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Les voyageurs du XIXe siècle

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CHAPITRE II
LES CIRCUMNAVIGATEURS FRANÇAIS

I

Voyage de Freycinet.—Rio-de-Janeiro et ses gitanos.—Le Cap et ses vins.—La baie des Chiens-Marins.—Séjour à Timor.—L'île d'Ombay et sa population anthropophage.—Les îles des Papous.—Habitations sur pilotis des Alfourous.—Un dîner chez le gouverneur de Guaham.—Description des Mariannes et de leurs habitants.—Quelques détails sur les Sandwich.—Port-Jackson et la Nouvelle-Galles du Sud.—Naufrage à la baie Française.—Les Malouines.—Retour en France.—Expédition de la Coquille sous les ordres de Duperrey.—Martin-Vaz et la Trinidad.—L'île Sainte-Catherine.—L'indépendance du Brésil.—La baie Française et les restes de l'Uranie.—Relâche à Concepcion.—La guerre civile au Chili.—Les Araucans.—Nouvelles découvertes dans l'archipel Dangereux.—Relâche à Taïti et à la Nouvelle-Irlande.—Les Papous.—Station à Ualan.—Les Carolins et les Carolines.—Résultats scientifiques de l'expédition.

L'expédition, commandée par Louis-Claude de Saulces de Freycinet, fut due aux loisirs que la paix de 1815 venait d'accorder à la marine française. Un de ses officiers les plus entreprenants, celui-là même qui avait accompagné Baudin dans la reconnaissance des côtes de l'Australie, en conçut le plan et fut chargé de l'exécuter. C'était le premier voyage maritime qui ne dût pas avoir exclusivement l'hydrographie pour objet. Son but principal était le relèvement de la forme de la Terre dans l'hémisphère sud et l'observation des phénomènes du magnétisme terrestre; l'étude des trois règnes de la nature, des mœurs, des usages et des langues des peuples indigènes ne devait pas être oubliée; enfin les recherches de géographie, sans être exclues, étaient cependant placées au dernier rang.

Freycinet trouva dans les officiers du corps de santé de la marine, MM. Quoy, Gaimard et Gaudichaud, d'utiles auxiliaires pour les questions d'histoire naturelle; en même temps, il s'adjoignit un certain nombre d'officiers de marine très distingués, dont les plus connus sont Duperrey, Lamarche, Bérard et Odet-Pellion, qui devinrent, l'un membre de l'Institut, les autres officiers supérieurs ou généraux de la marine.

Freycinet eut également soin de choisir ses matelots parmi ceux qui se trouvaient en état d'exercer un métier, et, sur les cent vingt hommes qui composèrent l'équipage de la corvette l'Uranie, il n'y en avait pas moins de cinquante qui pouvaient être au besoin charpentiers, cordiers, voiliers, forgerons, etc.

Des rechanges pour deux ans, des approvisionnements de tout genre et tels que pouvaient les fournir les appareils perfectionnés dont on commençait à se servir, des caisses en fer pour garder l'eau douce, des alambics pour distiller l'eau de mer, des conserves et des antiscorbutiques, furent entassés sur l'Uranie. Elle quitta le port de Toulon, le 17 septembre 1817, emportant, déguisée en matelot, la femme du commandant, qui ne craignait pas d'affronter les périls et les fatigues de cette longue navigation.

Avec ces provisions toutes matérielles, Freycinet avait un assortiment des meilleurs instruments et appareils. Enfin, il avait reçu, de l'Institut, des instructions détaillées, destinées, soit à le guider dans ses recherches, soit à lui suggérer les expériences qui pouvaient le plus contribuer aux progrès des sciences.

Une relâche à Gibraltar, un arrêt à Sainte-Croix de Ténériffe, l'une des îles Canaries, qui, comme le dit spirituellement Freycinet, ne furent pas pour l'équipage les îles Fortunées,—toute communication avec la terre fut interdite par le gouverneur,—précédèrent l'entrée de l'Uranie à Rio-de-Janeiro, le 6 décembre.

Le commandant et ses officiers profitèrent de cette relâche pour procéder à un grand nombre d'observations magnétiques et d'expériences du pendule, tandis que les naturalistes parcouraient le pays et faisaient de nombreuses collections d'histoire naturelle.

Guerriers des îles d'Ombay et de Guébé.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

La relation originale du voyage contient un très long historique de la découverte et de la colonisation du Brésil, ainsi que les détails les plus circonstanciés sur les usages et les mœurs des habitants, sur la température et le climat, de même qu'une description minutieuse de Rio-de-Janeiro, de ses monuments et de ses environs.

Maison de Rawak, sur pilotis.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

La partie la plus curieuse de la description a trait aux gitanos qu'on rencontrait à cette époque à Rio-de-Janeiro.

«Dignes descendants des Parias de l'Inde, d'où il ne paraît pas douteux qu'ils tirent leur origine, dit Freycinet, les ciganos de Rio-de-Janeiro, affectent comme eux l'habitude de tous les vices, une propension à tous les crimes. La plupart, possesseurs de grandes richesses, étalant un luxe considérable en habillements et en chevaux, particulièrement à l'époque de leurs noces, qui sont très somptueuses, se plaisent communément au milieu de la débauche crapuleuse et de la fainéantise. Fourbes et menteurs, ils volent tant qu'ils peuvent dans le commerce; ils sont aussi de subtils contrebandiers. Ici, comme partout où l'on rencontre cette abominable race d'hommes, leurs alliances n'ont jamais lieu qu'entre eux. Ils ont un accent et même un jargon particuliers. Par une bizarrerie tout à fait inconcevable, le gouvernement tolère cette peste publique: deux rues particulières leur sont même affectées dans le voisinage de Campo de Santa-Anna.»

«Qui ne verrait Rio-de-Janeiro que de jour, dit un peu plus loin le voyageur, serait tenté de croire que la population n'y est composée que de nègres. Les gens comme il faut, à moins d'un motif extraordinaire ou de devoirs religieux, ne sortent guère que le soir, et c'est alors surtout aussi que les femmes se montrent; pendant le jour, elles restent presque constamment chez elles, et partagent leur temps entre le sommeil et la toilette. Le théâtre et les églises sont les seuls endroits où un homme puisse jouir de leur présence.»

La navigation de l'Uranie, du Brésil au cap de Bonne-Espérance, ne fut accompagnée d'aucun événement nautique digne de fixer l'attention. Le 7 mars, l'ancre tombait dans la baie de la Table. Après une quarantaine de trois jours, on laissa aux navigateurs la faculté de descendre à terre, où les attendait le plus gracieux accueil de la part du gouverneur, Charles Sommerset. Les instruments furent débarqués aussitôt qu'on put se procurer un local convenable. Les expériences habituelles du pendule furent faites et les phénomènes de l'aiguille aimantée furent observés.

Les naturalistes Quoy et Gaimard, accompagnés de plusieurs personnes de l'état-major, firent une excursion d'histoire naturelle à la montagne de la Table et aux fameux vignobles de Constance.

«Les vignes que nous parcourûmes, dit Gaimard, sont entourées d'allées de chênes et de pins, et les ceps, plantés à quatre pieds de distance les uns les autres, sur des lignes droites, ne sont pas soutenus par des échalas. Toutes les années, on les taille et on pioche le terrain d'alentour, qui est de nature sablonneuse. Nous vîmes, çà et là, quantité de pêchers, d'abricotiers, de pommiers, de poiriers, de citronniers et de petits carrés où l'on cultivait des plantes potagères. A notre retour, M. Colyn voulut absolument nous faire goûter les diverses espèces de vins qu'il récolte, consistant en vin de Constance proprement dit, blanc et rouge, en vin de Pontac, de Pierre et de Frontignac. Le vin des autres localités, qui porte le nom particulier de vin du Cap, est fait avec un raisin muscat de couleur paille fumée qui m'a paru préférable, pour le goût, au muscat de Provence. Nous venons de dire qu'il y a deux qualités de vin de Constance, le blanc et le rouge; elles proviennent l'une et l'autre de raisins muscats de couleur différente... Généralement on préfère, au Cap, le Frontignac à tous les autres vins qui se récoltent sur le coteau de Constance...»

Juste un mois après avoir quitté l'extrémité méridionale de l'Afrique, l'Uranie arrivait au mouillage de Port-Louis, à l'île de France, qui, depuis les traités de 1815, était entre les mains des Anglais.

Freycinet, obligé de faire abattre son bâtiment en carène pour le visiter complètement et pour réparer le doublage en cuivre, dut faire en cet endroit un séjour bien plus long qu'il ne comptait. Nos voyageurs n'eurent pas lieu de s'en plaindre, car les habitants de l'île de France ne mentirent pas à leur vieille réputation d'aimable hospitalité. Promenades, réceptions, bals, repas de corps, courses de chevaux, fêtes de toute sorte, firent passer le temps bien vite. Aussi ne fut-ce pas sans un serrement de cœur que les Français se dérobèrent à l'excellent accueil de leurs anciens compatriotes et de leurs ennemis acharnés de la veille.

Plusieurs habitants des plus distingués fournirent à Freycinet, avec le plus louable empressement, des notes intéressantes sur des faits que la brièveté de son séjour ne lui aurait pas permis d'étudier.

C'est ainsi qu'il put réunir des données précieuses touchant la situation de l'agriculture, le commerce, l'industrie, les finances, l'état moral des habitants, matières délicates et d'une appréciation subtile, qu'un voyageur qui passe ne peut approfondir. Depuis que l'île était sous l'administration anglaise, de nombreux chemins avaient été tracés, et l'esprit d'initiative commençait à se substituer à la routine, qui avait endormi la colonie et arrêté tout progrès.

L'Uranie gagna ensuite Bourbon, où elle devait trouver, dans les magasins du gouvernement, les vivres dont elle avait besoin. Elle mouilla à Saint-Denis, le 19 juillet 1817, et elle resta sur la rade de Saint-Paul jusqu'au 2 août, jour où elle fit voile pour la baie des Chiens-Marins, à la côte occidentale de la Nouvelle-Hollande.

Avant de suivre Freycinet jusqu'en Australie, il sera bon de s'arrêter quelques moments avec lui à Bourbon.

En 1717, au dire de Le Gentil de la Barbinais, cette île ne possédait que neuf cents personnes libres, parmi lesquelles six familles blanches seulement, et onze cents esclaves. D'après la dernière statistique (1817), on y comptait 14,790 blancs, 4,342 noirs libres, 49,759 esclaves, soit un total de 68,891 habitants. Cet accroissement considérable et rapide peut être attribué à la salubrité du pays, mais surtout à la liberté du commerce, dont cette île a joui pendant un temps considérable.

Le 12 septembre, après une heureuse navigation, l'Uranie jetait l'ancre à l'entrée de la baie des Chiens-Marins. Un détachement fut aussitôt expédié sur Dirck-Hatichs, afin de fixer la position géographique du cap Levaillant et de rapporter à bord de la corvette la plaque en étain laissée par les Hollandais à une époque reculée, et que Freycinet avait vue en 1801.

Pendant ce temps, les deux alambics étaient mis en fonction et distillaient l'eau de mer. Durant tout le séjour, on ne consomma pas d'autre boisson, et personne à bord n'eut lieu de s'en plaindre.

Le détachement, qui avait été débarqué, eut quelques relations avec les naturels. Armés de sagaies et de massues, sans le moindre vêtement, ceux-ci se refusèrent à entrer en relations directes avec les blancs et se tinrent à quelque distance des matelots, ne touchant qu'avec précaution aux objets qu'on leur donnait.

Bien que la baie des Chiens-Marins eût été explorée en détail, lors de l'expédition de Baudin, il restait, au point de vue hydrographique, une lacune à combler dans la partie orientale du havre Hamelin. Ce fut Duperrey qui procéda à ce relèvement.

Le naturaliste Gaimard, peu satisfait des rapports qu'on avait eus jusqu'alors avec les indigènes, que le bruit des détonations avait décidément chassés, et désireux de se procurer quelques détails sur leur genre de vie, résolut de s'enfoncer dans l'intérieur du pays. Son compagnon et lui s'égarèrent comme avait fait Riche, en 1792, sur la Terre de Nuyts; ils souffrirent horriblement de la soif, car ils ne rencontrèrent, pendant les trois jours qu'ils passèrent à terre, aucune source, aucun ruisseau.

Ce fut sans regret qu'on vit disparaître les côtes inhospitalières de la terre d'Endracht. Le temps le plus beau, la mer la moins agitée, rendirent facile le voyage de l'Uranie jusqu'à Timor, où, le 9 octobre, elle laissa tomber l'ancre dans la rade de Coupang.

L'accueil des autorités portugaises fut on ne peut plus cordial.

La colonie ne jouissait plus de cette prospérité qui avait fait l'étonnement et l'admiration des Français, lors du voyage de Baudin. Le rajah d'Amanoubang, district où le bois de sandal croît avec le plus d'abondance, autrefois tributaire, luttait pour son indépendance. Cet état de guerre, on ne peut plus préjudiciable à la colonie, rendit en même temps fort difficile l'achat des marchandises dont Freycinet avait besoin.

Quelques personnes de l'état-major allèrent rendre visite au rajah Peters de Banacassi, dont l'habitation n'était qu'à trois quarts de lieue de Coupang. Vieillard de quatre-vingts ans, Peters avait dû être un fort bel homme; il était entouré de personnes de sa suite, qui lui témoignaient le plus grand respect, et parmi lesquelles on remarquait des guerriers d'une stature imposante.

Ce ne fut pas sans un assez vif étonnement que les Français virent, dans cette habitation grossière, un grand luxe de service et aperçurent des fusils européens très bien faits et de haut prix.

Malgré la température très élevée qu'il fallut supporter,—le thermomètre s'élevant au soleil et à l'air libre à 45° et à l'ombre à 33 et à 35°,—le commandant et ses officiers ne se livrèrent pas avec moins de zèle aux observations scientifiques et aux reconnaissances géographiques que nécessitait l'accomplissement de leur mission.

Cependant, malgré les avertissements énergiques de Freycinet, les jeunes officiers et les matelots avaient plusieurs fois commis l'imprudence de sortir au milieu du jour; puis, dans l'espoir de se prémunir contre les suites funestes de ce jeu mortel, ils s'étaient avidement repus de boissons froides et de fruits acides. Aussi, la dysenterie n'avait-elle pas tardé à jeter sur les cadres cinq des plus imprudents. Il fallait partir, et l'Uranie leva l'ancre le 23 octobre.

On commença par prolonger rapidement la côte septentrionale de Timor, pour en faire l'hydrographie; mais, lorsque la corvette fut parvenue à la partie la plus étroite du canal d'Ombay, elle rencontra des courants si violents, des brises si faibles ou si contraires qu'à peine parvenaient-elles à lui faire regagner le chemin qu'elle avait perdu pendant le calme. Cette situation ne dura pas moins de dix-neuf jours!

Quelques officiers profitèrent de ce que le bâtiment était retenu près des rivages d'Ombay pour faire une incursion sur la partie la plus voisine de cette île, dont l'aspect était fort gracieux. Ils abordèrent au village de Bitouka, et s'avancèrent vers une troupe de naturels, armés d'arcs, de flèches et de kris, portant des cuirasses et des boucliers en peau de buffle. Ces sauvages avaient l'air guerrier et ne paraissaient pas craindre les armes à feu; il leur était facile, prétendaient-ils, de tirer un grand nombre de flèches pendant le temps nécessaire pour charger les fusils.

«Les pointes des flèches, dit Gaimard, étaient ou en bois dur, ou en os, ou même en fer. Ces flèches, étalées en éventail, étaient assujetties, au côté gauche du guerrier, à la ceinture de son sabre ou de son kris. La plupart des habitants portaient, fixées à la cuisse droite et à la ceinture, une multitude de feuilles de latanier tailladées pour laisser passer des bandes des mêmes feuilles, teintes, soit en rouge, soit en noir. Le bruissement continuel produit par les mouvements de ceux qui étaient accoutrés de cette singulière parure, augmenté par le contact de la cuirasse et du bouclier; le tintement des petits grelots, qui sont aussi des accessoires de leur toilette guerrière, tout cela faisait un tel vacarme, que nous ne pouvions nous empêcher d'en rire. Loin de s'en offenser, nos Ombayens n'hésitaient pas à suivre notre exemple. M. Arago[2] fit devant eux quelques tours d'escamotage qui les étonnèrent beaucoup. Nous nous acheminâmes enfin directement vers le village de Boutika, situé sur une hauteur. Ayant aperçu, en passant devant une de leurs cases, une vingtaine de mâchoires d'hommes suspendues à la voûte, je témoignai le désir d'en avoir quelques-unes, offrant, en retour, mes plus précieux objets d'échange. Mais on me répondit: Palami (cela est sacré). Il paraîtrait, dès lors, que ces os étaient des trophées destinés à perpétuer le souvenir des victoires remportées sur les ennemis!»

Cette promenade était d'autant plus intéressante que l'île Ombay n'avait été jusqu'alors que rarement visitée par les Européens. Encore les quelques bâtiments qui y avaient abordé avaient-ils eu à se plaindre des tribus belliqueuses et féroces, quelques-unes même anthropophages, qui l'habitent.

C'est ainsi qu'en 1802, une embarcation du navire la Rose avait été enlevée et l'équipage retenu prisonnier. Dix ans plus tard, le capitaine de l'Inacho, descendu seul à terre, était blessé à coups de flèches. Enfin, en 1817, une frégate anglaise, ayant envoyé un canot faire du bois, tous les hommes de cette embarcation furent, à la suite d'une rixe, tués et mangés par les naturels. Le lendemain, une chaloupe armée, envoyée à la recherche des absents, n'avait trouvé que les débris sanglants, et les fragments du canot qui avait été mis en pièces.

Ces faits étant connus, les Français n'avaient qu'à se féliciter d'avoir échappé au guet-apens que leur auraient sans doute tendu ces sauvages cannibales, si le séjour de l'Uranie eût été plus long.

Le 17 novembre, l'ancre tombait devant Dillé. Après les compliments d'usage au gouverneur portugais, Freycinet exposa les besoins de son bâtiment et reçut une réponse empressée du gouverneur, qui lui promit de réunir rapidement les vivres nécessaires. L'accueil fait à tout l'équipage fut aussi somptueux que cordial, et, lorsque Freycinet prit congé, le gouverneur, voulant lui donner une marque de souvenir, lui envoya deux petits garçons et deux petites filles, âgés de six ou sept ans, nés au royaume de Failacor, dans l'intérieur de Timor. «Cette race est inconnue en Europe,» disait D. José Pinto Alcofarado d'Azevedo e Souza, pour faire accepter son présent. Freycinet eut beau donner les raisons les plus fortes et les plus concluantes pour motiver son refus, il fut obligé de garder un des deux petits garçons, qui fut baptisé, sous le nom de Joseph Antonio, et qui mourut à Paris, à l'âge de seize ans, d'une maladie scrofuleuse.

La population de Timor paraît, au premier examen, tout entière asiatique; mais, pour peu que l'on se livre à des recherches un peu étendues, on ne tarde pas à apprendre qu'il existe, dans les montagnes les plus centrales et les moins fréquentées, une race de nègres à cheveux crépus, aux mœurs féroces, rappelant les indigènes de la Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Irlande, et qui doit être la population primitive. Cet ordre de recherches, qui avait été inauguré à la fin du XVIIIe siècle par l'Anglais Crawfurd, a pris, de nos jours, grâce aux travaux des savants docteurs Broca et E. Hamy, un développement tout particulier. C'est au second de ces savants que l'on doit, sur ces populations primitives, de curieuses études que la Nature et le Bulletin de la Société de Géographie insèrent toujours pour le plaisir et l'instruction de leurs lecteurs.

Partie de Timor, l'Uranie s'achemina vers le détroit de Bourou, en passant entre les îles Wetter et Roma, aperçut l'île Gasses, à la forme pittoresque, revêtue du plus beau massif de verdure qu'il soit possible de voir; puis, elle fut entraînée par les courants jusqu'à l'île Pisang, dans le voisinage de laquelle on rencontra trois «corocores» montés par les indigènes de l'île Guébé.

Ceux-ci ont le teint noir olivâtre, le nez épaté, les lèvres épaisses; ils sont tantôt forts, robustes et d'apparence athlétique, tantôt grêles et d'une faible complexion, tantôt trapus et d'un aspect repoussant. La plupart n'avaient pour tout costume qu'un pantalon fixé par un mouchoir autour de la ceinture.

Une incursion fut faite sur la petite île Pisang, de formation volcanique, et dont les laves trachitiques se décomposent en une terre végétale dont tout annonçait la fertilité.

Puis on continua, dans le voisinage d'îles jusqu'alors peu connues, à faire route pour Rawak, où la corvette jeta l'ancre le 16 décembre à midi.

L'île Rawak est petite, inhabitée, et bien que nos marins reçussent fréquemment la visite d'habitants de Waigiou, les occasions d'étudier l'espèce humaine furent assez rares. Encore faut-il dire que l'ignorance de la langue de ces indigènes et la difficulté de se faire comprendre à l'aide du malais, dont ils ne savaient que peu de mots, ne les rendirent pas très profitables.

Dès qu'on eut trouvé un emplacement favorable, on installa les instruments, et l'on procéda aux observations de physique et d'astronomie, en même temps qu'aux travaux géographiques.

Rawak, Boni, Waigiou et Manouaroa, que Freycinet appelle îles des Papous, sont situées presque exactement sous l'équateur. Waigiou, la plus grande, n'a pas moins de soixante-douze milles de diamètre. Les terres basses qui en forment le littoral sont couvertes de marécages; le rivage abrupt est lui-même entouré de madrépores et troué de grottes creusées par les eaux.

Personnage des danses de Montezuma, île Guani.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

La végétation qui recouvre tous ces îlots est vraiment surprenante. Ce sont des arbres magnifiques, parmi lesquels on rencontre le «barringtonia», dont le tronc volumineux est toujours incliné vers la mer, au point d'y baigner l'extrémité de ses branches, le «scœvola lobelia», des figuiers, des palétuviers, des casuarinas à la tige droite et élancée qui s'élèvent jusqu'à quarante pieds, le «rima», le «takamahaka», avec son tronc de plus de vingt pieds de circonférence, le cynomètre, de la famille des légumineuses, garni, du sommet à la base, de fleurs rosées et de fruits dorés; en outre, les palmiers, le muscadier, le jambosier et les bananiers se plaisent dans les lieux bas et humides.

La flore a pris là un développement exceptionnel. (Page 257.)

Si la flore a pris là un développement exceptionnel, il n'en est pas de même de la faune. On ne rencontre à Rawak aucun autre quadrupède que le phalanger et le chien de berger, qui vit à l'état sauvage. Waigiou posséderait cependant aussi le babi-roussa et une petite espèce de sanglier. Quant à la gent emplumée, elle n'est pas aussi nombreuse qu'on pourrait le supposer, les plantes à graines qui lui servent de nourriture ne pouvant se multiplier sous l'ombre épaisse des forêts. Ce sont les «calaos», dont les ailes garnies de grandes plumes séparées aux extrémités font, lorsqu'ils volent, entendre un bruit très fort, les perroquets, dont la famille est fort nombreuse, les martins-pêcheurs, les tourterelles, des cassicans, des éperviers fauves, des pigeons couronnés et peut-être, bien que les voyageurs n'en aient pas vu, des oiseaux de paradis.

Quant aux êtres humains, les Papouas, ils sont laids, hideux et effrayants.

«Le front aplati, dit Odet-Pellion, le crâne peu proéminent, l'angle facial de 75°, la bouche grande, les yeux petits et enfoncés, les pommettes saillantes, le nez gros, écrasé du bout et se rabattant sur la lèvre supérieure, la barbe rare, particularité déjà remarquée chez d'autres habitants de ces régions, les épaules d'une largeur moyenne, le ventre très gros et les membres inférieurs grêles, tels sont les caractères distinctifs de ce peuple. Leur chevelure est de nature et de forme très variées; le plus communément, c'est une volumineuse crinière composée d'une couche de cheveux lanugineux ou lisses, frisant naturellement et n'ayant pas moins de huit pouces d'épaisseur; peignée avec soin, crêpée, hérissée en tous sens, elle décrit, à l'aide d'un enduit graisseux qui la soutient, une circonférence à peu près sphérique autour de la tête. Souvent ils y joignent, plutôt pour l'orner que pour ajouter à sa consistance, un fort long peigne en bois de cinq ou six dents.»

Ces malheureux indigènes sont en proie à un fléau terrible; la lèpre sévit parmi eux avec une telle intensité, qu'on peut dire que le dixième de la population en est infecté. Il faut attribuer cette horrible maladie à l'insalubrité du climat, aux effluves délétères des marais, dans lesquels pénètre la mer à la marée montante, à l'humidité qu'occasionnent des bois épais, au voisinage et au mauvais entretien des tombeaux,—peut-être aussi à la consommation prodigieuse de coquillages dont ces naturels se repaissent avidement.

Toutes les habitations sont construites sur pilotis, soit à terre, soit en mer, près du rivage. Ces maisons, en plus grand nombre dans les lieux d'un abord très difficile ou impraticable, se composent de pieux enfoncés dans le sol auxquels sont fixées, par des cordes d'écorce, des traverses sur lesquelles repose un plancher fait des côtes de feuilles de palmier, taillées et serrées les unes contre les autres. Ces feuilles, artistement imbriquées, forment le toit de l'habitation, qui n'a qu'une seule porte. Si ces cases sont bâties au-dessus de l'eau, elles communiquent avec la terre par une sorte de pont de chevalets, dont le tablier mobile peut être enlevé rapidement. Une sorte de balcon, garni d'une rampe, entoure la maison de tous côtés.

Les voyageurs ne purent se procurer aucun renseignement sur la sociabilité de ces naturels. Qu'ils vivent réunis en grandes peuplades sous l'autorité d'un ou de plusieurs chefs, que chaque communauté n'obéisse qu'à son propre chef, que la population soit nombreuse ou non, ce sont là des données qui ne peuvent être recueillies. Ces naturels se donnent le nom d'Alfourous. Ils paraissent parler plusieurs idiomes particuliers, qui diffèrent singulièrement du papou et du malais.

Les indigènes de ce groupe semblent fort industrieux; ils exécutent de très ingénieux instruments de pêche; ils savent très bien travailler le bois, préparer la moelle du sagoutier, tourner des poteries et faire des fours à cuire le sagou; ils tissent des nattes, des tapis, des paniers; ils sculptent des statues et des idoles. MM. Quoy et Gaimard ont observé sur la côte de Waigiou, dans le havre Boni, une statue en argile blanche, remisée sous un hangar, près d'un tombeau. Elle représentait un homme debout, de grandeur naturelle, les mains levées vers le ciel; la tête était en bois et avait les joues et les yeux incrustés de coquillages blancs.

Le 6 janvier 1819, l'Uranie, après avoir appareillé de Rawak, aperçut bientôt les îles Ayou, basses et entourées de récifs, qui étaient fort peu connues et dont la géographie laissait considérablement à désirer. Les travaux d'hydrographie furent contrariés par les fièvres contractées à Rawak et qui attaquèrent plus de quarante personnes.

Le 12 février, furent aperçues les îles des Anachorètes, et, le lendemain, celles de l'Amirauté, sans que l'Uranie cherchât à les rallier.

Bientôt la corvette fut en vue de San-Bartholomé, que ses habitants nomment Poulousouk et qui appartient à l'archipel des Carolines. Un commerce actif, mais surtout fort bruyant, ne tarda pas à s'établir avec ces indigènes, qu'il fut impossible de décider à monter à bord. Les échanges se firent avec une bonne foi touchante, et l'on ne s'aperçut pas du moindre larcin.

Poulouhat, Alet, Tamatam, Allap, Fanadik, et bien d'autres îles de cet archipel, défilèrent tour à tour devant les yeux émerveillés des Français.

Enfin, le 17 mars 1819, c'est-à-dire dix-huit mois après son départ de France, Freycinet aperçut les îles Mariannes, et fit jeter l'ancre dans la rade d'Umata, sur la côte de Guaham.

Au moment où les Français se disposaient à se rendre à terre, ils reçurent la visite du gouverneur D. Medinilla y Pineda, accompagné du major D. Luis de Torrès, seconde autorité de la colonie. Ces officiers s'informèrent des besoins des explorateurs avec la plus grande sollicitude et promirent de satisfaire à toutes leurs demandes dans le plus bref délai.

Sans tarder, Freycinet s'occupa de chercher un local propre à l'établissement d'un hôpital provisoire, et, l'ayant trouvé, dès le lendemain, il y fit installer ses malades, au nombre de vingt.

Tout l'état-major avait été invité à dîner par le gouverneur. On se rendit chez lui à l'heure convenue. Là se trouvait une table chargée de pâtisseries légères et de fruits, au milieu desquels fumaient deux bols de punch. Les convives firent aussitôt en aparté leurs réflexions sur cette singulière mode. Était-ce jour de maigre? Pourquoi ne s'asseyait-on pas? Mais comme il n'y avait personne pour répondre à ces questions, qui auraient été indiscrètes, ils les gardèrent pour eux, tout en faisant honneur au repas.

Nouveau sujet d'étonnement: la table fut débarrassée et chargée de viandes préparées de diverses manières, en un mot, d'un véritable et somptueux dîner. La collation, qu'on avait prise tout d'abord, qui porte dans le pays le nom de «refresco», n'était destinée qu'à mettre les convives en appétit.

A cette époque, le luxe de la table paraissait faire fureur à Guaham. Deux jours plus tard, les officiers assistaient à un nouveau repas de cinquante convives, où ne parurent pas moins de quarante-quatre plats de viande à chaque service, et il n'y en eut pas moins de trois.

«Le même observateur, raconte Freycinet, dit que ce dîner coûta la vie à deux bœufs et à trois gros porcs, sans parler du menu peuple des forêts, de la basse-cour et de la mer. Depuis les noces de Gamache, il ne s'était pas vu, je pense, une telle tuerie. Notre hôte crut, sans doute, que des gens qui avaient souffert longtemps les privations d'un voyage maritime devaient être traités avec profusion. Le dessert n'offrit ni moins d'abondance, ni moins de variété, et fit bientôt place au thé, au café, à la crème, aux liqueurs de toute sorte; comme le refresco n'avait pas manqué d'être servi une heure auparavant, suivant l'usage, on conviendra sans peine que, là, le plus intrépide gastronome eût eu seulement à regretter l'insuffisante capacité de son estomac.»

Mais ces repas et ces fêtes ne portèrent point préjudice à l'objet de la mission. Des excursions qui avaient pour but des recherches d'histoire naturelle, les observations de l'aiguille aimantée, la géographie du littoral de Guaham, confiée à Duperrey, s'opéraient en même temps.

Cependant, la corvette était venue s'amarrer au fond du port San-Luis, et l'état-major, ainsi que les malades, s'étaient installés à Agagna, capitale de l'île et siège du gouvernement. Là se donnèrent, en l'honneur des étrangers, des combats de coqs, jeu très en honneur dans toutes les possessions espagnoles de l'Océanie, et des danses, dont toutes les figures font, dit-on, allusion à des événements de l'histoire du Mexique. Les danseurs, écoliers du collège d'Agagna, étaient revêtus de riches costumes de soie, jadis importés de la Nouvelle-Espagne par les Jésuites. Puis vinrent des passes aux bâtons, exécutées par des Carolins, et d'autres divertissements qui se succédaient presque sans interruption. Mais ce qui eut le plus de prix aux yeux de Freycinet, ce furent les très nombreux renseignements relatifs aux usages et aux mœurs des anciens habitants qu'il recueillit auprès du major D. Luis Torrès, lequel, né dans le pays, avait fait de ces choses le sujet de ses constantes études.

Nous utiliserons et nous résumerons tout à l'heure ces très intéressantes informations, mais il faut parler d'abord d'une excursion aux îles Rota et Tinian, dont la seconde nous est déjà connue par les récits des anciens voyageurs.

Le 22 avril, une petite escadre, composée de huit pros, transporta MM. Bérard, Gaudichaud et Jacques Arago à Rota, où leur arrivée causa une surprise et une frayeur qui s'expliquent. Le bruit courait que la corvette était montée par des insurgés de l'Amérique.

De Rota, les pros gagnèrent Tinian, dont les plaines arides rappelèrent aux voyageurs les rivages désolés de la Terre d'Endracht, et qui doivent être bien changées depuis l'époque où le lord Anson s'y trouvait comme dans un paradis terrestre.

Découvert, le 6 mars 1521, par Magellan, l'archipel des Mariannes reçut d'abord les noms de Islas de las Velas latinas (des voiles latines), puis de los Ladrones (des larrons). A en croire Pigafetta, l'illustre amiral n'aurait vu que Tinian, Saypan et Agoignan. Visitées, cinq ans plus tard, par l'Espagnol Loyasa, qui, au contraire de Magellan, y trouva un très bon accueil, ces îles furent déclarées possession espagnole par Miguel Lopez de Legaspi, en 1565. Elles ne furent cependant colonisées et évangélisées qu'en 1669, par le père Sanvitores. On comprend que nous ne suivions pas Freycinet dans les récits des événements qui marquent l'histoire de cet archipel, bien que les manuscrits et les ouvrages de toute sorte qu'il eut entre les mains, lui aient permis de renouveler complètement ce sujet et de l'éclairer des lumières de la véritable science.

L'admiration qu'avait laissée dans tous les esprits l'incroyable fertilité des îles des Papous et des Moluques, dut sans doute affaiblir l'impression produite par la richesse de quelques-unes des îles Mariannes. Les forêts de Guaham, quoique bien fournies, n'offrent pas cet aspect gigantesque des pays tropicaux; elles couvrent la plus grande partie de l'île, où l'on trouve cependant d'immenses pâturages qui ne produisent ni arbres à pain ni cocotiers.

Dans l'intérieur des forêts, des savanes factices furent créées par les conquérants pour que les nombreuses bêtes à cornes, dont on leur doit l'introduction, pussent y trouver leur nourriture à l'abri du soleil.

Agoigan, île aux flancs rocailleux, paraît de loin sèche et stérile, tandis qu'elle est en réalité recouverte de bois épais, qui grimpent jusqu'à ses sommets les plus élevés.

Quant à Rota, c'est un véritable hallier, un fouillis presque impénétrable de broussailles que dominent les bouquets des rimas, des tamariniers, des figuiers et des cocotiers.

Enfin Tinian offre un aspect qui n'est rien moins qu'agréable. Bien que les Français n'aient nulle part rencontré les sites dépeints avec une si grande richesse de tons par leurs prédécesseurs, l'aspect du sol, la grande quantité d'arbres morts, leur donnèrent à penser que les anciens récits n'avaient pas tout à fait exagéré, d'autant plus que toute la partie sud-est de cette île est rendue inaccessible par des forêts épaisses.

Quant à la population, elle était, à l'époque du voyage de Freycinet, excessivement mêlée, et la race aborigène n'en formait déjà plus la moitié.

Les Mariannais de la classe noble étaient tous autrefois plus grands, plus forts et plus gros que les Européens; mais la race dégénère, et ce n'est plus guère qu'à Rota qu'on retrouve le type primitif dans toute sa pureté.

Nageurs infatigables, plongeurs habiles, marcheurs intrépides, chacun devait faire preuve de son adresse dans ces divers exercices au moment de son mariage. Les Mariannais ont en partie conservé ces qualités, bien que la paresse, ou plutôt la nonchalance, soit le fond de leur caractère.

Les unions, qui se font de bonne heure, entre quinze et dix-huit ans pour les garçons, et douze à quinze pour les filles, sont généralement fécondes, et l'on cite des exemples de familles de vingt-deux enfants nés de la même mère.

Si l'on rencontre à Guaham bien des maladies apportées par les Européens, telles que les maladies de poitrine, la variole, etc., il en est beaucoup d'autres qui paraissent indigènes, ou qui ont pris, du moins, un développement tout particulier et complètement anormal. Parmi ces dernières, on cite l'éléphantiasis et la lèpre, dont on rencontre à Guaham trois variétés aussi différentes par leurs symptômes que par leurs effets.

Avant la conquête, les Mariannais vivaient de poissons, des fruits de l'arbre à pain ou rima, de riz, de sagou et d'autres plantes féculentes. Si leur cuisine était simple, leurs vêtements l'étaient plus encore; ces indigènes allaient complètement nus. Même encore aujourd'hui, les enfants vont nus jusqu'à l'âge de dix ans.

Un voyageur de la fin du XVIIIe siècle, le capitaine de vaisseau Pagès, raconte, à ce propos, que le hasard le fit un jour approcher d'une maison «devant laquelle se trouvait une Indienne d'environ dix à onze ans, assise au grand soleil. Elle était nue et accroupie, ayant sa chemise pliée auprès d'elle. Dès qu'elle me vit, ajoute le voyageur, elle se leva promptement et la remit. Quoi qu'elle ne fût pas vêtue décemment, elle croyait être bien mise, parce qu'elle avait les épaules couvertes; elle n'était plus embarrassée de paraître devant moi.»

La population devait être autrefois considérable, ainsi qu'en témoignent les ruines qu'on rencontre un peu partout, ruines d'habitations qui étaient supportées par des piliers en maçonnerie. Le premier voyageur qui en fasse mention est le lord Anson. Il en a même donné une vue un peu fantaisiste, que les explorateurs de l'Uranie purent cependant reconnaître, ainsi qu'en témoigne le passage suivant:

«La description qu'on en trouve dans le voyage d'Anson est exacte; mais les ruines et les branches d'arbres qui sont aujourd'hui incorporées en quelque sorte avec la maçonnerie, donnent à ces monuments un aspect tout autre que celui qu'ils avaient alors; les angles des piliers se sont aussi émoussés et les demi-sphères qui les couronnent n'ont plus la même rondeur.»

Quant aux habitations modernes, un sixième seulement est en pierre, et l'on compte à Agagna des monuments qui sont relativement très intéressants par leur grandeur, sinon par l'élégance, la majesté ou la finesse de leurs proportions; ce sont le collège Saint-Jean-de-Latran, l'église, le presbytère, le palais du gouverneur, les casernes.

Avant leur assujettissement aux Espagnols, les Mariannais étaient partagés en trois classes, les nobles, les demi-nobles et les plébéiens. Ces derniers, les parias du pays, avaient, dit Freycinet, sans citer l'autorité sur laquelle il s'appuie, une taille moins élevée que celle des autres habitants. Ce seul fait suffirait-il à indiquer une différence de race, ou ne faudrait-il voir dans cette exiguïté de taille que le résultat de l'état d'abaissement auquel était soumise toute cette caste?

Ces plébéiens ne pouvaient jamais s'élever à la caste supérieure, et la navigation leur était interdite. On trouvait encore, dans chacune de ces castes bien définies, les sorcières, prêtresses ou «guérisseuses», qui ne se livraient à la cure que d'une seule maladie,—ce qui n'était pas une raison absolue de la mieux connaître.

La profession de constructeur des pirogues appartenait aux nobles; ils permettaient seulement aux demi-nobles de les seconder dans ce travail, qui était pour eux d'une grande importance et l'une de leurs prérogatives les plus chères. Quant au langage, bien qu'il ressemble au malais et au tagal que l'on parle aux Philippines, il possède cependant son caractère propre. La relation de Freycinet renferme encore un grand nombre de remarques sur les très singuliers usages des anciens Mariannais, mais ce serait s'engager trop loin que de reproduire ces passages, si curieux qu'ils soient pour le philosophe et l'historien.

Ruines de piliers antiques à Tinian.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

Il y avait déjà deux mois que l'Uranie était à l'ancre. Il était temps de reprendre le cours des travaux et des explorations. Freycinet et son état-major passèrent donc leurs dernières journées en visites de remerciement pour l'accueil cordial qui leur avait été prodigué.

Ferme australienne près des Montagnes Bleues.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

Non seulement le gouverneur ne voulut pas agréer de remerciements pour les attentions dont il n'avait cessé de combler les Français depuis deux mois, mais il refusa de recevoir le payement de toutes les fournitures qui avaient été faites pour le ravitaillement de la corvette. Bien plus, par une lettre touchante, il s'excusa de la rareté des denrées, causée par une sécheresse qui désolait Guaham depuis six mois, et qui l'empêchait de faire les choses comme il l'eût désiré.

Les adieux se firent devant Agagna.

«Ce n'est pas sans un profond attendrissement, dit Freycinet, que nous prîmes congé de l'homme aimable qui nous avait comblés de tant de marques de bienveillance. J'étais trop ému pour lui exprimer tous les sentiments dont mon âme était remplie; mais les larmes qui roulaient dans mes yeux ont dû être, pour lui, un témoignage plus certain que des paroles, de mon émotion et de mes regrets.»

Du 5 au 16 juin, l'Uranie procéda à l'exploration de la partie nord des Mariannes et donna lieu aux différentes observations qui ont été résumées plus haut.

Puis, désirant accélérer sa navigation vers les Sandwich, le commandant mit à profit une brise qui lui permit de s'élever en latitude et de chercher les vents favorables. A mesure que les explorateurs avançaient dans cette partie de l'océan Pacifique, ils rencontraient des brumes épaisses et froides, qui pénétraient le navire entier d'une humidité aussi désagréable que nuisible à la santé. Cependant, sauf des rhumes, l'équipage n'en ressentit aucun inconvénient. Ce fut même, au contraire, une sorte de détente pour ces constitutions exposées, depuis si longtemps déjà, aux chaleurs absorbantes du tropique.

Le 6 août, fut doublée la pointe méridionale d'Hawaï, afin de gagner la côte occidentale, où Freycinet espérait trouver un mouillage commode et sûr. Cette journée et la suivante furent consacrées, le calme étant complet, à entamer des relations avec les indigènes, dont les femmes, venues en grand nombre, espéraient prendre le bâtiment à l'abordage et se livrer à leur commerce habituel; mais le commandant leur interdit l'accès de son bord.

Le roi Kamehameha était mort, et son jeune fils Riorio lui avait succédé; telle fut la nouvelle qu'un des «arii» s'empressa d'apprendre au capitaine.

Dès que la brise fut revenue, l'Uranie s'avança vers la baie de Karakakoua, et Freycinet allait envoyer un officier pour sonder ce mouillage, lorsqu'une pirogue, se détachant du rivage, amena à bord le gouverneur de l'île. Ce prince Kouakini, surnommé John Adams, promit au commandant qu'il trouverait des bateaux propres à assurer le ravitaillement de son navire.

Ce jeune homme, qui pouvait avoir vingt-neuf ans et dont la taille bien proportionnée était gigantesque, surprit le commandant par l'étendue de son instruction. Ayant entendu dire que l'Uranie faisait un voyage de découvertes:

«Avez-vous doublé le cap Horn, ou êtes-vous venu par le sud du cap de Bonne-Espérance?» demanda-t-il.

Puis il s'informa des nouvelles de Napoléon et voulut savoir s'il était vrai que l'île de Sainte-Hélène se fût engloutie avec toute sa population. Plaisanterie de quelque baleinier en goguette, qui n'avait obtenu créance qu'à demi!

Kouakini apprit encore à Freycinet que, si la paix n'avait pas été troublée à la mort de Kamehameha, cependant plusieurs chefs ayant élevé des prétentions d'indépendance, l'unité de la monarchie était menacée. De là certain trouble dans les relations politiques et une indécision dans le gouvernement qu'on avait tout lieu de voir bientôt cesser, surtout si le commandant consentait à faire quelque déclaration d'amitié en faveur du jeune souverain.

Freycinet descendit à terre avec le prince pour lui rendre sa visite, et pénétra dans sa demeure, où la princesse, grande femme surchargée d'obésité, était étendue sur un bois de lit européen recouvert de nattes. Puis, tous deux allèrent voir les sœurs de Kouakini, veuves de Kamehameha, qu'ils ne rencontrèrent pas, et ils se dirigèrent vers les chantiers et les principaux ateliers du roi défunt.

Quatre hangars étaient destinés à la construction de grandes pirogues de guerre; d'autres abritaient des embarcations européennes; plus loin, on rencontrait des bois de construction, des lingots de cuivre, quantité de filets de pêche, puis une forge, un atelier de tonnellerie, et enfin, dans des cases appartenant au premier ministre Kraïmokou, des instruments de navigation, boussoles, sextants, thermomètres, montres et jusqu'à un chronomètre.

On refusa aux étrangers l'entrée de deux autres magasins où étaient renfermés la poudre, les munitions de guerre, les liqueurs fortes, le fer et les étoffes.

Mais ces lieux étaient maintenant abandonnés par le nouveau souverain, qui tenait sa cour dans la baie de Koaïhaï.

Freycinet, sur l'invitation du roi, appareilla pour cet endroit, et fut guidé par un pilote, qui se montra attentif et particulièrement habile à prévoir les changements de temps.

«Le monarque m'attendait sur la plage, dit le commandant, vêtu d'un grand costume de capitaine de vaisseau anglais et entouré de toute sa cour. Malgré l'aridité épouvantable de cette partie de l'île, le spectacle qu'offrit cette réunion bizarre d'hommes et de femmes nous parut majestueux et vraiment pittoresque. Le roi, posté en avant, avait ses principaux officiers à quelque distance derrière lui; les uns portaient de magnifiques manteaux de plumes rouges et jaunes ou bien en drap écarlate, d'autres de simples pèlerines dans le même genre, mais où les deux couleurs tranchantes étaient parfois nuancées de noir; quelques-uns étaient coiffés de casques.

«Un nombre assez considérable de soldats, çà et là dispersés, répandaient, par la bizarrerie et l'irrégularité de leur costume, une grande diversité sur cet étrange tableau.»

C'est ce même souverain qui devait plus tard venir avec sa jeune et charmante femme en Angleterre où ils moururent, et d'où leurs dépouilles furent ramenées à Hawaï, par le capitaine Byron, sur la frégate la Blonde.

Freycinet lui renouvela ses demandes de ravitaillement, et le roi lui promit que deux jours ne se passeraient pas avant que satisfaction ne fût accordée à ses désirs. Mais, si la bonne volonté de ce jeune souverain ne pouvait être suspectée, le commandant allait bientôt juger par lui-même que la plupart des principaux chefs n'étaient pas résolus à lui montrer une extrême obéissance.

Quelque temps après, les principaux officiers de l'état-major allèrent faire visite aux veuves de Kamehameha. Voici, d'après M. Quoy, le piquant tableau de cette réjouissante réception.

«C'était, dit-il, un spectacle vraiment étrange que de voir, dans un appartement resserré, huit ou dix masses de chair à forme humaine, demi-nues, dont la moindre pesait au moins trois cents livres, couchées par terre sur le ventre. Ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à trouver une place où nous nous étendîmes aussi pour nous conformer à l'usage. Des serviteurs avaient continuellement en main, soit des émouchoirs en plumes, soit une pipe allumée, qu'ils faisaient circuler de bouche en bouche et dont chacun prenait quelques bouffées; d'autres massaient les princesses.... Il est facile d'imaginer que notre conversation ne fut pas très soutenue, mais d'excellentes pastèques qu'on nous servit nous fournirent le moyen d'en dissimuler la langueur....»

Freycinet alla ensuite voir le fameux John Young, qui avait été si longtemps l'ami fidèle et le sage conseiller du roi Kamehameha. Bien qu'il fût alors malade et vieux, il n'en donna pas moins à Freycinet de précieux renseignements sur cet archipel, où il résidait depuis trente ans, et à l'histoire duquel il avait été profondément mêlé.

Le ministre Kraïmokou, durant une visite qu'il avait faite à l'Uranie, avait aperçu l'aumônier, l'abbé de Quelen, dont le costume l'avait fort intrigué. Aussitôt qu'il eut appris que c'était un prêtre, il manifesta au commandant le désir d'être baptisé. Sa mère, dit-il, avait reçu ce sacrement à son lit de mort et lui avait fait promettre de se soumettre lui-même à cette cérémonie, aussitôt qu'il en trouverait l'occasion.

Freycinet y consentit et voulut donner à cet acte une certaine solennité, d'autant plus que Riorio demandait à y assister avec toute sa cour.

Tout ce monde se tint avec beaucoup de respect et de déférence pendant la cérémonie; mais, aussitôt qu'elle fut achevée, la cour se rua sur la collation que le commandant avait fait préparer.

C'était merveille de voir se vider les bouteilles de vin et les flacons de rhum et d'eau-de-vie, de voir disparaître les provisions de toute sorte dont la table était couverte. Par bonheur, la nuit approchait, sans quoi Riorio aurait été hors d'état de regagner la terre, ainsi que la plupart de ses courtisans et de ses officiers. Il fallut cependant lui donner encore deux bouteilles d'eau-de-vie pour boire, disait-il, à la santé du commandant et à son heureux voyage, et tous les assistants se crurent obligés d'en demander autant.

«Ce n'est pas trop avancer de dire, raconte Freycinet, que cette royale compagnie but ou emporta, dans l'espace de deux heures, ce qui aurait suffi à l'approvisionnement d'une table de dix personnes pendant trois mois.»

Divers cadeaux avaient été échangés entre le couple royal et le commandant. Parmi les objets qui avaient été offerts à ce dernier par la jeune reine, se trouvait un manteau de plumes, vêtement devenu fort rare aux Sandwich.

Freycinet allait remettre à la voile, lorsqu'il apprit, par un capitaine américain, la présence à l'île Mowi d'un bâtiment marchand qui avait une assez grande quantité de biscuit et de riz, et qui consentirait sans doute à lui en céder. Il se détermina d'abord à mouiller devant Raheina. D'ailleurs, c'était là que Kraïmokou devait livrer le nombre de cochons nécessaire au ravitaillement de l'équipage. Mais le ministre fit preuve d'une si insigne mauvaise foi, il exigea des prix si élevés, il offrit des cochons si maigres, qu'il fallut en venir aux menaces pour conclure. Kraïmokou était, en cette circonstance, circonvenu par un Anglais, qui n'était autre qu'un convict échappé de Port-Jackson, et très vraisemblablement, si l'indigène eût été livré à lui-même et aux impulsions de son cœur, il se serait comporté, en cette occasion, avec la noblesse et la bonne foi qui lui étaient habituelles.

A Waihou, Freycinet mouilla à Honolulu. L'accueil empressé qu'il y reçut de plusieurs Européens lui fit regretter de n'y être pas venu directement. Il s'y serait immédiatement procuré toutes les ressources qu'il avait eu tant de difficulté à réunir dans les deux autres îles.

Le gouverneur de cette île, Boki, se fit baptiser par l'aumônier de l'Uranie; il ne parut d'ailleurs désirer ce sacrement que parce que son frère l'avait reçu. Il s'en fallait de beaucoup qu'il eût l'air intelligent des Sandwichiens qu'on avait fréquentés jusqu'alors.

Quelques observations sur les naturels sont assez intéressantes pour qu'elles soient sommairement rapportées.

Tous les navigateurs sont d'accord pour reconnaître que la classe des chefs forme une race supérieure aux autres habitants par la taille et l'intelligence. Il n'est pas rare d'en voir qui atteignent six pieds de hauteur. L'obésité est chez eux fréquente, mais surtout chez les femmes qui, très jeunes, parviennent, le plus souvent, à un embonpoint véritablement monstrueux.

Le type est remarquable, et les femmes sont souvent assez jolies. La durée de la vie n'est pas très longue, et il est rare de rencontrer un vieillard de soixante-dix ans. Il faut attribuer la rapide décrépitude et la fin prématurée des habitants à leurs habitudes invétérées de libertinage.

En quittant l'archipel des Sandwich, Freycinet avait à étudier dans cette partie du grand Océan les principales inflexions de l'équateur magnétique par de petites latitudes. Aussi fit-il force de voiles dans l'est.

Le 7 octobre, l'Uranie entrait dans l'hémisphère sud et, le 19 du même mois, se trouvait en vue des îles du Danger. A l'est de l'archipel des Navigateurs, on découvrit un îlot, non marqué sur les cartes, qui fut appelé île Rose, du nom de madame Freycinet. Ce fut, d'ailleurs, la seule découverte du voyage.

La position des îles Pylstaart et Howe fut rectifiée, et enfin, le 13 novembre, on aperçut les feux de l'entrée de Port-Jackson ou Sydney.

Freycinet s'attendait bien à trouver cette ville agrandie, depuis seize ans qu'il ne l'avait vue, mais il fut profondément étonné à l'aspect d'une cité européenne, prospérant au milieu d'une nature presque sauvage.

Plusieurs excursions dans les environs firent éclater aux yeux des Français tous les progrès accomplis par la colonie. De belles routes soigneusement entretenues, bordées de ces eucalyptus que Péron qualifie de «géants des forêts australes», des ponts bien construits, des bornes en pierre indiquant les distances, tout annonçait une voirie bien organisée. De jolis cottages, de nombreux troupeaux de bœufs, des champs soigneusement tenus, attestaient l'industrie et la persévérance des nouveaux colons.

Le gouverneur Macquarie et les principales autorités du pays luttèrent de prévenances envers les officiers, qui durent refuser plus d'une invitation pour ne pas négliger leurs travaux. C'est ainsi qu'ils se rendirent par mer à Paramatta, maison de campagne du gouverneur, aux accents de la musique militaire. Plusieurs officiers allèrent aussi visiter la petite ville de Liverpool, bâtie dans une situation agréable, sur les bords de la rivière George, ainsi que les bourgades de Windsor et de Richmond, qui s'élèvent près de la rivière Hawkesbury. Pendant ce temps, une partie de l'état-major assistait à une chasse au kanguroo et, franchissant les montagnes Bleues, s'avançait au delà de l'établissement de Bathurst.

Grâce aux excellentes relations qu'il s'était créées pendant ses deux séjours, Freycinet fut à même de recueillir nombre de données intéressantes sur la colonie australienne. Aussi le chapitre qu'il consacre à la Nouvelle-Galles du Sud, enregistrant les progrès merveilleux et rapides de la colonisation, excita-t-il un vif intérêt en France, où l'on ne connaissait que trop imparfaitement le développement et la prospérité croissante de l'Australie. C'étaient là des documents nouveaux, bien faits pour intéresser, et qui ont l'avantage de donner l'état précis de la colonie en 1825.

La chaîne de montagnes, connue sous le nom d'Alpes australiennes, sépare, à quelque distance de la côte, la Nouvelle-Galles du Sud de l'intérieur du continent australien. Pendant vingt-cinq ans, ce fut un obstacle aux communications avec l'intérieur, qui, grâce au gouverneur Macquarie, disparut. Un chemin, formé de rampes multipliées, avait été taillé dans le roc, et permettait de coloniser d'immenses plaines fertiles, arrosées par des rivières importantes.

Les plus hauts sommets de cette chaîne, couverts de neige au milieu de l'été, n'ont pas moins de trois mille mètres de hauteur.

En même temps qu'on en mesurait les principaux pics, les monts Exmouth, Cunningham, etc., on découvrait que l'Australie, loin de n'avoir qu'un seul grand cours d'eau, la rivière des Cygnes, en possédait au contraire un certain nombre, au premier rang desquels il convient de citer la rivière Hawkesbury, formée des eaux réunies de la Nepean et de la Grose, et la Brisbane, le Murray n'étant pas encore reconnu.

A cette époque, on avait déjà commencé à exploiter des mines de houille, des couches d'ardoise, des gisements de fer carbonaté compact, de grès, de pierre calcaire, de porphyre, de jaspe, mais on n'avait pas encore constaté la présence de l'or, ce métal qui devait transformer si rapidement la jeune colonie.

Quant au sol, sur les bords de la mer, il est stérile et ne nourrit que quelques arbustes rabougris. Mais, si l'on s'enfonce dans l'intérieur, on découvre des champs revêtus d'une riche parure, d'immenses pâturages à peine dominés par quelques grands végétaux, ou des forêts dont les arbres gigantesques, enlacés par un fouillis inextricable de lianes, forment des massifs impénétrables.

Une des choses qui surprirent le plus vivement les explorateurs, c'est l'identité de la race sur cet immense continent. En effet, que l'on observe les aborigènes à la baie des Chiens-Marins, à la Terre d'Endracht, à la rivière des Cygnes ou à Port-Jackson, la couleur de la peau, les cheveux, les traits du visage, tout le physique, ne laissent aucun doute sur leur communauté d'origine.

Le poisson et les coquillages forment la base de l'alimentation des populations maritimes ou fluviatiles. Celles de l'intérieur vivent du produit de leur chasse et se nourrissent de l'opossum, du kanguroo, des lézards, des serpents, des vers, des fourmis, qu'ils mélangent avec leurs œufs dans une pâte de racines de fougère.

Carte des Carolines.

Partout, l'habitude des naturels est d'aller absolument nus; ils ne dédaignent cependant pas de se couvrir des quelques vêtements européens qu'ils peuvent se procurer. En 1820, on voyait à Port-Jackson, paraît-il, une vieille négresse enveloppée dans les fragments d'une couverture de laine et coiffée d'un petit chapeau de femme en soie verte. Il était impossible d'imaginer une plus grotesque caricature.

Il est quelques-uns de ces indigènes, cependant, qui se fabriquent des manteaux de peaux d'opossum ou de kanguroo, dont ils cousent les pièces avec des nerfs de casoar, mais ce genre de vêtement est rare.

Naturels australiens. (Page 273.)

Leurs cheveux lisses sont tressés en mèches, après avoir été barbouillés de graisse. En mettant au milieu une touffe d'herbe, ils élèvent un édifice singulier et bizarre, d'où partent quelques plumes de kakatoès, à moins qu'ils n'y collent, avec de la résine, des dents humaines, des morceaux de bois, des queues de chien ou des os de poisson.

Bien que le tatouage ne soit pas en honneur à la Nouvelle-Hollande, on rencontre cependant assez souvent des naturels qui se sont fait, avec des coquilles tranchantes, des incisions assez symétriques. Un usage non moins général est celui de se barioler le corps de raies rouges ou blanches et de figures singulières, qui donnent à ces peaux noires une apparence diabolique.

Ces sauvages étaient autrefois persuadés qu'après leur mort, ils étaient transportés dans les nuages ou au sommet des plus grands arbres, sous la forme de petits enfants, et qu'ils jouissaient dans ces paradis aériens d'une grande abondance de nourriture. Mais, depuis l'arrivée des Européens, leurs croyances se sont modifiées, et ils pensent maintenant qu'ils deviendront blancs et iront habiter des pays éloignés. Aussi, à les en croire, tous les blancs sont-ils autant d'ancêtres qui, morts dans les combats, ont pris cette forme nouvelle.

Le recensement de 1819,—l'un des plus détaillés qui aient été constitués pour cette période,—accuse une population coloniale de 25,425 habitants, non compris, bien entendu, les militaires. Le nombre des femmes étant sensiblement inférieur à celui des hommes, il en était résulté des inconvénients, auxquels la métropole avait essayé de remédier par l'envoi de jeunes filles, qui avaient trouvé très rapidement, à se marier, formant ainsi des familles dont le niveau moral n'avait par tardé à dépasser celui des convicts.

Un fort long chapitre est consacré, dans la relation de Freycinet, à tout ce qui touche l'économie politique. Les différentes espèces de terre et les semences qui leur conviennent, l'industrie, l'élève des bestiaux, l'économie rurale, les manufactures, le commerce, les moyens de communication, l'administration, toutes ces questions sont traitées, en grand détail, sur des documents alors récents, et avec une compétence qu'on est loin d'attendre d'un homme qui n'en a pas fait l'objet de ses recherches habituelles. Enfin, on y trouve une étude très approfondie sur le régime auquel étaient soumis les convicts dès leur arrivée dans la colonie, sur les châtiments qui les attendaient, ainsi que sur les encouragements et les récompenses qu'on leur accordait avec une certaine facilité, aussitôt que leur conduite devenait régulière. En même temps, on y remarque des considérations aussi sages que judicieuses sur l'avenir de la colonie australienne et sa prospérité future.

Le 25 décembre 1819, après cette longue et fructueuse relâche, l'Uranie reprenait la mer et se dirigeait de manière à passer au sud de la Nouvelle-Zélande et de l'île Campbell pour gagner le cap Horn. Quelques jours plus tard, une dizaine de déportés fugitifs étaient découverts à bord, mais on était déjà trop éloigné de la Nouvelle-Hollande pour les y réintégrer.

Les côtes de la Terre de Feu furent atteintes, sans qu'aucun fait saillant soit à noter dans cette navigation constamment favorisée par le vent d'ouest. Le 5 février, fut aperçu le cap de la Désolation. Le cap Horn doublé sans entrave l'Uranie jeta l'ancre dans la baie de Bon-Succès, dont les bords, garnis d'arbres de haute futaie, arrosés de cascades, n'offraient pas cette aridité et cette désolation qui marquent en général ces tristes parages.

D'ailleurs, la station ne fut pas longue, et la corvette, reprenant sa route, ne tarda pas à embouquer le détroit de Lemaire au milieu d'une brume épaisse. Là elle fut accueillie par une grosse houle, un vent violent et une brume opaque qui confondait dans une même teinte la terre, la mer et le ciel.

La pluie et les embruns soulevés par le vent, la nuit qui tomba sur ces entrefaites, forcèrent l'Uranie à tenir la cape avec le grand hunier au bas ris et le petit foc, voilure sous laquelle elle se comporta fort bien.

Il fallut courir vent arrière, et déjà l'on se félicitait d'être entraîné par l'ouragan loin des côtes, lorsque retentit ce cri: «Terre devant nous et fort près!»

Une terrible angoisse étreignit alors tous les cœurs. Le naufrage était inévitable.

Seul, Freycinet, après un moment d'hésitation, redevint maître de lui-même. La terre ne pouvait être devant; il fit continuer à courir au nord en tirant un peu vers l'est, et l'expérience ne tarda pas à prouver l'exactitude de ses calculs.

Le surlendemain, le temps s'étant rasséréné, le point fut fait, et comme on était trop éloigné de la baie de Bon-Succès, le commandant avait à choisir entre une relâche sur la côte d'Amérique et une aux îles Malouines. Il se décida pour la dernière.

L'île Conti, la baie Marville et le cap Duras furent tour à tour relevés à travers la brume, tandis qu'une brise favorable poussait le navire vers la baie Française, lieu fixé de la prochaine relâche. Déjà on se félicitait d'avoir accompli tant de travaux périlleux, d'avoir mené une si rude campagne sans accident grave. Pour les matelots, comme dit Byron:

The worst was over, and the rest seemed sure[3].

Mais une rude épreuve attendait encore les navigateurs.

En entrant dans la baie Française, tout le monde était à son poste pour le mouillage. Des vigies veillaient, on sondait de dessus les grands porte-haubans, lorsqu'à vingt brasses, puis à dix-huit, des roches furent signalées. On était à une demi-lieue de terre.

Par prudence, Freycinet laissa porter de deux quarts, et c'est cette précaution qui lui devint funeste. La corvette donna tout à coup avec violence contre une roche sous-marine. La sonde accusait à cet instant même, de chaque bord, quinze et douze brasses. L'écueil contre lequel le navire venait de toucher était donc moins large que la corvette elle-même. En effet, c'était la pointe aiguë d'un roc.

Des fragments de bois qui remontèrent à la surface firent aussitôt craindre que l'accident ne fût grave. On se jeta aux pompes. L'eau pénétrait avec violence dans la cale. Freycinet fit aussitôt «larder une bonnette», opération qui consiste à passer une voile sous la quille de manière qu'en s'introduisant dans l'avarie, elle diminue l'ouverture par laquelle l'eau se précipite. Rien n'y fit. Bien que tout le monde, officiers et matelots, fût aux pompes, on ne parvenait qu'à «étaler», c'est-à-dire à ne pas être gagné par la mer. Il fallait mettre le navire à la côte.

Mais ce n'était pas tout que prendre cette résolution, si pénible qu'elle fût, il fallait l'exécuter. Or, partout la terre était bordée de roches, et ce n'est qu'au fond de la baie qu'on pouvait trouver une plage de sable propice à un échouage. La brise était devenue contraire, la nuit arrivait, et le navire était à moitié plein d'eau. On peut juger des angoisses du commandant! L'échouage se fit cependant sur la côte de l'île aux Pingouins.

«A cet instant, dit Freycinet, la fatigue de nos hommes était telle, qu'il fallut discontinuer toute espèce de travaux et donner à l'équipage un repos d'autant plus indispensable que notre situation allait nous obliger à une foule d'opérations très pénibles. Mais pouvais-je moi-même me livrer au repos! Agité de mille pensées pénibles, mon existence me paraissait un songe! Ce passage subit d'une position où tout paraissait me sourire, à celle où je me trouvais en ce moment, m'oppressait comme un affreux cauchemar; mes idées étaient bouleversées, et il m'était difficile de retrouver le calme dont j'avais besoin et qui devait être mis à une si pénible épreuve! Tous mes compagnons de voyage avaient fait leur devoir dans l'affreux sinistre dont nous avions failli devenir les victimes, et je me plais à rendre justice à tous.»

Lorsque le jour vint éclairer le paysage, une morne tristesse s'empara de tous les hommes. Pas un arbre, pas un brin d'herbe, sur ces plages désolées. Rien qu'une solitude silencieuse, de tout point semblable à celle de la baie des Chiens-Marins.

Mais ce n'était pas le moment de s'attendrir. D'ailleurs on n'en avait pas le temps. Les journaux, les observations et tous ces documents précieux, recueillis au milieu de tant de fatigues et de dangers, fallait-il les laisser s'engloutir?

Tous furent sauvés. Par malheur, il n'en fut pas de même des collections. Plusieurs caisses d'échantillons, qui étaient à fond de cale, furent entièrement perdues, d'autres avariées par l'eau de mer. Les collections qui eurent le plus à souffrir du désastre furent celles d'histoire naturelle et l'herbier que Gaudichaud s'était donné tant de mal à réunir. Les béliers mérinos, qu'on devait à la générosité de M. Mac-Arthur de Sidney et qu'on espérait acclimater en France, furent débarqués, ainsi que les bestiaux, encore vivants.

Des tentes furent dressées, en premier lieu pour les quelques malades du bord, puis pour les officiers et pour l'équipage. Les vivres, les munitions, extraits du bâtiment, furent mis avec soin à l'abri des intempéries de la saison. On réserva les liqueurs fortes pour l'époque où l'on quitterait le lieu du naufrage, et, pendant les trois mois que les Français durent rester en cet endroit, il n'y eut pas un seul vol de rhum ou d'eau-de-vie à constater, bien que tout le monde fût réduit à l'eau pure.

Tandis qu'on essayait, non sans peine, de réparer les avaries majeures de l'Uranie, quelques matelots étaient chargés de pourvoir à la subsistance commune par la chasse et la pêche. Lions marins, oies, canards, sarcelles, bécassines, étaient en grand nombre sur les étangs, mais il était difficile de s'en procurer à la fois un assez grand nombre pour nourrir tout l'équipage, et la dépense de poudre eût été trop considérable. Heureusement on rencontra des manchots assez stupides pour se laisser assommer au bâton, et leur nombre était si considérable, qu'ils auraient suffi pour alimenter cent vingt hommes pendant quatre ou cinq mois. On parvint également à tuer quelques chevaux, qui étaient redevenus sauvages depuis le départ de la colonie fondée par Bougainville.

Le 28 février, on dut reconnaître qu'avec les faibles moyens dont on disposait, il était impossible de réparer les avaries de la corvette, d'autant plus que les chocs répétés du bâtiment sur le sol avaient considérablement aggravé l'état des choses.

Que faire cependant?

Devait-on attendre qu'un bâtiment vînt relâcher à la baie Française?

C'était laisser les matelots dans l'oisiveté, et, par conséquent, ouvrir la porte au désordre.

Ne valait-il pas mieux, avec les débris de l'Uranie, essayer de construire un bâtiment plus petit?

Justement, on possédait une grande chaloupe. Une fois pontée et exhaussée, ne pourrait-elle pas gagner Montevideo et en ramener un bâtiment capable de sauver le matériel et le personnel de l'expédition?

C'est à ce dernier parti que Freycinet s'arrêta, et dès ce moment on ne perdit pas une minute. Une énergie toute nouvelle sembla s'être emparée des matelots, et les travaux furent menés rapidement. C'est alors que le commandant dut s'applaudir d'avoir embarqué à Toulon des marins appartenant à divers corps de métier. Forgerons, voiliers, cordiers, scieurs de long, tous s'occupèrent avec activité de la tâche qui leur incombait.

Quant au voyage à entreprendre, personne ne doutait de sa réussite. Trois cent cinquante lieues seulement séparent les Malouines de Montevideo, et les vents qui règnent dans ces parages, à cette époque de l'année, permettraient à l'Espérance—ainsi se nommait la chaloupe transformée—de faire ce trajet en quelques jours.

Il fallait cependant prévoir le cas où cette frêle embarcation ne pourrait atteindre la Plata. Aussi Freycinet était-il décidé à mettre sur chantier, immédiatement après son départ, une goëlette de cent tonneaux.

Bien que l'on fût très absorbé par ces travaux si variés et si multiples, on n'en procédait pas moins aux observations ordinaires d'astronomie, de physique, d'histoire naturelle et d'hydrographie. Il semblait qu'on fût seulement en relâche.

Enfin le bâtiment fut achevé et mis à l'eau. Les instructions pour son commandant, le capitaine Duperrey, étaient rédigées, son équipage était choisi, on embarquait ses provisions, le départ était fixé au surlendemain, lorsque, le 19 mars 1820, des cris se font entendre: «Un navire! un navire!» Un sloop sous voiles était à l'entrée de la baie.

Plusieurs coups de canon furent tirés pour attirer son attention, et le patron s'empressa de venir à terre.

En peu de mots, Freycinet eut exposé à ce dernier par suite de quelles circonstances il se trouvait établi sur cette côte.

Le patron répondit qu'il était aux ordres d'un bâtiment américain, le Général-Knox, employé à la pêche aux phoques, à l'île West, pointe la plus occidentale des Malouines.

Un officier fut aussitôt chargé d'aller s'entendre avec le capitaine de ce navire, sur la nature des secours qu'il pourrait donner aux Français. Mais celui-ci demanda 135,750 francs pour conduire les naufragés à Rio. C'était étrangement abuser des circonstances. Aussi l'officier français ne voulut-il rien conclure sans l'assentiment de son commandant et pria-t-il l'Américain de se rendre à la baie des Français.

Pendant ces négociations, un nouveau navire, le Mercury, capitaine Galvin, était entré dans la baie. Parti de Buenos-Ayres pour porter des canons à Valparaiso, le Mercury, sur le point de doubler le cap Horn, avait fait une voie d'eau considérable qui le forçait à se radouber aux Malouines. Ce fut un heureux événement pour les Français, et la concurrence qui allait en résulter ne pouvait tourner qu'à leur avantage.

Freycinet offrit immédiatement au capitaine Galvin, pour réparer ses avaries, les secours en matériaux et en hommes dont il disposait, ajoutant que si ses charpentiers pouvaient radouber le navire, il lui demanderait de le transporter avec ses compagnons à Rio-de-Janeiro.

Au bout de quinze jours, les réparations étaient terminées. Pendant ce temps, la négociation avec le Général Knox s'était terminée par un refus absolu, de la part de Freycinet, d'en passer par les exigences du capitaine américain. Quant au capitaine Galvin, il fallut plusieurs jours pour arriver à une solution avec lui et l'amener au traité que voici:

1o Le capitaine Galvin s'engageait à conduire à Rio les naufragés, leurs papiers, collections et instruments, ainsi que tout ce que l'on pourrait embarquer des objets sauvés de l'Uranie.

2o Les naufragés devaient se nourrir pendant la traversée avec les vivres mis en réserve pour eux.

3o Arrivés à destination, les Français devaient lui payer, dans les dix jours, une somme de 97,740 francs.

Ainsi se termina cette laborieuse négociation par l'acceptation de conditions vraiment léonines.

Avant de quitter les Malouines, le naturaliste Gaudichaud enrichit cette terre misérable de plusieurs sortes de plantes, qui lui parurent pouvoir être utiles aux navigateurs en relâche.

Quelques détails sur cet archipel ne seront pas sans intérêt. Composé d'un grand nombre d'îlots et de deux îles principales, Conti et Maidenland, ce groupe est compris entre 50° 57´ et 52° 45´ sud et 60° 4´ et 63° 48´ à l'ouest du méridien de Paris. La baie Française, située à l'extrémité orientale de l'île Conti, est une vaste ouverture, plus profonde que large, aux côtes accores et rocheuses.

La température est douce, malgré la latitude élevée de ces îles. La neige n'est pas abondante et ne persiste pas plus de deux mois au sommet des plus hautes montagnes. Les ruisseaux ne gèlent point, et jamais lac ou marais glacé n'a pu porter un homme plus de vingt-quatre heures de suite. D'après les observations de Weddell, qui a fréquenté ces parages de 1822 à 1824, la température s'y serait considérablement relevée depuis une quarantaine d'années, par suite du changement de direction des grands bancs de glace, qui vont se perdre au milieu de l'Atlantique.

La baie Française aux îles Malouines.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

Au dire du naturaliste Quoy, il semblerait que les Malouines, à considérer le peu de profondeur de la mer qui les sépare de l'Amérique et la ressemblance qui existe entre leurs plaines herbeuses et les pampas de Buenos-Ayres, aient fait partie autrefois du continent.

Ces plaines sont basses, marécageuses, couvertes de hautes herbes et noyées l'hiver. On y rencontre de larges espaces d'une tourbe noire, qui forme un excellent combustible.

Cette nature particulière du sol a empêché la végétation des arbres que Bougainville avait voulu y acclimater et dont il ne restait plus trace à l'époque du séjour de Freycinet. La plante la plus grande et la plus commune est une sorte de glaïeul,—excellente pour la nourriture des bestiaux,—qui sert de refuge à un grand nombre de phoques et à des légions de manchots. C'est elle que de loin les premiers voyageurs avaient prise pour des buissons élevés.

Le Mercury au mouillage dans la baie Française. (Page 287.)

Le céleri, le cochléaria, le cresson, le pissenlit, le framboisier, l'oseille, la pimprenelle, sont les seules plantes utiles à l'homme qu'on rencontre sur cet archipel.

Quant aux animaux, les bœufs, les porcs et les chevaux, importés par les colons français et espagnols, s'étaient singulièrement multipliés sur l'île Conti; mais la chasse que les baleiniers leur faisaient devait bientôt en diminuer sensiblement le nombre.

Le seul quadrupède qui soit véritablement indigène aux Malouines est le chien antarctique, dont le museau rappelle tout à fait celui du renard. Aussi est-il appelé chien-renard ou loup-renard par quelques baleiniers. Ces animaux féroces se jetèrent à l'eau pour attaquer les marins de Byron. Ils se contentent maintenant des lapins,—qui n'ont pas tardé à pulluler,—quand les phoques, qu'ils ne craignent pas de combattre, parviennent à leur échapper.

Le 28 avril 1820, le Mercury prenait la mer, emportant vers Rio-de-Janeiro Freycinet et son équipage. Mais le capitaine Galvin n'avait pas réfléchi à ceci: c'est que, armé sous le pavillon des indépendants de Buenos-Ayres, alors en guerre avec les Portugais, son navire serait saisi en entrant à Rio, que ses matelots et lui-même seraient faits prisonniers. Il essaya donc de faire revenir Freycinet sur ses engagements, espérant le décider à débarquer à Montevideo. Mais, celui-ci ne voulut y consentir sous aucun prétexte, et un nouveau contrat fut substitué au premier.

Par ce dernier acte, Freycinet devenait, pour le compte de la marine française, propriétaire du Mercury, moyennant la somme stipulée au premier contrat.

Le 8 mai, on arrivait devant Montevideo, où Freycinet prit le commandement du navire, auquel il donna le nom de la Physicienne. On profita de cette relâche pour procéder à l'armement, à l'arrimage, à la révision du gréement, à l'embarquement de l'eau et des provisions nécessaires pour gagner Rio-de-Janeiro, que la Physicienne n'atteignit pas sans avoir éprouvé des avaries assez importantes.

La Physicienne avait l'air si peu belliqueux, que, malgré la flamme de bâtiment de guerre qui flottait en tête du grand mât, les douaniers y furent trompés et voulurent la visiter comme un navire de commerce.

Des réparations très sérieuses étaient indispensables. Elles forcèrent Freycinet à rester à Rio jusqu'au 18 septembre. Il prit alors définitivement la route de France, et mouilla, le 13 novembre 1820, au Havre, après une navigation de trois ans et deux mois, pendant laquelle il avait parcouru 18,802 lieues marines ou 23,577 lieues moyennes de France.

Quelques jours plus tard, Freycinet rentrait à Paris assez gravement malade, et remettait au secrétariat de l'Académie des Sciences les manuscrits scientifiques du voyage, qui ne formaient pas moins de trente et un volumes in-4o. En même temps, les naturalistes de l'expédition, Quoy, Gaimard et Gaudichaud déposaient les échantillons qu'ils avaient réunis. On y comptait quatre espèces nouvelles de mammifères, quarante-cinq de poissons, trente de reptiles, des mollusques, des annélides, des polypes, etc., etc.

Traduit, suivant les lois militaires, devant un conseil de guerre, pour y répondre de la perte de son bâtiment, Freycinet fut non seulement acquitté à l'unanimité, mais encore chaudement félicité pour son énergie, sa capacité et les mesures habiles et vigilantes qu'il avait prises dans cette triste circonstance. Reçu quelque temps après par le roi Louis XVIII, celui-ci le reconduisit en lui disant: «Vous êtes entré ici capitaine de frégate, vous en sortirez capitaine de vaisseau. Ne m'en remerciez pas et dites-moi seulement ce que Jean Bart répondit à Louis XIV: «Sire, vous avez bien fait!»

Depuis ce moment, Freycinet consacra tout son temps à la publication des résultats de son expédition. Le peu que nous en avons dit fait comprendre qu'ils étaient immenses. Mais, consciencieux à l'excès, l'explorateur ne voulait rien laisser paraître qui ne fût parfait, et il tenait à mettre ses travaux à la hauteur des connaissances acquises. On peut juger combien de temps il dut dépenser à classer les nombreux matériaux qu'il avait rapportés. Aussi, lorsque la mort vint le surprendre, le 18 août 1842, il n'avait pas encore mis la dernière main à l'une des parties les plus curieuses et des plus neuves de son travail, celle qui était relative aux langues de l'Océanie et à celle des Mariannes en particulier.

A la fin de l'année 1821, le ministre de la marine, le marquis de Clermont-Tonnerre, recevait un nouveau plan de voyage que lui présentaient deux jeunes officiers, MM. Duperrey et Dumont d'Urville. Le premier était à peine rentré en France depuis un an; second de Freycinet sur l'Uranie, il avait, par ses connaissances scientifiques et hydrographiques, rendu des services importants à l'expédition. Le second, collaborateur du capitaine Gauttier, s'était fait remarquer pendant les campagne hydrographiques que ce dernier venait de terminer dans la Méditerranée et la mer Noire. Il avait le goût de la botanique et des arts, et il avait été l'un des premiers à signaler la valeur artistique de la Vénus de Milo, que l'on venait de découvrir.

Les objectifs que ces jeunes savants se proposaient étaient l'étude des trois règnes de la nature, le magnétisme, la météorologie et la détermination de la figure de la Terre.

«Quant à la géographie, dit Duperrey, nous nous proposions de constater ou de rectifier, soit par des observations directes, soit par le transport du temps, la position d'un grand nombre de points dans différentes parties du globe, notamment dans les nombreux archipels du Grand Océan, si féconds en naufrages et si remarquables par la nature et la forme des îles basses, des bancs et des récifs qui les composent; de tracer de nouvelles routes dans l'archipel Dangereux et dans les îles de la Société, à côté des routes de Quiros, de Wallis, de Bougainville et de Cook; de lier nos travaux hydrographiques à ceux des voyages de d'Entrecasteaux et de M. de Freycinet dans la Polynésie, à la Nouvelle-Hollande et dans les îles Moluques, et de visiter particulièrement ces îles Carolines, découvertes par Magellan, sur lesquelles, à l'exception de la partie orientale, examinée de nos jours par le capitaine Kotzebue, nous n'avions que des descriptions bien vagues, transmises par les missionnaires d'après le récit de quelques sauvages égarés dans leurs pirogues et jetés par le vent sur les îles Mariannes. Le langage, le caractère, les mœurs et la physionomie des insulaires devaient être aussi l'objet d'observations particulières et non moins curieuses.»

Les médecins de la marine Garnot et Lesson furent chargés des observations d'histoire naturelle, tandis que l'état-major était recruté parmi les officiers les plus instruits. On comptait, parmi ces derniers, MM. Lesage, Jacquinot, Bérard, Lottin, de Blois et de Blosseville.

L'Académie des sciences, très enthousiaste du plan de recherches présenté par les promoteurs de cette campagne, mit à leur disposition des instructions détaillées, dans lesquelles étaient exposés avec soin les desiderata de la science. En même temps, les instruments les plus perfectionnés étaient remis aux explorateurs.

Le bâtiment choisi fut un petit trois-mâts, ne tirant que douze à treize pieds d'eau, la Coquille, qui était en réserve dans le port de Toulon.

Le temps du radoub, de l'arrimage, de l'armement, ne permit pas à l'expédition de partir avant le 11 août 1822. Elle arriva le 28 du même mois à Ténériffe, où les officiers espéraient encore glaner quelques épis, après les riches moissons d'observations que leurs devanciers y avaient recueillies; mais le Conseil sanitaire, informé de l'apparition de la fièvre jaune sur les bords de la Méditerranée, soumit la Coquille à une quarantaine de quinze jours.

A cette époque, les opinions politiques étaient si surexcitées, une telle fermentation régnait à Ténériffe, que les habitants étaient chaque jour sur le point d'en venir aux mains. On comprend que, dans ces circonstances, les regrets que durent éprouver les Français aient été modérés. Aussi, les huit jours qu'ils passèrent à cette relâche furent-ils entièrement consacrés au ravitaillement de la corvette ainsi qu'à des observations astronomiques et magnétiques.

Le 1er septembre, l'ancre fut levée, et, le 6 octobre, on procéda à la reconnaiscance des îlots de Martin-Vaz et de la Trinidad. Les premiers sont des rochers élevés, d'une nudité repoussante. La Trinidad est une terre haute, rocailleuse, stérile, dont quelques arbres couronnent la partie méridionale. Cette île n'est autre que la fameuse Ascençao, qui, pendant trois siècles, a été le but des recherches des explorateurs.

Le célèbre Halley, en 1700, avait pris possession de cet îlot au nom de son gouvernement, qui dut le céder aux Portugais lorsque ceux-ci s'y établirent à l'endroit où La Pérouse les trouva encore en 1785. Cet établissement, inutile et coûteux, fut abandonné peu après, et l'île n'a plus d'autres habitants fixes que des chiens, des cochons et des chèvres, descendants des animaux autrefois importés.

En s'éloignant de la Trinidad, Duperrey avait le projet de se rendre directement aux Malouines; mais une avarie, qu'il s'agissait de réparer au plus tôt, lui fit prendre la résolution de s'arrêter à l'île Sainte-Catherine. Là seulement il pouvait trouver à la fois le bois nécessaire à la réparation de sa mâture et les rafraîchissements qui, en raison de leur abondance, devaient être à bon marché.

Lorsqu'on approche de cette île, on est agréablement frappé de l'aspect imposant et pittoresque de ses forêts épaisses, où les sassafras, les lauriers, les cèdres, les orangers, les palétuviers se mêlent aux bananiers et aux palmiers, dont les panaches élégants se balancent au gré de la brise.

Au moment où la corvette jetait l'ancre, quatre jours seulement s'étaient écoulés depuis que le Brésil, secouant le joug de la métropole, avait déclaré son indépendance et proclamé comme empereur le prince DomPedro d'Alcantara. Aussi le commandant, désirant obtenir quelques renseignements sur ce changement politique et s'assurer des dispositions des nouvelles autorités, envoya-t-il à Nossa-Senhora-del-Desterro, capitale de l'île, une mission composée de MM. d'Urville, de Blosseville, Gabert et Garnot.

Le gouvernement de la province était entre les mains d'une junte, qui autorisa immédiatement les Français à couper les bois dont ils auraient besoin, et invita le gouverneur du fort de Santa-Cruz à faciliter de tous ses moyens leurs travaux scientifiques.

Quant aux vivres, on eut assez de peine à s'en procurer, les négociants ayant fait passer leurs fonds à Rio dans la crainte des événements. C'est vraisemblablement ce qui explique les difficultés que rencontra le commandant de la Coquille dans un port qui avait été chaudement recommandé par les capitaines Krusenstern et Kotzebue.

«Les habitants, dit la relation, étaient dans la persuasion de voir bientôt des troupes ennemies descendre sur cette terre pour les recoloniser, c'est-à-dire, selon eux, pour les rendre esclaves. Le décret lancé le 1er août 1822, qui appelait tous les Brésiliens aux armes pour la défense des côtes, et leur commandait de faire, dans tout état de choses, une guerre de partisans, avait donné lieu à ces craintes. Les résolutions, à la fois généreuses et pleines de vigueur, qu'y déployait le prince DomPedro, avaient donné une haute idée de son caractère et de ses projets d'émancipation. Pleins de confiance en ses desseins, les partisans nombreux de l'indépendance étaient inspirés d'un enthousiasme dont l'expansion était d'autant plus bruyante, que leur esprit ardent avait été depuis longtemps comprimé. Dans l'excès de leur joie, ils avaient couvert d'illuminations les villes de Nossa-Senhora-del-Desterro, de Laguna, de San-Francisco, dont ils avaient parcouru les rues en chantant des couplets en l'honneur de DomPedro.»

Mais cet enthousiasme, dont toutes les villes faisaient preuve, n'était pas partagé par les habitants de la campagne, gens paisibles, étrangers aux émotions de la politique. Et si le Portugal avait été en état d'appuyer ses décrets par l'envoi d'une escadre, nul doute que cette province n'eût été facilement reconquise.

Ce fut le 30 octobre que la Coquille remit à la voile. Éprouvée dans l'est du Rio-de-la-Plata par un de ces coups de vent redoutables, connus sous le nom de «pampero», elle eut la fortune de s'en tirer sans avarie.

Duperrey fit en cet endroit de très curieuses observations sur le courant de la Plata. Déjà, Freycinet avait constaté que le cours de ce fleuve, à cent lieues dans l'est de Montevideo, a encore une vitesse de deux milles et demi à l'heure. Mais le commandant de la Coquille reconnut que ce courant se fait sentir beaucoup plus loin; il établit encore que, pressées par l'Océan, ces eaux sont contraintes de se diviser en deux branches dans la direction prolongée des rives à son embouchure; enfin, il attribue aux immenses résidus terreux, tenus en suspension dans les eaux de la Plata, et qui, grâce au ralentissement de la vitesse, se précipitent journellement au long des côtes de l'Amérique, le peu de profondeur de la mer jusqu'aux terres magellaniques.

Avant d'entrer dans la baie Française, la Coquille, poussée par un vent favorable, avait croisé d'immenses troupeaux de baleines et de dauphins, de manchots et de gorfous sauteurs, habitants ordinaires de ces régions tempétueuses.

Ce ne fut pas sans un sentiment de plaisir bien naturel que Duperrey et quelques-uns de ses compagnons revirent les Malouines, cette terre qui, pendant trois mois, leur avait servi de refuge après le naufrage de l'Uranie. Ils visitèrent la plage où leur camp avait été dressé; les restes de la corvette étaient presque entièrement ensevelis dans le sable, et ce qu'on en apercevait portait la trace des mutilations faites par les avides baleiniers qui s'étaient succédés en cet endroit. Partout, ce n'étaient que débris de toutes sortes, caronades aux boutons de culasse fracassés, fragments de manœuvres, lambeaux de vêtements, morceaux de voiles, loques informes et méconnaissables, auxquelles se mêlaient les ossements des animaux qui avaient servi à la nourriture des naufragés.

«Ce théâtre d'une infortune récente, dit la relation, avait une teinte de désolation que rembrunissaient, à nos yeux, l'aridité du site et l'état du ciel, qui était sombre et pluvieux au moment où nous le visitâmes. Toutefois, il avait pour nous un attrait indéfinissable, et il laissa dans notre âme une impression de vague mélancolie que nous conservâmes longtemps après notre départ des Malouines.»

Le séjour de Duperrey aux Malouines se prolongea jusqu'au 17 décembre. On s'était installé au milieu des ruines de l'établissement fondé par Bougainville, pour exécuter les diverses réparations que nécessitait l'état de la corvette. La chasse et la pêche avaient abondamment fourni aux besoins des équipages; sauf les fruits et les légumes, tout se trouvait en quantité, et c'est au sein de l'abondance que l'équipage se préparait à affronter les dangers des mers du cap Horn.

Il fallut tout d'abord lutter contre des vents du sud-ouest et des courants assez forts; puis les rafales et les brumes se succédèrent jusqu'à ce que les navigateurs eussent atteint, le 19 janvier 1823, l'île de la Mocha, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler brièvement.

Duperrey la place par 38° 20´ 30´´ de latitude sud et 76° 21´ 55´´ de longitude ouest, et lui donne vingt-quatre milles de circonférence. Formée d'une chaîne de montagnes d'une hauteur médiocre, qui s'abaissent jusqu'à la mer, cette île fut le rendez-vous des premiers explorateurs de l'océan Pacifique. Là, les boucaniers et les navires marchands trouvaient des chevaux et des cochons sauvages, dont la viande était d'une délicatesse proverbiale. On y rencontrait aussi une eau pure et limpide, ainsi que quelques fruits européens, pommes, pêches et cerises, provenant des arbres importés par les conquérants. Mais, en 1823, toutes ces ressources avaient presque disparu, gaspillées par les imprévoyants baleiniers.

Un peu plus loin, apparurent les deux «mamelles», qui marquent l'embouchure du Bio-Bio, l'îlot de Quebra-Ollas, l'île Quiriquina; puis, se déroula la baie de la Conception, où il ne se trouvait qu'un seul baleinier anglais, qui allait doubler le cap Horn et auquel on remit la correspondance et le résultat des travaux exécutés jusqu'à cette époque.

Partout ce n'étaient que débris. (Page 287.)

Le lendemain de l'arrivée, dès que le soleil vint éclairer la baie, l'aspect de tristesse et de désolation qui, la veille, avait surpris nos marins, leur parut encore plus frappant. Les maisons en ruines et les rues silencieuses de la ville, sur la plage, quelques misérables pirogues à demi défoncées, près desquelles errait un petit nombre de pêcheurs aux vêtements sordides, des masures et des huttes béantes devant lesquelles des femmes en haillons se peignaient mutuellement, tel est le tableau lamentable qu'offrait le bourg de Talcahuano.

Cascade de Port-Praslin.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

Pour contraster plus amèrement avec la misère des habitants, la nature avait revêtu de ses plus opulentes parures les collines et les bois, les jardins et les vergers; partout des fleurs éclatantes et des fruits, dont la brillante couleur annonçait la maturité. Un soleil implacable, un ciel sans nuage, ajoutaient encore à l'amertume de cette scène.

Ces ruines, cette désolation, cette misère, étaient les résultats les plus clairs des révolutions qui s'étaient succédées.

A Sainte-Catherine, les Français avaient été témoins de la déclaration d'indépendance du Brésil; ils assistèrent ici à la chute du directeur O'Higgins. Éludant la convocation d'un congrès, sacrifiant les agriculteurs aux commerçants par l'augmentation des impôts directs et la diminution des douanes, accusé de concussion ainsi que ses ministres, O'Higgins avait soulevé contre lui la plus grande partie de la population.

A la tête du mouvement qui se préparait contre lui était le général D. Ramon Freire y Serrano, qui donna aux explorateurs l'assurance la plus formelle que les événements n'entraveraient en rien l'approvisionnement de la Coquille.

Le 26 janvier, deux corvettes entraient à la Concepcion; elles portaient un Français, le colonel Beauchef, qui venait se joindre au général Freire avec un régiment organisé par ses soins, et qui était, par sa tenue, sa discipline, son instruction, l'un des plus beaux de l'armée chilienne.

Le 2 février, les officiers de la Coquille allèrent visiter le général Freire à la Concepcion. Plus on approchait de la ville, plus étaient nombreux les champs dévastés, les maisons brûlées, plus rares les habitants, à peine couverts de haillons. A l'entrée de la Concepcion, sur un mât, était plantée la tête d'un bandit fameux, une véritable bête féroce, Benavidez, qui avait commis toutes les horreurs imaginables et dont le nom fut longtemps en exécration au Chili.

L'aspect de la ville était encore plus triste. Tour à tour brûlée par les partis victorieux, la Concepcion n'était plus qu'un amas de décombres, au milieu desquelles erraient à demi nus quelques rares habitants, misérables restes d'une population opulente. L'herbe poussait dans les rues; le palais de l'évêque, la cathédrale, seuls édifices encore debout, mais béants, éventrés, ne devaient pas résister longtemps aux intempéries des saisons.

Le général Freire, avant de se déclarer contre O'Higgins, avait imposé la paix aux Araucaniens, braves indigènes qui avaient su conserver leur indépendance et se montraient toujours prêts à envahir le territoire espagnol. Quelques-uns étaient même employés comme auxiliaires dans les troupes chiliennes. Duperrey, qui les vit et recueillit sur eux, du général Freire et du colonel Beauchef, des informations véridiques, en trace un portrait peu flatteur, dont voici le résumé:

Montés sur des chevaux rapides, les Araucaniens portent une longue lance, un long coutelas, en forme de sabre, appelé «machete», et le lasso, qu'ils sont si habiles à manier.

De taille ordinaire, de teint cuivré, leurs yeux sont petits, noirs et vifs, leur nez un peu aplati, leurs lèvres épaisses, ce qui leur donne une expression de férocité bestiale. Divisés en tribus jalouses les unes des autres, amateurs effrénés de pillage, remuants, ils sont entre eux en guerre perpétuelle.

«Si on les a vus quelquefois recevoir sous leurs toldos les vaincus et prendre leur défense, dit la relation, ils ont toujours été portés à cette action généreuse par un esprit de vengeance particulière; c'est que, dans le parti opposé, se trouvait, comme alliée, une tribu qu'ils voulaient exterminer. Chez eux, la haine domine toutes les autres passions, et c'est elle seule qui est la garantie la plus durable de leur fidélité. Ils sont tous d'une bravoure éprouvée, ardents, impétueux, sans pitié pour leurs ennemis, qu'ils massacrent avec une horrible impassibilité. Impérieux et vindicatifs, ils sont d'une méfiance extrême à l'égard de tous ceux qu'ils ne connaissent point, mais hospitaliers et généreux envers ceux qu'ils ont pris pour amis. Véhéments dans toutes leurs passions, ils se montrent jaloux à l'excès de leur liberté et de leurs droits et sont toujours prêts à les maintenir les armes à la main. Ils gardent éternellement le souvenir de la moindre injure, ne pardonnent jamais et ont une soif inextinguible du sang de leurs ennemis.»

Tel est le portrait, ressemblance garantie, que Duperrey trace de ces sauvages enfants des Andes, qui ont eu, du moins, le mérite de résister, depuis le XVIe siècle, à tous les efforts des envahisseurs et de conserver intacte leur indépendance.

Après le départ du général Freire et des troupes qu'il emmenait avec lui, Duperrey mit à profit les instants pour activer l'approvisionnement de son navire. L'eau et le biscuit furent bientôt embarqués, mais il fallut un peu plus de temps pour le charbon de terre, qu'on se procura sans dépense, en allant le ramasser dans une mine à fleur de terre; on n'eut à payer que les muletiers, dont les mules le transportèrent au bord de la mer.

Bien que les circonstances au milieu desquelles la Coquille relâchait à la Concepcion fussent loin d'être gaies, la tristesse générale ne put tenir contre les joies traditionnelles du carnaval. Les dîners, les réceptions et les bals recommencèrent, et l'on ne s'aperçut du départ de l'armée que par l'absence des cavaliers. Les officiers français, pour reconnaître l'excellent accueil qui leur avait été fait, donnèrent deux bals à Talcahuano, et plusieurs familles de la Concepcion firent exprès le voyage pour y assister.

Par malheur, la relation de Duperrey s'interrompt au moment où il va quitter le Chili, et nous n'avons plus de document officiel pour raconter en détail cette intéressante et fructueuse campagne. Loin de pouvoir suivre pas à pas l'original comme nous l'avons fait pour les autres voyageurs, nous sommes obligés de faire à notre tour un résumé des résumés que nous avons sous les yeux. Tâche ingrate, peu agréable pour le lecteur, mais difficile pour l'écrivain, qui doit respecter les faits et ne peut égayer son récit par des observations personnelles et des anecdotes, parfois piquantes, de voyageurs.

Cependant, quelques-unes des lettres du navigateur au ministre de la marine ont été publiées, et nous pouvons en extraire les détails qui vont suivre.

Le 15 février 1823, la Coquille partit de la Concepcion pour Payta, où s'étaient embarqués, en 1595, Alvarez de Mendana et Fernandez de Quiros, pour le voyage de découvertes qui a illustré leurs noms; mais, une quinzaine plus tard, le calme ayant surpris la corvette dans les environs de l'île Laurenzo, Duperrey prit le parti de relâcher à Callao pour y prendre quelques vivres frais.

On sait que Callao est le port de Lima. Aussi les officiers ne pouvaient-ils se dispenser de faire une visite à la capitale du Pérou. Ils ne furent pas favorisés par les circonstances. Les dames étaient aux bains de mer de Miraflores, et les hommes les plus éminents du pays les y avaient accompagnées. Ils durent donc se contenter de visiter les habitations et les édifices les plus importants de la ville, et ils rentrèrent le 4 mars à Callao. Le 9 du même mois, la Coquille jetait l'ancre à Payta.

La position de cette place, entre l'équateur terrestre et l'équateur magnétique, permit de se livrer à des observations sur la variation diurne de l'aiguille aimantée. Les naturalistes y firent également quelques excursions dans le désert de Piura; ils y récoltèrent de très curieuses pétrifications coquillières dans un terrain tertiaire tout à fait analogue à celui des environs de Paris.

Aussitôt qu'on eut épuisé à Payta tout ce qui pouvait offrir quelque intérêt pour la science, la Coquille reprit sa route et fit voile pour Taïti.

La navigation fut marquée par un incident qui aurait pu, sinon amener la perte totale de l'expédition, du moins entraver sensiblement ses progrès. Dans la nuit du 22 avril, la Coquille se trouvait dans les parages de l'archipel Dangereux, lorsque l'officier de quart entendit tout à coup le bruit des vagues déferlant sur les récifs. Il fit aussitôt mettre en panne et, dès que le jour parut, on vit à quel danger on venait d'échapper.

Un mille et demi, à peine, séparait la corvette d'une île basse, bien boisée et bordée de rochers dans toute son étendue. Elle nourrissait quelques habitants, et une pirogue vint près du bâtiment; mais son équipage ne voulut jamais monter à bord. Duperrey dut renoncer à visiter cette terre, qui reçut le nom de Clermont-Tonnerre; partout la lame brisait avec violence sur les rochers, et il ne put que la prolonger de bout en bout à une très petite distance.

Le lendemain et les jours suivants furent reconnus quelques îlots sans grande importance, auxquels on imposa les noms d'Augier, de Freycinet et de Lostanges.

Au lever du soleil, le 3 mai, on découvrit enfin les plages verdoyantes et les montagnes boisées de Taïti. Comme ses prédécesseurs, Duperrey ne peut s'empêcher de noter le changement radical qui s'est opéré dans les mœurs et dans les habitudes des indigènes.

Pas une pirogue ne vint au-devant de la Coquille. C'était l'heure du sermon lorsqu'elle entra dans la baie de Matavaï, et les missionnaires avaient réuni la population entière de l'île, au nombre de sept mille individus, dans la principale église de Papahoa pour y discuter les articles d'un nouveau code de lois. Les orateurs taïtiens ne le cédaient pas aux nôtres, paraît-il. Un grand nombre d'entre eux possédaient le talent apprécié de parler pendant plusieurs heures pour ne rien dire et d'enterrer les plus beaux projets sous les fleurs de leur éloquence.

Voici comment d'Urville rend compte de l'une de ces séances:

«Le dessinateur de l'expédition, M. Lejeune, assistait seul à la séance du lendemain, où des questions politiques furent soumises à l'Assemblée populaire. Elle dura plusieurs heures, pendant lesquelles les chefs prirent tour à tour la parole. Le plus brillant orateur de cette foule était le chef Tati: la principale question agitée fut une capitation annuelle à établir, à raison de cinq bambous d'huile par homme. Ensuite on traita des impôts qui devaient être perçus, soit pour le compte du roi, soit pour le compte des missionnaires. Nous sûmes plus tard que la première question avait été résolue dans le sens affirmatif, mais que la seconde, celle qui concernait les missionnaires, avait été ajournée par eux, dans la prévision d'un échec. Quatre mille personnes environ assistaient à cette espèce de congrès national.»

Depuis deux mois, Taïti avait abandonné le pavillon anglais pour en adopter un qui lui fût personnel, et cette révolution pacifique n'avait en rien altéré la confiance que le peuple manifestait envers les missionnaires. Ceux-ci accueillirent parfaitement les Français et leur fournirent, à des prix ordinaires, les rafraîchissements dont ils avaient besoin.

Ce qu'il y avait de particulièrement curieux dans les réformes accomplies par ces hommes, c'était la transformation complète de la conduite des femmes. D'une facilité inouïe, au dire de Cook, de Bougainville et des autres explorateurs contemporains, elles étaient devenues d'une modestie, d'une retenue, d'une décence extrêmes, et l'île tout entière avait pris un air de couvent aussi réjouissant qu'invraisemblable.

De Taïti, la Coquille alla visiter l'île voisine, Borabora, qui fait partie du même groupe et qui avait également adopté les mœurs européennes.

Le 9 juin, la corvette, se dirigeant vers l'ouest, relevait tour à tour les îles Salvage, Eoa, Santa-Cruz, Bougainville et Bouka; puis, elle jetait enfin l'ancre, le 12 août, dans le port Praslin, fameux par sa belle cascade sur la côte de la Nouvelle-Irlande.

«Les relations amicales qui s'établirent avec les naturels permettront d'ajouter encore à l'histoire de l'homme quelques traits singuliers que les précédents voyageurs n'avaient point eu l'occasion de noter.»

C'est ici que nous regrettons que la relation originale du voyage n'ait pas été publiée en son entier, car la phrase précédente, qui se trouve dans la notice abrégée parue dans les Annales des Voyages, ne fait qu'exciter la curiosité sans la satisfaire.

L'élève Poret de Blosseville,—celui-là même qui devait se perdre avec la Lilloise dans les glaces du pôle,—fit, bien que les sauvages eussent tout mis en œuvre pour l'en dissuader, une course jusqu'à leur village. Là, ils lui montrèrent une sorte de temple où se dressaient plusieurs idoles informes et bizarres, placées sur une plate-forme entourée de murs.

La carte du canal Saint-Georges fut levée avec soin; puis, Duperrey alla visiter les îles autrefois reconnues par Schouten au N.-E. de la Nouvelle-Guinée. Les trois journées des 26, 27 et 28 août furent consacrées à leur relèvement. L'explorateur chercha ensuite sans les trouver les îles Stephens, de Carteret, et, comparant sa route avec celle qu'avait suivie d'Entrecasteaux, en 1792, il arriva à cette conclusion, que ce groupe ne pouvait être que celui de la Providence, anciennement découvert par Dampier.

Le 3 septembre fut reconnu le cap septentrional de la Nouvelle-Guinée. Trois jours plus tard, la Coquille pénétrait dans le havre étroit et rocailleux d'Offak, sur la côte nord-ouest de Waigiou, l'une des îles des Papous. Forest était le seul navigateur qui eût parlé de ce havre. Aussi Duperrey se montra-t-il particulièrement satisfait d'explorer ce coin de terre presque vierge des pas de l'Européen. Il était en même temps très intéressant pour la géographie de constater l'existence d'une baie méridionale que séparait d'Offak un isthme très étroit.

Deux officiers, MM. d'Urville et de Blosseville, se livrèrent à ce travail, que MM. Bérard, Lottin et de Blois de la Calande relièrent à celui que Duperrey avait eu l'occasion de faire sur la côte, pendant la campagne de l'Uranie. Cette terre se montra particulièrement riche en productions végétales, et d'Urville put y réunir les éléments d'une collection aussi précieuse par la nouveauté que par la beauté des types.

D'Urville et Lesson, curieux d'observer les habitants, qui appartiennent à la race papoua, s'étaient embarqués, aussitôt leur arrivée, sur un canot armé de sept hommes.

Par une pluie diluvienne, ils avaient déjà parcouru un long espace, lorsqu'ils se trouvèrent tout à coup en face d'une case élevée sur pilotis et recouverte de feuilles de latanier. A quelque distance se tenait, blotti dans les buissons, un jeune sauvage qui semblait les épier; un peu plus loin, un tas d'une douzaine de cocos fraîchement cueillis, placé bien en vue, semblait inviter les promeneurs à se rafraîchir. Les Français comprirent que c'était une offrande du jeune sauvage qu'ils avaient entrevu et firent fête à ce présent venu si à propos. Bientôt l'indigène, rassuré par le maintien paisible de nos compatriotes, s'avança en disant Bongous! «bon» et en indiquant que les cocos avaient été offerts par lui-même. Son attention délicate fut récompensée par le don d'un collier et de pendants d'oreilles.

Au moment où d'Urville rejoignait son embarcation, il y trouva une douzaine de Papous, qui jouaient, mangeaient et semblaient dans les meilleurs termes avec ses canotiers.

«Ils m'eurent bientôt environné, dit-il, en répétant: Capitan, bongous! et en me faisant toute sorte d'amitiés. Ces hommes sont en général de petite stature, d'une complexion grêle et débile, sujets à la lèpre; leurs traits ne sont pourtant point disgracieux; leur organe est doux, leur maintien grave, poli et même empreint d'une certaine mélancolie habituelle bien caractérisée.»

Parmi les statues antiques dont le Louvre est si riche, il en est une, la Polymnie, qui est célèbre entre toutes par une expression de rêverie mélancolique qu'on n'est pas habitué à rencontrer chez les anciens. Il est assez singulier que d'Urville ait trouvé chez les Papous, à l'état habituel, cet air de physionomie si bien caractérisé dans la statue antique.

A bord, une autre troupe de naturels s'était conduite avec calme et réserve, contrastant ainsi d'une façon bien marquée avec la plupart des indigènes de l'Océanie.

La même impression fut ressentie par les Français dans leur visite au rajah de l'île et dans celle qu'il leur rendit à bord de la Coquille. Dans un des villages de la baie du sud, on vit une sorte de temple où l'on remarqua plusieurs effigies grossières, peintes de diverses couleurs et ornées de plumes et de nattes. Il fut impossible de se procurer le moindre renseignement sur le culte que les naturels rendent à ces idoles.

Naturels de la Nouvelle-Guinée.
(Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le 16 septembre, la Coquille remit sous voile, prolongea la bande septentrionale des îles comprises entre Een et Yang, fit une courte station à Cayeli et gagna Amboine, où l'accueil particulièrement gracieux du gouverneur des Moluques, M. Merkus, reposa l'état-major des nombreuses fatigues qu'il avait essuyées pendant cette rude campagne.

Le 27 octobre, la corvette reprenait sa course, se dirigeant vers Timor en passant à l'ouest des îles Turtle et Lucepara. Puis, Duperrey détermina la position de l'île du Volcan, reconnut les îles Wetter, Babé, Dog, Cambing, et, donnant dans le détroit d'Ombay, releva un grand nombre de points de cette chaîne d'îles qui, de Panter et d'Ombay, se dirige vers Java.

Deux chefs vinrent prendre les voyageurs. (Page 299.)

Après avoir dressé la carte de Java et vainement cherché les Trial sur l'emplacement qu'on leur assigne, Duperrey se dirigea vers la Nouvelle-Hollande, dont les vents contraires ne lui permirent pas de longer la côte occidentale. Le 10 janvier 1824, il doublait enfin l'île de Van-Diémen. Six jours plus tard, il apercevait les feux de Port-Jackson et laissait tomber l'ancre le lendemain devant la ville de Sydney.

Le gouverneur, sir Thomas Brisbane, qui avait été prévenu de l'arrivée de l'expédition, lui fit un accueil empressé, aida de toutes ses forces au ravitaillement, facilita avec la plus grande amabilité toutes les réparations que nécessitait l'état de délabrement de la corvette, et procura à MM. d'Urville et Lesson les moyens de faire une excursion fructueuse au delà des montagnes Bleues, dans la plaine de Bathurst, dont les Européens ne connaissaient encore que trop imparfaitement toutes les ressources.

Ce fut seulement le 20 mars que Duperrey quitta l'Australie. Cette fois, il dirigea sa course vers la Nouvelle-Zélande, qui avait été un peu laissée de côté par ses prédécesseurs, et s'arrêta dans la baie de Manawa, au fond de la vaste Baie des Iles. Des observations de physique, de géographie, des recherches d'histoire naturelle, occupèrent les loisirs des officiers. En même temps, les rapports fréquents de l'équipage avec les naturels jetaient un jour nouveau sur les mœurs, sur les idées religieuses, sur la langue, sur l'état d'hostilité d'un peuple jusqu'alors rebelle à l'enseignement des missionnaires. Ce que ces indigènes avaient apprécié dans la civilisation, c'étaient les armes perfectionnées, qui leur permettaient de donner plus facilement satisfaction à leurs goûts sanguinaires, et, à cette époque, ils en possédaient déjà une grande quantité.

Le 17 avril, la Coquille abandonnait cette relâche, remontait vers la ligne jusqu'à Rotuma, découverte, mais non visitée, par le capitaine Wilson, en 1797. Les habitants, doux et hospitaliers, s'empressèrent de fournir aux navigateurs tous les rafraîchissements dont ils avaient besoin. Mais on ne fut pas longtemps à s'apercevoir que ces naturels, profitant de la confiance qu'ils avaient su inspirer, dérobaient une quantité d'objets, qu'on avait ensuite toutes les peines du monde à leur faire restituer. Des ordres sévères furent donnés, et les voleurs, surpris en flagrant délit, furent fustigés en présence de leurs camarades, qui ne firent que rire plus franchement que les fustigés eux-mêmes.

Parmi ces sauvages se trouvaient quatre Européens, qui avaient, quelque temps auparavant, déserté le baleinier le Rochester. Aussi peu vêtus que les naturels, tatoués et couverts comme eux de poudre jaune, ils n'étaient reconnaissables qu'à leur peau plus blanche et à leur mine plus éveillée. Satisfaits de leur sort, ils s'étaient créé une famille à Rotouma, où ils comptaient bien finir leurs jours à l'abri des soucis, des inquiétudes et des difficultés de la vie civilisée. Un seul d'entre eux demanda à rester sur la Coquille, ce qui lui fut accordé sans difficulté par Freycinet, mais ce que le chef de l'île ne permit qu'en apprenant que deux convicts de Port-Jackson demandaient à débarquer.

Malgré tout l'intérêt qu'offrait aux naturalistes cette population peu connue, il fallait partir. La Coquille releva tout d'abord les îles Coral et Saint-Augustin, découvertes par Maurelle en 1781. Ensuite, ce furent l'île Drummond, dont les habitants, au teint très foncé, aux membres grêles, à la physionomie peu intelligente, vinrent échanger quelques coquilles tridacnes, vulgairement appelées bénitiers, contre des couteaux et des hameçons, puis, les îles Sydenham et Henderville, aux habitants entièrement nus; puis, Woolde, Hupper, Hall, Knox, Charlotte, Matthews qui forment l'archipel Gilbert, enfin les groupes des Mulgraves et de Marshall.

Le 3 juin, Duperrey reconnut l'île Ualan, qui avait été découverte en 1804 par le capitaine américain Croser. Comme elle ne figurait pas sur les cartes, le commandant résolut d'en prendre une connaissance précise et détaillée. L'ancre n'eut pas plus tôt mordu le fond, que Duperrey et quelques-uns de ses officiers se faisaient descendre à terre. Ils y trouvèrent un peuple doux et bienveillant, qui, leur offrant des cocos et des fruits de l'arbre à pain, les conduisirent, à travers les sites les plus pittoresques, jusqu'à la demeure de leur chef principal, leur «uross-tôn», comme ils l'appelaient.

Voici, d'après Dumont d'Urville, la peinture des sites qu'ils durent traverser avant d'arriver en présence de ce haut personnage:

«Nous flottions paisiblement au milieu d'un spacieux bassin que ceignaient les verdoyantes forêts du rivage. Derrière nous s'élevaient les hautes sommités de l'île, couvertes de tapis épais de verdure, au-dessus desquels s'élançaient les tiges élégantes et mobiles des cocotiers. Devant nous surgissait, au milieu des flots, la petite île de Leilei, entourée des jolies cabanes des insulaires et couronnée par un monticule de verdure... Qu'on joigne à cela une journée magnifique, une température délicieuse, et l'on pourra se faire une idée des sentiments qui remplissaient nos âmes, dans cette sorte de marche triomphale, au milieu d'un peuple simple, paisible et généreux.»

Une foule, que d'Urville évalue à huit cents personnes, attendait les embarcations devant un village propre et coquet, aux rues bien pavées. Tout ce monde, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, gardait un silence vraiment imposant. Deux chefs vinrent prendre les voyageurs par la main et les guidèrent vers la demeure de l'uross-tôn. La foule, toujours silencieuse, demeura dehors, tandis que les Français entraient dans la case.

Bientôt parut l'uross-tôn, vieillard hâve et défait, affaissé par les années, et qui devait avoir quatre-vingts ans. Par politesse, les Français se levèrent à son entrée dans la salle, mais un murmure des assistants leur apprit qu'ils venaient de manquer aux usages.

Ils jetèrent un regard autour d'eux. Tout le monde était prosterné le front dans la poussière. Les chefs eux-mêmes n'avaient pu se dérober à cette marque de respect. Le vieillard, un moment interdit de l'audace des étrangers, imposa cependant silence à ses sujets, et vint s'asseoir auprès d'eux. De petites tapes sur les joues, les épaules et les cuisses, telles furent les marques d'amitié qu'il prodigua pour les petits présents qui lui avaient été faits ainsi qu'à sa femme. Mais la reconnaissance de ces souverains ne se traduisit que par le don de sept «tots», dont cinq étaient du tissu le plus fin.

A la sortie de cette audience, les Français visitèrent le village et furent tout étonnés d'y rencontrer deux colossales murailles de corail, dont certains blocs pesaient plusieurs milliers.

Malgré quelques vols commis par les chefs, les dix jours de relâche se passèrent paisiblement, et l'accord, qui avait si bien inauguré les rapports entre les Français et les Ualanais, ne fut pas un seul instant troublé.

«Il est facile, dit Duperrey, de se convaincre de quelle importance l'île d'Ualan peut devenir un jour. Placée au milieu des îles Carolines, sur la route des navires qui vont de la Nouvelle-Hollande en Chine, elle leur présente à la fois des ports de carénage, de l'eau en abondance et des rafraîchissements de différentes espèces. Ses peuples sont généreux et pacifiques, et ils seront bientôt en état d'offrir aux navigateurs un aliment indispensable à la mer, celui qui résultera, sans doute, de deux truies pleines que nous leur avons laissées et qu'ils ont reçues avec la plus vive reconnaissance.»

Les réflexions de Duperrey n'ont pas été justifiées par les événements, et l'île d'Ualan, bien qu'une route d'Europe en Chine, par le sud de Van-Diémen, passe dans ses parages, n'a guère plus d'importance aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. La vapeur a tellement bouleversé les conditions de la navigation, elle a produit des changements si radicaux, que les navigateurs du commencement du siècle ne pouvaient les prévoir.

La Coquille n'avait quitté Ualan que depuis deux jours, lorsqu'elle découvrit, les 17, 18 et 23 juin, de nouveaux îlots, dont les noms, Pelelap, Takai, Aoura, Ougai, Mongoul, lui furent désignés par les indigènes. Ce sont les groupes Mac-Askyll et Duperrey, dont les habitants ressemblaient aux Ualanais, et qui, de même qu'aux îles Radak, désignaient leurs chefs sous le nom de «tamons».

Le 24 du même mois, la Coquille donnait au milieu du groupe Hogoleu, que Kotzebue avait cherché sous une latitude trop élevée, et dont le commandant reconnut le gisement à quelques noms, donnés par les naturels, qui se trouvent inscrits sur la carte du père Cantova. La reconnaissance hydrographique de ce groupe, qui n'embrasse pas moins de trente lieues de circonférence, fut faite par M. de Blois du 24 au 27 juin.

Ces îles sont pour la plupart hautes et terminées par des pitons volcaniques; certaines autres accusent, par la disposition de leur lagon, une origine madréporique.

Quant aux habitants, ils sont petits, mal conformés, atteints d'infirmités répugnantes. Si jamais le dicton mens sana in corpore sano peut trouver son application par antiphrase, c'est bien ici, car ces naturels ne paraissent pas avoir une intelligence développée et sont bien au-dessous des Ualanais. Déjà les modes étrangères semblaient s'être implantées dans ces îles. Quelques-uns des indigènes portaient des chapeaux pointus, à l'instar des Chinois; d'autres étaient revêtus de nattes tressées, au milieu desquelles un trou permettait de passer la tête; on aurait dit le «poncho» de l'Amérique du Sud; mais tous méprisaient les miroirs, les colliers et les sonnettes; ils demandaient des haches et du fer, ce qui annonçait de fréquents rapports avec les Européens.

Après avoir reconnu les îles Tamatan, Fanendik et Ollap, les Martyres des anciennes cartes, après avoir vainement cherché les îles Namoureck et Ifelouk autour de la position que leur assignaient Arrowsmith et Malaspina, la Coquille, le 26 juillet, à la suite d'une exploration du nord de la Nouvelle-Guinée, s'arrêta au havre Doreï, sur la côte S.-E., et y resta jusqu'au 9 août.

Cette relâche fut on ne peut plus fructueuse au point de vue de l'histoire naturelle et de la géographie, de l'astronomie et de la physique. Les indigènes de cette île appartiennent à la race des Papous la plus pure. Leurs habitations sont des cases élevées sur des pieux, et on y monte au moyen d'une pièce de bois entaillée qu'on rentre tous les soirs à l'intérieur. Ces naturels des côtes sont, paraît-il, toujours en guerre avec ceux de l'intérieur, les nègres Harfous ou Arfakis. D'Urville, sous la conduite d'un jeune Papou, put pénétrer jusqu'aux habitations de ces derniers. C'étaient des êtres doux, hospitaliers et polis, qui ne ressemblaient guère au portrait que leurs ennemis en avaient tracé.

La Coquille, après cette station, traversa de nouveau les Moluques, stationna fort peu de temps à Sourabaya, sur la côte de Java, et, le 30 octobre, arriva aux îles de France et de Bourbon. Enfin, à la suite d'une station à Sainte-Hélène, où les officiers français allèrent visiter le tombeau de Napoléon, et à l'Ascension, où une colonie anglaise s'était établie depuis 1815, la corvette entrait à Marseille, le 24 avril 1825, après avoir fait trente et un mois et treize jours de campagne, et franchi 24,894 lieues, sans perte d'homme, sans malade, sans avarie.

Le succès tout à fait remarquable de cette expédition fit le plus grand honneur à son jeune commandant et à tous les officiers qui, avec un zèle infatigable, avaient procédé à toutes les observations scientifiques. Aussi la moisson était-elle des plus riches.

Cinquante-deux cartes et des plans avaient été dressés, des collections des trois règnes de la nature, aussi nombreuses que nouvelles, avaient été réunies. Vocabulaires très nombreux, à l'aide desquels on espérait reconstituer l'histoire des migrations des peuplades océaniennes, renseignements curieux sur les productions des endroits visités, sur l'état du commerce et de l'industrie des habitants, observations relatives à la figure de la terre, recherches de magnétisme, de météorologie et de botanique, tel était le bagage scientifique considérable que la Coquille rapportait et dont la publication était vivement attendue du monde savant.

II

Expédition du baron de Bougainville.—Relâche à Pondichéry.—La ville blanche et la ville noire.—La main droite et la main gauche.—Malacca.—Singapour et sa récente prospérité.—Relâche à Manille.—La baie de Tourane.—Les singes et les habitants.—Les rochers de marbre de Fay-Foë.—Diplomatie cochinchinoise.—Les Anambas.—Le sultan de Madura.—Les détroits de Madura et d'Allass.—Cloates et les Trials.—Van-Diémen.—Botany-Bay et la Nouvelle-Galles du Sud.—Santiago et Valparaiso.—Retour par le cap Horn.—Expédition de Dumont d'Urville sur l'Astrolabe.—Le pic de Teyde.—L'Australie.—Relâche à la Nouvelle-Zélande.—Tonga.—Tabou.—Escarmouches.—Nouvelle-Bretagne et Nouvelle-Guinée.—Premières nouvelles du sort de La Pérouse.—Vanikoro et ses habitants.—Relâche à Guaham.—Amboine et Mauado.—Résultats de l'expédition.

L'expédition dont le commandement fut confié au baron de Bougainville n'était, à proprement parler, ni un voyage scientifique ni une campagne de découvertes. Son but principal était de montrer notre pavillon dans l'extrême Orient, et de faire sentir à ces gouvernements peu scrupuleux que la France entendait protéger ses nationaux et ses intérêts, partout et en tout temps. Les instructions données à ce capitaine de vaisseau portaient, en outre, qu'il aurait à remettre au souverain de la Cochinchine une lettre du roi, ainsi que des présents qui devaient être embarqués sur la frégate la Thétis.

M. de Bougainville devait aussi se livrer à des recherches hydrographiques partout où il le pourrait, sans s'exposer à des retards nuisibles à sa navigation, et réunir les notions les plus étendues sur le commerce, les productions et les moyens d'échange des pays où il s'arrêterait.

Deux bâtiments étaient placés sous les ordres de M. de Bougainville. L'un, la Thétis, était une frégate toute neuve, portant quarante-quatre canons et trois cents matelots;—aucun bâtiment français de cette force, sauf la Boudeuse, n'avait encore accompli le tour du monde;—l'autre était la corvette rasée l'Espérance, ayant vingt caronades sur le pont et cent vingt hommes d'équipage.

Le premier de ces bâtiments était sous les ordres directs du baron de Bougainville, et son état-major se composait d'officiers de choix, parmi lesquels on remarque les noms de Longueville, Lapierre et Baudin, qui devinrent capitaine de vaisseau, vice-amiral et contre-amiral. L'Espérance était commandée par le capitaine de frégate de Nourquer du Camper, qui, comme second de la frégate la Cléopâtre, avait déjà exploré une grande partie du parcours de la nouvelle expédition. Elle comptait, parmi ses officiers, Turpin, futur contre-amiral, député et aide de camp de Louis-Philippe, Eugène Penaud, plus tard officier général, et Médéric Malavois, qui devait être gouverneur du Sénégal.

Pas un de ces savants spéciaux, que l'on avait vus répartis avec tant de prodigalité sur le Naturaliste ou sur tel autre bâtiment circumnavigateur, n'était embarqué sur les navires du baron de Bougainville, et ce fut pour celui-ci, durant toute la campagne, un regret d'autant plus vif que les officiers de santé, retenus par les soins à donner à un nombreux équipage, ne pouvaient s'absenter longtemps du bord pendant les relâches.

Le journal du voyage de M. de Bougainville s'ouvre par cette remarque judicieuse:

«C'était, il n'y a pas encore bien des années, une entreprise hasardeuse qu'un voyage autour du monde, et moins d'un demi-siècle s'est écoulé depuis l'époque à laquelle une expédition de cette nature suffisait pour répandre une certaine illustration sur l'homme qui la dirigeait... C'était alors le bon temps, l'âge d'or du circumnavigateur, et les dangers et les privations contre lesquels il avait à lutter étaient payés au centuple, lorsque, riche de précieuses découvertes, il saluait au retour les rivages de la patrie.... Il n'en est plus ainsi; le prestige a disparu; on fait à présent le tour de la terre comme on faisait son tour de France!....»

Que dirait donc aujourd'hui le baron Yves-Hyacinthe Potentien de Bougainville, le fils du vice-amiral, sénateur et membre de l'Institut, maintenant que nous possédons ces admirables navires à vapeur si perfectionnés, et ces cartes si exactes qui semblent faire un jeu des lointaines navigations!

Le 2 mars 1824, la Thétis quittait seule la rade de Brest; elle devait retrouver à Bourbon sa conserve l'Espérance, qui, partie depuis quelque temps, avait fait voile pour Rio-de-Janeiro. Une courte relâche à Ténériffe, où la Thétis ne put acheter que du vin de mauvaise qualité et fort peu des rafraîchissements dont elle avait besoin, la vue, à distance, des îles du cap Vert et du cap de Bonne-Espérance, la recherche de l'île fabuleuse de Saxembourg et de quelques vigies non moins fantastiques, furent les seuls événements de la traversée jusqu'à l'île Bourbon, où l'Espérance avait devancé sa conserve.

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