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Les trois mousquetaires, Volume 2 (of 2)

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Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur.

—Vous avez l’oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal; mais maintenant écoutez ceci: ce n’est point par défiance que je vous prie de me suivre, c’est pour ma sûreté; sans doute vos deux compagnons sont MM. Porthos et Aramis?

—Oui, Éminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires restés en arrière s’approchaient le chapeau à la main.

—Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous connais: je sais que vous n’êtes pas tout à fait de mes amis, et j’en suis fâché, mais je sais que vous êtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu’on peut se fier à vous, Monsieur Athos, faites-moi donc l’honneur de m’accompagner, vous et vos deux amis, et alors j’aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté si nous la rencontrons.

Les trois mousquetaires s’inclinèrent jusque sur le cou de leurs chevaux.

—Eh bien! sur mon honneur, dit Athos, Votre Éminence a raison de nous emmener avec elle: nous avons rencontré sur la route des visages affreux, et nous avons même eu avec quatre de ces visages une querelle au Colombier-Rouge.

—Une querelle, et pourquoi, messieurs? dit le cardinal; je n’aime pas les querelleurs; vous le savez!

—C’est justement pour cela que j’ai l’honneur de prévenir Votre Éminence de ce qui vient d’arriver; car elle pourrait l’apprendre par d’autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que nous sommes en faute.

—Et quels ont été les résultats de cette querelle? demanda le cardinal en fronçant le sourcil.

—Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un petit coup d’épée dans le bras, ce qui ne l’empêchera pas, comme Votre Éminence peut le voir, de monter à l’assaut demain, si Votre Éminence ordonne l’escalade.

—Mais vous n’êtes pas hommes à vous laisser donner des coups d’épée ainsi, dit le cardinal: voyons, soyez francs, messieurs, vous en avez bien rendu quelques-uns: confessez-vous, vous savez que j’ai le droit de donner l’absolution.

—Moi, monseigneur, dit Athos, je n’ai pas même mis l’épée à la main, mais j’ai pris celui à qui j’avais affaire à bras-le-corps et je l’ai jeté par la fenêtre; il paraît qu’en tombant, continua Athos avec quelque hésitation, il s’est cassé la cuisse.

—Ah! ah! fit le cardinal; et vous, monsieur Porthos?

—Moi, monseigneur, sachant que le duel est défendu, j’ai saisi un banc, et j’en ai donné à l’un de ces brigands un coup qui, je crois, lui a brisé l’épaule.

—Bien, dit le cardinal; et vous, monsieur Aramis?

—Moi, monseigneur, comme je suis d’un naturel très doux et que, d’ailleurs, ce que monseigneur ne sait peut-être pas, je suis sur le point d’entrer dans les ordres, je voulais séparer mes camarades, quand un de ces misérables m’a donné traîtreusement un coup d’épée à travers le bras gauche: alors la patience m’a manqué, j’ai tiré mon épée à mon tour, et comme il revenait à la charge, je crois avoir senti qu’en se jetant sur moi il se l’était passée au travers du corps: je sais bien qu’il est tombé seulement, et il m’a semblé qu’on l’emportait avec ses deux compagnons.

—Diable, messieurs! dit le cardinal, trois hommes hors de combat pour une rixe de cabaret, vous n’y allez pas de main morte; et à propos de quoi était venue la querelle?

—Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et, sachant qu’il y avait une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret, ils voulaient forcer la porte.

—Forcer la porte! dit le cardinal, et pour quoi faire?

—Pour lui faire violence sans doute, dit Athos; j’ai eu l’honneur de dire à Votre Éminence que ces misérables étaient ivres.

—Et cette femme était jeune et jolie? demanda le cardinal avec une certaine inquiétude.

—Nous ne l’avons pas vue, monseigneur, dit Athos.

—Vous ne l’avez pas vue; ah! très bien, reprit vivement le cardinal; vous avez bien fait de défendre l’honneur d’une femme, et, comme c’est à l’auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-même, je saurai si vous m’avez dit la vérité.

—Monseigneur, dit fièrement Athos, pour sauver notre tête nous ne ferions pas un mensonge.

—Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, monsieur Athos, je n’en doute pas un seul instant; mais, ajouta-t-il pour changer la conversation, cette dame était donc seule.

—Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle, dit Athos; mais, comme malgré le bruit ce cavalier ne s’est pas montré, il est à présumer que c’est un lâche.

—Ne jugez pas témérairement, dit l’Évangile, répliqua le cardinal.

Athos s’inclina.

—Et maintenant, messieurs, c’est bien, continua Son Éminence, je sais ce que je voulais savoir; suivez-moi.

Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal, qui s’enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval au pas, se tenant à huit ou dix pas en avant de ses quatre compagnons.

On arriva bientôt à l’auberge silencieuse et solitaire; sans doute l’hôte savait quel illustre visiteur il attendait, et en conséquence il avait renvoyé les importuns.

Dix pas avant d’arriver à la porte, le cardinal fit signe à son écuyer et aux trois mousquetaires de faire halte; un cheval tout sellé était attaché au contrevent, le cardinal frappa trois coups et de certaine façon.

Un homme enveloppé d’un manteau sortit aussitôt et échangea quelques paroles rapides avec le cardinal; après quoi il remonta à cheval et repartit dans la direction de Surgères, qui était aussi celle de Paris.

—Avancez, messieurs, dit le cardinal.

—Vous m’avez dit la vérité, mes gentilshommes, dit-il en s’adressant aux trois mousquetaires, et il ne tiendra pas à moi que notre rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse; en attendant, suivez-moi.

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Le cardinal mit pied à terre, les trois mousquetaires en firent autant; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son écuyer, les trois mousquetaires attachèrent les brides des leurs aux contrevents.

L’hôte se tenait sur le seuil de la porte; pour lui, le cardinal n’était qu’un officier venant visiter une dame.

—Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée, où ces messieurs puissent m’attendre près d’un bon feu? dit le cardinal.

L’hôte ouvrit la porte d’une grande salle, dans laquelle justement on venait de remplacer un mauvais poêle par une grande et excellente cheminée.

—J’ai celle-ci, dit-il.

—C’est bien, dit le cardinal; entrez là, messieurs, et veuillez m’attendre; je ne serai pas plus d’une demi-heure.

Et, tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du rez-de-chaussée, le cardinal, sans demander plus amples renseignements, monta l’escalier en homme qui n’a pas besoin qu’on lui indique son chemin.

XIV
DE L’UTILITÉ DES TUYAUX DE POÊLE

Il était évident que, sans s’en douter et mus seulement par leur caractère chevaleresque et aventureux, nos trois amis venaient de rendre service à quelqu’un que le cardinal honorait de sa protection particulière.

Maintenant, quel était ce quelqu’un? C’est la question que se firent d’abord les trois mousquetaires; puis, voyant qu’aucune des réponses que pouvait leur faire leur intelligence n’était satisfaisante, Porthos appela l’hôte et demanda des dés.

Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à jouer. Athos se promena en réfléchissant.

En réfléchissant et en se promenant, Athos passait et repassait devant le tuyau de poêle rompu par la moitié et dont l’autre extrémité donnait dans la chambre supérieure; et à chaque fois qu’il passait et repassait, il entendait un murmure de paroles qui finit par fixer son attention. Athos s’approcha, et il distingua quelques mots qui lui parurent sans doute mériter un si grand intérêt qu’il fit signe à ses deux compagnons de se taire, restant lui-même courbé, l’oreille tendue à la hauteur de l’orifice inférieur.

—Écoutez, milady, disait le cardinal, l’affaire est importante; asseyez-vous là et causons.

—Milady! murmura Athos.

—J’écoute Votre Éminence avec la plus grande attention, répondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.

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—Un petit bâtiment avec équipage anglais, dont le capitaine est à moi, vous attend à l’embouchure de la Charente, au fort de la Pointe; il mettra à la voile demain matin.

—Il faut alors que je m’y rende cette nuit?

—A l’instant même, c’est-à-dire lorsque vous aurez reçu mes instructions. Deux hommes que vous trouverez à la porte en sortant vous serviront d’escorte; vous me laisserez sortir le premier, puis, une demi-heure après moi, vous sortirez à votre tour.

—Oui, monseigneur. Maintenant revenons à la mission dont vous voulez bien me charger; et, comme je tiens à continuer de mériter la confiance de Votre Éminence, daignez me l’exposer en termes clairs et précis, afin que je ne commette aucune erreur.

Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs; il était évident que le cardinal mesurait d’avance les termes dans lesquels il allait parler, et que milady recueillait toutes ses facultés intellectuelles pour comprendre les choses qu’il allait dire et les graver dans sa mémoire quand elles seraient dites.

Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compagnons de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de venir écouter avec lui.

Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportèrent une chaise pour chacun d’eux, et une chaise pour Athos. Tous trois s’assirent alors, leurs têtes rapprochées et l’oreille au guet.

—Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. Arrivée à Londres, vous irez trouver Buckingham.

—Je ferai observer à Son Éminence, dit milady, que depuis l’affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m’a toujours soupçonnée, Sa Grâce se défie de moi.

—Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s’agit-il plus de capter sa confiance, mais de se présenter franchement et loyalement à lui comme négociatrice.

—Franchement et loyalement, répéta milady avec une indicible expression de duplicité.

—Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du même ton; toute cette négociation doit être faite à découvert.

—Je suivrai à la lettre les instructions de Son Éminence, et j’attends qu’elle me les donne.

—Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que je sais tous les préparatifs qu’il fait, mais que je ne m’en inquiète guère, attendu qu’au premier mouvement qu’il risquera, je perds la reine.

—Croira-t-il que Votre Éminence est en mesure d’accomplir la menace qu’elle lui fait?

—Oui, car j’ai des preuves.

—Il faut que je puisse présenter ces preuves à son appréciation.

—Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l’entrevue que le duc a eue chez madame la connétable avec la reine, le soir que madame la connétable a donné une fête masquée; vous lui direz, afin qu’il ne doute de rien, qu’il y est venu sous le costume du Grand-Mogol que devait porter le chevalier de Guise, et qu’il a acheté à ce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.

—Bien, monseigneur.

—Tous les détails de son entrée et de sa sortie pendant la nuit où il s’est introduit au palais sous le costume d’un diseur de bonne aventure italien; vous lui direz, pour qu’il ne doute pas encore de l’authenticité de mes renseignements, qu’il avait dans son manteau une grande robe blanche semée de larmes noires, de têtes de mort et d’os en sautoir: car en cas de surprise il devait se faire passer pour le fantôme de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois que quelque grand événement va s’accomplir.

—Est-ce tout, monseigneur?

—Dites-lui que je sais encore tous les détails de l’aventure d’Amiens, que j’en ferai faire un petit roman, spirituellement tourné, avec un plan du jardin et les portraits des principaux acteurs de cette scène nocturne.

—Je lui dirai cela.

—Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est à la Bastille, qu’on n’a surpris aucune lettre sur lui, c’est vrai, mais que la torture peut lui faire dire ce qu’il sait, et même... ce qu’il ne sait pas.

—A merveille.

—Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la précipitation qu’elle a mise à quitter l’île de Ré, a oublié dans son logis certaine lettre de madame de Chevreuse qui compromet singulièrement la reine, en ce qu’elle prouve non seulement que Sa Majesté peut aimer les ennemis du roi, mais encore qu’elle conspire avec ceux de la France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit, n’est-ce pas?

—Votre Éminence va en juger: le bal de madame la connétable; la nuit du Louvre; la soirée d’Amiens; l’arrestation de Montaigu; la lettre de madame de Chevreuse.

—C’est cela, dit le cardinal, c’est cela: vous avez une bien heureuse mémoire, milady.

—Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d’adresser ce compliment flatteur, si malgré toutes ces raisons le duc ne se rend pas et continue de menacer la France?

—Le duc est amoureux comme un fou, ou plutôt comme un niais, reprit Richelieu avec une profonde amertume; comme les anciens paladins, il n’a entrepris cette guerre que pour obtenir un regard de sa belle. S’il sait que cette guerre peut coûter l’honneur et peut-être la liberté à la dame de ses pensées, comme il dit, je vous réponds qu’il y regardera à deux fois.

—Et cependant, dit milady avec une persistance qui prouvait qu’elle voulait voir clair jusqu’au bout de la mission dont elle allait être chargée, cependant s’il persiste?

—S’il persiste, dit le cardinal... ce n’est pas probable.

—C’est possible, dit milady.

—S’il persiste... Son Éminence fit une pause et reprit: S’il persiste, eh bien! j’espérerai dans un de ces événements qui changent la face des États.

—Si Son Éminence voulait me citer dans l’histoire quelques-uns de ces événements, dit milady, peut-être partagerais-je sa confiance dans l’avenir.

—Eh bien, tenez! par exemple, dit Richelieu, lorsqu’en 1610, pour une cause à peu près pareille à celle qui fait mouvoir le duc, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, allait à la fois envahir la Flandre et l’Italie pour frapper à la fois l’Autriche des deux côtés: eh bien! n’est-il pas arrivé un événement qui a sauvé l’Autriche? Pourquoi le roi de France n’aurait-il pas la même chance que l’empereur?

—Votre Éminence veut parler du coup de couteau de la rue de la Ferronnerie?

—Justement, dit le cardinal.

—Votre Éminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac épouvante ceux qui auraient un instant l’idée de l’imiter?

—Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces pays sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demanderont pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement! il me revient à cette heure que les puritains sont furieux contre le duc de Buckingham et que leurs prédications le désignent comme l’Antechrist.

—Eh bien? fit milady.

—Eh bien! continua le cardinal d’un air indifférent, il ne s’agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une femme, belle, jeune, adroite, qui eût à se venger elle-même du duc. Une pareille femme peut se rencontrer: le duc est homme à bonnes fortunes, et, s’il a semé bien des amours par ses promesses de constance éternelle, il a dû semer bien des haines aussi par ses éternelles infidélités.

—Sans doute, dit froidement milady, une pareille femme peut se rencontrer.

—Eh bien! une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques Clément ou de Ravaillac aux mains d’un fanatique, sauverait la France.

—Oui, mais elle serait la complice d’un assassinat.

—A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques Clément?

—Non, car peut-être étaient-ils placés trop haut pour qu’on osât les aller chercher là où ils étaient: on ne brûlerait pas le Palais de Justice pour tout le monde, monseigneur.

—Vous croyez donc que l’incendie du Palais de Justice a une cause autre que celle du hasard? demanda Richelieu du ton dont il eût fait une question sans aucune importance.

—Moi, monseigneur, répondit milady, je ne crois rien, je cite un fait, voilà tout; seulement, je dis que si je m’appelais mademoiselle de Montpensier ou la reine Marie de Médicis, je prendrais moins de précautions que je n’en prends, m’appelant tout simplement lady Clarick.

—C’est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc?

—Je voudrais un ordre qui ratifiât d’avance tout ce que je croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France.

—Mais il faudrait d’abord trouver la femme que j’ai dit, et qui aurait à se venger du duc.

—Elle est trouvée, dit milady.

—Puis, il faudrait trouver ce misérable fanatique qui servira d’instrument à la justice de Dieu.

—On le trouvera.

—Eh bien! dit le duc, alors il sera temps de réclamer l’ordre que vous demandiez tout à l’heure.

—Votre Éminence a raison, dit milady, et c’est moi qui ai eu tort de voir dans la mission dont elle m’honore autre chose que ce qui est réellement, c’est-à-dire d’annoncer à Sa Grâce, de la part de Son Éminence, que vous connaissez les différents déguisements à l’aide desquels il est parvenu à se rapprocher de la reine pendant la fête donnée par madame la connétable; que vous avez les preuves de l’entrevue accordée au Louvre par la reine à certain astrologue italien qui n’est autre que le duc de Buckingham; que vous avez commandé un petit roman, des plus spirituels, sur l’aventure d’Amiens, avec plan du jardin où cette aventure s’est passée et portraits des acteurs qui y ont figuré; que Montaigu est à la Bastille, et que la torture peut lui faire dire des choses dont il se souvient et même les choses qu’il aurait oubliées; enfin, que vous possédez certaine lettre de madame de Chevreuse, trouvée dans le logis de Sa Grâce, qui compromet singulièrement, non seulement celle qui l’a écrite, mais encore celle au nom de qui elle a été écrite. Puis, s’il persiste malgré tout cela, comme c’est à ce que je viens de dire que se borne ma mission, je n’aurai plus qu’à prier Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C’est bien cela, n’est-ce pas, monseigneur, et je n’ai pas autre chose à faire?

—C’est bien cela, reprit sèchement le cardinal.

—Et maintenant, dit milady sans paraître remarquer le changement de ton du duc à son égard: maintenant que j’ai reçu les instructions de Votre Éminence à propos de ses ennemis, monseigneur me permettra-t-il de lui dire deux mots des miens?

—Vous avez donc des ennemis? demanda Richelieu.

—Oui, monseigneur; des ennemis contre lesquels vous me devez tout votre appui, car je me les suis faits en servant Votre Éminence.

—Et lesquels? répliqua le duc.

—Il y a d’abord cette petite intrigante de Bonacieux.

—Elle est dans la prison de Mantes.

—C’est-à-dire qu’elle y était, reprit milady, mais la reine a reçu un ordre du roi, à l’aide duquel elle l’a fait transporter dans un couvent.

—Dans un couvent? dit le duc.

—Oui, dans un couvent.

—Et dans lequel?

—Je l’ignore, le secret a été bien gardé.

—Je le saurai, moi!

—Et Votre Éminence me dira dans quel couvent est cette femme?

—Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le cardinal.

—Bien; maintenant j’ai un autre ennemi bien autrement à craindre pour moi que cette petite madame Bonacieux.

—Et lequel?

—Son amant.

—Comment s’appelle-t-il?

—Oh! Votre Éminence le connaît bien, s’écria milady emportée par la colère, c’est notre mauvais génie à tous deux; c’est celui qui, dans une rencontre avec les gardes de Votre Éminence, a décidé la victoire en faveur des mousquetaires du roi; c’est celui qui a donné trois coups d’épée à de Wardes, votre émissaire, et qui a fait échouer l’affaire des ferrets; c’est celui enfin qui, sachant que c’était moi qui lui avais enlevé madame Bonacieux, a juré ma mort.

—Ah! ah! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.

—Je veux parler de ce misérable d’Artagnan.

—C’est un hardi compagnon, dit le cardinal.

—Et c’est justement parce que c’est un hardi compagnon qu’il n’en est que plus à craindre.

—Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences avec Buckingham.

—Une preuve! s’écria milady, j’en aurai dix.

—Eh bien, alors! c’est la chose la plus simple du monde, ayez-moi cette preuve et je l’envoie à la Bastille.

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—Bien, monseigneur! mais ensuite?

—Quand on est à la Bastille, il n’y a pas d’ensuite, dit le cardinal d’une voix sourde. Ah pardieu! continua-t-il, s’il m’était aussi facile de me débarrasser de mon ennemi qu’il m’est facile de vous débarrasser des vôtres, et si ce n’était que contre de pareilles gens que vous me demandiez l’impunité!...

—Monseigneur, reprit milady, troc pour troc, existence pour existence, homme pour homme; donnez-moi celui-là, je vous donne l’autre.

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et ne veux pas même le savoir; mais j’ai le désir de vous être agréable et ne vois aucun inconvénient à vous donner ce que vous demandez à l’égard d’une si infime créature; d’autant plus, comme vous le dites, que ce petit d’Artagnan est un libertin, un duelliste, un traître.

—Un infâme, monseigneur, un infâme!

—Donnez-moi donc du papier, une plume et de l’encre, dit le cardinal.

—En voici, monseigneur.

Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal était occupé à chercher les termes dans lesquels devait être écrit le billet, ou même à l’écrire. Athos, qui n’avait pas perdu un mot de la conversation, prit ses deux compagnons chacun par une main et les conduisit à l’autre bout de la chambre.

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—Eh bien! dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu pas écouter la fin de la conversation?

—Chut! dit Athos parlant à voix basse: nous en avons entendu tout ce qu’il est nécessaire que nous entendions; d’ailleurs je ne vous empêche pas d’écouter le reste, mais il faut que je sorte.

—Il faut que tu sortes! dit Porthos; mais si le cardinal te demande, que répondrons-nous?

—Vous n’attendrez pas qu’il me demande, vous lui direz les premiers que je suis parti en éclaireur parce que certaines paroles de notre hôte m’ont donné à penser que le chemin n’était pas sûr; j’en toucherai d’ailleurs deux mots à l’écuyer du cardinal: le reste me regarde, ne t’en inquiète pas.

—Soyez prudent, Athos! dit Aramis.

—Soyez tranquille, répondit Athos.

Porthos et Aramis allèrent se rasseoir près du tuyau de poêle.

Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère, alla prendre son cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux tourniquets des contrevents, convainquit en quatre mots l’écuyer de la nécessité d’une avant-garde pour le retour, visita avec affectation l’amorce de son pistolet, mit l’épée aux dents et suivit, en enfant perdu, la route qui conduisait au camp.

XV
SCÈNE CONJUGALE

Comme l’avait prévu Athos, le cardinal ne tarda point à descendre; il ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés les mousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de dés acharnée avec Aramis. D’un coup d’œil rapide, il fouilla tous les coins de la salle, et vit qu’un de ses hommes lui manquait.

—Qu’est devenu monsieur Athos? demanda-t-il.

—Monseigneur, répondit Porthos, il est parti en éclaireur sur quelques propos de notre hôte, qui lui ont fait croire que la route n’était pas sûre.

—Et vous, qu’avez-vous fait, monsieur Porthos?

—J’ai gagné cinq pistoles à Aramis.

—Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi?

—Nous sommes aux ordres de Votre Éminence.

—A cheval donc, messieurs; car il se fait tard.

L’écuyer était à la porte, et tenait en bride le cheval du Cardinal. Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait dans l’ombre; ces deux hommes étaient ceux qui devaient conduire milady au fort de la Pointe, et veiller à son embarquement.

L’écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient déjà dit à propos d’Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit la route, s’entourant au retour des mêmes précautions qu’il avait prises au départ.

Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé par l’écuyer et les deux mousquetaires, et revenons à Athos.

Pendant une centaine de pas, il avait marché de la même allure; mais, une fois hors de vue, il avait lancé son cheval à droite, avait fait un détour, et était revenu a une vingtaine de pas, dans le taillis, guetter le passage de la petite troupe; ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons et la frange dorée du manteau de monsieur le cardinal, il attendit que les cavaliers eussent tourné l’angle de la route, et, les ayant perdus de vue, il revint au galop à l’auberge, qu’on lui ouvrit sans difficulté.

L’hôte le reconnut.

—Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la dame du premier une recommandation importante, il m’envoie pour réparer son oubli.

—Montez, dit l’hôte, elle est encore dans la chambre.

Athos profita de la permission, monta l’escalier de son pas le plus léger, arriva sur le carré, et, à travers la porte entrouverte, il vit milady qui attachait son chapeau.

Il entra dans la chambre et referma la porte derrière lui.

Au bruit qu’il fit en repoussant le verrou, milady se retourna.

Athos était debout devant la porte, enveloppé dans son manteau, son chapeau rabattu sur les yeux.

En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, milady eut peur.

—Qui êtes-vous? et que demandez-vous? s’écria-t-elle.

—Allons, c’est bien elle! murmura Athos.

Et laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il s’avança vers milady.

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—Me reconnaissez-vous, madame? dit-il.

Milady fit un pas en avant, puis pâlit comme à la vue d’un serpent.

—Allons, dit Athos, c’est bien, je vois que vous me reconnaissez.

—Le comte de La Fère! murmura milady en reculant jusqu’à ce que la muraille l’empêchât d’aller plus loin.

—Oui, milady, répondit Athos, le comte de La Fère en personne, qui vient tout exprès de l’autre monde pour avoir le plaisir de vous voir. Asseyons-nous donc, et causons, comme dit M. le cardinal.

Milady, dominée par une terreur invincible, s’assit sans proférer une seule parole.

—Vous êtes donc un démon envoyé sur la terre! dit Athos. Votre puissance est grande, je le sais; mais vous savez aussi qu’avec l’aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les démons les plus puissants. Vous vous êtes déjà trouvée sur mon chemin: je croyais vous avoir terrassée, madame; mais, ou je me trompai, ou l’enfer vous a ressuscitée.

Milady, à ces paroles, qui lui rappelaient des souvenirs effroyables, baissa la tête avec un gémissement sourd.

—Oui, l’enfer vous a ressuscitée, reprit Athos, l’enfer vous a faite riche, l’enfer vous a donné un autre nom, l’enfer vous a presque refait même un autre visage; mais il n’a effacé ni les souillures de votre âme, ni la flétrissure de votre corps.

Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancèrent des éclairs. Athos resta assis.

—Vous me croyiez mort, n’est-ce pas, comme je vous croyais morte? et ce nom d’Athos avait caché le comte de La Fère, comme le nom de milady Clarick avait caché Anne de Bueil! N’était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre honoré frère nous a mariés? Notre position est vraiment étrange, poursuivit Athos en riant; nous n’avons vécu jusqu’à présent l’un et l’autre que parce que nous nous croyions morts, et qu’un souvenir gêne moins qu’une créature, quoique ce soit chose dévorante parfois qu’un souvenir!

—Mais enfin, dit milady d’une voix sourde, qui vous ramène vers moi? et que me voulez-vous?

—Je veux vous dire que, tout en restant invisible à vos yeux, je ne vous ai pas perdue de vue, moi. Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre entrée au service du cardinal jusqu’à ce soir.

Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres pâles de milady.

—Écoutez: c’est vous qui avez coupé les deux ferrets de diamants sur l’épaule du duc de Buckingham; c’est vous qui avez fait enlever madame Bonacieux; c’est vous qui, amoureuse de de Wardes, et croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votre porte à M. d’Artagnan; c’est vous qui, croyant que de Wardes vous avait trompée, avez voulu le faire tuer par son rival; c’est vous qui, lorsque ce rival eut découvert votre infâme secret, avez voulu le faire tuer à son tour par deux assassins que vous avez envoyés à sa poursuite; c’est vous qui, voyant que les balles avaient manqué leur coup, avez envoyé du vin empoisonné avec une fausse lettre, pour faire croire à votre victime que ce vin venait de ses amis; c’est vous, enfin, qui venez là, dans cette chambre, assise sur cette chaise où je suis, de prendre avec le cardinal de Richelieu l’engagement de faire assassiner le duc de Buckingham, en échange de la promesse qu’il vous a faite de vous laisser assassiner d’Artagnan.

Milady était livide.

—Mais vous êtes donc Satan? dit-elle.

—Peut-être, dit Athos; mais, en tout cas, écoutez bien ceci: Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu m’importe! je ne le connais pas: d’ailleurs, c’est un Anglais; mais ne touchez pas du bout du doigt à un seul cheveu de d’Artagnan, qui est un fidèle ami que j’aime et que je défends, ou, je vous le jure par la tête de mon père, le crime que vous aurez commis sera le dernier.

—M. d’Artagnan m’a cruellement offensée, dit milady d’une voix sourde: M. d’Artagnan mourra.

—En vérité, cela est-il possible qu’on vous offense, madame, dit en riant Athos; il vous a offensée, et il mourra.

—Il mourra, reprit milady; elle d’abord, lui ensuite.

Athos fut saisi comme d’un vertige; la vue de cette créature, qui n’avait rien d’une femme, lui rappelait des souvenirs dévorants; il pensa qu’un jour, dans une situation moins dangereuse que celle où il se trouvait, il avait déjà voulu la sacrifier à son honneur: son désir de meurtre lui revint brûlant et l’envahit comme une immense fièvre; il se leva à son tour, porta la main à sa ceinture, en tira un pistolet, et l’arma.

Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacée ne put proférer qu’un son rauque qui n’avait rien de la parole humaine et qui semblait le râle d’une bête fauve; collée contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux épars, comme l’image effrayante de la terreur.

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Athos leva lentement son pistolet, étendit le bras de manière à ce que l’arme touchât presque le front de milady, puis, d’une voix d’autant plus terrible qu’elle avait le calme suprême d’une inflexible résolution:

—Madame, dit-il, vous allez à l’instant même me remettre le papier que vous a signé le cardinal, ou, sur mon âme, je vous fais sauter la cervelle.

Avec un autre homme, milady aurait pu conserver quelque doute, mais elle connaissait Athos: cependant elle resta immobile.

—Vous avez une seconde pour vous décider, dit-il.

Milady vit à la contraction de son visage que le coup allait partir; elle porta vivement la main à sa poitrine, en tira un papier et le tendit à Athos.

—Tenez, dit-elle, et soyez maudit!

Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa ceinture, s’approcha de la lampe pour s’assurer que c’était bien celui-là, le déplia et lut:

C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.

RICHELIEU.

5 août 1628.

—Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaçant son feutre sur sa tête, maintenant que je t’ai arraché les dents, vipère, mords si tu peux.

Et il sortit de la chambre sans même regarder en arrière.

A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu’ils tenaient en main.

—Messieurs, dit-il, l’ordre de monseigneur, vous le savez, est de conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de la Pointe et de ne la quitter que lorsqu’elle sera à bord.

Comme ces paroles s’accordaient effectivement avec l’ordre qu’ils avaient reçu, ils inclinèrent la tête en signe d’assentiment.

Quant à Athos, il se mit légèrement en selle et partit au galop; seulement, au lieu de suivre la route, il prit à travers champs, piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps s’arrêtant pour écouter.

Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne fût le cardinal et son escorte. Aussitôt il fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna son cheval avec de la bruyère et des feuilles d’arbres, et vint se mettre en travers de la route à deux cents pas du camp à peu près.

—Qui vive? cria-t-il de loin quand il aperçut les cavaliers.

—C’est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.

—Oui, monseigneur, répondit Porthos, c’est lui-même.

—Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements pour la bonne garde que vous nous avez faite. Messieurs, nous voici arrivés; prenez la porte à gauche, le mot d’ordre est Roi et .

En disant ces mots, le cardinal salua de la tête les trois amis, et prit à droite suivi de son écuyer; car, cette nuit-là, lui-même couchait au camp.

—Eh bien! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal fut hors de la portée de la voix, eh bien! il a signé le papier qu’elle demandait!

—Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici.

Et les trois amis n’échangèrent plus une seule parole jusqu’à leur quartier, excepté pour donner le mot d’ordre aux sentinelles.

Seulement on envoya Mousqueton dire à Planchet que son maître était prié, en relevant de tranchée, de se rendre à l’instant même au logis des mousquetaires.

D’un autre côté, comme l’avait prévu Athos, milady, en retrouvant à la porte les hommes qui l’attendaient, ne fit aucune difficulté de les suivre; elle avait bien eu l’envie un instant de se faire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter, mais une révélation de sa part amenait une révélation de la part d’Athos: elle dirait bien qu’Athos l’avait pendue, mais Athos dirait qu’elle était marquée; elle pensa qu’il valait donc encore mieux garder le silence, partir discrètement, accomplir avec son habileté ordinaire la mission difficile dont elle s’était chargée, puis, toutes les choses accomplies à la satisfaction du cardinal, venir lui réclamer sa vengeance.

En conséquence, après avoir voyagé toute la nuit, à sept heures du matin elle était au fort de la Pointe, à huit heures elle était embarquée, et à neuf heures le bâtiment, qui, avec des lettres de marque du cardinal, était censé être en partance pour Bayonne, levait l’ancre et faisait voile pour l’Angleterre.

XVI
LE BASTION SAINT-GERVAIS

En arrivant chez ses trois amis, d’Artagnan les trouva réunis dans la même chambre: Athos réfléchissait, Porthos frisait sa moustache, Aramis disait ses prières dans un charmant petit livre d’heures relié en velours bleu.

—Pardieu, messieurs! dit-il, j’espère que ce que vous avez à me dire en vaut la peine, sans cela je vous préviens que je ne vous pardonne pas de m’avoir fait venir, au lieu de me laisser reposer après une nuit passée à prendre et à démanteler un bastion. Ah! que n’étiez-vous là, messieurs! il a fait chaud!

—Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas froid non plus! répondit Porthos tout en faisant prendre à sa moustache un pli qui lui était particulier.

—Chut! dit Athos.

—Oh! oh! fit d’Artagnan comprenant le léger froncement de sourcils du mousquetaire, il paraît qu’il y a du nouveau ici.

—Aramis, dit Athos, vous avez été déjeuner avant-hier à l’auberge du Parpaillot, je crois?

—Oui.

—Comment est-on là?

—Mais, j’ai fort mal mangé pour mon compte; avant-hier était un jour maigre, et ils n’avaient que du gras.

—Comment! dit Athos, dans un port de mer ils n’ont pas de poisson?

—Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa pieuse lecture, que la digue que fait bâtir M. le cardinal les chasse en pleine mer.

—Mais, ce n’est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit Athos; je vous demandais si vous aviez été bien libre, et si personne ne vous avait dérangé?

—Mais il me semble que nous n’avons pas eu trop d’importuns; oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons assez bien au Parpaillot.

—Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles sont comme des feuilles de papier.

D’Artagnan, qui était habitué aux manières de faire de son ami, et qui reconnaissait tout de suite à une parole, à un geste, à un signe de lui, que les circonstances étaient graves, prit le bras d’Athos et sortit avec lui sans rien dire; Porthos suivit en devisant avec Aramis.

En route, on rencontra Grimaud; Athos lui fit signe de venir: Grimaud, selon son habitude, obéit en silence; le pauvre garçon avait à peu près fini par désapprendre de parler.

On arriva à la buvette du Parpaillot: il était sept heures du matin, le jour commençait à paraître; les trois amis commandèrent à déjeuner, et entrèrent dans une salle où, au dire de l’hôte, ils ne devaient pas être dérangés.

Malheureusement l’heure était mal choisie pour un conciliabule: on venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil de la nuit, et, pour chasser l’air humide du matin, venait boire la goutte à la buvette: dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-légers se succédaient avec une rapidité qui devait très bien faire les affaires de l’hôte, mais qui remplissait fort mal les vues des quatre amis. Aussi répondaient-ils d’une manière fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de leurs compagnons.

—Allons! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle, et nous n’avons pas besoin de cela en ce moment. D’Artagnan, racontez-nous votre nuit; nous vous raconterons la nôtre après.

—En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait en tenant à la main un verre d’eau-de-vie qu’il dégustait lentement; en effet, vous étiez de tranchée cette nuit, messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu maille à partir avec les Rochelais?

D’Artagnan regarda Athos pour savoir s’il devait répondre à cet intrus qui se mêlait à la conversation.

—Eh bien, dit Athos, n’entends-tu pas M. de Busigny qui te fait l’honneur de t’adresser la parole? Raconte ce qui s’est passé cette nuit, puisque ces messieurs désirent le savoir.

—N’avre-bous bas bris un pastion? demanda un Suisse qui buvait du rhum dans un verre à bière.

—Oui, monsieur, répondit d’Artagnan en s’inclinant, nous avons eu cet honneur; nous avons même, comme vous avez pu l’entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre, qui, en éclatant, a fait une fort jolie brèche; sans compter que, comme le bastion n’était pas d’hier, tout le reste de la bâtisse s’en est trouvé fort ébranlé.

—Et quel bastion est-ce? demanda un dragon qui tenait enfilée à son sabre une oie qu’il apportait à faire cuire.

—Le bastion Saint-Gervais, répondit d’Artagnan, derrière lequel les Rochelais inquiétaient nos travailleurs.

—Et l’affaire a été chaude?

—Mais, oui; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelais huit ou dix.

—Balzampleu! fit le Suisse, qui, malgré l’admirable collection de jurons que possède la langue allemande, avait pris l’habitude de jurer en français.

—Mais il est probable, dit le chevau-léger, qu’ils vont, ce matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en état.

—Oui, c’est probable, dit d’Artagnan.

—Messieurs, dit Athos, un pari!

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—Ah! woui! un bari! dit le Suisse.

—Lequel? demanda le chevau-léger.

—Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la cheminée, j’en suis. Hôtelier de malheur! une lèchefrite tout de suite, que je ne perde pas une goutte de la graisse de cette estimable volaille.

—Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t’oie, il est très ponne avec des gonfitures.

—Là! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari! Nous écoutons, monsieur Athos!

—Oui, le pari! dit le chevau-léger.

—Eh bien! monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos, que mes trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d’Artagnan et moi, nous allons déjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y tenons une heure, montre à la main, quelque chose que fasse l’ennemi pour nous déloger.

Porthos et Aramis se regardèrent, ils commençaient à comprendre.

—Mais, dit d’Artagnan en se penchant à l’oreille d’Athos, tu vas nous faire tuer sans miséricorde.

—Nous sommes bien plus tués, répondit Athos, si nous n’y allons pas.

—Ah! ma foi! messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa chaise et en frisant sa moustache, voici un beau pari, j’espère.

—Aussi je l’accepte, dit M. de Busigny; maintenant il s’agit de fixer l’enjeu.

—Mais vous êtes quatre, messieurs, dit Athos, nous sommes quatre; un dîner à discrétion pour huit, cela vous va-t-il?

—A merveille, reprit M. de Busigny.

—Parfaitement, dit le dragon.

—Ça me fa, dit le Suisse.

Le quatrième auditeur, qui, dans toute cette conversation, avait joué un rôle muet, fit un signe de la tête en preuve qu’il acquiesçait à la proposition.

—Le déjeuner de ces messieurs est prêt, dit l’hôte.

—Eh bien! apportez-le, dit Athos.

L’hôte obéit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand panier qui gisait dans un coin et fit le geste d’envelopper dans les serviettes les viandes apportées.

Grimaud comprit à l’instant même qu’il s’agissait d’un déjeuner sur l’herbe, empaqueta les viandes dans le panier, y joignit les bouteilles et prit le panier à son bras.

—Mais où allez-vous manger mon déjeuner? dit l’hôte.

—Que vous importe, dit Athos, pourvu qu’on vous le paye?

Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.

—Faut-il vous rendre, mon officier? dit l’hôte.

—Non; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne, et la différence sera pour les serviettes.

L’hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu’il l’avait cru d’abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux bouteilles de vin d’Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de Champagne.

—Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien régler votre montre sur la mienne, ou me permettre de régler la mienne sur la vôtre?

—A merveille, monsieur! dit le chevau-léger en tirant de son gousset une fort belle montre entourée de diamants; sept heures et demie, dit-il.

—Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos; nous saurons que j’avance de cinq minutes sur vous, monsieur.

Et saluant les assistants ébahis, les quatre jeunes gens prirent le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui portait le panier, ignorant où il allait, mais, avec l’obéissance passive dont il avait pris l’habitude chez Athos, ne songeant pas même à le demander.

Tant qu’ils furent dans l’enceinte du camp, les quatre amis n’échangèrent pas une parole; d’ailleurs ils étaient suivis par les curieux, qui, connaissant le pari engagé, voulaient savoir comment ils s’en tireraient. Mais une fois qu’ils eurent franchi la ligne de circonvallation et qu’ils se trouvèrent en plein champ, d’Artagnan, qui ignorait complètement ce dont il s’agissait, crut qu’il était temps de demander une explication.

—Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l’amitié de m’apprendre où nous allons?

—Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.

—Mais qu’y allons-nous faire?

—Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.

—Mais pourquoi n’avons-nous pas déjeuné au Parpaillot?

—Parce que nous avons des choses fort importantes à nous dire, et qu’il était impossible de causer cinq minutes dans cette auberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui accostent; ici, du moins, continua Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas nous déranger.

—Il me semble, dit d’Artagnan avec cette prudence qui s’alliait si bien et si naturellement chez lui à une excessive bravoure, il me semble que nous aurions pu trouver quelque endroit écarté dans les dunes, au bord de la mer.

—Où l’on nous aurait vus conférer tous les quatre ensemble, de sorte qu’au bout d’un quart d’heure le cardinal eût été prévenu par ses espions que nous tenions conseil.

—Oui, dit Aramis, Athos a raison; Animadvertuntur in desertis.

—Un désert n’aurait pas été mal, dit Porthos, mais il s’agissait de le trouver.

—Il n’y a pas de désert où un oiseau ne puisse passer au-dessus de la tête, où un poisson ne puisse sauter au-dessus de l’eau, où un lapin ne puisse sortir de son terrier, et je crois qu’oiseau, poisson, lapin, tout s’est fait espion du cardinal. Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle d’ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte. Nous avons fait un pari, un pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défie qui que ce soit de deviner la véritable cause: nous allons, pour le gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons attaqués, ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra, car je réponds que les murs de ce bastion n’ont pas d’oreilles; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de même, et de plus, tout en nous défendant, nous nous couvrirons de gloire. Vous voyez bien que tout est bénéfice.

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—Oui, dit d’Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une balle.

—Eh! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les plus à craindre ne sont pas celles de l’ennemi.

—Mais il me semble que, pour une pareille expédition, nous aurions dû au moins emporter nos mousquets.

—Vous êtes un niais, ami Porthos; pourquoi nous charger d’un fardeau inutile?

—Je ne trouve pas inutile en face de l’ennemi un bon mousquet de calibre, douze cartouches et une poire à poudre.

—Oh, bien! dit Athos, n’avez-vous pas entendu ce qu’a dit d’Artagnan?

—Qu’a dit d’Artagnan? demanda Porthos.

—D’Artagnan a dit que dans l’attaque de cette nuit il y avait eu huit ou dix Français de tués et autant de Rochelais.

—Après?

—On n’a pas eu le temps de les dépouiller, n’est-ce pas? attendu qu’on avait pour le moment autre chose de plus pressé à faire.

—Eh bien?

—Eh bien! nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires à poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de fusils et une centaine de coups à tirer.

—O Athos! dit Aramis, tu es véritablement un grand homme!

Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.

D’Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.

Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme; car, voyant que l’on continuait de marcher vers le bastion, chose dont il avait douté jusqu’alors, il tira son maître par le pan de son habit.

—Où allons-nous? demanda-t-il par geste.

Athos lui montra le bastion.

—Mais, dit toujours dans le même dialecte le silencieux Grimaud, nous y laisserons notre peau.

Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.

Grimaud posa son panier à terre et s’assit en secouant la tête.

Athos prit à sa ceinture un pistolet, regarda s’il était bien amorcé, l’arma et approcha le canon de l’oreille de Grimaud.

Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.

Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant. Grimaud obéit. Tout ce qu’avait gagné Grimaud à cette pantomime d’un instant, c’est qu’il était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.

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Arrivés au bastion, les quatre amis se retournèrent. Plus de trois cents soldats de toutes armes étaient assemblés à la porte du camp, et dans un groupe séparé on pouvait distinguer M. de Busigny, le dragon, le Suisse et le quatrième parieur.

Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son épée et l’agita en l’air. Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette politesse d’un grand hourra qui arriva jusqu’à eux. Après quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, où les avait déjà précédés Grimaud.

XVII
LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES

Comme l’avait prévu Athos, le bastion n’était occupé que par une douzaine de morts tant Français que Rochelais.

—Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de l’expédition, tandis que Grimaud va mettre la table, commençons par recueillir les fusils et les cartouches: nous pouvons d’ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous écoutent pas.

—Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossé, dit Porthos, après toutefois nous être assurés qu’ils n’ont rien dans leurs poches.

—Oui, dit Athos, c’est l’affaire de Grimaud.

—Ah bien alors, dit d’Artagnan, que Grimaud les fouille et les jette par-dessus les murailles.

—Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.

—Ces morts peuvent nous servir? dit Porthos. Ah çà! tu deviens fou, cher ami.

—Ne jugez pas témérairement, disent l’Évangile et M. le cardinal, répondit Athos; combien de fusils, messieurs?

—Douze, répondit Aramis.

—Combien de coups à tirer?

—Une centaine.

—C’est tout autant qu’il nous en faut; chargeons les armes.

Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne. Comme ils achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le déjeuner était servi.

Athos répondit, toujours par geste, que c’était bien, et indiqua à Grimaud une espèce de poivrière où celui-ci comprit qu’il se devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l’ennui de sa faction, Athos lui permit d’emporter un pain, deux côtelettes et une bouteille de vin.

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—Et maintenant, à table, dit Athos.

Les quatre amis s’assirent à terre, les jambes croisées comme des Turcs ou comme des tailleurs.

—Ah! maintenant, dit d’Artagnan, que tu n’as plus la crainte d’être entendu, j’espère que tu vas nous faire part de ton secret.

—J’espère que je vous procure à la fois de l’agrément et de la gloire, messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade charmante; voici un déjeuner des plus succulents, et cinq cents personnes là-bas, comme vous pouvez les voir, à travers les meurtrières, qui nous prennent pour des fous ou pour des héros, deux classes d’imbéciles qui se ressemblent assez.

—Mais ce secret? dit d’Artagnan.

—Le secret, dit Athos, c’est que j’ai vu milady hier soir.

D’Artagnan portait son verre à ses lèvres; mais à ce nom de milady, la main lui trembla si fort, qu’il le posa à terre pour ne pas en répandre le contenu.

—Tu as vu ta fem...

—Chut donc! interrompit Athos: vous oubliez, mon cher, que ces messieurs ne sont pas initiés comme vous au secret de mes affaires de ménage; j’ai vu milady.

—Et où cela? demanda d’Artagnan.

—A deux lieues d’ici à peu près, à l’auberge du Colombier-Rouge.

—En ce cas je suis perdu, dit d’Artagnan.

—Non, pas tout à fait encore, reprit Athos; car, à cette heure, elle doit avoir quitté les côtes de France.

—Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu’est-ce donc que cette milady?

—Une femme charmante, dit Athos en dégustant un verre de vin mousseux. Canaille d’hôtelier! s’écria-t-il, qui nous donne du vin d’Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y laisserons prendre! Oui, continua-t-il, une femme charmante qui a eu des bontés pour notre ami d’Artagnan, lequel lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayé de se venger: il y a un mois, en voulant le faire tuer à coups de mousquet; il y a huit jours, en essayant de l’empoisonner, et hier en demandant sa tête au cardinal.

—Comment! en demandant ma tête au cardinal? s’écria d’Artagnan.

—Ça, dit Porthos, c’est vrai comme l’Évangile; je l’ai entendu de mes deux oreilles.

—Moi aussi, dit Aramis.

—Mais je n’en réchapperai jamais, dit d’Artagnan, avec des ennemis pareils. D’abord mon inconnu de Meung; ensuite de Wardes, à qui j’ai donné trois coups d’épée; puis milady dont j’ai surpris le secret; enfin le cardinal, dont j’ai fait échouer la vengeance.

—Eh bien! dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous sommes quatre, un contre un. Pardieu! si nous en croyons les signes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire à un bien autre nombre de gens. Qu’y a-t-il, Grimaud? dit Athos. Vu la gravité de la circonstance, je vous permets de parler, mon ami; mais soyez laconique, je vous prie. Que voyez-vous?

—Une troupe.

—De combien de personnes?

—De vingt hommes.

—Quels hommes?

—Seize pionniers, quatre soldats.

—A combien de pas sont-ils?

—A cinq cents pas.

—Bon, nous avons encore le temps d’achever cette volaille et de boire un verre de vin à ta santé, d’Artagnan!

—A ta santé! répétèrent Porthos et Aramis.

—Eh bien donc, à ma santé! quoique je ne croie pas que vos souhaits me servent à grand’chose.

—Bah! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de Mahomet, et l’avenir est dans ses mains.

Puis, avalant le contenu de son verre, qu’il reposa près de lui, Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et s’approcha d’une meurtrière.

Porthos, Aramis et d’Artagnan en firent autant. Quant à Grimaud, il reçut l’ordre de se placer derrière les quatre amis afin de recharger les armes.

Au bout d’un instant on vit paraître la troupe; elle suivait une espèce de boyau de tranchée qui établissait une communication entre le bastion et la ville.

—Pardieu! dit Athos, c’était bien la peine de nous déranger pour une vingtaine de drôles armés de pioches, de hoyaux et de pelles! Grimaud n’aurait eu qu’à leur faire signe de s’en aller, et je suis convaincu qu’ils nous eussent laissés tranquilles.

—J’en doute, dit d’Artagnan, car ils avancent fort résolument de ce côté. D’ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre soldats et un brigadier armés de mousquets.

—C’est qu’ils ne nous ont pas vus, dit Athos.

—Ma foi! dit Aramis, j’avoue que j’ai répugnance à tirer sur ces pauvres diables de bourgeois.

—Mauvais prêtre, dit Porthos, qui a pitié des hérétiques!

—En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prévenir.

—Que diable faites-vous donc? dit d’Artagnan, vous allez vous faire fusiller, mon cher.

Mais Athos ne tint aucun compte de l’avis, et, montant sur la brèche, son fusil d’une main et son chapeau de l’autre:

—Messieurs, dit-il en s’adressant aux soldats et aux travailleurs, qui, étonnés de cette apparition, s’arrêtèrent à cinquante pas environ du bastion, et en les saluant courtoisement; messieurs, nous sommes, quelques amis et moi, en train de déjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien n’est désagréable comme d’être dérangé quand on déjeune, nous vous prions donc, si vous avez absolument affaire ici, d’attendre que nous ayons fini notre repas, ou de repasser plus tard; à moins qu’il ne vous prenne la salutaire envie de quitter le parti de la rébellion et de venir boire avec nous à la santé du roi de France.

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—Prends garde, Athos! s’écria d’Artagnan; ne vois-tu pas qu’ils te mettent en joue?

—Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois, qui tirent fort mal et qui n’auront garde de me toucher.

En effet, au même instant quatre coups de fusil partirent, et les balles vinrent s’aplatir autour d’Athos, mais sans qu’aucune le touchât. Quatre coups de fusil leur répondirent presque en même temps, mais ils étaient mieux dirigés que ceux des agresseurs, trois soldats tombèrent tués raide, et un des travailleurs fut blessé.

—Grimaud, un autre mousquet! dit Athos toujours sur la brèche.

Grimaud obéit aussitôt. De leur côté, les trois amis avaient chargé leurs armes; une seconde décharge suivit la première: le brigadier et deux pionniers tombèrent morts, le reste de la troupe prit la fuite.

—Allons, messieurs, une sortie, dit Athos.

Et les quatre amis, s’élançant hors du fort, parvinrent jusqu’au champ de bataille, ramassèrent les quatre mousquets des soldats et la demi-pique du brigadier; et, convaincus que les fuyards ne s’arrêteraient qu’à la ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les trophées de leur victoire.

—Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, messieurs, reprenons notre déjeuner et continuons notre conversation. Où en étions-nous?

—Je me le rappelle, dit d’Artagnan, tu disais qu’après avoir demandé ma tête au cardinal, milady avait quitté les côtes de France. Et où va-t-elle? ajouta d’Artagnan, qui se préoccupait fort de l’itinéraire que devait suivre milady.

—Elle va en Angleterre, répondit Athos.

—Et dans quel but?

—Dans le but d’assassiner ou de faire assassiner Buckingham.

D’Artagnan poussa une exclamation de surprise et d’indignation.

—Mais c’est infâme! s’écria-t-il.

—Oh! quant à cela, dit Athos, je vous prie de croire que je m’en inquiète fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud, continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre bastion, afin que ces rebelles de Rochelais voient qu’ils ont affaire à de braves et loyaux soldats du roi.

Grimaud obéit sans répondre.

Un instant après, le drapeau blanc flottait au-dessus de la tête des quatre amis: un tonnerre d’applaudissements salua son apparition; la moitié du camp était aux barrières.

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—Comment! reprit d’Artagnan, tu t’inquiètes fort peu qu’elle tue ou qu’elle fasse tuer Buckingham? Mais le duc est notre ami.

—Le duc est Anglais, le duc combat contre nous; qu’elle fasse du duc ce qu’elle voudra, je m’en soucie comme d’une bouteille vide.

—Un instant, dit d’Artagnan, je n’abandonne pas Buckingham ainsi; il nous avait donné de fort beaux chevaux.

—Et surtout de fort belles selles, dit Porthos, qui, à ce moment même, portait à son manteau le galon de la sienne.

—Puis, dit Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du pécheur.

Amen, dit Athos, et nous reviendrons là-dessus plus tard, si tel est votre plaisir; mais ce qui, pour le moment, me préoccupait le plus, et je suis sûr que tu me comprendras, d’Artagnan, c’était de reprendre à cette femme une espèce de blanc-seing qu’elle avait extorqué au cardinal, et à l’aide duquel elle devait impunément se débarrasser de toi et peut-être de nous.

—Mais c’est donc un démon que cette créature? dit Porthos en tendant son assiette à Aramis, qui découpait une volaille.

—Et ce blanc-seing, dit d’Artagnan, ce blanc-seing est-il resté entre ses mains?

—Non, il est passé dans les miennes; je ne dirai pas que c’est sans peine, par exemple, car je mentirais.

—Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je ne compte plus le nombre de fois que je vous dois la vie.

—Alors c’était donc pour venir près d’elle que tu nous as quittés? demanda Aramis.

—Justement.

—Et tu as cette lettre du cardinal? dit d’Artagnan.

—La voici, dit Athos.

Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque.

D’Artagnan le déplia d’une main dont il n’essayait pas même de dissimuler le tremblement, et lut:

C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.

RICHELIEU.

5 août 1628.

—En effet, dit Aramis, c’est une absolution dans toutes les règles.

—Il faut déchirer ce papier, dit d’Artagnan, qui semblait lire sa sentence de mort.

—Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver précieusement; et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait de pièces d’or.

—Et que va-t-elle faire maintenant? demanda le jeune homme.

—Mais, dit négligemment Athos, elle va probablement écrire au cardinal qu’un damné mousquetaire, nommé Athos, lui a arraché de force son sauf-conduit; elle lui donnera dans la même lettre le conseil de se débarrasser, en même temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis: le cardinal se rappellera que ce sont les mêmes hommes qu’il rencontre toujours sur son chemin; alors, un beau matin, il fera arrêter d’Artagnan, et, pour qu’il ne s’ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir compagnie à la Bastille.

—Ah çà! mais, dit Porthos, il me semble que tu fais là de tristes plaisanteries, mon cher.

—Je ne plaisante pas, dit Athos.

—Sais-tu, dit Porthos, que tordre le cou à cette damnée milady serait un péché moins grand que de le tordre à ces pauvres diables de huguenots qui n’ont jamais commis d’autres crimes que de chanter en français des psaumes que nous chantons en latin?

—Qu’en dit l’abbé? demanda tranquillement Athos.

—Je dis que je suis de l’avis de Porthos, répondit Aramis.

—Et moi donc! dit d’Artagnan.

—Heureusement qu’elle est loin, dit Porthos, car j’avoue qu’elle me gênerait fort ici.

—Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu’en France, dit Athos.

—Elle me gêne partout, dit d’Artagnan.

—Mais puisque tu la tenais, dit Porthos, que ne l’as-tu noyée, étranglée, pendue? il n’y a que les morts qui ne reviennent pas.

—Vous croyez cela, Porthos? répondit le mousquetaire avec un sombre sourire que d’Artagnan comprit seul.

—J’ai une idée, dit d’Artagnan.

—Voyons, dirent les mousquetaires.

—Aux armes! cria Grimaud.

Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux fusils.

Cette fois, une petite troupe s’avançait composée de vingt ou vingt-cinq hommes; mais ce n’étaient plus des travailleurs, c’étaient des soldats de la garnison.

—Si nous retournions au camp? dit Porthos, il me semble que la partie n’est pas égale.

—Impossible pour trois raisons, répondit Athos: la première, c’est que nous n’avons pas fini de déjeuner; la seconde, c’est que nous avons encore des choses d’importance à dire; la troisième, c’est qu’il s’en manque encore de dix minutes que l’heure ne soit écoulée.

—Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter un plan de bataille.

—Il est bien simple, dit Athos: aussitôt que l’ennemi est à portée de mousquet, nous faisons feu; s’il continue d’avancer, nous faisons feu encore, nous faisons feu tant que nous avons des fusils chargés; si ce qui reste de la troupe veut alors monter à l’assaut, nous laissons les assiégeants descendre jusque dans le fossé, et alors nous leur poussons sur la tête un pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d’équilibre.

—Bravo! dit Porthos; décidément, Athos, tu étais né pour être général, et le cardinal, qui se croit un grand homme de guerre, est bien peu de chose auprès de toi.

—Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie, visez bien chacun votre homme.

—Je tiens le mien, dit d’Artagnan.

—Et moi le mien, dit Porthos.

—Et moi idem, dit Aramis.

—Alors feu! dit Athos.

Les quatre coups de fusil ne firent qu’une détonation, mais quatre hommes tombèrent.

Aussitôt le tambour battit, et la petite troupe s’avança au pas de charge.

Alors les coups de fusil se succédèrent sans régularité, mais toujours envoyés avec la même justesse. Cependant, comme s’ils eussent connu la faiblesse numérique des amis, les Rochelais continuaient d’avancer au pas de course.

Sur trois coups de fusil, deux hommes tombèrent; mais cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait pas.

Arrivés au bas du bastion, les ennemis étaient encore douze ou quinze; une dernière décharge les accueillit, mais ne les arrêta point: ils sautèrent dans le fossé et s’apprêtèrent à escalader la brèche.

—Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d’un coup: à la muraille! à la muraille!

Et les quatre amis, secondés par Grimaud, se mirent à pousser avec le canon de leurs fusils un énorme pan de mur, qui s’inclina comme si le vent le poussait, et, se détachant de sa base, tomba avec un bruit horrible dans le fossé: puis on entendit un grand cri, un nuage de poussière monta vers le ciel, et tout fut dit.

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—Les aurions-nous écrasés depuis le premier jusqu’au dernier? dit Athos.

—Ma foi, cela m’en a l’air, dit d’Artagnan.

—Non, dit Porthos, en voilà deux ou trois qui se sauvent tout éclopés.

En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et de sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville: c’était tout ce qui restait de la petite troupe.

Athos regarda à sa montre.

—Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et maintenant le pari est gagné; mais il faut être beaux joueurs: d’ailleurs d’Artagnan ne nous a pas dit son idée.

Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s’asseoir devant les restes du déjeuner.

—Mon idée? dit d’Artagnan.

—Oui, vous disiez que vous aviez une idée, dit Athos.

—Ah! j’y suis, reprit d’Artagnan: je passe en Angleterre une seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham.

—Vous ne ferez pas cela, d’Artagnan, dit froidement Athos.

—Et pourquoi donc? ne l’ai-je pas fait déjà?

—Oui, mais à cette époque nous n’étions pas en guerre; à cette époque M. de Buckingham était un allié et non un ennemi: ce que vous voulez faire serait taxé de trahison.

D’Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.

—Mais, dit Porthos, il me semble que j’ai une idée à mon tour.

—Silence pour l’idée de monsieur Porthos! dit Aramis.

—Je demande un congé à M. de Tréville, sous un prétexte quelconque que vous trouverez: je ne suis pas fort sur les prétextes, moi. Milady ne me connaît pas, je m’approche d’elle sans qu’elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je l’étrangle.

—Eh bien! dit Athos, je ne suis pas très éloigné d’adopter l’idée de Porthos.

—Fi donc! dit Aramis, tuer une femme! Non, tenez, moi, j’ai la véritable idée.

—Voyons votre idée, Aramis! dit Athos, qui avait beaucoup de déférence pour le jeune mousquetaire.

—Il faut prévenir la reine.

—Ah! ma foi, oui, dirent ensemble Porthos et d’Artagnan; je crois que nous touchons au moyen.

—Prévenir la reine! dit Athos, et comment cela? Avons-nous des relations à la cour? Pouvons-nous envoyer quelqu’un à Paris sans qu’on le sache au camp? D’ici à Paris, il y a cent quarante lieues; notre lettre ne sera pas à Angers que nous serons au cachot, nous.

—Quant à ce qui est de faire remettre sûrement une lettre à Sa Majesté, dit Aramis, moi je m’en charge; je connais à Tours une personne adroite...

Aramis s’arrêta en voyant sourire Athos.

—Eh bien! vous n’adoptez pas ce moyen, Athos? dit d’Artagnan.

—Je ne le repousse pas tout à fait, dit Athos, mais je voulais seulement faire observer à Aramis qu’il ne peut quitter le camp; que tout autre qu’un de nous n’est pas sûr; que, deux heures après que le messager sera parti, tous les capucins, tous les alguazils, tous les bonnets noirs du cardinal sauront votre lettre par cœur, et qu’on vous arrêtera, vous et votre adroite personne.

—Sans compter, dit Porthos, que la reine sauvera M. de Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.

—Messieurs, dit d’Artagnan, ce que dit Porthos est plein de sens.

—Ah! ah! que se passe-t-il donc dans la ville? dit Athos.

—On bat la générale.

Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du tambour parvint effectivement jusqu’à eux.

—Vous allez voir qu’ils vont nous envoyer un régiment tout entier, dit Athos.

—Vous ne comptez pas tenir contre un régiment tout entier? dit Porthos.

—Pourquoi pas? dit le mousquetaire, je me sens en train, et je tiendrais devant une armée, si nous avions seulement eu la précaution de prendre une douzaine de bouteilles de plus.

—Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d’Artagnan.

—Laissez-le se rapprocher, dit Athos; il y a pour un quart d’heure de chemin d’ici à la ville, et par conséquent de la ville ici. C’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour arrêter notre plan; si nous nous en allons d’ici, nous ne retrouverons jamais un endroit aussi convenable. Et tenez, justement, messieurs, voilà la vraie idée qui me vient.

—Dites alors.

—Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres indispensables.

Athos fit signe à son valet d’approcher.

—Grimaud, dit Athos en montrant les morts qui gisaient dans le bastion, vous allez prendre ces messieurs, vous allez les dresser contre la muraille, vous leur mettrez leur chapeau sur la tête et leur fusil à la main.

—O grand homme! dit d’Artagnan, je te comprends.

—Vous comprenez? dit Porthos.

—Et toi, comprends-tu, Grimaud? dit Aramis.

Grimaud fit signe que oui.

—C’est tout ce qu’il faut, dit Athos, revenons à mon idée.

—Je voudrais pourtant bien comprendre, dit Porthos.

—C’est inutile.

—Oui, oui, l’idée d’Athos, dirent en même temps d’Artagnan et Aramis.

—Cette milady, cette femme, cette créature, ce démon, a un beau-frère, à ce que vous m’avez dit, je crois, d’Artagnan.

—Oui, je le connais beaucoup même, et je crois aussi qu’il n’a pas une grande sympathie pour sa belle-sœur.

—Il n’y a pas de mal à cela, répondit Athos, il la détesterait que cela n’en vaudrait que mieux.

—En ce cas, nous sommes servis à souhait.

—Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait Grimaud.

—Silence, Porthos! dit Aramis.

—Comment se nomme ce beau-frère?

—Lord Winter.

—Où est-il maintenant?

—Il est retourné à Londres au premier bruit de guerre.

—Eh bien! voilà justement l’homme qu’il nous faut, dit Athos, c’est celui qu’il nous convient de prévenir; nous lui ferons savoir que sa belle-sœur est sur le point d’assassiner quelqu’un, et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a bien à Londres, je l’espère, quelque établissement dans le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties; il y fait mettre sa belle-sœur, et nous sommes tranquilles.

—Oui, dit d’Artagnan, jusqu’à ce qu’elle en sorte.

—Ah! ma foi, dit Athos, vous en demandez trop, d’Artagnan, je vous ai donné tout ce que j’avais, et je vous préviens que c’est le fond de mon sac.

—Moi, je trouve que c’est ce qu’il y a de mieux, dit Aramis; nous prévenons à la fois la reine et lord Winter.

—Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours et la lettre à Londres?

—Je réponds de Bazin, dit Aramis.

—Et moi de Planchet, dit d’Artagnan.

—En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons quitter le camp, nos laquais peuvent le quitter.

—Sans doute, dit Aramis, et dès aujourd’hui même nous écrivons les lettres, nous leur donnons de l’argent, et ils partent.

—Nous leur donnons de l’argent? reprit Athos, vous en avez donc, de l’argent?

Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur les fronts qui s’étaient un instant éclaircis.

—Alerte! cria d’Artagnan, je vois des points noirs et des points rouges qui s’agitent là-bas; que disiez-vous donc d’un régiment, Athos? c’est une véritable armée.

—Ma foi, oui! dit Athos, les voilà. Voyez-vous les sournois qui venaient sans tambours ni trompettes. Ah! ah! tu as fini, Grimaud?

Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu’il avait placés dans les attitudes les plus pittoresques: les uns au port d’armes, les autres ayant l’air de mettre en joue, les autres l’épée à la main.

—Bravo! dit Athos, voilà qui fait honneur à ton imagination.

—C’est égal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.

—Décampons d’abord, dit d’Artagnan, tu comprendras après.

—Un instant, messieurs, un instant! donnons le temps à Grimaud de desservir.

—Ah! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui grandissent fort visiblement, et je suis de l’avis de d’Artagnan; je crois que nous n’avons pas de temps à perdre pour regagner notre camp.

—Ma foi, dit Athos, je n’ai plus rien contre la retraite: nous avions parié pour une heure, nous sommes restés une heure et demie; il n’y a rien à dire; partons, messieurs, partons.

Grimaud avait déjà pris les devants avec le panier et la desserte.

Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine de pas.

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—Eh! s’écria Athos, que diable faisons-nous, messieurs?

—As-tu oublié quelque chose? demanda Aramis.

—Et le drapeau, morbleu! il ne faut pas laisser un drapeau aux mains de l’ennemi, même quand ce drapeau ne serait qu’une serviette.

Et Athos s’élança dans le bastion, monta sur la plate-forme, et enleva le drapeau: seulement, comme les Rochelais étaient arrivés à portée de mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui, comme par plaisir, allait s’exposer aux coups.

Mais on eût dit qu’Athos avait un charme attaché à sa personne, les balles passèrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le toucha. Il agita son drapeau en tournant le dos aux gardes de la ville et en saluant ceux du camp. Des deux côtés de grands cris retentirent, d’un côté des cris de colère, de l’autre des cris d’enthousiasme.

Une seconde décharge suivit la première, et trois balles, en la trouant, firent réellement de la serviette un drapeau. On entendit tout le camp crier: «Descendez, descendez!»

Athos descendit; ses camarades l’attendaient avec anxiété.

—Allons, Athos, allons, dit d’Artagnan, allongeons, allongeons; maintenant que nous avons tout trouvé, excepté l’argent, il serait stupide d’être tués.

Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque observation que pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant toute observation inutile, réglèrent leur pas sur le sien.

Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient tous deux hors de la portée des balles.

Au bout d’un instant on entendit le bruit d’une fusillade enragée.

—Qu’est-ce que cela? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils? je n’entends pas siffler les balles et je ne vois personne.

—Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.

—Mais nos morts ne répondront pas.

—Justement; alors ils croiront à une embuscade, ils délibéreront; ils enverront un parlementaire, et quand ils s’apercevront de la plaisanterie, nous serons hors de la portée des balles. Voilà pourquoi il est inutile de gagner une pleurésie en nous pressant.

—Oh! je comprends, dit Porthos émerveillé.

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—C’est bien heureux! dit Athos en haussant les épaules.

De leur côté, les Français, en voyant revenir les quatre amis au pas, poussaient des cris d’admiration.

Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre; cette fois les balles vinrent s’aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et siffler à leurs oreilles. Les Rochelais venaient enfin de s’emparer du bastion.

—Voici des gens bien maladroits, dit Athos; combien en avons-nous tué? douze?

—Ou quinze.

—Combien en avons-nous écrasé?

—Huit ou dix.

—Et en échange de tout cela pas une égratignure? Ah! si fait! Qu’avez-vous donc là à la main, d’Artagnan? du sang, ce me semble?

—Ce n’est rien, dit d’Artagnan.

—Une balle perdue?

—Pas même.

—Qu’est-ce donc alors?

Nous l’avons dit, Athos aimait d’Artagnan comme son enfant, et ce caractère sombre et inflexible avait parfois pour le jeune homme des sollicitudes de père.

—Une écorchure, reprit d’Artagnan; mes doigts ont été pris entre deux pierres, celle du mur et celle de ma bague; alors la peau s’est ouverte.

—Voilà ce que c’est que d’avoir des diamants, mon maître, dit dédaigneusement Athos.

—Ah çà mais, s’écria Porthos, il y a un diamant en effet, et pourquoi diable alors, puisqu’il y a un diamant, nous plaignons-nous de ne pas avoir d’argent?

—Tiens, au fait! dit Aramis.

—A la bonne heure, Porthos; cette fois-ci voilà une idée.

—Sans doute, dit Porthos en se rengorgeant sur le compliment d’Athos, puisqu’il y a un diamant, vendons-le.

—Mais, dit d’Artagnan, c’est le diamant de la reine.

—Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham son amant, rien de plus juste; la reine nous sauvant, nous ses amis, rien de plus moral: vendons le diamant. Qu’en pense monsieur l’abbé? Je ne demande pas l’avis de Porthos, il est donné.

—Mais je pense, dit Aramis, que sa bague ne venant pas d’une maîtresse, et par conséquent n’étant pas un gage d’amour, d’Artagnan peut la vendre.

—Mon cher, vous parlez comme la théologie en personne. Ainsi votre avis est?...

—De vendre le diamant, répondit Aramis.

—Eh bien! dit gaiement d’Artagnan, vendons le diamant et n’en parlons plus.

La fusillade continuait, mais les amis étaient hors de portée, et les Rochelais ne tiraient plus que pour l’acquit de leur conscience.

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—Ma foi, il était temps que cette idée vînt à Porthos; nous voici au camp. Ainsi, messieurs, pas un mot de plus sur toute cette affaire. On nous observe, on vient à notre rencontre, nous allons être portés en triomphe.

En effet, comme nous l’avons dit, tout le camp était en émoi; plus de deux mille personnes avaient assisté, comme à un spectacle, à l’heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on était bien loin de soupçonner le véritable motif. On n’entendait que le cri de: «Vivent les gardes! Vivent les mousquetaires!» M. de Busigny était venu le premier serrer la main à Athos et reconnaître que le pari était perdu. Le dragon et le Suisse l’avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le Suisse. C’étaient des félicitations, des poignées de main, des embrassades à n’en plus finir, des rires inextinguibles à l’endroit des Rochelais; enfin, un tumulte si grand, que M. le cardinal crut qu’il y avait émeute et envoya La Houdinière, son capitaine des gardes, s’informer de ce qui se passait.

La chose fut racontée au messager avec toute l’efflorescence de l’enthousiasme.

—Eh bien? demanda le cardinal en voyant La Houdinière.

—Eh bien! monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d’aller déjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en déjeunant, ont tenu là deux heures contre l’ennemi, et ont tué je ne sais combien de Rochelais.

—Vous êtes-vous informé du nom de ces trois mousquetaires?

—Oui, monseigneur.

—Comment les appelle-t-on?

—Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.

—Toujours mes trois braves! murmura le cardinal. Et le garde?

—M. d’Artagnan.

—Toujours mon jeune drôle! Décidément il faut que ces quatre hommes soient à moi.

Le soir même, le cardinal parla à M. de Tréville de l’exploit du matin, qui faisait la conversation de tout le camp. M. de Tréville, qui tenait le récit de l’aventure de la bouche même de ceux qui en étaient les héros, la raconta dans tous ses détails à Son Éminence, sans oublier l’épisode de la serviette.

—C’est bien, monsieur de Tréville, dit le cardinal, faites-moi tenir cette serviette, je vous prie. J’y ferai broder trois fleurs de lis d’or, et je la donnerai pour guidon à votre compagnie.

—Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura injustice pour les gardes: M. d’Artagnan n’est pas à moi, mais à M. des Essarts.

—Eh bien! prenez-le, dit le cardinal; il n’est pas juste que, puisque ces quatre braves militaires s’aiment tant, ils ne servent pas dans la même compagnie.

Le même soir, M. de Tréville annonça cette bonne nouvelle aux trois mousquetaires et à d’Artagnan, en les invitant tous les quatre à déjeuner le lendemain.

D’Artagnan ne se possédait pas de joie, On le sait, le rêve de toute sa vie avait été d’être mousquetaire.

Les trois amis aussi étaient fort joyeux.

—Ma foi! dit d’Artagnan à Athos, tu as eu une triomphante idée, et, comme tu l’as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier une conversation de la plus haute importance,

—Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous soupçonne; car, avec l’aide de Dieu, nous allons passer désormais pour des cardinalistes.

Le même soir, d’Artagnan alla présenter ses hommages à M. des Essarts, et lui faire part de l’avancement qu’il avait obtenu.

M. des Essarts, qui aimait beaucoup d’Artagnan, lui fit alors ses offres de service: ce changement de corps amenait des dépenses d’équipement.

D’Artagnan refusa; mais, trouvant l’occasion bonne, il le pria de faire estimer le diamant qu’il lui remit, et dont il désirait faire de l’argent.

Le lendemain, à huit heures du matin, le valet de M. des Essarts entra chez d’Artagnan, et lui remit un sac d’or contenant sept mille livres.

C’était le prix du diamant de la reine.

XVIII
AFFAIRE DE FAMILLE

Athos avait trouvé le mot: affaire de famille. Une affaire de famille n’était point soumise à l’investigation du cardinal; une affaire de famille ne regardait personne; on pouvait s’occuper devant tout le monde d’une affaire de famille.

Ainsi, Athos avait trouvé le mot: affaire de famille.

Aramis avait trouvé l’idée: les laquais.

Porthos avait trouvé le moyen: le diamant.

D’Artagnan seul n’avait rien trouvé, lui ordinairement le plus inventif des quatre; mais il faut dire aussi que le nom seul de milady le paralysait.

Ah! si; nous nous trompons: il avait trouvé un acheteur pour le diamant.

Le déjeuner chez M. de Tréville fut d’une gaieté charmante. D’Artagnan avait déjà son uniforme; comme il était à peu près de la même taille qu’Aramis, et qu’Aramis, largement payé, comme on se le rappelle, par le libraire qui lui avait acheté son poème, avait fait faire tout en double, il avait cédé à son ami un équipement complet.

D’Artagnan eût été au comble de ses vœux, s’il n’eût point vu pointer milady, comme un nuage sombre à l’horizon.

Après déjeuner, on convint qu’on se réunirait le soir au logis d’Athos, et que là on terminerait l’affaire.

D’Artagnan passa la journée à montrer son habit de mousquetaire dans toutes les rues du camp.

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Le soir, à l’heure dite, les quatre amis se réunirent; il ne restait plus que trois choses à décider:

Ce qu’on écrirait au frère de milady;

Ce qu’on écrirait à la personne adroite de Tours;

Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.

Chacun offrait le sien: Athos parlait de la discrétion de Grimaud, qui ne parlait que lorsque son maître lui décousait la bouche; Porthos vantait la force de Mousqueton, qui était de taille à rosser quatre hommes de complexion ordinaire; Aramis, confiant dans l’adresse de Bazin, faisait un éloge pompeux de son candidat; enfin d’Artagnan avait foi entière dans la bravoure de Planchet, et rappelait de quelle façon il s’était conduit dans l’affaire épineuse de Boulogne.

Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix, et donnèrent lieu à de magnifiques concours, que nous ne rapporterons pas ici, de peur qu’ils ne fassent longueur.

—Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu’on enverra possédât en lui seul les quatre qualités réunies.

—Mais où rencontrer un pareil laquais?

—Introuvable! dit Athos; je le sais bien: prenez donc Grimaud.

—Prenez Mousqueton.

—Prenez Bazin.

—Prenez Planchet; Planchet est brave et adroit: c’est déjà deux qualités sur quatre.

—Messieurs, dit Aramis, le principal n’est pas de savoir lequel de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus adroit ou le plus brave; le principal est de savoir lequel aime le plus l’argent.

—Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos; il faut spéculer sur les défauts des gens et non sur leurs vertus: monsieur l’abbé, vous êtes un grand moraliste!

—Sans doute, dit Aramis; car non seulement nous avons besoin d’être bien servis pour réussir, mais encore pour ne pas échouer; car, en cas d’échec, il y va de la tête, non pas pour les laquais...

—Plus bas, Aramis! dit Athos.

—C’est juste; non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour le maître, et même pour les maîtres! Nos valets nous sont-ils assez dévoués pour risquer leur vie pour nous? Non.

—Ma foi, dit d’Artagnan, je répondrais presque de Planchet, moi.

—Eh bien! mon cher ami, ajoutez à son dévouement naturel une bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au lieu d’en répondre une fois, répondez-en deux.

—Eh! bon Dieu! vous serez trompés tout de même, dit Athos, qui était optimiste quand il s’agissait des choses, et pessimiste quand il s’agissait des hommes. Ils promettront tout pour avoir de l’argent, et en chemin la peur les empêchera d’agir. Une fois pris, on les serrera; serrés, ils avoueront. Que diable! nous ne sommes pas des enfants! Pour aller en Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France, semée d’espions et de créatures du cardinal; il faut une passe pour s’embarquer; il faut savoir l’anglais pour demander son chemin à Londres. Tenez, je vois la chose bien difficile.

—Mais point du tout, dit d’Artagnan, qui tenait fort à ce que la chose s’accomplît; je la vois facile, au contraire, moi. Il va sans dire, parbleu! que si l’on écrit à lord Winter des choses par-dessus les maisons, des horreurs du cardinal...

—Plus bas! dit Athos.

—Des intrigues et des secrets d’État, continua d’Artagnan, en se conformant à sa recommandation, il va sans dire que nous serons tous roués vifs; mais, pour Dieu, n’oubliez pas, comme vous l’avez dit vous-même, Athos, que nous lui écrivons pour affaire de famille; que nous lui écrivons à cette seule fin qu’il mette milady, dès son arrivée à Londres, hors d’état de nous nuire. Je lui écrirai donc une lettre à peu près en ces termes:

—Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.

—«Monsieur et cher ami...»

—Ah! oui; cher ami, à un Anglais, interrompit Athos; bien commencé! bravo, d’Artagnan! Rien qu’avec ce mot-là vous serez écartelé, au lieu d’être roué vif.

—Eh bien! soit; je dirai donc: «Monsieur» tout court.

—Vous pouvez même dire «Milord», reprit Athos, qui tenait fort aux convenances.

—«Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du Luxembourg?»

—Bon! le Luxembourg à présent! On croira que c’est une allusion à la reine-mère! Voilà qui est ingénieux, dit Athos.

—Eh bien! nous mettrons tout simplement: «Milord, vous souvient-il de certain petit enclos où l’on vous sauva la vie?»

—Mon cher d’Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu’un fort mauvais rédacteur: «Où l’on vous sauva la vie!» Fi donc! ce n’est pas digne. On ne rappelle pas ces services-là à un galant homme. Bienfait reproché, offense faite.

—Ah! mon cher, dit d’Artagnan, vous êtes insupportable, et s’il faut écrire sous votre censure, ma foi, j’y renonce.

—Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l’épée, mon cher, vous vous tirez galamment des deux exercices; mais passez la plume à M. l’abbé, cela le regarde.

—Ah! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis, qui écrit des thèses en latin, lui.

—Eh bien! soit, dit d’Artagnan, rédigez-nous cette note, Aramis; mais, de par notre saint-père le pape! tenez-vous serré, car je vous épluche à mon tour, je vous en préviens.

—Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve confiance que tout poète a en lui-même; mais qu’on me mette au courant: j’ai bien ouï-dire, de-ci de-là, que cette belle-sœur était une coquine; j’en ai même acquis la preuve en écoutant sa conversation avec le cardinal...

—Plus bas donc, sacrebleu! dit Athos.

—Mais, continua Aramis, le détail m’échappe.

—Et à moi aussi, dit Porthos.

D’Artagnan et Athos se regardèrent quelque temps en silence. Enfin Athos, après s’être recueilli, et en devenant plus pâle encore qu’il n’était de coutume, fit un signe d’adhésion, d’Artagnan comprit qu’il pouvait parler.

—Eh bien! voilà ce qu’il y a à dire, reprit d’Artagnan: «Milord, votre belle-sœur est une scélérate, qui a voulu vous faire tuer pour hériter de vous. Mais elle ne pouvait épouser votre frère, étant déjà mariée en France, et ayant été...»

D’Artagnan s’arrêta comme s’il cherchait le mot, en regardant Athos.

—Chassée par son mari, dit Athos.

—Parce qu’elle avait été marquée, continua d’Artagnan.

—Bah! s’écria Porthos, impossible! elle a voulu faire tuer son beau-frère?

—Oui.

—Elle était mariée? demanda Aramis.

—Oui.

—Et son mari s’est aperçu qu’elle avait une fleur de lis sur l’épaule? s’écria Porthos.

—Oui.

Ces trois oui avaient été dits par Athos, chacun avec une intonation plus sombre.

—Et qui l’a vue, cette fleur de lis? demanda Aramis.

—D’Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer l’ordre chronologique, moi et d’Artagnan, répondit Athos.

—Et le mari de cette affreuse créature vit encore? dit Aramis.

—Il vit encore.

—Vous en êtes sûr?

—Je le suis.

Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit impressionné selon sa nature.

—Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence, d’Artagnan nous a donné un excellent programme, et c’est cela qu’il faut écrire d’abord.

—Diable! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rédaction est épineuse. M. le chancelier lui-même serait embarrassé pour rédiger une épître de cette force, et cependant M. le chancelier rédige très agréablement un procès-verbal. N’importe! taisez-vous, j’écris.

Aramis en effet prit la plume, réfléchit quelques instants, se mit à écrire huit ou dix lignes d’une charmante petite écriture de femme puis, d’une voix douce et lente, comme si chaque mot eût été scrupuleusement pesé, il lut ce qui suit:

«Milord,

»La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu l’honneur de croiser l’épée avec vous dans un petit enclos de la rue d’Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l’ami de cette personne, elle-même se doit de reconnaître cette amitié par un bon avis. Deux fois vous avez failli être victime d’une proche parente que vous croyez votre héritière parce que vous ignorez qu’avant de contracter mariage en Angleterre, elle était déjà mariée en France. Mais, la troisième fois, qui est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre parente est partie de La Rochelle pour l’Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivée, car elle a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument à savoir ce dont elle est capable, lisez son passé sur son épaule gauche.»

—Eh bien! voilà qui est à merveille, dit Athos, et vous avez une plume de secrétaire d’État, mon cher Aramis. Lord Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l’avis lui arrive; et tombât-il aux mains de Son Éminence elle-même, nous ne saurions être compromis. Mais comme le valet qui partira pourrait nous faire accroire qu’il a été à Londres et s’arrêter à Châtellerault, ne lui donnons avec la lettre que la moitié de la somme en lui promettant l’autre moitié en échange de la réponse. Avez-vous le diamant? continua Athos.

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—J’ai mieux que cela, j’ai la somme.

Et d’Artagnan jeta le sac sur la table: au son de l’or, Aramis leva les yeux, Porthos tressaillit; quant à Athos, il resta impassible.

—Combien dans ce petit sac? dit-il.

—Sept mille livres en louis de douze francs.

—Sept mille livres! s’écria Porthos, ce mauvais petit diamant valait sept mille livres?

—Il paraît, dit Athos, puisque les voilà; je ne présume pas que notre ami d’Artagnan y ait mis du sien.

—Mais, messieurs, dans tout cela, dit d’Artagnan, nous ne pensons pas à la reine. Soignons un peu la santé de son cher Buckingham. C’est le moins que nous lui devions.

—C’est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.

—Eh bien! répondit celui-ci, que faut-il que je fasse?

—Mais, reprit Athos, c’est tout simple: rédiger une seconde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours.

Aramis reprit la plume, se mit à réfléchir de nouveau, et écrivit les lignes suivantes, qu’il soumit à l’instant même à l’approbation de ses amis.

«Ma chère cousine...»

—Ah! ah! dit Athos, cette personne adroite est votre parente!

—Cousine germaine, dit Aramis.

—Va donc pour cousine!

Aramis continua:

«Ma chère cousine, Son Éminence le cardinal, que Dieu conserve pour le bonheur de la France et la confusion des ennemis du royaume, est sur le point d’en finir avec les rebelles hérétiques de La Rochelle; il est probable que le secours de la flotte anglaise n’arrivera pas même en vue de la place; j’oserai même dire que je suis certain que M. de Buckingham sera empêché de partir par quelque grand événement. Son Éminence est le plus illustre politique des temps passés, du temps présent et probablement du temps à venir. Il éteindrait le soleil si le soleil le gênait. Donnez ces heureuses nouvelles à votre sœur, ma chère cousine. J’ai rêvé que cet Anglais maudit était mort. Je ne puis me rappeler si c’était par le fer ou par le poison; seulement ce dont je suis sûr, c’est que j’ai rêvé qu’il était mort, et, vous le savez, mes rêves ne me trompent jamais. Assurez-vous donc de me voir revenir bientôt.»

—A merveille! s’écria Athos, vous êtes le roi des poètes, mon cher Aramis, vous parlez comme l’Apocalypse et vous êtes vrai comme l’Évangile. Il ne vous reste maintenant que l’adresse à mettre sur cette lettre.

—C’est bien facile, dit Aramis.

Il plia coquettement la lettre, la reprit et écrivit:

«A mademoiselle Michon, lingère, à Tours.»

Les trois amis se regardèrent en riant: ils étaient pris.

—Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, messieurs, que Bazin seul peut porter cette lettre à Tours; ma cousine ne connaît que Bazin et n’a confiance qu’en lui: tout autre ferait échouer l’affaire. D’ailleurs Bazin est ambitieux et savant; Bazin a lu l’histoire, messieurs, il sait que Sixte-Quint est devenu pape après avoir gardé les pourceaux; eh bien! comme il compte se mettre d’église en même temps que moi, il ne désespère pas à son tour de devenir pape ou tout au moins cardinal: vous comprenez qu’un homme qui a de pareilles visées ne se laissera pas prendre, ou, s’il est pris, subira le martyre plutôt que de parler.

—Bien, bien, dit d’Artagnan, je vous passe de grand cœur Bazin, mais passez-moi Planchet: milady l’a fait jeter à la porte, certain jour, avec force coups de bâton; or Planchet a bonne mémoire, et, je vous en réponds, s’il peut supposer une vengeance possible, il se fera plutôt échiner que d’y renoncer. Si vos affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles de Londres sont les miennes. Je prie donc qu’on choisisse Planchet, lequel d’ailleurs a déjà été à Londres avec moi et sait dire très correctement: London, sir, if you please, et my master lord d’Artagnan; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en allant et en revenant.

—En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reçoive sept cents livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, trois cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir; cela réduira la somme à cinq mille livres; nous prendrons mille livres chacun pour les employer comme bon nous semblera, et nous laisserons un fonds de mille livres que gardera l’abbé pour les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous va-t-il?

—Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor.

On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions; il avait été prévenu déjà par d’Artagnan, qui, du premier coup, lui avait annoncé la gloire, ensuite l’argent, puis le danger.

—Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit Planchet, et je l’avalerai si l’on me prend.

—Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit d’Artagnan.

—Vous m’en donnerez ce soir une copie que je saurai par cœur demain.

D’Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire:

«Eh bien! que vous avais-je promis?»

—Maintenant, continua-t-il en s’adressant à Planchet, tu as huit jours pour arriver près de lord Winter, tu as huit autres jours pour revenir ici, en tout seize jours; si le seizième jour de ton départ, à huit heures du soir, tu n’es pas arrivé, pas d’argent, fût-il huit heures cinq minutes.

—Alors, monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.

—Prends celle-ci, dit Athos en lui donnant la sienne avec son insouciante générosité, et sois brave garçon. Songe que si tu parles, si tu bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou à ton maître, qui a si grande confiance dans ta fidélité qu’il nous a répondu de toi. Mais songe aussi que s’il arrive, par ta faute, malheur à d’Artagnan, je te retrouverai partout, et ce sera pour t’ouvrir le ventre.

—Oh! monsieur! dit Planchet humilié du soupçon et surtout effrayé de l’air calme du mousquetaire.

—Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je t’écorche vif.

—Ah! monsieur!

—Et moi, dit Aramis de sa voix douce et mélodieuse, songe que je te brûle à petit feu comme un sauvage.

—Ah! monsieur!

Et Planchet se mit à pleurer; nous n’oserions dire si ce fut de terreur, à cause des menaces qui lui étaient faites, ou d’attendrissement de voir quatre amis si étroitement unis.

D’Artagnan lui prit la main et l’embrassa.

—Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces messieurs te disent tout cela par tendresse pour moi, mais au fond ils t’aiment.

—Ah! monsieur! dit Planchet, ou je réussirai, ou l’on me coupera en quatre; et me coupât-on en quatre, soyez convaincu qu’il n’y a pas un morceau qui parlera.

Il fut décidé que Planchet partirait le lendemain à huit heures du matin, afin, comme il l’avait dit, qu’il pût, pendant la nuit, apprendre la lettre par cœur. Il gagna juste douze heures à cet arrangement; il devait être revenu le seizième jour, à huit heures du soir.

Le matin, au moment où il allait monter à cheval, d’Artagnan, qui se sentait au fond du cœur un faible pour le duc, prit Planchet à part.

—Écoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre à lord Winter et qu’il l’aura lue, tu lui diras encore: «Veillez sur Sa Grâce lord Buckingham, car on veut l’assassiner.» Mais ceci, Planchet, vois-tu, c’est si grave et si important, que je n’ai pas même voulu avouer à mes amis que je te confierais ce secret, et que pour une commission de capitaine je ne voudrais pas te l’écrire.

—Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous verrez si l’on peut compter sur moi.

Et monté sur un excellent cheval, qu’il devait quitter à vingt lieues de là pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le cœur un peu serré par la triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du reste dans les meilleures dispositions du monde.

Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour faire sa commission.

Les quatre amis, pendant toute la durée de ces deux absences, avaient, comme on le comprend bien, plus que jamais l’œil au guet, le nez au vent et l’oreille aux écoutes. Leurs journées se passaient à essayer de surprendre ce qu’on disait, à guetter les allures du cardinal et à flairer les courriers qui arrivaient. Plus d’une fois un tremblement insurmontable les prit, lorsqu’on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient d’ailleurs à se garder pour leur propre sûreté; milady était un fantôme qui, lorsqu’il était apparu une fois aux gens, ne les laissait pas dormir tranquilles.

Le matin du huitième jour, Bazin, frais comme toujours et souriant selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot, comme les quatre amis étaient en train de déjeuner, en disant, selon la convention arrêtée:

—Monsieur Aramis, voici la réponse de votre cousine.

Les quatre amis échangèrent un coup d’œil joyeux: la moitié de la besogne était faite; il est vrai que c’était la plus courte et la plus facile.

Aramis prit la lettre, qui était d’une écriture grossière et sans orthographe.

—Bon Dieu! s’écria-t-il en riant, décidément j’en désespère; jamais cette pauvre Michon n’écrira comme M. de Voiture.

—Qu’est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon? demanda le Suisse, qui était en train de causer avec les quatre amis quand la lettre était arrivée.

—Oh, mon Dieu! moins que rien, dit Aramis, une petite lingère charmante que j’aimais fort et à qui j’ai demandé quelques lignes de sa main en manière de souvenir.

—Dutieu! dit le Suisse; si zella il être auzi grante tame que son l’égridure, fous l’être en ponne fordune, mon gamarate!

Aramis prit la lettre et la passa à Athos.

—Voyez donc ce qu’elle écrit, Athos, dit-il.

Athos jeta un coup d’œil sur l’épître, et, pour faire évanouir tous les soupçons qui auraient pu naître, lut tout haut:

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