Les voyageurs du XIXe siècle
CHAPITRE II
L'EXPLORATION ET LA COLONISATION DE L'AFRIQUE
I
Peddie et Campbell dans le Soudan.—Richtie et Lyon dans le Fezzan.—Denham, Oudney et Clapperton au Fezzan, dans le pays des Tibbous.—Le lac Tchad et ses affluents.—Kouka et les principales villes du Bornou.—Le Mandara.—Une razzia chez les Fellatahs.—Défaite des Arabes et mort de Bou-Khaloum.—Le Loggoun.—Mort de Toole.—En route pour Kano.—Mort du docteur Oudney.—Kano.—Sackatou.—Le sultan Bello.—Retour en Europe.
A peine la puissance de Napoléon Ier vient-elle de s'écrouler et avec elle la prépondérance de la France, à peine ces luttes gigantesques, pour l'ambition d'un seul, qui arrêtent le développement scientifique de l'humanité, se sont-elles terminées, que, de tous côtés, les nobles aspirations se réveillent, les entreprises scientifiques ou commerciales recommencent. Une ère nouvelle vient de se lever.
Au premier rang des puissances qui encouragent et qui organisent des voyages de découvertes, il faut, comme toujours, placer l'Angleterre. Son activité se porte sur l'Afrique centrale, sur ces pays dont les reconnaissances d'Hornemann et de Burckhardt ont fait soupçonner la richesse prodigieuse.
Tout d'abord, en 1816, c'est le major Peddie, qui part du Sénégal et se dirige vers Kakondy, située sur le Rio-Nunez. A peine arrivé dans cette ville, Peddie succombe aux fatigues de la route et à l'insalubrité du climat. Le major Campbell lui succède dans le commandement de l'expédition et traverse les hautes montagnes du Fotau-Djallon, mais il perd en peu de jours une partie des animaux de charge et plusieurs hommes.
Arrivée sur les terres de l'«almamy»—titre que portent la plupart des souverains de cette partie de l'Afrique,—l'expédition est retenue dans ce royaume, et n'obtient la permission de revenir qu'après le payement d'une contribution considérable.
Désastreuse fut cette retraite, pendant laquelle il fallut, non seulement traverser à nouveau les rivières dont le passage avait été si pénible, mais endurer des tracasseries, des persécutions, des exactions telles que, pour les faire cesser, le major Campbell se vit forcé de faire brûler ses marchandises, briser ses fusils, et noyer sa poudre.
A tant de fatigues, à la ruine de ses espérances, à l'échec complet de sa tentative, le major Campbell ne put résister, et il mourut, avec plusieurs de ses officiers, à l'endroit même où s'était éteint le major Peddie. Ce qui restait de l'expédition regagna avec peine Sierra-Leone.
Un peu plus tard, ce sont Richtie et le capitaine Georges-Francis Lyon, qui, profitant du prestige que le bombardement d'Alger vient d'apporter au pavillon britannique et des relations que le consul anglais de Tripoli a su se créer parmi les personnages importants de la Régence, entreprennent de suivre la route tracée par Hornemann et de pénétrer jusqu'au centre même de l'Afrique.
Le 25 mars 1819, ces voyageurs partent de Tripoli avec Mohammed-el-Moukni, bey du Fezzan, qui prend le titre de sultan sur son territoire. Grâce à cette puissante escorte, Richtie et Lyon arrivent sans encombre jusqu'au Mourzouk. Mais là, les fatigues du voyage à travers le désert, les privations, les ont tellement épuisés, que Richtie meurt le 20 novembre. Lyon, longtemps malade, ne se rétablit que pour déjouer les entreprises perfides du sultan, qui, spéculant déjà sur la mort des voyageurs, cherche à s'emparer de leurs bagages. Lyon ne peut donc s'avancer au delà des frontières méridionales du Fezzan; mais il a cependant le temps de recueillir de précieuses informations sur les principales villes de cet État et sur la langue des habitants. En même temps, on lui doit les premiers renseignements authentiques relatifs aux Touaregs, ces sauvages habitants du grand désert, sur leur religion, leurs coutumes, leur langage et leur costume singulier.
La relation du capitaine Lyon est également riche en détails, non plus vus, mais triés avec soin, sur le Bornou, le Wadaï et le Soudan en général.
Les résultats obtenus n'étaient pas pour satisfaire l'avidité anglaise, qui voulait ouvrir à ses négociants les riches marchés de l'intérieur. Aussi, les propositions faites au gouvernement par un Écossais, le docteur Walter Oudney, qu'avaient enflammé les récits de Mungo-Park, furent-elles accueillies favorablement. Il avait pour ami un lieutenant de vaisseau, de trois ans plus âgé que lui, Hugues Clapperton, qui s'était distingué sur les lacs canadiens et en maintes circonstances, mais auquel la pacification de 1815 avait créé des loisirs forcés en le réduisant à la demi-solde.
La confidence que le docteur Oudney fit à Clapperton de son projet de voyage le décida sur-le-champ à faire partie de cette aventureuse expédition. Le docteur Oudney sollicita du ministère l'aide de cet officier entreprenant, dont les connaissances spéciales lui devaient être du plus grand secours. Lord Bathurst ne fit aucune difficulté, et les deux amis, après avoir reçu des instructions détaillées, s'embarquèrent pour Tripoli, où ils apprirent bientôt qu'ils allaient avoir pour chef le major Dixon Denham.
Né à Londres, le 31 décembre 1785, Denham avait d'abord été commis chez un régisseur de grandes propriétés rurales. Entré dans l'étude d'un attorney, son peu de goût pour les affaires, son caractère audacieux, en quête d'aventures, l'avaient bientôt poussé à s'engager dans un régiment qui partait pour l'Espagne. Jusqu'en 1815, il s'était battu; puis, il avait mis ses loisirs à profit pour visiter la France et l'Italie.
Amoureux de la gloire, Denham avait cherché la carrière qui pût lui donner rapidement, même au péril de la vie, les satisfactions qu'il ambitionnait, et il s'était déterminé pour celle d'explorateur. Chez lui, l'action suivait de près la pensée. Il proposa au ministère de se rendre à Tembouctou par la route que Laing devait suivre plus tard. Lorsqu'il apprit quelle mission avait été confiée au lieutenant Clapperton et au docteur Oudney, il sollicita la faveur de leur être adjoint.
Sans retard, muni des objets qu'il croit nécessaires à son expédition, après avoir engagé un habile charpentier, nommé William Hillman, Denham s'embarque pour Malte et rejoint ses futurs compagnons de voyage à Tripoli, le 21 novembre 1821. Le nom anglais jouissait à cette époque d'un très grand prestige, non seulement dans les États barbaresques, à cause du récent bombardement d'Alger, mais aussi parce que le consul de la Grande-Bretagne à Tripoli avait su, par une politique habile, se maintenir en bons termes avec le gouvernement de la régence.
Cette influence n'avait même pas tardé à rayonner hors de ce cercle restreint. La nationalité de certains voyageurs, la protection dont l'Angleterre avait entouré la Porte, le bruit de ses luttes et de ses victoires dans l'Inde, tout cela avait vaguement pénétré dans l'intérieur de l'Afrique, et le nom anglais, sans qu'on pût donner des détails précis, y était désormais connu. La route de Tripoli au Bornou était aussi sûre que celle de Londres à Édimbourg, à en croire le consul britannique. C'était donc le moment de profiter de facilités qui pourraient bien ne pas se représenter de sitôt.
Les trois voyageurs, après un bienveillant accueil du bey, qui mit ses ressources à leur disposition, s'empressèrent de quitter Tripoli. Grâce à l'escorte fournie par lui, ils purent gagner facilement Mourzouk, la capitale du Fezzan, le 8 avril 1822.
En certaines localités, ils avaient même été reçus avec une bienveillance et des transports qui touchaient presque à l'enthousiasme.
«A Sockna, raconte Denham, le gouverneur vint à notre rencontre et nous aborda dans la plaine. Il était accompagné des principaux habitants et de plusieurs centaines de paysans, qui entouraient nos chevaux, nous baisaient les mains avec toute l'apparence de la franchise et du plaisir. Nous entrâmes ainsi dans la ville. Les mots: Inglesi! Inglesi! étaient répétés par la foule, et cette réception nous était d'autant plus agréable que nous étions les premiers Européens qui n'eussent point changé d'habit, et je suis persuadé que notre réception eût été beaucoup moins amicale, si nous avions voulu passer pour Mahométans et nous abaisser au rôle d'imposteurs.»
Mais, à Mourzouk, devaient se renouveler toutes les tracasseries qui avaient paralysé Hornemann. Toutefois, les circonstances, comme les hommes, étaient changées. Sans se laisser éblouir par les grands honneurs que le sultan leur rendait, les Anglais, qui visaient au sérieux, demandèrent l'escorte nécessaire pour gagner le Bornou.
Il était impossible de partir avant le printemps suivant, leur répondait-on, à cause de la difficulté de réunir la «kafila», ou caravane, et les troupes qui devaient l'escorter à travers des régions désertes.
Cependant, un riche marchand, du nom de Bou-Baker-Bou-Khaloum, ami particulier du pacha, fit entendre aux Anglais que, s'il recevait quelques présents, il se faisait fort d'aplanir bien des difficultés. Il se chargeait même de les conduire dans le Bornou, pays où il se rendait lui-même, si le pacha de Tripoli lui en donnait l'autorisation.
Denham, persuadé de la véracité de Bou-Khaloum, comprit qu'il fallait obtenir cette autorisation et gagna Tripoli. Ne recevant que des réponses évasives, il menaça de s'embarquer pour l'Angleterre, où il allait, disait-il, rendre compte des entraves qu'apportait le pacha à l'accomplissement de la mission dont il était chargé.
Ces menaces ne produisant pas d'effet, Denham mit à la voile, et il allait débarquer à Marseille, lorsqu'il reçut du bey un message qui le rappelait et lui donnait satisfaction, en autorisant Bou-Khaloum à accompagner les trois voyageurs.
Le 30 octobre, Denham rentrait à Mourzouk, où il retrouvait ses compagnons, très violemment attaqués des fièvres et minés par la désastreuse influence du climat.
Persuadé que le changement d'air rétablirait leur santé compromise, Denham les fit partir et voyager à petites journées. Lui-même quitta Mourzouk le 29 novembre avec une caravane composée de marchands de Mesurata, de Tripoli, de Sockna et de Mourzouk, qu'accompagnait une escorte de deux cent dix Arabes, commandés par Bou-Khaloum, guerriers choisis parmi les tribus les plus éclairées et les plus soumises.
L'expédition suivit la route qu'avait parcourue le lieutenant Lyon et gagna bientôt Tegherhy, ville la plus méridionale du Fezzan, et la dernière qu'on rencontre avant de pénétrer dans le désert de Bilma.
«Je fis si bien, dit Denham, que je dessinai une vue du château de Tegherhy, prise de la rive méridionale d'un étang salé contigu à cette ville. On entre à Tegherhy par un passage étroit, bas et voûté, puis on trouve une seconde muraille et une porte; le mur est percé de meurtrières, qui rendraient très difficile l'entrée par ce passage resserré. Au-dessus de la seconde porte, il y a aussi une ouverture d'où l'on pourrait lancer sur les assaillants des traits et des tisons enflammés, dont les Arabes faisaient autrefois un grand usage. Il y a, dans l'intérieur, des puits dont l'eau est assez bonne. Aussi, avec des munitions et des vivres, si cette place était réparée, je pense qu'elle pourrait faire une bonne défense. La situation de Tegherhy est vraiment agréable. Tout à l'entour croissent des dattiers, et l'eau y est excellente. Une chaîne de collines basses se prolonge à l'est. Les bécassines, les canards et les oies sauvages fréquentent les étangs salés qui sont près de la ville.»
Les voyageurs pénétrèrent, en quittant cette ville, dans un désert de sable, à travers lequel il n'aurait pas été facile de se diriger, si la route n'eût été jalonnée de squelettes d'animaux et d'hommes qu'on rencontrait surtout auprès des puits.
«Un des squelettes que nous vîmes aujourd'hui, raconte Denham, paraissait encore tout frais; sa barbe tenait à son menton, on distinguait ses traits. Un des marchands de la kafila s'écria tout à coup: C'était mon esclave! Il y a quatre mois, je le laissai près d'ici.—Et vite, vite, mène-le au marché! cria un marchand d'esclaves facétieux, de crainte qu'un autre ne le réclame!»
A travers le désert, il y a certaines étapes marquées par des oasis, au milieu desquelles s'élèvent des villes plus ou moins importantes. Kishi est un des rendez-vous les plus fréquentés des caravanes. C'est là qu'on paye le droit de passage à travers le pays. Le sultan de cette ville,—on verra plus d'un de ces potentats minuscules prendre le titre du commandeur des croyants,—le sultan de Kishi se faisait remarquer par une absence complète de propreté, et sa cour n'offrait guère un aspect plus ragoûtant, si l'on en croit Denham.
«Il vint, dit le voyageur, dans la tente de Bou-Khaloum, accompagné d'une demi-douzaine de Tibbous dont quelques-uns étaient vraiment hideux. Leurs dents étaient d'un jaune foncé, car ils aiment tant le tabac en poudre qu'ils en prennent par le nez et par la bouche. Leur nez ressemblait à un petit morceau de chair arrondi fiché sur leur figure; leurs narines étaient si grandes que leurs doigts pouvaient y pénétrer aussi avant qu'ils voulaient. Ma montre, ma boussole, ma tabatière à musique, ne leur causèrent que peu d'étonnement. C'étaient de vraies brutes à face humaine.»
La ville de Kirby, qu'on rencontre un peu plus loin, dans le voisinage d'une chaîne de collines dont les plus hautes ne dépassent pas quatre cents pieds, est située dans un «ouady», entre deux lacs salés qui, suivant toute vraisemblance, doivent leur origine aux excavations faites pour prendre la terre nécessaire aux constructions. Au milieu de ces lacs s'élève, comme un îlot, une masse de muriate et de carbonate de soude. Ce sel, que fournissent les ouadys, très nombreux dans la contrée, est l'objet d'un important commerce avec le Bornou et tout le Soudan.
Quant à Kirby, il est impossible de voir une ville plus misérable. «Il n'y a rien dans les maisons, pas même une natte.» Et comment en pourrait-il en être autrement, dans une cité exposée aux incessantes razzias des Touaregs?
La caravane traversait alors le pays des Tibbous, peuple hospitalier et paisible, auquel les caravanes payent un droit de passage comme gardien des puits et citernes qui jalonnent le désert. Vifs et actifs, montés sur des chevaux très agiles, la plupart des Tibbous ont une adresse singulière à manier la lance, que les plus vigoureux guerriers jettent jusqu'à deux cent quarante pieds. Bilma est leur capitale et la résidence de leur sultan.
«Celui-ci, dit la relation, vint au devant des étrangers avec un nombreux cortège d'hommes et de femmes. Ces dernières étaient bien mieux que celles des petites villes; quelques-unes avaient des traits fort agréables, leurs dents blanches et bien rangées contrastaient admirablement avec le noir éclatant de leur peau et avec la tresse triangulaire qui pendait de chaque côté de leur visage dégouttant d'huile; des pendeloques de corail au nez et de grands colliers d'ambre les rendaient tout à fait séduisantes. Les unes avaient un «cheiche» ou éventail fait d'herbes minces ou de crin pour écarter les mouches, d'autres une branche d'arbre; celles-ci des éventails de plumes d'autruche, celles-là un paquet de clefs; toutes tenaient quelque chose à la main et l'agitaient au-dessus de leur tête en avançant. Un morceau d'étoffe du Soudan, attaché sur l'épaule gauche et laissant le côté droit découvert, composait leur habillement; un autre, plus petit, entourait leur tête et leur descendait sur les épaules, ou bien était jeté en arrière. Quoi qu'elles parussent très peu vêtues, rien de moins immodeste que leur air ou leur maintien.»
A un mille de Bilma, au delà d'une source limpide, qui semble avoir été placée là par la nature pour inviter le voyageur à s'approvisionner d'eau, commence un désert dont la traversée n'exige pas moins de dix jours. C'était autrefois, sans doute, un immense lac salé.
Le 4 février 1828, la caravane atteignit Lari, ville située sur la rivière septentrionale du Bornou par 14°40´ de latitude nord.
Les habitants, effrayés de la force de la caravane, s'enfuirent, frappés de terreur.
«Mais la tristesse que ce spectacle nous causait, dit Denham, fit bientôt place à une sensation toute différente, lorsque nous découvrîmes plus loin, à moins d'un mille du lieu où nous étions, le grand lac Tchad, réfléchissant les rayons du soleil. La vue de cet objet, si intéressant pour nous, produisit en moi une satisfaction et une émotion dont aucune expression ne serait assez énergique pour rendre la force et la vivacité.»
A partir de Lari, l'aspect du pays changeait complètement. Aux déserts sablonneux succédait une terre argileuse, couverte de gazon, semée d'acacias et d'arbres d'essences variées, au milieu desquels on apercevait des troupeaux d'antilopes, tandis que les poules de Guinée et les tourterelles de Barbarie faisaient chatoyer leur plumage à travers la verdure. Les villes succédaient aux villages, composés de huttes en forme de cloche et couvertes avec la paille de dhourra.
Les voyageurs continuèrent à s'avancer vers le sud, en contournant le lac Tchad, qu'ils avaient attaqué par la pointe septentrionale. Près des bords de cette nappe liquide, le terrain était vaseux, noir et ferme. L'eau, s'élevant beaucoup dans la saison d'hiver, baisse proportionnellement en été; elle est douce, poissonneuse, peuplée d'hippopotames et d'oiseaux aquatiques. A peu près au milieu du lac, dans le sud-est, sont des îles habitées par les Biddomah, peuple habitué à vivre du pillage qu'il fait sur le continent.
Les étrangers avaient envoyé un courrier au cheik El-Khanemi, afin de lui demander l'autorisation de gagner sa capitale. Un envoyé rejoignit bientôt la caravane, invitant Bou-Khaloum et ses compagnons à se diriger vers Kouka.
Dans leur route, les étrangers passèrent à Beurwha, ville fortifiée qui avait jusqu'alors défié les attaques des Touaregs, et ils traversèrent l'Yeou, grande rivière dont la largeur, dans quelques endroits, mesure plus de cent cinquante pieds. Cet affluent du Tchad vient du Soudan.
Sur la rive méridionale de cette rivière, s'élève une jolie ville murée, appelée également Yeou, et moitié moins grande que Beurwha.
La khafila arriva bientôt après aux portes de Kouka, et fut reçue le 17 février, après deux mois et demi de marche, par un corps d'armée de quatre mille hommes, qui manœuvraient avec un ensemble parfait. Parmi ces troupes, se trouvait un corps de noirs, formant la garde particulière du cheik, et dont l'armement rappelait celui des anciens chevaliers.
«Ils portaient, dit Denham, des cottes de mailles en chaînons de fer qui couvraient la poitrine jusqu'au cou, se rattachaient au-dessus de la tête et descendaient séparément par devant et par derrière, de manière à tomber sur les flancs du cheval et à couvrir les cuisses du cavalier. Ils avaient des espèces de casques ou calottes de fer retenues par des turbans jaunes, rouges ou blancs, noués sous le menton. Les têtes des chevaux étaient également défendues par des plaques de même métal. Leurs selles étaient petites et légères; leurs étriers, d'étain. On n'y peut placer que le bout du pied, qui est revêtu par une sandale de cuir ornée de peau de crocodile. Ils montaient tous admirablement à cheval et coururent vers nous au grand galop, ne s'arrêtant qu'à quelques pas de nous, agitant leurs lances renversées du côté de Bou-Khaloum en criant: Barca! Barca! Bien-venue! Bien-venue!»
Entourés de cette fantasia brillante, les Anglais et les Arabes pénétrèrent dans la ville, où un appareil militaire tout semblable avait été déployé en leur honneur.
Ils furent bientôt admis en la présence du cheik El-Khanemi. Ce personnage paraissait âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie prévenait en sa faveur; elle était riante, spirituelle et bienveillante.
Les Anglais lui remirent les lettres du pacha. Lorsque le cheik en eut terminé la lecture, il demanda à Denham ce que lui et ses compagnons venaient faire dans le Bornou.
«Uniquement voir le pays, répondit Denham, et nous renseigner sur ses habitants, sa nature et ses productions.
—Soyez les bien-venus, répliqua le cheik. Vous montrer chaque chose sera un plaisir pour moi. J'ai ordonné que l'on construisît des cases pour vous dans la ville; allez les voir avec un de mes gens, et s'il y a quelque chose de défectueux ne craignez pas de le dire.»
Les voyageurs reçurent bientôt l'autorisation d'emporter les dépouilles des animaux et des oiseaux qui leur paraîtraient intéressants et de prendre des notes sur tout ce qu'ils pourraient observer. C'est ainsi qu'ils recueillirent quantité de renseignements sur les villes voisines de Kouka.
Kouka, alors capitale du Bornou, possédait un marché où se vendaient des esclaves, des moutons, des bouvards, du froment, du riz, des arachides, des haricots, de l'indigo et bien d'autres productions de la contrée. Une grande animation ne cessait de régner dans les rues de cette ville, qui ne comptait pas moins de quinze mille habitants.
Angornou était aussi une grande cité murée, qui ne renfermait pas moins de trente mille âmes. C'était l'ancienne capitale du pays. Son marché était très important. On y avait vu jusqu'à cent mille individus s'y disputer à prix d'argent le poisson, la volaille et la viande, qu'on y vend crus ou cuits, le laiton, le cuivre, l'ambre et le corail. La toile de lin était à si bas prix dans ce district que la plupart des hommes avaient une chemise et un pantalon. Aussi, les mendiants ont-ils une singulière manière d'exciter la compassion: ils se placent aux entrées du marché, et, tenant à la main les lambeaux d'un vieux pantalon, ils prennent un air piteux et disent aux passants: «Voyez, je n'ai pas de culottes.» La nouveauté du procédé, la demande de ce vêtement plus nécessaire à leurs yeux que la nourriture, fit rire aux éclats le voyageur, lorsqu'il en fut pour la première fois témoin.
Jusqu'alors, les Anglais n'avaient eu affaire qu'au cheik, qui, se contentant d'un pouvoir effectif, abandonnait la puissance nominale au sultan. Singulier personnage que ce souverain, qui ne se laissait voir, comme un animal curieux et malfaisant, qu'à travers les barreaux d'une cage de roseaux, près de la porte de son jardin! Modes bizarres que celles qui régnaient à cette cour, où tout élégant devait avoir un gros ventre et se donner par des moyens factices une obésité qu'on considère généralement comme très gênante!
Certains raffinés, lorsqu'ils étaient à cheval, avaient même un ventre si rembourré et si proéminent qu'il semblait pendre par-dessus le pommeau de la selle. Avec cela, l'élégance exigeait qu'on eût un turban d'une envergure et d'un poids tels, qu'ils forçaient souvent ceux qui les portaient à pencher la tête de côté.
Ces fantaisies baroques rappelaient à s'y méprendre celles des Turcs de bal masqué. Aussi, les voyageurs eurent-ils grand peine à conserver leur gravité en face de ces grotesques.
Mais, à côté de ces réceptions solennellement amusantes, que d'observations nouvelles, que de renseignements intéressants à recueillir, que de «desiderata» à combler!
Denham aurait voulu s'enfoncer tout de suite dans le sud. Or, le cheik se refusait à compromettre la sécurité des voyageurs que le bey de Tripoli lui avait confiés. Depuis qu'ils étaient entrés dans le territoire du Bornou, la responsabilité de Bou-Khaloum ayant pris fin, celle du cheik était engagée.
Si vives, cependant, furent les instances de Denham, qu'il obtint d'El-Khanemi l'autorisation d'accompagner Bou-Khaloum dans une «ghrazzie» ou razzia qu'il méditait sur les Kaffirs ou infidèles.
L'armée du cheik et la troupe des Arabes traversèrent tour à tour Yeddie, grande ville murée à vingt milles d'Angornou, Affagay, et plusieurs autres cités, bâties sur un sol d'alluvion, qui présente un aspect argileux de couleur foncée.
A Delow, les Arabes pénétrèrent dans le Mandara, dont le sultan vint au devant d'eux, à la tête de cinq cents cavaliers.
«Mohammed-Becker était de petite taille, dit Denham, et âgé d'environ cinquante ans; sa barbe était teinte en bleu céleste de la plus belle nuance.»
Les présentations se firent, et le sultan, ayant regardé le major Denham, demanda aussitôt qui il était, d'où il venait, ce qu'il voulait, enfin s'il était musulman. A la réponse embarrassée de Bou-Khaloum, le sultan détourna les yeux en disant: «Le pacha a donc des Kaffirs pour amis?»
Cet incident produisit une très mauvaise impression, et Denham ne fut plus admis désormais à paraître devant le sultan.
Les ennemis du pacha du Bornou et du sultan de Mandara portaient le nom de Felatahs. Leurs tribus immenses s'étendaient jusque bien au delà de Tembouctou. Ce sont de beaux hommes, dont la couleur rappelle le bronze foncé, ce qui les distingue nettement des nègres et en fait une race à part. Ils professent l'islamisme et se mêlent rarement avec les noirs. Au reste, il y aura lieu de revenir un peu plus tard sur les Felatahs, Foulahs, Peuls ou Fans, comme on les appelle dans tout le Soudan.
Au sud de la ville de Mora, s'élève une chaîne de montagnes dont les plus hauts sommets ne dépassent pas deux mille cinq cents pieds, et qui s'étend, au dire des indigènes, sur un parcours de plus de deux mois de route.
La description que Denham fait de ce pays est assez curieuse pour que nous en reproduisions les traits saillants.
«De tous côtés, dit-il, notre vue était bornée par la chaîne de montagnes dont on ne découvrait pas la fin. Quoique, pour les dimensions gigantesques et l'âpre magnificence, elles ne puissent être comparées ni aux Alpes, ni aux Apennins, ni au Jura, ni même à la Sierra-Morena, toutefois elles les égalaient sous le rapport pittoresque. Les pics de Valmy Savah, Djogghiday Vayah, Moyoung et Memay, dont les flancs pierreux étaient couverts de groupes de villages, s'élançaient à l'est et à l'ouest; Horza, qui l'emportait sur tous les autres en élévation et en beauté, se montrait devant nous dans le sud avec ses ravins et ses précipices.»
Derkolla, l'une des principales villes des Felatahs, fut réduite en cendres par les envahisseurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à prendre position devant Mosfeia, dont la situation était très forte, et qui était défendue par des palissades garnies de nombreux archers. Le voyageur anglais dut assister à cette action. Le premier choc des Arabes fut irrésistible. Les détonations des armes à feu, la réputation de vaillance et de cruauté de Bou-Khaloum et de ses acolytes, jetèrent un moment de panique chez les Felatahs. Assurément, si les Mandarans et les Bornouens eussent alors donné avec vigueur l'assaut à la colline, on avait ville gagnée.
Mais les assiégés, remarquant l'hésitation de leurs adversaires, prirent à leur tour l'offensive et rapprochèrent leurs archers, dont les flèches empoisonnées ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes parmi les Arabes. C'est à ce moment que les contingents du Bornou et du Mandara lâchèrent pied.
Barca Gama, le général qui commandait le premier, avait eu trois chevaux tués sous lui. Bou-Khaloum était blessé ainsi que son cheval; celui de Denham l'était également; lui-même avait eu le visage effleuré d'une flèche, et deux autres étaient fichées dans son burnous.
La retraite dégénère bientôt en une fuite désordonnée. Le cheval de Denham tombe, et le cavalier se relève à peine qu'il est entouré de Felatahs. Deux s'enfuient à la vue du pistolet dont l'Anglais les menace; un troisième reçoit la charge dans l'épaule.
Denham se considérait comme sauvé, lorsque son cheval s'abattit une seconde fois avec une telle violence qu'il fut jeté au loin contre un arbre. Lorsque le major se releva, son cheval avait disparu et il était sans armes. Aussitôt entouré d'ennemis, Denham, blessé aux deux mains et au côté droit, est en partie dépouillé, et, seule, la crainte de détériorer ses riches vêtements empêche les Felatahs de l'achever.
Une contestation s'élève à propos de ces dépouilles. Le major en profite pour se glisser sous un cheval, et il disparaît au milieu des halliers. Nu, ensanglanté, après une course folle, il arrive au bord d'une ravine au fond de laquelle coule un torrent.
«Mes forces m'avaient presque abandonné, dit-il; j'empoignai les jeunes branches qui avaient poussé sur un vieux tronc d'arbre suspendu au-dessus de la ravine, ayant le projet de me laisser glisser jusqu'à l'eau, parce que les rives étaient très escarpées. Déjà les branches cédaient au poids de mon corps, lorsque, sous ma main, un grand «liffa», le serpent le plus venimeux de ces contrées, sortit de son trou comme pour me mordre. L'horreur dont je fus saisi bouleversa toutes mes idées. Les branches se dérobèrent de ma main, et je fus culbuté dans l'eau. Cependant, ce choc me ranima, et trois mouvements de mes bras me portèrent au bord opposé que je gravis avec difficulté. Alors, pour la première fois, j'étais à l'abri de la poursuite des Felatahs...»
Par bonheur, Denham aperçut un groupe de cavaliers, dont il parvint, malgré le tumulte de la poursuite, à se faire entendre. Il ne parcourut pas moins de trente-sept milles, sans autre vêtement qu'une mauvaise couverture, constellée de vermine, sur la croupe nue d'un cheval maigre. Quelles souffrances avec cette chaleur de trente-six degrés, qui envenimait ses blessures!
Trente-cinq Arabes tués et avec eux leur chef Bou-Khaloum, presque tous les autres blessés, les chevaux détruits ou perdus, tels furent les résultats d'une expédition qui devait rapporter un immense butin et procurer quantité d'esclaves.
En six jours furent parcourus les cent quatre-vingts milles qui séparaient Mora de Kouka. Denham reçut dans cette dernière ville un bienveillant accueil du cheik El-Khanemi, qui lui envoya, pour remplacer sa garde-robe perdue, un vêtement à la mode du pays.
A peine le major était-il remis de ses blessures et de ses fatigues qu'il prenait part à une nouvelle expédition que le cheik envoyait dans le Monga, pays situé à l'ouest du lac Tchad, dont les habitants n'avaient jamais complètement reconnu sa suprématie et refusaient de payer tribut.
Denham et le docteur Oudney partirent de Kouka le 22 mai, traversèrent le Yeou, rivière presque à sec en cette saison, mais très grosse au moment des pluies, visitèrent Birnie et les ruines du vieux Birnie, ancienne capitale du pays, qui pouvait contenir jusqu'à deux cent mille individus. Ce furent ensuite les restes de Gambarou, aux édifices magnifiques, résidence favorite de l'ancien sultan, détruite par les Felatahs, puis Kabchary, Bassecour, Bately, et tant d'autres villes ou villages, dont la nombreuse population se soumit sans résistance au sultan du Bornou.
L'hivernage ne fut pas favorable aux membres de la mission. Clapperton avait une fièvre terrible. L'état du docteur Oudney, déjà malade de la poitrine au départ d'Angleterre, empirait tous les jours. Le charpentier Hillman était dans un état désespéré. Seul, Denham résistait encore.
Dès que la saison des pluies tira vers sa fin, le 14 décembre, Clapperton partit avec le docteur Oudney pour Kano. Nous aurons bientôt à le suivre dans cette partie si intéressante du voyage.
Sept jours après, un enseigne nommé Toole arrivait à Kouka, n'ayant mis que trois mois et quatorze jours pour venir de Tripoli.
Au mois de février 1824, Denham et Toole firent une course dans le Loggoun, à l'extrémité méridionale du lac Tchad. Toute la partie voisine du lac et de son affluent, le Chary, est marécageuse et inondée pendant la saison des pluies. Le climat excessivement malsain de cette région fut fatal au jeune Toole, qui mourut le 26 février, à Angala; il n'avait pas encore vingt-deux ans. Persévérant, intrépide, gai, obligeant, doué de sang-froid et de prudence, Toole possédait les qualités qui distinguent le véritable voyageur.
Le Loggoun était alors un pays très peu connu, que ne parcouraient pas les caravanes, et dont la capitale, Kernok, ne comptait pas moins de quinze mille habitants. C'est un peuple plus beau, plus intelligent que les Bornouens,—cela est vrai surtout pour les femmes,—très laborieux, qui fabrique des toiles très belles et du tissu le plus serré.
La présentation obligée au sultan se termina, après un échange de bonnes paroles et l'acceptation de riches présents, par cette offre singulière de la part d'un sultan à un voyageur: «Si tu es venu pour acheter des femmes esclaves, ce n'est pas la peine que tu ailles plus loin, je te les vendrai aussi bon marché que qui que ce soit.» Denham eut grand'peine à faire comprendre à ce souverain industriel que tel n'était pas le but de son voyage et que le seul amour de la science avait dirigé ses pas.
Le 2 mars, Denham était de retour à Kouka, et, le 20 mai, il voyait arriver le lieutenant Tyrwhit, qui, porteur de riches présents pour le cheik, devait résider au Bornou en qualité de consul.
Après une dernière razzia vers Manou, la capitale du Kanem, et chez les Dogganah, qui habitaient autrefois dans les environs du lac Fitri, le 16 août, le major reprenait avec Clapperton la route du Fezzan, et il rentrait à Tripoli, après un long et pénible voyage dont les résultats géographiques, déjà considérables, avaient été singulièrement augmentés par Clapperton.
Il est temps, en effet, de raconter les incidents de voyage et les découvertes de cet officier. Parti, le 14 décembre 1823, avec le docteur Oudney pour Kano, grande ville des Felatahs située à l'ouest du Tchad, Clapperton avait suivi le Yeou jusqu'à Damasak, et visité le vieux Birnie, Bera, située sur les bords d'un lac superbe formé des débordements du Yeou, Dogamou, Bekidarfi, cités qui font presque toutes partie du Haoussa. Les habitants de cette province, qui étaient très nombreux avant l'invasion des Felatahs, sont armés d'arcs et de flèches, et font le commerce de tabac, de noix, de gouro, d'antimoine, de peaux de chèvres tannées, de toile de coton en pièces ou en vêtements.
La caravane abandonna bientôt le cours du Yeou ou Gambarou pour s'avancer dans une contrée boisée, qui doit être complètement inondée pendant la saison des pluies.
Les voyageurs entrèrent ensuite dans la province de Katagoum, dont le gouverneur les reçut avec beaucoup d'affabilité, leur assurant que leur arrivée était une véritable fête pour lui et qu'elle serait on ne peut plus agréable au sultan des Felatahs, qui n'avait jamais vu d'Anglais. Il leur affirmait en même temps qu'ils trouveraient chez lui, comme à Kouka, tout ce qui leur serait nécessaire.
La seule chose qui l'étonnât profondément, c'était de savoir que les voyageurs ne voulaient ni esclaves, ni chevaux, ni argent, qu'ils ne demandaient, avec son amitié, que la permission de cueillir des fleurs et des plantes et l'autorisation de visiter le pays.
Katagoum est située par 12° 17´ 11´´ de latitude et environ 12° de longitude, d'après les observations de Clapperton. Cette province formait la frontière du Bornou avant la conquête des Felatahs. Elle peut mettre sur pied quatre mille hommes de cavalerie et deux mille fantassins armés d'arcs, d'épées et de lances. Elle produit du grain et des bœufs, qui sont, avec les esclaves, les principaux articles de commerce. Quant à la ville même, c'était la plus forte que les Anglais eussent vue depuis Tripoli. Percée de portes qu'on fermait tous les soirs, elle était défendue par deux murs parallèles et trois fossés à sec, un intérieur, un autre extérieur, et un troisième creusé entre les deux murailles hautes de vingt pieds et larges de dix à la base. D'ailleurs, aucun autre monument qu'une mosquée en ruines dans cette ville aux maisons de terre, qui peut renfermer sept à huit mille habitants.
C'est là que, pour la première fois, les Anglais virent les cauris servir de monnaie. Jusqu'alors, la toile du pays ou quelque autre article avait été l'unique terme des échanges.
Au sud de la province de Katagoum est situé le pays de Yacoba, que les musulmans désignent sous le nom de Mouchy. D'après les rapports que Clapperton reçut, les habitants de cette province, hérissée de montagnes calcaires, seraient anthropophages. Cependant, les musulmans, qui ont une invincible horreur pour les Kaffirs, ne donnent d'autre preuve à cette accusation que d'avoir vu des têtes et des membres humains pendus aux murs des habitations.
C'est dans le Yacoba que prendrait sa source l'Yeou, rivière complètement à sec pendant l'été, mais dont les eaux, pendant la saison des pluies, au dire des habitants, croissent et diminuent alternativement tous les sept jours.
«Le 11 janvier, dit Clapperton, nous continuâmes notre voyage, mais, à midi, il fallut nous arrêter à Mourmour. Le docteur était dans un tel état de faiblesse et d'épuisement que je n'espérais pas qu'il pût y résister un jour de plus. Il dépérissait journellement depuis notre départ des montagnes d'Obarri, dans le Fezzan, où il avait été attaqué d'une inflammation à la gorge pour s'être exposé à un courant d'air pendant qu'il était en transpiration.
«12 janvier.—Le docteur prit, au point du jour, une tasse de café et, d'après son désir, je fis charger les chameaux. Je l'aidai ensuite à s'habiller et, soutenu par son domestique, il sortit de la tente. Mais, à l'instant où l'on allait le placer sur le chameau, j'aperçus dans tous ses traits l'affreuse empreinte de la mort. Je le fis rentrer aussitôt, je me plaçai à côté de lui, et, avec une douleur que je ne chercherai pas à exprimer, je le vis expirer sans proférer une plainte et sans paraître souffrir. J'envoyai demander au gouverneur la permission de l'ensevelir, ce qui me fut accordé sur-le-champ. Je fis creuser une fosse sous un mimosa, auprès d'une des portes de la ville. Après que le corps eut été lavé selon l'usage du pays, je le fis revêtir avec des châles à turbans que nous avions pour en faire des présents. Nos domestiques le portèrent, et, avant de le confier à la terre, je lus le service funèbre de l'Église d'Angleterre. Je fis ensuite entourer le modeste tombeau d'un mur en terre pour le préserver des animaux carnassiers, et je fis tuer deux moutons, que je distribuai aux pauvres.»
Ainsi s'éteignit misérablement le docteur Oudney, chirurgien de marine assez instruit en histoire naturelle. La terrible maladie dont il avait apporté les germes d'Angleterre, ne lui avait pas permis de rendre à l'expédition tous les services que le gouvernement attendait de lui, et pourtant, il ne ménageait pas ses forces, disant qu'il se sentait moins mal en voyage qu'au repos. Sentant que sa constitution épuisée ne lui permettait pas un travail assidu, jamais il n'avait voulu mettre une entrave au zèle de ses compagnons.
Après cette triste cérémonie, Clapperton reprit sa route vers Kano. Digou, ville située au milieu d'un pays bien cultivé et qui nourrit de nombreux troupeaux; Katoungoua, qui n'est plus dans la province de Katagoum; Zangeia, située près de l'extrémité de la chaîne des collines de Douchi et qui doit avoir été considérable, à en juger d'après l'étendue de ses murailles encore debout; Girkoua, dont le marché est plus beau que celui de Tripoli; Sochwa, entourée d'un haut rempart d'argile, telles furent les principales étapes du voyageur, avant son entrée à Kano, qu'il atteignit le 20 janvier.
Kano, la Chana d'Édrisi et des autres géographes arabes, est le grand rendez-vous du royaume de Haoussa.
«A peine eus-je passé les portes, dit Clapperton, que je fus étrangement déçu dans mon attente. D'après la brillante description que m'en avaient faite les Arabes, je m'attendais à voir une ville d'une étendue immense. Les maisons étaient à un quart de mille des murailles, et dans quelques endroits réunies en petits groupes séparés par de larges mares d'eau stagnante. J'aurais pu me dispenser de mes frais de toilette (il avait revêtu son uniforme d'officier de marine); tous les habitants, occupés à leurs affaires, me laissèrent passer tranquillement sans me remarquer et sans tourner les yeux vers moi.»
Kano, la capitale de la province de même nom et l'une des principales villes du Soudan, est située par 12°0´19´´ de latitude nord et 9°20´ de longitude est.
Il peut y avoir dans cette capitale trente ou quarante mille habitants, dont plus de la moitié sont esclaves.
Le marché, qui est bordé à l'est et à l'ouest par de grands marécages plantés de roseaux, est la retraite de nombreuses bandes de canards, de cigognes et de vautours, qui servent de boueurs à la ville. Dans ce marché, fourni de toutes les provisions en usage en Afrique, on voit de la viande de bœuf, de mouton, de chèvre et quelquefois de chameau.
«Les bouchers du pays, raconte le voyageur, sont aussi avisés que les nôtres; ils pratiquent quelques coupures pour mettre la graisse en évidence, ils soufflent la viande, et même, quelquefois, ils collent un morceau de peau de mouton à un gigot de chèvre.»
Du papier à écrire, produit des manufactures françaises, des ciseaux et des couteaux de fabrication indigène, de l'antimoine, de l'étain, de la soie rouge, des bracelets de cuivre, des grains de verroterie, du corail, de l'ambre, des bagues d'étain, quelques bijoux en argent, des châles à turban, de la toile de coton, du calicot, des habillements mauresques et bien d'autres objets encore, voilà ce qu'on trouve abondamment sur le marché de Kano.
Clapperton y acheta, pour trois piastres, un parapluie anglais en coton, venu par Ghadamès. Il visita aussi le marché aux esclaves, où ces malheureux sont examinés très minutieusement «et avec le même soin que les officiers de santé visitent les volontaires qui entrent dans la marine.»
La ville est très malsaine; les marais qui la partagent à peu près par la moitié et les trous qu'on creuse dans le sol, pour se procurer la terre nécessaire aux constructions, y engendrent une sorte de mal'aria permanente.
A Kano, la grande mode est de se teindre les dents et les lèvres avec les fleurs du «gourgi» et du tabac, qui les colorent en rouge sanguin. On mâche la noix de gouro, on la prise même, mêlée avec du «trona», usage qui n'est pas particulier au Haoussa, car on le retrouve également dans le Bornou, où il est cependant interdit aux femmes. Enfin les Haoussani fument un tabac originaire du pays.
Le 23 février, Clapperton partit pour Sockatou. Il traversa un pays pittoresque et bien cultivé, auquel des bosquets, disséminés sur les collines, donnaient une sorte de ressemblance avec un parc anglais. Des troupeaux de beaux bœufs blancs ou d'un gris cendré animaient le paysage.
Les localités les plus importantes que Clapperton rencontra sur sa route sont Gadania, ville très peu peuplée, dont les habitants avaient été vendus comme esclaves par les Felatahs, Doncami, Zirmie, capitale du Zambra, Kagaria, Kouara et les puits de Kamoun, où le rejoignit une escorte envoyée par le sultan.
Sockatou était la ville la plus peuplée que le voyageur eût vue en Afrique. Ses maisons, bien bâties, formaient des rues régulières, au lieu d'être réunies en groupes, comme dans les autres villes du Haoussa. Entourée d'une muraille de vingt à trente pieds d'élévation, percée de douze portes qu'on fermait régulièrement au coucher du soleil, Sockatou possédait deux grandes mosquées, un marché spacieux et une grande place devant la demeure du sultan.
Les habitants, qui, pour la plupart, sont Felatahs, ont beaucoup d'esclaves, et, de ces derniers, ceux qui ne sont pas occupés aux travaux intérieurs, exercent quelque métier pour le compte de leurs maîtres; ils sont tisserands, maçons, forgerons, cordonniers ou cultivateurs.
Pour faire honneur à ses hôtes, pour leur donner une haute idée de la puissance et de la richesse de l'Angleterre, Clapperton ne voulut paraître devant le sultan Bello que dans une toilette éblouissante. Il revêtit son uniforme aux galons d'or, mit un pantalon blanc et des bas de soie; puis, il s'affubla, pour compléter son costume de carnaval, d'un turban et de babouches turques. Bello le reçut assis sur un tapis entre deux colonnes supportant le toit de chaume d'une cabane, qui ressemblait assez à un cottage anglais. Ce sultan était un bel homme d'environ quarante-cinq ans, vêtu d'un «tobé» de coton bleu et d'un turban blanc dont le châle lui cachait le nez et la bouche, selon la mode turque.
Bello accepta avec une joie d'enfant les présents que lui apportait le voyageur. Ce qui lui fit le plus de plaisir, ce fut la montre, le télescope et le thermomètre, qu'il appelait ingénieusement «une montre de chaleur.» Mais, de toutes ces curiosités, celle qu'il trouvait la plus merveilleuse, c'était le voyageur lui-même. Il ne pouvait se lasser de l'interroger sur les mœurs, les habitudes, le commerce de l'Angleterre. A plusieurs reprises, Bello manifesta le désir d'entrer en relations de commerce avec cette puissance; il aurait voulu qu'un consul et qu'un médecin anglais résidassent dans un port qu'il appelait Raka; enfin, il demandait que certains objets des manufactures de la Grande-Bretagne lui fussent expédiés à la côte maritime, où il possédait une ville très commerçante, nommée Funda. Après nombre de conversations sur les différents cultes de l'Europe et bien d'autres matières, Bello rendit à Clapperton les livres, journaux et vêtements qui avaient été pris à Denham, lors de la malheureuse razzia dans laquelle Bou-Khaloum perdit la vie.
Le 3 mai, le voyageur fit ses adieux au sultan.
«Après beaucoup de tours et de détours, dit-il, je fus enfin admis en présence de Bello, qui était seul et qui me remit incontinent une lettre pour le roi d'Angleterre, en m'assurant de ses sentiments d'amitié pour notre nation. Il exprima, de nouveau, tout son désir d'entretenir des relations avec nous et me pria de lui écrire l'époque à laquelle l'expédition anglaise (dont Clapperton lui avait promis l'envoi) arriverait sur les côtes.»
Clapperton reprit la route qu'il avait suivie en venant et rentra, le 8 juillet, à Kouka, où il retrouva le major Denham. Il rapportait un manuscrit arabe, contenant un tableau historique et géographique du royaume de Takrour, gouverné par Mohammed Bello de Haoussa, fait et composé par ce prince. Lui-même avait recueilli non seulement de précieuses et nombreuses informations sur la zoologie et la botanique du Bornou et du Haoussa, mais il avait aussi rassemblé un vocabulaire des langues du Begharmi, du Mandara, du Bornou, du Haoussa et de Tembouctou.
CARTE DES VOYAGES DE DENHAM ET DE CLAPPERTON
d'après
la relation du 2e voyage de Clapperton.
Gravé par E. Morieu.
Les résultats de cette expédition étaient donc considérables. C'était pour la première fois qu'on entendait parler des Felatahs, et leur identité avec les Fans allait être démontrée par le second voyage de Clapperton. On savait qu'ils avaient créé dans le centre et dans l'ouest de l'Afrique un immense empire, et il était bien constaté que ces peuples n'appartenaient pas à la race nègre. L'étude de leur langage et des rapports qu'il présente avec certains idiomes non africains allait jeter un jour tout nouveau sur l'histoire des migrations des peuples. Enfin, on connaissait le lac Tchad, sinon dans son entier, du moins dans sa plus grande partie. On lui savait deux affluents: l'Yeou, dont le cours se trouvait en partie relevé et dont la source était indiquée par les rapports des indigènes, et le Chary, dont la partie inférieure et l'embouchure avaient été visitées avec soin par Denham. Quant au Niger, les informations que Clapperton avait recueillies de la bouche des indigènes étaient encore bien confuses, mais de leur ensemble on pouvait inférer qu'il se jetait dans le golfe de Benin. D'ailleurs, Clapperton se promettait de revenir, après un court repos en Angleterre, et, partant de la côte de l'Atlantique, de remonter le Kouara ou Djoliba, comme on appelait le Niger, en divers endroits de son cours, de mettre fin au débat, depuis si longtemps soulevé, en faisant de ce fleuve un cours d'eau différent du Nil, de relier ses nouvelles découvertes avec celles de Denham, et enfin d'achever la traversée de l'Afrique, suivant une diagonale allant de Tripoli au golfe de Benin.
II
Second voyage de Clapperton.—Arrivée à Badagry.—Le Yourriba et sa capitale Katunga.—Boussa.—Tentatives pour obtenir un récit fidèle de la mort de Mungo-Park.—Le Nyffé, le Gouari et le Zegzeg.—Arrivée à Kano.—Déboires.—Mort de Clapperton.—Retour de Lander à la côte.—Tuckey au Congo.—Bowdich chez les Aschanties.—Mollien aux sources du Sénégal et de la Gambie.—Le major Gray.—Caillié à Tembouctou.—Laing aux sources du Niger.—Richardet et John Lander à l'embouchure du Niger.—Cailliaud et Letorzec en Égypte, en Nubie et à l'oasis de Siouah.
Dès que Clapperton fut revenu en Angleterre, il s'empressa de soumettre à lord Bathurst le projet qu'il avait formé de se rendre à Kouka en partant de Benin, c'est-à-dire en suivant le chemin le plus court,—chemin qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait parcouru,—et en remontant le Niger depuis son embouchure jusqu'à Tembouctou.
Trois personnes furent adjointes à Clapperton pour cette expédition, dont il avait le commandement: le chirurgien Dickson, le capitaine de vaisseau Pearce, excellent dessinateur, et le chirurgien de marine Morrison, très versé dans toutes les branches de l'histoire naturelle.
L'expédition arriva, le 26 novembre 1825, dans le golfe de Benin. Dickson ayant demandé, on ne sait sous quel motif, à voyager seul pour gagner Sockatou, fut débarqué à Juidah. Un Portugais, nommé de Souza, l'accompagna jusqu'à Dahomey avec Columbus, qui avait été le domestique de Denham. A dix-sept journées de cette ville, Dickson atteignit Char, puis Youri, et l'on n'entendit plus jamais parler de lui.
Les autres explorateurs avaient gagné la rivière de Benin, qu'un négociant anglais du nom de Houtson leur conseilla de ne pas remonter, car le roi des contrées qu'elle arrosait nourrissait une haine profonde contre les Anglais, qui mettaient obstacle à son commerce le plus rémunérateur, la traite des esclaves.
Il valait bien mieux, disait-il, aller à Badagry, lieu aussi rapproché de Sockatou, et dont le chef, bien disposé pour les voyageurs, leur fournirait, sans doute, une escorte jusqu'aux frontières du royaume de Yourriba. Houtson habitait le pays depuis plusieurs années; il en connaissait les mœurs et la langue; Clapperton jugea donc utile de se l'attacher jusqu'à Eyes ou Katunga, capitale du Yourriba.
L'expédition débarqua, le 29 novembre 1825, à Badagry, remonta un bras de la rivière de Lagos, puis, pendant près de deux milles, la crique de Gazie, qui traverse une partie du Dahomey, et, descendant sur la rive gauche, elle s'enfonça dans l'intérieur. Le pays était tantôt marécageux, tantôt admirablement cultivé, et planté d'ignames. Tout respirait l'abondance. Aussi, les nègres se montraient-ils très récalcitrants au travail. Dire à quels interminables «palabres» (pourparlers) il fallut avoir recours, quelles négociations il fut nécessaire de mener, quelles exactions il fallut subir pour se procurer des porteurs, serait impossible.
Les explorateurs, au milieu de ces difficultés, atteignirent cependant Djannah, à soixante milles de la côte.
«Nous avons vu ici, dit Clapperton, plusieurs métiers de tisserand en mouvement. Il y en avait huit ou dix dans une maison; c'était réellement une manufacture en règle.... Ces gens fabriquent aussi de la faïence, mais ils préfèrent celle qui vient d'Europe, quoi qu'ils ne fassent pas toujours un usage convenable des différents objets. Le vase dans lequel le «cabocir» (chef) nous offrit de l'eau à boire, fut reconnu par M. Houtson pour un joli pot de chambre qu'il avait vendu l'année précédente à Badagry.»
Tous les membres de l'expédition étaient gravement atteints de fièvres, engendrées par la chaleur humide et malsaine de la contrée. Pearce et Morrisson moururent le 27 septembre, l'un auprès de Clapperton, l'autre à Djannah, avant d'avoir atteint la côte.
Dans toutes les villes que Clapperton traversait, à Assoudo, qui ne compte pas moins de dix mille habitants, à Daffou, qui en renferme cinq mille de plus, un bruit singulier semblait l'avoir précédé. Partout on disait qu'il venait rétablir la paix dans les pays où régnait la guerre, et faire du bien aux contrées qu'il explorerait.
A Tchow, la caravane rencontra l'émissaire que le roi du Yourriba envoyait au devant d'elle avec une suite nombreuse, et entra bientôt à Katunga. Cette ville «est entourée et entremêlée d'arbres touffus décrivant une ceinture autour de la base d'une montagne rocailleuse composée de granit et longue d'environ trois milles; c'est un des plus beaux tableaux qu'il soit possible de voir.»
Clapperton séjourna dans cette ville depuis le 24 janvier jusqu'au 7 mars 1826. Il y fut reçu avec beaucoup de cordialité par le sultan, auquel il demanda l'autorisation d'entrer dans le Nyffé ou Toppa, afin de gagner par là le Haoussa et le Bornou. «Le Nyffé était désolé par la guerre civile, et l'un des prétendants au trône avait appelé à son aide les Felatahs, répondit le sultan; il ne serait donc pas prudent de prendre ce chemin, et mieux vaudrait passer par la province de Youri.» Quoi qu'il en eût, Clapperton dut se soumettre.
Mais il avait profité de son séjour à Katunga pour faire quelques observations intéressantes. Cette ville ne renferme pas moins de sept marchés différents, où l'on vend des ignames, du grain, des bananes, des figues, du beurre végétal, des graines de coloquinte, des chèvres, des poules, des moutons, des agneaux, de la toile et une foule d'instruments aratoires.
Les maisons du roi et de ses femmes sont entourées de deux grands parcs. Les portes et les poteaux qui soutiennent les verandahs sont ornés de sculptures, représentant, soit un boa qui tue une antilope ou un cochon, soit des troupes de guerriers accompagnées de tambours,—sculptures qui ne sont pas trop mal exécutées.
«L'aspect général des Yourribani, dit le voyageur, me paraît offrir moins des traits caractéristiques des nègres que celui d'aucun des autres peuples que j'ai vus; leurs lèvres sont moins épaisses, leur nez se rapproche plus de la forme aquiline que ceux des nègres en général. Les hommes sont bien faits et ont un maintien aisé qui ne peut manquer d'attirer l'attention. Les femmes ont presque toutes l'air plus commun que les hommes, ce qui peut provenir de ce qu'elles sont exposées au soleil et des fatigues qu'elles sont obligées de supporter, tous les travaux de la terre retombant sur elles.»
Quelque temps après être sorti de Katunga, Clapperton traversa la rivière de Moussa, affluent du Kouara, et entra à Kiama, l'une des villes par lesquelles passe la caravane qui, du Haoussa et du Borgou, va au Gandja, sur les frontières de l'Achantie. Elle ne renferme pas moins de trente mille habitants, qui sont regardés comme les plus grands voleurs de toute l'Afrique. «Il suffit d'appeler quelqu'un natif du Borgou pour le désigner comme un larron et un assassin.»
Au sortir de Kiama, le voyageur rencontra la caravane du Haoussa. Des bœufs, des ânes, des chevaux, des femmes et des hommes, au nombre d'un millier, marchaient les uns derrière les autres, en formant une ligne interminable, qui offrait le coup d'œil le plus singulier et le plus bizarre. Quelle étrange bigarrure, depuis ces jeunes filles nues et ces hommes pliant sous le fardeau, jusqu'à ces marchands gandjani, vêtus d'une manière aussi fantastique que ridicule, et montés sur des chevaux estropiés qui boitaient en marchant!
Clapperton dirigeait maintenant sa marche vers Boussa, lieu où Mungo-Park avait péri sur le Niger. Avant de l'atteindre, il lui fallut traverser l'Oli, affluent du Kouara, et passer par Ouaoua, capitale d'une province du Borgou, dont l'enceinte carrée peut contenir dix-huit mille habitants. C'est l'une des villes les plus propres et les mieux bâties qu'on rencontre depuis Badagry. Les rues sont propres, larges, et les maisons circulaires ont un toit conique en chaume. Mais il est impossible, dans l'univers entier, d'imaginer une ville où l'ivrognerie soit plus générale. Gouverneur, prêtres, laïques, hommes, femmes, boivent avec excès du vin de palme, du rhum qui vient de la côte et «du bouza». Cette dernière liqueur est un mélange de dourrah, de miel, de poivre du Chili et de la racine d'une herbe grossière que mange le bétail, le tout additionné d'une certaine quantité d'eau.
«Les Ouaouanis, dit Clapperton, ont une grande réputation de probité. Ils sont gais, bienveillants et hospitaliers. Je n'ai pas vu de peuple en Afrique qui fût aussi disposé à donner des renseignements sur la contrée qu'ils habitent, et, ce qui est très extraordinaire, je n'ai pas aperçu un seul mendiant parmi eux. Ils nient qu'ils soient originaires du Borgou et disent qu'ils sont issus des Haoussani et des Nyffeni. Leur langue est un dialecte de celle des Yourribani, mais les femmes ouaouanies sont jolies et les Yourribanies ne le sont pas; les hommes sont vigoureux et bien faits, ils ont l'air débauché. Leur religion est en partie un islamisme relâché, et en partie le paganisme.»
Depuis la côte, Clapperton,—et sa remarque est précieuse,—avait rencontré des tribus Felatahs encore païennes, parlant la même langue, ayant les mêmes traits et la même couleur que les Felatahs musulmans. Ils étaient évidemment de la même race.
Boussa, que le voyageur atteignit enfin, n'est pas une ville régulière; elle est composée de groupes de maisons épars dans une île du Kouara par 10° 14´ de latitude nord et 6° 11´ de longitude à l'est du méridien de Greenwich. La province dont elle est la capitale est la plus peuplée du Borgou. Les habitants sont païens, de même que le sultan, bien que son nom soit Mohammed. Ils se nourrissent de singes, de chiens, de chats, de rats, de poissons, de bœuf et de mouton.
«Pendant que j'étais avec le sultan, dit Clapperton, on a apporté son déjeuner; je fus invité à y prendre part; il consistait en un gros rat d'eau grillé et encore revêtu de sa peau, un plat de très beau riz bouilli, du poisson sec cuit à l'étuvée dans de l'huile de palme, des œufs d'alligator frits ou à l'étuvée, et enfin de l'eau fraîche du Kouara. Je mangeai du poisson à l'étuvée et du riz, et l'on se divertit beaucoup de ce que je ne voulus tâter ni du rat ni des œufs d'alligator.»
Le sultan reçut le voyageur avec affabilité et lui apprit que le sultan d'Youri tenait depuis sept jours des bateaux prêts, afin qu'il pût remonter le fleuve jusqu'à cette ville. Clapperton répondit que, la guerre ayant fermé toutes les issues entre le Bornou et Youri, il préférait s'avancer par le Koulfa et le Nyffé. «Tu as raison, dit le sultan, tu as bien fait de venir me voir, tu prendras telle route que tu voudras.»
Dans une audience subséquente, le voyageur s'informa des Européens qui, il y avait une vingtaine d'années, avaient péri sur le Kouara. Cette demande mit évidemment le sultan mal à son aise. Aussi ne répondit-il pas franchement. Il était alors, dit-il, trop jeune pour avoir su bien exactement ce qui s'était passé.
«Je n'ai besoin, répondit Clapperton, que d'avoir les livres et papiers qui leur appartenaient et de voir l'endroit où ils ont péri.
—Je n'ai rien de ce qui leur a appartenu, répondit le sultan. Quant au lieu de leur mort, n'y va pas! C'est un très mauvais endroit.
—On m'a dit qu'on pouvait y voir encore une partie du bateau qui les portait. Est-ce vrai? demanda Clapperton.
—Non, non, on t'a fait un faux rapport, reprit le sultan. Il y a longtemps que les grandes eaux ont emporté ce qu'il en restait entre les rochers.»
A une nouvelle demande relative aux papiers et journaux de Mungo-Park, le sultan répondit qu'il ne possédait rien, que ces papiers avaient été entre les mains de quelques savants, mais que, puisque cela tenait tant au cœur de Clapperton, il les ferait rechercher. Après avoir remercié, le voyageur demanda l'autorisation d'interroger les vieillards de la ville, dont plusieurs avaient dû être témoins de l'événement. A cette question, l'embarras se peignit sur la figure du sultan, qui ne répondit pas. Il était donc inutile de le presser davantage.
«Ce fut un coup mortel pour mes recherches ultérieures, dit Clapperton, car chacun montrait de l'embarras, quand je demandais des détails et disait: L'affaire est arrivée avant que j'aie pu m'en souvenir; ou bien, je n'étais pas témoin. On me désigna le lieu où le bateau s'était arrêté et où son malheureux équipage avait péri, mais on ne le fit qu'avec précaution et comme à la dérobée.»
Quelques jours plus tard, Clapperton apprenait que le dernier iman, qui était Felatah, avait eu en sa possession les livres et les papiers de Mungo-Park. Par malheur, cet iman venait de quitter Boussa depuis quelque temps. Enfin, à Koulfa, le voyageur recueillait des renseignements qui ne lui permettaient pas de douter que Mungo-Park n'eût été tué.
Au moment où Clapperton quitte le Borgou, il ne peut s'empêcher de remarquer combien est menteuse la mauvaise réputation de ses habitants, partout traités de voleurs et de bandits. Pour son compte, il avait traversé tout leur pays, il avait voyagé et chassé seul avec eux, et il n'avait jamais eu à leur faire le moindre reproche.
Le voyageur va maintenant essayer de gagner Kano en traversant le Kouara et en passant par le Gouari et le Zegzeg. Il arrive bientôt à Tabra, sur le May-Yarrow, où résidait la reine-mère de Nyffé; puis, il va voir le roi à son camp, qui était peu éloigné de la ville. C'était, au dire de Clapperton, le coquin le plus effronté, le plus abject et le plus avide qu'il fût possible de rencontrer, demandant tout ce qu'il voyait et ne se laissant rebuter par aucun refus.
«Il a occasionné, dit le voyageur, la ruine de son pays par son ambition de nature et par son appel aux Felatahs, qui sont venus à son secours et qui se débarrasseront de lui du moment qu'il ne leur sera plus bon à rien. Il est cause que la plus grande partie de la population industrieuse du Nyffé a été tuée ou vendue comme esclave ou a fui de sa patrie.»
Clapperton fut forcé par la maladie de résider plus longtemps qu'il ne l'aurait voulu à Koulfa, ville commerçante, sur la rive septentrionale du May-Yarrow, qui renferme de douze à quinze mille habitants. Depuis vingt ans exposée aux incursions des Felatahs, cette cité avait été brûlée deux fois en six ans. Clapperton y fut témoin de la célébration de la fête de la nouvelle lune. Ce jour-là, chacun fait et reçoit des visites. Les femmes ont la laine de leur chevelure nattée et teinte d'indigo, ainsi que les sourcils. Leurs cils sont peints avec du khol, leurs lèvres sont teintes en jaune, leurs dents en rouge; leurs mains et leurs pieds sont coloriés de henné. Elles mettent pour cette circonstance leurs vêtements les plus beaux et les plus gais, et elles portent leurs verroteries, leurs bracelets et leurs anneaux de cuivre, d'argent, d'étain ou de laiton. Elles profitent de cette fête pour boire autant de bouza que les hommes, pour se mêler à leurs chants et à leurs danses.
Le voyageur pénétra bientôt dans la province de Gouari, après avoir quitté celle de Kotong-Kora. Conquis avec le reste du Haoussa par les Felatahs, le Gouari s'était insurgé à la mort de Bello Ier, et depuis cette époque, il avait su, malgré les tentatives des Felatahs, conserver son indépendance. La capitale de cette province, qui porte aussi le nom de Gouari, est située par 10° 54´ de latitude nord et 8° 1´ de longitude est de Greenwich.
A Fatika, Clapperton entra dans le Zegzeg, territoire soumis aux Felatahs; puis, il visita Zariyah, ville singulière, où l'on voyait des champs de millet, des jardins potagers, des plantations d'arbres touffus, des marais et des pelouses,—il y avait même des maisons. La population passait pour être plus considérable qu'à Kano et était estimée à quarante ou cinquante mille habitants, presque tous Felatahs.
Le 19 septembre, après tant de traverses et de fatigues, Clapperton pénétrait enfin à Kano. Dès le premier jour, il s'aperçut qu'on aurait préféré le voir arriver par l'est, car la guerre avec le Bornou avait intercepté toutes les communications avec le Fezzan et Tripoli. Laissant le bagage à la garde de son domestique Lander, Clapperton alla presque aussitôt à la recherche du sultan Bello, qui se trouvait, disait-on, dans les environs de Sockatou. Ce voyage fut extrêmement pénible. Clapperton y perdit ses chameaux, ses chevaux, et ne put se procurer, pour emmener le peu qu'il avait avec lui, qu'un bœuf galeux et malade, de sorte que lui-même et ses serviteurs durent porter une partie de la charge.
Bello accueillit Clapperton avec bonté et lui envoya des provisions et des chameaux. Mais, comme le sultan cherchait à réduire la province de Gouber révoltée contre lui, il ne put tout d'abord accorder une audience au voyageur pour s'entretenir des intérêts multiples que le gouvernement anglais avait chargé Clapperton de traiter.
A la tête de cinquante à soixante mille soldats, dont les neuf dixièmes étaient à pied et revêtus d'armures ouatées, Bello attaqua Counia, capitale du Gouber. Ce fut le plus pauvre combat qu'il soit possible d'imaginer, et la guerre se termina après cette tentative avortée. Cependant, Clapperton, dont la santé était profondément altérée, gagna Sockatou, puis Magoria, où il vit le sultan.
Dès qu'il eut reçu les présents qui lui étaient destinés, Bello ne montra plus des dispositions aussi amicales. Bientôt même, il prétendit avoir reçu du cheik El-Khanemi une lettre pour l'engager à se défaire du voyageur, qui n'était qu'un espion, et à se défier des Anglais, dont les projets étaient, après s'être renseignés sur les ressources du pays, de s'y établir, de s'y créer des partisans et de profiter ensuite des troubles qu'ils auraient suscités pour s'emparer du Haoussa comme ils avaient fait de l'Inde.
Ce qui ressortait le plus clairement de toutes les difficultés élevées par Bello, c'est qu'il désirait vivement se rendre maître des présents destinés au sultan du Bornou. Cependant, il lui fallait un prétexte; il crut l'avoir trouvé en répandant le bruit que le voyageur portait des canons et des munitions à Kouka. En toute conscience, Bello ne pouvait, disait-il, permettre qu'un étranger traversât ses États pour mettre son irréconciliable ennemi en état de lui faire la guerre. Bien plus, Bello prétendit forcer Clapperton à lui lire la lettre de lord Bathurst au sultan du Bornou.
«Tu peux la prendre si tu veux, répondit le voyageur, mais je ne te la donnerai pas. Tout t'est possible, puisque tu as la force, mais tu te déshonoreras en le faisant. Pour moi, ouvrir cette lettre, ce serait faire plus que ma tête ne vaut. Je suis venu à toi avec une lettre et des présents de la part du roi d'Angleterre, d'après la confiance que lui a inspirée ta lettre de l'année dernière. J'espère que tu n'enfreindras pas ta parole et ta promesse pour voir ce que contient cette lettre.»
Le sultan fit alors un geste de la main pour donner congé au voyageur, qui se retira.
Cependant, cette tentative ne fut pas la dernière, et les choses allèrent même beaucoup plus loin. Quelques jours plus tard on vint encore demander à Clapperton de livrer les présents destinés à El-Khanemi. Sur son refus, on les lui enleva.
«Vous vous conduisez envers moi comme des voleurs, s'écria Clapperton. Vous manquez essentiellement à la foi jurée. Aucun peuple dans le monde ne se conduirait ainsi. Vous feriez mieux de me couper la tête que de faire une chose semblable, mais je suppose que vous en viendrez là, quand vous m'aurez tout enlevé.»
Bien plus, on voulut lui prendre ses armes et ses munitions. Clapperton s'y refusa avec la dernière énergie. Ses domestiques effrayés l'abandonnèrent, mais ils ne tardèrent pas à revenir, prêts à se soumettre aux mêmes dangers que leur maître, pour lequel ils avaient la plus vive affection.
A ce moment critique s'arrête le journal de Clapperton. Il y avait plus de six mois qu'il était à Sockatou, sans avoir pu se livrer à aucune exploration, sans avoir réussi à mener à bien la négociation pour laquelle il était venu de la côte. L'ennui, les fatigues, les maladies, ne lui avaient laissé aucun repos, et son état était tout à coup devenu très alarmant. Son domestique, Richard Lander, qui l'avait rejoint à Sockatou, se multipliait en vain.
Le 12 mars 1827, Clapperton fut attaqué d'une dysenterie que rien ne put arrêter, et ne tarda pas à s'affaiblir. Comme on était dans le rhamadan, Lander ne pouvait obtenir aucun service, pas même des domestiques. Et cependant la maladie faisait tous les jours des progrès, que développait une chaleur accablante. Pendant vingt jours, Clapperton resta dans le même état de faiblesse et d'affaissement; puis, sentant sa fin approcher, il donna ses dernières instructions à Richard Lander, son fidèle serviteur, et s'éteignit dans ses bras, le 11 avril.
«Je fis avertir le sultan Bello, dit Lander, de la perte cruelle que je venais de faire, en lui demandant la permission d'enterrer mon maître à la manière de mon pays et le priant de me faire désigner l'endroit où je pourrais déposer sa dépouille mortelle. Mon messager revint bientôt avec le consentement du sultan, et le même jour, à midi, quatre esclaves me furent amenés de la part de Bello pour creuser la fosse. Me proposant de les suivre avec le corps, je le fis placer sur le dos de mon chameau et je le couvris du pavillon de la Grande-Bretagne. Notre marche fut lente et nous nous arrêtâmes à Djungari, petit village bâti sur une éminence à cinq milles dans le sud-est de Sockatou. Le corps fut enlevé de dessus le chameau et placé d'abord sous un hangar, tandis que les esclaves creusaient la fosse, ensuite transporté près d'elle, lorsqu'elle fut achevée. J'ouvris alors un livre de prières, et, d'une voix entrecoupée de sanglots, je lus l'office des morts. Personne ne prêtait l'oreille à cette triste lecture et n'allégeait ma douleur en la partageant. Les esclaves se tenaient à quelque distance; ils se querellaient et faisaient un bruit indécent. La cérémonie religieuse terminée, le pavillon fut enlevé et le corps déposé doucement dans la terre. Et moi je pleurai amèrement sur les restes inanimés du meilleur, du plus intrépide et du plus digne des maîtres.»
La chaleur, la fatigue et la douleur accablèrent si bien le pauvre Lander, qu'il fut pendant plus de dix jours dans l'impossibilité absolue de quitter sa hutte.
Bello s'informa plusieurs fois de l'état de santé du malheureux domestique, mais celui-ci ne se trompa pas à ces démonstrations du sultan; elles n'étaient inspirées que par le désir de s'emparer des caisses et des bagages du voyageur, qu'on croyait remplis d'or et d'argent. Aussi, l'étonnement de Bello fut-il à son comble, en constatant que Lander ne possédait même pas la somme suffisante pour acquitter les frais de son voyage jusqu'à la côte. Mais ce que le sultan n'apprit jamais, c'est que Lander avait eu la précaution de cacher sur lui une montre d'or qui lui restait, avec celles des capitaines Pearce et Clapperton.
Cependant, Lander comprenait qu'il lui fallait à tout prix et au plus vite regagner la côte. Au moyen de quelques présents adroitement distribués, il gagna plusieurs conseillers du sultan, qui représentèrent à celui-ci que, si le voyageur venait à mourir, on ne manquerait pas de répandre le bruit que Bello l'avait fait assassiner ainsi que son maître. Bien que Clapperton eût conseillé à Lander de se joindre aux marchands arabes qui gagnent le Fezzan, celui-ci, craignant que les papiers et les journaux de l'expédition ne lui fussent enlevés, se détermina à regagner le littoral.
Le 3 mai, Lander partit enfin de Sockatou, se dirigeant vers Kano. Si, pendant la première partie de ce voyage, Lander avait failli mourir de soif, la seconde fut moins pénible, car le roi de Djacoba, qu'il eut pour compagnon de route, le traita avec affabilité et l'engagea même à visiter son pays. Il lui raconta qu'il avait pour voisins des peuples nommés Nyam-Nyams, qui lui avaient servi d'alliés contre le sultan de Bornou, et, qu'à la suite d'un combat, ces Nyam-Nyams, après avoir enlevé les cadavres de leurs ennemis, les avaient rôtis et mangés. C'est, croyons-nous, depuis Hornemann, la première fois que paraît, dans une relation de voyage, avec cette réputation d'anthropophagie, ce peuple qui devait être le sujet de tant de fables ridicules.
Lander entra le 25 mai dans Kano et, n'y faisant qu'un court séjour, prit la route de Funda, au bord du Niger,—route qu'il comptait suivre jusqu'à Benin. Le voyageur trouvait d'ailleurs plusieurs avantages à cette direction. Si le chemin était plus sûr, il était en même temps nouveau, et Lander pourrait ajouter ainsi aux découvertes précédemment faites par son maître.
Kanfou, Carifo, Gowgie, Gatas furent successivement visitées par Lander, qui constata que les habitants de ces villes appartiennent à la race du Haoussa et payent tribut aux Felatahs. Il vit aussi Damoy, Drammalik, Coudonia, rencontra une grande rivière qui coulait vers le Kouara, visita Kottop, grand marché de bœufs et d'esclaves, Coudgi et Dunrora, en vue d'une longue chaîne de hautes montagnes qui courent à l'est.
A Dunrora, au moment où Lander faisait charger ses bêtes de somme, quatre cavaliers, aux chevaux couverts d'écume, se précipitèrent chez le chef et, de concert avec lui, forcèrent le voyageur à retourner sur ses pas pour aller trouver le roi du Zegzeg, qui avait, disaient-ils, le plus grand désir de le voir. Il n'en était pas de même de Lander, qui voulait au contraire gagner le Niger, dont il n'était plus très éloigné et qu'il comptait descendre jusqu'à la mer. Cependant, il fallut céder à la force. Les guides de Lander ne suivirent pas tout à fait la même route que celui-ci avait prise pour venir à Dunrora, ce qui permit au voyageur de voir la ville d'Eggebi, gouvernée par un des principaux guerriers du souverain de Zegzeg.
Le 22 juillet, Lander entrait à Zegzeg. Il fut aussitôt reçu par le roi, qui lui déclara ne l'avoir fait revenir sur ses pas que parce que, la guerre ayant éclaté entre Bello et le roi de Funda, ce dernier n'aurait pas manqué de le faire périr lorsqu'il aurait appris qu'il avait porté des présents au sultan des Felatahs. Lander eut l'air de se laisser prendre à ces protestations d'intérêt, mais il comprit que la curiosité et le désir d'obtenir quelques présents avaient fait agir le roi de Zegzeg. Il s'exécuta donc, en s'excusant de la pauvreté de ses cadeaux sur ce qu'il avait été dépouillé de ses marchandises, et il obtint bientôt la permission de partir.
Ouari, Ouomba, Koulfa, Boussa et Ouaoua marquent les étapes du voyage de retour de Lander à Badagry, où il entra le 22 novembre 1827. Deux mois plus tard, il s'embarquait pour l'Angleterre.
Si le but commercial, principal objectif du voyage de Clapperton, était complètement manqué, grâce à la jalousie des Arabes, qui avaient changé les dispositions de Bello, parce que l'ouverture d'une nouvelle route aurait ruiné leur commerce, la science, du moins, profitait largement des travaux et des fatigues de l'explorateur anglais.
Dans son histoire des voyages, Desborough Cooley apprécie ainsi qu'il suit les résultats obtenus à cette époque par les voyageurs dont nous venons de résumer les travaux:
«Les découvertes, faites dans l'intérieur de l'Afrique par le capitaine Clapperton, dépassent de beaucoup, au double point de vue de leur étude et de leur importance, celles de tous ses prédécesseurs. Le 24° de latitude était la dernière limite qu'avait atteinte au midi le capitaine Lyon; mais le major Denham, dans son expédition à Mandara, parvint jusqu'au 9° 15´ de latitude, ajoutant ainsi 14° 3/4 ou neuf cents milles aux pays découverts par les Européens. Hornemann, il est vrai, avait déjà traversé le désert, et s'était avancé au midi jusqu'à Nyffé, par 10° 1/2 latitude, mais nous ne possédons aucune relation de son voyage. Dans sa première expédition, Park atteignit Silla par 1° 34´ longitude ouest, éloigné de onze cents milles de l'embouchure de la Gamba. Enfin Denham et Clapperton, depuis la côte orientale du lac Tchad (17° longitude) jusqu'à Sockatou (3° 1/2 longitude), explorèrent cinq cents milles de l'est à l'ouest de l'Afrique; de sorte que quatre cents milles seulement demeuraient inconnus entre Silla et Sockatou; mais, dans son second voyage, le capitaine Clapperton obtint des résultats dix fois plus importants. Il découvrit, en effet, la route la plus courte et la plus commode pour se rendre dans les contrées si populeuses de l'Afrique centrale, et il put se vanter d'avoir été le premier voyageur qui complétât un itinéraire du continent africain jusqu'à Benin.»
A ces réflexions si judicieuses, à cette appréciation si honorable, il n'y a que peu de chose à ajouter.
Les informations des géographes arabes, et notamment celles de Léon l'Africain, étaient vérifiées, et l'on avait une connaissance approximative d'une partie considérable du Soudan. Si la solution du problème qui agitait depuis si longtemps les savants,—le cours du Niger,—et qui avait décidé l'envoi d'expéditions dont nous allons parler, n'était pas encore complètement trouvée, on pouvait du moins l'entrevoir. En effet, l'on comprenait maintenant que le Niger, Kouara ou Djoliba, de quelque nom qu'on voulût l'appeler, et le Nil, étaient deux fleuves différents, aux bassins complètement distincts. En un mot, un grand pas venait d'être fait.
En 1816, on se demandait encore si le fleuve connu sous le nom de Congo ne serait pas l'embouchure du Niger. Cette reconnaissance fut donc confiée à un officier de marine qui avait donné de nombreuses preuves d'intelligence et de bravoure. Fait prisonnier en 1805, Jacques Kingston Tuckey n'avait été échangé qu'en 1814. Dès qu'il apprit qu'une expédition s'organisait pour l'exploration du Zaïre, il demanda à en faire partie, et le commandement lui en fut confié. Des officiers de mérite et des savants lui furent adjoints.
Tuckey partit d'Angleterre, le 19 mars 1816, ayant sous ses ordres le Congo et la Dorothée, bâtiment-transport. Le 20 juin, il mouillait à Malembé, sur la côte de Congo, par 4° 39´ de latitude sud. Le roi du pays fut scandalisé, paraît-il, en apprenant que les Anglais ne venaient pas acheter des esclaves, et se répandit en injures contre ces Européens qui ruinaient son commerce.
Le 18 juillet, Tuckey remontait le vaste estuaire du Zaïre avec le Congo; puis, lorsque la hauteur des rives du fleuve ne lui permit plus de s'avancer à la voile, il s'embarqua avec une partie de son monde dans ses chaloupes et ses canots. Le 10 août, la rapidité du courant, les énormes rochers dont était tapissé le lit du fleuve, le déterminèrent à s'avancer tantôt par terre, tantôt par eau. Dix jours plus tard, les canots s'arrêtaient définitivement devant une chute infranchissable. On s'avança donc par terre. Mais les difficultés devenaient tous les jours plus grandes, les nègres refusaient de porter les fardeaux, et plus de la moitié des Européens étaient malades. Enfin, alors qu'il était déjà à deux cent quatre-vingts milles de la mer, Tuckey se vit obligé de revenir sur ses pas. La saison des pluies était commencée. Le nombre des malades ne fit que s'accroître. Le commandant, affligé du lamentable résultat de cette excursion, fut à son tour pris de la fièvre et ne rentra à son bord que pour y mourir, le 4 octobre 1816.
Le seul résultat de cette déplorable tentative fut donc une reconnaissance exacte de l'embouchure du Zaïre et un redressement du gisement de la côte, qui était jusqu'alors affecté d'une erreur considérable.
Non loin des lieux où Clapperton devait débarquer un peu plus tard, sur la Côte d'Or, un peuple brave, mais d'instincts féroces, avait fait apparition en 1807. Les Aschanties, venus on ne sait au juste de quel endroit, s'étaient jetés sur les Fanties et, après en avoir fait, en 1811 et en 1816, d'horribles boucheries, ils avaient établi leur domination sur tout le territoire qui s'étend entre les monts Kong et la mer.
Forcément, une grande perturbation en était résultée dans les relations des Fanties et des Anglais, qui possédaient sur la côte quelques établissements de commerce, comptoirs ou factoreries.
En 1816 notamment, le roi des Aschanties avait porté la famine dans les forts britanniques, en ravageant le territoire des Fanties sur lequel ils sont élevés. Aussi le gouverneur de Cape-Coast s'était-il adressé à son gouvernement pour le prier d'envoyer une ambassade à ce vainqueur barbare et féroce. Le porteur de cette dépêche fut Thomas-Édouard Bowdich, jeune homme qui, tourmenté de la passion des voyages, avait secoué le joug paternel, renoncé au commerce et, après s'être marié contre le gré de sa famille, était venu occuper un modeste emploi à Cape-Coast, dont son oncle était le sous-gouverneur.
Sans hésiter, le ministre, adhérant à la proposition du gouverneur de Cape-Coast, avait renvoyé Bowdich en le chargeant de cette ambassade. Mais le gouverneur, prétextant de la jeunesse de celui-ci, nomma, pour chef de la mission, un homme qui, par sa longue expérience, par la connaissance du pays et des mœurs des habitants, lui semblait plus en état de remplir cette tâche importante. Les événements allaient se charger de lui donner tort. Bowdich, attaché à l'expédition, était chargé de la partie scientifique et surtout des observations de longitude et de latitude.
Frédéric James et Bowdich quittèrent l'établissement anglais le 22 août 1817 et arrivèrent à Coumassie, la capitale des Aschanties, sans avoir rencontré d'autre obstacle que la mauvaise volonté des porteurs. Les négociations, qui avaient pour but la conclusion d'un traité de commerce et l'ouverture d'une route entre Coumassie et la côte, furent menées avec un certain succès par Bowdich, James manquant totalement d'initiative et de fermeté. La conduite de Bowdich reçut une si complète approbation que James fut rappelé.
Il aurait semblé que la géographie eût peu de choses à attendre d'une mission diplomatique dans les contrées visitées autrefois par Bosman, Loyer, Des Marchais et tant d'autres, et sur lesquelles on avait les monographies de Meredith et de Dalzel. Mais les cinq mois de séjour à Coumassie, c'est-à-dire à dix journées de marche seulement de l'Atlantique, avaient été mis à profit par Bowdich pour observer le pays, les mœurs, les habitudes et les institutions d'un des peuples les plus intéressants de l'Afrique.
Nous allons résumer brièvement ici le récit de l'entrée pompeuse de la mission à Coumassie. Toute la population était sur pied, formant la haie, et des troupes, dont Bowdich évalue le nombre à trente mille hommes au moins, étaient sous les armes.
Avant d'être admis devant le roi, les Anglais furent témoins d'un spectacle bien fait pour leur donner une idée de la cruauté et de la barbarie des Aschanties. Un homme, les mains liées derrière le dos, les joues percées par une lame, une oreille coupée, l'autre ne tenant plus que par un lambeau, le dos tailladé, avec un couteau passé dans la peau au-dessus de chaque omoplate, traîné par une corde qui lui traversait le nez, était promené à travers la ville au son des tambours, avant d'être sacrifié en l'honneur des Anglais.
«Tout ce que nous avions vu, dit Bowdich, nous avait préparés à un spectacle extraordinaire, mais nous ne nous attendions pas encore à la magnificence qui frappa nos yeux. Un emplacement d'environ un mille carré avait été préparé pour nous recevoir. Le roi, ses tributaires et ses capitaines étaient sur le dernier plan, entourés de leurs suites respectives. On voyait devant eux des corps militaires si nombreux, qu'il semblait que nous ne pourrions approcher. Les rayons du soleil se réfléchissaient avec un éclat presque aussi insupportable que leur chaleur dans les ornements d'or massif qui brillaient de toutes parts. Plus de cent troupes de musiciens jouèrent en même temps à notre arrivée, chacune faisait entendre les airs particuliers du chef à qui elle appartenait. Tantôt on était étourdi par le bruit d'une multitude innombrable de cors et de tambours; tantôt c'était par les accents de longues flûtes qui n'étaient pas sans harmonie et par un instrument du genre des cornemuses qui s'y mariait agréablement. Une centaine de grands parasols ou dais, dont chacun pouvait mettre à l'abri au moins trente personnes, étaient agités sans cesse par ceux qui les portaient. Ils étaient de soie écarlate, jaune et d'autres couleurs brillantes, et surmontés de croissants, de pélicans, d'éléphants, de sabres et d'autres armes, le tout d'or massif. Les messagers du roi, portant sur la poitrine de grandes plaques d'or, nous ayant fait faire place, nous nous avançâmes précédés par les cannes[1] et par le pavillon anglais. Nous nous arrêtâmes pour prendre la main de chacun des cabocirs. Tous ces chefs portaient des costumes magnifiques, avec des colliers d'or massif, des cercles d'or au genou, des plaques en or au-dessus de la cheville, des bracelets ou des morceaux d'or au poignet gauche, et si lourds qu'ils étaient obligés d'appuyer le bras sur la tête d'un enfant. Enfin, des têtes de loup ou de bélier en or de grandeur naturelle étaient suspendues au pommeau de leur épée, dont la poignée était de même métal et dont la lame était souillée de sang. De gros tambours étaient portés sur la tête d'un homme suivi de deux autres qui frappaient l'instrument. Les poignets de ceux-ci étaient ornés de sonnettes et de morceaux de fer qui les accompagnaient, quand ils battaient du tambour. Leur ceinture était garnie des crânes et des os des cuisses des ennemis qu'ils avaient tués dans les combats. Au-dessus des grands dignitaires, assis sur des sièges de bois noir incrustés d'or et d'ivoire, on agitait d'immenses éventails en plumes d'autruche, et derrière eux se tenaient les jeunes gens les mieux faits, qui, ayant sur le dos une boîte en peau d'éléphant remplie de cartouches, tenaient à la main de longs mousquets danois incrustés d'or et portaient à la ceinture des queues de cheval, blanches pour la plupart, ou des écharpes de soie. Les fanfares prolongées des cors, le tapage assourdissant des tambours et, dans les intervalles, le son des autres instruments, annonçaient que nous approchions du roi. Nous étions déjà près des principaux officiers de sa maison; le chambellan, l'officier porteur de la trompette d'or, le capitaine des messagers, le chef des exécutions, le capitaine du marché, le gardien de la sépulture royale et le chef des musiciens étaient assis au milieu de leur suite, brillant d'une magnificence qui annonçait l'importance des dignités dont ils étaient revêtus. Les cuisiniers étaient entourés d'une immense quantité de vaisselle d'argent étalée devant eux, de plats, d'assiettes, de cafetières, de coupes et de vases de toute espèce. Le chef des exécutions, homme d'une taille presque gigantesque, portait sur la poitrine une hache d'or massif, et l'on voyait devant lui le bloc sur lequel on devait abattre la tête des condamnés. Il était teint de sang et couvert en partie d'énormes taches de graisse. Les quatre interprètes étaient entourés d'une splendeur qui ne le cédait à la magnificence d'aucun des autres grands officiers, et leurs marques particulières de distinction, les cannes à pommes d'or, étaient portées devant eux liées en faisceaux. Le gardien du trésor joignait à son luxe personnel celui de la place qu'il occupait, et l'on voyait devant lui des coffres, des balances et des poids en or massif. Le délai de quelques minutes qui s'écoula pendant que nous nous approchions du roi, pour lui prendre la main tour à tour, nous permit de le bien voir. Son maintien excita d'abord mon attention. C'est une chose curieuse que de trouver un air de dignité naturelle dans ces princes qu'il nous plaît d'appeler barbares. Ses manières annonçaient autant de majesté que de politesse, et la surprise ne lui fit pas perdre un instant l'air de calme et de sang-froid qui convient à un monarque. Il paraissait âgé d'environ trente-huit ans et disposé à l'embonpoint; sa figure portait le caractère de la bienveillance.»
Suit une description, qui dure plusieurs pages, de la toilette du roi, du défilé des chefs, des troupes, de la foule, et de la réception qui dura jusqu'à la nuit.
Lorsqu'on lit cette étonnante narration de Bowdich, on se demande si elle n'est pas le produit de l'imagination exaltée du voyageur, si le luxe merveilleux de cette cour barbare, si les sacrifices de milliers de personnes, à certaines époques de l'année, si les mœurs étranges de cette population belliqueuse et cruelle, si ce mélange de civilisation et de barbarie, inconnu jusqu'alors en Afrique, est bien véritable. On serait tenté de croire que Bowdich a singulièrement exagéré les choses, si les voyageurs qui l'ont suivi et les explorateurs contemporains n'avaient confirmé son récit. On demeure donc étonné qu'un pareil gouvernement, fondé seulement sur la terreur, ait pu avoir une durée si longue!
Parmi tant de voyageurs étrangers qui prodiguent leur vie pour contribuer à l'avancement de la science géographique, le Français est heureux lorsqu'il rencontre le nom d'un compatriote. Sans cesser d'être impartial dans l'appréciation de ses travaux, il se sent plus ému à la lecture du récit de ses dangers et de ses fatigues. C'est ce qui arrive, maintenant que nous avons à parler de Mollien, de Caillié, de Cailliaud et de Letorzec.
Gaspard Mollien était le neveu du ministre du Trésor de Napoléon Ier. Embarqué sur la Méduse, il eut le bonheur d'échapper au naufrage de ce bâtiment dans un des canots qui gagnèrent la côte du Sahara et parvinrent, en la suivant, jusqu'au Sénégal.
Le désastre, que Mollien venait d'éviter, aurait tué, dans tout esprit moins bien trempé, le goût des aventures et la passion des voyages. Il n'en fut rien. Dès que le gouverneur de la colonie, le commandant Fleuriau, eut accepté l'offre que le jeune voyageur lui faisait de rechercher les sources des grands fleuves de la Sénégambie et plus particulièrement celles du Djoliba, Mollien quitta Saint-Louis.
Parti de Diedde, le 29 janvier 1818, Mollien, se dirigeant dans l'est, entre le 15e et le 16e parallèle, traversa le royaume de Domel et pénétra chez les Yoloffs. Détourné de suivre la route du Woulli, il prit celle du Fouta-Toro, et, malgré le fanatisme des habitants et leur soif de pillage, il réussit à atteindre le Bondou sans accident. Il lui fallut trois jours pour traverser le désert qui sépare le Bondou des pays au delà de la Gambie; puis, il pénétra dans le Niokolo, contrée montagneuse, habitée par des Peuls et des Djallons presque sauvages.
En sortant du Bandeia, Mollien entra dans le Fouta-Djallon et arriva aux sources de la Gambie et du Rio-Grande, situées à côté l'une de l'autre. Quelques jours plus tard, il voyait celles de la Falémé. Malgré la répugnance et la terreur de son guide, Mollien gagna Timbou, capitale du Fouta. L'absence du roi et de la plupart des habitants lui épargna, sans aucun doute, les horreurs d'une captivité qui aurait pu être longue, si de terribles tortures ne l'avaient abrégée. Fouta est une ville fortifiée, où le roi possède des cases dont les murailles de terre ont de trois à quatre pieds d'épaisseur sur quinze de hauteur.
A peu de distance de Timbou, Mollien se rendit aux sources du Sénégal,—du moins à ce que dirent les noirs qui l'accompagnaient; mais il ne lui fut pas possible de faire des observations astronomiques.
Cependant, l'explorateur ne considérait pas sa mission comme terminée. La solution de l'important problème de la source du Niger s'imposait à son esprit. Mais le misérable état de sa santé, la saison des pluies, le grossissement des fleuves, la terreur de ses guides, qui malgré l'offre de fusils, de grains d'ambre, de son cheval même, refusèrent de l'accompagner dans le Kouranko et le Soliman, et l'obligèrent à renoncer à traverser la chaîne des monts Kong et à revenir à Saint-Louis.
En somme, Mollien avait tracé plusieurs lignes nouvelles dans une partie de la Sénégambie non encore visitée par l'Européen.
«Il est à regretter, dit M. de La Renaudière, qu'exténué de fatigues, se traînant à peine, dans un dénûment absolu et privé de moyens d'observation, Mollien se soit trouvé hors d'état de franchir les hautes montagnes qui séparent le bassin du Sénégal de celui de Djoliba, et forcé de s'en rapporter aux indications des naturels sur les objets les plus importants de sa mission. C'est sur la foi des nègres qu'il croit avoir visité la source du Rio-Grande, de la Falémé, de la Gambie et du Sénégal. S'il lui avait été possible de suivre le cours de ces fleuves au delà de leur point de départ, il eût donné à ces découvertes un degré de certitude qu'elles n'ont malheureusement pas. Toutefois, la position qu'il assigne à la source du Ba-Fing, ou Sénégal, ne peut s'appliquer, dans cette partie, à aucun autre grand courant; en la rapprochant, d'ailleurs, des renseignements obtenus par d'autres voyageurs, on demeurera convaincu de la réalité de cette découverte. Il paraît également constant que ces deux dernières sources sont plus hautes qu'on ne le supposait, et que le Djoliba sort encore d'un terrain supérieur. Le pays s'élève graduellement au sud et au sud-est en terrasses parallèles. Ces chaînes de montagnes augmentent en hauteur à mesure qu'elles s'avancent au midi; elles atteignent leur plus haut point entre le 8e et le 10e degré de latitude nord.»
Telles sont les données qui ressortent de l'intéressant voyage de Mollien dans notre colonie du Sénégal. Ce pays devait être aussi le point de départ d'un autre explorateur, René Caillié.
Né en 1800, dans le département des Deux-Sèvres, Caillié ne reçut d'autre instruction que celle de l'école primaire; mais la lecture de Robinson Crusoé ayant développé dans sa jeune imagination le goût des aventures, Caillié n'eut de cesse qu'il se fût procuré, avec le peu de ressources qu'il possédait, des cartes et des récits de voyages. En 1816, bien qu'il n'eût encore que seize ans, il s'embarquait pour le Sénégal sur la gabarre la Loire.
Le gouvernement anglais organisait à cette époque une expédition pour l'intérieur sous le commandement du major Gray. Afin d'éviter le terrible «almamy» de Timbou, qui avait été si funeste à Peddie, les Anglais s'étaient dirigés par mer vers la Gambie. Le Woulli, le Gabon, furent traversés, et l'expédition pénétra dans le Bondou, que Mollien allait visiter quelques années plus tard, pays habité par un peuple aussi fanatique, aussi féroce que celui du Fouta-Djallon. Les exigences de l'almamy furent telles, que le major Gray se vit, sous prétexte d'une ancienne dette du gouvernement anglais non acquittée, dépouillé de presque toutes ses marchandises, et fut obligé d'envoyer au Sénégal un officier qu'il chargea d'en réunir un nouvel assortiment.
Caillié, ignorant ce début malencontreux et comprenant que le major Gray accueillerait avec plaisir toute nouvelle recrue, partit de Saint-Louis avec deux nègres et gagna Gorée. Mais là, plusieurs personnes qui s'intéressaient à lui le détournèrent de se joindre à cette expédition, et lui procurèrent un emploi à la Guadeloupe. Caillié ne resta que six mois dans cette île, revint à Bordeaux, puis retourna au Sénégal.
Un officier du major Gray, nommé Partarieu, était sur le point d'aller rejoindre son chef avec les marchandises qu'il s'était procurées. Caillié lui demanda à l'accompagner sans appointements et sans engagement fixe. L'offre fut aussitôt acceptée.
La caravane se composait de soixante-dix individus, blancs et noirs, et de trente-deux chameaux richement chargés. Elle quitta Gandiolle, dans le Cayor, le 5 février 1819, et, avant d'entrer dans le Yoloff, traversa un désert, où elle souffrit cruellement de la soif, car, pour emporter plus de marchandises, on avait négligé de prendre une provision d'eau suffisante.
A Boulibaba, village habité par des Foulahs pasteurs, la caravane put se rafraîchir et remplir ses outres pour la traversée d'un second désert.
Évitant le Fouta-Toro, dont les habitants sont fanatiques et voleurs, Partarieu pénétra dans le Bondou. Il aurait bien voulu éviter d'entrer à Boulibané, capitale du pays et résidence de l'almamy; mais les résistances des habitants, qui se refusaient à livrer du grain et de l'eau à la caravane, les ordres précis du major Gray, qui se figurait que l'almamy laisserait passer la caravane, après en avoir tiré contribution, le contraignirent à se rendre dans cette ville.
Le terrible almamy commença par se faire livrer une quantité considérable de présents, mais il refusa aux Anglais l'autorisation de gagner Bakel, sur le Sénégal. Ils pouvaient, disait-il, se rendre à Clégo en traversant ses États et ceux du Kaarta, ou prendre la route du Fouta-Toro. De ces deux routes, la première ne valait pas mieux que la seconde, car il fallait traverser des pays fanatiques. L'intention de l'almamy était donc,—c'est ainsi que les Anglais le comprenaient,—de les faire piller et massacrer, sans en encourir la responsabilité.
L'expédition résolut de s'ouvrir de force un passage. Les préparatifs en étaient à peine commencés qu'elle se trouva environnée d'une multitude de soldats qui, en occupant les puits, la mirent dans l'impossibilité matérielle de passer à l'exécution de ce projet. En même temps, les tambours de guerre retentissaient de tous côtés. La lutte était impossible. Il fallut en venir à un palabre, c'est-à-dire reconnaître son impuissance. L'almamy dicta les conditions de la paix, obtint des Anglais de nouveaux présents et exigea qu'ils se retirassent par le Fouta-Toro.
Bien plus,—sanglant affront à l'orgueil britannique,—les Anglais se virent escortés par une garde, qui devait les empêcher de prendre tout autre chemin. Aussi, dès que la nuit tomba, en présence même des Foulahs qui voulaient s'y opposer, jetèrent-ils au feu toutes les marchandises, dont ceux-ci se promettaient de s'emparer. La traversée du Fouta-Toro, au milieu de populations hostiles, fut encore plus pénible. Sous le plus futile prétexte, les discussions éclataient et l'on était sur le point d'en venir aux mains. Les vivres et l'eau surtout n'étaient livrés qu'à prix d'or.
Enfin, une nuit, M. Partarieu, afin d'endormir la vigilance des indigènes, après avoir déclaré qu'il ne pourrait emporter à la fois tout ce qui lui restait, fit remplir de pierres ses coffres et ses bagages; puis, laissant ses tentes dressées et ses feux allumés, il décampa avec tout son monde et fila vers le Sénégal. Bientôt, ce ne fut plus une retraite, mais une véritable fuite. Effets, bagages, armes, animaux, tout fut abandonné, semé sur la route. Grâce à ce subterfuge et à la rapidité de la course, on put gagner l'établissement de Bakel, où les Français recueillirent avec empressement les débris de l'expédition.
Quant à Caillié, attaqué d'une fièvre qui prit bientôt le caractère le plus alarmant, il regagna Saint-Louis; mais, ne parvenant pas à s'y rétablir, il dut rentrer en France. Ce fut seulement en 1824 qu'il put revenir au Sénégal. Cette colonie était alors gouvernée par le baron Roger, homme ami du progrès et désireux d'étendre, en même temps que nos relations commerciales, nos connaissances géographiques. Le baron Roger fournit donc à Caillié les moyens d'aller vivre chez les Bracknas, pour y apprendre l'arabe et la pratique du culte musulman.
La vie, chez ces Maures pasteurs, méfiants et fanatiques, ne fut pas aisée. Le voyageur, qui rencontra bien des difficultés pour tenir son journal à jour fut obligé à des ruses multiples pour obtenir la liberté de parcourir les environs de sa résidence. Il en rapporta quelques observations curieuses sur la manière de vivre des Bracknas, sur leur nourriture qui se compose presque entièrement de lait, sur leurs habitations qui ne sont que des tentes impropres à résister aux intempéries du climat, sur leurs chanteurs ambulants ou «guéhués», sur les moyens d'amener leurs femmes au degré d'embonpoint qui leur paraît l'idéal de la beauté, sur la nature du pays, sur la fertilité et les productions du sol.
Les plus curieuses de toutes les informations recueillies par Caillié sont celles relatives aux cinq classes distinctes, entre lesquelles est divisée la nation des Maures Bracknas.
Ce sont les «hassanes», ou guerriers, d'une paresse, d'une saleté et d'un orgueil incroyables, les marabouts, ou prêtres, les «zénagues» tributaires des hassanes, les «laratines» et les esclaves.
Les zénagues forment une classe misérable, méprisée de toutes les autres, mais surtout des hassanes, auxquels il payent une contribution qui, bien que régulièrement déterminée, n'est jamais trouvée assez forte. Ce sont les véritables travailleurs, qu'ils s'adonnent à l'industrie, à l'agriculture ou à l'élève des bestiaux.
«Malgré tous mes efforts, dit Caillié, je n'ai rien pu découvrir sur l'origine de cette race, ni savoir comment elle avait été réduite à payer tribut à d'autres Maures. Lorsque j'adressais des questions à ce sujet, on me répondait que Dieu le voulait ainsi. Seraient-ce les restes de tribus vaincues, et comment ne s'en conserverait-il aucune tradition parmi eux? Je ne puis le croire, car les Maures, fiers de leur origine, n'oublient jamais les noms de ceux qui ont illustré leurs familles, et les zénagues, formant la majeure partie de la population et étant d'ailleurs exercés à la guerre, se soulèveraient sous la conduite d'un descendant de leurs anciens chefs et secoueraient le joug de la servitude.»
Les «laratines» sont les enfants nés d'un Maure et d'une esclave nègre. Bien qu'esclaves, ils ne sont jamais vendus; parqués dans des camps particuliers, ils sont traités à peu près comme les zénagues. Ceux qui sont fils d'un hassane sont guerriers; ceux qui sont issus d'un marabout reçoivent de l'instruction et embrassent la profession de leur père.
Quant aux esclaves, tous sont nègres. Mal traités, mal nourris, fouettés au moindre caprice de leur maître, il n'est sorte de vexations qu'on ne leur fasse endurer.
Au mois de mai 1825, Caillié était de retour à Saint-Louis. Le baron Roger absent, celui qui le remplaçait ne semblait pas animé d'intentions bienveillantes. Le voyageur dut attendre, avec la seule ration du soldat, le retour de son protecteur, auquel il remit les notes qu'il avait recueillies chez les Bracknas, mais il vit repousser toutes ses offres de service. On lui promettait une certaine somme à son retour de Tembouctou! Et comment pourrait-il partir, puisqu'il avait aucune ressource personnelle?
Cependant, rien ne pouvait décourager l'intrépide Caillié. Ne trouvant auprès du gouvernement colonial ni encouragement ni secours, il passa à Sierra-Leone, dont le gouverneur, ne voulant pas arracher au major Laing la gloire d'arriver le premier à Tembouctou, rejeta ses propositions.
Grâce aux économies qu'il fit dans la gérance d'une fabrique d'indigo, Caillié posséda bientôt deux mille francs, somme qui lui paraissait suffisante pour aller au bout du monde. Il s'empressa donc de se procurer les marchandises nécessaires, et se lia avec des mandingues et des «seracolets», marchands voyageurs qui parcourent l'Afrique. Il leur raconta sous le sceau du secret que, né en Égypte de parents arabes, il avait été emmené en France dès l'âge le plus tendre, puis conduit au Sénégal pour faire les affaires commerciales de son maître, qui, satisfait de ses services, l'avait affranchi. Il ajoutait que son plus vif désir était de regagner l'Égypte et de reprendre la religion musulmane.
Le 22 mars 1827, quittant Freetown pour Kakondy, village sur le Rio-Nunez, Caillié profita de son séjour en cette localité pour rassembler quelques renseignements sur les Landamas et les Nalous, peuples soumis aux Foulahs du Fouta-Djallon, non mahométans et par cela même très adonnés aux spiritueux. Ils habitent les environs de cette rivière, ainsi que les Bagos, peuplade idolâtre de l'embouchure du Rio-Nunez. Gais, industrieux, habiles cultivateurs, les Bagos tirent de grands profits de leurs récoltes de riz et de sel. Ils n'ont pas de roi, pas d'autre religion qu'une barbare idolâtrie, sont gouvernés par le plus ancien de leur village et ne s'en trouvent pas plus mal.
Le 19 avril 1817, Caillié, avec un seul porteur et un guide, partait enfin pour Tembouctou. Il n'eut qu'à se louer des Foulahs et des Djallonkés, dont il traversa le pays riche et fertile; il passa le Ba-Fing, principal affluent du Sénégal, tout près de sa source, dans un endroit où il pouvait avoir une centaine de pas de largeur et un pied et demi de profondeur seulement; mais la violence du courant et les énormes roches de granit noir qui embarrassent son lit, rendaient sa traversée difficile et dangereuse. Après une halte de dix-neuf jours au village de Cambaya, où résidait le guide qui l'avait accompagné jusqu'alors, Caillié se rendit dans le Kankan, à travers un pays coupé de rivières et de gros ruisseaux qui commençaient alors à inonder toute la contrée.
Le 30 mai, Caillié traversa le Tankisso, large rivière au lit escarpé, qui appartient au bassin du Djoliba, fleuve que le voyageur atteignit, le 11 juin, à Couroussa.
«Il avait déjà, dit Caillié, encore si près de sa source, une largeur de neuf cents pieds et une vitesse de deux milles et demi.»
Mais, avant d'entrer avec l'explorateur français dans le pays de Kankan, il est bon de résumer ses appréciations sur les Foulahs du Fouta. Ce sont généralement des hommes grands et bien faits, au teint marron clair, à la chevelure crépue, au front élevé, au nez aquilin, dont les traits se rapprochent de ceux des Européens. Mahométans fanatiques, ils ont en haine les chrétiens. Non voyageurs comme les Mandingues, ils aiment leur «home» et sont ou cultivateurs habiles ou commerçants adroits. Belliqueux et patriotes, ils ne laissent que les vieillards et les femmes dans les villages en temps de guerre.
La ville de Kankan est située au milieu d'une plaine entourée de hautes montagnes. On y rencontre à profusion le bombax, le baobab et l'arbre à beurre, appelé aussi «cé», qui est le «shea» de Mungo Park. Caillié fit en cette ville une station de vingt-huit jours avant de pouvoir trouver une occasion pour gagner Sambatikila; il y fut odieusement volé par son hôte et ne put obtenir du chef de la ville la restitution des marchandises qui lui avaient été soustraites.
«Kankan, dit le voyageur, chef-lieu d'un canton du même nom, est une petite ville située à deux portées de fusil de la rive gauche du Milo, jolie rivière qui vient du sud et arrose le pays de Kissi, où elle prend sa source; elle coule au nord-est et se perd dans le Djoliba, à deux ou trois jours de Kankan. Entourée d'une belle haie vive, très épaisse, cette ville, qui ne contient pas plus de six mille habitants, est située dans une belle plaine de sable gris de la plus grande fertilité. On voit dans toutes les directions de jolis petits villages qu'ils nomment aussi Ourondés; c'est là qu'ils placent leurs esclaves. Ces habitations embellissent la campagne et sont entourées des plus belles cultures; l'igname, le maïs, le riz, le foigné, l'oignon, la pistache, le gombo, y viennent en abondance.»
Du Kankan au Ouassoulo, la route traversait de très bonnes terres, chargées de cultures en cette saison, et presque toutes inondées. Les habitants de cette province parurent à Caillié d'une extrême douceur; gais et curieux, ils lui firent un excellent accueil.
Plusieurs affluents du Djoliba, et notamment le Sarano, furent passés avant de faire halte à Sigala, où résidait le chef du Ouassoulo, nommé Baramisa. Aussi malpropre que ses sujets, il usait comme eux de tabac en poudre et à fumer. Ce chef passe pour être très riche en or et en esclaves; ses sujets lui font souvent des cadeaux de bestiaux; il a beaucoup de femmes, dont chacune possède une case particulière, ce qui forme un petit village dont les environs sont très bien cultivés. C'est là que, pour la première fois, Caillié vit le «rhamnus lotus» dont parle Mungo Park.
En sortant du Ouassoulo, Caillié pénétra dans le Foulou, dont les habitants, comme les Ouassoulos, parlent mandingue, sont idolâtres, ou plutôt n'ont aucun culte, et sont aussi sales. A Sambatikila, le voyageur alla faire visite à l'almamy.
«Nous entrâmes, dit Caillié, dans une pièce qui servait tout à la fois de chambre à coucher pour lui et d'écurie pour son cheval. Le lit du prince était dans le fond; il consistait en une petite estrade élevée de six pouces, sur laquelle était tendue une peau de bœuf, avec une sale moustiquière pour se préserver des insectes. Point de meubles dans ce logement royal. On y voit deux selles pour les chevaux; elles sont pendues au mur, à des piquets; un grand chapeau de paille, un tambour qui ne sert que dans les temps de guerre, quelques lances, un arc, un carquois et des flèches en font tout l'ornement, avec une lampe faite d'un morceau de fer plat, maintenue par un autre morceau du même métal, planté en terre; on y brûle du beurre végétal, qui n'a pas assez de consistance pour être fabriqué et faire de la chandelle.»
Cet almamy prévint bientôt le voyageur qu'une occasion se présentait de gagner Timé, ville d'où partait une caravane pour Djenné. Caillié pénétra alors dans le pays des Bambaras et arriva en peu de temps au joli petit village de Timé, habité par des Mandingues mahométans, et dominé à l'est par une chaîne de montagnes qui peut avoir trois cent cinquante brasses d'élévation.
En entrant dans ce village à la fin de juillet, Caillié ne se doutait guère du long séjour qu'il allait être forcé d'y faire. Il avait au pied une plaie que la marche à travers les herbes mouillées avait considérablement enflammée. Aussi résolut-il de laisser partir la caravane de Djenné et de rester à Timé jusqu'à son entière guérison. Il était trop dangereux pour lui, dans sa situation, de traverser le pays des Bambaras, peuple idolâtre qui le dévaliserait sans doute.
«Ces Bambaras, dit le voyageur, ont peu d'esclaves, vont presque nus et marchent toujours armés d'arcs et de flèches. Ils sont gouvernés par une multitude de petits chefs indépendants qui souvent se font la guerre entre eux. Enfin, ce sont des êtres bruts et sauvages, si on les compare aux peuples soumis à la religion du Prophète.»
Jusqu'au 10 novembre, Caillié, dont la plaie n'était pas guérie, fut retenu à Timé. Toutefois, il entrevoyait, à cette époque, le moment où il pourrait se mettre en route pour Djenné.
«Mais de violentes douleurs dans la mâchoire, raconte le voyageur, m'apprirent que j'étais atteint du scorbut, affreuse maladie que j'éprouvai dans toute son horreur. Mon palais fut entièrement dépouillé, une partie des os se détachèrent et tombèrent; mes dents semblaient ne plus tenir dans leurs alvéoles; mes souffrances étaient affreuses; je craignis que mon cerveau ne fût attaqué par la force des douleurs que je ressentais dans le crâne. Je fus plus de quinze jours sans trouver un instant de sommeil.»
Pour compliquer la situation, la plaie de Caillié se rouvrit et ne céda, ainsi que le scorbut, qu'au traitement énergique que lui appliqua une vieille négresse, habituée à soigner cette maladie commune dans le pays.
Enfin, le 9 janvier 1828, Caillié quitta Timé et gagna Kimba, petit village où s'était réunie la caravane qui devait partir pour Djenné. Près de ce village se dresse la chaîne improprement appelée Kong, car ce mot signifie «montagne» chez tous les Mandingues.
Le nom des villages que traversa le voyageur, les incidents toujours répétés de la route, n'offrent pas beaucoup d'intérêt dans ce pays des Bambaras, qui passent chez les Mandingues pour très voleurs et qui ne le sont cependant pas plus que leurs accusateurs.
Les femmes bambaras ont toutes un morceau de bois très mince incrusté dans la lèvre inférieure, mode singulière, tout à fait analogue à celle que Cook observa sur la côte occidentale de l'Amérique du Nord. Tant il est vrai que l'humanité, quelle que soit la latitude sous laquelle elle vit, est partout la même! Ces Bambaras parlent mandingue; ils ont cependant un idiome particulier, appelé «kissour», sur lequel le voyageur ne put réunir des documents complets et positifs.
Djenné était autrefois appelé le «pays de l'or». A la vérité, les environs n'en produisent pas, mais les marchands de Bouré et les Mandingues du pays de Kong en apportent fréquemment.
Djenné, sur deux milles et demi de tour, est entourée d'un mur en terre de dix pieds d'élévation. Les maisons, construites en briques cuites au soleil, sont aussi grandes que celles des paysans d'Europe. Elles sont toutes recouvertes par une terrasse et n'ont pas de fenêtre à l'extérieur. C'est une ville bruyante, animée, où arrive chaque jour quelque caravane de marchands. Aussi y voit-on quantité d'étrangers. Le nombre des habitants peut s'élever à huit ou dix mille. Très industrieux, intelligents, il font travailler leurs esclaves par spéculation et exercent tous les métiers.
Cependant, ce sont les Maures qui ont accaparé le haut commerce. Il n'y a pas de jour qu'ils n'expédient de grandes embarcations pleines de riz, de mil, de coton, d'étoffes, de miel, de beurre végétal et d'autres denrées indigènes.
Malgré ce grand mouvement commercial, Djenné se voyait atteinte dans sa prospérité. Le chef du pays, Sego Ahmadou, animé d'un fanatisme exagéré, faisait à cette époque une guerre acharnée aux Bambaras de Sego, qu'il voulait rallier à l'étendard du Prophète. Cette lutte causait le plus grand tort au trafic de Djenné, car elle interceptait les communications avec Yamina, Sansanding, Bamakou, Bouré et une immense étendue de pays. Cette ville n'était donc plus, au moment où Caillié la visita, le point central du commerce, et c'étaient Yamina, Sansanding et Bamakou qui en étaient devenues les principaux entrepôts.
Les femmes de Djenné auraient cru manquer à leur sexe, si elles n'avaient fait preuve de coquetterie. Les élégantes se passent un anneau ou des verroteries dans le nez, et celles qui sont moins riches y suspendent un morceau de soie rose.
Pendant le long séjour que Caillié fit à Djenné, il fut comblé de soins et d'attentions par les Maures, auxquels il avait raconté la fable relative à sa naissance et à son enlèvement par l'armée d'Égypte.
Le 23 mars, le voyageur s'embarqua sur le Niger pour Tembouctou, dans une grande embarcation sur laquelle le chérif, gagné par le don d'un parapluie, lui avait procuré passage. Il emportait des lettres de recommandation pour les principaux habitants de cette ville.
Caillié passa devant le joli village de Kera, devant Taguetia, Sankha-Guibila, Diébé et Isaca, près duquel le fleuve est rejoint par un grand bras, qui, parti de Sego, forme un coude immense; il vit Ouandacora, Ouanga, Corocoïla, Cona, et aperçut, le 2 avril, l'embouchure du grand lac Débo.
«On voit la terre de tous les côtés du lac, dit Caillié, excepté à l'ouest, où il se déploie comme une mer intérieure. En suivant sa côte nord, dirigée à peu près O.-N.-O., dans une longueur de quinze milles, on laisse à gauche une langue de terre plate, qui avance dans le sud de plusieurs milles; elle semble fermer le passage du lac et forme une espèce de détroit. Au delà de cette barrière, le lac se prolonge dans l'ouest à perte de vue. La barrière que je viens de décrire divise ainsi le lac Débo en deux, l'un supérieur, l'autre inférieur. Celui où les embarcations passent et où se trouvent trois îles est très grand; il se prolonge un peu à l'est et est entouré d'une infinité de grands marais.»
Puis, tour à tour, défilèrent devant les yeux du voyageur Gabibi, village de pêcheurs, Didhiover, Tongom, dans le pays des Dirimans, contrée qui s'étend très loin dans l'est, Co, Do, Sa, port très commerçant, Barconga, Leleb, Garfolo, Baracondié, Tircy, Talbocoïla, Salacoïla, Cora, Coratou, où les Touaregs exigent un péage des bateaux qui passent sur le fleuve, et enfin Cabra, bâtie sur une éminence à l'abri des débordements du Djoliba et qui sert de port à Tembouctou.
Le 20 avril, Caillié débarqua et se mit en route pour cette ville, dans laquelle il entra au coucher du soleil.
«Je voyais donc cette capitale du Soudan, s'écrie notre voyageur, qui depuis si longtemps était le but de tous mes désirs! En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de l'Europe, je fus saisi d'un sentiment inexprimable de satisfaction. Je n'avais jamais éprouvé une sensation pareille, et ma joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans; ce fut au sein de Dieu que je confiai mes transports. Avec quelle ardeur je le remerciai de l'heureux succès dont il avait couronné mon entreprise! Que d'actions de grâces j'avais à lui rendre pour la protection éclatante qu'il m'avait accordée au milieu de tant d'obstacles et de périls qui paraissaient insurmontables! Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j'avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente. Je m'étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée; elle n'offre au premier aspect qu'un amas de maisons en terre mal construites; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d'un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel à l'horizon est d'un rouge pâle; tout est triste dans la nature; le plus grand silence y règne; on n'entend pas le chant d'un seul oiseau. Cependant, il y a je ne sais quoi d'imposant à voir une grande ville élevée au milieu des sables, et l'on admire les efforts qu'ont eu à faire ses fondateurs. En ce qui regarde Tembouctou, je conjecture qu'antérieurement le fleuve passait près de la ville; il en est maintenant éloigné de huit milles au nord et à cinq milles de Cabra, dans la même direction.»
Ni aussi grande ni aussi peuplée que Caillié s'attendait à la trouver, Tembouctou manque absolument d'animation. On n'y voit pas entrer continuellement des caravanes comme à Djenné. Il n'y a pas non plus cette affluence d'étrangers qu'on rencontre dans cette dernière ville, et le marché, qui se tient à trois heures, à cause de la chaleur excessive, semble désert.
Tembouctou est habitée par des nègres Kissours, qui paraissent très doux et s'adonnent au commerce. L'administration n'existe pas; il n'y a, à proprement parler, aucun pouvoir; chaque ville, chaque village a son chef. Ce sont les mœurs des anciens patriarches. Beaucoup de Maures, établis dans cette ville, s'adonnent au négoce et y font rapidement fortune, car ils reçoivent des marchandises en consignation d'Adrar, de Tafilet, de Touat, d'Ardamas, d'Alger, de Tunis et de Tripoli.
C'est à Tembouctou qu'est apporté à dos de chameau tout le sel des mines de Toudeyni. Il est en planches, liées ensemble par de mauvaises cordes faites avec une herbe qui croît dans les environs de Tandaye.
L'enceinte de Tembouctou, qui affecte la forme d'un triangle, peut avoir trois milles de tour. Les maisons de la ville sont grandes, peu élevées et construites en briques rondes. Les rues sont larges et propres. Enfin, on compte sept mosquées, surmontées d'une tour en brique, d'où le muezzin appelle les fidèles à la prière. En y comprenant la population flottante, on ne trouve guère dans cette capitale du Soudan que dix à douze mille habitants.
Située au milieu d'une immense plaine mouvante de sable blanc, Tembouctou n'a d'autres ressources que l'exploitation du sel, la terre y étant impropre à toute espèce de culture. C'est au point que, si les Touaregs interceptaient complètement les nombreuses flottilles qui viennent du Djoliba inférieur, les habitants seraient dans la plus affreuse disette.
La proximité de ces tribus errantes, leurs exigences, sans cesse renouvelées, sont une gêne perpétuelle pour le commerce. Tembouctou est continuellement pleine de gens qui viennent arracher ce qu'ils appellent des présents, mais ce que l'on pourrait, à plus juste raison, nommer des contributions forcées. Quand le chef des Touaregs arrive à Tembouctou, c'est une calamité publique. Pendant deux mois, il reste dans la ville, nourri, ainsi que sa nombreuse suite, aux frais des habitants, et ne s'en va qu'après avoir reçu de riches cadeaux.
La terreur a étendu la domination de ces tribus errantes sur tous les peuples voisins, qu'ils pillent et exploitent sans merci.
Le costume des Touaregs ne diffère que par la coiffure de celui des Arabes. Jour et nuit, ils portent une bande de toile de coton, qui leur voile les yeux et qui, descendant jusqu'au milieu du nez, les oblige à lever la tête pour y voir. La même bande, après avoir fait une ou deux fois le tour de leur tête, vient leur cacher la bouche et descend jusqu'au-dessous du menton. On ne leur voit donc que le bout du nez.
Parfaits cavaliers, montés sur des chevaux excellents ou des chameaux rapides, les Touaregs sont armés d'une lance, d'un bouclier et d'un poignard. Ce sont les écumeurs du désert, et la quantité de caravanes qu'ils ont pillées ou mises à contribution est innombrable.
Il y avait quatre jours que Caillié était à Tembouctou, lorsqu'il apprit le départ de la caravane pour Tafilet. Sachant qu'il n'en sortirait pas d'autre avant trois mois, et craignant toujours de se voir découvert, le voyageur se joignit à cette réunion de marchands, qui n'emmenait pas moins de six cents chameaux. Parti le 4 mai 1828, après avoir souffert atrocement de la chaleur et d'un vent d'est qui soulevait les sables du désert, Caillié atteignit, cinq jours plus tard, El-Arouan, ville sans ressources par elle-même, qui sert d'entrepôt aux sels de Toudeyni, exportés à Sansanding, sur les bords du Djoliba.
C'est à El-Arouan qu'arrivent les caravanes de Tafilet, de Mogador, du Drah, de Touat et de Tripoli, avec des marchandises européennes, qu'elles viennent échanger contre l'ivoire, l'or, les esclaves, la cire, le miel et les étoffes du Soudan.
Le 19 mai 1828, la caravane quittait El-Arouan pour gagner le Maroc, à travers le Sahara.
La chaleur accablante, les tourments de la soif, les privations de tout genre, les fatigues et la blessure que le voyageur se fit en tombant de chameau, lui furent moins sensibles que les vexations, les railleries, les insultes continuelles qu'il eut à souffrir tout aussi bien de la part des Maures que des esclaves. Ces gens savaient toujours trouver de nouveaux prétextes pour se moquer des habitudes ou de la maladresse de Caillié; ils allaient même jusqu'à le frapper et à lui jeter des pierres, aussitôt qu'il avait le dos tourné.
«Les Maures me disaient souvent avec mépris, raconte Caillié: «Tu vois bien cet esclave? Eh bien, je le préfère à toi; juge combien je t'estime.» Cette insolente dérision était accompagnée de rires immodérés.»
C'est dans ces conditions misérables que Caillié passa par les puits des Trarzas, auprès desquels on trouve du sel en quantité, d'Amoul-Gagim, d'Amoul-Taf, d'El-Ekreif, ombragés par un joli bosquet de dattiers, de roseaux et de jonc, de Marabouty et d'El-Harib, aux habitants d'une malpropreté absolument repoussante.
Le territoire d'El-Harib est compris entre deux chaînes de petites montagnes qui le séparent du Maroc, dont il est tributaire. Ses habitants, partagés en plusieurs tribus nomades, font de l'élève des chameaux leur principale occupation. Ils seraient heureux et riches, s'ils ne payaient de forts tributs aux Berbers, qui trouvent encore moyen de les harceler sans cesse.
Le 12 juillet, la caravane quittait El-Harib et pénétrait, onze jours plus tard, dans le pays de Tafilet, aux majestueux dattiers. A Ghourland, Caillié fut assez bien accueilli par les Maures, mais ne put être reçu dans leurs maisons, parce que les femmes, qui ne doivent voir d'autres hommes que ceux de leur famille, pourraient être exposées aux regards indiscrets d'un étranger.
Caillié visita le marché, qui se tient trois fois la semaine auprès d'un petit village nommé Boheim, à trois milles de Ghourland, et fut étonné de la variété des objets qui l'approvisionnaient: légumes, fruits indigènes, luzerne, volailles, moutons, tout s'y trouvait à profusion. Des marchands d'eau, avec des outres pleines, se promenaient dans le marché, une sonnette à la main, pour avertir ceux qui voulaient boire, car il faisait une chaleur accablante. Les monnaies du Maroc et d'Espagne étaient seules reçues.
L'arrondissement de Tafilet compte un certain nombre de gros villages et de petites villes. Ghourland, L-Ekseba, Sosso, Boheim et Ressant, qui furent vues par le voyageur, pouvaient renfermer, chacune, douze cents habitants, tous propriétaires et marchands.
Le sol est très productif. On cultive beaucoup de blé, des légumes, quantité de dattiers, des fruits d'Europe et du tabac. De fort beaux moutons, dont la laine, très blanche, sert à faire de jolies couvertures, des bœufs, d'excellents chevaux, des ânes et quantité de mulets, telles sont les richesses naturelles du Tafilet.
Comme à El-Drah, beaucoup de juifs habitent les mêmes villages que les mahométans; ils y sont très malheureux, vont presque nus, et sont sans cesse insultés ou frappés. Brocanteurs, cordonniers, forgerons, porteurs, quel que soit le métier qu'ils exercent ostensiblement, ils prêtent tous de l'argent aux Maures.
Le 2 août, la caravane reprit sa marche, et, après avoir passé par Afilé, Tanneyara, Marca, M-Dayara, Rahaba, L-Eyarac, Tamaroc, Aïn-Zeland, El-Guim, Guigo, Soforo, Caillié arriva à Fez, où il ne fit qu'un court séjour, et gagna Rabat, l'ancienne Salé. Épuisé par cette longue marche, n'ayant pour se soutenir que quelques dattes, obligé de recourir à la charité des musulmans, qui le renvoyaient le plus souvent sans lui rien donner, ne trouvant dans cette ville, comme agent consulaire de France, qu'un juif du nom d'Ismayl, qui, par crainte de se compromettre, refusa d'embarquer Caillié sur un brick portugais allant à Gibraltar, le voyageur saisit avec empressement une occasion inopinée qui se présenta de se rendre à Tanger. Il y fut bien reçu par le vice-consul, M. Delaporte, qui le traita comme son propre fils, écrivit aussitôt au commandant de la station française de Cadix, et le fit embarquer, sous les habits de matelot, sur une corvette venue pour le chercher.
Ce fut, dans le monde savant, une nouvelle bien inattendue que celle du débarquement à Toulon d'un jeune Français qui revenait de Tembouctou. Avec le seul appui de son courage inébranlable, à force de patience, il venait de mener à bonne fin une exploration pour laquelle les Sociétés de Géographie de Londres et de Paris avaient promis de fortes récompenses. Seul, pour ainsi dire sans ressources, sans l'aide du gouvernement, en dehors de toute Société scientifique, par la seule force de sa volonté, il avait réussi et venait d'éclairer d'un jour tout nouveau une immense partie de l'Afrique!
Caillié n'était certes pas le premier Européen qui eût vu Tembouctou. L'année précédente, le major anglais Laing avait pu pénétrer dans cette cité mystérieuse, mais il avait payé de la vie cette exploration dont nous allons tout à l'heure raconter les émouvantes péripéties.
Caillié, lui, revenait en Europe et rapportait le curieux journal de voyage que nous venons d'analyser. Si sa profession de foi musulmane avait empêché Caillié de faire des observations astronomiques, s'il n'avait pu librement dessiner et prendre ses notes, ce n'avait été cependant qu'au prix de cette apparente apostasie qu'il avait pu parcourir ces pays fanatiques où le nom chrétien était en exécration.
Que d'observations curieuses, que de détails nouveaux et précis! Quelle immense contribution à la connaissance des pays africains! Si, par deux voyages successifs, Clapperton avait réussi à traverser l'Afrique de Tripoli à Benin, dans un seul Caillié venait de la traverser du Sénégal au Maroc, mais au prix de quelles fatigues, de quelles souffrances et de quelle misère! Tembouctou était enfin connue, ainsi que cette route nouvelle des caravanes à travers le Sahara, par les oasis de Tafilet et d'El-Harib.
Les secours que la Société de Géographie envoya aussitôt au voyageur, le prix de dix mille francs qu'elle lui décerna, la croix de la Légion d'honneur dont il fut gratifié, l'accueil empressé des sociétés savantes, la notoriété et la gloire qui s'attachèrent au nom de Caillié, tout cela fut-il suffisant pour payer les tortures physiques et morales du voyageur? Nous devons le croire. Lui-même, en maint endroit de sa narration, proclame que le désir d'augmenter par ses découvertes le renom de la France, sa patrie, put seul, en bien des circonstances, l'aider à supporter les affronts dont il était abreuvé et les souffrances qui l'assaillirent continuellement. Honneur donc au patient voyageur, au patriote sincère, au grand découvreur!
Il nous reste à parler de l'expédition dans laquelle Alexandre Gordon-Laing allait trouver la mort. Mais, avant d'aborder le récit de ce voyage dramatique, forcément succinct, puisque le journal des voyageurs nous fait défaut, il convient de donner quelques détails et sur l'officier qui en fut la victime et sur une excursion très curieuse dans le Timanni, le Kouranko et le Soulimana,—excursion pendant laquelle Laing découvrit les sources du Djoliba.
Né à Edimbourg en 1794, Laing était entré dans l'armée anglaise à l'âge de seize ans et n'avait pas tardé à s'y distinguer. En 1820, il se trouvait à Sierra-Leone, comme lieutenant faisant fonctions d'aide de camp auprès de sir Charles Maccarthy, gouverneur général de l'Afrique occidentale. A cette époque, la guerre sévissait entre Amara, l'almamy des Mandingues, et l'un de ses principaux chefs, appelé Sannassi. Le commerce de Sierra-Leone n'était déjà pas très florissant. Cet état de choses lui avait porté un coup fatal. Maccarthy, désireux d'y porter remède, résolut d'intervenir et d'amener une réconciliation entre les deux chefs. Il jugea donc à propos d'envoyer une ambassade à Kambia, sur les rives du Scarcies, et de là à Malacoury et au camp des Mandingues. Le caractère entreprenant de Gordon-Laing, son habileté, son courage à toute épreuve, le désignaient au choix du gouverneur, qui lui remit, le 7 janvier 1822, des instructions dans lesquelles il lui recommandait de s'informer de l'état de l'industrie du pays, de sa topographie, et de pressentir la façon de penser des habitants sur l'abolition de l'esclavage.
Une première entrevue avec Yareddi, général des troupes soulimas qui accompagnaient l'almamy, prouva que les nègres de ces contrées n'avaient encore que des données bien vagues sur la civilisation européenne et que leurs relations avec les blancs n'avaient pas été fréquentes.
«Chaque partie de notre habillement, dit le voyageur, était pour lui un sujet d'étonnement. Me voyant ôter mes gants, il resta stupéfait, couvrit de ses mains sa bouche ouverte de surprise, et finit par s'écrier: Allah Akbar! (Dieu miséricordieux), il vient d'enlever la peau de ses mains! S'étant peu à peu familiarisé avec notre aspect, il frotta alternativement les cheveux de M. Mackie, un chirurgien qui accompagnait Laing, et les miens, puis, éclatant de rire, il dit: «Non, ce ne sont pas des hommes!» Il demanda, à plusieurs reprises, à mon interprète si nous avions des os.»
Ces excursions préliminaires, pendant lesquelles Laing avait constaté que beaucoup de Soulimas possédaient quantité d'or et d'ivoire, le déterminèrent à proposer au gouverneur d'entreprendre l'exploration des pays situés à l'est de la colonie—pays dont les productions et les ressources mieux connues pourraient alimenter le commerce de Sierra-Leone.
Maccarthy approuva les idées de Laing et les soumit au conseil. Il fut décidé que Laing serait autorisé à pénétrer dans le pays des Soulimas, en prenant la route qui lui semblerait la plus commode pour les communications futures.
Parti de Sierra-Leone le 16 avril, Laing s'embarqua sur la Rockelle et arriva bientôt à Rokon, ville principale du Timanni. Son entrevue avec le chef de cette ville fut singulièrement amusante. Pour lui faire honneur, Laing, qui l'avait vu entrer dans la cour où devait avoir lieu la réception, fit tirer une salve de dix coups de fusil. Au bruit de cette décharge, le roi s'arrêta, recula et prit la fuite, après avoir regardé le voyageur d'un air furieux. On eut beaucoup de peine à faire revenir ce souverain pusillanime. Enfin, il rentra et, s'asseyant sur son fauteuil d'étiquette avec solennité, il interrogea le major:
«Pourquoi avez-vous tiré des coups de fusil?
—Pour vous faire honneur; c'est toujours au bruit de l'artillerie que sont accueillis les souverains européens.
—Pourquoi ces fusils étaient-ils dirigés vers la terre?
—Afin que vous ne puissiez vous méprendre sur nos intentions.
—Des cailloux m'ont volé au visage. Pourquoi n'avez-vous pas tiré en l'air?
—Pour ne pas mettre le feu au toit de chaume de vos maisons.
—A la bonne heure. Donne-moi du rhum.»
Inutile d'ajouter que l'entrevue, dès que le major eut accédé aux désirs du roi, devint on ne peut plus cordiale.
Le portrait de ce souverain d'une partie du Timanni mérite à plus d'un titre de figurer dans notre galerie, et c'est le cas de rappeler ce dicton: Ab uno disce omnes.