Les voyageurs du XIXe siècle
CHAPITRE III
LE MOUVEMENT SCIENTIFIQUE ORIENTAL ET LES EXPLORATIONS AMÉRICAINES
Le déchiffrement des inscriptions cunéiformes et les études assyriologiques jusqu'en 1840.—L'ancien Iran et l'Avesta.—La triangulation de l'Inde et les études indoustaniques.—L'exploration et la mesure de l'Himalaya.—La presqu'île Arabique.—La Syrie et la Palestine.—L'Asie centrale et Alexandre de Humboldt.—Pike aux sources du Mississipi, de l'Arkansas et de la rivière Rouge.—Les deux expéditions du major Long.—Le général Cass.—Schoolcraft aux sources du Mississipi.—L'exploration du Nouveau-Mexique.—Voyages archéologiques dans l'Amérique centrale.—Les recherches d'histoire naturelle au Brésil.—Spix et Martius, le prince Maximilien de Wied-Neuwied.—D'Orbigny et l'homme américain.
Bien que les découvertes, dont nous allons tout d'abord parler, ne soient plus à proprement parler géographiques, elles ont, cependant, jeté un jour si nouveau sur plusieurs civilisations anciennes, elles ont tellement étendu le domaine de l'histoire et des idées, que nous ne pouvons nous dispenser d'en dire quelques mots.
La lecture des inscriptions cunéiformes et le déchiffrement des hiéroglyphes sont des événements si importants en leurs résultats, ils nous révèlent une telle multitude de faits jusqu'alors ignorés ou travestis dans les récits plus ou moins merveilleux des anciens historiens Diodore, Ctésias et Hérodote, qu'il est impossible de passer sous silence des découvertes scientifiques si capitales.
Grâce à elles, nous pénétrons dans l'intimité d'un monde, d'une civilisation extrêmement avancée, aux mœurs, aux habitudes, aux coutumes absolument différentes des nôtres. Qu'il est curieux de tenir entre ses mains les comptes de l'intendant d'un grand seigneur ou d'un gouverneur de province, de lire des romans comme ceux de Setna et des Deux Frères, des contes comme celui du Prince prédestiné!
Si les édifices aux vastes proportions, les temples superbes, les hypogées magnifiques, les obélisques sculptés n'étaient jusqu'alors, pour nous, que des monuments somptueux, ils nous racontent maintenant, grâce à la lecture des inscriptions qui les recouvrent, la vie des souverains qui les ont élevés et les circonstances de leur érection.
Combien de noms de peuples dont les historiens grecs ne faisaient pas mention, que de villes disparues, que de particularités relatives au culte, à l'art, à l'industrie, à la vie de chaque jour, que d'événements politiques ou militaires nous révèlent maintenant dans leurs minutieux détails les hiéroglyphes et les inscriptions cunéiformes!
Et ces peuples, que nous ne connaissions qu'imparfaitement et pour ainsi dire de surface, nous pénétrons dans leur existence quotidienne, nous avons maintenant une idée de leur littérature. Le jour n'est peut-être pas éloigné où nous saurons aussi bien la vie des Égyptiens du XVIIIe siècle avant notre ère, que celle de nos pères du XVIIe et du XVIIIe siècle après Jésus-Christ.
Carsten Niebuhr avait rapporté de Persépolis des inscriptions en caractères inconnus dont, le premier, il avait relevé une copie exacte et complète. Bien des tentatives avaient été faites pour les expliquer; toutes avaient été vaines, lorsque, par une inspiration de génie, avec une intuition lumineuse, le savant philologue hanovrien Grotefend parvint, en 1802, à percer le mystère qui les recouvrait.
C'est qu'elles étaient vraiment singulières et difficiles à interpréter, ces inscriptions cunéiformes! Que l'on se figure une suite de clous (cuneus) rangés de diverses façons, formant des groupes alignés horizontalement. Qu'exprimaient ces groupes? Représentaient-ils des sons et des articulations, ou des mots entiers, comme les lettres de nos alphabets? Avaient-ils cette valeur idéographique que possèdent les caractères de l'écriture chinoise? Quelle était la langue qui s'y trouvait cachée? Autant de problèmes qu'il s'agissait de résoudre. Il y avait lieu de penser que des inscriptions rapportées de Persépolis devaient être écrites dans la langue des anciens Perses; mais Rask, Bopp et Lassen n'avaient pas encore étudié les idiomes iraniens et démontré leur affinité avec le sanscrit.
Raconter par suite de quelles déductions ingénieuses, de quelles suppositions, de quels tâtonnements, Grotefend arriva à reconnaître une écriture alphabétique, à dégager de certains groupes des noms qu'il supposa être ceux de Darius et de Xerxès,—ce qui le rendit maître de la connaissance de plusieurs lettres qu'il appliqua à la lecture de nouveaux mots,—ce serait sortir de notre cadre. La méthode était désormais trouvée. A d'autres revenait le soin de la compléter et de la perfectionner.
Plus de trente ans s'écoulèrent, cependant, avant que ces études eussent accompli des progrès notables. C'est notre savant compatriote Eugène Burnouf, qui leur fit faire un pas considérable. Mettant à profit sa connaissance du sanscrit et du zend, il prouva que la langue des inscriptions persépolitaines n'était qu'un dialecte zend employé dans la Bactriane, qu'on parlait encore au VIe siècle avant notre ère, et dans lequel avaient été écrits les livres de Zoroastre. Son mémoire est de 1836. A la même époque, un savant allemand, Lassen, de Bonn, qui s'était livré de son côté aux mêmes recherches, arrivait à des conclusions identiques.
Bientôt, les inscriptions que l'on possédait étaient toutes lues, l'alphabet se dégageait de l'inconnu, sauf pour un petit nombre de signes, sur lesquels on n'était pas absolument d'accord.
Cependant, on n'avait encore qu'une base, et l'édifice était loin d'être achevé. En effet, on avait remarqué que les inscriptions persépolitaines semblaient répétées en trois colonnes parallèles. N'y avait-il pas là une triple version de la même inscription dans les trois langues principales de l'empire akhéménide, le perse, le mède et l'assyrien ou babylonien? L'hypothèse était exacte; mais, grâce au déchiffrement de l'une de ces inscriptions, on avait un point de comparaison, et l'on put procéder comme Champollion l'avait fait pour la pierre de Rosette, qui, en regard d'une traduction grecque, portait deux versions en écritures démotique et hiéroglyphique.
Dans ces deux autres inscriptions, on reconnut l'assyro-chaldéen, qui appartient, comme l'hébreu, l'himyarite et l'arabe, à la famille sémitique, et un troisième idiome, qui reçut le nom de médique, et qu'on a rapproché du turc et du tartare. Mais ce serait empiéter que de nous étendre sur ces recherches. Ce devait être la tâche des savants danois Westergaard, des Français de Saulcy et Oppert, des Anglais Norris et Rawlinson, pour ne citer que les plus célèbres. Nous aurons plus tard à y revenir.
La connaissance du sanscrit, les recherches sur la littérature brahmanique, dont il sera parlé plus loin, avaient inauguré un mouvement scientifique qui devait aller en augmentant, grâce à des études plus approfondies ou plus compréhensives. Une immense contrée, désignée par les orientalistes sous le nom d'Iran, qui comprend la Perse, l'Afghanistan et le Béloutchistan, avait été, bien avant que Ninive et Babylone fissent leur apparition dans l'histoire, le siège d'une civilisation avancée, à laquelle se rattache le nom de Zoroastre, à la fois conquérant, législateur et fondateur d'une religion. Ses disciples, persécutés à l'époque de la conquête musulmane, chassés de leur antique patrie, où leur culte s'était conservé, se réfugièrent, sous le nom de Parsis, dans le nord-ouest de l'Inde.
A la fin du dernier siècle, le français Anquetil-Duperron avait rapporté en Europe une copie exacte des livres religieux des Parsis, écrits dans la langue même de Zoroastre. Il les avait traduits, et, pendant soixante ans, tous les savants y avaient trouvé la source des notions religieuses et philologiques qu'ils possédaient sur l'Iran. Ces livres sont connus sous le nom de Zend-Avesta, mot qui renferme le nom de la langue, Zend, et le titre de l'ouvrage, Avesta.
Mais cette branche de la science, depuis les progrès des études sanscrites, avait besoin d'être renouvelée et traitée avec la rigueur des méthodes nouvelles. Le philologue danois Rask, en 1826, puis Eugène Burnouf, avec sa connaissance approfondie du sanscrit et à l'aide d'une traduction sanscrite, récemment découverte dans l'Inde, avaient repris l'étude du zend. Burnouf avait même publié, en 1834, une étude magistrale sur le Yacna, qui a fait époque. De ce rapprochement du sanscrit archaïque et du zend est née l'admission de la même origine pour ces deux langues, et la preuve de la parenté, pour mieux dire, de l'unité des peuples qui les parlaient. A l'origine, mêmes noms de divinités, mêmes traditions, sans compter la similitude des mœurs, même appellation générique pour ces deux peuples qui, dans leurs plus anciens écrits, s'appellent Aryas. Il est, croyons-nous, inutile d'appuyer sur l'importance de cette découverte, qui est venue éclairer d'un jour tout nouveau les commencements si longtemps ignorés de notre histoire.
Depuis la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire depuis l'époque où les Anglais s'étaient solidement établis dans l'Inde, l'étude physique du pays, avec toutes les données qui s'y rattachent, avait été poussée activement. Elle avait naturellement devancé l'ethnologie et les sciences voisines, qui demandent pour fleurir un terrain plus sûr et des temps plus tranquilles. Il faut avouer, en même temps, que cette connaissance est nécessaire au gouvernement, à l'administration ainsi qu'à l'exploitation commerciale. Aussi, le marquis de Wellesley, alors gouverneur pour la Compagnie, comprenant de quelle importance était l'établissement d'une carte des possessions anglaises, avait-il chargé, en 1801, le brigadier d'infanterie Guillaume Lambton de relier par un réseau trigonométrique les deux rives orientale et occidentale de l'Inde à l'observatoire de Madras. Mais Lambton ne se contenta pas de cette tâche. Il détermina avec précision un arc du méridien depuis le cap Comorin jusqu'au village de Takoor-Kera, à quinze milles au sud-est d'Ellichpoor. L'amplitude de cet arc dépassait donc douze degrés. Avec l'aide d'officiers instruits, parmi lesquels il convient de citer le colonel Everest, le gouvernement de l'Inde aurait vu, bien avant 1840, l'accomplissement de la tâche de ses ingénieurs, si les annexions successives de nouveaux territoires n'étaient continuellement venues en reculer le terme.
Presque en même temps, naissait un mouvement considérable pour la connaissance de la littérature de l'Inde.
C'est à Londres, en 1776, qu'avait paru, traduit pour la première fois, un extrait des codes indigènes les plus importants, sous le nom de Code des Gentoux.
Neuf ans plus tard était fondée à Calcutta la Société asiatique, par sir William Jones, le premier qui sût véritablement le sanscrit, Société dont la publication, Asiatic Researches, accueillit toutes les investigations scientifiques relatives à l'Inde.
Bientôt après, en 1789, Jones publiait sa traduction du drame de Çakuntala, ce charmant spécimen de la littérature hindoue, si plein de sentiment et de délicatesse. Les grammaires, les dictionnaires sanscrits, se publiaient à l'envi. Une véritable émulation se produisait dans l'Inde britannique. Elle n'aurait pas tardé à rayonner en Europe, si le blocus continental n'eût empêché l'introduction des livres publiés à l'étranger. A cette époque, un Anglais, Hamilton, prisonnier à Paris, étudiait les manuscrits orientaux de notre Bibliothèque et initiait Frédéric Schlegel à la connaissance du sanscrit, qu'il n'était plus, dès lors, nécessaire d'aller étudier sur place.
Schlegel eut Lassen pour élève; il se livra avec lui à l'étude de la littérature et des antiquités de l'Inde, à la discussion, à la publication et à la traduction des textes. Pendant ce temps, Franz Bopp s'acharnait à l'étude de la langue, rendait ses grammaires accessibles à tous, et arrivait à cette conclusion, alors surprenante, aujourd'hui unanimement acceptée: la parenté des langues indo-européennes.
On constatait bientôt que les Vedas,—ce recueil entouré d'un respect général qui avait empêché les interpolations,—étaient, par cela même, écrites dans un idiome très ancien, très pur, qui n'avait pas été rajeuni, et dont l'étroite ressemblance avec le zend reculait la composition de ces livres sacrés au delà de la séparation en deux rameaux de la famille aryenne.
Puis, on étudiait les deux épopées de l'époque brahmanique, qui succède aux temps védiques, le Mahabharata et le Ramayana, ainsi que les Paranas. Les savants parvenaient, grâce à une connaissance plus approfondie de la langue et à une initiation plus intime aux mythes, à fixer, approximativement, l'époque de la composition de ces poèmes, à en relever les innombrables interpolations, à démêler ce qui avait trait à l'histoire et à la géographie dans ces allégories merveilleuses.
Par ces patientes et minutieuses investigations, on arrivait à cette conclusion, que les langues celtique, grecque, latine, germanique, slave et persique, ont toutes une même origine, et que la langue mère n'est autre que le sanscrit. Si la langue est la même, il faut donc que le peuple ait été le même. On explique les différences, qui existent aujourd'hui entre ces divers idiomes, par des fractionnements successifs du peuple primitif,—dates approximatives que permettent d'apprécier le plus ou moins d'affinité de ces langues avec le sanscrit et la nature des mots qu'elles lui ont empruntés, mots correspondant par leur nature aux différents degrés d'avancement de la civilisation.
En même temps, on se faisait une idée nette et précise de l'existence qu'avaient menée les pères de la race indo-européenne et des transformations que la civilisation lui a fait subir. Les Vedas nous la montrent alors qu'elle n'a pas encore envahi l'Inde et qu'elle occupe le Pendjab et le Caboulistan. Ces poèmes nous font assister aux luttes contre les populations primitives de l'Hindoustan, dont la résistance fut d'autant plus acharnée, que les vainqueurs ne leur laissaient, dans leur division en castes, que la plus infime et la plus déshonorée. On pénètre, grâce aux Vedas, dans tous les détails de la vie pastorale et patriarcale des Aryas, on s'initie à cette existence peu mouvementée de famille, et l'on se demande si la lutte acharnée des modernes vaut les paisibles jouissances que le manque de besoins réservait à leurs pères.
On comprend que nous ne puissions nous arrêter plus longtemps sur ce sujet; mais le lecteur aura pu saisir, par le peu que nous en avons dit, l'importance de ces études au point de vue de l'histoire, de l'ethnographie et de la linguistique. Nous renverrons pour plus de détails aux ouvrages spéciaux des orientalistes et aux excellents manuels d'histoire ancienne de MM. Robiou, Lenormant et Maspero. Tous les résultats, obtenus jusqu'en 1820 dans les différents ordres de recherches scientifiques, avaient été enregistrés, avec compétence et impartialité, dans le grand travail de Walter Hamilton, qui a pour titre: Description géographique, statistique et historique de l'Hindoustan et des pays voisins. C'est un de ces ouvrages qui, marquant les étapes de la science, établissent avec précision son degré d'avancement à une époque donnée.
Après ce rapide aperçu des travaux relatifs à la vie intellectuelle et sociale des Hindous, il convient d'enregistrer les études qui ont pour but la connaissance physique de la contrée.
Un des résultats qui avaient le plus surpris dans les voyages de Webb et de Moorcroft, c'était la hauteur extraordinaire que ces explorateurs prêtaient aux montagnes de l'Himalaya. Leur élévation, d'après l'estime de ces voyageurs, devait être, au moins, égale aux plus hautes cimes des Andes. Les observations du colonel Colebrook donnaient à cette chaîne vingt-deux mille pieds, et encore ces calculs semblaient-ils être au-dessous de la réalité. De son côté, Webb avait mesuré un des pics les plus remarquables de la chaîne, le Jamunavatari, et il lui attribuait vingt mille pieds au-dessus du plateau sur lequel il reposait et qui lui-même s'élevait à cinq mille pieds environ au-dessus de la plaine. Peu satisfait d'une mesure qui lui paraissait trop approximative, Webb avait alors mesuré, avec toute la rigueur mathématique possible, le Dewalagiri, ou «montagne blanche», et il avait reconnu que le sommet de cette cime atteignait vingt-sept mille cinq cents pieds.
Ce qui frappe surtout dans la chaîne de l'Himalaya, c'est la succession de ces montagnes, ces rangées de projections, qui grimpent au-dessus les unes des autres. Cela donne une impression beaucoup plus vive de leur hauteur que ne le ferait le spectacle d'un pic isolé surgissant de la plaine pour perdre sa cime sourcilleuse dans les nuages.
Les calculs de Webb et de Colebrook s'étaient trouvés bientôt vérifiés par les observations mathématiques du colonel Crawford, qui avait mesuré huit des plus hauts sommets de l'Himalaya. Le plus élevé de tous était, suivant l'observateur, le Chumulari, situé près des frontières du Bouthan et du Thibet, dont le sommet devait être de trente mille pieds au-dessus de l'Océan.
Ces résultats, bien qu'ils concordassent ensemble et qu'il fût difficile d'admettre que tous ces observateurs s'étaient uniformément trompés, avaient grandement surpris le monde savant. L'objection capitale, c'était que, dans ces contrées, la limite des neiges devait être à peu près à treize mille pieds au-dessus de la mer. Il semblait donc impossible que les montagnes de l'Himalaya fussent couvertes de forêts de pins gigantesques, comme se plaisaient à les représenter tous les explorateurs.
Et, cependant, l'observation donnait tort à la théorie. Dans un second voyage, Webb monta jusqu'au Niti-Gaut, le col le plus élevé de l'univers, dont il fixa l'altitude à seize mille huit cent quatorze pieds. Non seulement Webb n'y trouva pas de neige, mais les rochers, qui le dominent de trois cents pieds, n'en conservent pas non plus pendant l'été. Là, aussi, sur ces pentes rapides, où la respiration devient si difficile, s'étageaient des forêts magnifiques de pins, de cyprès, de cèdres et de sapins.
«M. Webb, dit Desborough Cooley, attribue la hauteur des limites de la neige perpétuelle dans les montagnes de l'Himalaya à la grande élévation du plateau d'où s'élancent vers le ciel leurs derniers sommets. Comme la chaleur de notre atmosphère a pour cause principale la radiation de la surface de la terre, il s'ensuit que la proximité et l'étendue des plaines environnantes doivent faire subir des modifications importantes à la température d'un lieu élevé. Ces observations nous semblent réfuter d'une manière satisfaisante les objections soulevées par quelques savants au sujet de la grande élévation des montagnes de l'Himalaya, qui peuvent, en conséquence, être regardées avec certitude comme la plus haute chaîne du monde entier.»
Il faut dire maintenant quelques mots d'une excursion entreprise dans les parages déjà visités par Webb et par Moorcroft. Le voyageur Fraser n'avait ni les instruments ni l'instruction nécessaires pour mesurer les hautes cimes à travers lesquelles il allait s'engager, mais il sentait vivement, et sa relation pleine d'intérêt, est parfois très amusante. Il visita la source de la Jumna, et bien qu'il fût à plus de vingt-cinq mille pieds, il rencontrait, à chaque instant, des villages perchés pittoresquement sur les pentes tapissées de neige. Fraser visita ensuite Gangoutri, malgré l'opposition de ses guides, qui lui représentaient la route comme extrêmement dangereuse, disant qu'un vent pestilentiel privait de ses sens tout voyageur qui osait s'y risquer. L'explorateur fut émerveillé de la grandeur et de la magnificence des paysages qu'il découvrit et se vit payé par ces jouissances d'artiste des fatigues qu'il avait endurées.
«La chaîne de l'Himalaya, dit Fraser, offre un caractère tout particulier. Les voyageurs qui l'ont vue seront forcés d'en convenir. Elle ne ressemble, en effet, à aucune autre chaîne de montagnes, car, vues d'un point élevé, leurs sommités aux formes fantastiques, leurs aiguilles d'une hauteur si prodigieuse, causent un tel étonnement à l'étranger dont elles attirent les regards, qu'il se croit parfois la victime et le jouet d'un mirage trompeur.»
Nous devons quitter maintenant la péninsule gangétique pour la presqu'île arabique, où nous allons enregistrer le résultat de quelques courses intéressantes. Au premier rang, il faut placer le voyage du capitaine Sadlier, de l'armée de l'Inde. Chargé, au mois d'août 1819, d'une mission par le gouverneur de Bombay auprès d'Ibrahim-Pacha en lutte contre les Wahabites, cet officier traversa la péninsule entière depuis le port d'El-Katif, sur le golfe Persique, jusqu'à Yambo sur la mer Rouge.
Cette relation très curieuse d'une traversée de l'Arabie, que jusqu'alors aucun Européen n'avait encore accomplie, n'a, par malheur, jamais été publiée à part, et est demeurée ensevelie dans un ouvrage presque introuvable: Transactions of the Literary Society of Bombay.
A peu près en même temps, de 1821 à 1826, le gouvernement anglais faisait procéder par les capitaines de vaisseau Moresby et Haines à des travaux hydrographiques, qui avaient pour but le relèvement complet des côtes de l'Arabie. Ils devaient servir à l'établissement de la première carte sérieuse que l'on possédât de cette péninsule.
Nous aurons tout dit, quand nous aurons cité les deux excursions des naturalistes français, Aucher Eloy dans le pays d'Oman, et Émile Botta dans le Yemen, lorsque nous aurons parlé des travaux d'un consul de France à Djedda, Fulgence Fresnel, à propos des idiomes et des antiquités de l'Arabie. Ce dernier, dans ses lettres sur l'histoire des Arabes avant l'islamisme, publiées en 1836, fut un des premiers à étudier la langue himyarite ou homérite, et à reconnaître qu'elle se rapproche plus des anciens dialectes hébraïque et syriaque que de l'arabe actuel.
Au commencement de ce volume, il a été parlé des explorations et des recherches archéologiques et historiques de Seetzen et de Burckhardt en Syrie et en Palestine. Il reste à dire quelques mots d'une excursion dont les résultats intéressent tout particulièrement la géographie physique. Il s'agit du voyage d'un naturaliste bavarois, Heinrich Schubert.
Catholique ardent, savant enthousiaste, Schubert se sentait attiré par les paysages mélancoliques de la Terre Sainte, aux légendes merveilleuses, par les rives ensoleillées du Nil mystérieux, aux souvenirs historiques. Aussi, retrouve-t-on dans sa relation les impressions profondes du croyant et les préoccupations scientifiques du naturaliste.
C'est en 1837 que Schubert, après avoir parcouru l'Égypte inférieure et la presqu'île du Sinaï, pénétra dans la Terre Sainte. Deux de ses amis, un médecin, le docteur Erdl, un peintre, Martin Bernatz, accompagnaient le savant pèlerin bavarois.
Les voyageurs, débarqués à El-Akabah, sur la mer Rouge, se rendirent avec une petite caravane arabe à El-Khalil, l'ancien Hébron. La route qu'ils suivirent n'avait pas encore été foulée par le pied d'un Européen. C'était une large et plate vallée, qui finissait à la mer Morte et semblait lui avoir autrefois servi d'écoulement vers la mer Rouge. Burckhardt et bien d'autres, qui n'avaient fait que l'apercevoir, avaient éprouvé la même impression, et ils attribuaient à un soulèvement du sol l'interruption de cet écoulement. Les hauteurs, relevées par les voyageurs, allaient démontrer la fausseté de cette hypothèse.
En effet, à partir du fond du golfe Ælanitique, la route monte pendant deux ou trois jours de marche, jusqu'à un point que les Arabes appellent la Selle, puis elle redescend et s'enfonce vers la mer Morte. Ce point de partage est à sept cents mètres au-dessus de la mer. C'est du moins ce que constata, l'année suivante, un voyageur français, le comte de Bertou, qui explora les mêmes localités.
En descendant vers le lac Asphaltite, Schubert et ses compagnons se livrèrent à d'autres observations barométriques, et ils furent très surpris de voir accuser par leur instrument quatre-vingt-onze pieds «au-dessous» de la mer Rouge et des niveaux de moins en moins élevés.
Tout d'abord, ils avaient cru à quelque erreur, mais ils durent se rendre à l'évidence et reconnaître que jamais le lac Asphaltite n'avait pu se déverser dans la mer Rouge, par cette excellente raison que son niveau lui est très inférieur.
Or, cet enfoncement de la mer Morte est encore bien plus sensible lorsque, venant de Jérusalem, on se rend à Jéricho. On parcourt alors une longue vallée à pente très rapide, et qui le paraît même d'autant plus que les plaines montueuses de la Judée, de la Perée et du Haouran sont très hautes,—ces dernières même s'élevant à près de trois mille pieds au-dessus de la mer.
Cependant, l'aspect des lieux et le témoignage des instruments étaient en contradiction si formelle avec les idées jusqu'alors reçues, que MM. Erdl et Schubert n'accueillirent qu'avec doute ces résultats, qu'ils attribuèrent au dérangement de leur baromètre et à une perturbation subite de l'atmosphère. Mais, pendant leur retour à Jérusalem, le baromètre revint à la hauteur moyenne qu'il avait accusée avant leur départ pour Jéricho. Il fallut donc, bon gré mal gré, admettre que la mer Morte est de six cents pieds au moins au-dessous de la Méditerranée,—chiffre que les explorations postérieures allaient encore montrer de moitié trop faible.
C'était là, on en conviendra, une heureuse rectification, qui devait avoir une influence considérable, en appelant l'attention des savants sur un phénomène que d'autres explorateurs allaient bientôt vérifier.
En même temps, l'étude physique du bassin de la mer Morte se complétait et se rectifiait. Deux missionnaires américains, Edward Robinson et Eli Smith, donnaient, en 1838, une impulsion toute nouvelle à la géographie biblique. C'étaient les précurseurs de cette phalange de voyageurs naturalistes, d'historiens, d'archéologues, d'ingénieurs, qui allaient bientôt, sous les auspices de l'Association anglaise ou à côté de cette société, explorer, en tous sens, la terre des patriarches, en dresser la carte dans tous ses détails, procéder enfin à des découvertes multiples qui devaient jeter un jour nouveau sur les peuples antiques, possesseurs tour à tour de ce coin du bassin méditerranéen.
Mais ce n'est pas seulement cette contrée, si intéressante par les souvenirs qu'elle évoque en toute âme chrétienne, qui se voyait l'objet des études des érudits et des voyageurs. L'Asie Mineure tout entière allait bientôt livrer à la curiosité du monde savant les trésors qu'elle renfermait dans son sol. Les voyageurs la traversaient en tous sens. Parrot visitait l'Arménie; Dubois de Montpéreux parcourait le Caucase en 1839; Eichwald, en 1825 et 1826, explorait les rives de la mer Caspienne; enfin, Alexandre de Humboldt, grâce à la générosité de l'empereur de Russie Nicolas, complétait, dans la partie asiatique de l'Asie et dans l'Oural, les observations de physique générale et de géographie qu'il avait si courageusement recueillies dans le Nouveau-Monde. Avec le minéralogiste Gustave Rose, le naturaliste Ehrenberg, bien connu par ses voyages dans la Haute-Égypte et la Nubie, avec le baron de Helmersen, officier du génie, Humboldt parcourait la Sibérie, visitait les mines d'or et de platine de l'Oural, explorait les steppes de la Caspienne et la chaîne de l'Altaï jusqu'à la frontière de Chine. Ces savants s'étaient partagé le travail: Humboldt s'était chargé des observations astronomiques, magnétiques, physiques et d'histoire naturelle; Rose tenait le journal du voyage, qu'il a publié en allemand, de 1837 à 1842.
Les résultats scientifiques de cette exploration, pourtant si rapide,—en neuf mois seulement, les voyageurs n'avaient pas parcouru moins de 11,500 milles,—furent considérables.
Dans une première publication, parue à Paris en 1838, Humboldt ne s'occupait que de la climatologie et de la géologie de l'Asie; mais, à ce travail fragmentaire, succédait, en 1843, un ouvrage magistral, l'Asie centrale.
«Il y a consigné, dit La Roquette, et systématisé les principaux résultats scientifiques de son excursion en Asie et s'est livré à des considérations ingénieuses sur la forme des continents, sur la configuration des montagnes de la Tartarie; il y étudie surtout cette vaste dépression qui s'étend de l'Europe boréale jusqu'au centre de l'Asie, par delà les mers Caspienne et d'Aral.»
Il nous faut quitter maintenant l'Asie et passer en revue les différentes expéditions, qui s'étaient succédées dans le Nouveau-Monde, depuis le commencement du siècle. A l'époque où Lewis et Clarke traversaient l'Amérique du Nord, depuis les États-Unis jusqu'à l'océan Pacifique, un jeune officier, le lieutenant Zabulon Montgomery Pike était chargé par le gouvernement, en 1807, de reconnaître les sources du Mississipi. Il devait essayer en même temps de se concilier l'amitié des Indiens qu'il rencontrerait.
Bien reçu par le chef de la puissante confédération des Sioux, gratifié d'une pipe sacrée,—talisman qui lui assurerait la protection des tribus alliées,—Pike remonta le Mississipi, passa devant le Chippeway et la rivière Saint-Pierre, affluents considérables de cet immense cours d'eau. Mais, au delà du confluent de cette rivière jusqu'aux cataractes de Saint-Antoine, le cours du Mississipi est barré par une suite ininterrompue de chutes et de rapides. Arrivé sous le 45e degré de latitude, Pike et ses compagnons durent quitter leurs canots et continuer leur voyage en traîneau. Aux rigueurs d'un hiver épouvantable se joignirent bientôt les tortures de la faim. Rien n'arrêta les intrépides explorateurs, qui, continuant à suivre le Mississipi, réduit à trois cents verges de largeur, arrivèrent au mois de février au lac des Sangsues, où ils furent accueillis avec empressement dans un cantonnement de trappeurs et de chasseurs de fourrures de Montréal.
Après avoir visité le lac du Cèdre-Rouge, Pike revint à Port-Louis. Ce voyage pénible et dangereux n'avait pas duré moins de neuf mois, et, bien que son but ne fût pas atteint, il n'avait pas été sans résultat pour la science.
L'habileté, le sang-froid et le courage de Pike ne passèrent point inaperçus, et le gouvernement, en l'élevant peu de temps après au grade de major, lui confia le commandement d'une nouvelle expédition.
Il s'agissait cette fois d'explorer la vaste étendue de pays comprise entre le Mississipi et les montagnes Rocheuses, de découvrir les sources de l'Arkansas et de la rivière Rouge. Avec vingt-trois personnes, Pike remonta l'Arkansas, belle rivière, qui est navigable jusqu'aux montagnes où elle prend sa source, c'est-à-dire pendant plus de deux mille milles, excepté pendant l'été, où des bancs de sable en obstruent le cours.
Mais, pendant cette longue navigation, l'hiver était venu; les souffrances, qui avaient si durement éprouvé Pike pendant sa première expédition, se renouvelèrent avec un redoublement de rigueur. Le gibier était si rare, que, pendant quatre jours, le détachement dut se priver de nourriture. Plusieurs hommes eurent les pieds gelés, et ce malheur vint augmenter les fatigues de ceux qui étaient demeurés valides. Après avoir atteint la source de l'Arkansas, le major descendant au sud, ne tarda pas à rencontrer un beau cours d'eau qu'il prit pour la rivière Rouge.
C'était le Rio-del-Norte, fleuve qui prend sa source dans le Colorado, province alors espagnole, et débouche dans le golfe du Mexique.
On a pu juger, d'après ce qui a été dit des difficultés que Humboldt avait rencontrées pour obtenir la permission de visiter les possessions espagnoles, si ce peuple était jaloux de voir des étrangers pénétrer sur son territoire. Bientôt entouré par un détachement de soldats espagnols, le major Pike fut fait prisonnier avec tous ses hommes et conduit à Santa-Fé. La vue de leurs vêtements en lambeaux et de leurs visages émaciés, leur aspect misérable, ne témoignaient pas en faveur des Américains, que les Espagnols prirent tout d'abord pour des sauvages. Cependant, l'erreur une fois reconnue, Pike et son détachement furent conduits à travers les provinces intérieures jusqu'à la Louisiane, et ils arrivèrent, le 1er juillet 1807, à Nachitoches.
La fin malheureuse de cette expédition ralentit pendant quelque temps le zèle du gouvernement, mais non pas celui des simples particuliers, négociants ou chasseurs, tous les jours plus nombreux dans le pays. Plusieurs même traversèrent l'Amérique de part en part, du Canada au Pacifique. Parmi ces voyageurs isolés, il convient de citer plus particulièrement Daniel Williams Harmon, associé de la Compagnie du Nord-Ouest, qui, voyageant entre les 47e et 58e degrés de latitude nord, vit les lacs Huron, Supérieur, des Pluies, des Bois, Manitoba, Winnipeg, Athabasca, du Grand-Ours, et arriva jusqu'à l'océan Pacifique.
La Compagnie de fourrures d'Astoria, établissement situé à l'embouchure de la Colombia, fit aussi beaucoup pour l'exploration et la traversée des montagnes Rocheuses.
Quatre associés de cette Compagnie, partis d'Astoria au mois de juin 1812, avaient remonté la Colombia, traversé les montagnes Rocheuses, et, prenant leur route à l'est-sud-est, après avoir atteint à l'une des sources de la Platte, sur laquelle ils étaient descendus jusqu'au Missouri à travers un pays que personne n'avait exploré avant eux, ils étaient arrivés à Saint-Louis, le 30 mai 1813.
En 1811, une autre expédition, composée de soixante hommes, quittant Saint-Louis, avait remonté le Missouri jusqu'aux villages des Ricaras; après avoir éprouvé de grandes privations et perdu plusieurs hommes par le manque de nourriture et par suite de fatigues, elle était parvenue à Astoria au commencement de 1812.
Ces voyages n'avaient pas eu seulement pour résultat la reconnaissance topographique du terrain, ils avaient amené des découvertes bien singulières et tout à fait imprévues. C'est ainsi que dans la vallée de l'Ohio, depuis le pays des Illinois jusqu'au Mexique, on avait rencontré des ruines et des fortifications ou retranchements garnis de fossés et d'espèces de bastions, dont plusieurs couvraient cinq ou six acres de terrain. A quelle nation attribuer ces travaux, qui dénotaient une civilisation bien supérieure à celle des Indiens? Problème difficile, dont la solution n'est pas encore trouvée.
Déjà des philologues et des historiens s'inquiétaient de la disparition des tribus indiennes, qui n'avaient jusqu'alors été observées que superficiellement, et ils regrettaient qu'elles se fussent éteintes, sans qu'on eût étudié les langues qu'elles parlaient. La connaissance de ces langues, comparées avec celles de l'ancien monde, aurait peut-être fourni quelque indice inattendu sur l'origine de ces tribus errantes. En même temps, on commençait à étudier la flore et la géologie du pays, science qui réservait aux futurs explorateurs de si merveilleuses surprises.
Il était trop important pour le gouvernement des États-Unis de procéder rapidement à la reconnaissance des vastes territoires qui le séparaient du Pacifique, pour qu'il s'abstînt longtemps d'organiser une nouvelle expédition.
Le secrétaire d'État de la guerre chargea, en 1809, le major Long d'explorer la contrée située entre le Mississipi et les montagnes Rocheuses, de reconnaître le cours du Missouri et de ses principaux affluents, de fixer par des observations astronomiques les points les plus remarquables, d'étudier les tribus indiennes, de décrire enfin tout ce que l'aspect du pays et les productions des trois règnes y présenteraient d'intéressant.
Partie de Pittsburg, le 5 mai 1819, sur le bateau à vapeur l'Ingénieur Occidental, l'expédition arriva, le 30 mai suivant, au confluent de l'Ohio avec le Mississipi, qu'elle remonta jusqu'à Saint-Louis.
Le 29 juin était reconnue l'embouchure du Missouri. Pendant le mois de juillet, M. Say, chargé des observations zoologiques, parcourut le pays jusqu'au fort Osage, où il fut rejoint par le bateau. Le major Long profita de son séjour en cet endroit pour envoyer un parti reconnaître la contrée entre le Kansas et la Platte; mais ce détachement, attaqué et pillé, dut rebrousser chemin, après s'être vu enlever ses chevaux.
Lorsqu'elle eut reçu, à l'île aux Vaches, un renfort de quinze hommes de troupe, l'expédition gagna, le 19 septembre, le fort Lisa, près de Council-Bluff, où elle prit ses quartiers d'hiver. Violemment attaqués du scorbut, les Américains, qui ne possédaient aucun remède contre cette terrible maladie, perdirent cent hommes, c'est-à-dire à peu près le tiers de leur effectif.
Le major Long, qui, pendant ce temps, avait gagné Washington avec un canot, rapportait l'ordre de discontinuer le voyage le long du Missouri et de passer aux sources de la Platte, pour, de là, gagner le Mississipi par l'Arkansas et la rivière Rouge.
Le 6 juin, les explorateurs quittèrent donc le cantonnement des Ingénieurs, ainsi qu'ils avaient appelé leurs quartiers d'hiver, et ils remontèrent pendant plus de cent milles la vallée de la Platte, aux prairies herbeuses, peuplées d'immenses troupeaux de bisons et de daims, qui leur fournirent des vivres en abondance.
A ces prairies sans limites, dont pas un coteau ne vient rompre la monotonie, succède un désert de sable, qui s'élève en pente douce, sur un espace de près de quatre cents milles, jusqu'aux montagnes Rocheuses. Coupé de barrancas à pic, de cañons et de gorges au fond desquelles murmure, sous une végétation rabougrie et rare, quelque maigre ruisseau, ce désert n'a d'autres végétaux que les cactus aux dards pointus et redoutables.
Le 6 juillet, l'expédition avait atteint le pied des montagnes Rocheuses. Le docteur James en escalada l'un des pics, auquel il donna son nom, et qui s'élève à 11,500 pieds au-dessus de la mer.
«Du sommet de ce pic, dit le botaniste, le regard embrasse, au nord-ouest et au sud-ouest, d'innombrables montagnes toutes blanchies de neige: les plus éloignées en sont revêtues jusqu'à leur base. Immédiatement sous nos pieds, à l'ouest, gisait l'étroite vallée de l'Arkansas, dont nous pouvions suivre le cours vers le nord-ouest à plus de soixante milles. Sur le versant nord de la montagne était une masse énorme de neige et de glace; à l'est s'étendait la grande plaine, s'élevant à mesure qu'elle s'éloignait, jusqu'à ce que, à l'extrémité de l'horizon, elle semblât se confondre avec le ciel.»
En cet endroit, l'expédition se divisa en deux partis. L'un, aux ordres du major Long, devait se diriger vers les sources de la rivière Rouge; l'autre, commandé par le capitaine Bell, allait descendre l'Arkansas jusqu'au port Smith. Les deux détachements se séparèrent le 24 juillet. Le premier, trompé par les renseignements que lui donnèrent les Indiens Kaskaias et par l'inexactitude des cartes, prit la Canadienne pour la rivière Rouge, et ne s'aperçut de son erreur qu'en arrivant au confluent de cette rivière avec l'Arkansas. Ces Kaskaias étaient bien les plus misérables des sauvages; mais, intrépides cavaliers, ils excellaient à capturer avec le lacet ces sauvages «mustangs», descendants des chevaux importés au Mexique par les conquérants espagnols.
Le second détachement s'était vu abandonné par quatre soldats, qui avaient emporté, avec quantité d'effets précieux, les journaux de voyage de Say et du lieutenant Swift.
Les deux partis avaient eu, d'ailleurs, à souffrir du manque de provisions dans ces déserts recouverts d'une couche de sable, dont les fleuves ne charrient qu'une eau saumâtre ou bourbeuse.
L'expédition rapportait à Washington une soixantaine de peaux d'animaux sauvages, plusieurs milliers d'insectes, dont cinq cents nouveaux, un herbier de quatre ou cinq cents plantes inconnues, de nombreuses vues du pays et les matériaux d'une carte des contrées parcourues.
Le commandement d'une nouvelle expédition fut donné, en 1828, au même major Long, dont les services avaient été vivement appréciés. Quittant Philadelphie au mois d'avril, il se rendit sur l'Ohio, traversa l'État qui porte ce nom, les États d'Indiana et des Illinois. Après avoir atteint le Mississipi, il le remonta jusqu'à l'embouchure de la rivière Saint-Pierre, autrefois visitée par Carver, et, depuis, par le baron La Hontan. Long la suivit jusqu'à sa source, rencontra le lac Travers, gagna le lac Winnipeg, explora la rivière du même nom, vit le lac des Bois, celui des Pluies, et arriva au plateau qui sépare le bassin de la baie d'Hudson de celui du Saint-Laurent. Il avait enfin, par le lac d'Eau froide et la rivière du Chien, atteint le lac Supérieur.
Bien que toutes ces localités fussent, depuis de longues années, parcourues par les coureurs des bois canadiens, par les trappeurs et les chasseurs, c'était la première fois qu'une expédition officielle les visitait avec la mission d'en établir la carte. Les voyageurs furent frappés par la beauté des contrées arrosées par le Winnipeg. Le cours de ce fleuve, fréquemment interrompu par des rapides et des cascades de l'effet le plus pittoresque, coule entre deux murailles à pic de roches de granit, coiffées de verdure. La beauté de ces paysages, succédant à la monotonie des plaines et des savanes qu'ils avaient traversées jusqu'alors, remplirent les voyageurs d'admiration.
L'exploration du Mississipi, abandonnée depuis l'exploration de Montgomery Pike, fut reprise en 1820 par le général Cass, gouverneur du Michigan. Parti de Détroit, à la fin de mai, avec une suite de vingt hommes rompus au métier de coureur des bois, il gagna le haut Mississipi, après avoir visité les lacs Huron, Supérieur et Sandy. Son escorte, épuisée, dut camper en cet endroit, tandis qu'il reprenait en canot l'exploration du fleuve. Pendant cent cinquante milles, le Mississipi coulait avec rapidité et sans obstacles; mais, à cette distance, son lit était coupé de rapides, pendant une douzaine de milles, jusqu'à la chute de Peckgama.
Au-dessus de cette cataracte, le courant, beaucoup moins rapide, serpentait à travers d'immenses savanes jusqu'au lac des Sangsues. Après avoir gagné le lac Winnipeg, Cass arriva, le 21 juillet, à un nouveau lac, qui reçut son nom; mais il ne voulut pas pousser plus loin avec les faibles ressources qu'il possédait en munitions, en vivres et en hommes.
On s'était rapproché de la source du Mississipi, on ne l'avait cependant pas atteinte. L'opinion générale était que le fleuve sortait d'un petit lac, situé à soixante milles de celui de Cass, qui portait le nom de lac de la Biche. Cependant, ce fut seulement en 1832, tandis que le général Cass était secrétaire d'État de la guerre, qu'on songea à résoudre cet important problème.
Le commandement d'une expédition de trente personnes, dont dix soldats, un officier chargé de travaux hydrographiques, un chirurgien, un géologue, un interprète et un missionnaire, fut donné à un voyageur nommé Schoolcraft, qui, l'année précédente, avait exploré le pays des Chippeways, au nord-ouest du lac Supérieur.
Schoolcraft, parti de Sainte-Marie le 7 juin 1832, visita les tribus du lac Supérieur et entra bientôt dans la rivière Saint-Louis. Cent cinquante milles séparaient alors Schoolcraft du Mississipi. Il ne lui fallut pas moins de dix jours pour faire ce trajet, à cause des rapides et des fondrières. Le 3 juillet, l'expédition atteignait la factorerie d'un commerçant nommé Aitkin, sur le bord du fleuve, et y célébrait, le lendemain, l'anniversaire de l'indépendance des États-Unis.
Deux jours plus tard, Schoolcraft se trouvait en face de la chute de Peckgama et campait à la pointe des Chênes. En cet endroit le fleuve faisait beaucoup de détours au milieu des savanes; mais les guides conduisirent l'expédition par des sentiers qui abrégèrent considérablement la distance. Le lac à la Crosse et le lac Winnipeg furent ensuite traversés, et Schoolcraft arriva, le 10 juillet, au lac Cass, point qui n'avait pas encore été dépassé par les explorateurs précédents.
Un parti de Chippeways conduisit les voyageurs au camp qu'ils occupaient dans une île du lac. Le commandant, sûr des dispositions amicales de ces sauvages, laissa en cet endroit une partie de son escorte, et, accompagné du lieutenant Allen, du chirurgien Houghton, d'un missionnaire et de plusieurs sauvages, il partit en pirogue.
Les lacs Tascodiac, Travers, furent successivement visités. Un peu au delà de ce dernier, le Mississipi se partage en deux branches ou fourches. Le guide conduisit Schoolcraft par celle de l'est, et, lui faisant franchir les lacs Marquette, Lasalle et Kubbakunna, il l'amena au confluent de la Naiwa, principal tributaire de cette fourche, qui sort d'un lac infesté de serpents à tête cuivrée. Enfin, après avoir passé par le petit lac Usawa, l'expédition atteignit le lac Itasca, d'où s'échappe la branche itascane ou occidentale du Mississipi.
Le lac Itasca, ou de la Biche,—comme l'appelaient les Français,—n'a pas plus de sept à huit milles d'étendue, et il est entouré de collines, que vient assombrir le feuillage foncé des pins. Il serait à 1,500 pieds au-dessus de l'Océan, selon Schoolcraft, mais il ne faut pas attacher grande importance à ces mesures, car le commandant n'avait pas d'instruments à sa disposition.
L'expédition suivit, pour regagner le lac de Cass, la fourche occidentale et reconnut les principaux affluents de cette branche. Schoolcraft explora ensuite les Indiens qui fréquentaient ces contrées, et il conclut des traités avec eux.
En résumé, le but que le gouvernement se proposait était atteint, et le Mississipi était dès lors exploré depuis son embouchure jusqu'à sa source. L'expédition rapportait une foule de détails intéressants sur les mœurs, les usages, l'histoire et la langue des indigènes; enfin, l'histoire naturelle avait fourni un ample contingent d'espèces nouvelles et peu connues.
Mais l'activité des peuples des États-Unis ne se bornait pas à ces explorations officielles. Nombre de trappeurs se lançaient à travers des contrées nouvelles. Pour la plupart absolument illettrés, ils ne purent faire profiter la science de leurs découvertes. Il n'en est pas de même de Jacques Pattie, qui a publié le récit de ses aventures romanesques et de ses courses périlleuses dans la région qui s'étend entre le Nouveau-Mexique et la Nouvelle-Californie. En descendant le rio Gila jusqu'à son embouchure, Pattie a visité des peuples presque ignorés, les Jotans, les Eiotaros, les Papawars, les Mokees, les Yumas, les Mohawas, les Nabahos, etc., avec lesquels les relations avaient toujours été des plus rares. Il découvrit, sur les bords du rio Eiotario, des ruines d'anciens monuments, des murs de pierre, des fossés et des poteries, et, dans les montagnes voisines, des mines de cuivre, de plomb et d'argent.
On doit également un curieux journal de voyage au docteur Willard, qui, dans un séjour de trois ans dans le Nouveau-Mexique, visita le Rio-del-Norte de sa source à son embouchure.
Enfin, en 1831, le capitaine Wyeth et son frère explorèrent l'Orégon et la partie voisine des montagnes Rocheuses.
Depuis le voyage de Humboldt au Mexique, les explorateurs se succèdent dans l'Amérique centrale. Bernasconi, en 1787, avait découvert les ruines de Palenqué, aujourd'hui fameuses; Antonio Del-Rio en avait donné, en 1822 une description détaillée, qu'il avait même accompagnée de quelques dessins, dus au crayon de Frédéric Waldeck, futur explorateur de cette ville morte.
CARTE DES SOURCES DU MISSISSIPI pour l'intelligence du voyage
de Schoolcraft d'après le bulletin de la Société de Géographie. Année 1834.
Gravé par E. Morieu.
Le capitaine Guillaume Dupaix et le dessinateur Castañeda, de 1805 à 1807 avaient fait trois voyages successifs dans l'État de Chiapa et à Palenqué, et le résultat de leurs recherches parut, en 1830, dans un magnifique ouvrage, dont les dessins, dus à Augustine Aglio, ont été exécutés aux frais de lord Kingsborough.
Enfin, en 1832, Waldeck séjournait deux ans entiers à Palenqué, y faisait des fouilles, y levait les plans, coupes et élévations des monuments, s'appliquait à reproduire les hiéroglyphes encore inexpliqués qui les recouvrent, et il réunissait, aussi bien sur l'histoire naturelle que sur les mœurs des habitants, une foule de renseignements absolument nouveaux.
Il faut également citer le colonel don Juan Galindo, l'explorateur de Palenqué, d'Utatlan, de Copan, et d'autres cités enfouies au fond des forêts tropicales.
Après le long séjour que Humboldt avait fait dans l'Amérique équinoxiale, l'essor que ses explorations semblaient devoir donner aux études géographiques se trouva singulièrement entravé par les luttes des colonies espagnoles contre leur métropole. Cependant, aussitôt que les gouvernements indigènes eurent acquis un semblant de stabilité, des explorateurs intrépides s'élancèrent à travers ce monde qui était alors véritablement nouveau, car la jalousie ombrageuse des Espagnols l'avait fermé jusqu'alors aux investigations des savants.
Des naturalistes, des ingénieurs parcourent l'Amérique méridionale ou vont s'y établir. Bientôt même, 1817-1820, les gouvernements d'Autriche et de Bavière s'entendent pour envoyer au Brésil une expédition scientifique, à la tête de laquelle ils placent les docteurs Spix et de Martius, qui recueillent de nombreuses informations sur la botanique, l'ethnographie, la statistique et la géographie de ces contrées si peu connues, et Martius écrit sur la flore du pays un monumental ouvrage. Cette publication, faite aux frais des gouvernements d'Autriche et de Bavière, semble un des modèles du genre.
A la même époque, les recueils spéciaux: les Annales des voyages de Malte-Brun et le Bulletin de la Société de Géographie, pour ne citer que des ouvrages français, accueillent avec empressement et publient toutes les communications qu'on leur adresse, principalement sur le Brésil et la province de Minas Geraës.
En même temps, un général prussien, le major général prince de Wied-Neuwied, à qui la paix de 1815 avait créé des loisirs, s'adonnait à l'étude des sciences naturelles, de la géographie et de l'histoire. De plus, en compagnie des naturalistes Freirciss et Sellow, il exécutait un voyage d'exploration dans les provinces intérieures du Brésil, et s'occupait tout spécialement de l'histoire naturelle et de la zoologie.
Quelques années plus tard, en 1836, c'était le naturaliste français Alcide d'Orbigny, déjà célèbre quoique encore bien jeune, qui recevait de l'administration du Muséum une mission relative à l'histoire naturelle de l'Amérique méridionale. Pendant huit années consécutives d'Orbigny parcourut le Brésil, l'Uruguay, la République Argentine, la Patagonie, le Chili, la Bolivie et le Pérou.
«Un tel voyage, dit Damour dans le discours qu'il prononça aux funérailles de d'Orbigny, un tel voyage, poursuivi dans des contrées si diverses par leurs productions, par leur climat, par la nature de leur sol et par les mœurs de leurs habitants, présente à chaque pas de nouveaux périls. D'Orbigny, doué d'une forte constitution et d'une ardeur infatigable, surmonta des obstacles qui eussent rebuté bien des voyageurs. Arrivé dans les froides régions de la Patagonie, au milieu de sauvages peuplades constamment en guerre, il se vit contraint de prendre parti et de combattre dans les rangs d'une des tribus qui lui avaient donné l'hospitalité. Heureusement pour l'intrépide savant, la victoire s'étant déclarée de son côté, lui rendit le loisir de continuer sa route.»
Les résultats de si longues recherches exigèrent, pour être mis en œuvre, treize années d'un travail acharné. Cet ouvrage, qui touche à presque toutes les sciences, laisse bien loin derrière lui ce qui avait été publié sur l'Amérique méridionale. L'histoire, l'archéologie, la zoologie, la botanique y tiennent une place d'honneur; mais la plus importante division de cet ouvrage encyclopédique est celle qui est consacrée à l'Homme américain. Là, l'auteur a rassemblé tous les documents qu'il avait recueillis par lui-même, analysé et critiqué ceux qui lui venaient de seconde main, sur les caractères physiologiques, sur les mœurs, les langues et les religions de l'Amérique du Sud. Un ouvrage de cette valeur devrait suffire à immortaliser le nom du savant français, et fait le plus grand honneur à la nation qui le compte au nombre de ses enfants.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE