Les voyageurs du XIXe siècle
CHAPITRE I
LES CIRCUMNAVIGATEURS ÉTRANGERS
Le commerce des fourrures en Russie.—Krusenstern reçoit le commandement d'une expédition.—Nouka-Hiva.—Nangasaki.—Reconnaissance de la côte du Japon.—Iéso.—Les Aïnos.—Saghalien.—Retour en Europe.—Otto de Kotzebue.—Relâche à l'île de Pâques.—Penrhyn.—L'archipel Radak.—Retour en Russie.—Second voyage.—Changements arrivés à Taïti et aux Sandwich.—Voyage de Beechey.—L'île de Pâques.—Pitcairn et les révoltés de la Bounty.—Les Pomotou.—Taïti et les Sandwich.—Les îles Bonin-Sima.—Lütké.—Les Quebradas de Valparaiso.—La semaine sainte au Chili.—La Nouvelle-Arkhangel.—Les Kaloches.—Ouna-Lachka.—L'archipel des Carolines.—Les pirogues des Carolins.—Guaham, île déserte.—Beauté et utilité des îles Bonin-Sima.—Les Tchouktchis, leurs mœurs et leurs jongleurs.—Retour en Russie.
Avec le XIXe siècle, les Russes commencent à se joindre aux voyages qui s'accomplissent autour du monde. Jusqu'alors, le champ de leurs explorations s'est presque entièrement concentré dans l'Asie, et l'on ne compte guère parmi leurs marins que Behring, Tchirikoff, Spangberg, Laxman, Krenitzin et Sarytcheff. Ce dernier prit une part considérable au voyage de l'anglais Billings, voyage qui fut loin de produire les résultats qu'on était en droit d'attendre des dix années qui y furent consacrées et des dépenses considérables dont il avait été l'objet.
C'est à Adam Jean de Krusenstern que revient l'honneur d'avoir, le premier de tous les Russes, fait le tour du monde dans un but scientifique et avec une mission du gouvernement.
Né en 1770, Krusenstern entrait, en 1793, dans la marine anglaise. Soumis, pendant six ans, à cette rude école qui comptait alors les plus habiles marins du globe, il revenait dans sa patrie avec une parfaite connaissance du métier, et des idées singulièrement développées sur le rôle que la Russie pouvait jouer dans l'Asie orientale.
Pendant un séjour de deux ans à Canton, en 1798 et 1799, Krusenstern avait été témoin des résultats merveilleux qu'avaient obtenus quelques négociants anglais dans la vente des fourrures qu'ils allaient chercher sur les côtes nord-ouest de l'Amérique russe.
Ce commerce n'avait pris naissance que depuis le troisième voyage de Cook, et les Anglais y avaient déjà réalisé d'immenses bénéfices au détriment des Russes, qui, jusqu'alors, avaient alimenté par terre les marchés de la Chine.
Cependant, un Russe, nommé Chelikoff, avait formé, en 1785, une compagnie qui, s'établissant sur l'île Kodiak, à égale distance de l'Amérique, du Kamtchatka et des îles Aléoutiennes, ne tarda pas à prendre un développement considérable. Le gouvernement comprit alors tout le parti qu'il pouvait tirer de contrées jusque-là considérées comme déshéritées, et il dirigea vers le Kamtchatka, à travers la Sibérie, des renforts, des provisions et des matériaux.
Krusenstern n'avait pas tardé à se rendre compte de l'insuffisance de ces secours, de l'inhabileté des pilotes, et de l'insécurité des cartes dont les erreurs amenaient tous les ans la perte de plusieurs navires, sans parler du préjudice qu'un voyage de deux ans apportait au transport des fourrures jusqu'à Okotsk et, de là, à Kiakhta.
Les idées les meilleures étant toujours les plus simples, c'est à celles-là qu'on songe en dernier lieu. Krusenstern fut donc le premier à démontrer l'impérieuse nécessité d'aller, directement et par mer, des îles Aléoutiennes, lieu de production, à Canton, marché le plus suivi.
A son retour en Russie, Krusenstern avait essayé de faire partager ses vues par le comte Koucheleff, ministre de la marine, mais la réponse qu'il reçut lui ôta toute espérance. Ce ne fut que lors de l'avènement d'Alexandre Ier, quand l'amiral Mordvinoff prit le portefeuille de la marine, qu'il se vit encouragé.
Bientôt même, sur les conseils du comte Romanof, Krusenstern fut chargé par l'empereur d'exécuter lui-même les plans qu'il avait proposés. Le 7 août 1802, il reçut le commandement de deux vaisseaux destinés à explorer la côte nord-ouest de l'Amérique.
Mais si le chef de l'expédition était nommé, les officiers et les matelots qui devaient le suivre n'étaient pas choisis, et quant aux vaisseaux, il fallait renoncer à les trouver dans l'empire russe. On n'en rencontra pas davantage à Hambourg. Ce fut seulement à Londres que le capitaine Lisianskoï, futur second de Krusenstern, et le constructeur Kasoumoff, réussirent à se procurer deux bâtiments, qui leur parurent à peu près propres au but qu'on se proposait. Ils reçurent les noms de Nadiejeda et de Neva.
Sur ces entrefaites, le gouvernement résolut de profiter de cette expédition pour envoyer au Japon un ambassadeur, M. de Besanoff, avec une nombreuse suite et de magnifiques présents destinés au souverain du pays.
Le 4 août 1803, les deux bâtiments, complètement arrimés et portant cent trente-quatre personnes, quittèrent la rade de Cronstadt. Ils firent à Copenhague et à Falmouth des stations rapides, afin de remplacer une partie des salaisons achetées à Hambourg et de calfater la Nadiejeda, dont les coutures s'étaient ouvertes pendant un gros temps qui assaillit l'expédition dans la mer du Nord.
Après une courte relâche aux Canaries, Krusenstern chercha vainement, comme l'avait fait La Pérouse, l'île Ascençao, sur l'existence de laquelle les opinions étaient partagées depuis trois cents ans. Puis, il rallia le cap Frio, dont il ne put fixer exactement la position, malgré le vif désir qu'il en avait, car les relations et les cartes les plus récentes variaient entre 23° 06´ et 22° 34´. Après avoir eu connaissance de la côte du Brésil, il donna entre les îles de Gal et d'Alvarado, passage à tort signalé comme dangereux par La Pérouse, et entra, le 21 décembre 1803, à Sainte-Catherine.
La nécessité de remplacer le grand mât et le mât de misaine de la Neva arrêta, pendant cinq semaines, Krusenstern dans cette île, où il reçut des autorités portugaises l'accueil le plus empressé.
Le 4 février, les deux bâtiments purent reprendre leur voyage. Ils étaient préparés à affronter les dangers de la mer du Sud et à doubler le cap Horn, cet effroi des navigateurs.
Si le temps fut constamment beau jusqu'à la hauteur de la Terre des États, par contre, à des coups de vent d'une violence extrême, à des rafales de grêle et de neige, succédèrent des brouillards épais avec des lames extrêmement hautes et une grosse houle qui fatiguait les bâtiments. Le 24 mars, pendant une brume opaque, un peu au-dessus de l'embouchure occidentale du détroit de Magellan, les deux navires se perdirent de vue. Ils ne devaient plus se retrouver qu'à Nouka-Hiva.
Krusenstern, après avoir renoncé à toucher à l'île de Pâques, gagna l'archipel des Marquises ou Mendocines, et détermina la position des îles Fatougou et Ouahouga, nommées Washington par Ingraham, capitaine américain, et découvertes en 1791, peu de semaines avant le capitaine Marchand, qui les appela îles de la Révolution. Il vit Hiva-Hoa, la Dominica de Mendana, et rencontra à Nouka-Hiva un Anglais du nom de Roberts et un Français appelé Cabri, qui, par leur connaissance de la langue, lui rendirent d'importants services.
Les événements que relatent cette relâche n'offrent pas grand intérêt. Le récit de ceux que relatent les voyages de Cook peut s'appliquer à celui de Krusenstern. Mêmes détails sur l'incontinence aussi absolue qu'inconsciente des femmes, sur l'étendue des connaissances agricoles des naturels, sur leur avidité pour les instruments de fer.
On n'y rencontre aucune observation qui n'ait été faite par les voyageurs précédents, sinon l'existence de plusieurs sociétés dont le roi ou ses parents, des prêtres ou des guerriers distingués sont les chefs, à condition de nourrir leurs sujets en temps de disette. A notre avis, cette institution rappellerait celle des clans de l'Écosse, ou des tribus indiennes de l'Amérique. Telle n'est pas l'opinion de Krusenstern, qui s'exprime ainsi:
«Les membres de ce club se reconnaissent à différentes marques tatouées sur leur corps. Ceux du club du roi, par exemple, au nombre de vingt-six, ont sur la poitrine un carré long de six pouces, et large de quatre. Roberts en faisait partie. Celui-ci m'assura qu'il ne serait jamais entré dans cette société, si la faim ne l'y eût forcé. Sa répugnance me paraissait cependant impliquer contradiction, puisque, non seulement tous ceux qui composent une pareille société sont libres de toute inquiétude pour leur nourriture, mais que, de son aveu même, les insulaires regardent comme un honneur d'y être admis. Je soupçonnai donc que cette distinction entraîne la perte d'une partie de la liberté.»
Une reconnaissance des environs d'Anna-Maria fit découvrir le port de Tchitchagoff, dont l'entrée est difficile, il est vrai, mais dont le bassin est si bien enfermé dans les terres que la tempête la plus violente ne pourrait agiter ses eaux.
L'anthropophagie était encore florissante à Nouka-Hiva, au moment de la visite de Krusenstern. Cependant, cet explorateur ne raconte pas avoir été témoin de scènes de ce genre.
En somme, Krusenstern fut accueilli avec affabilité par un roi qui paraissait n'avoir pas grande autorité sur ce peuple de cannibales, adonnés aux vices les plus révoltants.
Il avoue qu'il aurait emporté de ces insulaires l'opinion la plus favorable, s'il n'eût rencontré les deux Européens en question, dont les témoignages éclairés et désintéressés furent en complet accord.
«Nous n'avons éprouvé de la part des Noukahiviens, dit le navigateur russe, que d'excellents procédés; ils se sont toujours conduits avec la plus grande honnêteté dans leur commerce d'échange avec nous; ils commençaient toujours par livrer leurs cocos avant de recevoir notre fer. Si nous avions besoin de bois ou d'eau, ils étaient toujours prêts à nous aider. Nous n'avons eu que très rarement à nous plaindre du vol, vice si commun et si répandu dans toutes les les îles de cet océan. Toujours gais et contents, la bonté paraissait peinte sur leur figure... Les deux Européens que nous avons trouvés à Nouka-Hiva, et qui avaient vécu plusieurs années dans cette île, se sont accordés à dire que les habitants sont dépravés, barbares, et, sans excepter même les femmes, cannibales dans toute l'étendue du terme; que leur air de gaieté et de bonté, qui nous a si fort trompés, ne leur est pas naturel; que la crainte de nos armes et l'espérance du gain, les avaient seules empêchés de donner un libre cours à leurs passions féroces. Ces Européens décrivirent, comme témoins oculaires, avec les plus grands détails, des scènes affreuses qui avaient lieu presque tous les jours chez ce peuple, surtout en temps de guerre. Ils nous racontèrent avec quelle rage ces barbares tombent sur leur proie, lui coupent la tête, sucent, avec une horrible avidité, le sang par une ouverture qu'ils font au crâne et achèvent ensuite leur détestable repas. J'ai d'abord refusé de croire à ces horreurs, et regardé ces rapports comme fort exagérés. Mais ces récits reposent sur la déposition de deux hommes qui ont été, pendant plusieurs années, non seulement témoins, mais encore acteurs dans ces scènes abominables. Ces deux hommes étaient ennemis jurés, et cherchaient, en se calomniant mutuellement, à se mettre plus en crédit dans notre esprit. Jamais, cependant, ils ne se sont contredits sur ce point. D'ailleurs, les récits de ces deux Européens s'accordent parfaitement avec les divers indices qui nous ont frappés pendant notre court séjour. Chaque jour, les Noukahiviens nous apportaient une quantité de crânes à vendre; leurs armes étaient toutes ornées de cheveux. Des ossements humains décoraient, à leur manière, une grande partie de leurs meubles. Ils nous faisaient connaître aussi, par leurs pantomimes, leur goût pour la chair humaine.»
Il y a lieu de regarder le tableau comme chargé. Entre l'optimisme de Cook et de Forster et les déclarations des deux Européens, dont l'un au moins était fort peu estimable, puisqu'il avait déserté, doit se trouver la vérité.
Et nous-mêmes, avant d'avoir atteint la civilisation très raffinée dont nous jouissons aujourd'hui, n'avons-nous pas parcouru tous les degrés de l'échelle? A l'époque de l'âge de pierre, nos mœurs étaient-elles supérieures à celles des sauvages de l'Océanie?
Ne reprochons donc pas à ces représentants de l'humanité de n'avoir pu s'élever plus haut qu'ils ne l'ont fait. Ils n'ont jamais constitué un corps de nation. Épars sur l'immense océan, divisés en petites peuplades, sans ressources agricoles ou minérales, sans relations, sans besoins, en raison du climat sous lequel ils vivent, ils ont été forcés de rester stationnaires ou de ne développer que certains petits côtés des arts ou de l'industrie. Et cependant, combien de fois leurs étoffes, leurs instruments, leurs canots, leurs filets, n'ont-ils pas fait l'admiration des voyageurs!
Le 18 mai 1804, la Nadiejeda et la Neva quittèrent Nouka-Hiva et firent voile pour les îles Sandwich, où Krusenstern avait résolu de s'arrêter, afin de s'approvisionner de vivres frais, ce qu'il n'avait pu faire à Nouka-Hiva, où il n'avait trouvé que sept cochons.
Mais ses projets furent trompés. Les naturels d'Owyhee ou Havaï n'apportèrent, aux navires en panne devant la côte sud-ouest, que très peu de provisions. Encore ne voulaient-ils les céder que contre du drap, que Krusenstern se vit dans l'impossibilité de leur fournir. Il fit aussitôt route pour le Kamtchatka et le Japon, laissant la Neva devant le village de Karakakoua, où le capitaine Lisianskoï comptait se ravitailler.
Le 14 juillet, la Nadiejeda entrait à Saint-Pierre-Saint-Paul, capitale du Kamtchatka, où l'équipage trouva, avec des vivres frais, un repos qu'il avait bien gagné. Le 30 août, les Russes reprenaient la mer.
Accueilli par des brumes épaisses et des temps orageux, Krusenstern rechercha, sans les rencontrer, quelques îles tracées sur une carte trouvée à bord du galion espagnol capturé par Anson, et dont l'existence avait été tour à tour accueillie ou rejetée par différents cartographes, mais qui figurent sur la carte de l'atlas du voyage de La Billardière.
Le navigateur passa ensuite par le détroit de Van-Diémen, entre la grande île Kiusiu et Tanega-Sima, détroit jusqu'alors mal indiqué, et, rectifiant la position de l'archipel Liou-Kieou, que les Anglais plaçaient au nord du détroit de Van-Diémen et les Français trop au sud, il rangea, releva et nomma le littoral de la province de Satsuma.
«Le coup d'œil de cette partie de Satsuma est charmant, dit Krusenstern. Comme nous en prolongions la côte à une petite distance, nous pouvions voir distinctement tous les sites pittoresques qu'elle nous offrait. Ils variaient et se succédaient rapidement à mesure que le vaisseau avançait. L'île n'est qu'un assemblage de sommets pointus, les uns terminés en pyramide, d'autres en coupole ou en cône, tous abrités par les hautes montagnes qui les environnent. Si la nature a été prodigue d'ornements pour cette île, l'industrie des Japonais a su y en ajouter d'autres. Rien n'égale la richesse de culture que l'on admire en tous lieux. Elle ne nous eût peut-être pas frappés, si elle se fût bornée aux vallées voisines des côtes,—ces terrains ne sont pas non plus négligés en Europe,—mais ici, non seulement les montagnes sont cultivées jusqu'à leurs sommets, mais ceux des rochers mêmes qui bordent le rivage sont couverts de champs et de plantations qui forment avec la couleur brune et sombre de leur base un contraste singulier et nouveau pour les yeux. Nous fûmes également bien étonnés à la vue d'une allée de grands arbres qui se prolongeait le long de la côte à perte de vue à travers monts et vallées. On y distinguait, à certaines distances, des bosquets destinés, sans doute, au repos des voyageurs à pied, pour qui cette route a probablement été faite. Il est difficile de porter aussi loin qu'au Japon l'attention pour les voyageurs; car nous vîmes une allée semblable près de Nangasaki et une autre encore dans l'île de Meac-Sima.»
A peine la Nadiejeda avait elle mouillé à l'entrée du port de Nangasaki, que Krusenstern vit monter à son bord plusieurs «daïmios», qui lui apportaient la défense de pénétrer plus loin.
Bien que les Russes fussent au courant de la politique d'isolement que pratiquait le gouvernement japonais, ils espéraient qu'ayant à leur bord un ambassadeur de Russie, nation voisine et puissante, ils recevraient un accueil moins offensant. Ils comptaient aussi jouir d'une liberté relative, dont ils auraient profité pour recueillir des renseignements sur ce pays alors si peu connu, et sur lequel le seul peuple qui y eût accès s'était fait une loi de se taire.
Mais il furent déçus dans leurs espérances. Loin de jouir de la même latitude que les Hollandais, ils furent, durant tout leur séjour, entourés d'une surveillance aussi minutieuse que blessante et même retenus prisonniers.
Si l'ambassadeur obtint de descendre à terre avec sa garde «en armes», faveur inouïe dont il n'y avait pas d'exemple, les matelots ne purent s'écarter en canot. Lorsqu'on leur permit de débarquer, on entoura de hautes palissades et l'on munit de deux corps de garde cet étroit lieu de promenade.
Défense d'écrire en Europe par voie de Batavia, défense de s'entretenir avec les capitaines hollandais, défense à l'ambassadeur de quitter sa maison, défense... Ce mot résume laconiquement l'accueil peu cordial des Japonais.
Krusenstern profita de son long séjour en cet endroit pour dégréer complètement et radouber son navire. Cette opération tirait à sa fin, lorsque fut annoncée la venue d'un envoyé de l'empereur, d'une dignité si haute, que, selon l'expression des interprètes, «il osait regarder les pieds de Sa Majesté impériale.»
Ce personnage commença par refuser les présents du czar, sous prétexte que l'empereur serait obligé d'en renvoyer d'autres avec une ambassade, ce qui était contraire aux coutumes du pays; puis il signifia la défense expresse à tout vaisseau de se présenter dans les ports du Japon, et la prohibition absolue aux Russes de rien acheter; mais il déclarait en même temps que les provisions fournies pour le radoub du vaisseau et les vivres délivrés jusqu'à ce jour seraient payés aux frais de l'empereur du Japon. En même temps, il s'informa si les réparations de la Nadiejeda étaient bientôt achevées. Krusenstern comprit à demi-mot et fit hâter les préparatifs du départ.
En vérité, il n'y avait pas lieu de se féliciter d'avoir attendu depuis le mois d'octobre jusqu'au mois d'avril une pareille réponse! L'un des résultats que s'était proposés le gouvernement était si peu atteint qu'aucun navire russe ne pouvait plus aborder dans un port japonais. Politique étroite et jalouse, qui allait retarder d'un demi-siècle la prospérité du Japon!
Le 17 avril, la Nadiejeda levait l'ancre et commençait une campagne hydrographique très fructueuse. Seul, La Pérouse avait précédé Krusenstern dans les mers qui s'étendent entre le Japon et le continent. Aussi, le navigateur russe désirait-il lier ses recherches à celles de son prédécesseur et combler les lacunes que celui-ci avait été forcé de laisser, faute de temps, dans la géographie de ces mers.
«Mon plan, dit Krusenstern, était d'explorer les côtes sud-ouest et nord-ouest du Japon, de déterminer la position du détroit de Sangar, auquel les cartes d'Arrowsmith, dans le Pilote de la mer du Sud, et celles de l'atlas du voyage de La Pérouse attribuent cent milles de largeur, tandis que les Japonais ne lui donnent qu'un mille hollandais; de relever la côte occidentale d'Ieso, de tâcher de découvrir l'île Karafouto, indiquée, d'après une carte japonaise, sur quelques cartes modernes entre Ieso et Saghalien et dont l'existence me paraissait très probable; d'examiner ce nouveau détroit et de relever entièrement l'île Saghalien depuis le cap Crillon jusqu'à la côte nord-ouest, d'où, si j'y trouvais un bon port, j'enverrais ma chaloupe pour vérifier le passage encore problématique qui sépare la Tartarie de Saghalien; enfin, d'essayer de passer par un autre canal au nord du détroit de la Boussole, entre les Kouriles.»
Ce plan si détaillé, Krusenstern allait le réaliser en grande partie. Seules les reconnaissances de la côte occidentale du Japon et du détroit de Sangar, ainsi que celles du détroit qui ferme au nord la Manche de Tarakaï, ne purent être faites par le navigateur russe, qui laissa, malgré lui, à ses successeurs, le soin de terminer cette importante opération.
Krusenstern embouqua donc le détroit de Corée, constata pour la longitude de l'île de Tsus une différence de trente-six minutes entre son estime et celle de La Pérouse,—différence qui se trouve rectifiée, chez celui-ci, par les tables de correction de Dagelet, qu'il faut absolument consulter.
L'explorateur russe se trouva également d'accord avec le marin français pour remarquer que la déclinaison de l'aiguille aimantée est très peu sensible dans ces parages.
La position du détroit de Sangar entre Ieso et Niphon étant très incertaine, Krusenstern tenait à la préciser. La bouche située entre le cap Sangar, par 41° 16´ 30´´ de latitude et 219° 46´ de longitude, et le cap de la Nadiejeda au nord, par 41° 25´ 1´´ de latitude et 219° 50´ 30´´ de longitude, n'a pas plus de neuf milles de large. Or, La Pérouse, qui, ne l'ayant pas reconnue, se fiait à la carte du voyageur hollandais Vries, lui donnait cent dix milles. C'était une importante rectification.
Krusenstern n'embouqua pas ce détroit. Il voulait vérifier l'existence d'une certaine île, Karafouto, Tchoka ou Chicha, placée entre Ieso et Saghalien sur une carte parue à Saint-Pétersbourg en 1802, et basée sur celle qu'avait apportée en Russie le japonais Koday. Il remonta donc, à petite distance, la côte de Ieso, en nomma les principales indentations, et s'arrêta quelque peu à la pointe septentrionale de cette île, à l'entrée du détroit de La-Pérouse.
Là, il apprit des Japonais que Saghalien et Karafouto ne font qu'une seule et même île.
Le 10 mai 1805, en débarquant à Ieso, Krusenstern fut étonné de trouver la saison aussi peu avancée. Les arbres n'avaient pas de feuilles, il y avait encore par places une couche épaisse de neige, et l'impression du voyageur fut qu'il faudrait remonter jusqu'à Arkhangel pour éprouver à cette époque une température aussi rigoureuse. L'explication de ce phénomène devait être donnée plus tard, lorsqu'on connaîtrait mieux la direction du courant glacé qui, sortant du détroit de Behring, longe le Kamtchatka, les Kouriles et Ieso.
Durant cette courte relâche et pendant celle que Krusenstern fit à Saghalien, il put observer les Aïnos, peuple qui ne ressemblait en rien aux Japonais,—du moins à ceux que les relations avec la Chine avaient modifiés,—et qui devaient posséder Ieso tout entière, avant que ceux-ci s'y établissent.
«Leur taille, leur physionomie, leur langue, leur manière de s'habiller, raconte le voyageur, tout prouve qu'ils ont une origine commune (avec ceux de Saghalien) et qu'ils ne forment qu'une seule nation. C'est ce qui explique comment le capitaine du vaisseau le Castricum, ayant manqué le détroit de La-Pérouse, put croire, à Aniva et à Atkis, qu'il était toujours sur la même île. Les Aïnos ont presque généralement la même taille, qui est depuis cinq pieds deux pouces jusqu'à cinq pieds quatre pouces au plus. Ils ont le teint brun foncé et presque noir, la barbe épaisse et touffue, les cheveux noirs et hérissés, plats et pendants en arrière. Les femmes sont laides; leur teint aussi foncé que celui des hommes, leurs cheveux noirs peignés sur le visage, leurs lèvres peintes en bleu et leurs mains tatouées, cet ensemble, joint à un habillement sale, ne contribue pas à les rendre agréables. Je dois leur rendre la justice d'ajouter qu'elles sont très sages et très modestes. Le trait principal du caractère d'un Aïno est la bonté: elle brille dans tous ses traits et se manifeste dans toutes ses actions.... L'habillement des Aïnos consiste en général en peaux de chien et de phoque. J'en ai cependant vu plusieurs qui portaient une autre sorte d'habit, tout à fait semblable au parkis des Kamtchadales, qui n'est proprement qu'une chemise large, mise par-dessus les autres vêtements. Les habitants d'Aniva portaient tous des pelisses; leurs bottes mêmes étaient de peaux de phoque. Les femmes étaient vêtues des mêmes espèces de peaux.»
Après avoir franchi le détroit de La-Pérouse, Krusenstern s'arrêta à la baie d'Aniva, dans l'île Saghalien. Le poisson y était si commun, que deux comptoirs japonais employaient plus de quatre cents Aïnos à le nettoyer et à le sécher. On ne le pêchait pas avec des filets, on le puisait avec des seaux pendant le reflux.
Après avoir relevé le golfe Patience, qui n'avait été examiné qu'en partie par le Hollandais Vries, et au fond duquel se jette un cours d'eau, qui reçut le nom de Neva, Krusenstern interrompit la reconnaissance de Saghalien pour relever les Kouriles, dont la position n'avait été qu'incomplètement déterminée; puis, le 5 juin 1805, il rentra à Pétropaulowsky, où il débarqua l'ambassadeur et sa suite.
Au mois de juillet, après avoir franchi le détroit de la Nadiejeda entre Matoua et Rachoua, deux des Kouriles, Krusenstern reprit le relèvement de la côte orientale de Saghalien, dans les environs du cap Patience. Les alentours en étaient assez pittoresques, avec leurs collines tapissées de verdure et d'arbres peu élevés, leur rivage bordé de buissons. L'intérieur offrait à la vue une ligne uniforme et monotone de hautes montagnes.
Le navigateur suivit cette côte déserte et sans ports dans toute sa longueur, jusqu'aux caps Maria et Élisabeth. Entre eux s'enfonce une grande baie, au fond de laquelle est assis un petit village de trente-sept maisons, le seul que les Russes eussent aperçu depuis leur départ de la baie Providence. Il n'était pas habité par des Aïnos, mais bien par des Tartares, comme on en eut la preuve quelques jours après.
Krusenstern pénétra ensuite dans le canal qui sépare Saghalien de la Tartarie; mais à peine était-il à cinq milles du milieu de l'ouverture, que la sonde accusa six brasses seulement. Il ne fallait pas songer à s'avancer plus loin. Ordre fut donné de mettre en travers, tandis qu'une embarcation s'éloignait avec la mission de suivre tour à tour les deux rives, et d'explorer le milieu du canal jusqu'à ce qu'elle ne trouvât plus que trois brasses. Elle dut lutter contre un courant très violent, qui rendit cette navigation extrêmement pénible, courant qu'on attribua, non sans raison, au fleuve Amour, dont l'embouchure n'était pas éloignée.
Mais la recommandation qui avait été faite à Krusenstern, par le gouverneur du Kamtchatka, de ne pas s'approcher de la côte de la Tartarie soumise à la Chine, afin de ne pas éveiller la défiance soupçonneuse de cette puissance, l'empêcha de pousser plus loin son travail de relèvement. Passant encore une fois à travers la chaîne des Kouriles, la Nadiejeda rentra à Pétropaulowsky.
Le commandant profita de son séjour en ce port pour faire quelques réparations indispensables à son bâtiment, et pour rétablir les monuments du capitaine Clerke, qui avait succédé à Cook dans le commandement de sa dernière expédition, et de Delisle de La Croyère, l'astronome français, compagnon de Behring en 1741.
Krusenstern reçut, pendant cette dernière station, une lettre autographe de l'empereur de Russie, qui, en témoignage de satisfaction de ses travaux, lui envoyait la décoration de Sainte-Anne.
Le 4 octobre 1805, la Nadiejeda reprit enfin la route de l'Europe, explorant les parages où étaient indiquées, sur les cartes, les îles douteuses de Rica-de-Plata, Guadalupas, Malabrigos, Saint-Sébastien de Lobos et San-Juan.
Krusenstern reconnut les îles Farellon de la carte d'Anson, qui portent aujourd'hui les noms de Saint-Alexandre, Saint-Augustin et Volcanos, groupe qui se trouve au sud des Bonin-Sima. Puis, après avoir franchi le canal de Formose, il entra, le 21 novembre, à Macao.
Il fut très étonné de n'y pas trouver la Neva, qui, d'après ses instructions, devait apporter de Kodiak un chargement de fourrures, dont le produit serait employé à l'achat de marchandises chinoises. Krusenstern résolut donc de l'attendre.
Macao offrit aux explorateurs l'emblème de la grandeur déchue.
«On y voit, dit la relation, de grandes places bordées de superbes maisons qui sont entourées de cours et de beaux jardins, et la plupart vides, le nombre d'habitants portugais étant très diminué. Les principaux bâtiments sont occupés par les membres des Loges hollandaise et anglaise.... Macao contient à peu près quinze mille habitants. Les Chinois en forment le plus grand nombre, car il est rare de voir un Européen dans les rues, excepté les prêtres et les religieuses. «Nous avons plus de prêtres que de soldats!» me disait un bourgeois de Macao. Cette plaisanterie était vraie à la lettre. Le nombre de soldats n'est que de cent cinquante, parmi lesquels on ne compte pas un seul Européen; ce sont tous des métis de Macao et de Goa; tous les officiers ne sont pas non plus Européens. Il serait bien difficile de défendre quatre gros forts avec une si petite garnison. Sa faiblesse donne lieu aux Chinois, naturellement insolents, d'accumuler insulte sur insulte.»
Au moment où la Nadiejeda allait lever l'ancre, la Neva parut enfin. On était au 3 novembre. Krusenstern remonta, avec elle, jusqu'à Whampoa, où il vendit avantageusement son chargement de pelleteries, après de nombreuses et de longues entraves que son attitude ferme, mais conciliante, ainsi que l'entremise des négociants anglais, contribuèrent à écarter.
Le 9 février 1806, les deux bâtiments, de nouveau réunis, levèrent l'ancre et firent route de conserve par le détroit de la Sonde. Au delà de l'île de Noël, par un temps sombre, ils furent encore une fois séparés, et ne devaient plus se rejoindre jusqu'à la fin de la campagne. Le 4 mai, la Nadiejeda mouillait dans la baie de Sainte-Hélène, après cinquante-six jours de navigation depuis le détroit de la Sonde et soixante-dix-neuf depuis Macao.
«Je ne connais pas de relâche plus convenable que Sainte-Hélène, dit Krusenstern, pour se rafraîchir après un long voyage. La rade est très sûre et beaucoup plus commode en tout temps que les baies de la Table et de Simon, au Cap. L'entrée en est facile, pourvu que l'on se tienne près de la terre; pour en sortir, il ne faut que lever l'ancre, on est bientôt au large. On y trouve toute sorte de vivres, surtout des herbes potagères excellentes. En moins de trois jours, on est abondamment fourni de tout.»
Parti le 21 avril, Krusenstern passa entre les Shetland et les Orcades, afin d'éviter la Manche, où il aurait pu rencontrer quelques corsaires français, et, après une heureuse navigation, il rentra à Cronstadt le 7 août 1806.
Sans être un voyage de premier ordre, comme ceux de Cook et de La Pérouse, celui de Krusenstern ne manque pas d'intérêt. On ne doit à cet explorateur aucune grande découverte, mais il a vérifié et rectifié celles de ses prédécesseurs. Au reste, ce doit être le plus souvent le rôle des voyageurs du XIXe siècle, qui s'appliquèrent, grâce aux progrès des sciences, à compléter les travaux de leurs devanciers.
Krusenstern avait emmené, dans son voyage autour du monde, le fils de l'auteur dramatique bien connu, Kotzebue. Le jeune Othon Kotzebue, qui était garde-marine à cette époque, n'avait pas tardé à recevoir de l'avancement. Il était lieutenant de vaisseau lorsque lui fut confié, en 1815, le commandement d'un brick tout neuf, le Rurik, monté par vingt-sept hommes d'équipage seulement et armé de deux canons, équipé aux frais du comte de Romantzoff. Il avait pour mission d'explorer les parties les moins connues de l'Océanie et de se frayer un passage à travers l'océan Glacial.
Kotzebue quitta le port de Cronstadt le 15 juillet 1815, fit relâche à Copenhague, puis à Plymouth, et, après une navigation très pénible, entra, le 22 janvier 1816, dans l'océan Pacifique, en doublant le cap Horn. Après une relâche à Talcahuano sur la côte chilienne, il reprit sa route, vit, le 26 mars, l'îlot désert de Salas-y-Gomez, et se dirigea vers l'île de Pâques, où il comptait recevoir le même accueil amical que ses prédécesseurs Cook et La Pérouse.
Mais à peine les Russes étaient-ils débarqués au milieu d'une foule empressée à leur offrir des fruits et des racines, qu'ils se virent entourés et volés avec une impudence telle, qu'ils durent, pour se défendre, faire usage de leurs armes et se rembarquer au plus vite, afin d'échapper à la grêle de pierres dont les naturels les accablaient.
La seule remarque qu'on eut le temps de faire, pendant cette courte visite, fut que nombre des statues de pierre gigantesques, que Cook et La Pérouse avaient vues, dessinées et mesurées, avaient été renversées.
Le 16 avril, le capitaine russe parvint à l'île des Chiens, de Schouten, qu'il nomma île Douteuse, afin de bien marquer la différence qu'il constatait entre la latitude qui lui était attribuée par les anciens navigateurs et celle qui résultait de ses propres observations. Suivant Kotzebue, elle serait située par 14° 50´ de latitude australe et 138° 47´ de longitude ouest.
Les jours suivants furent découvertes l'île déserte de Romantzoff,—ainsi appelée en l'honneur du promoteur de l'expédition,—celle de Spiridoff, avec un lagon au milieu, qui est l'île Oura des Pomotou; puis, ce furent la chaîne des îlots Vliegen et celle non moins longue des îles Krusenstern.
Le 28 avril, le Rurik se trouvait par le travers de la position assignée aux îles Bauman. Ce fut en vain qu'on les chercha. Vraisemblablement, ce groupe était un de ceux qu'on avait déjà visités.
Dès qu'il fut sorti de l'archipel dangereux des Pomotou, Kotzebue se dirigea vers le groupe d'îles aperçu, en 1788, par Sever, qui, sans les accoster, leur avait donné le nom de Penrhyn. Le navigateur détermina par 9° 1´ 35´´ de latitude sud et par 157° 44´ 32´´, la position centrale de groupes d'îlots semblables aux Pomotou, très bas et cependant habités.
A la vue du bâtiment, une flottille considérable s'était détachée du rivage, et les naturels, une branche de palmier à la main, s'avançaient au bruit cadencé des pagaies qu'accompagnaient sur un mode grave et mélancolique de nombreux chanteurs. Pour éviter toute surprise, Kotzebue fit ranger toutes ces pirogues d'un même côté du bâtiment, et les échanges commencèrent aussitôt, au moyen d'une corde. Ces indigènes n'eurent à troquer que des morceaux de fer contre des hameçons en nacre de perle. Ils étaient entièrement nus, sauf un tablier, mais bien faits et avaient l'air martial.
Tout d'abord bruyants et très animés, les sauvages devinrent bientôt menaçants. Ils ne déguisèrent plus leurs larcins et répondirent aux réclamations par les provocations les moins dissimulées. Agitant leurs lances au-dessus de leurs têtes, ils poussaient des clameurs terribles et semblaient mutuellement s'exciter à l'attaque.
Lorsque Kotzebue jugea le moment arrivé de mettre un terme à ces démonstrations hostiles, il fit tirer à poudre un coup de fusil. En un clin d'œil, les canots furent vides. Au bruit de la détonation, leurs équipages effrayés s'étaient lancés à l'eau d'un mouvement unanime quoique non concerté. Bientôt on vit émerger les têtes des plongeurs, qui, rendus plus calmes par cet avertissement, reprirent les échanges. Les clous et les morceaux de fer obtenaient le plus vif succès auprès de cette population, que Kotzebue compare à celle de Nouka-Hiva. S'ils ne se tatouent pas, ces naturels se sillonnent du moins tout le corps de larges cicatrices.
Mode remarquable, qui n'avait pas encore été constatée dans les îles océaniennes, ils avaient pour la plupart des ongles fort longs, et ceux des chefs de pirogues dépassaient l'extrémité du doigt de trois pouces.
Trente-six embarcations, montées par trois cent soixante hommes, entouraient alors le bâtiment. Kotzebue, jugeant qu'avec les faibles ressources dont il disposait, avec l'équipage si peu nombreux du Rurik, toute tentative de descente serait imprudente, remit à la voile, sans avoir pu réunir plus de documents sur ces sauvages et belliqueux insulaires.
Continuant sa route vers le Kamtchatka, le navigateur eut connaissance, le 21 mai, de deux groupes d'îles réunis par une chaîne de récifs de corail. Il leur donna le nom de Koutousoff et de Souwarow, détermina leur position et se promit de revenir les visiter. Les naturels, montés sur des pirogues rapides, s'approchèrent du Rurik, et, malgré les invitations pressantes des Russes, n'osèrent venir à bord. Ils contemplaient le navire avec étonnement, s'entretenaient non sans une vivacité singulière qui dénonçait leur intelligence, et jetaient sur le pont des fruits de pandanus ou de cocotier.
Leurs cheveux noirs et lisses, au milieu desquels étaient piquées quelques fleurs, les ornements suspendus à leur cou, les vêtements de nattes qui leur descendaient de la ceinture à mi-jambe, et par-dessus tout leur air ouvert et affable, distinguaient des habitants des Penrhyn ces indigènes qui appartenaient à l'archipel des Marshall.
Le 19 juin, le Rurik entrait à la Nouvelle-Arkhangel, et, pendant vingt-huit jours, son équipage s'occupait à le radouber.
Le 15 juillet, Kotzebue remettait à la voile et débarquait cinq jours plus tard à l'île Behring, dont l'extrémité septentrionale fut fixée à 55° 17´ 18´´ de latitude nord et 194° 6´ 37´´ de longitude ouest.
Les naturels que Kotzebue rencontra dans cette île portaient, comme ceux de la côte américaine, des vêtements de peau de phoque et d'intestins de morse. Les lances dont ils se servaient étaient armées de dents de ces amphibies. Leurs provisions consistaient en chair de baleine et de phoque enfermée dans des trous creusés en terre. Leurs cabanes en cuir, très malpropres, exhalaient une épouvantable odeur d'huile rance. Leurs bateaux étaient en cuir, et ils possédaient des traîneaux tirés par des chiens.
Leur mode de salutation est assez singulier: on se frotte mutuellement le nez, puis chacun se passe la main sur le ventre, comme s'il se félicitait d'avoir avalé quelque bon morceau; enfin, lorsqu'on veut donner une grande preuve d'affection à quelqu'un, on crache dans ses mains et l'on en frotte le visage de son ami.
Le capitaine, continuant à suivre la côte américaine vers le nord, découvrit la baie Chichmareff, l'île Saritcheff, et enfin un golfe profond, dont l'existence n'avait pas encore été reconnue. A son extrémité, Kotzebue espérait trouver un canal qui lui permettrait de gagner les mers polaires, mais cette attente fut trompée. Le navigateur donna son propre nom à ce golfe, et celui de Krusenstern au cap placé à l'entrée.
Chassé par la mauvaise saison, le Rurik dut gagner Ounalachka le 6 septembre, faire une station de quelques jours à San-Francisco, et atteindre l'archipel Sandwich, où furent faits des levés importants et où l'on recueillit des détails très curieux.
En quittant cet archipel, Kotzebue se dirigea vers les îles Souwaroff et Koutousoff, qu'il avait découvertes quelques mois auparavant. Le 1er janvier 1817, il aperçut l'île Miadi, à laquelle il donna le nom d'île du Nouvel-An. Quatre jours plus tard, il découvrait une chaîne de petites îles, basses et boisées, entourées d'une barrière de récifs, à travers laquelle le navire eut de la peine à se frayer un passage.
Tout d'abord, les naturels s'enfuirent à la vue du lieutenant Schischmareff, mais ils revinrent bientôt, une branche d'arbre à la main, criant le mot «aïdara» (ami). L'officier répéta le même mot, leur fit don de quelques clous, en échange desquels les Russes reçurent les colliers et les fleurs qui ornaient le cou et la tête des indigènes.
Cet échange de bons procédés détermina le reste des insulaires à se faire voir. Aussi les démonstrations les plus amicales, les réceptions aussi enthousiastes que frugales, se continuèrent-elles durant tout le séjour des Russes dans cet archipel. Un des indigènes, nommé Rarik, accueillit avec une affabilité toute particulière les Russes, auxquels il apprit que son île portait le nom d'Otdia, ainsi que toute la chaîne d'îlots et d'attolls qui s'y rattachent.
Kotzebue, pour reconnaître l'accueil cordial des naturels, leur laissa un coq et une poule, et planta dans un jardin, qu'il fit préparer, quantité de graines, espérant qu'elles arriveraient à maturité; mais il comptait sans les rats, qui pullulaient dans cette île et qui ravagèrent ses plantations.
Le 6 février, après avoir reçu, d'un chef nommé Languediak, des renseignements circonstanciés qui lui démontrèrent que ce groupe, à la population clairsemée, était de formation récente, Kotzebue reprit la mer, laissant à cet archipel le nom de Romantzoff.
Le lendemain, un groupe de quinze îlots, sur lequel ne furent rencontrées que trois personnes, dut changer son nom de Eregup pour celui de Tchitschakoff. Puis ce fut la chaîne des îles Kawen, où Kotzebue reçut du «tamon», ou chef, un accueil enthousiaste. Chacun faisait fête aux nouveaux venus, les uns par leur silence,—comme cette reine à qui l'étiquette défendait de répondre aux discours qu'on lui adressait,—les autres par leurs danses, leurs cris et leurs chants, dans lesquels le nom de «Totabou» (Kotzebue) était souvent répété. Le chef lui-même, en venant chercher Kotzebue dans un canot, le portait sur ses épaules jusqu'à la terre que l'embarcation ne pouvait accoster.
Au groupe d'Aur, le navigateur remarqua, parmi la foule des indigènes qui étaient montés sur le bâtiment, deux naturels dont le tatouage et la physionomie semblaient désigner des étrangers. L'un d'eux, qu'on appelait Kadou, plut particulièrement au commandant, qui lui donna quelques morceaux de fer. Kotzebue fut surpris de ne pas lui voir témoigner la même joie que ses compagnons. Cela lui fut expliqué le soir même.
Alors que tous les naturels quittaient le vaisseau, Kadou lui demanda avec instance la permission de rester sur le Rurik et de ne plus le quitter. Le commandant ne se rendit à ces instances qu'avec peine.
«Kadou, dit Kotzebue, retourna vers ses camarades, qui l'attendaient dans leurs pirogues, et leur déclara son intention de rester à bord du vaisseau. Les naturels, étonnés de cette résolution, s'efforcèrent en vain de la combattre. A la fin, son compatriote Edok vint à lui, lui parla longtemps d'un ton sérieux, et, ne pouvant le convaincre, essaya de l'emmener de force; mais Kadou repoussa son ami vigoureusement, et les pirogues s'éloignèrent. Il passa la nuit à côté de moi, fort honoré d'être couché près du tamon du navire, et se montra enchanté du parti qu'il avait pris.»
Né à Iouli, l'une des Carolines, à plus de trois cents lieues du groupe qu'il habitait alors, Kadou avait été surpris à la pêche, avec Edok et deux autres de ses compatriotes, par une violente tempête. Pendant «huit» mois, ces malheureux avaient été, sur une mer tantôt calme, tantôt furieuse, le jouet des vents et des courants. Jamais, pendant ce temps, ils n'avaient manqué de poisson, mais la soif les avait cruellement torturés. Quand leur provision d'eau de pluie, dont ils étaient cependant bien avares, était épuisée, ils n'avaient d'autre ressource que de se jeter à la mer pour aller chercher, au fond, une eau moins salée, qu'ils rapportaient à la surface dans une noix de coco munie d'une étroite ouverture. Lorsqu'ils étaient arrivés en face des îles d'Aur, la vue de la terre, l'imminence de leur délivrance, n'avaient pu les arracher à la prostration dans laquelle ils étaient plongés.
En apercevant les instruments de fer que contenait la pirogue de ces étrangers, les insulaires d'Aur s'apprêtaient à les massacrer pour s'emparer de ces trésors, lorsque le tamon les prit sous sa protection.
Trois années s'étaient écoulées depuis cet événement, et les Carolins n'avaient pas tardé, grâce à leurs connaissances plus étendues, à prendre un certain ascendant sur leurs nouveaux hôtes.
Lorsque parut le Rurik, Kadou était loin de la côte, dans les bois. On l'envoya aussitôt chercher, car il passait pour un grand voyageur, et peut-être pourrait-il dire quel était le monstre qui s'approchait de l'île. Kadou, qui n'était pas sans avoir vu des bâtiments européens, avait persuadé à ses amis de venir au devant des étrangers et de les recevoir amicalement.
Telles avaient été les aventures de Kadou. Resté sur le Rurik, il avait reconnu les autres îles de l'archipel et n'avait pas tardé à faciliter aux Russes les communications avec les indigènes. Drapé dans un manteau jaune, coiffé, comme un forçat, d'un bonnet rouge, Kadou regardait maintenant de haut ses anciens amis et semblait ne plus les reconnaître. Lors de la visite d'un superbe vieillard appelé Tigedien, à la barbe fleurie, Kadou se chargea d'expliquer à ses compatriotes l'usage des manœuvres et de tout ce qui se trouvait sur le bâtiment. Comme tant d'Européens, il remplaçait le savoir par un aplomb imperturbable et trouvait réponse à toutes les questions.
Interrogé au sujet d'une petite boîte dans laquelle un matelot puisait une poudre noire qu'il s'introduisait dans les narines, Kadou débita les fables les plus extravagantes, et, pour terminer par une démonstration irréfutable, il approcha la boîte de son nez. La jetant aussitôt loin de lui, il se mit à éternuer et à crier si fort, que ses amis, épouvantés, s'enfuirent de tous côtés; mais, lorsque la crise fut passée, il sut encore faire tourner l'incident à son avantage.
Kadou fournit encore à Kotzebue quelques informations générales sur le groupe que, pendant un mois entier, les Russes venaient de visiter et de relever. Toutes ces îles étaient sous la domination d'un seul et même tamon, appelé Lamary, et leur nom indigène était Radak. Dumont d'Urville, quelques années plus tard, devait les appeler îles Marshall. Au dire de Kadou, plus loin dans l'ouest et parallèlement s'alignait une chaîne d'îlots, d'attolls et de récifs, nommée Ralik.
Kotzebue n'avait pas le temps de les reconnaître, et, se dirigeant vers le nord, il atteignit le 24 avril Ounalachka, où il dut réparer les avaries très graves que venait d'éprouver le Rurik pendant deux violentes tempêtes. Dès qu'il eut embarqué des «baïdares,» bateaux garnis de peaux, et quinze Aléoutes, habitués à la navigation de ces mers polaires, le commandant reprit l'exploration du détroit de Behring.
Kotzebue souffrait d'une violente douleur à la poitrine, depuis qu'en doublant le cap Horn, il avait été renversé par une vague monstrueuse et lancé par-dessus bord, ce qui lui aurait coûté la vie, s'il ne se fût raccroché à quelque cordage. Son état prit alors une telle gravité, que, le 10 juillet, en abordant à l'île Saint-Laurent, il dut se résigner à ne pas pousser plus loin sa reconnaissance.
Le 1er octobre, le Rurik faisait une nouvelle et courte station aux îles Sandwich, y prenait des semences et des animaux, et, à la fin du mois, débarquait à Otdia, au milieu des démonstrations enthousiastes des naturels. Ceux-ci voyaient arriver avec bonheur plusieurs chats dont la présence les aiderait sans doute à se débarrasser des innombrables bandes de rats qui infestaient l'île et ravageaient les plantations. En même temps, on fêtait le retour de Kadou, auquel les Russes laissèrent un assortiment d'outils et d'armes qui en fit l'habitant le plus riche de l'archipel.
Le 4 novembre, le Rurik quitta les îles Radak, après avoir reconnu le groupe de Legiep, et relâcha à Guaham, l'une des Mariannes, jusqu'à la fin du même mois. Une station de quelques semaines à Manille permit au commandant de rassembler sur les Philippines des renseignements curieux, sur lesquels il y aura lieu de revenir.
Après avoir échappé aux tempêtes violentes qui l'assaillirent lorsqu'il doubla le cap de Bonne-Espérance, le Rurik jeta l'ancre, le 3 août 1818, dans la Neva, en face du palais du comte Romantzoff.
Ces trois années de voyage n'avaient pas été perdues par les hardis navigateurs. Ils n'avaient pas craint, malgré leur petit nombre et la faiblesse d'échantillon de leur navire, d'affronter des mers redoutables et des archipels encore peu connus, les glaces du pôle et les ardeurs de la zone torride. Si leurs découvertes géographiques étaient importantes, leurs rectifications l'étaient plus encore. Deux mille cinq cents espèces de plantes, dont plus d'un tiers étaient nouvelles, de nombreux matériaux pour la connaissance de la langue, de l'ethnographie, de la religion et des mœurs des peuplades visitées, c'était là une riche moisson, qui prouvait le zèle, l'habileté et la science du capitaine, ainsi que l'intrépidité et la force de l'équipage.
Aussi, lorsque, en 1823, le gouvernement russe se détermina à envoyer au Kamtchatka des renforts pour mettre fin au commerce de contrebande qui se faisait dans ses possessions de la côte nord-ouest de l'Amérique, le commandement de cette expédition fut-il confié à Kotzebue. La frégate la Predpriatie fut mise sous ses ordres, et on le laissa libre de choisir, à l'aller comme au retour, la route qui lui conviendrait pour accomplir sa mission.
Si Kotzebue avait fait, comme garde-marine, le tour du monde avec Krusenstern, celui-ci lui donnait alors pour compagnon son fils aîné, et Möller, le ministre de la marine, en faisait autant. C'est dire quelle confiance on avait en lui.
L'expédition quitta Cronstadt le 15 août 1823, gagna Rio-de-Janeiro, doubla le cap Horn le 15 janvier 1824, se dirigea vers l'archipel des Pomotou, où fut découverte l'île Predpriatie, reconnut les îles Araktschejef, Romantzoff, Carlshoff et Palliser, et jeta l'ancre, le 14 mars, dans la rade de Matavaï, à Taïti.
Depuis le séjour de Cook au milieu de cet archipel, une transformation complète s'était produite dans les mœurs et la manière de vivre des habitants.
En 1799, des missionnaires s'étaient établis à Taïti et y avaient fait un séjour de dix ans sans opérer une seule conversion, et, il faut le dire à regret, sans s'attirer l'estime et le respect de la population. Forcés, par suite des révolutions qui bouleversèrent Taïti à cette époque, de chercher un refuge à Eiméo et dans les autres îles de l'archipel, leurs efforts obtinrent plus de succès. En 1817, le roi de Taïti, Pomaré, rappela les missionnaires, leur concéda un terrain à Matavaï, se convertit, et son exemple fut bientôt suivi par une notable partie des indigènes.
Kotzebue était au courant de cette transformation, mais il ne croyait pas, cependant, trouver en pleine prospérité les usages européens.
Au coup de canon qui annonçait l'arrivée des Russes, une embarcation, portant le pavillon taïtien, se détacha du rivage, et un pilote vint conduire fort habilement la Predpriatie au mouillage.
Le lendemain, qui était un dimanche, les Russes furent surpris, en débarquant, du silence religieux qui régnait dans l'île tout entière. Ce silence n'était interrompu que par les cantiques et les psaumes que chantaient des insulaires enfermés dans leurs cabanes.
L'église, bâtiment simple et propre, de forme rectangulaire, couverte de roseaux, que précédait une large et longue avenue de cocotiers, était remplie d'une foule attentive et recueillie, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, tous un livre de prières à la main. La voix de ces néophytes se mêlait souvent au chant des missionnaires, hélas! avec plus de bonne volonté que d'harmonie et d'à propos.
Si la piété des insulaires était vraiment édifiante, le costume que portaient ces singuliers fidèles était bien fait pour donner quelques distractions aux visiteurs. Un habit noir ou une veste d'uniforme anglais composait tout le vêtement des uns, tandis que les autres ne portaient qu'un gilet, une chemise ou un pantalon. Les plus fortunés s'enveloppaient dans des manteaux de drap, mais tous, riches ou pauvres, avaient rejeté comme inutile l'usage des bas et des souliers.
Quant aux femmes, elles n'étaient pas moins grotesquement accoutrées: à celles-ci une chemise d'homme, blanche ou rayée, à celles-là une simple pièce de toile, mais des chapeaux européens à toutes. Si les femmes des ariis portaient des robes de couleur, luxe suprême, la robe alors remplaçait tout autre vêtement.
Le lundi, eut lieu une cérémonie imposante. Ce fut la visite de la régente et de la famille royale à Kotzebue. Ces hauts personnages étaient précédés d'un maître des cérémonies. C'était une sorte de fou, vêtu seulement d'une veste rouge; mais ses jambes portaient un tatouage figurant un pantalon rayé; au bas de son dos était dessiné un quart de cercle aux divisions minutieusement exactes, et il mettait un sérieux des plus comiques à exécuter ses cabrioles, ses contorsions, ses grimaces et ses gambades.
Sur les bras de la régente reposait le petit Pomaré III. A côté d'elle s'avançait la sœur du roi, gentille fillette d'une dizaine d'années. Si le bébé royal était vêtu à l'européenne, comme ses compatriotes, il ne portait pas plus de chaussures que le plus pauvre de ses sujets. Sur les instances des ministres et des grands taïtiens, Kotzebue lui fit fabriquer une paire de bottes qui devaient lui servir le jour de son couronnement.
Que de cris de joie, que de témoignages de plaisir, que de regards d'envie, pour toutes les bagatelles distribuées aux dames de la cour! Que de pugilats, pour ce galon d'or faux dont elles s'arrachèrent les moindres bouts!
Etait-ce donc une affaire d'importance que celle qui amenait tant d'hommes sur le pont de la frégate, apportant des fruits et des cochons en abondance? Non, ces solliciteurs étaient les maris des infortunées Taïtiennes, qui n'assistaient pas à la distribution de ce galon, plus précieux pour elles que les rivières de diamants pour des Européennes.
Au bout de dix jours, Kotzebue se décida à quitter ce singulier pays, où la civilisation et la barbarie se côtoyaient si fraternellement, et il gagna l'archipel des Samoa, fameux par le massacre des compagnons de La Pérouse.
Quelle différence avec les naturels de Taïti! Sauvages et farouches, défiants et menaçants, les indigènes de l'île Rose eurent peine à s'enhardir jusqu'à monter sur le pont de la Predpriatie. L'un d'eux, à la vue du bras nu d'un matelot, ne put même retenir un geste aussi éloquent que féroce, indiquant tout le plaisir qu'il aurait à dévorer cette chair ferme et, sans doute, savoureuse.
Bientôt, avec le nombre des pirogues augmenta l'insolence de ces indigènes. Il fallut les frapper à coups de croc pour les repousser, et la frégate, reprenant sa route, laissa derrière elle les frêles embarcations de ces féroces insulaires.
Oiolava, l'île Plate et Pola, qui font, comme l'île Rose, partie de l'archipel des Navigateurs, furent dépassées presque aussitôt qu'entrevues, et Kotzebue se dirigea vers les Radak, où il avait reçu un si amical accueil à son premier voyage.
Mais, à la vue de ce grand bâtiment, les habitants prirent peur, s'empilèrent dans les canots ou s'enfuirent dans l'intérieur, tandis que, sur la grève, une procession d'insulaires se formait et s'avançait, une branche de palmier à la main, au devant des étrangers dont ils venaient implorer la paix.
A cette vue, Kotzebue se jeta avec le chirurgien Eschscholtz dans une embarcation, fit force de rames vers le rivage en criant: «Totabou aïdara!» (Kotzebue, ami). Ce fut un changement complet. Les supplications que les naturels allaient adresser aux Russes se changèrent en cris d'allégresse, en démonstrations enthousiastes de joie; les uns se précipitèrent au devant de leurs amis, les autres coururent annoncer à leurs compatriotes l'arrivée de Kotzebue.
Le commandant apprit avec plaisir que Kadou vivait toujours à Aur, sous la protection de Lamary, dont il avait acheté la bienveillance au prix de la moitié de ses richesses.
De tous les animaux que Kotzebue avait déposés à Otdia, seuls les chats, devenus sauvages, étaient encore vivants, mais ils n'avaient pu exterminer jusqu'alors les légions de rats qui infestaient le pays.
Le commandant resta quelques jours avec ses amis, qui le régalèrent de représentations dramatiques, et, le 6 mai, il fit route pour le groupe Legiep, incomplètement reconnu par lui pendant son premier voyage. Après avoir procédé à ce relèvement, Kotzebue se proposait de continuer l'exploration des Radak, mais le mauvais temps l'en empêcha, et il dut faire voile pour le Kamtchatka.
Du 7 juin au 20 juillet, l'équipage y jouit d'un repos qu'il avait bien gagné. Alors il reprit la mer, et, le 7 août, laissa tomber l'ancre à la Nouvelle-Arkhangel, sur la côte d'Amérique.
Mais la frégate, que la Predpriatie venait remplacer dans cette station, s'y trouvait encore et y devait rester jusqu'au 1er mars de l'année suivante. Kotzebue mit donc à profit cet intervalle, en visitant l'archipel Sandwich, où il jeta l'ancre devant Waihou, en décembre 1824.
Le havre de Rono-Rourou, ou Honolulu, est le plus sûr de l'archipel. Aussi recevait-il déjà de nombreux navires, et l'île de Waihou était-elle en passe de devenir la plus importante du groupe et de détrôner Hawai ou Owyhee. Déjà l'aspect de la ville était à demi européen; les maisons de pierre avaient remplacé les cabanes primitives; des rues régulièrement percées, avec des boutiques, des cafés, des marchands de liqueurs fort achalandés par les matelots baleiniers et les marchands de fourrures, ainsi qu'une forteresse, munie de canons, étaient les signes les plus apparents de la transformation rapide des habitudes et des mœurs des indigènes.
Cinquante années s'étaient écoulées depuis la découverte de la plupart des îles océaniennes, et partout s'étaient produits des changements aussi brusques qu'aux Sandwich.
«Le commerce des fourrures, dit Desborough Cooley, commerce qui se fait sur la côte nord-ouest de l'Amérique, a opéré une étonnante révolution dans les îles Sandwich, dont la situation offre un abri avantageux aux bâtiments engagés dans ce commerce. Les marchands avaient l'habitude d'hiverner, de réparer et de ravitailler leurs vaisseaux dans ces îles; l'été venu, ils retournaient sur la côte d'Amérique pour compléter leurs cargaisons. Les outils de fer, mais par-dessus tout les fusils, étaient demandés par les insulaires en échange de leurs provisions, et, sans songer aux conséquences de leur conduite, les trafiquants mercenaires s'empressaient de satisfaire à ces désirs. Les armes à feu et les munitions, étant le meilleur moyen d'échange, furent transportées en abondance dans les îles Sandwich. Aussi les insulaires devinrent-ils bientôt formidables à leurs hôtes; ils s'emparèrent de plusieurs petits navires et déployèrent une énergie mêlée d'abord de férocité, mais qui indiquait chez eux une propension puissante vers les améliorations sociales. A cette époque, un de ces hommes extraordinaires, qui manquent rarement à se produire lorsqu'il se prépare de grands événements, compléta la révolution commencée par les Européens. Kamea-Mea, chef qui s'était déjà fait remarquer dans ces îles durant la dernière et fatale visite de Cook, usurpa l'autorité royale, soumit les îles voisines, à la tête d'une armée de seize mille hommes, et voulut faire servir ses conquêtes aux vastes plans de progrès qu'il avait conçus. Il connaissait la supériorité des Européens et mettait tout son orgueil à les imiter. Déjà, en 1796, lorsque le capitaine Broughton visita ces îles, l'usurpateur lui envoya demander s'il lui devait les saluts de son artillerie. Dès l'année 1817, on a dit qu'il possédait une armée de sept mille hommes munis de fusils, et parmi lesquels se trouvaient au moins cinquante Européens. Kamea-Mea, après avoir commencé sa carrière par le massacre et l'usurpation, a fini par mériter l'amour sincère et l'admiration de ses sujets, qui le regardèrent comme un être surhumain et qui pleurèrent sa mort avec des larmes plus vraies que celles que l'on verse ordinairement sur les cendres d'un monarque.»
Tel était l'état des choses lorsque l'expédition russe s'arrêta à Waihou. Le jeune roi Rio-Rio était en Angleterre, avec sa femme, et le gouvernement de l'archipel se trouvait entre les mains de la reine mère Kaahou-Manou.
Kotzebue profita de l'absence de cette dernière et du premier ministre, tous deux alors en visite sur une île voisine, pour aller voir une autre épouse de Kamea-Mea.
«L'appartement, dit le navigateur, était meublé à la mode européenne, de chaises, de tables et de glaces. Le plancher était recouvert de belles nattes, sur lesquelles était étendue Nomo-Hana, qui ne paraissait pas avoir plus de quarante ans; elle était haute de cinq pieds huit pouces et avait, à coup sûr, plus de quatre pieds de circonférence. Ses cheveux, noirs comme le jais, étaient soigneusement relevés sur le sommet d'une tête aussi ronde qu'un ballon. Son nez aplati et ses lèvres saillantes n'avaient rien de beau; cependant, dans sa physionomie, régnait un air avenant et agréable.»
La «bonne dame» se rappelait avoir vu Kotzebue dix ans avant. Aussi lui fit-elle fort bon accueil, mais elle ne put parler de son mari, sans que les larmes lui vinssent aussitôt aux yeux, et son chagrin ne paraissait pas affecté. Afin que la date de la mort de ce prince fût toujours présente sous ses yeux, elle avait fait tatouer sur son bras cette simple inscription: 6 mai 1819.
Chrétienne et pratiquante, comme la plus grande partie de la population, la reine entraîna Kotzebue à l'église, bâtiment simple et vaste, mais qui ne contenait pas une foule aussi pressée qu'à Taïti. Nomo-Hana paraissait fort intelligente, savait lire, et se montrait particulièrement enthousiaste de l'écriture, cette science qui rapproche les absents. Voulant donner au commandant, en même temps qu'une preuve de son affection, un témoignage de ses connaissances, elle lui expédia, par un ambassadeur, une épître qu'elle avait mis plusieurs semaines à rédiger.
Les autres dames voulurent aussitôt en faire autant, et Kotzebue se vit à la veille de succomber sous le poids des missives qui allaient lui être adressées. Le seul moyen de mettre fin à cette épidémie épistolaire, c'était de lever l'ancre, et c'est ce que fit Kotzebue sans attendre plus longtemps.
Toutefois, avant son départ, il reçut à son bord la reine Noma-Hana, qui vint revêtue de son costume de cérémonie. Qu'on se figure une magnifique robe en soie, de couleur pêche, garnie d'une large broderie noire, robe faite pour une taille européenne, par conséquent trop courte et trop étroite. Aussi apercevait-on, non seulement des pieds auprès desquels ceux de Charlemagne auraient semblé les pieds d'une chinoise, emprisonnés dans une grossière chaussure d'homme, mais des jambes brunes, grosses et nues, qui rappelaient des balustres de terrasses. Un collier de plumes rouges et jaunes, une guirlande de fleurs naturelles, qui jouait le hausse-col, un chapeau de paille d'Italie, orné de fleurs artificielles, complétaient cette toilette luxueuse et ridicule.
Noma-Hana visita le bâtiment, se fit rendre compte de tout, et enfin, lasse de tant de merveilles, elle pénétra dans les appartements du commandant, où l'attendait une copieuse collation. La reine se laissa tomber sur un canapé, mais ce meuble fragile ne put résister à tant de majesté et s'affaissa sous le poids d'une princesse, dont l'embonpoint avait sans doute grandement contribué à l'élévation.
A la suite de cette station, Kotzebue retourna à la Nouvelle-Arkhangel, où il demeura jusqu'au 30 juillet 1825. Puis, il fit un nouveau séjour aux îles Sandwich, quelque temps après que l'amiral Byron y eut rapporté les restes du roi et de la reine. L'archipel était tranquille; sa prospérité allait toujours grandissant; l'influence des missionnaires s'était consolidée, et l'éducation du nouveau petit roi était confiée au missionnaire Bingham. Les habitants avaient été profondément touchés des honneurs que l'Angleterre avait rendus aux dépouilles de leurs souverains, et le jour ne semblait pas éloigné où les mœurs indigènes auraient complètement fait place aux habitudes des Européens.
Quelques rafraîchissements ayant été embarqués à Waihou, le voyageur gagna les îles Radak, reconnut les Pescadores, qui forment l'extrémité septentrionale de cette chaîne, découvrit, non loin de là, le groupe Escheholtz, et toucha, le 15 octobre, à Guaham. Le 23 janvier 1826, il quittait Manille, après une relâche de plusieurs mois, pendant lesquels des rapports fréquents avec les naturels lui avaient permis d'améliorer infiniment la géographie et l'histoire naturelle des Philippines. Un nouveau gouverneur espagnol était arrivé avec un renfort assez considérable de troupes, et avait si bien mis fin à l'agitation, que les colons avaient entièrement renoncé au projet de se séparer de l'Espagne.
Le 10 juillet 1826, la Predpriatie rentrait à Cronstadt, après un voyage de trois années, pendant lesquelles elle avait visité les côtes nord-ouest de l'Amérique, les îles Aléoutiennes, le Kamtchatka et la mer d'Okhotsk, reconnu en détail une grande partie des îles Radak, et fourni de nouveaux renseignements sur les transformations par lesquelles passaient plusieurs peuplades océaniennes. Grâce au dévouement de Chamisso et du professeur Escheholtz, de nombreux échantillons d'histoire naturelle avaient été recueillis, et celui-ci allait publier la description de plus de deux mille animaux; enfin, il rapportait de très curieuses observations sur la formation des îles de corail de la mer du Sud.
Le gouvernement anglais avait repris avec acharnement l'étude de ce problème irritant, dont la solution avait été si longtemps cherchée: le passage du nord-ouest. Tandis que Parry par mer et Franklin par terre, allaient essayer de gagner le détroit de Behring, le capitaine Frédéric William Beechey recevait pour instructions de pénétrer aussi avant qu'il lui serait possible, par ce même détroit, le long de la côte septentrionale d'Amérique, afin de recueillir les voyageurs, qui lui arriveraient sans doute exténués par les fatigues et les privations.
Avec le navire the Blossom, qui appareilla de Spithead, le 19 mai 1825, Beechey s'était ravitaillé à Rio-de-Janeiro, et, après avoir doublé le cap Horn, le 26 septembre, il avait pénétré dans l'océan Pacifique. A la suite d'une courte relâche sur la côte du Chili, il avait visité l'île de Pâques, où les incidents qui avaient marqué la station de Kotzebue, à son premier voyage, s'étaient renouvelés avec fidélité. Tout d'abord, même accueil empressé de la part des indigènes, qui gagnent à la nage le Blossom ou apportent, dans des pirogues, les chétives productions de leur île; puis, lorsque les Anglais débarquent, mêmes attaques à coups de pierres et de bâton, qu'il faut réprimer énergiquement à coups de fusil.
Le 4 décembre, le capitaine Beechey aperçut une île, entièrement couverte de végétation. C'était une île fameuse alors, parce qu'on y avait retrouvé les descendants des révoltés de la Bounty, débarqués à la suite d'un drame qui, à la fin du siècle dernier, passionna vivement l'opinion publique en Angleterre.
En 1781, le lieutenant Bligh, un des officiers qui s'étaient signalés sous les ordres de Cook, avait été nommé au commandement de la Bounty et chargé d'aller prendre à Taïti des arbres à pain et d'autres productions végétales, afin de les transporter aux Antilles, que les Anglais désignent communément sous le nom d'Indes occidentales. Après avoir doublé le cap Horn, Bligh s'était arrêté sur les côtes de la Tasmanie et avait gagné la baie de Matavaï, où il avait pris un chargement d'arbres à pain, de même qu'à Namouka, l'une des îles Tonga. Jusqu'alors, aucun incident particulier n'avait marqué le cours de ce voyage, qui promettait de se terminer heureusement. Mais le caractère altier, les formes rudes et despotiques du commandant, lui avaient aliéné son équipage presque tout entier. Un complot fut tramé contre lui,—complot qui éclata dans les parages de Tofoua, le 28 avril, avant le lever du soleil.
Surpris au lit par les révoltés, lié et garrotté avant d'avoir pu se défendre, Bligh fut conduit en chemise sur le pont, et, après un semblant de jugement auquel présida le lieutenant Fletcher Christian, il fut descendu, avec dix-huit personnes qui lui étaient demeurées fidèles, dans une chaloupe où l'on mit quelques provisions, puis abandonné en pleine mer.
Bligh, après avoir enduré les tortures de la soif et de la faim, après avoir échappé à d'horribles tempêtes et à la dent des sauvages indigènes de Tofoua, était parvenu à gagner l'île de Timor, où il reçut un chaleureux accueil.
«Je fis débarquer notre monde, dit Bligh. Quelques-uns pouvaient à peine mettre un pied devant l'autre. Nous n'avions plus que la peau sur les os, nous étions couverts de plaies et nos habits étaient tout en lambeaux. Dans cet état, la joie et la reconnaissance nous arrachaient des larmes, et le peuple de Timor nous observait en silence avec des regards qui exprimaient à la fois l'horreur, l'étonnement et la pitié. C'est ainsi que, par le secours de la Providence, nous avons surmonté les infortunes et les difficultés d'un aussi périlleux voyage!»
Périlleux en effet, car il n'avait pas duré moins de quarante et un jours, sur des mers imparfaitement connues, dans une embarcation qui n'était même pas pontée, avec des vivres plus qu'insuffisants, au prix de souffrances inouïes, pendant un parcours de plus de quinze cents lieues, et sans avoir eu à déplorer d'autre perte que celle d'un matelot, tué au début du voyage par les naturels de Tofoua!
Quant aux révoltés, leur histoire est singulière, et l'on peut en tirer plus d'un enseignement.
Ils avaient fait voile pour Taïti, où les attiraient les facilités de la vie et où furent abandonnés ceux qui avaient pris la part la moins active à la révolte. Christian avait alors remis à la voile avec huit matelots décidés à le suivre, dix insulaires de Taïti et de Toubouai et une douzaine de Taïtiennes.
On n'avait plus entendu parler d'eux.
Quant à ceux qui étaient restés à Taïti, ils avaient été capturés, en 1791, par le capitaine Edwards de la Pandora, que le gouvernement anglais avait envoyé à la recherche des mutinés avec mission de les ramener en Angleterre. Mais la Pandora ayant échoué sur un écueil, dans le détroit de l'Entreprise, quatre des mutins et trente-cinq matelots avaient péri dans cette catastrophe. Sur les dix qui arrivèrent en Angleterre avec les naufragés de la Pandora, trois seulement furent condamnés à mort.
Vingt années se passèrent avant qu'on pût obtenir le moindre éclaircissement sur le sort de Christian et de ceux qu'il avait emmenés avec lui.
En 1808, un bâtiment de commerce américain toucha à Pitcairn, pour y compléter sa cargaison de peaux de phoques. Le commandant croyait l'île inhabitée; mais, à sa très vive surprise, il s'était vu accoster par une pirogue montée par trois jeunes gens de couleur, qui parlaient fort bien l'anglais. Étonné, le capitaine les avait questionnés, et il apprit d'eux que leur père avait servi sous les ordres du lieutenant Bligh.
L'odyssée de ce dernier était alors connue du monde entier, et avait défrayé les veillées du gaillard d'avant des bâtiments de toutes les nations. Aussi le capitaine américain voulut-il obtenir plus de détails sur ce fait singulier, qui venait de réveiller dans son esprit le souvenir de la disparition des révoltés de la Bounty.
Descendu à terre, le capitaine, ayant rencontré un Anglais du nom de Smith, appartenant à l'ancien équipage de la Bounty, en avait reçu la confession qui va suivre.
Lorsqu'il eut quitté Taïti, Christian fit directement voile pour Pitcairn dont la situation isolée, au sud des Pomotou, hors de toute route fréquentée, l'avait vivement frappé. Après avoir débarqué les provisions que renfermait la Bounty et l'avoir dépouillée des agrès qui pouvaient être utiles, on brûla le bâtiment, non seulement pour en faire disparaître toute trace, mais aussi afin d'ôter à tout rebelle la tentation de s'enfuir.
Tout d'abord, on avait craint, en voyant des moraïs, que l'île ne fût peuplée. On fut bien vite convaincu qu'il n'en était rien. On bâtit donc des cabanes, on défricha des terrains. Mais les Anglais réservèrent charitablement aux sauvages qu'ils avaient enlevés ou qui les avaient librement accompagnés, les fonctions d'esclaves. Quoi qu'il en soit, deux ans se passèrent sans querelles trop violentes. A ce moment, les naturels avaient tramé contre les blancs un complot, dont ceux-ci furent avertis par une Taïtienne, et les deux chefs payèrent de la vie leur tentative avortée.
Deux ans encore de paix et de tranquillité, puis nouveau complot, à la suite duquel cinq Anglais, dont Christian, furent massacrés. A leur tour, les femmes, qui regrettaient les Anglais, avaient immolé les Taïtiens survivants.
La découverte d'une plante, de laquelle on pouvait tirer une sorte d'eau-de-vie, causa un peu plus tard la mort d'un des quatre Anglais qui restaient; un autre fut massacré par ses compagnons; un troisième mourut à la suite d'une maladie, et un certain Smith, qui prit le nom d'Adams, demeura seul à la tête d'une population de dix femmes et de dix-neuf enfants, dont les plus âgés n'avaient pas plus de sept à huit ans.
Cet homme, qui avait réfléchi sur ses désordres et dont le repentir allait transformer l'existence, dut remplir les devoirs et les fonctions de père, de prêtre, d'officier de l'état civil et de roi. Par sa justice et sa fermeté, il sut acquérir une influence toute puissante sur cette bizarre population.
Ce singulier professeur de morale, qui, dans sa jeunesse, avait violé toutes les lois, pour qui nul engagement n'avait été sacré, enseigna alors la pitié, l'amour, l'union, institua des mariages réguliers entre les enfants de familles différentes, et la petite colonie prospéra sous le commandement à la fois doux et ferme de cet homme devenu vertueux sur le tard.
Tel était, au moment où Beechey y débarqua, l'état moral de la colonie de Pitcairn. Le navigateur, bien reçu d'une population dont les vertus rappelaient celles de l'âge d'or, y fit un séjour de dix-huit jours. Le village était composé de huttes propres et nettes, entourées de pandanus et de cocotiers; les champs étaient bien cultivés, et, sous la direction d'Adams, cette peuplade s'était fabriqué les instruments les plus utiles avec une habileté véritablement étonnante. De figure agréable et douce pour la plupart, ces métis avaient des membres bien proportionnés, qui annonçaient une vigueur peu commune.
Après Pitcairn, les îles Crescent, Gambier, Hood, Clermont-Tonnerre, Serles, Whitsunday, Queen Charlotte, Tehaï, des Lanciers, qui font partie des Pomotou, furent visitées par Beechey, ainsi qu'un îlot auquel il donna le nom de Byam-Martin.
Le navigateur y rencontra un sauvage, du nom de Tou-Wari, qui y avait été jeté par la tempête. Parti d'Anaa, avec cent cinquante de ses compatriotes, dans trois pirogues, pour aller rendre hommages à Pomaré III, qui venait de monter sur le trône, Tou-Wari avait été jeté loin de sa route par les vents d'ouest. A ceux-ci avaient succédé des brises variables, et bientôt les provisions furent si complètement épuisées que l'on dut manger les cadavres de ceux qui avaient succombé. Enfin, Tou-Wari était arrivé à l'île Barrow, au milieu de l'archipel Dangereux, où il s'était un peu ravitaillé; il avait ensuite repris la mer, mais ce n'avait pas été pour longtemps, car sa pirogue s'étant défoncée près de Byam-Martin, il avait dû rester sur cet îlot.
Beechey finit par céder aux prières de Tou-Wari en le prenant à son bord, avec sa femme et ses enfants, pour les ramener à Taïti. Le lendemain, par un de ces hasards qu'on ne voit d'ordinaire que dans les romans, Beechey s'étant arrêté à Heïou, Tou-Wari y avait rencontré son frère, qui le croyait mort depuis longtemps. Après les premiers élans d'effusion, les deux naturels gravement assis l'un à côté de l'autre, les mains serrés avec tendresse, s'étaient raconté leurs aventures réciproques.
Beechey quitta Heïou le 10 février, reconnut les îles Melville et Croker, et jeta l'ancre, le 18, à Taïti, où il eut de la peine à se procurer des rafraîchissements. Les naturels exigeaient maintenant de bons dollars chiliens et des vêtements européens, articles qui faisaient complètement défaut sur le Blossom.
Le capitaine, après avoir reçu la visite de la régente, fut invité à une soirée qui devait être donnée en son honneur dans la demeure royale, à Papeïti. Mais, lorsque les Anglais se présentèrent, ils trouvèrent que tout le monde dormait au palais. La régente avait oublié son invitation et s'était couchée plus tôt que d'habitude. Elle n'en reçut pas moins gracieusement ses hôtes, et organisa une petite sauterie, malgré la rigoureuse défense des missionnaires. Seulement, la fête dut se passer pour ainsi dire en silence, afin que le bruit n'en parvînt pas aux oreilles de l'agent de police qui se promenait sur la plage. On jugera par ce seul détail de la liberté que le missionnaire Pritchard laissait aux premiers personnages de Taïti. Que devait-ce être pour la tourbe des naturels?
Le 3 avril, le jeune roi rendit sa visite à Beechey, qui lui fit présent, de la part de l'Amirauté, d'un superbe fusil de chasse. Les relations furent très amicales, et l'influence que les missionnaires anglais avaient su prendre se trouva encore consolidée par la cordialité et les prévenances dont l'état-major du Blossom leur donna des preuves réitérées.
Parti de Taïti, le 26 avril, Beechey gagna les îles Sandwich, où il fit une station d'une dizaine de jours, et mit à la voile pour le détroit de Behring et la mer polaire. Ses instructions lui prescrivaient de s'enfoncer au long de la côte d'Amérique, aussi loin que l'état des glaces le lui permettrait. Le Blossom s'arrêta dans la baie Kotzebue, séjour aussi inhospitalier que repoussant, où les Anglais eurent plusieurs entrevues avec les indigènes, sans pouvoir se procurer le moindre renseignement sur Franklin et sa troupe. Puis, Beechey expédia au-devant de cet intrépide explorateur une chaloupe pontée, sous le commandement du lieutenant Elson. Celui-ci ne put dépasser la pointe Barrow, par 71° 23´ de latitude nord, et fut obligé de regagner le Blossom, que les glaces forcèrent à repasser le détroit, le 13 octobre, par un temps clair et une forte gelée.
Afin d'utiliser la saison d'hiver, Beechey visita le port de San-Francisco, et relâcha encore une fois, le 25 janvier 1837, à Honolulu, dans les îles Sandwich. Grâce à la politique habile et libérale de son gouvernement, cet état s'avançait, à grands pas, dans la voie du progrès et de la prospérité.
Le nombre des maisons s'était augmenté; la ville prenait, de plus en plus, un caractère civilisé; le port était fréquenté par un grand nombre de navires anglais et américains; enfin, la marine nationale était créée et comptait cinq briks et huit schooners. L'agriculture était dans un état florissant; le café, le thé, les épices, occupaient de vastes plantations, et l'on cherchait à utiliser les forêts de cannes à sucre qui prospéraient dans l'archipel.
Après une relâche, en avril, à l'embouchure de la rivière de Canton, le Blossom procéda à la reconnaissance de l'archipel Liou-Kieou, chaîne d'îles qui relie le Japon à Formose, et du groupe Bonin-Sima, terres sur lesquelles l'explorateur ne rencontra d'autres animaux que de grosses tortues vertes.
A la suite de cette exploration, le Blossom reprit la route du nord; mais, les circonstances atmosphériques étant moins favorables, il ne put pénétrer cette fois que jusqu'à 70° 40´. Il laissait en cet endroit de la côte des vivres, des vêtements et des instructions, pour le cas où Parry ou Franklin aurait réussi à percer jusque-là. Après avoir croisé jusqu'au 6 octobre, Beechey se détermina, à regret, à rentrer en Angleterre. Il fit escale à Monterey, à San-Francisco, à San-Blas, à Valparaiso, doubla le cap Horn, mouilla à Rio-de-Janeiro et jeta l'ancre à Spithead, le 21 octobre.
Il faut, maintenant, raconter l'expédition du capitaine russe Lütké, expédition qui produisit des résultats assez importants. La relation, très amusante, est spirituellement écrite. Aussi lui ferons-nous quelques emprunts.
Le Séniavine et le Möller étaient deux gabares construites en Russie, qui tenaient toutes deux très bien la mer, mais dont la seconde était assez mauvaise marcheuse, inconvénient qui, pendant presque tout le voyage, tint les deux bâtiments séparés. Le Séniavine avait Lütké pour commandant, et le Möller, Stanioukowitch.
Les deux bâtiments appareillèrent de Cronstadt, le 1er septembre 1828, firent escale à Copenhague et à Portsmouth, où l'on acheta des instruments de physique et d'astronomie. A peine sortaient-ils de la Manche, qu'ils furent séparés. Le Séniavine, que nous suivrons particulièrement, fit relâche à Ténériffe, où Lütké espérait trouver sa conserve.
Cette île venait d'être, du 4 au 8 novembre, ravagée par un ouragan terrible, tel qu'on n'en avait jamais vu de semblable depuis la conquête. Trois navires avaient péri dans la rade même de Sainte-Croix; deux autres, jetés à la côte, avaient été mis en pièces. Les torrents, grossis par une pluie épouvantable, avaient renversé jardins, murailles, édifices, dévasté plusieurs plantations considérables, démoli presque entièrement l'un des forts, détruit quantité de maisons dans la ville et rendu plusieurs rues impraticables. Trois ou quatre cents individus avaient trouvé la mort dans ce cataclysme, dont les dommages étaient évalués à plusieurs millions de piastres.
Au mois de janvier, les deux bâtiments s'étaient retrouvés à Rio-de-Janeiro, et, jusqu'au cap Horn, ils avaient fait la route de conserve. Là, les tempêtes ordinaires, les brouillards habituels les avaient assaillis et séparés encore une fois. Le Séniavine avait alors fait route pour Concepcion.
«Le 15 mars, dit Lütké, nous n'étions, par estime, qu'à huit milles de la côte la plus voisine, mais un brouillard épais nous en dérobait la vue. Dans la nuit, le brouillard se dissipa, et le point du jour offrit à nos regards un spectacle d'une grandeur et d'une magnificence indescriptibles. La chaîne dentelée des Andes, avec ses pics aigus, se dessinait sur un ciel d'azur, éclairé des premiers rayons du soleil. Je ne veux point augmenter le nombre de ceux qui se sont perdus en vains efforts pour transmettre aux autres les sensations qu'ils éprouvèrent au premier aspect de pareils tableaux de la nature. Elles sont aussi inexprimables que la majesté du spectacle lui-même. La variété des couleurs, la lumière que le lever du soleil répandait graduellement sur le ciel et sur les nuages, étaient d'une inimitable beauté. A notre vif regret, ce spectacle, ainsi que tout ce qui est sublime dans la nature, ne fut pas de longue durée. A mesure que la masse de lumière envahissait l'atmosphère, l'énorme géant semblait s'enfoncer dans l'abîme, et le soleil, paraissant sur l'horizon, en effaça même les traces.»
Le sentiment de Lütké sur l'aspect de la Concepcion n'était pas d'accord avec celui de quelques-uns de ses prédécesseurs. Il n'avait pas encore oublié les richesses exubérantes de la végétation de la baie de Rio-de-Janeiro. Aussi trouva-t-il cette côte assez pauvre. Les habitants, autant qu'il put en juger pendant une relâche très courte, lui parurent doués du caractère le plus affable et plus civilisés que les gens de la même classe dans bien d'autres pays.
En entrant à Valparaiso, Lütké aperçut le Möller qui mettait à la voile pour le Kamtchatka. Les équipages se dirent adieu, et chacun suivit dès lors une direction séparée.
La première course des officiers et des naturalistes, fut pour les célèbres «quebradas».
«Ce sont, dit le voyageur, des ravins dans les montagnes, comblés pour ainsi dire par de petites cabanes qui renferment la plus grande partie de la population de Valparaiso. La plus peuplée de ces quebradas est celle qui s'élève à l'angle S.-O. de la ville. Le granit, qui, là, se montre à découvert, sert de fondement solide aux constructions, et les met à l'abri de l'effet destructeur des tremblements de terre. La communication de ces habitations, entre elles et avec la ville, s'effectue par d'étroits sentiers sans points d'appui ni degrés, qui se prolongent sur la pente des rochers, et sur lesquels les enfants, en jouant, couraient en tous sens, comme des chamois. Il n'y a là que quelques maisons, et encore appartiennent-elles à des étrangers, auxquelles aboutissent des sentiers où l'on ait pratiqué des marches; les Chiliens regardent cette précaution comme un luxe superflu et tout à fait inutile. C'est un spectacle étrange que de voir, sous ses pieds, un escalier de toits en tuiles ou en branches de palmiers, et au-dessus de sa tête un amphithéâtre de portes et de jardins. J'avais d'abord suivi messieurs les naturalistes; mais ils m'entraînèrent bientôt dans un endroit où je ne pouvais plus faire un pas ni en avant ni en arrière, ce qui me décida à m'en retourner avec un de mes officiers, et à les laisser là, en leur souhaitant de rapporter leurs têtes sauves au logis; quant à moi, je crus mille fois perdre la mienne avant d'arriver en bas.»
Au retour d'une pénible excursion que les marins avaient faite à quelques lieues de Valparaiso, ils furent tout étonnés, en rentrant à cheval dans la ville, d'être arrêtés par une patrouille, qui les força, malgré leurs protestations, à mettre pied à terre.
«C'était le jeudi saint, dit Lütké; de ce jour jusqu'au samedi saint, il n'est permis ici, sous peine d'une forte amende, ni de monter à cheval, ni de chanter, ni de danser, ni de jouer d'aucun instrument, ni même d'aller le chapeau sur la tête. Toute affaire, tout travail, tout amusement, sont sévèrement défendus pendant ces jours. La colline au milieu de la ville, sur laquelle est le théâtre, est transformée pendant ce temps en Golgotha. Au milieu d'un espace entouré de grilles, s'élève une croix avec l'image du Christ; on voit, près de lui, une multitude de fleurs et de cierges, et, de chaque côté, des figures de femmes à genoux, représentant les témoins de la Passion de notre Sauveur. Les âmes pieuses s'approchaient de ce lieu pour laver leurs péchés par une prière à haute voix. Je ne remarquai que des pécheresses et pas un seul pécheur. La plupart d'entre elles étaient, sans doute, fermement assurées d'obtenir la grâce divine, car, en venant, elles jouaient, riaient, prenaient un air contrit en approchant de là, se mettaient à genoux pour quelques instants et continuaient ensuite leur chemin, en reprenant leurs jeux et leurs rires.»
L'intolérance et les superstitions, dont les étrangers rencontrèrent des preuves à chaque pas, font naître, chez le voyageur, des réflexions judicieuses. Il regrette de voir se perdre dans des révolutions continuelles tant d'énergie et de ressources, qui pourraient être bien mieux employées pour le développement moral et la prospérité matérielle de la nation.
Pour Lütké, rien ne ressemble moins à une vallée du paradis que Valparaiso et ses environs. Des montagnes pelées, coupées de profondes quebradas, une plaine sablonneuse, au milieu de laquelle se dresse la ville, les hautes montagnes des Andes à l'arrière-plan, tout cela ne constitue pas, à proprement parler, un Éden.
Les traces de l'affreux tremblement de terre de 1823 n'étaient pas alors entièrement effacées, et l'on voyait encore de grands espaces couverts de débris.
Le 15 avril, le Séniavine reprit la mer et fit voile pour la Nouvelle-Arkhangel, où il entra le 24 juin, après une navigation qui n'avait été marquée par aucun incident. La nécessité de procéder à des réparations que rendait indispensables une campagne de dix mois, et le débarquement des provisions dont le Séniavine était chargé pour la Compagnie, retinrent cinq semaines le capitaine Lütké dans la baie de Sitkha.
Cette partie de la côte nord-ouest de l'Amérique offre un aspect sauvage mais pittoresque. De hautes montagnes, recouvertes jusqu'à leur cime d'un épais et sombre manteau de forêts, forment le dernier plan du tableau. A l'entrée de la baie, c'est le mont Edgecumbe, volcan éteint aujourd'hui, qui s'élève à 2,800 pieds au-dessus de la mer. Lorsqu'on pénètre dans la baie, on rencontre un labyrinthe d'îles derrière lesquelles se dresse, avec sa forteresse, ses tours et son église, la ville de la Nouvelle-Arkhangel, qui ne se compose que d'une rangée de maisons avec jardin, d'un hôpital, d'un chantier, et, hors des palissages, d'un grand village d'Indiens Kaloches. La population était alors mélangée de Russes, de créoles et d'Aléoutes au nombre de huit cents, dont les trois huitièmes étaient au service de la Compagnie. Mais cette population diminue sensiblement avec les saisons. L'été, presque tout le monde est à la chasse, et l'on n'est pas plus tôt rentré à l'automne, qu'on part pour la pêche.
La Nouvelle-Arkhangel ne présente pas précisément beaucoup de distractions. A vrai dire, ce séjour, l'un les plus maussades qu'on puisse imaginer, est une terre déshéritée, triste au delà de toute expression, où l'année entière, sauf les trois mois de neige, ressemble plus à l'automne qu'à toute autre saison. Tout cela n'est rien encore pour le voyageur qui ne fait que passer; mais il faut, à celui qui y réside, un grand fonds de philosophie ou une bien grande envie de ne pas mourir de faim. Le commerce, assez important, se fait avec la Californie, avec les naturels et avec les bâtiments étrangers.
Les fourrures que se procurent les Aléoutes, chasseurs de la Compagnie, sont la loutre, le castor, le renard et le «souslic». Ils pêchent le morse, le phoque et la baleine, sans compter, dans la saison, le hareng, la morue, le saumon, le turbot, la lotte, la perche et des «tsouklis», coquillages qu'on trouve aux îles de la Reine-Charlotte et dont la Compagnie a besoin pour ses échanges avec les Américains.
Quant à ceux-ci, du 46e au 60e degré, ils paraissent appartenir à la même race; c'est du moins à cette conclusion que semblent amener la ressemblance de leurs formes extérieures, de leurs usages, de leur vie, et la conformité de leur langue.
Les Kaloches de Sitkha reconnaissent pour fondateur de leur race un homme du nom d'Elkh, favorisé de la protection du corbeau, cause première de toutes choses. Remarque curieuse, chez les Kadiaques, qui sont Esquimaux, cet oiseau joue aussi un rôle important. On retrouve, chez les Kaloches, suivant Lütké, la tradition d'un déluge et quelques fables qu'il rapproche de la mythologie grecque.
Leur religion n'est autre chose que le chamanisme. Un Dieu suprême leur est inconnu, mais ils croient aux esprits malins et aux sorciers qui prédisent l'avenir, guérissent les maladies, et dont la profession est héréditaire.
Pour eux, l'âme est immortelle; toutefois, les âmes des chefs ne se mêlent pas avec celles des inférieurs, celles des esclaves restent esclaves après la mort. On voit combien cette conception est peu consolante.
Le gouvernement est patriarcal; les indigènes sont organisés en tribus, qui, comme dans le reste de l'Amérique, ont pour emblème, et, le plus souvent, pour nom, un animal: le loup, le corbeau, l'ours, l'aigle, etc.
Les esclaves des Kaloches sont les prisonniers qu'ils ont faits à la guerre. Le sort de ceux-ci est fort misérable. Leurs maîtres ont sur eux droit de vie et de mort. Dans certaines cérémonies, à l'occasion de la perte des chefs, on sacrifie ceux qui ne sont plus bons à rien, à moins, au contraire, qu'on ne leur rende la liberté.
Soupçonneux et rusés, cruels et vindicatifs, les Kaloches ne valent ni plus ni moins que les autres sauvages, leurs voisins. Durs à la fatigue, braves, mais paresseux, ils laissent tous les travaux de l'intérieur aux soins de leurs femmes, car la polygamie est chez eux en usage.
En quittant Sitkha, Lütké se dirigea vers Ounalachka. L'établissement d'Iloulouk est le principal de cette île, et, cependant, il n'est habité que par douze Russes et dix Aléoutes des deux sexes.
Sans l'entière privation de bois qui oblige les indigènes à ramasser celui que la mer jette sur les rivages voisins, parmi lesquels on trouve quelquefois des troncs entiers de cyprès, de camphrier et d'une espèce d'arbre qui répand une odeur de rose, cette île offrirait beaucoup de commodités et d'agréments pour la vie. Elle abonde en beaux pâturages. Aussi s'y livre-t-on avec succès à l'élève du bétail.
Les habitants des îles aux Renards avaient, à l'époque où Lütké les visita, adopté en grande partie les mœurs et les vêtements des Russes. Ils étaient tous chrétiens. Les Aléoutes sont bons, hardis, adroits, et la mer est leur véritable élément.
Depuis 1826, plusieurs éruptions de cendres avaient causé de grands ravages dans ces îles. En mai 1827, le volcan Chichaldinsk s'ouvrit un nouveau cratère et vomit des flammes.
Les instructions de Lütké lui prescrivaient de reconnaître l'île Saint-Mathieu, que Cook avait appelée île de Gore. Si le levé hydrographique de cette position réussit au delà de toute espérance, les Russes n'eurent pas le même succès, quand ils voulurent se procurer des notions sur ses productions naturelles, car ils n'y purent débarquer en aucun endroit.
Sur ces entrefaites, l'hiver arrivait avec son cortège ordinaire de brouillards et de tempêtes. Il ne fallait pas songer à se rendre au détroit de Behring. Lütké fit donc route pour le Kamtchatka, après avoir communiqué avec l'île Behring. Il séjourna trois semaines à Pétropaulowsky, temps qui fut employé au déchargement des objets qu'il apportait et aux préparatifs de sa campagne d'hiver.
Les instructions de Lütké lui prescrivaient d'employer cette saison à visiter les îles Carolines. Il résolut donc de se diriger tout d'abord sur l'île d'Ualan, que le navigateur français Duperrey avait fait connaître. Un port sûr permettrait de s'y livrer à des expériences sur le pendule.
En route, Lütké chercha, sans la trouver, l'île Colunas, par 26° 9´ de latitude et 128° de longitude ouest. Il en fut de même pour les îles Dexter et Saint-Barthélemy. Il reconnut le groupe de corail Brown, découvert en 1794 par l'Anglais Butler, et arriva le 4 décembre en vue d'Ualan.
Dès les premiers moments, l'excellence des relations avec les indigènes fit sur les Russes une excellente impression. Plusieurs d'entre les Ualanais, qui étaient venus en pirogues, montrèrent assez de confiance pour coucher à bord du bâtiment, alors qu'il était encore à la voile.
Ce ne fut pas sans peine que le Séniavine pénétra dans le havre de la Coquille. Débarqué sur l'îlot Matanial, où Duperrey avait dressé son observatoire, Lütké fit de même, tandis que les échanges commençaient avec les naturels. La bonhomie, le caractère pacifique de ceux-ci, ne se démentirent pas un instant. Il suffit de retenir deux jours un chef en otage et de brûler une pirogue pour mettre fin aux vols de quelques indigènes.
«Nous pouvons déclarer avec plaisir, dit Lütké, à la face du monde, que notre séjour de trois semaines à Ualan, non seulement ne coûta pas une goutte de sang humain, mais que nous pûmes quitter ces bons insulaires sans leur donner une idée plus complète que celle qu'ils avaient déjà de l'effet de nos armes à feu, qu'ils croient seulement destinées à tuer des oiseaux. Je ne sais s'il se trouve un pareil exemple dans les annales des premiers voyages dans les mers du Sud.»
Après avoir laissé Ualan, Lütké chercha vainement les îles Musgraves, marquées sur la carte de Krusenstern, et ne tarda pas à découvrir une grande île, entourée d'une ceinture de récifs, dont la connaissance avait échappé à Duperrey, et qui porte le nom de Painipète ou de Pouynipète. De grandes belles pirogues, avec un équipage de quatorze hommes, de petites où il n'y en avait que deux, entourèrent bientôt le bâtiment. Ces naturels, à la physionomie sauvage qui exprimait la défiance, aux yeux rouges de sang, turbulents et bruyants, chantaient, dansaient, gesticulaient sur leurs embarcations et ne se décidèrent qu'avec peine à monter sur le pont.
Le Séniavine se tint à quelque distance de la terre, qu'il n'aurait été possible d'accoster qu'en livrant combat, car, pendant une tentative de débarquement, les naturels entourèrent la chaloupe, et ne se retirèrent que devant la bonne contenance de l'équipage et les coups de canon du Séniavine.
Lütké disposait de trop peu de temps pour pousser à fond la reconnaissance de l'archipel Séniavine, comme il appela sa découverte. Aussi les renseignements qu'il put recueillir sur la population des Pouynipètes manquent-ils de précision. Ces indigènes n'appartiendraient pas, selon lui, à la même race que ceux d'Ualan, et se rapprocheraient plutôt des Papous, dont les plus voisins sont ceux de la Nouvelle-Irlande, c'est-à-dire à sept cents milles seulement.
Dès que Lütké eut cherché, sans la rencontrer, l'île Saint-Augustin, il reconnut les îles de corail de Los Valientes, appelées aussi Seven-Islands, découvertes, en 1773, par l'Espagnol Felipe Tompson.
Le navigateur vit ensuite l'archipel Mortlok, ancien groupe Lougoullos de Torrès, dont les habitants ressemblaient aux Ualanais. Il descendit sur la principale de ces îles, véritable jardin de cocotiers et d'arbres à pain.
Les indigènes jouissaient d'une sorte de civilisation. Ils savaient tisser et teindre les fibres du bananier et du cocotier, comme les naturels de Ualan et de Pouynipète. Leurs instruments de pêche faisaient honneur à leur esprit inventif, surtout une sorte de caisse, tressée en baguettes et en bambou, combinée pour laisser entrer le poisson sans lui permettre de ressortir; ils possédaient aussi des filets en forme de grande besace, des lignes et des harpons.
Leurs pirogues, sur lesquelles ils passent les trois quarts de leur existence, semblent merveilleusement adaptées à leurs besoins. Les grandes, dont la construction leur coûte des peines infinies et qui sont conservées sous des hangars spéciaux, ont vingt-six pieds de longueur, deux un quart de largeur et quatre de profondeur. Elles sont munies d'un balancier, dont les traverses sont recouvertes d'un plancher. De l'autre côté, existe une petite plate-forme de quatre pieds carrés et munie d'un toit sous lequel on abrite les provisions. Ces pirogues portent une voile triangulaire, en nattes tressées faites de feuilles de baquois, laquelle est attachée à deux vergues. Pour changer de bord, on laisse tomber la voile, on incline le mât vers l'autre bout de la pirogue, où l'on fait passer en même temps l'amure de la voile, et la pirogue va de l'avant par son autre extrémité.
Lütké reconnut ensuite le groupe Namolouk, dont les habitants ne diffèrent en rien des Longounoriens, et il démontra l'identité de l'île Hogole, déjà décrite par Duperrey, avec Quirosa. Puis, il visita le groupe Namonouïto, première assise d'un nombreux groupe d'îles ou même d'une seule grande île, qui doit, un jour, exister en cet endroit.
Le commandant Lütké, ayant besoin de biscuits et de divers autres articles qu'il espérait tirer de Guaham ou des navires qui seraient en relâche dans le port, fit alors voile pour les Mariannes, où il comptait en même temps répéter des expériences sur le pendule, auquel Freycinet avait trouvé une importante anomalie de gravitation.
Grande fut la surprise de Lütké, en arrivant, de n'apercevoir à terre aucun signe de vie. Les deux forts n'avaient pas de pavillon, un silence de mort régnait partout, et, sans la présence d'une goëlette mouillée dans le port intérieur, on aurait cru accoster quelque terre déserte. Il n'y avait que peu de monde à terre, et encore n'était-ce qu'une population à demi sauvage, dont il fut à peu près impossible de tirer le moindre renseignement. Par bonheur, un déserteur anglais vint se mettre à la disposition de Lütké et transmit au gouverneur une lettre du commandant, qui reçut presque aussitôt une réponse satisfaisante.
Le gouverneur était ce même Medinilla, dont Kotzebue et Freycinet avaient loué l'hospitalité. Aussi ne fut-il pas difficile d'obtenir la permission d'établir à terre un observatoire et d'y transporter les quelques provisions dont on avait besoin. Cette relâche fut attristée par un accident arrivé au commandant Lütké, qui, pendant une partie de chasse, se blessa assez gravement au poignet avec son fusil.
Les travaux de réparation et de radoub du bâtiment, la nécessité de faire de l'eau et du bois, retardèrent le départ du Séniavine jusqu'au 19 mars. Pendant ce temps, Lütké eut donc le loisir de reconnaître l'exactitude des renseignements qu'un séjour de deux mois dans la maison même du gouverneur avait permis à Freycinet de recueillir, il y avait une dizaine d'années. Depuis lors, les choses n'avaient guère changé.
Comme il n'était pas encore temps, pour Lütké, de remonter dans le nord, il reprit la reconnaissance des Carolines par les îles du Danois. Les habitants lui en parurent mieux faits que leurs voisins occidentaux, dont ils ne diffèrent, d'ailleurs, en aucune manière. Les Farroïlep, Oullei, Ifelouk, Fouripigze, furent successivement relevées; puis Lütké prit la route de Bonin-Sima le 27 avril. Il y apprit qu'il avait été précédé, dans la reconnaissance de ce groupe, par le capitaine anglais Beechey. Aussi renonça-t-il aussitôt à tout travail hydrographique. Deux matelots appartenant à l'équipage d'un baleinier qui avait été jeté à la côte résidaient encore à Bonin-Sima.
Depuis le développement de la grande pêche, cet archipel était fréquenté par quantité de baleiniers, qui y trouvaient, en même temps qu'un port sûr en toute saison, de l'eau, du bois en abondance, des tortues pendant six mois, du poisson, et, avec une infinité d'herbes antiscorbutiques, le délicieux chou palmiste.
«La hauteur majestueuse et la vigueur des arbres, dit Lütké, la variété et le mélange des plantes tropicales avec celles des climats tempérés, attestent déjà la fertilité du terrain et la salubrité du climat. La plupart de nos productions de jardin et de nos plantes potagères, et peut-être toutes, réussiraient ici à merveille, ainsi que le froment, le riz, le maïs; on ne saurait désirer un meilleur climat et de meilleure exposition pour la vigne. Les animaux domestiques de toute espèce, les abeilles, s'y multiplieraient très promptement. En un mot, avec une colonisation peu nombreuse, mais laborieuse, ce petit groupe pourrait devenir en peu de temps un lieu d'abondantes ressources en toute sorte d'objets.»
Le 9 juin, le Séniavine, après avoir été retardé une semaine entière faute de vent, entrait à Pétropaulowsky, où il était retenu jusqu'au 26 par la nécessité de faire des vivres. Toute une série de reconnaissances furent alors opérées le long des rivages du Kamtchatka, du pays des Koriaks et des Tchouktchis. Elles furent interrompues par trois séjours sur les côtes de l'île de Karaghinsk, dans la baie de Saint-Laurent et dans le golfe de Sainte-Croix.
Pendant une de ces relâches, il arriva au commandant une singulière aventure. Il était depuis plusieurs jours en rapports amicaux avec des Tchouktchis, auxquels il s'efforçait de donner une idée plus familière des êtres et de la manière de vivre des Russes.
«Ces naturels, dit-il, se montraient affables et complaisants et cherchaient à payer de la même monnaie nos badinages et nos cajoleries. Je frappai doucement de la main, en signe d'amitié, sur la joue d'un vigoureux Tchouktchis, et je reçus tout à coup, en réponse, un soufflet qui faillit me renverser. Revenu de mon étonnement, je vis, devant moi, mon Tchouktchis, avec le visage riant, exprimant la satisfaction d'un homme qui a su montrer son savoir-vivre et sa politesse. Il avait aussi voulu me taper doucement, mais d'une main accoutumée à ne taper que des rennes.»
Les voyageurs furent aussi témoins des preuves d'adresse d'un Tchouktchis, qui faisait le chaman ou sorcier. Il passa derrière un rideau, d'où l'on entendit bientôt sortir une voix semblable à un hurlement, tandis que des petits coups étaient frappés sur un tambourin avec un fanon de baleine. Le rideau levé, on vit le sorcier se balancer et renforcer sa voix et ses coups sur le tambour qu'il tenait tout près de son oreille. Bientôt il jeta sa pelisse, se mit nu jusqu'à la ceinture, prit une pierre polie qu'il donna à tenir à Lütké, la reprit, et, tandis qu'il faisait passer une main par-dessus l'autre, la pierre disparut. Montrant une tumeur qu'il avait au coude, il prétendit que la pierre était à cet endroit, puis il fit voyager la tumeur sur le côté, et, après en avoir extrait la pierre, il affirma que l'issue du voyage des Russes serait favorable.
On félicita le sorcier de son adresse et on lui fit présent d'un couteau, pour le remercier. Le prenant d'une main, il tira sa langue et se mit à la couper... Sa bouche s'emplit de sang... Enfin, après avoir tout à fait coupé sa langue, il en montra le morceau dans sa main. Ici, le rideau tomba, l'adresse du prestidigitateur n'allant sans doute pas plus loin.
On désigne sous l'appellation générale de Tchouktchis le peuple qui habite l'extrémité N.-E. de l'Asie. Il comprend deux races: l'une, nomade comme les Samoyèdes, est appelée les Tchouktchis à rennes; l'autre, à demeures fixes, se nomme les Tchouktchis sédentaires. Le genre de vie, ainsi que les traits du visage et la langue même, diffèrent dans ces deux races. L'idiome, parlé par les Tchouktchis sédentaires, a de très grands rapports avec celui des Esquimaux, dont leurs «baïdarkes» ou bateaux de cuir, leurs instruments et les formes de leurs huttes tendent encore à les rapprocher.
Lütké ne vit pas un grand nombre de Tchouktchis à rennes; aussi ne put-il presque rien ajouter à ce qu'avaient dit ses prédécesseurs. Il lui parut, cependant, qu'ils avaient été peints sous des couleurs trop défavorables, et que leur réputation de turbulence et de sauvagerie était singulièrement exagérée.
Les sédentaires, généralement connus sous le nom de Namollos, vivent l'hiver dans des baraques, et l'été dans des huttes couvertes de peaux. Celles-ci servent ordinairement de demeure à plusieurs familles.
«Les fils avec leurs femmes, les filles avec leurs maris, dit la relation, y vivent ensemble avec leurs parents. Chaque famille occupe, sous un rideau, une des séparations pratiquées sur le large côté de la hutte. Ces rideaux sont faits de peaux de rennes cousues en forme de cloche; ils sont attachés aux barres du plafond et descendent jusqu'à terre. Deux, trois personnes et quelquefois davantage, à l'aide de la graisse qu'ils allument quand il fait froid, réchauffent tellement l'air sous ce rideau presque hermétiquement fermé, que, par les plus fortes gelées, tout vêtement devient superflu; mais il n'appartient qu'à des poumons tchouktchis de pouvoir respirer dans cette atmosphère. Dans la moitié antérieure de la hutte sont tous les ustensiles, la vaisselle, les marmites, les corbeilles, les malles de peau de veau marin, etc. C'est là aussi qu'est le foyer, si l'on peut appeler ainsi l'endroit où fument quelques broussailles d'osier, ramassées avec peine dans les marais, et, à leur défaut, des os de baleine dans la graisse. Autour de la hutte, sur des séchoirs de bois ou d'os de baleine, est étendue de la chair de veau marin coupée par morceaux, noire et dégoûtante.»
La vie que mènent ces peuples est misérable. Ils se repaissent de la chair à moitié crue des phoques et des morses qu'ils chassent et de celle des baleines que la mer jette sur leurs côtes. Le chien est le seul animal domestique qu'ils possèdent; ils le traitent assez mal, bien que ces pauvres animaux soient fort caressants et leur rendent de grands services, soit qu'ils traînent leurs baïdarkes à la cordelle, soit qu'ils tirent leurs traîneaux sur la neige.
Après un second séjour de cinq semaines à Pétropaulowsky, le Séniavine quitta le Kamtchatka, le 10 novembre, pour rentrer en Europe. Avant de gagner Manille, Lütké fit une croisière dans la partie septentrionale des Carolines, qu'il n'avait pas eu le temps de reconnaître l'hiver précédent. Il vit successivement les groupes de Mourileu, Fananou, Faieou, Namonouïto, Maghyr, Farroïlep, Ear, Mogmog, et trouva à Manille la corvette le Möller, qui l'attendait.
L'archipel des Carolines embrasse un immense espace, et les Mariannes, ainsi que les Radak, pourraient sans inconvénient lui être attribuées, car on y trouve une population absolument identique. Les anciens géographes n'avaient eu longtemps d'autres guides que les cartes des missionnaires, qui, manquant de l'instruction et des instruments nécessaires pour apprécier avec exactitude la grandeur, l'emplacement et l'éloignement de tous ces archipels, leur avaient donné une importance considérable, et avaient souvent fixé à plusieurs degrés l'étendue d'un groupe qui n'avait que quelques milles.
Aussi, les navigateurs s'en tenaient-ils prudemment éloignés. Freycinet fut le premier à mettre un peu d'ordre dans ce chaos, et, grâce à la rencontre de Kadou et de don Louis Torrès, il put identifier les nouvelles découvertes avec les anciennes. Lütké apporta sa part, et non une des moindres, à l'établissement de la carte réelle et scientifique d'un archipel qui avait fait longtemps l'effroi des navigateurs.
Le savant explorateur russe n'est pas de l'avis de l'un de ses prédécesseurs, Lesson, qui rattachait à la race mongole, sous le nom de rameau mongolo-pélagien, tous les habitants des Carolines. Il y voit plutôt, avec Chamisso et Balbi, une branche de la famille malaise, qui a peuplé la Polynésie orientale.
Si Lesson rapproche les Carolins des Chinois et des Japonais, Lütké trouve, au contraire, à leurs grands yeux saillants, à leurs lèvres épaisses, à leur nez retroussé, un air de famille avec ceux des habitants des Sandwich et des Tonga. La langue n'offre pas non plus le moindre rapprochement avec le Japonais, tandis qu'elle présente une grande ressemblance avec celle des Tonga.
Lütké passa son temps de séjour à Manille à approvisionner, à réparer la corvette, et il quitta, le 30 janvier, cette possession espagnole, pour rentrer en Russie, où il jeta l'ancre, sur la rade de Cronstadt, le 6 septembre 1829.
Il reste maintenant à dire ce qu'il était advenu de la corvette le Möller, depuis sa séparation à Valparaiso. De Taïti, gagnant le Kamtchatka, elle y avait débarqué à Pétropaulowsky une partie de son chargement, puis avait fait voile, en août 1827, pour Ounalachka, où elle était restée un mois. Après une reconnaissance de la côte occidentale d'Amérique, abrégée par le mauvais temps, après un séjour à Honolulu jusqu'en février 1828, elle avait découvert l'île Möller, reconnu les îles Necker, Gardner, Lissiansky, et signalé, à six milles au sud de celle-ci, un récif très dangereux.
La corvette avait ensuite prolongé l'île de Kur, la Basse des frégates françaises, le récif Maras, celui de la Perle et de l'Hermès, et, après avoir cherché certaines îles marquées sur les cartes d'Arrowsmith, elle avait regagné le Kamtchatka. A la fin d'avril, elle avait appareillé pour Ounalachka et opéré la reconnaissance de la côte septentrionale de la presqu'île d'Alaska. C'est en septembre que le Möller s'était réuni au Séniavine, et, depuis cette époque, les deux bâtiments, jusqu'à leur retour en Russie, ne s'étaient plus séparés qu'à de courts intervalles.
Comme on a pu en juger par le récit assez détaillé qui vient d'en être fait, cette expédition n'avait pas été sans amener des résultats importants pour la géographie. Il faut ajouter que les différentes branches de l'histoire naturelle, la physique et l'astronomie lui durent également de nombreuses et importantes acquisitions.