Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)
—Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d’Artagnan, peut-être n’ai-je pas perdu ma dernière pistole. A cheval, mes amis, à cheval! Et les quatre compagnons s’élancèrent au galop sur la route de Béthune.
XXXI
LE COUVENT DES CARMÉLITES DE BÉTHUNE
Les grands criminels portent avec eux une espèce de prédestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait échapper à tous les dangers, jusqu’au moment que la Providence, lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune impie. Il en était ainsi de milady: elle passa au travers des croiseurs des deux nations, et arriva à Boulogne sans aucun accident.
En débarquant à Portsmouth, milady était une Anglaise que les persécutions de la France chassaient de La Rochelle; débarquée à Boulogne, après deux jours de traversée, elle se fit passer pour une Française que les Anglais inquiétaient à Portsmouth, dans la haine qu’ils avaient conçue contre la France.
Milady avait d’ailleurs le plus efficace des passeports: sa beauté, sa grande mine et la générosité avec laquelle elle répandait les pistoles. Affranchie des formalités d’usage par le sourire affable et les manières galantes d’un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta à Boulogne que le temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue:
«A Son Éminence monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp devant La Rochelle.
»Monseigneur, que Votre Éminence se rassure; Sa Grâce le duc de Buckingham ne partira point pour la France.
»Boulogne, 25 au soir.
»MILADY DE...»
«P.-S.—Selon les désirs de Votre Éminence, je me rends au couvent des Carmélites de Béthune où j’attendrai ses ordres.»
Effectivement, le même soir, milady se mit en route; la nuit la prit: elle s’arrêta et coucha dans une auberge; puis, le lendemain, à cinq heures du matin, elle partit, et, trois heures après, elle entra à Béthune.
Elle se fit indiquer le couvent des Carmélites, et y entra aussitôt.
La supérieure vint au-devant d’elle; milady lui montra l’ordre du cardinal; l’abbesse lui fit donner une chambre et servir à déjeuner.
Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de cette femme, et, le regard fixé sur l’avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui réservait le cardinal, qu’elle avait si heureusement servi, sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l’apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces sur la terre que la dévastation et la mort.
Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa visite; il y a peu de distractions au cloître, et la bonne supérieure avait hâte de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire à l’abbesse; or, c’était chose facile à cette femme si réellement supérieure; elle essaya d’être aimable: elle fut charmante, et séduisit la bonne religieuse par sa conversation si variée, et par les grâces répandues dans toute sa personne.
L’abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu’aux extrémités du royaume, et qui, surtout, ont tant de peine à franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.
Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait constamment vécu; elle se mit donc à entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, mêlées aux dévotions outrées du roi: elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l’abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha légèrement les amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu’on parlât un peu. Mais l’abbesse se contenta d’écouter et de sourire, le tout sans répondre. Cependant, comme milady vit que ce genre de récit l’amusait fort, elle continua; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.
Là elle était fort embarrassée; elle ignorait si l’abbesse était royaliste ou cardinaliste: elle se tint dans un juste milieu prudent; l’abbesse, de son côté, se tint dans une réserve plus prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de tête toutes les fois que la voyageuse prononçait le nom de Son Éminence.
Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait fort dans le couvent; elle résolut donc de risquer quelque chose pour savoir tout de suite à quoi s’en tenir. Voulant voir jusqu’où irait la discrétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal très dissimulé d’abord, puis très circonstancié du cardinal, racontant les amours du ministre avec madame d’Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.
L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima peu à peu et sourit.
—Bon, dit milady, elle prend goût à mon discours; si elle est cardinaliste, elle n’y met pas de fanatisme au moins.
Alors, elle passa aux persécutions exercées par le cardinal sur ses ennemis. L’abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni désapprouver. Cela confirma milady dans son opinion, que la religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchérissant de plus en plus.
—Je suis fort ignorante en toutes ces matières-là, dit enfin l’abbesse; mais tout éloignées que nous sommes de la cour, tout en dehors des intérêts du monde où nous nous trouvons placées, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez là; et l’une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et des persécutions de M. le cardinal.
—Une de vos pensionnaires, dit milady; oh! mon Dieu! pauvre femme, je la plains alors.
—Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre: prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout subi. Mais, après tout, reprit l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des motifs plausibles pour agir ainsi, et, quoiqu’elle ait l’air d’un ange, il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine.
—Bon! dit milady à elle-même, qui sait! je vais peut-être découvrir quelque chose ici, je suis en veine.
Et elle s’appliqua il donner à son visage une expression de candeur parfaite.
—Hélas! dit milady, je le sais; on dit cela, qu’il ne faut pas croire aux physionomies; mais à quoi croira-t-on cependant si ce n’est au plus bel ouvrage du Créateur! Quant à moi, je serai trompée toute ma vie peut-être; mais je me fierai toujours à une personne dont le visage m’inspirera de la sympathie.
—Vous seriez donc tentée de croire, dit l’abbesse, que cette jeune femme est innocente?
—M. le cardinal ne poursuit pas que les crimes, dit-elle; il y a certaines vertus qu’il poursuit plus sévèrement que certains forfaits.
—Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise, dit l’abbesse.
—Et sur quoi? demanda milady avec naïveté.
—Mais sur le langage que vous tenez.
—Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage? demanda en souriant milady.
—Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous envoie ici, et cependant...
—Et cependant j’en dis du mal, reprit milady achevant la pensée de la supérieure.
—Au moins n’en dites-vous pas de bien.
—C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa victime.
—Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande à moi?...
—Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites...
—Mais pourquoi n’avez-vous pas fui?
—Où irais-je? Croyez-vous qu’il y ait un endroit de la terre où ne puisse atteindre le cardinal, s’il veut se donner la peine de tendre la main! Si j’étais un homme, à la rigueur cela serait possible encore; mais une femme, que voulez-vous que fasse une femme? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayé de fuir, elle?
—Non, c’est vrai; mais elle, c’est autre chose, je la crois retenue en France par quelque amour.
—Alors, dit milady avec un soupir, si elle aime, elle n’est pas tout à fait malheureuse.
—Ainsi, dit l’abbesse en regardant milady avec un intérêt croissant, c’est encore une pauvre persécutée que je vois?
—Hélas, oui! dit milady.
L’abbesse regarda un instant milady avec inquiétude, comme si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.
—Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte foi? dit-elle en balbutiant.
—Moi, s’écria milady, moi, protestante! Oh! non, j’atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.
—Alors, madame, dit l’abbesse en souriant, rassurez-vous; la maison où vous êtes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu’il faudra pour vous faire chérir la captivité. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persécutée sans doute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse.
—Comment la nommez-vous?
—Elle m’a été recommandée par quelqu’un de très haut placé, sous le nom de Ketty. Je n’ai pas cherché à savoir son autre nom.
—Ketty! s’écria milady; quoi! vous êtes sûre?...
—Qu’elle se fait appeler ainsi? Oui, madame, la connaîtriez-vous?
Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui était venue que cette jeune femme pouvait être son ancienne camériste. Au souvenir de cette jeune fille s’était lié un souvenir de colère, et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l’expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanément fait perdre.
—Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens déjà une si grande sympathie? demanda milady.
—Ce soir, dit l’abbesse, dans la journée même. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m’avez-vous dit vous-même; ce matin vous vous êtes levée à cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et dormez, à l’heure du dîner nous vous réveillerons.
Quoique milady eût très bien pu se passer de sommeil, soutenue qu’elle était par toutes les excitations qu’une aventure nouvelle faisait éprouver à son cœur avide d’intrigues, elle n’en accepta pas moins l’offre de la supérieure: depuis douze ou quinze jours elle avait passé par tant d’émotions diverses, que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son âme avait besoin de repos.
Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha, doucement bercée par les idées de vengeance auxquelles l’avait tout naturellement ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elle réussissait dans son entreprise. Elle avait réussi, d’Artagnan était donc à elle!
Une seule chose l’épouvantait, c’était le souvenir de son mari; c’était le comte de La Fère, qu’elle avait cru mort ou du moins expatrié, et qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d’Artagnan.
Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il avait dû lui prêter assistance dans toutes les menées à l’aide desquelles la reine avait déjoué les projets de Son Éminence; s’il était l’ami de d’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal; et sans doute elle parviendrait à l’envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle elle espérait étouffer le jeune mousquetaire.
Toutes ces espérances étaient de douces pensées pour milady; aussi, bercée par elles, s’endormit-elle bientôt.
Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l’abbesse accompagnée d’une jeune femme aux cheveux blonds, au teint délicat, qui fixait sur elle un regard plein d’une bienveillante curiosité.
La figure de cette jeune femme lui était complètement inconnue; toutes deux s’examinèrent avec une scrupuleuse attention, tout en échangeant les compliments d’usage: toutes deux étaient fort belles, mais de beautés tout à fait différentes. Cependant milady sourit en reconnaissant qu’elle l’emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons aristocratiques. Il est vrai que l’habit de novice que portait la jeune femme n’était pas très avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
L’abbesse les présenta l’une à l’autre; puis, lorsque cette formalité fut remplie, comme ses devoirs l’appelaient à l’église, elle laissa les deux jeunes femmes seules.
La novice, voyant milady couchée, voulait suivre la supérieure, mais milady la retint.
—Comment, madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je aperçue et vous voulez déjà me priver de votre présence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l’avoue, pour le temps que j’ai à passer ici?
—Non, madame, répondit la novice, seulement je craignais d’avoir mal choisi mon temps: vous dormiez, vous êtes fatiguée.
—Eh bien! dit milady, que peuvent demander les gens qui dorment? un bon réveil. Ce réveil, vous me l’avez donné; laissez-moi en jouir tout à mon aise.
Et lui prenant la main, elle l’attira sur un fauteuil qui était près de son lit.
La novice s’assit.
—Mon Dieu! dit-elle, que je suis malheureuse! voilà six mois que je suis ici, sans l’ombre d’une distraction, vous arrivez, votre présence allait être pour moi une compagnie charmante, et voilà que, selon toute probabilité, d’un moment à l’autre je vais quitter le couvent!
—Comment! dit milady, vous sortez bientôt?
—Du moins, je l’espère, dit la novice avec une expression de joie qu’elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.
—Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du cardinal, continua milady; c’eût été un motif de plus de sympathie entre nous.
—Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la vérité, que vous étiez aussi une victime de ce méchant prêtre?
—Chut! dit milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui; tous mes malheurs viennent d’avoir dit à peu près ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m’a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’une trahison?
—Non, dit la novice, mais de mon dévouement: d’un dévouement à une femme que j’aimais, pour qui j’eusse donné ma vie, pour qui je la donnerais encore.
—Et qui vous a abandonnée, c’est cela!
—J’ai été assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois jours j’ai acquis la preuve du contraire, et j’en remercie Dieu; il m’aurait coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais vous, madame, continua la novice, il me semble que vous êtes libre, et que, si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu’à vous.
—Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans argent, dans une partie de la France que je ne connais pas, où je ne suis jamais venue?...
—Oh! s’écria la novice, quant à des amis, vous en aurez partout où vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous êtes si belle!
—Cela n’empêche pas, reprit milady en adoucissant son sourire de manière à lui donner une expression angélique, que je suis seule et persécutée.
—Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le ciel, voyez-vous; il vient toujours un moment où le bien que l’on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-être est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m’ayez rencontrée: car, si je sors d’ici, eh bien! j’aurai quelques amis puissants, qui, après s’être mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.
—Oh! quand j’ai dit que j’étais seule, dit milady espérant faire parler la novice en parlant d’elle-même, ce n’est pas faute d’avoir aussi quelques connaissances haut placées; mais ces connaissances tremblent elles-mêmes devant le cardinal: la reine elle-même n’ose pas lutter contre le terrible ministre; j’ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur, a plus d’une fois été obligée d’abandonner à la colère de Son Éminence les personnes qui l’avaient servie.
—Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l’air d’avoir abandonné ces personnes-là; mais il ne faut pas en croire l’apparence: plus elles sont persécutées, plus elle pense à elles; et souvent, au moment où elles y comptent le moins, elles ont la preuve d’un bon souvenir.
—Hélas! dit milady, je le crois; la reine est si bonne.
—Oh! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous parlez d’elle ainsi! s’écria la novice avec enthousiasme.
—C’est-à-dire, reprit milady poussée dans ses retranchements, qu’elle, personnellement, je n’ai pas l’honneur de la connaître; mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes: je connais M. de Putange; j’ai connu en Angleterre M. Dujart, je connais M. de Tréville.
—M. de Tréville! s’écria la novice, vous connaissez M. de Tréville.
—Oui, parfaitement, beaucoup même.
—Le capitaine des mousquetaires du roi?
—Le capitaine des mousquetaires du roi.
—Oh! mais vous allez voir, s’écria la novice, que tout à l’heure nous allons être des connaissances achevées, presque des amies; si vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû aller chez lui?
—Souvent! dit milady, qui, entrée dans cette voie, et s’apercevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser jusqu’au bout.
—Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses mousquetaires?
—Tous ceux qu’il reçoit habituellement! répondit milady, pour laquelle cette conversation commençait à prendre un intérêt réel.
—Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez qu’ils seront de mes amis.
—Mais, dit milady embarrassée, je connais M. de Souvigny, M. de Courtivron, M. de Férussac.
La novice laissa dire; puis voyant qu’elle s’arrêtait:
—Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé Athos?
Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle était couchée, et, si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, ne put s’empêcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dévorant du regard.
—Quoi! qu’avez-vous? Oh! mon Dieu! demanda la jeune femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée?
—Non; mais ce nom m’a frappée, parce que, moi aussi, j’ai connu ce gentilhomme, et qu’il m’a paru étrange de trouver quelqu’un qui paraisse le connaître beaucoup.
—Oh! oui! beaucoup! beaucoup! non seulement lui, mais encore ses amis: MM. Porthos et Aramis!
—En vérité! eux aussi je les connais! s’écria milady, qui sentit le froid pénétrer jusqu’à son cœur.
—Eh bien! si vous les connaissez, vous devez savoir qu’ils sont bons et francs compagnons; que ne vous adressez-vous à eux, si vous avez besoin d’appui?
—C’est-à-dire, balbutia milady, je ne suis liée réellement avec aucun d’eux; je les connais pour en avoir entendu beaucoup parler par un de leurs amis, M. d’Artagnan.
—Vous connaissez M. d’Artagnan! s’écria la novice à son tour, en saisissant la main de milady et en la dévorant des yeux.
Puis, remarquant l’étrange expression du regard de milady:
—Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre?
—Mais, reprit milady embarrassée, mais à titre d’ami.
—Vous me trompez, madame, dit la novice: vous avez été sa maîtresse.
—C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria milady à son tour.
—Moi! dit la novice.
—Oui, vous; je vous connais maintenant: vous êtes madame Bonacieux.
La jeune femme se recula pleine de surprise et de terreur.
—Oh! ne niez pas! répondez, reprit milady.
—Eh bien! oui, madame! dit la novice; sommes-nous rivales?
La figure de milady s’illumina d’un feu tellement sauvage, que, dans toute autre circonstance, madame Bonacieux se fût enfuie d’épouvante; mais elle était toute à sa jalousie.
—Voyons, dites, madame, reprit madame Bonacieux avec une énergie dont on l’eût crue incapable, avez-vous été ou êtes-vous sa maîtresse?
—Oh! non! s’écria milady avec un accent qui n’admettait pas le doute sur sa vérité, jamais! jamais!
—Je vous crois, dit madame Bonacieux; mais pourquoi donc alors vous êtes-vous écriée ainsi?
—Comment, vous ne comprenez pas! dit milady, qui était déjà remise de son trouble, et qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit.
—Comment voulez-vous que je comprenne? je ne sais rien.
—Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan étant mon ami, il m’avait prise pour confidente?
—Vraiment!
—Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlèvement de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui de ses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment! Et comment ne voulez-vous pas que je m’en étonne, quand, sans m’en douter, je me trouve en face de vous, de vous dont nous avons parlé si souvent ensemble, de vous qu’il aime de toute la force de son âme, de vous qu’il m’avait fait aimer avant que je vous eusse vue? Ah! chère Constance, voilà donc que nous nous retrouvons; je vous vois donc enfin!
Et milady tendit ses bras à madame Bonacieux, qui, toute convaincue par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie sincère et dévouée.
—Oh! pardonnez-moi! s’écria-t-elle en se laissant aller sur son épaule, je l’aime tant!
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si les forces de milady eussent été à la hauteur de sa haine, madame Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.
—O chère belle! chère bonne petite! dit milady, que je suis heureuse de vous voir! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui. c’est bien vous. Ah! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnais à cette heure, je vous reconnais parfaitement.
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce front pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’intérêt et de la compassion.
—Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit madame Bonacieux, puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait: mais souffrir pour lui, c’est du bonheur.
Milady reprit machinalement:
—Oui, c’est du bonheur.
Elle pensait à autre chose.
—Et puis, continua madame Bonacieux, mon supplice touche à son terme: demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors le passé n’existera plus.
—Ce soir? demain? s’écria milady tirée de sa rêverie par ces paroles, que voulez-vous dire? attendez-vous quelque nouvelle de lui?
—Je l’attends lui-même.
—Lui-même; d’Artagnan, ici!
—Lui-même.
—Mais, c’est impossible! il est au siège de La Rochelle avec le cardinal; il ne reviendra qu’après la prise de la ville.
—Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a quelque chose d’impossible à mon d’Artagnan, le noble et loyal gentilhomme?
—Oh! je ne puis vous croire!
—Eh bien! lisez donc! dit, dans l’excès de son orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre à milady.
—L’écriture de madame de Chevreuse! se dit en elle-même milady. Ah! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de ce côté-là!
Et elle lut avidement ces quelques lignes:
«Ma chère enfant, tenez-vous prête; notre ami vous verra bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée: préparez-vous donc au départ et ne désespérez jamais de nous.
»Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle comme toujours, dites-lui qu’on lui est bien reconnaissant quelque part de l’avis qu’il a donné.»
—Oui, oui, dit milady, oui, la lettre est précise. Savez-vous quel est cet avis?
—Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine de quelque nouvelle machination du cardinal.
—Oui, c’est cela sans doute! dit milady en rendant la lettre à madame Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d’un cheval.
—Oh! s’écria madame Bonacieux en s’élançant à la fenêtre, serait-ce déjà lui?
Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise; tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup, que pour la première fois la tête lui manquait.
—Lui! lui! murmura-t-elle, serait-ce lui?
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
—Hélas, non! dit madame Bonacieux, c’est un homme que je ne connais pas, et qui cependant a l’air de venir ici; oui, il ralentit sa course, il s’arrête à la porte, il sonne.
Milady sauta hors de son lit.
—Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui? dit-elle.
—Oh! oui, bien sûre!
—Vous avez peut-être mal vu.
—Oh! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que je le reconnaîtrais, lui!
Milady s’habillait toujours.
—N’importe! cet homme vient ici, dites-vous?
—Oui, il est entré.
—C’est ou pour vous ou pour moi.
—Oh! mon Dieu! comme vous semblez agitée!
—Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains tout du cardinal.
—Chut! dit madame Bonacieux, on vient!
Effectivement, la porte s’ouvrit, et la supérieure entra.
—Est-ce vous qui arrivez de Boulogne? demanda-t-elle à milady.
—Oui, c’est moi, répondit celle-ci; et, tâchant de ressaisir son sang-froid, qui me demande?
—Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du cardinal.
—Et qui veut me parler? demanda milady.
—Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.
—Alors faites entrer, madame, je vous prie.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit madame Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle?
—J’en ai peur.
—Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ, si vous le permettez, je reviens.
—Comment donc! je vous en prie.
La supérieure et madame Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte; un instant après on entendit le bruit d’éperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit, et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie: cet homme c’était le comte de Rochefort, l’âme damnée de Son Éminence.
XXXII
DEUX VARIÉTÉS DE DÉMONS
—Ah! s’écrièrent ensemble Rochefort et milady, c’est vous!
—Oui, c’est moi.
—Et vous arrivez?... demanda milady.
—De La Rochelle, et vous?
—D’Angleterre.
—Buckingham?
—Mort ou blessé dangereusement; comme je partais sans avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l’assassiner.
—Ah! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien heureux! et qui satisfera fort Son Éminence! L’avez-vous prévenue?
—Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici?
—Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre recherche.
—Je suis arrivée d’hier seulement.
—Et qu’avez-vous fait depuis hier?
—Je n’ai pas perdu mon temps.
—Oh! je m’en doute bien.
—Savez-vous qui j’ai rencontré ici?
—Non.
—Devinez.
—Comment voulez-vous?...
—Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.
—La maîtresse de ce petit d’Artagnan?
—Oui, madame Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
—Eh bien! dit Rochefort, voilà encore un hasard qui peut aller de pair avec l’autre; M. le cardinal est en vérité un homme privilégié!
—Comprenez-vous mon étonnement, continua milady, quand je me suis trouvée face à face avec cette femme?
—Vous connaît-elle?
—Nullement.
—Alors elle vous regarde tout à fait comme une étrangère?
Milady sourit.
—Je suis sa meilleure amie!
—Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que vous, ma chère comtesse, pour faire de ces miracles-là.
—Et bien m’en a pris, chevalier, dit milady, car savez-vous ce qui se passe?
—Non.
—On va la venir chercher demain ou après-demain avec un ordre de la reine.
—Vraiment! et qui cela?
—D’Artagnan et ses amis.
—En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de les envoyer à la Bastille.
—Pourquoi n’est-ce point déjà fait?
—Que voulez-vous! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une faiblesse que je ne comprends pas.
—Vraiment?
—Oui.
—Eh bien! dites-lui ceci, Rochefort: dites-lui que notre conversation à l’auberge du Colombier-Rouge a été entendue par ces quatre hommes; dites-lui qu’après son départ l’un d’eux est monté et m’a arraché par violence le sauf-conduit qu’il m’avait donné, dites-lui qu’ils avaient fait prévenir lord Winter de mon passage en Angleterre; que, cette fois encore, ils ont failli faire échouer ma mission, comme ils ont fait échouer celle des ferrets; dites-lui que, parmi ces quatre hommes, deux seulement sont à craindre, d’Artagnan et Athos; dites-lui que le troisième, Aramis, est l’amant de madame de Chevreuse: il faut laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peut être utile; quant au quatrième, Porthos, c’est un sot, un fat et un niais, qu’il ne s’en occupe même pas.
—Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure au siège de La Rochelle.
—Je le croyais comme vous, mais une lettre que madame Bonacieux a reçue de la connétable, et qu’elle a eu l’imprudence de me communiquer, me porte à croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever.
—Diable! comment faire?
—Que vous a dit le cardinal à mon égard?
—De prendre vos dépêches écrites ou verbales, de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera sur ce que vous devez faire.
—Je dois donc rester ici?
—Ici ou dans les environs.
—Vous ne pouvez m’emmener avec vous?
—Non, l’ordre est formel: aux environs du camp vous pourriez être reconnue; et votre présence, vous le comprenez, compromettrait Son Éminence.
—Allons, je dois attendre ici ou dans les environs.
—Seulement, dites-moi d’avance où vous attendrez des nouvelles du cardinal: que je sache toujours où vous retrouver.
—Écoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
—Pourquoi?
—Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d’un moment à l’autre.
—C’est vrai; mais alors cette petite femme va échapper à Son Éminence?
—Bah! dit milady avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie.
—Ah! c’est vrai! je puis donc dire au cardinal, à l’endroit de cette femme...
—Qu’il soit tranquille.
—Voilà tout?
—Il saura ce que cela veut dire.
—Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire?
—Repartir à l’instant même; il me semble que les nouvelles que vous reportez valent bien la peine que l’on fasse diligence.
—Ma chaise s’est cassée en entrant à Lilliers.
—A merveille!
—Comment, à merveille?
—Oui: j’ai besoin de votre chaise, moi.
—Et comment partirai-je alors?
—A franc étrier.
—Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts lieues.
—Qu’est-ce que cela?
—On les fera. Après?
—Après: en passant à Lilliers, vous me renvoyez la chaise avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition.
—Bien.
—Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal.
—J’ai mon plein pouvoir.
—Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites qu’on viendra me chercher, soit aujourd’hui, soit demain, et que j’aurai à suivre la personne qui se présentera en votre nom.
—Très bien!
—N’oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à l’abbesse.
—A quoi bon?
—Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j’inspire de la confiance à cette pauvre petite madame Bonacieux.
—C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce qui est arrivé?
—Mais je vous ai raconté les événements, vous avez bonne mémoire, répétez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.
—Vous avez raison; seulement que je sache où vous retrouver, que je n’aille pas courir inutilement dans les environs.
—C’est juste, attendez.
—Voulez-vous une carte?
—Oh! je connais ce pays-ci à merveille.
—Vous? quand donc y êtes-vous venue?
—J’y ai été élevée.
—Vraiment?
—C’est bon à quelque chose, vous le voyez, d’avoir été élevée quelque part.
—Vous m’attendrez donc?...
—Laissez-moi réfléchir un instant; oh! tenez, à Armentières.
—Qu’est-ce que cela, Armentières?
—Une petite ville sur la Lys; je n’aurai qu’à traverser la rivière, et je suis en pays étranger.
—A merveille! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la rivière qu’en cas de danger.
—C’est bien entendu.
—Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes?
—Vous n’avez pas besoin de votre laquais?
—Non.
—C’est un homme sûr?
—A l’épreuve.
—Donnez-le-moi; personne ne le connaît, je le laisse à l’endroit que je quitte, et il vous conduit où je suis.
—Et vous dites que vous m’attendez à Armentières?
—A Armentières.
—Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de peur que je ne l’oublie; ce n’est pas compromettant, un nom de ville, n’est-ce pas?
—Eh, qui sait? n’importe, dit milady en écrivant le nom sur une demi-feuille de papier, je me compromets.
—Bien! dit Rochefort en prenant des mains de milady le papier qu’il plia et qu’il enfonça dans la coiffe de son feutre; d’ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants et, dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le long de la route. Maintenant, est-ce tout?
—Je le crois.
—Cherchons bien: Buckingham mort ou grièvement blessé; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires; lord Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth; d’Artagnan et Athos à la Bastille; Aramis l’amant de madame de Chevreuse; Porthos un fat; madame Bonacieux retrouvée; vous envoyer la chaise le plus tôt possible; mettre mon laquais à votre disposition; faire de vous une victime du cardinal, pour que l’abbesse ne prenne aucun soupçon; Armentières sur les bords de la Lys. Est-ce cela?
—En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de mémoire. A propos, ajoutez une chose...
—Laquelle?
—J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent, dites qu’il m’est permis de me promener dans ces bois; qui sait? j’aurai peut-être besoin de sortir par une porte de derrière.
—Vous pensez à tout.
—Et vous oubliez une chose...
—Laquelle?
—C’est de me demander si j’ai besoin d’argent.
—C’est juste, combien voulez-vous?
—Tout ce que vous aurez d’or.
—J’ai cinq cents pistoles à peu près.
—J’en ai autant: avec mille pistoles on fait face à tout; videz vos poches.
—Voilà.
—Bien! et vous partez?
—Dans une heure; le temps de manger un morceau, pendant que j’enverrai chercher un cheval de poste.
—A merveille! Adieu, comte!
—Adieu, comtesse!
—Recommandez-moi chaudement à Son Éminence.
—Recommandez-moi, vous-même, à Satan.
Milady et Rochefort échangèrent un sourire et ils se séparèrent.
Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son cheval; peu de temps après il passait à Arras. Nos lecteurs savent déjà comment il avait été reconnu par d’Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires, avait donné une nouvelle activité à leur voyage.
XXXIII
LA GOUTTE D’EAU
A peine Rochefort fut-il sorti, que madame Bonacieux rentra. Elle trouva milady le visage riant.
—Eh bien! dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivé; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre.
—Qui vous a dit cela, mon enfant? demanda milady.
—Je l’ai entendu de la bouche même du messager.
—Venez vous asseoir ici près de moi, dit milady.
—Me voici.
—Attendez que je m’assure si personne ne nous écoute.
—Pourquoi toutes ces précautions?
—Vous allez le savoir.
Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit, regarda dans le corridor, et revint s’asseoir près de madame Bonacieux.
—Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.
—Qui cela?
—Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme l’envoyé du cardinal.
—C’était donc un rôle qu’il jouait?
—Oui, mon enfant.
—Cet homme n’est donc pas...
—Cet homme, dit milady en baissant la voix, c’est mon frère.
—Votre frère? s’écria madame Bonacieux.
—Eh bien! il n’y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant; si vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi peut-être.
—Oh! mon Dieu!
—Écoutez, voici ce qui se passe: mon frère, qui venait à mon secours pour m’enlever ici de force, s’il le fallait, a rencontré l’émissaire du cardinal qui venait me chercher; il l’a suivi. Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté; il a mis l’épée à la main en sommant le messager de lui remettre les papiers dont il était porteur; le messager a voulu se défendre: mon frère l’a tué.
—Oh! fit madame Bonacieux en frissonnant.
—C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon frère a résolu de substituer la ruse à la force: il a pris les papiers, il s’est présenté ici comme l’émissaire du cardinal lui-même, et dans une heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son Éminence.
—Je comprends; cette voiture, c’est votre frère qui vous l’envoie.
—Justement; mais ce n’est pas tout: cette lettre que vous avez reçue, et que vous croyez de madame de Chevreuse...
—Eh bien?
—Elle est fausse.
—Comment cela?
—Oui, fausse: c’est un piège pour que vous ne fassiez pas de résistance quand on viendra vous chercher.
—Mais c’est d’Artagnan qui viendra.
—Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis sont retenus au siège de La Rochelle.
—Comment savez-vous cela?
—Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en habits de mousquetaires. On vous aurait appelée à la porte, vous auriez cru avoir affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ramenait à Paris.
—Oh! mon Dieu! ma tête se perd au milieu de ce chaos d’iniquités. Je sens que si cela durait, continua madame Bonacieux en portant ses mains à son front, je deviendrais folle!
—Attendez...
—Quoi?
—J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de mon frère qui repart: je veux lui dire un dernier adieu, venez.
Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à madame Bonacieux de l’y venir rejoindre. La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
—Adieu, frère, s’écria milady.
Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et, tout courant, fit à milady un signe amical de la main.
—Ce bon Georges! dit-elle en refermant la fenêtre avec une expression de visage pleine d’affection et de mélancolie.
Et elle revint s’asseoir à sa place, comme si elle eût été plongée dans des réflexions toutes personnelles.
—Chère dame! dit madame Bonacieux, pardon de vous interrompre! mais que me conseillez-vous de faire? mon Dieu! Vous avez plus d’expérience que moi, parlez, je vous écoute.
—D’abord, dit milady, il se peut que je me trompe et que d’Artagnan et ses trois amis viennent véritablement à votre secours.
—Oh! ce serait trop beau! s’écria madame Bonacieux, et tant de bonheur n’est pas fait pour moi!
—Alors, vous comprenez; ce serait tout simplement une question de temps, une espèce de course à qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis qui l’emportent en rapidité, vous êtes sauvée; si ce sont les satellites du cardinal, vous êtes perdue.
—Oh! oui, oui, perdue sans miséricorde! Que faire donc? Que faire?
—Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
—Lequel, dites?
—Ce serait d’attendre, cachée dans les environs, et de s’assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
—Mais où attendre?
—Oh! ceci n’est point une question; moi-même je m’arrête et je me cache à quelques lieues d’ici en attendant que mon frère vienne me rejoindre; eh bien! je vous emmène avec moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble.
—Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonnière.
—Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous croira pas très pressée de me suivre.
—Eh bien?
—Eh bien! la voiture est à la porte, vous me dites adieu, vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une dernière fois: le domestique de mon frère qui vient me prendre est prévenu, il fait un signe au postillon, et nous partons au galop.
—Mais d’Artagnan, d’Artagnan, s’il vient?
—Ne le saurons-nous pas?
—Comment?
—Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune ce domestique de mon frère, à qui, je vous l’ai dit, nous pouvons nous fier; il prend un déguisement et se loge en face du couvent: si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il les amène où nous sommes.
—Il les connaît donc?
—Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan chez moi!
—Oh! oui, oui, vous avez raison; ainsi, tout va bien; tout est pour le mieux; mais ne nous éloignons pas trop d’ici.
—A sept ou huit lieues, tout au plus; nous nous tenons sur la frontière, par exemple, et à la première alerte nous sortons de France.
—Et d’ici là, que faire?
—Attendre.
—Mais s’ils arrivent?
—La voiture de mon frère arrivera avant eux.
—Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre; à dîner ou à souper, par exemple?
—Faites une chose.
—Laquelle?
—Dites à votre bonne supérieure que, pour nous quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
—Le permettra-t-elle?
—Quel inconvénient y a-t-il à cela?
—Oh! très bien, de cette façon nous ne nous quitterons pas un instant!
—Eh bien! descendez chez elle pour lui faire votre demande! je me sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.
—Allez, et où vous retrouverai-je?
—Ici, dans une heure.
—Ici, dans une heure; oh! vous êtes bonne, et je vous remercie.
—Comment ne m’intéresserais-je pas à vous? quand vous ne seriez pas belle et charmante, n’êtes-vous pas l’amie d’un de mes meilleurs amis!
—Cher d’Artagnan, oh! comme il vous remerciera!
—Je l’espère bien. Allons! tout est convenu, descendons.
—Vous allez au jardin?
—Oui.
—Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
—A merveille! merci.
Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant sourire.
Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde; car ses projets mal classés s’y heurtaient encore comme un chaos. Elle avait besoin d’être seule pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir; mais il lui fallait un peu de silence et de quiétude pour donner à toutes ses idées, encore confuses, une forme distincte, un plan arrêté.
Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était d’enlever madame Bonacieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant, de s’en faire un otage. Milady commençait à redouter l’issue de ce duel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérance qu’elle mettait, elle, d’acharnement. D’ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue était proche et ne pouvait manquer d’être terrible.
Le principal pour elle, comme nous l’avons dit, était donc de tenir madame Bonacieux entre ses mains. Madame Bonacieux, c’était la vie de d’Artagnan; c’était plus que sa vie, c’était celle de la femme qu’il aimait; c’était, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d’obtenir sûrement de bonnes conditions.
Or, ce point était arrêté: madame Bonacieux, sans défiance, la suivait; une fois cachée avec elle à Armentières, il était facile de lui faire croire que d’Artagnan n’était pas venu à Béthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour; pendant ces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait à ce qu’elle avait à faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s’ennuierait pas. Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les événements pussent accorder à une femme de son caractère: une bonne vengeance à perfectionner.
Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d’elle et dressait dans sa tête la topographie du jardin. Milady était comme un bon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et qui est tout prêt, selon les chances de la bataille, à marcher en avant ou à battre en retraite.
Au bout d’une heure, elle entendit une douce voix qui l’appelait; c’était celle de madame Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte.
Milady écouta.
—Entendez-vous? dit-elle.
—Oui, le roulement d’une voiture.
—C’est celle que mon frère nous envoie.
—Oh! mon Dieu!
—Voyons, du courage!
On sonna à la porte du couvent, milady ne s’était pas trompée.
—Montez dans votre chambre, dit-elle à madame Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.
—J’ai ses lettres, dit-elle.
—Eh bien! allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous souperons à la hâte; peut-être voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces.
—Grand Dieu! dit madame Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine, mon cœur m’étouffe, je ne puis marcher.
—Du courage, allons, du courage! pensez que dans un quart d’heure vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allez faire, c’est pour lui que vous le faites.
—Oh! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu mon courage par un seul mot; allez, je vous rejoins.
Milady monta vivement chez elle; elle y trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses instructions.
Il devait attendre à la porte; si par hasard les mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre milady à un petit village qui était situé de l’autre côté du bois. Dans ce cas, milady traversait le jardin et gagnait le village à pied; nous l’avons dit déjà, milady connaissait à merveille cette partie de la France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il était convenu: madame Bonacieux montait dans la voiture sous prétexte de lui dire adieu, et elle enlevait madame Bonacieux.
Madame Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon, si elle en avait, milady répéta devant elle au laquais toute la dernière partie de ses instructions, Milady fit quelques questions sur la voiture: c’était une chaise attelée de trois chevaux, conduite par un postillon; le laquais de Rochefort devait le précéder en courrier. C’était à tort que milady craignait que madame Bonacieux n’eût des soupçons: la pauvre jeune femme était trop pure pour soupçonner dans une femme une telle perfidie; d’ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu’elle avait entendu prononcer par l’abbesse, lui était parfaitement inconnu, et elle ignorait même qu’elle eût eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie.
—Vous le voyez, dit milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est prêt. L’abbesse ne se doute de rien et croit qu’on me vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
—Oui, dit machinalement madame Bonacieux, oui, partons.
Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.
—Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas: voici la nuit qui vient; au point du jour nous serons arrivées dans notre retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose.
Madame Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées et trempa ses lèvres dans son verre.
—Allons donc, allons donc, dit milady portant le sien à ses lèvres, faites comme moi.
Mais au moment où elle l’approchait de sa bouche, sa main resta suspendue: elle venait d’entendre sur la route comme le roulement lointain d’un galop qui va s’approchant; puis, presque en même temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie, comme un bruit d’orage réveille au milieu d’un beau rêve; elle pâlit et courut à la fenêtre, tandis que madame Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait sur sa chaise pour ne point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant.
—Oh! mon Dieu, dit madame Bonacieux, qu’est-ce que ce bruit?
—Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit milady avec son sang-froid terrible; restez où vous êtes, je vais vous le dire.
Madame Bonacieux demeura debout, muette, pâle et immobile.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être à plus de cent cinquante pas; si on ne les apercevait point encore, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention; il faisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui venaient.
Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnés et flotter des plumes; elle compta deux, puis cinq, puis huit cavaliers; l’un d’eux précédait tous les autres de deux longueurs de cheval.
Milady poussa un gémissement étouffé. Dans celui qui tenait la tête elle reconnut d’Artagnan.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria madame Bonacieux. qu’y a-t-il donc?
—Ce sont les gardes de M. le cardinal; pas un instant à perdre! s’écria milady. Fuyons, fuyons!
—Oui, oui, fuyons! répéta madame Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.
—Venez donc! mais venez donc! s’écriait milady en essayant de traîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin, nous pouvons fuir encore, j’ai la clé; mais hâtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard.
Madame Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux. Milady voulut la soulever et l’emporter, mais elle ne put en venir à bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu retentirent.
—Une dernière fois, voulez-vous venir? s’écria milady.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! vous voyez bien que les forces me manquent; vous voyez bien que je ne puis marcher: fuyez seule.
—Fuir seule! vous laisser ici! non, non, jamais, s’écria milady.
Tout à coup elle resta debout, un éclair livide jaillit de ses yeux; elle courut à la table, versa dans le verre de madame Bonacieux le contenu d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avec une promptitude singulière.
C’était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.
Puis, prenant le verre d’une main ferme:
—Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme, qui but machinalement.
—Ah! ce n’est pas ainsi que je voulais me venger, dit milady, en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table; mais, ma foi! on fait ce qu’on peut.
Et elle s’élança hors de l’appartement.
Madame Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre; elle était comme ces gens qui rêvent qu’on les poursuit et qui essayent vainement de marcher.
Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissait à la porte; à chaque instant madame Bonacieux s’attendait à voir reparaître milady, qui ne reparaissait pas.
Enfin elle entendit le grincement des grilles qu’on ouvrait; le bruit des bottes et des éperons retentit par les escaliers; il se faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom.
Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et s’élança vers la porte, elle avait reconnu la voix de d’Artagnan.
—D’Artagnan! d’Artagnan! s’écria-t-elle, est-ce vous? Par ici, par ici.
—Constance! Constance! répondit le jeune homme, où êtes-vous? mon Dieu!
Au même moment, la porte céda au choc plutôt qu’elle ne s’ouvrit; plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre; madame Bonacieux était tombée dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement.
D’Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu’il tenait à la main, et tomba à genoux devant sa maîtresse; Athos repassa le sien à sa ceinture; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs épées nues, les remirent au fourreau.
—Oh! d’Artagnan! mon bien-aimé d’Artagnan! tu viens donc enfin, tu ne m’avais pas trompée, c’est bien toi!
—Oui, oui, Constance! réunis!
—Oh! elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j’espérais sourdement; je n’ai pas voulu fuir: oh! comme j’ai bien fait, comme je suis heureuse!
A ce mot elle, Athos, qui s’était assis tranquillement, se leva tout à coup.
—Elle! qui elle? demanda d’Artagnan.
—Mais ma compagne, celle qui, par amitié pour moi, voulait me soustraire à mes persécuteurs; celle qui, vous prenant pour des gardes du cardinal, vient de s’enfuir.
—Votre compagne! s’écria d’Artagnan devenant plus pâle que le voile blanc de sa maîtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler?
—De celle dont la voiture était à la porte, d’une femme qui se dit votre amie, d’Artagnan; d’une femme à qui vous avez tout raconté.
—Son nom, son nom! s’écria d’Artagnan; mon Dieu! ne savez-vous donc pas son nom?
—Si fait, on l’a prononcé devant moi; attendez... mais c’est étrange... oh! mon Dieu! ma tête se trouble, je n’y vois plus.
—A moi, mes amis, à moi! ses mains sont glacées, s’écria d’Artagnan, elle se trouve mal; grand Dieu! elle perd connaissance!
Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa voix, Aramis courut à la table pour prendre un verre d’eau; mais il s’arrêta en voyant l’horrible altération du visage d’Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hérissés, les yeux glacés de stupeur, regardait l’un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible.
—Oh! disait Athos, oh! non, c’est impossible! Dieu ne permettra pas un pareil crime.
—De l’eau, de l’eau, criait d’Artagnan, de l’eau!
—O pauvre femme! pauvre femme! murmurait Athos d’une voix brisée.
Madame Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d’Artagnan.
—Elle revient à elle! s’écria le jeune homme.
—Madame, dit Athos, madame, au nom du ciel! à qui ce verre vide?
—A moi, monsieur... répondit la jeune femme d’une voix mourante.
—Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre?
—Elle.
—Mais, qui donc elle?
—Ah! je me souviens, dit madame Bonacieux, la comtesse de Winter...
Les quatre amis poussèrent un seul et même cri, mais celui d’Athos dominait tous les autres.
En ce moment, le visage de madame Bonacieux devint livide, une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et d’Aramis.
D’Artagnan saisit la main d’Athos avec une angoisse difficile à décrire.
—Eh quoi! dit-il, tu crois...
Sa voix s’éteignit dans un sanglot.
—Je crois tout, dit Athos.
D’Artagnan, d’Artagnan! s’écria madame Bonacieux, où es-tu? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir.
D’Artagnan lâcha la main d’Athos, qu’il tenait encore entre sa main crispée, et courut à elle.
Son visage si beau était tout bouleversé, ses yeux vitreux n’avaient déjà plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur coulait sur son front.
—Au nom du ciel! courez, appelez; Porthos, Aramis, demandez du secours!
—Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu’elle verse il n’y a pas de contrepoison.
—Oui, oui, du secours, du secours! murmura madame Bonacieux, du secours.
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tête du jeune homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son âme était passée dans son regard, et elle appuya ses lèvres sur les siennes.
—Constance! Constance! murmura d’Artagnan.
Un soupir s’échappa de la bouche de madame Bonacieux, effleurant celle de d’Artagnan; ce soupir, c’était cette âme si chaste et si aimante qui remontait au ciel. D’Artagnan ne serrait plus qu’un cadavre entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maîtresse, aussi pâle et aussi glacé qu’elle.
Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de la croix.
En ce moment un homme parut sur le seuil de la porte, presque aussi pâle que ceux qui étaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit madame Bonacieux morte et d’Artagnan évanoui.
Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit les grandes catastrophes.
—Je ne m’étais pas trompé, dit-il, voilà monsieur d’Artagnan, et vous êtes ses trois amis, messieurs Athos, Porthos et Aramis.
Ceux dont les noms venaient d’être prononcés regardaient l’étranger avec étonnement, il leur semblait a tous trois le reconnaître.
—Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi à la recherche d’une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dû passer par ici, car j’y vois un cadavre!
Les trois amis restèrent muets; seulement la voix comme le visage leur rappelait un homme qu’ils avaient déjà vu; cependant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.
—Messieurs, continua l’étranger, puisque vous ne voulez pas reconnaître un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut bien que je me nomme: je suis lord Winter, le beau-frère de cette femme.
Les trois amis jetèrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
—Soyez le bienvenu, milord, dit-il, vous êtes des nôtres.
—Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth, dit lord Winter, je suis arrivé trois heures après elle à Boulogne, je l’ai manquée de vingt minutes à Saint-Omer; enfin, à Lilliers, j’ai perdu sa trace. J’allais au hasard, m’informant près de tout le monde, quand je vous ai vus passer au galop; j’ai reconnu M. d’Artagnan. Je vous ai appelés, vous ne m’avez pas répondu; j’ai voulu vous suivre, mais mon cheval était trop fatigué pour aller du même train que les vôtres. Et cependant il paraît que, malgré la diligence que vous avez faite, vous êtes encore arrivés trop tard!
—Vous voyez, dit Athos en montrant à lord Winter madame Bonacieux morte et d’Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler à la vie.
—Sont-ils donc morts tous deux? demanda froidement lord Winter.
—Non, heureusement, répondit Athos, M. d’Artagnan n’est qu’évanoui.
—Ah! tant mieux! dit lord Winter.
En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les yeux.
Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et se jeta comme un insensé sur le corps de sa maîtresse.
Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas lent et solennel, l’embrassa tendrement, et, comme il éclatait en sanglots, il lui dit de sa voix si noble et si persuasive:
—Ami, sois homme: les femmes pleurent les morts, les hommes les vengent!
—Oh! oui, dit d’Artagnan, oui! si c’est pour la venger, je suis prêt à te suivre!
Athos profita de ce moment de force, que l’espoir de la vengeance rendait à son malheureux ami, pour faire signe à Porthos et à Aramis d’aller chercher la supérieure.
Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor encore toute troublée et tout éperdue de tant d’événements; elle appela quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvèrent en présence de cinq hommes.
—Madame, dit Athos en passant le bras de d’Artagnan sous le sien, nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Traitez-la comme une de vos sœurs; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe.
D’Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d’Athos et éclata en sanglots.
—Pleure, dit Athos, pleure, cœur plein d’amour, de jeunesse et de vie! Hélas! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi!
Et, affectueux comme un père, consolant comme un prêtre, grand comme l’homme qui a beaucoup souffert, il entraîna son ami.
Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride, s’avancèrent alors vers la ville de Béthune, dont on apercevait le faubourg, et ils s’arrêtèrent devant la première auberge qu’ils rencontrèrent.
—Mais, dit d’Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme?
—Plus tard, dit Athos, j’ai des mesures à prendre.
—Elle nous échappera, reprit le jeune homme, elle nous échappera, Athos, et ce sera ta faute.
—Je réponds d’elle, dit Athos.
D’Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu’il baissa la tête et entra dans l’auberge sans rien répondre.
Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien à l’assurance d’Athos.
Lord Winter croyait qu’il ne parlait ainsi que pour engourdir la douleur de d’Artagnan.
—Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu’il se fut assuré qu’il y avait cinq chambres de libres dans l’hôtel, retirons-nous chacun chez nous; d’Artagnan a besoin d’être seul pour pleurer et pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles.
—Il me semble cependant, dit lord Winter, que s’il y a quelque mesure à prendre contre la comtesse, cela me regarde: c’est ma belle-sœur.
—Et moi, dit Athos, c’est ma femme.
D’Artagnan sourit, car il comprit qu’Athos était sûr de sa vengeance, puisqu’il révélait un pareil secret; Porthos et Aramis se regardèrent. Lord Winter pensa qu’Athos était fou.
—Retirez-vous donc chacun chez vous, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien qu’en qualité de mari cela me regarde. Seulement, d’Artagnan, si vous ne l’avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s’est échappé du chapeau de cet homme et sur lequel est écrit le nom du village...
—Ah! dit d’Artagnan, je comprends, ce nom écrit de sa main...
—Tu vois bien, dit Athos, qu’il y a un Dieu dans le ciel.
XXXIV
L’HOMME AU MANTEAU ROUGE
Le désespoir d’Athos avait fait place à une douleur concentrée, qui rendait plus lucides encore les brillantes facultés d’esprit de cet homme.
Tout entier à une seule pensée, celle de la promesse qu’il avait faite et de la responsabilité qu’il avait prise, il se retira le dernier dans sa chambre, pria l’hôte de lui procurer une carte de la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracées, reconnut que quatre chemins différents se rendaient de Béthune à Armentières, et il fit appeler les valets.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se présentèrent et reçurent les ordres clairs, ponctuels et graves d’Athos: ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre à Armentières, chacun par une route différente. Planchet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tiré, et qui était accompagnée, on se le rappelle, du domestique de Rochefort.
Athos mettait les valets en campagne d’abord, parce que, depuis que ces hommes étaient à son service et à celui de ses amis, il avait reconnu en chacun d’eux des qualités différentes et essentielles. Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de défiance que leurs maîtres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels ils s’adressent. Enfin, milady connaissait les maîtres, tandis qu’elle ne connaissait pas les valets; au contraire, les valets connaissaient parfaitement milady. Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain, à onze heures; s’ils avaient découvert la retraite de milady, trois resteraient à la garder, le quatrième reviendrait à Béthune pour prévenir Athos et servir de guide aux quatre amis.
Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour.
Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son épée, s’enveloppa dans son manteau et sortit de l’hôtel; il était dix heures à peu près. A dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu fréquentées. Athos cependant cherchait visiblement quelqu’un à qui il pût adresser une question. Enfin il rencontra un passant attardé, s’approcha de lui, lui dit quelques paroles; l’homme auquel il s’adressait recula avec terreur, cependant il répondit aux paroles du mousquetaire par une indication, Athos offrit à cet homme une demi-pistole pour l’accompagner, mais l’homme refusa.
Athos s’enfonça dans la rue que l’individu avait désignée du doigt; mais, arrivé à un carrefour, il s’arrêta de nouveau, visiblement embarrassé. Cependant, comme, plus qu’aucun autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu’un, il s’y arrêta. En effet, au bout d’un instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui répéta la même question qu’il avait déjà faite à la première personne qu’il avait rencontrée, le veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa à son tour d’accompagner Athos, et lui montra de la main le chemin qu’il devait suivre. Athos marcha dans la direction indiquée et atteignit le faubourg situé à l’extrémité de la ville opposée à celle par laquelle lui et ses compagnons étaient entrés. Là il parut de nouveau inquiet et embarrassé, et s’arrêta pour la troisième fois. Heureusement un mendiant passa, qui s’approcha d’Athos pour lui demander l’aumône. Athos lui proposa un écu pour l’accompagner où il allait. Le mendiant hésita un instant, mais à la vue de la pièce d’argent qui brillait dans l’obscurité, il se décida et marcha devant Athos.
Arrivé à l’angle d’une rue, il lui montra de loin une petite maison isolée, solitaire, triste; Athos s’en approcha, tandis que le mendiant, qui avait reçu son salaire, s’éloignait à toutes jambes.
Athos fit le tour de la maison, avant de distinguer la porte au milieu de la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte; aucune lumière ne paraissait à travers les fentes des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire supposer qu’elle fût habitée, elle était sombre et muette comme un tombeau.
Trois fois Athos frappa sans qu’on lui répondît. Au troisième coup cependant la porte s’entre-bâilla, et un homme de haute taille, au teint pâle, aux cheveux et à la barbe noirs parut.
Athos et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis l’homme à la haute taille fit signe au mousquetaire qu’il pouvait entrer. Athos profita à l’instant même de la permission, et la porte se referma derrière lui.
L’homme qu’Athos était venu chercher si loin, et qu’il avait trouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, où il était occupé à retenir avec des fils de fer les os cliquetants d’un squelette. Tout le corps était déjà rajusté: la tête seule était posée sur une table.
Tout le reste de l’ameublement indiquait que celui chez lequel on se trouvait s’occupait de sciences naturelles: il y avait des bocaux pleins de serpents, étiquetés selon les espèces; des lézards desséchés reluisaient comme des émeraudes taillées dans de grands cadres de bois noir; enfin, des bottes d’herbes sauvages, odoriférantes et sans doute douées de vertus inconnues au vulgaire des hommes, étaient attachées au plafond et descendaient dans les angles de l’appartement.
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs; l’homme à la haute taille habitait seul cette maison.
Athos jeta un coup d’œil froid et indifférent sur tous les objets que nous venons de décrire, et, sur l’invitation de celui qu’il venait chercher, il s’assit, près de lui.
Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu’il réclamait de lui; mais à peine eut-il exposé sa demande que l’inconnu, qui était resté debout devant le mousquetaire, recula de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel étaient écrites deux lignes accompagnées d’une signature et d’un sceau, et les présenta à celui qui donnait trop prématurément ces signes de répugnance. L’homme à la grande taille eut à peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau, qu’il s’inclina en signe qu’il n’avait plus aucune objection à faire, et qu’il était prêt à obéir.
Athos n’en demanda pas davantage; il se leva, salua, sortit, reprit en s’en allant le chemin qu’il avait suivi pour venir, rentra dans l’hôtel et s’enferma chez lui.
Au point du jour, d’Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu’il fallait faire.
—Attendre, répondit Athos.
Quelques instants après, la supérieure du couvent fit prévenir les mousquetaires que l’enterrement aurait lieu à midi. Quant à l’empoisonneuse, on n’en avait pas eu de nouvelles; seulement elle avait dû fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvé la porte fermée; quant à la clé, elle avait disparu.
A l’heure indiquée, lord Winter et les quatre amis se rendirent au couvent: les cloches sonnaient à toute volée, la chapelle était ouverte, la grille du chœur était fermée. Au milieu du chœur, le corps de la victime, revêtue de ses habits de novice, était exposé. De chaque côté du chœur et derrière des grilles s’ouvrant sur le couvent était toute la communauté des carmélites, qui écoutaient de là le service divin et mêlaient leurs chants au chant des prêtres, sans voir les profanes et sans être vues d’eux.
A la porte de la chapelle, d’Artagnan sentit son courage qui l’abandonnait de nouveau. Il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.
Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s’était fait conduire au jardin; et là, sur le sable, suivant les pas légers de cette femme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle avait passé, il s’avança jusqu’à la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s’enfonça dans la forêt.
Alors tous ses doutes se confirmèrent: le chemin par lequel la voiture avait disparu contournait la forêt. Athos suivit le chemin quelque temps, les yeux fixés sur le sol; de légères taches de sang, qui provenaient d’une blessure faite ou à l’homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou à l’un des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue, à peu près à cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large apparaissait; le sol était piétiné par les chevaux. Entre la forêt et cet endroit dénonciateur, un peu en arrière de la terre écorchée, on retrouvait la même trace de petits pas que dans le jardin; la voiture s’était arrêtée.
En cet endroit milady était sortie du bois et était montée dans la voiture.
Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses soupçons, Athos revint à l’hôtel et trouva Planchet qui l’attendait avec impatience.
Tout était comme l’avait prévu Athos.
Planchet avait suivi la route, avait, comme Athos, remarqué les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l’endroit où les chevaux s’étaient arrêtés; mais il avait poussé plus loin qu’Athos, de sorte qu’au village de Festubert, en buvant dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que la veille, à huit heures et demie du soir, un homme blessé, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste, avait été obligé de s’arrêter, ne pouvant aller plus loin. L’accident avait été mis sur le compte de voleurs qui auraient arrêté la chaise dans le bois. L’homme était resté dans le village, la femme avait relayé et continué son chemin.
Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit la chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu’à Fromelles, et de Fromelles elle était partie pour Armentières. Planchet prit la traverse, et, à sept heures du matin, il était à Armentières.
Il n’y avait qu’un seul hôtel, celui de la Poste. Planchet alla se présenter comme un laquais sans place qui cherchait une condition. Il n’avait pas causé dix minutes avec les gens de l’auberge, qu’il savait qu’une femme seule était arrivée à onze heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir le maître d’hôtel et lui avait dit qu’elle désirerait demeurer quelque temps dans les environs.
Planchet n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Il courut au rendez-vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, les plaça en sentinelles à toutes les issues de l’hôtel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrèrent.
Tous les visages étaient sombres et crispés, même le doux visage d’Aramis.
—Que faut-il faire? demanda d’Artagnan.
—Attendre, répondit Athos.
Chacun se retira chez soi.
A huit heures du soir, Athos donna l’ordre de seller les chevaux, et fit prévenir lord Winter et ses amis qu’ils eussent à se préparer pour l’expédition.
En un instant tous cinq furent prêts. Chacun visita ses armes et les mit en état. Athos descendit le dernier et trouva d’Artagnan déjà à cheval et s’impatientant.
—Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu’un.
Les quatre cavaliers regardèrent autour d’eux avec étonnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel était ce quelqu’un qui pouvait leur manquer.
En ce moment Planchet amena le cheval d’Athos, le mousquetaire sauta légèrement en selle.
—Attendez-moi, dit-il, je reviens.
Et il partit au galop.
Un quart d’heure après, il revint effectivement accompagné d’un homme masqué et enveloppé d’un grand manteau rouge.
Lord Winter et les trois mousquetaires s’interrogeaient du regard. Nul d’entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce qu’était cet homme. Cependant ils pensèrent que cela devait être ainsi, puisque la chose se faisait par l’ordre d’Athos.
A neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade se mit en route, prenant le chemin qu’avait suivi la voiture.
C’était un triste aspect que celui de ces six hommes courant en silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes comme le désespoir, sombres comme le châtiment.
XXXV
JUGEMENT
C’était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel, voilant la clarté des étoiles; la lune ne devait se lever qu’à minuit.
Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à l’horizon, on apercevait la route qui se déroulait blanche et solitaire; puis, l’éclair éteint, tout rentrait dans l’obscurité.
A chaque instant, Athos rappelait d’Artagnan, toujours à la tête de la petite troupe, et le forçait à reprendre son rang, qu’au bout d’un instant il abandonnait de nouveau; il n’avait qu’une pensée, c’était d’aller en avant, et il allait.
On traversa en silence le village de Festubert, où était resté le domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg; arrivé à Herlier, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à gauche.
Plusieurs fois, soit lord Winter, ou Porthos, ou Aramis, avaient essayé d’adresser la parole à l’homme au manteau rouge; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite, il s’était incliné sans répondre. Les voyageurs avaient alors compris qu’il y avait quelque raison pour que l’inconnu gardât le silence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole. D’ailleurs, l’orage grossissait, les éclairs se succédaient rapidement, le tonnerre commençait à gronder, et le vent, précurseur de l’ouragan, sifflait dans les plumes et dans les cheveux des cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au delà de Fromelles, l’orage éclata; on déplia les manteaux; il restait encore trois lieues à faire: on les fit sous des torrents de pluie.
D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas mis son manteau; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l’eau sur son front brûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux.
Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et allait arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l’obscurité, et s’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son doigt sur ses lèvres.
Athos reconnut Grimaud.
—Qu’y a-t-il donc? s’écria d’Artagnan, aurait-elle quitté Armentières?
Grimaud fit de la tête un signe affirmatif. Au mouvement que fit d’Artagnan:
—Silence, d’Artagnan! dit Athos, c’est moi qui me suis chargé de tout, c’est donc à moi d’interroger Grimaud.
—Où est-elle? demanda Athos.
Grimaud étendit les mains dans la direction de la Lys.
—Loin d’ici? demanda Athos.
Grimaud présenta à son maître son index plié.
—Seule? demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
—Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue d’ici, dans la direction de la rivière. C’est bien, conduis-nous, Grimaud.
Grimaud prit à travers terres, et servit de guide à la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva un ruisseau, que l’on traversa à gué.
A la lueur d’un éclair, on aperçut le village d’Enguinghem.
—Est-ce cela, Grimaud? demanda Athos.
Grimaud secoua la tête en signe de négation.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre éclair brilla; et Grimaud étendant le bras, à la lueur bleuâtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolée au bord de la rivière, à cent pas d’un bac.
Une fenêtre était éclairée.
—Nous y sommes, dit Athos.
En ce moment, un homme couché dans un fossé se leva, c’était Mousqueton; il montra du doigt la fenêtre éclairée.
—Elle est là, dit-il.
—Et Bazin? demanda Athos.
—Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.
—Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs.
Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et s’avança vers la fenêtre après avoir fait signe au reste de la troupe de tourner du côté de la porte.
La petite maison était entourée d’une haie vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu’à la fenêtre privée de contrevents, mais dont les demi-rideaux étaient exactement tirés.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son œil pût dépasser la hauteur des rideaux.
A la lueur d’une lampe, il vit une femme enveloppée d’une mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d’un feu mourant: ses coudes étaient posés sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches comme de l’ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les lèvres d’Athos: il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien celle qu’il cherchait.
En ce moment un cheval hennit: milady releva la tête, vit, collé à la vitre, le visage pâle d’Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la fenêtre du genou et de la main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.
Milady courut à la porte et l’ouvrit; plus pâle et plus menaçant encore qu’Athos, d’Artagnan était sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan, croyant qu’elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu’elle ne leur échappât, tira un pistolet de sa ceinture; mais Athos leva la main.
—Remettez cette arme à sa place, d’Artagnan, dit-il, il importe que cette femme soit jugée et non assassinée. Attends encore un instant, d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs.
D’Artagnan obéit car Athos avait la voix solennelle et le geste puissant d’un juge envoyé par le Seigneur lui-même. Aussi, derrière d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, lord Winter et l’homme au manteau rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.
Milady était tombée sur sa chaise, les mains étendues, comme pour conjurer cette terrible apparition; en apercevant son beau-frère, elle jeta un cri terrible.
—Que demandez-vous? s’écria milady.
—Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s’est appelée d’abord la comtesse de La Fère, puis ensuite lady Winter, baronne de Sheffield.
—C’est moi, c’est moi! murmura-t-elle au comble de la terreur, que me voulez-vous?
—Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos, vous serez libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d’Artagnan, à vous d’accuser le premier.
D’Artagnan s’avança.
—Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir.
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
—Nous attestons, dirent d’un seul mouvement les deux mousquetaires.
D’Artagnan continua:
—Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme d’avoir voulu m’empoisonner moi-même, dans du vin qu’elle m’avait envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis; Dieu m’a sauvé, mais un homme est mort à ma place, qui s’appelait Brisemont.
—Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.
—Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme de m’avoir poussé au meurtre du comte de Wardes; et, comme personne n’est là pour attester la vérité de cette accusation, je l’atteste, moi. J’ai dit.
Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la chambre avec Porthos et Aramis.
—A vous, milord! dit Athos.
Le baron s’approcha à son tour.
—Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
—Le duc de Buckingham assassiné? s’écrièrent d’un seul cri tous les assistants.
—Oui, dit le baron, assassiné! Sur la lettre d’avis que vous m’aviez écrite, j’avais fait arrêter cette femme, et je l’avais donnée en garde à un loyal serviteur; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton paye de sa tête le crime de cette furie.
Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de ces crimes encore inconnus.
—Ce n’est pas tout, reprit lord Winter: mon frère, qui vous avait fait son héritière, est mort en trois heures d’une étrange maladie qui laisse des traces livides par tout le corps. Ma sœur, comment votre mari est-il mort?
—Horreur! s’écrièrent Porthos et Aramis.
—Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frère, je demande justice contre vous, et je déclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai.
Et lord Winter alla se ranger près de d’Artagnan, laissant la place libre à un autre accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.
—A mon tour, dit Athos tremblant lui-même comme le lion tremble à l’aspect du serpent, à mon tour. J’épousai cette femme quand elle était jeune fille, je l’épousai malgré toute ma famille; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom; et un jour je m’aperçus que cette femme était flétrie: cette femme était marquée d’une fleur de lis sur l’épaule gauche.
—Oh! dit milady en se levant, je défie de retrouver le tribunal qui a prononcé sur moi cette sentence infâme. Je défie de retrouver celui qui t’a exécutée.
—Silence, dit une voix. A ceci, c’est à moi de répondre!
Et l’homme au manteau rouge s’approcha à son tour.
—Quel est cet homme, quel est cet homme? s’écria milady suffoquée par la terreur et dont les cheveux, qui s’étaient dénoués, semblaient se dresser sur sa tête livide comme s’ils eussent été vivants.
Tous les yeux se portèrent sur cet homme, car à tous, excepté à Athos, il était inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mêlé en quelque chose à l’horrible drame qui se dénouait en ce moment.
Après s’être approché de milady, d’un pas lent et solennel, de telle manière que la table seule le séparât d’elle, l’inconnu ôta son masque.
Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression était une impassibilité glacée; puis tout à coup:
—Oh! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu’au mur; non, non, c’est une apparition infernale! ce n’est pas lui! A moi! à moi! s’écria-t-elle d’une voix rauque en se retournant vers la muraille comme si elle eût pu s’y ouvrir un passage avec ses mains.
—Mais qui êtes-vous donc? s’écrièrent tous les témoins de cette scène.
—Demandez-le à cette femme, dit l’homme au manteau rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a reconnu, elle.
—Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille! s’écria milady en proie à une terreur insensée et se cramponnant des mains à la muraille pour ne pas tomber.
Tout le monde s’écarta, et l’homme au manteau rouge resta seul debout au milieu de la salle.
—Oh! grâce! grâce! pardon! s’écria la misérable en tombant à genoux.
L’inconnu laissa le silence se rétablir.
—Je vous le disais bien, qu’elle m’avait reconnu! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire.
Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait les paroles avec une avide anxiété.
—Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi belle qu’elle est belle aujourd’hui. Elle était religieuse au couvent des Bénédictines de Templemar. Un jeune prêtre au cœur simple et croyant desservait l’église de ce couvent; elle entreprit de le séduire et y réussit: elle eût séduit un saint. Leurs vœux à tous deux étaient sacrés, irrévocables; leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu’ils quitteraient le pays; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France, où ils pussent vivre tranquilles parce qu’ils seraient inconnus, il fallait de l’argent; ils n’en avaient ni l’un ni l’autre. Le prêtre vola les vases sacrés, les vendit; mais comme ils s’apprêtaient à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux. Huit jours après elle avait séduit le fils du geôlier et s’était sauvée. Le jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à la flétrissure. J’étais bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus obligé de marquer le coupable, et le coupable, messieurs, c’était mon frère! Je jurai alors que cette femme qui l’avait perdu, qui était plus que sa complice, puisqu’elle l’avait poussé au crime, partagerait au moins le châtiment. Je me doutai du lieu où elle était cachée, je la poursuivis, je l’atteignis, je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que j’avais imprimée à mon frère. Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa de complicité, et l’on me condamna à rester en prison à sa place tant qu’il ne se serait pas constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce jugement; il avait rejoint cette femme; ils avaient fui ensemble dans le Berry; et là, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa sœur.
»Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amoureux au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quitta celui quelle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fère...»
Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véritable nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit le bourreau était vrai.
—Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et, apprenant l’arrêt qui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier et se pendit le même soir au soupirail de son cachot. Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaient condamné me tinrent parole. A peine l’identité du cadavre fut-elle constatée qu’on me rendit ma liberté. Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la cause pour laquelle elle a été marquée.
—Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?
—La peine de mort, répondit d’Artagnan.
—Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?
—La peine de mort, reprit lord Winter.
—Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme?
—La peine de mort, répondirent d’une voix sourde les deux mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses genoux.
Athos étendit la main vers elle.
—Charlotte Backson, comtesse de La Fère, milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car vous êtes condamnée et vous allez mourir.
A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquèrent; elle sentit qu’une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l’entraînait aussi irrévocablement que la fatalité entraîne l’homme: elle ne tenta donc pas même de faire résistance et sortit de la chaumière.
Lord Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres, et la chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.
XXXVI
L’EXÉCUTION
Il était minuit à peu près; la lune, échancrée par sa décroissance et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, se levait derrière la petite ville d’Armentières, qui découpait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu; tandis que sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. A gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.
De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un immense cimeterre couper le ciel et l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne glissait dans l’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature, le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus d’énergie.
Deux valets entraînaient milady, qu’ils tenaient chacun par un bras; le bourreau marchait derrière, et lord Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient milady du côté de la rivière. Sa bouche était muette; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elle regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets:
—Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite; mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort.
Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de milady, s’approcha vivement, lord Winter en fit autant.
—Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plus sûrs.
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton.
Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de milady et lui lia les pieds et les mains.
Alors elle rompit le silence pour s’écrier:
—Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins, vous vous mettez à dix pour égorger une femme; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée...
—Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démon échappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.
—Ah! messieurs les hommes vertueux! dit milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son tour un assassin.
—Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, madame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée; c’est le dernier juge, voilà tout.
Et, comme il la liait en disant ces paroles, milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet étrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.
—Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont vous m’accusez, hurlait milady, conduisez-moi devant un tribunal; vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.
—Je vous avais proposé Tyburn, dit lord Winter, pourquoi n’avez-vous pas voulu?
—Parce que je ne veux pas mourir! s’écria milady en se débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir!
—La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit d’Artagnan.
—J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit milady.
—Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie pour perdre mon frère.
Milady poussa un cri d’effroi et tomba sur ses genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter vers le bateau.
—Oh, mon Dieu! s’écria-t-elle, mon Dieu! allez-vous donc me noyer!
Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Artagnan, qui d’abord était le plus acharné contre milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bouchant les oreilles avec la paume de ses mains; et cependant, malgré cela, il l’entendait encore menacer et crier.
D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur lui manqua.
—Oh! je ne puis voir cet affreux spectacle! je ne puis consentir à ce que cette femme meure ainsi!
Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était reprise à une lueur d’espérance.
—D’Artagnan! d’Artagnan! cria-t-elle, souviens-toi que je t’ai aimé!
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos se leva, tira son épée, se mit sur son chemin.
—Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble.
D’Artagnan tomba à genoux et pria.
—Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
—Volontiers, monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accomplissant ma fonction sur cette femme.
—C’est bien.
Athos fit un pas vers milady.
—Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait; je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir où vous m’avez jeté. Mourez en paix.
Lord Winter s’avança à son tour.
—Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère, l’assassinat de Sa Grâce lord Buckingham; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.
—Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir, par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votre colère; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
—I am lost! murmura en anglais milady, I must die.
Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle écouta, elle n’entendit rien.
Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.
—Où vais-je mourir? dit-elle.
—Sur l’autre rive, répondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.
—Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution; que l’on voie bien que nous agissons en juges.
—C’est bien, dit le bourreau; et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier, mais mon devoir.
Et il jeta l’argent dans la rivière.
Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l’exécuteur; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.
On le vit aborder sur l’autre rive; les personnages se dessinaient en noir sur l’horizon rougeâtre.
Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde qui liait ses pieds: en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit la fuite. Mais le sol était humide; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.
Une idée superstitieuse la frappa sans doute; elle comprit que le ciel lui refusait son secours et resta dans l’attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.
Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de la lune se refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras retombèrent; on entendit le sifflement du fer et le cri de la victime, puis une masse tronquée s’affaissa sous le coup.
Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête, puis le noua par les quatre coins, le rechargea sur son épaule et remonta dans le bateau. Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière:
—Laissez passer la justice de Dieu! cria-t-il à haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui se referma sur lui.
Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Paris; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.
—Eh bien! messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion?
—Prodigieusement! répondit Athos en son nom et au nom de ses camarades.
CONCLUSION
Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu’il avait faite au cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle, sortit de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui venait de se répandre que Buckingham venait d’être assassiné. Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait tant aimé courait un danger, la reine, lorsqu’on lui annonça cette mort, ne voulut pas la croire; il lui arriva même de s’écrier imprudemment:
—C’est faux! il vient de m’écrire.
Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale nouvelle; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi Charles Ier arriva porteur du dernier et funèbre présent que Buckingham envoyait à la reine.
La joie du roi avait été très vive; il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme tous les cœurs faibles, manquait de générosité. Mais bientôt le roi redevint sombre et mal portant: son front n’était pas de ceux qui s’éclaircissent pour longtemps; il sentait qu’en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.
Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur, et il était l’oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui échapper.
Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste. Nos quatre amis surtout faisaient l’étonnement de leurs camarades; ils voyageaient ensemble côte à côte, l’œil sombre et la tête baissée. Athos relevait seul de temps en temps son large front; un éclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses lèvres, puis, pareil à ses camarades, il se laissait de nouveau aller à ses rêveries.
Dès l’arrivée de l’escorte dans une ville, lorsqu’ils avaient conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne buvaient; seulement ils parlaient à voix basse en regardant avec attention si nul ne les écoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse, s’étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle à franc étrier, s’arrêta à la porte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans l’intérieur de la chambre où étaient attablés les quatre mousquetaires.
—Holà! monsieur d’Artagnan! dit-il, n’est-ce point vous que je vois là-bas?
D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme qu’il appelait son fantôme, c’était son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d’Arras.
D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu s’élança à bas de cheval, et s’avança à la rencontre de d’Artagnan.
—Ah! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin; cette fois vous ne m’échapperez pas.
—Ce n’est pas mon intention non plus, monsieur, car cette fois je vous cherchais. Au nom du roi, je vous arrête. Je dis que vous ayez à me rendre votre épée, monsieur, et cela sans résistance; il y va de votre tête, je vous en avertis.
—Qui êtes-vous donc? demanda d’Artagnan en baissant son épée, mais sans la rendre encore.
—Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l’inconnu, l’écuyer de monsieur le cardinal de Richelieu, et j’ai ordre de vous ramener à Son Éminence.
—Nous retournons auprès de Son Éminence, monsieur le chevalier, dit Athos en s’avançant, et vous accepterez bien la parole de M. d’Artagnan, qui promet de se rendre en droite ligne à La Rochelle.
—Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramèneront au camp.
—Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de gentilshommes; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos, M. d’Artagnan ne nous quittera pas.
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d’œil en arrière et vit que Porthos et Aramis s’étaient placés entre lui et la porte; il comprit qu’il était complètement à la merci de ces quatre hommes.
—Messieurs, dit-il, si M. d’Artagnan veut me rendre son épée, et joindre sa parole à la vôtre, je me contenterai de votre promesse de conduire M. d’Artagnan au quartier de monseigneur le cardinal.
—Vous avez ma parole, monsieur, dit d’Artagnan, et voici mon épée.
—Cela me va d’autant mieux, ajouta Rochefort, qu’il faut que je continue mon voyage.
—Si c’est pour rejoindre milady, dit froidement Athos, c’est inutile, vous ne la retrouverez pas.
—Qu’est-elle donc devenue? demanda vivement Rochefort.
—Revenez au camp et vous le saurez.
Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n’était plus qu’à une journée de Surgères, jusqu’où le cardinal devait venir au-devant du roi, il résolut de suivre le conseil d’Athos et de revenir avec eux.
D’ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c’était de surveiller lui-même son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, on arriva à Surgères. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y échangèrent force caresses, se félicitèrent de l’heureux hasard qui débarrassait la France de l’ennemi acharné qui ameutait l’Europe contre elle. Après quoi, le cardinal, qui avait été prévenu par Rochefort que d’Artagnan était arrêté, et qui avait hâte de le voir, prit congé du roi en l’invitant à venir visiter le lendemain les travaux de la digue qui étaient achevés.
En revenant le soir à son quartier du pont de la Pierre, le cardinal trouva debout devant la porte de la maison qu’il habitait d’Artagnan sans épée et les trois mousquetaires armés.
Cette fois, comme il était en force, il les regarda sévèrement, et fit signe de l’œil et de la main à d’Artagnan de le suivre.
D’Artagnan obéit.
—Nous t’attendons, d’Artagnan, dit Athos assez haut pour que le cardinal l’entendit.
Son Éminence continua son chemin sans prononcer une seule parole.
D’Artagnan entra derrière le cardinal, et derrière d’Artagnan la porte fut gardée.
Son Éminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et fit signe à Rochefort d’introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obéit et se retira.
D’Artagnan resta seul en face du cardinal; c’était sa seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu’il avait été bien convaincu que ce serait la dernière.
Richelieu resta debout, appuyé contre la cheminée, une table était dressée entre lui et d’Artagnan.
—Monsieur, dit le cardinal, vous avez été arrêté par mes ordres.
—On me l’a dit, monseigneur.
—Savez-vous pourquoi?
—Non, monseigneur; car la seule chose pour laquelle je pourrais être arrêté est encore inconnue de Son Éminence.
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
—Holà! dit-il, que veut dire cela?
—Si monseigneur veut m’apprendre d’abord les crimes qu’on m’impute, je lui dirai ensuite les actes que j’ai commis.
—On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes plus hautes que la votre, monsieur! dit le cardinal.
—Lesquels, monseigneur? demanda d’Artagnan avec un calme qui étonna le cardinal lui-même.
—On vous impute d’avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on vous impute d’avoir surpris les secrets de l’État, on vous impute d’avoir essayé de faire avorter les plans de votre général.
—Et qui m’impute cela, monseigneur? dit d’Artagnan, qui se doutait que l’accusation venait de milady: une femme flétrie par la justice du pays, une femme qui a épousé un homme en France et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonné son second mari et qui a tenté de m’empoisonner moi-même!
—Que dites-vous donc là? monsieur, s’écria le cardinal étonné, et de quelle femme parlez-vous ainsi?
—De milady de Winter, répondit d’Artagnan; oui, de milady de Winter, dont, sans doute, Votre Éminence ignorait tous les crimes lorsqu’elle l’a honorée de sa confiance.
—Monsieur, dit le cardinal, si milady de Winter a commis les crimes que vous dites, elle sera punie.
—Elle l’est, monseigneur.
—Et qui l’a punie?
—Nous.
—Elle est en prison.
—Elle est morte.
—Morte! répéta le cardinal, qui ne pouvait croire à ce qu’il entendait: morte! n’avez-vous pas dit qu’elle était morte?
—Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais pardonné; mais elle a tué la femme que j’aimais. Alors, mes amis et moi, nous l’avons prise, jugée et condamnée.
D’Artagnan alors raconta l’empoisonnement de madame Bonacieux dans le couvent des Carmélites de Béthune, le jugement dans la maison isolée, l’exécution sur les bords de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne frissonnait pas facilement.
Mais tout à coup, comme subissant l’influence d’une pensée muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu’alors, s’éclaircit peu à peu et en arriva à la plus parfaite sérénité.
—Ainsi, dit te cardinal avec une voix dont la douceur contrastait avec la sévérité de ses paroles, vous vous êtes constitués en juges, sans penser que ceux qui n’ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins!