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Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)

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D’Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour implorer son pardon; mais elle, d’un mouvement puissant et résolu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se déchira en laissant à nu les épaules, et, sur l’une de ces belles épaules rondes et blanches, d’Artagnan, avec un saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lis, cette marque indélébile qu’imprime la main infamante du bourreau.

—Grand Dieu! s’écria d’Artagnan en lâchant le peignoir.

Et il demeura muet, immobile et glacé sur le lit.

Mais milady se sentait dénoncée par l’effroi même de d’Artagnan. Sans doute il avait tout vu: le jeune homme maintenant savait son secret, secret terrible, et que tout le monde ignorait, excepté lui.

Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une panthère blessée.

—Ah! misérable, dit-elle, tu m’as lâchement trahie, et de plus tu as mon secret! Tu mourras!

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Et elle courut à un coffret de marqueterie posé sur la toilette, l’ouvrit d’une main fiévreuse et tremblante, en tira un petit poignard à manche d’or, à lame aiguë et mince, et revint d’un bond sur d’Artagnan.

Quoique le jeune homme fût brave, on le sait, il fut épouvanté de cette figure bouleversée, de ces pupilles dilatées horriblement, de ces joues pâles et de ces lèvres sanglantes; il recula jusqu’à la ruelle, comme il eût fait à l’approche d’un serpent qui eût rampé vers lui, et son épée se rencontrant sous sa main souillée de sueur, il la tira du fourreau.

Mais, sans s’inquiéter de l’épée, milady essaya de remonter sur le lit pour le frapper, et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle sentit la pointe aiguë sur sa gorge.

Alors elle essaya de saisir cette épée avec les mains; mais d’Artagnan l’écarta toujours de ses étreintes, et, la lui présentant tantôt aux yeux, tantôt à la poitrine, il se laissa glisser à bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty.

Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d’horribles transports, rugissant d’une façon formidable.

Cependant cela ressemblait à un duel, aussi d’Artagnan se remettait petit à petit.

—Bien, belle dame, bien! disait-il; mais, de par Dieu, calmez-vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur ces belles joues.

—Infâme! infâme! hurlait milady.

Mais d’Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la défensive.

Au bruit qu’ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller à lui, lui s’abritant derrière les meubles pour se garantir d’elle, Ketty ouvrit la porte. D’Artagnan, qui avait sans cesse manœuvré pour se rapprocher de cette porte, n’en était plus qu’à trois pas. D’un seul bond il s’élança de la chambre de milady dans celle de la suivante, et, rapide comme l’éclair, il referma la porte, contre laquelle il s’appuya de tout son poids tandis que Ketty poussait les verrous.

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Alors milady essaya de renverser l’arc-boutant qui l’enfermait dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d’une femme; puis, lorsqu’elle sentit que c’était chose impossible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques-uns traversèrent l’épaisseur du bois.

Chaque coup était accompagné d’une imprécation terrible.

—Vite, vite, Ketty, dit d’Artagnan à demi-voix lorsque les verrous furent mis, fais-moi sortir de l’hôtel, ou si nous lui laissons le temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais.

—Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty.

—C’est vrai, dit d’Artagnan, qui s’aperçut alors seulement du costume dans lequel il se trouvait, c’est vrai; habille-moi comme tu pourras, mais hâtons-nous; comprends-tu, il y va de la vie ou de la mort!

Ketty ne comprenait que trop; en un tour de main elle l’affubla d’une robe à fleurs, d’une large coiffe et d’un mantelet; elle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l’entraîna par les degrés. Il était temps, milady avait déjà sonné et réveillé tout l’hôtel. Le portier tira le cordon au moment même où milady, à demi nue de son côté, criait par la fenêtre:

—N’ouvrez pas!

VIII
COMMENT, SANS SE DÉRANGER, ATHOS TROUVA SON ÉQUIPEMENT

Le jeune homme s’enfuit tandis qu’elle le menaçait encore d’un geste impuissant. Au moment où elle le perdit de vue, milady tomba évanouie dans sa chambre.

D’Artagnan était tellement bouleversé, que, sans s’inquiéter de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moitié de Paris tout courant et ne s’arrêta que devant la porte d’Athos. L’égarement de son esprit, la terreur qui l’éperonnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent à sa poursuite, et les huées de quelques passants qui, malgré l’heure peu avancée, se rendaient à leurs affaires, ne firent que précipiter encore sa course.

Il traversa la cour, monta les deux étages d’Athos et frappa à la porte à tout rompre.

Grimaud vint ouvrir, les yeux bouffis de sommeil. D’Artagnan s’élança avec tant de force dans la chambre, qu’il faillit le culbuter en entrant.

Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon, cette fois la parole lui revint.

—Hé, là, là! s’écria-t-il, que voulez-vous, coureuse? que demandez-vous, drôlesse?

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D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de dessous son mantelet; à la vue de ses moustaches et de son épée nue, le pauvre diable s’aperçut qu’il avait affaire à un homme.

Il crut alors que c’était quelque assassin.

—Au secours! à l’aide! au secours! s’écria-t-il.

—Tais-toi, malheureux! dit le jeune homme, je suis d’Artagnan, ne me reconnais-tu pas? Où est ton maître?

—Vous, monsieur d’Artagnan! s’écria Grimaud, impossible!

—Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler.

—Ah! monsieur! c’est que...

—Silence!

Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à son maître.

Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était, il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascarade étrange qu’il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers, manches retroussées et moustaches roides d’émotion.

—Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan; de par le ciel ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n’y a point de quoi rire.

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Et il prononça ces mots d’un air si solennel et avec une épouvante si vraie qu’Athos lui prit aussitôt les mains en s’écriant:

—Seriez-vous blessé, mon ami? vous êtes bien pâle!

—Non, mais il vient de m’arriver un terrible événement. Êtes-vous seul, Athos?

—Parbleu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette heure?

—Bien, bien.

Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.

—Hé, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort? avez-vous tué M. le cardinal? vous êtes tout bouleversé: voyons, voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.

—Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements de femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendre une histoire incroyable, inouïe.

—Prenez d’abord cette robe de chambre, dit le mousquetaire à son ami.

D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il était encore ému.

—Eh bien? dit Athos.

—Eh bien! répondit d’Artagnan en se courbant vers l’oreille d’Athos et en baissant la voix, milady est marquée d’une fleur de lis à l’épaule.

—Ah! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balle dans le cœur.

—Voyons, dit d’Artagnan: êtes-vous sûr que l’autre soit bien morte?

—L’autre? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si d’Artagnan l’entendit.

—Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens.

Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.

—Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six à vingt-huit ans.

—Blonde, dit Athos, n’est-ce pas?

—Oui.

—Des yeux bleus clairs, d’une clarté étrange, avec des cils et sourcils noirs?

—Oui.

—Grande, bien faite? Il lui manque une dent près de l’œillère à gauche.

—Oui.

—La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effacée par les couches de pâte qu’on y applique?

—Oui.

—Cependant vous dites qu’elle est Anglaise!

—On l’appelle milady, mais elle peut être Française. Malgré cela, lord Winter n’est que son beau-frère.

—Je veux la voir, d’Artagnan!

—Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous manquer.

—Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.

—Elle est capable de tout! L’avez-vous jamais vue furieuse?

—Non, dit Athos.

—Une tigresse, une panthère! Ah! mon cher Athos! j’ai bien peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible!

D’Artagnan raconta tout alors: la colère insensée de milady et ses menaces de mort.

—Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demain que nous partons de Paris; nous allons, selon toute probabilité, à La Rochelle, et une fois partis...

—Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si elle vous reconnaît; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.

—Ah! mon cher! que m’importe qu’elle me tue! dit Athos; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie?

—Il y a quelque horrible mystère sous tout cela. Athos! cette femme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr.

—En ce cas prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous a en grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine se passe, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenez garde à vous! Si vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez, prenez vos précautions: méfiez-vous de tout enfin, même de votre ombre.

—Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement d’aller jusqu’après-demain soir sans encombre, car une fois à l’armée, nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes à craindre.

—En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de réclusion, et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.

—Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis y retourner comme cela.

—C’est juste, dit Athos.

Et il tira la sonnette.

Grimaud entra.

Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter des habits.

Grimaud répondit par un autre signe, qu’il comprenait parfaitement, et partit.

—Ah çà! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipement, cher ami, dit Athos; car, si je ne m’abuse, vous avez laissé toute votre défroque chez milady, qui n’aura sans doute pas l’attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.

—Le saphir est à vous, mon cher Athos! ne m’avez-vous pas dit que c’était une bague de famille?

—Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me dit autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à ma mère; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou que j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.

—Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je comprends que vous devez tenir.

—Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par les mains de l’infâme! jamais: cette bague est souillée, d’Artagnan.

—Vendez-la donc.

—Vendre un bijou qui vient de ma mère! Je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation.

—Alors engagez-le, on vous prêtera bien dessus un millier d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires; puis, au premier argent qui vous rentrera, vous le dégagerez, et vous le reprendrez lavé de ses anciennes taches, car il aura passé par les mains des usuriers.

Athos sourit.

—Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d’Artagnan; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres esprits dans l’affliction. Eh bien! oui, engageons cette bague, mais à une condition!

—Laquelle?

—C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents écus pour moi.

—Y songez-vous, Athos! je n’ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me le procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.

—A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens, moi, à la mienne; du moins j’ai cru m’en apercevoir.

—Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger; c’est non seulement une pierre précieuse, mais c’est encore un talisman enchanté.

—Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous dites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre; vous toucherez la moitié de la somme qu’on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme à Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter.

—Eh bien! donc, j’accepte! dit d’Artagnan.

En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet; celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui était arrivé, avait profité de la circonstance et apportait les habits lui-même. D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant: puis quand tous deux furent prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud le signe d’un homme qui met en joue; celui-ci décrocha aussitôt son mousqueton et s’apprêta à accompagner son maître.

Ils arrivèrent sans accident à la rue des Fossoyeurs, Bonacieux était sur la porte, il regarda d’Artagnan d’un air goguenard.

—Eh, mon cher locataire! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez, n’aiment pas qu’on les fasse attendre!

—C’est Ketty, s’écria d’Artagnan, et il s’élança dans l’allée.

Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante.

Dès qu’elle l’aperçut:

—Vous m’avez promis votre protection, vous m’avez promis de me sauver de sa colère, dit-elle; souvenez-vous que c’est vous qui m’avez perdue!

—Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais qu’est-il arrivé après mon départ?

—Le sais-je! dit Ketty. Aux cris qu’elle a poussés les laquais sont accourus, elle était folle de colère; tout ce qu’il existe d’imprécations elle les a vomies contre vous. Alors j’ai pensé qu’elle se rappellerait que c’était par ma chambre que vous aviez pénétré dans la sienne, et qu’alors elle songerait que j’étais votre complice; j’ai pris le peu d’argent que j’avais, mes hardes les plus précieuses, et je me suis sauvée.

—Pauvre enfant! Mais que vais-je faire de toi? Je pars après-demain.

—Tout ce que vous voudrez, monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.

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—Je ne puis cependant pas t’emmener avec moi au siège de La Rochelle, dit d’Artagnan.

—Non; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de votre connaissance: dans votre pays, par exemple.

—Ah! ma chère amie! dans mon pays les dames n’ont pas de femmes de chambre. Mais, attends, j’ai ton affaire, Planchet, va me chercher Aramis: qu’il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de très important à lui dire.

—Je comprends, dit Athos; mais pourquoi pas Porthos? il me semble que sa marquise...

—La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari, dit d’Artagnan en riant. D’ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux Ours, n’est-ce pas, Ketty?

—Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien cachée et qu’on ne sache pas où je suis.

—Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et par conséquent que tu n’es plus jalouse de moi...

—Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je vous aimerai toujours.

—Où diable la constance va-t-elle se nicher! murmura Athos.

—Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je t’aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant j’attache une grande importance à la question que je te fais: N’aurais-tu jamais entendu parler d’une jeune femme qu’on aurait enlevée pendant une nuit?

—Attendez donc... Oh, mon Dieu! monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme?

—Non; c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens, c’est Athos que voilà.

—Moi! s’écria Athos avec un accent pareil à celui d’un homme qui s’aperçoit qu’il va marcher sur une couleuvre.

—Sans doute, toi! fit d’Artagnan en serrant la main d’Athos. Tu sais bien l’intérêt que nous prenons tous à cette pauvre petite madame Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dira rien: n’est-ce pas, Ketty? Tu comprends, mon enfant, continua d’Artagnan, c’est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici.

—Oh! mon Dieu! s’écria Ketty, vous me rappelez ma peur: pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue!

—Comment, reconnue! tu as donc déjà vu cet homme?

—Il est venu deux fois chez milady.

—C’est cela. Vers quelle époque?

—Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.

—Justement.

—Et hier soir il est revenu.

—Hier soir?

—Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.

—Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau d’espions! Et tu crois qu’il t’a reconnue, Ketty?

—J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais peut-être était-il trop tard.

—Descendez, Athos, vous dont il se défie moins que de moi, et voyez s’il est toujours sur sa porte.

Athos descendit et remonta bientôt.

—Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.

—Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en ce moment au colombier.

—Eh bien! mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles.

—Un instant! Et Aramis que nous avons envoyé chercher!

—C’est juste, Athos, attendons Aramis.

En ce moment Aramis entra.

On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment il était urgent que, auprès de toutes ses hautes connaissances, il trouvât une place à Ketty.

Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant:

—Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d’Artagnan?

—Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.

—Eh bien! madame de Bois-Tracy m’a demandé, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sûre; et si vous pouvez, mon cher d’Artagnan, me répondre de mademoiselle...

—Oh! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute dévouée, soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.

—Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.

Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu’il cacheta avec une bague, et donna le billet à Ketty.

—Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu sais qu’il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.

—Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd’hui.

—Serment de joueur, dit Athos pendant que d’Artagnan allait reconduire Ketty sur l’escalier.

Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent en prenant rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison.

Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan s’inquiétèrent du placement du saphir.

Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que, si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d’oreilles, il en donnerait jusqu’à cinq cents pistoles.

Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine à acheter tout l’équipement du mousquetaire. D’ailleurs Athos était de bonne composition et grand seigneur jusqu’au bout des ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il payait le prix demandé sans essayer même d’en rabattre. D’Artagnan voulait bien là-dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan comprenait que c’était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d’un prince.

Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élégantes, qui prenait six ans. Il l’examina et le reconnut sans défauts. On le lui fit mille livres.

Peut-être l’eût-il eu pour moins; mais tandis que d’Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table.

Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois cents livres.

Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d’Athos. D’Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce qu’il lui aurait emprunté.

Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules.

—Combien le juif donnait-il du saphir pour l’avoir en toute propriété? demanda Athos.

—Cinq cents pistoles.

—C’est-à-dire, deux cents pistoles de plus; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c’est une véritable fortune cela, mon ami; retournez chez le juif.

—Comment! vous voulez...

—Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes souvenirs; puis nous n’aurons jamais trois cents pistoles à lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce marché. Allez lui dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles.

—Réfléchissez, Athos.

—L’argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir faire des sacrifices. Allez, d’Artagnan, allez; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton.

Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu’il lui fût arrivé aucun accident.

Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage des ressources auxquelles il ne s’attendait pas.

IX
VISION

A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout à fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression que de ses propres et secrètes inquiétudes; car derrière tout bonheur présent est cachée une crainte à venir.

Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse de d’Artagnan.

L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe rapportant un rameau vert.

L’autre était une grande épître carrée et resplendissante des armes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.

A la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître l’écriture; et quoiqu’il n’eût vu cette écriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son cœur.

Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.

«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, regardez avec soin dans les carrosses qui passeront; mais si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un instant.»

Pas de signature.

—C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.

—Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître l’écriture.

—Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos; à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait déserte; autant que vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy.

—Mais si nous y allions tous! dit d’Artagnan; que diable! on ne nous dévorera point tous les quatre: plus, quatre laquais; plus, les chevaux; plus, les armes.

—Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos.

—Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d’Artagnan: ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.

—Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s’avancera.

—Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse qui marche au galop.

—Bah! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouveront dedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.

—Il a raison, dit Porthos: bataille; il faut bien essayer nos armes, d’ailleurs.

—Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant.

—Comme vous voudrez, dit Athos.

—Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route de Chaillot.

—Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, messieurs.

—Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez; il me semble que le cachet indique cependant qu’elle mérite bien d’être ouverte: quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Artagnan, que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre cœur.

D’Artagnan rougit.

—Eh bien! dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me veut Son Éminence.

Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut:

«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.

LA HOUDINIÈRE,
Capitaine des gardes.»

—Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiétant que l’autre.

—J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan: l’un est pour sept heures, l’autre pour huit; il y aura temps pour tout.

—Hum! je n’irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne peut manquer à un rendez-vous donné par une dame; mais un gentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire que ce n’est pas pour lui faire des compliments.

—Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.

—Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, et le lendemain il m’est arrivé un grand malheur! Constance a disparu; quelque chose qui puisse advenir j’irai.

—Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.

—Mais la Bastille? dit Aramis.

—Bah! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.

—Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille.

—Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée, attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière nous; si nous voyons sortir quelque voiture à portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus: il y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec les gardes de monsieur le cardinal, et M. de Tréville doit nous croire morts.

—Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être général d’armée; que dites-vous du plan, messieurs?

—Admirable! répétèrent en chœur les jeunes gens.

—Eh bien! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens mes camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais.

—Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tréville.

—C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.

—Combien en avez-vous donc? demanda d’Artagnan.

—Trois, répondit en souriant Aramis.

—Mon cher! dit Athos, vous êtes très certainement le poète le mieux monté de France et de Navarre.

—Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends même pas que vous ayez acheté trois chevaux.

—Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître...

—Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.

—La chose n’y fait absolument rien, dit Aramis... et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre exprès de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.

—Eh bien! en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté, ou celui qu’on vous a donné?

—Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez bien, mon cher d’Artagnan, que je ne saurais faire une pareille injure...

—Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.

—Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.

—Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?

—A peu près.

—Et vous l’avez choisi vous-même?

—Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval!

—Eh bien! cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!

—J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.

—Et combien vous coûte-t-il?

—Huit cents livres.

—Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes.

—Vous êtes donc riche en fonds? dit Aramis.

—Riche, richissime, mon cher!

Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation le reste de ses pistoles.

—Envoyez votre selle à l’hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.

—Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.

Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genêt fort beau; Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne, petit, mais très beau: Porthos resplendissait de joie et d’orgueil.

En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue, monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c’était la monture de d’Artagnan.

Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.

—Diable! dit Aramis, vous avez là un magnifique cheval, mon cher Porthos.

—Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis, et j’ai obtenu toute satisfaction.

Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos descendirent, se joignirent à leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.

Les valets suivirent.

Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si madame Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d’Espagne, elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite au coffre-fort de son mari.

Près du Louvre, les quatre amis rencontrèrent par hasard M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur superbe équipage, ce qui, en un instant, amena autour d’eux quelques centaines de badauds.

D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales.

M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.

En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures, les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.

Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot: le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait aucune figure de connaissance.

Enfin, après un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune homme fut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussitôt, une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur sa bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser; d’Artagnan poussa un léger cri de joie: cette femme ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d’une vision, était madame Bonacieux.

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Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation qui lui avait été faite, d’Artagnan lança au galop son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision avait disparu.

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D’Artagnan alors se rappela cette recommandation du billet anonyme: «Si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un seul instant.»

Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez-vous.

La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.

D’Artagnan était resté interdit à la même place et ne sachant que penser. Si c’était madame Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu? Si, d’un autre côté, ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coup de main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour?

Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait madame Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la voiture.

—S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la joindrai-je jamais?

—Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls êtres qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez certainement un jour ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec cet accent misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez.

Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.

Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer de résolution.

On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question.

D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des mousquetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour sa place; on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur la mission pour laquelle il était convié; d’ailleurs il s’agissait, selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses gens, et pour de pareilles expéditions ces dignes gentilshommes étaient toujours prêts.

Athos les partagea en trois groupes, prit le commandement de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque groupe alla s’embusquer séparément en face d’une sortie.

D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.

Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier du palais. Sa conduite avec milady ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal; de plus, de Wardes, qu’il avait si mal accommodé dans leur rencontre aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence, et d’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses ennemis, elle était fort attachée à ses amis.

—Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à peu près comme un homme condamné, disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu’aujourd’hui? C’est tout simple: milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase. Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel hélas! la reine est sans pouvoir et le roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu es prudent, tu as d’excellentes qualités, mais les femmes te perdront!

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Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service, qui le fit passer dans la salle d’attente et il s’enfonça dans l’intérieur du palais.

Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que c’était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un singulier sourire.

Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure; seulement, comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes, et attendit, la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté.

L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s’éloigner, chuchotaient entre eux.

Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant un bureau et qui écrivait.

L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole. D’Artagnan resta debout et examina cet homme.

D’Artagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégale longueur, en scandant des mots sur ses doigts; il vit qu’il était en face d’un poète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit, sur la couverture duquel était écrit: Mirame, tragédie en cinq actes, et leva la tête.

D’Artagnan reconnut le cardinal.

X
UNE VISION TERRIBLE

Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait l’œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fièvre.

Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans trop d’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.

—Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan du Béarn?

—Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.

—Il y a, si je suis bien informé, plusieurs branches de d’Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal; à laquelle appartenez-vous?

—Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.

—C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a deux ans et quatre mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale.

—Oui, monseigneur.

—Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.

—Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé...

—Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui qui voulait la lui raconter: vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce pas?

—Oui, monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung...

—La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence; oui, je sais cela; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui connaît les hommes à première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans les mousquetaires.

—Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.

—Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien des choses: vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eût mieux valu que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrêtés en route; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.

—Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais...

—A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu’elle vous a donné.

D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de la reine.

—Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de Cavois, reprit le cardinal: il allait vous prier de passer au palais; cette visite, vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.

—Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de Votre Éminence.

—Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que ne l’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez des éloges! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé le soir même.

C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de madame Bonacieux. D’Artagnan frissonna; et il se rappela qu’une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui l’avait fait disparaître.

—Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que vous faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remercîment: vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances.

D’Artagnan s’inclina avec respect.

—Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un sentiment d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je m’étais tracé à votre égard.

D’Artagnan était de plus en plus étonné.

—Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma première invitation; mais vous n’êtes pas venu. Heureusement, rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous allez l’entendre. Asseyez-vous là, devant moi, monsieur d’Artagnan; vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout.

Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de son interlocuteur.

—Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Éminence; vous êtes prudent: ce qui vaut mieux. J’aime les hommes de tête et de cœur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant: par les hommes de cœur, j’entends les hommes de courage; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants: si vous n’y prenez garde, ils vous perdront!

—Hélas! monseigneur, répondit le jeune homme, bien facilement, sans doute; car ils sont forts et bien appuyés; tandis que moi je suis seul!

—Oui, c’est vrai; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dans l’aventureuse carrière que vous avez choisie; car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée de faire fortune.

—Je suis dans l’âge des folles espérances, monseigneur, dit d’Artagnan.

—Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une enseigne dans mes gardes, et d’une compagnie après la campagne?

—Ah! monseigneur!

—Vous acceptez, n’est-ce pas?

—Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.

—Comment, vous refusez? s’écria le cardinal avec étonnement.

—Je suis dans les gardes de Sa Majesté, monseigneur, et je n’ai point de raisons d’être mécontent.

—Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on serve dans un corps français, on sert le roi.

—Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes paroles.

—Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas? Je comprends. Eh bien! ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne qui s’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde; pour vous, le besoin de protections sûres; car il est bon que vous sachiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves contre vous: vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi.

D’Artagnan rougit.

—Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne; mais, avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.

—Votre bonté me confond, monseigneur, répondit d’Artagnan, et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur d’âme qui me fait petit comme un ver de terre; mais enfin, puisque monseigneur me permet de lui parler franchement...

D’Artagnan s’arrêta.

—Oui, parlez.

—Eh bien! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence; je serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas, si j’acceptais ce que m’offre monseigneur.

—Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un sourire de dédain.

—Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ouvrir, monseigneur; je servirai sous les yeux de Votre Éminence, et si j’ai eu le bonheur de me conduire à ce siège de telle façon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien! après, j’aurai au moins derrière moi quelque action d’éclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m’honorer. Toute chose doit se faire à son temps, monseigneur; peut-être plus tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me vendre.

—C’est-à-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant une sorte d’estime; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.

—Monseigneur...

—Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas; mais, vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil: tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan, car, du moment que j’aurai retiré ma main d’au-dessus de vous, je n’achèterais pas votre vie une obole.

—Je tâcherai, monseigneur, répondit le Gascon avec une noble assurance.

—Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce malheur vous fût épargné.

—J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan, en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.

—Eh bien donc! comme vous l’avez dit, monsieur d’Artagnan, nous nous reverrons après la campagne; je vous suivrai des yeux, car je serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devait endosser, et à notre retour, eh bien, nous compterons!

—Ah! monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi le poids de votre disgrâce; restez neutre, monseigneur, si vous trouvez que j’agis en galant homme.

—Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd’hui, je vous promets de vous le dire.

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Cette dernière parole de Richelieu exprimait un doute terrible; elle consterna d’Artagnan plus que n’eût fait une menace, car c’était un avertissement. Le cardinal cherchait donc à le préserver de quelque malheur qui le menaçait. Il ouvrit la bouche pour répondre; d’un geste le cardinal le congédia.

D’Artagnan sortit; mais à la porte le cœur fut prêt à lui manquer, et peu s’en fallut qu’il ne rentrât. Cependant la figure grave et sévère d’Athos lui apparut: s’il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l’influence d’un caractère vraiment grand sur tout ce qui l’entoure.

D’Artagnan descendit l’escalier par lequel il était entré, et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui commençaient à s’inquiéter. D’un mot d’Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir les autres postes qu’il était inutile de monter une plus longue garde, attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal.

Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos s’informèrent des causes de cet étrange rendez-vous; mais d’Artagnan se contenta de leur dire que M. de Richelieu l’avait fait venir pour lui proposer d’entrer dans ses gardes avec le grade d’enseigne, et qu’il avait refusé.

—Et vous avez eu raison, s’écrièrent d’une seule voix Porthos et Aramis.

Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien. Mais lorsqu’ils furent seuls:

—Vous avez fait ce que vous deviez faire, d’Artagnan, dit Athos, mais peut-être avez-vous eu tort.

D’Artagnan poussa un soupir; car cette voix répondait à une voix secrète de son âme, qui lui disait que de grands malheurs l’attendaient.

La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ; d’Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. A cette heure on croyait encore que la séparation des gardes et des mousquetaires serait momentanée, le roi tenant son parlement le jour même et devant partir le lendemain. M. de Tréville se contenta donc de demander à d’Artagnan s’il avait besoin de lui, mais d’Artagnan répondit fièrement qu’il avait tout ce qu’il lui fallait.

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La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville, qui avaient fait amitié ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l’extrême préoccupation que par l’extrême gaieté.

Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittèrent; les mousquetaires coururent à l’hôtel de M. de Tréville, les gardes à celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi passait sa revue. Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fièvre l’avait pris au milieu du parlement et tandis qu’il tenait son lit de justice. Il n’en était pas moins décidé à partir le soir même; et malgré les observations qu’on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, espérant, par ce premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commençait à s’emparer de lui.

La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche, les mousquetaires ne devant partir qu’avec le roi, ce qui permit à Porthos d’aller faire, dans son superbe équipage, un tour dans la rue aux Ours.

La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi; elle lui fit signe de descendre et de venir auprès d’elle. Porthos était magnifique; ses éperons résonnaient, sa cuirasse brillait, son épée lui battait fièrement les jambes. Cette fois les clercs n’eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l’air d’un coupeur d’oreilles.

Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard, dont le petit œil gris brilla de colère en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une chose le consola intérieurement, c’est qu’on disait partout que la campagne serait rude: il espérait tout doucement, au fond du cœur, que Porthos serait tué pendant la campagne. Porthos présenta ses compliments à maître Coquenard et lui fit ses adieux; maître Coquenard lui souhaita toutes sortes de prospérités. Quant à madame Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes; mais on ne tira aucune mauvaise conséquence de sa douleur; on la savait fort attachée à ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari.

Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de madame Coquenard: ils furent déchirants.

Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à croire qu’elle voulait se précipiter. Porthos reçut toutes ces marques d’amitié en homme habitué à de pareilles démonstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et l’agita en signe d’adieu. De son côté, Aramis écrivit une longue lettre. A qui? Personne n’en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui s’était réfugiée là, et qui devait partir le soir même pour Tours, attendait.

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Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vin d’Espagne. Pendant ce temps, d’Artagnan défilait avec sa compagnie. En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder gaiement la Bastille; mais comme c’était la Bastille seulement qu’il regardait, il ne vit point milady, qui, montée sur un cheval isabelle, le désignait du doigt à deux hommes de mauvaise mine qui s’approchèrent aussitôt des rangs pour le reconnaître. Sur une interrogation qu’ils firent du regard, milady répondit par un signe que c’était bien lui. Puis, certaine qu’il ne pouvait plus y avoir de méprise dans l’exécution de ses ordres, elle piqua son cheval et disparut.

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Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, à la sortie du faubourg Saint-Antoine, montèrent sur des chevaux tout préparés qu’un domestique sans livrée tenait en main en les attendant.

XI
LE SIÈGE DE LA ROCHELLE

Le siège de La Rochelle fut un des grands événements politiques du règne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal. Il est donc intéressant, et même nécessaire, que nous en disions quelques mots; plusieurs détails de ce siège se liant d’ailleurs d’une manière trop importante à l’histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence.

Les vues politiques du cardinal, lorsqu’il entreprit ce siège, étaient considérables. Exposons-les d’abord, puis nous passerons aux vues particulières qui n’eurent peut-être pas sur Son Éminence moins d’influence que les premières.

Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots comme places de sûreté, il ne restait plus que La Rochelle. Il s’agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se venaient incessamment mêler des ferments de révolte civile ou de guerre étrangère.

Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de toute nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au premier appel sous les drapeaux des protestants et s’organisaient comme une vaste association dont les branches diverses s’étendaient à loisir sur tous les points de l’Europe. La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des autres villes calvinistes, était donc le foyer des dissensions et des ambitions. Il y avait plus, son port était la dernière porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France; et en la fermant à l’Angleterre, notre éternelle ennemie, le cardinal achevait l’œuvre de Jeanne d’Arc et du duc de Guise. Aussi Bassompierre, qui était à la fois protestant et catholique, protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint-Esprit; Bassompierre, qui était Allemand de naissance et Français de cœur; Bassompierre, enfin, qui avait un commandement particulier au siège de La Rochelle, disait-il, en chargeant à la tête de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui:

—Vous verrez, messieurs, que nous serons assez bêtes pour prendre La Rochelle!

Et Bassompierre avait raison: la canonnade de l’île de Ré lui présageait les dragonnades des Cévennes; la prise de La Rochelle était la préface de la révocation de l’édit de Nantes.

Mais, nous l’avons dit, à côté de ces vues du ministre qui appartiennent à l’histoire, le chroniqueur est bien forcé de reconnaître les petites visées de l’homme amoureux et du rival jaloux. Richelieu, comme chacun sait, avait été amoureux de la reine: cet amour avait-il pour lui un simple but politique ou était-ce tout naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d’Autriche à ceux qui l’entouraient, c’est ce que nous ne saurions dire; mais en tout cas, on a vu, par les développements antérieurs de cette histoire, que Buckingham l’avait emporté sur lui, et, dans deux ou trois circonstances et particulièrement dans celle des ferrets, l’avait, grâce au dévouement des trois mousquetaires et au courage de d’Artagnan, cruellement mystifié. Il s’agissait donc pour Richelieu, non seulement de débarrasser la France d’un ennemi, mais de se venger d’un rival; au reste, la vengeance devait être grande et éclatante, et digne en tout point d’un homme qui tient dans sa main, les forces de tout un royaume.

Richelieu savait qu’en combattant l’Angleterre il combattait Buckingham, qu’en triomphant de l’Angleterre il triomphait de Buckingham, enfin qu’en humiliant l’Angleterre aux yeux de l’Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine. De son côté Buckingham, tout en mettant en avant l’honneur de l’Angleterre, était mû par des intérêts absolument semblables à ceux du cardinal; Buckingham aussi poursuivait une vengeance particulière: sous aucun prétexte, Buckingham n’avait pu rentrer en France comme ambassadeur; il voulait y rentrer comme conquérant. Il en résulte que le véritable enjeu de cette partie, que les deux plus puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux, était un regard d’Anne d’Autriche.

Le premier avantage avait été au duc de Buckingham: arrivé inopinément en vue de l’île de Ré avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt mille hommes à peu près, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l’île; il avait, après un combat sanglant, opéré son débarquement. Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baron de Chantal; le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois. Cette petite fille fut depuis madame de Sévigné.

Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin avec la garnison, et jeta une centaine d’hommes dans un petit fort qu’on appelait le fort de la Prée.

Cet événement avait hâté les résolutions du cardinal; et en attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commandement du siège de La Rochelle, qui était résolu, il avait fait partir Monsieur pour diriger les premières opérations, et avait fait filer vers le théâtre de la guerre toutes les troupes dont il avait pu disposer. C’était de ce détachement envoyé en avant-garde que faisait partie notre ami d’Artagnan.

Le roi, comme nous l’avons dit, devait suivre, aussitôt son lit de justice tenu; mais au sortir de ce lit de justice, le 23 juin, il s’était senti pris par la fièvre: il n’en avait pas moins voulu partir; mais, son état empirant, il avait été forcé de s’arrêter à Villeroi.

Or, où s’arrêtait le roi s’arrêtaient les mousquetaires; il en résultait que d’Artagnan, qui était toujours dans les gardes, malgré la promesse du roi, se trouvait séparé, momentanément du moins, de ses bons amis Athos, Porthos et Aramis; cette séparation, qui n’était pour lui qu’une contrariété, fût certes devenue une inquiétude sérieuse s’il eût pu deviner de quels dangers inconnus il était entouré.

Il n’en arriva pas moins sans accident au camp établi devant La Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l’année 1627. Tout était dans le même état: le duc de Buckingham et ses Anglais, maîtres de l’île de Ré, continuaient d’assiéger, mais sans succès, la citadelle de Saint-Martin et le fort de la Prée, et les hostilités avec La Rochelle étaient commencées depuis deux ou trois jours à propos d’un fort que le duc d’Angoulême venait de faire construire près de la ville.

Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur logement aux Minimes.

Mais, nous le savons, d’Artagnan, préoccupé de l’ambition de passer aux mousquetaires, avait rarement fait amitié avec ses camarades; il se trouvait donc isolé et livré à ses propres réflexions. Ses réflexions n’étaient pas riantes: depuis deux ans qu’il était arrivé à Paris, en se mêlant aux affaires publiques il s’était fait, lui chétif, un grand ennemi, le cardinal, devant lequel tremblaient les plus grands du royaume, à commencer par le roi. Cet homme pouvait l’écraser, et cependant il ne l’avait pas fait: pour un esprit aussi perspicace que l’était d’Artagnan, cette indulgence était un jour par lequel il croyait entrevoir un meilleur avenir.

Puis, il s’était fait encore un autre ennemi moins à craindre, pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n’être pas à mépriser: cet ennemi, c’était milady. Il est vrai qu’il avait acquis la protection et la bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine était, par le temps qui courait, une cause de plus de persécutions; et sa protection, on le sait, protégeait fort mal: témoin Chalais et madame Bonacieux.

Ce qu’il avait donc gagné de plus clair dans tout cela, c’était le diamant de cinq ou six mille livres qu’il portait au doigt; et encore ce diamant, en supposant que d’Artagnan, dans ses projets d’ambition, voulût le garder pour s’en faire un jour un signe de reconnaissance près de la reine, n’avait en attendant, puisqu’il ne pouvait s’en défaire, pas plus de valeur que les cailloux qu’il foulait à ses pieds. Nous disons que les cailloux qu’il foulait à ses pieds, car d’Artagnan faisait ces réflexions en se promenant solitairement sur un joli petit chemin qui conduisait du camp au village d’Angoutin; or ces réflexions l’avaient conduit plus loin qu’il ne croyait, et le jour commençait à baisser, lorsque au dernier rayon du soleil couchant il lui sembla voir briller derrière une haie le canon d’un mousquet.

D’Artagnan avait l’œil vif et l’esprit prompt, il comprit que le mousquet n’était pas venu là tout seul et que celui qui le portait ne s’était pas caché derrière une haie dans des intentions amicales. Il résolut donc de gagner au large, lorsque de l’autre côté de la route, derrière un rocher, il aperçut l’extrémité d’un second mousquet.

C’était évidemment une embuscade.

Le jeune homme jeta un coup d’œil sur le premier mousquet et vit avec une certaine inquiétude qu’il s’abaissait dans sa direction; mais aussitôt qu’il vit l’orifice du canon immobile il se jeta ventre à terre. En même temps le coup partit, il entendit le sifflement d’une balle qui passait au-dessus de sa tête.

Il n’y avait pas de temps à perdre, d’Artagnan se redressa d’un bond, et au même moment la balle de l’autre mousquet fit voler les cailloux à l’endroit même du chemin où il s’était jeté la face contre terre.

D’Artagnan n’était pas un de ces hommes inutilement braves qui cherchent une mort ridicule pour qu’on dise d’eux qu’ils n’ont pas reculé d’un pas; d’ailleurs il ne s’agissait plus de courage ici, d’Artagnan était tombé dans un guet-apens.

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—S’il y a un troisième coup, se dit-il à lui-même, je suis un homme perdu!

Et aussitôt, prenant ses jambes à son cou, il s’enfuit dans la direction du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommés pour leur agilité; mais, quelle que fût la rapidité de sa course, le premier qui avait tiré, ayant eu le temps de recharger son arme, lui tira un second coup si bien ajusté, cette fois, que la balle traversa son feutre et le fit voler à dix pas de lui.

Cependant, comme d’Artagnan n’avait pas d’autre chapeau, il ramassa le sien tout en courant, arriva fort essoufflé et fort pâle dans son logis, s’assit sans rien dire à personne et se mit à réfléchir.

Cet événement pouvait avoir trois causes:

La première et la plus naturelle: ce pouvait être une embuscade des Rochelais, qui n’eussent pas été fâchés de tuer un des gardes de Sa Majesté, d’abord parce que c’était un ennemi de moins, et ensuite parce que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie dans sa poche. D’Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et secoua la tête. La balle n’était pas une balle de mousquet, c’était une balle d’arquebuse; la justesse du coup lui avait déjà donné l’idée qu’il avait été tiré par une arme particulière: ce n’était donc pas une embuscade militaire, puisque la balle n’était pas de calibre.

Ce pouvait être un bon souvenir de monsieur le cardinal. On se rappelle qu’au moment même où il avait, grâce à ce bienheureux rayon de soleil, aperçu le canon du fusil, il s’étonnait de la longanimité de Son Éminence à son égard. Mais d’Artagnan secoua la tête. Pour les gens vers lesquels elle n’avait qu’à étendre la main. Son Éminence recourait rarement à de pareils moyens.

Ce pouvait être une vengeance de milady.

Ceci, c’était plus probable.

Il chercha inutilement à se rappeler ou les traits ou le costume des assassins; il s’était éloigné d’eux si rapidement, qu’il n’avait eu le loisir de rien remarquer.

—Ah! mes pauvres amis! murmura d’Artagnan, où êtes-vous? et que vous me faites faute!

D’Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il se réveilla en sursaut, se figurant qu’un homme s’approchait de son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans que l’obscurité eût amené aucun incident.

Mais d’Artagnan se douta bien que ce qui était différé n’était pas perdu. Il resta toute la journée dans son logis, se donnant pour excuse, vis-à-vis de lui-même, que le temps était mauvais.

Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux champs. Le duc d’Orléans visitait les postes. Les gardes coururent aux armes, d’Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.

Monsieur passa sur le front de bataille; puis tous les officiers supérieurs s’approchèrent de lui pour lui faire leur cour, M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.

Au bout d’un instant il parut à d’Artagnan que M. des Essarts lui faisait signe de s’approcher de lui: il attendit un nouveau geste de son supérieur, craignant de se tromper; mais ce geste s’étant renouvelé, il quitta les rangs et s’avança pour prendre l’ordre.

—Monsieur va demander des hommes de bonne volonté pour une mission dangereuse, mais qui fera honneur à ceux qui l’auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous tinssiez prêt.

—Merci, mon capitaine! répondit d’Artagnan, qui ne demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant général.

En effet, les Rochelais avaient fait une sortie pendant la nuit et avaient repris un bastion dont l’armée royaliste s’était emparée deux jours auparavant; il s’agissait de pousser une reconnaissance perdue pour voir comment l’armée gardait ce bastion.

Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva la voix et dit:

—Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires conduits par un homme sûr.

—Quant à l’homme sûr, je l’ai sous la main, Monseigneur, dit M. des Essarts en montrant d’Artagnan; et quant aux quatre ou cinq volontaires. Monseigneur n’a qu’à faire connaître ses intentions, et les hommes ne lui manqueront pas.

—Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer avec moi! dit d’Artagnan en levant son épée.

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Deux de ses camarades aux gardes s’élancèrent aussitôt, et deux soldats s’étant joints à eux, il se trouva que le nombre demandé était suffisant; d’Artagnan refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient la priorité.

On ignorait si, après la prise du bastion, les Rochelais l’avaient évacué ou s’ils y avaient laissé garnison; il fallait donc examiner le lieu indiqué d’assez près pour vérifier la chose.

D’Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la tranchée: les deux gardes marchaient an même rang que lui et les soldats venaient par derrière.

Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant des revêtements, jusqu’à une centaine de pas du bastion. Là d’Artagnan, en se retournant, s’aperçut que les deux soldats avaient disparu.

Il crut qu’ayant eu peur ils étaient restés en arrière et continua d’avancer.

Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent à soixante pas à peu près du bastion.

On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.

Les trois enfants perdus délibéraient s’ils iraient plus avant, lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le géant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de d’Artagnan et de ses deux compagnons.

Ils savaient ce qu’ils voulaient savoir: le bastion était gardé. Une plus longue station dans cet endroit dangereux eût donc été une imprudence inutile; d’Artagnan et les deux gardes tournèrent le dos et commencèrent une retraite qui ressemblait à une fuite.

En arrivant à l’angle de la tranchée qui allait leur servir de rempart, un des gardes tomba: une balle lui avait traversé la poitrine. L’autre, qui était sain et sauf, continua sa course vers le camp.

D’Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et s’inclina vers lui pour le relever et l’aider à rejoindre les lignes; mais en ce moment deux coups de fusil partirent: une balle cassa la tête au garde déjà blessé, et l’autre vint s’aplatir sur le roc après avoir passé à deux pouces de d’Artagnan.

Le jeune homme se retourna vivement; car cette attaque ne pouvait venir du bastion, qui était masqué par l’angle de la tranchée: l’idée des deux soldats qui l’avaient abandonné lui revint à l’esprit et lui rappela ses assassins de la surveille; il résolut donc cette fois de savoir à quoi s’en tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s’il était mort.

Il vit aussitôt deux têtes qui s’élevaient au-dessus d’un ouvrage abandonné qui était à trente pas de là: c’étaient celles de nos deux soldats. D’Artagnan ne s’était pas trompé; ces deux hommes ne l’avaient suivi que pour l’assassiner, espérant que la mort du jeune homme serait mise sur le compte de l’ennemi.

Seulement, comme il pouvait n’être que blessé et dénoncer leur crime, ils s’approchèrent pour l’achever; heureusement, trompés par la ruse de d’Artagnan, ils négligèrent de recharger leurs fusils.

Lorsqu’ils furent à dix pas de lui, d’Artagnan, qui en tombant avait eu grand soin de ne pas lâcher son épée, se releva tout à coup et d’un bond se trouva près d’eux.

Les assassins comprirent que s’ils s’enfuyaient du côté du camp sans avoir tué leur homme, ils seraient accusés par lui; aussi leur première idée fut-elle de passer à l’ennemi. L’un d’eux prit son fusil par le canon, et s’en servit comme d’une massue: il en porta un coup terrible à d’Artagnan, qui l’évita en se jetant de côté; mais par ce mouvement il livra passage au bandit, qui s’élança aussitôt vers le bastion. Comme les Rochelais qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait à eux, ils firent feu sur lui, et il tomba frappé d’une balle qui lui brisa l’épaule.

Pendant ce temps, d’Artagnan s’était jeté sur le second soldat, l’attaquant avec son épée; la lutte ne fut pas longue, ce misérable n’avait pour se défendre que son arquebuse déchargée; l’épée du garde glissa contre le canon de l’arme devenue inutile et alla traverser la cuisse de l’assassin, qui tomba, D’Artagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la gorge.

—Oh! ne me tuez pas! s’écria le bandit; grâce, grâce, mon officier! et je vous dirai tout.

—Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie, au moins? demanda le jeune homme en retenant son bras.

—Oui; si vous estimez que l’existence soit quelque chose quand on a vingt-deux ans comme vous et qu’on peut arriver à tout, étant beau et brave comme vous l’êtes.

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—Misérable! dit d’Artagnan, voyons, parle vite, qui t’a chargé de m’assassiner?

—Une femme que je ne connais pas, mais qu’on appelait milady.

—Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom?

—Mon camarade la connaissait et l’appelait ainsi, c’est à lui qu’elle a eu affaire et non pas à moi; il a même dans sa poche une lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une grande importance, à ce que je lui ai entendu dire.

—Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens?

—Il m’a proposé de faire le coup à nous deux et j’ai accepté.

—Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédition?

—Cent louis.

—Eh bien! à la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime que je vaux quelque chose; cent louis! c’est une somme pour deux misérables comme vous: aussi je comprends que tu aies accepté, et je te fais grâce, mais à une condition!

—Laquelle? demanda le soldat inquiet en voyant que tout n’était pas fini.

—C’est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans sa poche.

—Mais, s’écria le bandit, c’est une autre manière de me tuer; comment voulez-vous que j’aille chercher cette lettre sous le feu du bastion?

—Il faut pourtant que tu te décides à l’aller chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma main.

—Grâce! monsieur, pitié! au nom de cette jeune dame que vous aimez, que vous croyez morte peut-être, et qui ne l’est pas! s’écria le bandit en se mettant à genoux et en s’appuyant sur sa main, car il commençait à perdre ses forces avec son sang.

—Et d’où sais-tu qu’il y a une jeune femme que j’aime, et que j’ai cru cette femme morte? demanda d’Artagnan.

—Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.

—Tu vois bien alors qu’il faut que j’aie cette lettre, dit d’Artagnan; ainsi donc plus de retard, plus d’hésitation, ou quelle que soit ma répugnance à tremper une seconde fois mon épée dans le sang d’un misérable comme toi, je le jure par ma foi d’honnête homme...

Et à ces mots d’Artagnan fit un geste si menaçant, que le blessé se releva.

—Arrêtez! arrêtez! s’écria-t-il reprenant courage à force de terreur, j’irai... j’irai!...

D’Artagnan prit l’arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son épée.

C’était une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant sur le chemin qu’il parcourait une longue trace de sang, pâli de sa mort prochaine, essayant de se traîner sans être vu jusqu’au corps de son complice qui gisait à vingt pas de là!

La terreur était tellement peinte sur son visage couvert d’une froide sueur, que d’Artagnan en eut pitié et que, le regardant avec mépris:

—Eh bien! lui dit-il, je vais te montrer la différence qu’il y a entre un homme de cœur et un lâche comme toi; reste, j’irai.

Et d’un pas agile, l’œil au guet, observant les mouvements de l’ennemi, s’aidant de tous les accidents du terrain, d’Artagnan parvint jusqu’au second soldat.

Il y avait deux moyens d’arriver à son but: le fouiller sur place, ou l’emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la tranchée.

D’Artagnan préféra le second moyen et chargea l’assassin sur ses épaules au moment même où l’ennemi faisait feu.

Une légère secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement d’agonie prouvèrent à d’Artagnan que celui qui avait voulu l’assassiner venait de lui sauver la vie.

D’Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès du blessé aussi pâle qu’un mort. Aussitôt il commença l’inventaire: un portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait évidemment une partie de la somme que le bandit avait reçue, un cornet et des dés formaient l’héritage du mort.

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Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés, jeta la bourse au blessé et ouvrit avidement le portefeuille.

Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre suivante: c’était celle qu’il était allé chercher au risque de sa vie.

«Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu’elle est maintenant en sûreté dans ce couvent où vous n’auriez jamais dû la laisser arriver, tâchez au moins de ne pas manquer l’homme; sinon, vous savez que j’ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez à moi.»

Pas de signature. Néanmoins il était évident que la lettre venait de milady. En conséquence, il la garda comme pièce de conviction, et, en sûreté derrière l’angle de la tranchée, il se mit à interroger le blessé. Celui-ci confessa qu’il s’était chargé avec son camarade, le même qui venait d’être tué, d’enlever une femme jeune qui devait sortir de Paris par la barrière de la Villette, mais que, s’étant arrêtés à boire dans un cabaret, ils avaient manqué la voiture de dix minutes.

—Mais qu’eussiez-vous fait de cette femme? demanda d’Artagnan avec angoisse.

—Nous devions la transporter dans un hôtel de la Place Royale, dit le blessé.

—Oui! oui! murmura d’Artagnan, c’est bien cela: chez milady elle-même.

Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terrible soif de vengeance poussait cette femme à le perdre, ainsi que ceux qui l’aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de la cour, puisqu’elle avait tout découvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal.

Mais il comprit aussi, avec un sentiment de joie bien réel, que la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre madame Bonacieux expiait son dévouement, et qu’elle l’avait tirée de cette prison. Alors la lettre qu’il avait reçue de la jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil à une apparition, lui furent expliqués. Dès lors, ainsi qu’Athos l’avait prédit, il était possible de retrouver madame Bonacieux, et un couvent n’était pas imprenable.

Cette idée acheva de lui remettre la clémence au cœur. Il se retourna vers le blessé qui suivait avec anxiété toutes les expressions diverses de son visage, et lui tendant le bras:

—Allons, lui dit-il, je ne veux pas t’abandonner ainsi. Appuie-toi sur moi et retournons au camp.

—Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire à tant de magnanimité, mais n’est-ce point pour me faire pendre?

—Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.

Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de nouveau les pieds de son sauveur; mais d’Artagnan, qui n’avait plus aucun motif de rester si près de l’ennemi, abrégea lui-même les témoignages de sa reconnaissance.

Le garde qui était revenu à la première décharge avait annoncé la mort de ses quatre compagnons. On fut donc à la fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment, quand on vit reparaître le jeune homme sain et sauf.

D’Artagnan expliqua le coup d’épée de son compagnon par une sortie qu’il improvisa. Il raconta la mort de l’autre soldat et les périls qu’ils avaient courus. Ce récit fut pour lui l’occasion d’un véritable triomphe. Toute l’armée parla de cette expédition pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments.

Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa récompense, la belle action de d’Artagnan eut pour résultat de lui rendre la tranquillité qu’il avait perdue. En effet, d’Artagnan croyait pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l’un était tué et l’autre dévoué à ses intérêts.

Cette tranquillité prouvait une chose, c’est que d’Artagnan ne connaissait pas encore milady.

XII
LE VIN D’ANJOU

Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp; et comme il avait grande hâte d’arriver en personne au siège, on disait qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se remettrait en route.

Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d’un jour à l’autre, il allait être remplacé dans son commandement, soit par le duc d’Angoulême, soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement, faisait peu de chose, perdait ses journées en tâtonnements, et n’osait risquer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l’île de Ré, où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin et le fort de la Prée, tandis que, de leur côté, les Français assiégeaient La Rochelle.

D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était redevenu plus tranquille; il ne lui restait qu’une inquiétude, c’était de n’apprendre aucune nouvelle de ses amis.

Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut expliqué par cette lettre, datée de Villeroi:

«Monsieur d’Artagnan,

»MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne partie chez moi, et s’être égayés beaucoup, ont mené si grand bruit, que le prévôt du château, homme très rigide, les a consignés pour quelques jours; mais j’accomplis les ordres qu’ils m’ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles de mon vin d’Anjou, dont ils ont fait grand cas: ils veulent que vous buviez à leur santé avec leur vin favori.

»Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,

»Votre serviteur très humble et très obéissant

»GODEAU,
»Hôtelier de messieurs les mousquetaires.»

—A la bonne heure! s’écria d’Artagnan, ils pensent à moi dans leurs plaisirs comme je pensais à eux dans mon ennui: bien certainement que je boirai à leur santé et de grand cœur; mais je ne boirai pas seul.

Et d’Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus amitié qu’avec les autres, afin de les inviter à boire avec lui le charmant petit vin d’Anjou qui venait d’arriver de Villeroi.

L’un des deux gardes était invité pour le soir même, et l’autre invité pour le lendemain; la réunion fut donc fixée au surlendemain.

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D’Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin à la buvette des gardes, en recommandant qu’on les lui gardât avec soin; puis, le jour de la solennité, comme le dîner était fixé pour l’heure de midi, d’Artagnan envoya, dès neuf heures, Planchet pour tout préparer.

Planchet, tout fier d’être élevé à la dignité de maître d’hôtel, songea à tout apprêter en homme intelligent; à cet effet, il s’adjoignit le valet d’un des convives de son maître, nommé Fourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d’Artagnan, et qui, n’appartenant à aucun corps, était entré au service de d’Artagnan, ou plutôt à celui de Planchet, depuis que d’Artagnan lui avait sauvé la vie.

L’heure du festin venue, les deux convives arrivèrent, prirent place, et les mets s’alignèrent sur la table. Planchet servait la serviette au bras; Fourreau débouchait les bouteilles, et Brisemont, c’était le nom du convalescent, transvasait dans des carafons de verre le vin, qui paraissait avoir déposé par les secousses de la route. De ce vin, la première bouteille était un peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre et d’Artagnan lui permit de la boire: car le pauvre diable n’avait pas encore beaucoup de forces.

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Les convives, après avoir mangé le potage, allaient porter le premier verre à leurs lèvres, lorsque tout à coup le canon retentit au fort Louis et au fort Neuf; aussitôt les gardes, croyant qu’il s’agissait de quelque attaque imprévue, soit des assiégés, soit des Anglais, sautèrent sur leurs épées; d’Artagnan, non moins leste qu’eux, fit comme eux, et tous trois sortirent en courant, afin de se rendre à leurs postes.

Mais à peine furent-ils hors de la buvette, qu’ils se trouvèrent fixés sur la cause de ce grand bruit; les cris de «Vive le roi! Vive monsieur le cardinal!» retentissaient de tous côtés, et les tambours battaient dans toutes les directions.

En effet, le roi, impatient comme on l’avait dit, venait de doubler deux étapes, et arrivait à l’instant même avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupes; ses mousquetaires le précédaient et le suivaient. D’Artagnan, placé en haie avec sa compagnie, salua d’un geste expressif ses amis, qu’il suivait des yeux, et M. de Tréville, qui le reconnut tout d’abord.

La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furent bientôt dans les bras l’un de l’autre.

—Pardieu! s’écria d’Artagnan, il n’est pas possible de mieux arriver, et les viandes n’auront pas encore eu le temps de refroidir! n’est-ce pas, messieurs? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu’il présenta à ses amis.

—Ah! ah! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.

—J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de femmes à votre dîner!

—Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre bicoque? demanda Athos.

—Mais, pardieu! il y a le vôtre, cher ami, répondit d’Artagnan.

—Notre vin? fit Athos étonné.

—Oui, celui que vous m’avez envoyé.

—Nous vous avons envoyé du vin?

—Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d’Anjou?

—Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.

—Le vin que vous préférez.

—Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni chambertin.

—Eh bien! à défaut de champagne et de chambertin, vous vous contenterez de celui-là.

—Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou, gourmet que nous sommes? dit Porthos.

—Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de votre part.

—De notre part? firent les trois mousquetaires.

—Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin?

—Non, et vous, Porthos?

—Non, et vous, Athos?

—Non.

—Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est votre hôtelier.

—Notre hôtelier?

—Eh oui! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.

—Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra, n’importe, dit Porthos, goûtons-le, et, s’il est bon, buvons-le.

—Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.

—Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan. Personne de vous n’a chargé l’hôtelier Godeau de m’envoyer du vin?

—Non! et cependant il vous en a envoyé de notre part?

—Voici la lettre! dit d’Artagnan.

Et il présenta le billet à ses camarades.

—Ce n’est pas son écriture! dit Athos, je la connais; c’est moi qui, avant de partir, ai réglé les comptes de la communauté.

—Fausse lettre, dit Porthos; nous n’avons pas été consignés.

—D’Artagnan, dit Aramis d’un ton de reproche, comment avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit?...

D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.

—Tu m’effrayes, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes occasions, qu’est-il donc arrivé?

—Courons, courons, mes amis! s’écria d’Artagnan, un horrible soupçon me traverse l’esprit! serait-ce encore une vengeance de cette femme?

Ce fut Athos qui pâlit à son tour.

D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois mousquetaires et les deux gardes le suivirent.

Le premier objet qui frappa la vue de d’Artagnan, en entrant dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et se roulant dans d’atroces convulsions.

Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient de lui porter secours; mais il était évident que tout secours était inutile: tous les traits du moribond étaient crispés par l’agonie.

—Ah! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan, ah! c’est affreux, vous avez l’air de me faire grâce et vous m’empoisonnez!

—Moi! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux! mais que dis-tu donc là?

—Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce vin, je dis que c’est vous qui m’avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous venger de moi, je dis que c’est affreux!

—N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan, n’en croyez rien; je vous jure, je vous atteste...

—Oh! mais, Dieu est là! Dieu vous punira! mon Dieu! qu’il souffre un jour ce que je souffre!

—Sur l’Évangile, s’écria d’Artagnan en se précipitant vers le moribond, je vous jure que j’ignorais que ce vin fût empoisonné et que j’allais en boire comme vous.

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—Je ne vous crois pas, dit le soldat.

Et il expira dans un redoublement de tortures.

—Affreux! affreux! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu’on allât chercher un confesseur.

—O mes amis! dit d’Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver la vie, non seulement à moi, mais à ces messieurs. Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux gardes, je vous demanderai le silence sur toute cette aventure; de grands personnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.

—Ah, monsieur! balbutiait Planchet plus mort que vif; ah, monsieur! que je l’ai échappé belle!

—Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu allais donc boire mon vin?

—A la santé du roi, monsieur; j’allais en boire un pauvre verre, si Fourreau ne m’avait pas dit qu’on m’appelait.

—Hélas! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je voulais l’éloigner pour boire tout seul!

—Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux gardes, vous comprenez qu’un pareil festin ne pourrait être que fort triste après ce qui vient de se passer; ainsi recevez toutes mes excuses et remettez la partie à un autre jour, je vous prie.

Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses de d’Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient demeurer seuls, ils se retirèrent.

Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans témoins, ils se regardèrent d’un air qui voulait dire que chacun comprenait la gravité de la situation.

—D’abord, dit Athos, sortons de cette chambre; c’est mauvaise compagnie qu’un mort, mort de mort violente.

—Planchet, dit d’Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre diable. Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avait commis un crime, c’est vrai, mais il s’en est repenti.

Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires à Brisemont.

L’hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit des œufs à la coque et de l’eau, qu’Athos alla puiser lui-même à la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.

—Eh bien! dit d’Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami, c’est une guerre à mort.

Athos secoua la tête.

—Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec une épée éternellement suspendue au-dessus de sa tête, dit-il, et qu’il faut sortir de cette situation.

—Mais comment?

—Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir une explication avec elle; dites-lui: La paix ou la guerre! ma parole de gentilhomme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous; de votre côté, serment solennel de rester neutre à mon égard: sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j’ameute la cour contre vous, je vous dénonce comme flétrie, je vous fais mettre en jugement, et si l’on vous absout, eh bien! je vous tue, foi de gentilhomme! au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragé.

—J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais où la joindre?

—Le temps, cher ami, le temps amène l’occasion, l’occasion c’est la martingale de l’homme: plus on a engagé, plus on gagne quand on sait attendre.

—Oui, mais attendre entouré d’assassins et d’empoisonneurs...

—Bah! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à présent, Dieu nous gardera encore.

—Oui, nous; nous d’ailleurs, nous sommes des hommes, et, à tout prendre, c’est notre état de risquer notre vie: mais elle! ajouta-t-il à demi-voix.

—Qui, elle? demanda Athos.

—Constance.

—Madame Bonacieux! ah! c’est juste, fit Athos; pauvre ami! j’oubliais!

—Eh bien! mais, dit Aramis, n’avez-vous pas vu par la lettre même que vous avez trouvée sur le misérable mort qu’elle était dans un couvent? On est très bien dans un couvent, et aussitôt le siège de La Rochelle terminé, je vous promets que pour mon compte...

—Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu des nouvelles de sa maîtresse, dit tout bas Athos; mais ne faites pas attention, nous connaissons cela.

—Eh bien! dit Porthos, il me semble qu’il y aurait un moyen simple.

—Lequel? demanda d’Artagnan.

—Elle est dans un couvent, dites-vous? reprit Porthos.

—Oui.

—Eh bien! aussitôt le siège fini, nous l’enlevons de ce couvent.

—Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.

—C’est juste, dit Porthos.

—Mais j’y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher d’Artagnan, que c’est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle?

—Oui, je le crois, du moins.

—Eh bien! mais Porthos nous aidera là dedans.

—Et comment cela, s’il vous plaît?

—Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse, elle doit avoir le bras long.

—Chut! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.

—Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en avoir des nouvelles.

—Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis, vous, et comment cela?

—Par l’aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié...

Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir le soir même: d’Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis.

XIII
L’AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE

Cependant, à peine arrivé, le roi, qui avait si grande hâte de se trouver en face de l’ennemi, et qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions, d’abord pour chasser les Anglais de l’île de Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle; mais, malgré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc d’Angoulême.

MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de France, et réclamaient leur droit de commander l’armée sous les ordres du roi; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement les Anglais et les Rochelais, ses frères en religion, poussait au contraire le duc d’Angoulême, que le roi, à son instigation, avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l’armée, on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier: Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La Leu jusqu’à Dompierre; le duc d’Angoulême à l’est, depuis Dompierre jusqu’à Périgny; et M. de Schomberg au midi, depuis Périgny jusqu’à Angoutin.

Le logis de Monsieur était à Dompierre.

Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie.

Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.

De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre; le roi, le duc d’Angoulême; et le cardinal, M. de Schomberg.

Aussitôt cette organisation établie, on s’était occupé de chasser les Anglais de l’île.

La conjoncture était favorable: les Anglais, qui ont, avant toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats, ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp; de plus, la mer, fort mauvaise à cette époque de l’année sur toutes les côtes de l’Océan, mettait tous les jours quelque bâtiment à mal, et la plage, depuis la pointe de l’Aiguillon jusqu’à la tranchée, était littéralement, à chaque marée, couverte de débris de pinasses, de roberges et de felouques; il en résultait que, même les gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évident qu’un jour ou l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’île de Ré que par entêtement, serait obligé de lever le siège. Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu’il fallait en finir et donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive.

Notre intention n’étant pas de faire un journal du siège, mais au contraire de n’en rapporter que les événements qui ont trait à l’histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que l’entreprise réussit au grand étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repoussés pied à pied, battus dans toutes les rencontres, écrasés au passage de l’île de Loix, furent obligés de se rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes, parmi lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes de qualité, quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui furent apportés à Paris par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompe aux voûtes de Notre-Dame.

Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répercutèrent par toute la France. Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais.

Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait été pris, et l’on avait acquis la preuve qu’une ligue existait entre l’Empire, l’Espagne, l’Angleterre et la Lorraine. Cette ligue était dirigée contre la France. De plus, dans le logis de Buckingham, qu’il avait été forcé d’abandonner plus précipitamment qu’il ne l’avait cru, on avait trouvé des papiers qui confirmaient le fait de cette ligue, et qui, à ce qu’assure M. le cardinal dans ses Mémoires, compromettaient fort madame de Chevreuse, et par conséquent la reine.

C’était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car on n’est pas ministre absolu sans être responsable; aussi toutes les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s’élevait dans un des grands royaumes de l’Europe.

Le cardinal connaissait l’activité et surtout la haine de Buckingham; si la ligue qui menaçait la France triomphait, toute son influence disparaissait: la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinet du Louvre, où elles n’avaient encore que des partisans; lui, Richelieu, le ministre français, le ministre national par excellence, était donc perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un enfant, le haïssait comme un enfant hait son maître, l’abandonnait aux vengeances particulières de Monsieur et de la reine; mais sa perte était peut-être celle de la France. Il fallait parer à tout cela.

Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence. C’étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu’il était facile de reconnaître qu’ils appartenaient surtout à l’Église militante; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de pages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler les formes arrondies; enfin des paysans aux mains noircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l’homme de qualité à une lieue à la ronde. Puis encore d’autres visites moins agréables, car deux ou trois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli être assassiné.

Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que c’était elle-même qui mettait en campagne des assassins maladroits, afin d’avoir, le cas échéant, le droit d’user de représailles; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres ni à ce que disent leurs ennemis. Ce qui n’empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui ses plus acharnés détracteurs n’ont jamais contesté la bravoure personnelle, de faire force courses nocturnes, tantôt pour communiquer au duc d’Angoulême des ordres importants, tantôt pour aller se concerter avec le roi, tantôt pour conférer avec quelque messager qu’il ne voulait pas qu’on laissât entrer chez lui.

De leur côté les mousquetaires, qui n’avaient pas grand’chose à faire au siège, n’étaient pas tenus sévèrement et menaient joyeuse vie. Cela leur était d’autant plus facile, à nos trois compagnons surtout, qu’étant des amis de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de s’attarder et de rester après la fermeture du camp avec des permissions particulières.

Or, un soir que d’Artagnan, qui était de tranchée, n’avait pu les accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois d’une buvette qu’Athos avait découverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge. Ils suivaient le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous l’avons dit, de peur d’embuscade, lorsque à un quart de lieue à peu près du village de Boinar ils crurent entendre le pas d’une cavalcade qui venait à eux; aussitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre l’autre, et attendirent, tenant le milieu de la route. Au bout d’un instant, et comme la lune sortait justement d’un nuage, ils virent apparaître au détour d’un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s’ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière. Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme:

—Qui vive?

—Qui vive vous-même? répondit un de ces deux cavaliers.

—Ce n’est pas répondre, cela! dit Athos. Qui vive? Répondez, ou nous chargeons.

—Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs! dit alors une voix vibrante qui paraissait avoir l’habitude du commandement.

—C’est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit, dit Athos; que voulez-vous faire, messieurs?

—Qui êtes-vous? dit la même voix du même ton de commandement; répondez à votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre désobéissance.

—Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui qui les interrogeait en avait le droit.

—Quelle compagnie?

—Compagnie de Tréville.

—Avancez à l’ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites ici, à cette heure.

Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille un peu basse, car tous trois maintenant étaient convaincus qu’ils avaient affaire à plus fort qu’eux, laissant, au reste, à Athos le soin de porter la parole.

Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu, était à dix pas en avant de son compagnon; Athos fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière, et s’avança seul.

—Pardon, mon officier! dit Athos; mais nous ignorions à qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.

—Votre nom? dit l’officier, qui se couvrait une partie du visage avec son manteau.

—Mais vous-même, monsieur, dit Athos, qui commençait à se révolter contre cette inquisition; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez le droit de m’interroger.

—Votre nom? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage découvert.

—Monsieur le cardinal! s’écria le mousquetaire stupéfait.

—Votre nom? reprit pour la troisième fois Son Éminence.

—Athos, dit le mousquetaire.

Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se rapprocha.

—Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse, je ne veux pas qu’on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.

—Nous sommes gentilshommes, monseigneur, dit Athos; demandez-nous donc notre parole et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci! nous savons garder un secret.

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