dernier baiser d’amour.
En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré; il était déjà à bord du vaisseau amiral, on avait été obligé d’aller le chercher là.
Il s’approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne et la laissa retomber.
—Tout est inutile, dit-il, il est mort.
—Mort, mort! s’écria Patrick.
A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut plus que consternation et que tumulte.
Aussitôt que lord Winter vit Buckingham expiré, il courut à Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais.
—Misérable! dit-il au jeune homme, qui depuis la mort de Buckingham avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l’abandonner; misérable! qu’as-tu fait?
—Je me suis vengé, dit-il.
—Toi! dit le baron; dis que tu as servi d’instrument à cette femme maudite; mais je le jure, ce crime sera son dernier crime.
—Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et j’ignore de qui vous voulez parler, milord; j’ai tué M. de Buckingham parce qu’il a refusé deux fois à vous-même de me nommer capitaine: je l’ai puni de son injustice, voilà tout.
De Winter, stupéfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne savait que penser d’une pareille insensibilité.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A chaque bruit qu’il entendait, le naïf puritain croyait reconnaître les pas et la voix de milady venant se jeter dans ses bras pour s’accuser et se perdre avec lui.
Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait tout entière; avec ce regard d’aigle du marin, il avait reconnu, là où un autre n’aurait vu qu’un goéland se balançant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les côtes de France.
Il pâlit, porta la main à son cœur, qui se brisait, et comprit toute la trahison.
—Une dernière grâce, milord! dit-il au baron.
—Laquelle? demanda celui-ci.
—Quelle heure est-il?
Le baron tira sa montre.
—Neuf heures moins dix minutes, dit-il.
Milady avait avancé son départ d’une heure et demie; dès qu’elle avait entendu le coup de canon qui annonçait le fatal événement, elle avait donné l’ordre de lever l’ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu à une grande distance de la côte.
—Dieu l’a voulu, dit-il avec la résignation du fanatique, mais cependant sans pouvoir détacher les yeux de cet esquif à bord duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fantôme de celle à qui sa vie allait être sacrifiée.
De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.
—Sois puni seul d’abord, misérable, dit lord Winter à Felton, qui se laissait entraîner, les yeux tournés vers la mer; mais je te jure, sur la mémoire de mon frère que j’aimais tant, que ta complice n’est pas sauvée.
Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.
Quant à de Winter, il descendit rapidement l’escalier et se rendit au port.
XXX
EN FRANCE
La première crainte du roi d’Angleterre, Charles Ier, en apprenant cette mort, fut qu’une si terrible nouvelle ne décourageât les Rochelais; il essaya, dit Richelieu dans ses Mémoires, de la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu’aucun vaisseau ne sortît jusqu’à ce que l’armée que Buckingham apprêtait fût partie, se chargeant, à défaut de Buckingham, de surveiller lui-même le départ.
Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu’à retenir en Angleterre les ambassadeurs de Danemark, qui avaient pris congé, et l’ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces-Unies.
Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures après l’assassinat, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, deux navires étaient déjà sortis des ports: l’un emmenant, comme nous le savons, milady, laquelle, se doutant déjà de l’événement, fut encore confirmée dans cette croyance en voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral.
Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il portait et comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle; seulement le roi, qui s’ennuyait fort, comme toujours, mais peut-être encore un peu plus au camp qu’ailleurs, résolut d’aller incognito passer les fêtes de Saint Louis à Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire préparer une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l’ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congé à son royal lieutenant, lequel promit d’être de retour vers le 15 septembre.
M. de Tréville, prévenu par Son Éminence, fit son porte-manteau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif désir et même l’impérieux besoin que ses amis avaient de revenir à Paris, il va sans dire qu’il les désigna pour faire partie de l’escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d’heure après M. de Tréville, car ils furent les premiers à qui il la communiqua. Ce fut alors que d’Artagnan apprécia la faveur que lui avait faite le cardinal en le faisant enfin passer aux mousquetaires; sans cette circonstance, il était forcé de rester au camp tandis que ses compagnons partaient.
Il va sans dire que cette impatience de remonter vers Paris avait pour cause le danger que devait courir madame Bonacieux, au couvent de Béthune, poursuivie sûrement par milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l’avons dit, Aramis avait écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu’elle obtînt que la reine donnât l’autorisation à madame Bonacieux de sortir du couvent, et de se retirer, soit en Lorraine, soit en Belgique. La réponse ne s’était pas fait attendre, et, huit ou dix jours après, Aramis avait reçu cette lettre:
«Mon cher cousin,
»Voici l’autorisation de ma sœur à retirer notre petite servante du couvent de Béthune, dont vous croyez l’air mauvais pour elle. Ma sœur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, à laquelle elle se réserve d’être utile plus tard.
»Je vous embrasse,
»MARIE MICHON.»
A cette lettre était jointe une autorisation conçue en ces termes:
«La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains de la personne qui lui portera ce billet la novice qui était entrée dans son couvent sur ma recommandation et sous mon patronage.
»Au Louvre, le 10 août 1628.
»ANNE.»
On comprend combien ces relations de parenté entre Aramis et une lingère qui appelait la reine sa sœur avaient égayé la verve des jeunes gens; mais Aramis avait prié ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, déclarant que s’il lui en était dit encore un seul mot, il n’emploierait plus sa cousine comme intermédiaire dans ces sortes d’affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre mousquetaires, qui d’ailleurs avaient ce qu’ils voulaient: c’était l’ordre de tirer madame Bonacieux du couvent des Carmélites de Béthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas à grand’chose tant qu’ils seraient au camp de La Rochelle, c’est-à-dire à l’autre bout de la France; aussi d’Artagnan allait-il demander un congé à M. de Tréville, en lui confiant tout bonnement l’importance de son départ, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu’à ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu’ils faisaient partie de l’escorte. La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et l’on partit le 16 au matin. Le cardinal reconduisit Sa Majesté de Surgères à Mauzé, et là, le roi et son ministre prirent congé l’un de l’autre avec de grandes démonstrations d’amitié.
Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le plus vite qu’il lui était possible, car il désirait être arrivé à Paris pour le 23, s’arrêtait de temps en temps pour voir voler la pie, passe-temps dont le goût lui avait autrefois été inspiré par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservé une grande prédilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque la chose arriva, se réjouissaient fort de ce bon temps; mais quatre maugréaient de leur mieux. D’Artagnan surtout avait des bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi:
—Une très grande dame m’a appris que cela veut dire que l’on parle de vous quelque part.
Enfin l’escorte traversa Paris le 23, dans la nuit; le roi remercia M. de Tréville, et lui permit de distribuer des congés pour quatre jours, à la condition que pas un des favorisés ne paraîtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille.
Les quatre premiers congés accordés, comme on le pense bien, furent à nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de Tréville six jours au lieu de quatre, et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, à cinq heures du soir, et, par complaisance, M. de Tréville postdata le congé du 25 au matin.
—Eh, mon Dieu! disait d’Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l’embarras pour une chose bien simple: en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu m’importe, j’ai de l’argent), je suis à Béthune, je remets la lettre de la reine à la supérieure, et je ramène le cher trésor que je vais chercher, non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais à Paris, où il sera mieux caché, surtout tant que M. le cardinal sera à La Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, eh bien! moitié par la protection de sa cousine, moitié en faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous épuisez pas de fatigue inutilement; moi et Planchet, c’est tout ce qu’il faut pour une expédition aussi simple.
A ceci Athos répondit tranquillement:
—Nous aussi, nous avons de l’argent; car je n’ai pas encore bu tout à fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l’ont pas tout à fait mangé. Nous crèverons donc aussi bien quatre chevaux qu’un. Mais songez, d’Artagnan, ajouta-t-il d’une voix si sombre, que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que Béthune est une ville où le cardinal a donné rendez-vous à une femme qui, partout où elle va, mène le malheur après elle. Si vous n’aviez affaire qu’à quatre hommes, d’Artagnan, je vous laisserais aller seul; vous avez affaire à cette femme, allons-y quatre, et plaise à Dieu qu’avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant!
—Vous m’épouvantez, Athos, s’écria d’Artagnan; mais que craignez-vous donc?
—Tout! répondit Athos.
D’Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui d’Athos, portaient l’empreinte d’une inquiétude profonde, et l’on continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme d’Artagnan venait de mettre pied à terre à l’auberge de la Herse-d’Or pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, où il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Alors qu’il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il était enveloppé, quoiqu’on fût au mois d’août, et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment où il avait déjà quitté sa tête, et l’enfonça vivement sur son front.
D’Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devint fort pâle et laissa tomber son verre.
—Qu’avez-vous, monsieur? dit Planchet... Oh! là, accourez, messieurs, voilà mon maître qui se trouve mal!
Les trois amis accoururent et trouvèrent d’Artagnan qui, au lieu de se trouver mal, courait à son cheval. Ils l’arrêtèrent sur le seuil de la porte.
—Eh bien! où diable vas-tu donc ainsi? lui cria Athos.
—C’est lui! s’écria d’Artagnan, c’est lui! laissez-moi le rejoindre!
—Mais qui, lui? demanda Athos.
—Lui, cet homme!
—Quel homme?
—Cet homme maudit, mon mauvais génie, que j’ai toujours vu lorsque j’étais menacé de quelque malheur: celui qui accompagnait l’horrible femme lorsque je la rencontrai pour la première fois, celui que je cherchais quand j’ai provoqué notre ami Athos, celui que j’ai vu le matin même du jour où madame Bonacieux a été enlevée! Je l’ai vu, c’est lui! Je l’ai reconnu quand le vent a entr’ouvert son manteau.
—Diable! dit Athos rêveur.
—En selle, messieurs, en selle; poursuivons-le, et nous le rattraperons.
—Mon cher, dit Aramis, songez qu’il va du côté opposé à celui où nous allons; qu’il a un cheval frais et nous des chevaux fatigués; que par conséquent nous crèverons nos chevaux sans même avoir la chance de le rejoindre. Laissons l’homme, d’Artagnan, sauvons la femme.
—Eh! monsieur! s’écria un garçon d’écurie courant après l’inconnu, eh! monsieur! voilà un papier qui s’est échappé de votre chapeau! Eh! monsieur! eh!
—Mon ami, dit d’Artagnan, une demi-pistole pour ce papier!
—Ma foi, monsieur, avec grand plaisir! le voici!
Le garçon d’écurie, enchanté de la bonne journée qu’il avait faite, rentra dans la cour de l’hôtel; d’Artagnan déplia le papier.
—Eh bien? demandèrent ses amis en l’entourant.
—Rien qu’un mot! dit d’Artagnan.
—Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village.
—«Armentières,» lut Porthos. Armentières, je ne connais pas cela!
—Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main! s’écria Athos.