Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville
On ne pouvait oublier les deux aimables absentes, Mlles Du Vigean, qui s'ennuyaient à Paris pendant qu'on s'amusait sans elles à Liancourt. On leur écrivit donc une assez longue lettre en vers, où on leur dépeignait et le regret de ne pas les voir et les consolations qu'on se donnait. Ces vers sont tout aussi médiocres que les précédents, mais il ne faut pas oublier que ce sont des impromptus de jeunes filles et de grandes dames.
LETTRE[230] DE Mlle DE BOURBON ET DE Mlles DE RAMBOUILLET, DE BOUTEVILLE ET DE BRIENNE, ENVOYÉE DE LIANCOURT A Mlles DU VIGEAN, A PARIS.
Ce qu'il y a de plus curieux et de plus inattendu, c'est que la manie de rimer gagna Condé lui-même. Comme nous l'avons dit, il avait beaucoup d'esprit et de gaieté, et il faisait très volontiers la partie des beaux esprits qui l'entouraient. Au milieu de la Fronde, quand la guerre se faisait aussi avec des chansons, il en avait fait plus d'une marquée au coin de son humeur libre et moqueuse. Dans la première guerre de Paris, où Condé, fidèle encore aux vrais intérêts de sa maison, tenait pour la cour, un des chefs les plus ardents du parti contraire était le comte de Maure, cadet du duc de Mortemart, oncle de Mme de Montespan, de Mme de Thianges et de l'aimable et docte abbesse de Fontevrauld, le mari de la spirituelle Anne Doni d'Attichy, l'intime amie de Mme de Sablé[233]. Le comte opinait toujours, dans les conseils de la Fronde, pour les résolutions les plus téméraires. Les Mazarins le tournaient en ridicule et l'accablaient d'une grêle d'épigrammes. On avait fait contre lui des triolets très célèbres dans le temps[234]. Condé, à ce qu'assure Tallemant[235], ajouta le couplet suivant:
Il comptait parmi ses meilleurs lieutenants le comte de Marsin, le père du maréchal, bien supérieur à son fils, et qui était un véritable homme de guerre. Condé en faisait le plus grand cas; mais il ne l'épargnait pas pour cela. Un jour à table, en buvant à sa santé, il improvisa sur un air alors fort à la mode cette petite chanson[236], qui n'a jamais été publiée, et qui nous semble jolie et piquante:
Enfin tout le monde connaît la chanson sur le comte d'Harcourt lorsque celui-ci, en 1650, se chargea d'escorter Condé, Conti et Longueville de Marcoussis au Havre:
A Liancourt, n'ayant rien à faire, et impatienté de voir sa sœur et ses belles amies rester si longtemps à l'église le jour de la Toussaint, il leur décocha cette épigramme[237]:
Il avait eu pendant quelque temps avec lui à Liancourt, entre autres amis, le marquis de Roussillon, excellent officier et homme d'esprit, dont il est plus d'une fois question dans les lettres de Voiture, et l'intrépide La Moussaye, qui lui fut fidèle jusqu'au dernier soupir, et pendant la captivité de Condé alla s'enfermer avec Mme de Longueville dans la citadelle de Stenay où il mourut. Roussillon et La Moussaye ayant été forcés de quitter Liancourt pour s'en aller à Lyon, Condé, comme pour imiter la lettre de sa sœur à Mlles Du Vigean, en écrivit ou en fit écrire une du même genre à ses deux amis absents. Nous donnons cette pièce presque entière, parce qu'elle est de Condé, ou que du moins Condé y a mis la main, surtout parce qu'elle peint au naturel la vie qu'on menait alors à Liancourt, à Chantilly et dans toutes les grandes demeures de cette aristocratie du XVIIe siècle, si mal appréciée, qui, pendant la paix, honorait et cultivait les arts de l'esprit, qui donna aux lettres La Rochefoucauld, Retz, Saint-Evremond, Bussi, Saint-Simon, sans parler de Mme de Sévigné et de Mme de La Fayette, et qui, la guerre venue, s'élançait sur les champs de bataille et prodiguait son sang pour le service de la France. Voici les vers du futur vainqueur de Rocroy.
LETTRE[238] POUR MONSEIGNEUR LE DUC d'ANGUIEN, ÉCRITE DE LIANCOURT A MM. DE ROUSSILLON ET DE LA MOUSSAYE, A LYON.
S'écrire en vers était devenu l'amusement de toute cette jeune et aimable société. En 1640, quand le duc d'Enghien, n'ayant pas vingt ans, était à Dijon exerçant déjà les fonctions de gouverneur de la province, on lui adressait de la rue Saint-Thomas-du-Louvre des épîtres bien ou mal rimées pour lui donner des nouvelles des intrigues galantes de Paris, et lui en demander de celles qui se passaient en Bourgogne[239].
Et le jeune duc répondait en vers, souvent très mauvais, même pour des vers de prince, mais qu'on trouvait fort bons à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet[240], parce qu'ils étaient toujours spirituels et sans aucune prétention. Il faut convenir au moins que de tels divertissements, dans une jeunesse d'un si haut rang, montraient quel cas on faisait alors de l'esprit, et nous transportent dans un monde bien différent du nôtre.
Un sentiment bien naturel nous porte à rechercher quelle a été la destinée de cette cour de jeunes et braves gentilshommes, de gaies et charmantes jeunes filles, qui entouraient alors Mlle de Bourbon et son frère. Nous avons dit celle des hommes: tous se sont illustrés à la guerre; la plupart sont morts au champ d'honneur. Mais que sont-elles devenues leurs aimables compagnes, cet essaim de jeunes beautés que nous avons suivies sur les pas de Mlle de Bourbon à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, ces cinq inséparables amies dont nous avons publié des vers moins gracieux que leur figure, Mlle de Rambouillet, Mlle de Brienne, Mlle de Montmorency Bouteville, Mlles Du Vigean? Elles ont eu les fortunes les plus dissemblables, que nous allons rapidement indiquer.
Marie Antoinette de Loménie, fille du comte Loménie de Brienne, un des ministres de Louis XIII et de la reine Anne, épousa, en 1642, le marquis de Gamaches, qui devint lieutenant général. On peut voir son portrait tracé par elle-même dans les Divers Portraits de Mademoiselle, avec ceux de son père et de sa mère. Elle n'a point fait de bruit; toute sa vie s'est écoulée honnête et pieuse. Elle est morte à l'âge de quatre-vingts ans, en 1704. Elle a constamment entretenu avec Mme de Longueville le commerce le plus amical. C'était la moins brillante des cinq amies: elle a été la plus heureuse.
On sait ce que devint Mlle de Rambouillet[241]. Du plus rare esprit et d'un agrément infini, mais un peu ambitieuse, après avoir épousé Montausier en 1645, elle rechercha, ainsi que son mari, les faveurs de la cour, et elle les obtint en en payant la rançon. Il est assez triste d'avoir commencé par être, dans sa jeunesse, si sévère à ses amants, comme on disait à l'hôtel de Rambouillet, et de ne s'être mariée que par grâce en quelque sorte, comme l'Armande des Femmes Savantes, pour finir par être une duègne des plus complaisantes. Nommée d'abord dame d'honneur de la reine Marie Thérèse, elle eut, en 1664, le courage de prendre la place de la vertueuse duchesse de Navailles, qui ne s'était point prêtée aux amours du jeune roi Louis XIV et de Mlle de La Vallière. De là des accusations très vraisemblables accueillies par la bienveillante Mme de Motteville elle-même, et que plus tard confirma sa faible conduite, quand le Roi abandonna Mlle de La Vallière pour Mme de Montespan[242]. C'est au milieu de tous ces bruits que son mari fut nommé gouverneur du Dauphin. Montausier était assurément un homme de mérite, et, comme sa femme, il avait de grandes qualités qu'il gâtait par de grands défauts. Il étalait un faste de vertu sous lequel se cachaient bien des misères. Il ne se gênait pas pour censurer tout le monde, et ne souffrait pas qu'on manquât en rien à ce qu'il croyait lui être dû. Il était brusque, emporté, d'une morgue et d'une hauteur insupportables[243]. Chargé, à titre provisoire et par commission, du gouvernement de Normandie, à la mort de M. de Longueville, en 1663, il trancha du prince, et exigea qu'on lui rendît tout ce qu'on rendait à M. de Longueville lui-même. Dur à ses inférieurs, difficile avec ses égaux, il savait parfaitement ménager son crédit et pousser sa fortune. Né protestant, il se convertit par passion pour sa femme, et aussi par politique[244]. Mme de Montausier était bien plus aimable, mais tout aussi soigneuse de ses intérêts. Elle est, nous le disons à regret, de cette école dont Mme de Maintenon est la maîtresse consommée, qui recherche plus l'apparence du bien que le bien lui-même, qui s'accommode volontiers de bassesses obscures, habilement couvertes, et met tout son soin, toute son étude à ne se pas compromettre, tandis que les âmes fières et vraiment honnêtes, que la passion égare, ne s'appliquent pas tant à masquer leurs fautes, peu soucieuses de la réputation quand la vertu est perdue. Mme de Montausier s'occupa surtout de sa considération. Elle eut la confiance du Roi. Elle devint duchesse. Son sort a été brillant; a-t-il été heureux? Elle se brouilla et se raccommoda plus d'une fois avec Mme de Longueville, selon les circonstances. Elle mourut en 1671, après sa mère, la noble marquise, décédée en 1665, et elle a été enterrée comme elle dans ce couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, où la plupart des amies de Mlle de Bourbon semblaient s'être donné rendez-vous pendant leur vie et après leur mort.
Mlle de Montmorency Bouteville, Isabelle Angélique[245], annonça de bonne heure une beauté de premier ordre qu'elle conserva jusqu'à la fin. Sa cadette, Marie Louise, lui cédait à peine en beauté, et seulement comme à son aînée, dit Lenet[246]; elle épousa le marquis de Valençay, et disparut dix ans avant sa sœur, en 1684. Isabelle de Montmorency avait beaucoup d'esprit, et elle joignit à l'éclat de ses charmes d'abord une grande coquetterie, ensuite les plus tristes artifices. Elle débuta par un roman et finit par l'histoire la plus vulgaire. Protégée, ainsi que sa sœur et son frère, par Mme la Princesse, presque élevée avec Mlle de Bourbon et le duc d'Enghien, elle fit ou parut faire quelque impression sur celui-ci; mais elle enflamma surtout le beau et brave d'Andelot. Mme de Bouteville refusa de lui donner sa fille, parce qu'il était alors protestant et simple cadet, son frère aîné Maurice de Coligny devant succéder à la fortune et au titre des Châtillon. Mais, après la mort de Coligny, d'Andelot, qui prit son nom et se fit catholique, se sentant appuyé par le duc d'Enghien et par sa sœur, enleva Mlle de Bouteville, bien entendu avec son consentement, et après cela il fallut bien marier les deux[247] fugitifs. Il y a dans Voiture une pièce de vers un peu vive sur cet enlèvement[248], et Sarasin fit une ballade pour célébrer la méthode des enlèvements en amour[249]. On pouvait croire qu'un mariage si passionnément désiré des deux côtés ferait longtemps le bonheur de l'un et de l'autre. Il n'en fut rien. Coligny, devenu duc de Châtillon, songea beaucoup plus à la guerre qu'à sa femme: il se couvrit de gloire à Lens; mais il périt dans un misérable combat, à Charenton, en 1649. Il faut aussi convenir qu'il s'était dérangé le premier, et en mourant il en demanda pardon à celle dont il avait surtout blessé l'orgueil[250]. La jeune et belle veuve se consola bientôt; elle s'empara du cœur de Condé, vide depuis quelque temps, et s'appliqua à le garder en donnant le sien à un autre, habile dans l'art de mener de front ses intérêts et ses plaisirs. Les Mémoires du temps, et particulièrement ceux de La Rochefoucauld, nous la peignent ménageant à la fois et l'impérieux Condé dont elle tirait de grands avantages, et l'ombrageux Nemours qu'elle préférait, s'efforçant de les concilier, et de les gagner l'un et l'autre à la cour avec laquelle elle avait un traité secret. Un peu plus tard, elle se perd dans les intrigues les plus diverses, se liant avec le maréchal d'Hoquincourt et avec l'abbé Fouquet, retenant sur Condé absent le pouvoir de ses charmes, l'essayant sur le jeune roi Louis XIV, épousant en 1664 le duc de Mecklebourg dans l'espoir d'une couronne en Allemagne, et laissant après elle la réputation d'avoir été aussi belle et aussi intéressée que la duchesse de Montbazon[251]. Celle-ci possédait sans doute dans un degré supérieur les grandes parties de la beauté; mais l'autre, moins imposante, était mille fois plus gracieuse[252]. Elles ont été tour à tour les deux plus dangereuses rivales et les mortelles ennemies de Mme de Longueville.
Mais voici une personne toute différente, et dont le sort, comme le caractère, forme un parfait contraste avec celui de Mme de Châtillon; bien belle aussi, mais moins éblouissante et plus touchante; qui n'avait peut-être pas l'esprit et la finesse de sa séduisante amie d'enfance, mais qui n'en connut jamais les artifices et les intrigues; qui brilla un moment pour s'éteindre vite, mais qui a laissé un souvenir vertueux et doux; supérieure peut-être à Mlle de La Vallière elle-même, car elle aussi elle a aimé et elle a su résister à son cœur, et, sans avoir failli, trompée dans ses affections, elle a voulu finir sa vie comme la sœur Louise de la Miséricorde. Ne la plaignons pas trop: elle a goûté en ce monde un inexprimable bonheur; elle a senti battre pour elle le cœur d'un héros, celui du vainqueur de Rocroy et de Fribourg, de l'ardent et impétueux duc d'Enghien, qui ne pouvait la quitter sans verser des larmes et sans s'évanouir. Sensible à une passion si vraie et qui promettait d'être si durable, mais la désarmant en quelque sorte par le charme d'une vertu modeste et sincère, elle a fait connaître à Condé, une fois du moins en sa vie, ce que c'était que l'amour véritable. Depuis[253], il n'a plus connu que l'enivrement passager des sens, surtout celui de la guerre, pour laquelle il était né, qui a été sa vraie passion, sa vraie maîtresse, son parti, son pays, son Roi, le grand objet de toute sa vie, et tour à tour sa honte et sa gloire.
Cette charmante créature, qui pendant plusieurs années a été l'idole de Condé, est la jeune Mlle Du Vigean. Sa destinée est si touchante, et elle est si intimement liée à celle de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville, qu'on nous pardonnera de lui consacrer quelques pages.
Mlle Du Vigean était la fille cadette de François Poussart de Fors, d'abord baron, puis marquis Du Vigean[254], et d'Anne de Neufbourg qui fit une assez grande figure sous Louis XIII, grâce à l'amitié de la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Admise dans le plus grand monde, les lettres et les poésies de Voiture témoignent que Mme Du Vigean y tenait fort bien sa place[255]. Ses succès et la liaison qui en était la source ne pouvaient manquer de lui faire des envieux, et il se répandit sur elle et Mme d'Aiguillon des bruits divers, mais également fâcheux, dont on retrouve un écho non affaibli dans la chronique scandaleuse de Tallemant et dans les chansons du temps[256]. Elle possédait à La Barre, près de Paris, au-dessus de Saint-Denis et d'Enghien, tout près de Montmorency, une charmante maison de plaisance que Voiture a décrite, et où elle recevait magnifiquement la meilleure et la plus haute compagnie, Mme la Princesse et même la Reine[257].
Mme Du Vigean avait deux fils et deux filles. L'aîné des fils, le marquis de Fors, était un officier de la plus grande espérance, qui fut tué à l'âge de vingt ans, mestre de camp du régiment de Navarre[258], à ce siége d'Arras où le duc d'Enghien servait en volontaire. Il avait été fait deux fois prisonnier, deux fois il s'était tiré des mains de l'ennemi, mais il périt après des prodiges de valeur. Il fut pleuré par le duc d'Enghien et par tous ses camarades. On lui fit de magnifiques funérailles, et un des poëtes de Richelieu, Desmarets, composa en son honneur bien des vers et une longue élégie[259]. Son jeune frère, qui servit aussi avec distinction, finit bien plus tristement: marié en 1649 à Charlotte de Nettancourt d'Haussonville, il périt assassiné en 1663, sans qu'on sache bien en quelles circonstances[260].
Quant aux deux sœurs, leur éloge est partout dans les poésies galantes de cette époque. On les vantait à l'égal de Mlle de Bouteville et de Mlle de Bourbon[261], et Voiture les met dans une revue des beautés de la cour de Chantilly, adressée à Mme la Princesse[262]. Il se plaît à célébrer la mère et les deux filles, et particulièrement la jeune Du Vigean:
Voici encore quelques mots de Voiture jusqu'ici inintelligibles et qui ont maintenant une application certaine:
Évidemment le poëte veut parler de Mlle Du Vigean la cadette, qui, après avoir été un soleil naissant, une aurore, était devenue en quelques années un soleil même; et elle est appelée l'Aurore de La Barre, du nom de la maison de plaisance dont elle était le plus aimable ornement.
En écrivant tous ces vers en l'honneur de Mlle Du Vigean, Voiture avait sans doute sous les yeux les devises qu'on avait faites pour elles et pour leur mère, et qui sont conservées dans les papiers de Conrart: «Pour Mme Du Vigean, qui avait perdu son fils aîné, un oranger ayant au pied sa plus haute branche coupée, chargée de fleurs et de fruits: Quis dolor!»—«Pour Mlle de Fors, sa fille aînée, une rose entre plusieurs fleurs: Dat decor imperium.»—«Pour Mlle Du Vigean, sa seconde fille, une bougie allumée et des papillons autour: Oblecto, sed uro.» Ajoutons ces devises, qui peignent si bien le caractère et déjà la réputation de celles qui en sont le sujet: «Pour Mlle de Rambouillet, une couronne avec cette inscription: Me quieren todos.»—«Pour Mlle de Bourbon, une hermine: Intus candidior[264].»
Déjà, en 1635, dans le grand bal donné au Louvre par Louis XIII, où l'on eut tant de peine à faire aller Mlle de Bourbon, et qui fut l'écueil de sa ferveur religieuse, parmi les dames qui y dansèrent avec elle, André d'Ormesson[265] cite Mlles Du Vigean. L'aînée, Anne Fors Du Vigean, était jolie, douce, insinuante, et, dit Mme de Motteville, «ambitieuse autant qu'adulatrice[266]». On la maria, en 1644, à M. de Pons, le frère aîné de Miossens, depuis le maréchal d'Albret. Restée veuve, en 1648, maîtresse de la confiance de la duchesse d'Aiguillon amie intime de sa mère, elle sut adroitement se faire aimer de son neveu, le jeune duc de Richelieu, et elle parvint à s'en faire épouser, malgré la duchesse sa tante et malgré la Reine, grâce à la protection de Condé et de Mme de Longueville. Cette protection, qui fit sa fortune, elle la devait à des souvenirs d'enfance, surtout au sentiment tendre et profond que Condé et sa sœur avaient eu de bonne heure et qu'ils gardèrent toute leur vie pour sa cadette, la jeune, belle et infortunée Mlle Du Vigean.
Les mémoires contemporains ne donnent ni le nom particulier, ni la date précise de la naissance de cette aimable personne. Mais grâce aux documents inédits qui nous ont été communiqués, nous savons que la jeune Du Vigean était née en 1622, et qu'elle s'appelait Marthe[267], nom modeste qui répond si bien à son caractère et à sa destinée. Elle était donc à peu près du même âge que Mlle de Bourbon. Elle avait été élevée avec elle, et quand elles parurent ensemble à la cour, elles jetèrent presque le même éclat. On ne possède d'elle aucun portrait, ni peint ni gravé, ni aucune description qui en puisse tenir lieu. Ses charmes étaient encore relevés par une pudeur pleine de grâce, et les vers que nous avons cités de Voiture la montrent toute jeune, dans l'innocence et la candeur d'une beauté qui s'ignore et qui fait naître l'amour sans l'éprouver elle-même.
Disons avant tout, pour justifier Condé et celle qui accueillit ses premiers hommages, que l'inclination du duc d'Enghien pour la jeune Du Vigean précéda son mariage avec Mlle de Maillé Brézé, nièce du cardinal, et remonte jusqu'à l'année 1640, où le jeune duc menait à Paris, à l'hôtel de Condé, à Liancourt et ailleurs l'aimable vie que nous avons décrite, entouré de ses camarades de l'armée et parmi les charmantes et dangereuses compagnes de Mlle de Bourbon. C'est là qu'il rencontra Mlle Du Vigean et ses deux filles, et qu'il commença, dit Lenet, «à prendre pour Mlle Du Vigean une estime et une amitié qui devint plus tard un amour fort passionné et fort tendre[268].» En 1640, le jeune duc avait dix-neuf ans, et Mlle Du Vigean en avait dix-huit.
A la rigueur le duc d'Enghien pouvait fort bien s'imaginer qu'il ne lui serait pas impossible d'obtenir de son père et du Roi, c'est-à-dire du cardinal de Richelieu, leur consentement à un mariage disproportionné sans doute, mais qui n'avait rien de dégradant. Mlle Du Vigean était fort riche, et sa famille était en grand crédit; Richelieu la favorisait, et il ne lui eût pas trop déplu de voir un prince du sang descendre un peu de son rang. Le mariage qui fut imposé à Condé quelque temps après n'était pas beaucoup plus relevé que celui-là. Un peu d'illusion était permis à l'âge et à l'impétuosité du jeune duc, et une fois les affections engagées, elles ne cédèrent qu'au temps et à la nécessité.
Avec un pareil sentiment dans le cœur, on comprend combien le duc d'Enghien a dû souffrir du mariage auquel il fut condamné en 1641. C'est au chagrin de ce mariage qu'on attribua en grande partie la maladie qu'il fit alors. Bien que sa jeune femme, Claire Clémence de Maillé Brézé, fût fort agréable, il ne vécut point avec elle, et forma dès lors le dessein de la répudier dès qu'il le pourrait. Il protesta contre la violence qui lui était faite, et consigna cette protestation dans un acte notarié, revêtu de toutes les formes légales et signé par lui, par le président de Vernon, surintendant de sa maison, et par Perrault, alors son secrétaire[269].
Nous avons raconté comment[270], malgré sa maladie, dès qu'il apprit que la campagne allait s'ouvrir, rien ne put le retenir, ni les prières de sa famille, ni les larmes de sa maîtresse; il partit à peine convalescent et revint couvert de gloire. A son retour, il continua de «donner à Mlle Du Vigean toutes les marques d'une passion tendre et respectueuse[271].»
En 1642, étant aux eaux de Bourbon avec le cardinal de Richelieu, le duc d'Enghien, au milieu des plus difficiles conjonctures, saisit un prétexte pour s'en venir à Paris, «où la passion qu'il avoit pour Mlle Du Vigean l'appeloit[272].»
C'est surtout après la mort du Cardinal, dans les années 1643 et 1644, qu'éclatèrent les amours de Condé. La galanterie étant alors à la mode, ces amours n'avaient été un mystère ni un scandale pour personne. La Bibliothèque nationale possède une histoire manuscrite de la régence d'Anne d'Autriche dont l'auteur déclare avoir été le témoin de toutes les choses qu'il raconte, et, dans une lettre adressée au prince de Condé, lui dédie en quelque sorte ces Mémoires[273]. Il y est plusieurs fois question de la tendresse des deux jeunes gens. Après la campagne de Flandre, où le duc d'Orléans avait pris Gravelines et Condé Fribourg, «ces illustres conquérants, dit notre manuscrit, ayant apporté leurs lauriers aux pieds de la régente, qui étoit alors à Fontainebleau, se retirèrent, le premier à Paris, et l'autre à Chantilly. Si la cour de Fontainebleau surpassoit celle de Chantilly en nombre, celle-ci ne lui cédoit rien en galanterie et en plaisirs. La princesse de Condé, les duchesses d'Anguyen et de Longueville y étoient venues, accompagnées d'une douzaine de personnes de qualité les plus aimables de France. Outre la beauté du lieu, les jeux et la promenade, la musique et la chasse, et généralement tout ce qui peut faire un séjour agréable, se trouvoient en celui-ci. La jeune Du Vigean y étoit, pour laquelle le duc d'Anguyen avoit alors beaucoup d'estime et d'amitié. Elle, de son côté, y répondoit assez, et tout le monde les favorisoit[274].»
Il faut voir dans les Mémoires du temps, les détails de ce curieux épisode de la jeunesse de Condé, les vicissitudes de cette liaison aussi tendre qu'elle était pure, les espérances, les craintes, les jalousies, tous les troubles heureux qui accompagnent l'amour. Mlle Du Vigean avait supplié Condé de dissimuler ses sentiments en public; elle l'avait engagé, en badinant peut-être, à faire semblant d'aimer Mlle de Bouteville; mais celle-ci était si belle, et le jeu était si dangereux, que Mlle Du Vigean se hâta de retirer son ordre et de défendre au duc de voir Mlle de Bouteville et de lui parler. Condé obéit encore; il rompit tout commerce avec sa cousine, et céda la place à d'Andelot[275]. Il s'empressa d'autant plus de favoriser ses projets qu'il le redoutait pour les siens. Mlle Du Vigean l'avait averti que son père songeait à la marier à ce même d'Andelot, et qu'il avait offert au maréchal de Châtillon une dot très considérable pour avoir son fils pour gendre. «Cette nouvelle, dit Mme de Motteville, avoit donné de furieuses alarmes à ce prince: il en donnoit souvent aux ennemis de l'État, mais son cœur n'étoit pas si vaillant contre l'amour que contre eux[276].» Il prit donc l'épouvante, et pour parer ce coup, il entra si vivement dans la passion de d'Andelot qu'il lui conseilla d'enlever Mlle de Bouteville.
Cependant il ne cessait de travailler à faire rompre son propre mariage. La duchesse d'Enghien étant tombée malade, il crut toucher au terme de ses vœux; mais sa femme guérit, il fallait donc obtenir une séparation juridique. La chose était à peu près impossible, car la duchesse d'Enghien était, alors du moins, parfaitement irréprochable, et malgré toutes ses résolutions, il en avait eu un fils. Après Rocroy et Thionville, se croyant un peu plus fort de ses services et de sa gloire envers sa famille, il renouvela ses efforts pour ressaisir sa liberté. Il renonça par acte authentique en son nom et au nom de son fils à la part qui lui revenait dans l'immense succession de Richelieu, se moquant de la fortune, comme il le fit toute sa vie, et ne songeant qu'à son amour. Il paraît même qu'il avait mis dans ses intérêts sa mère, Mme la Princesse: c'est M. le Prince qui s'opposa opiniâtrément à ses désirs, bien moins pour demeurer fidèle à de solennels engagements, que par cette ardente et insatiable cupidité qui était le fonds de son caractère. Il protesta contre les actes de renonciation qu'avait faits le duc d'Enghien, et voulut le contraindre à vivre avec sa femme en conscience, comme on disait alors. Le jeune duc s'adressa à Mazarin, qui n'avait rien à lui refuser, et qui, très médiocrement scrupuleux, se serait peut-être prêté à une rupture des deux côtés souhaitée, s'il n'eût craint, qu'une fois dégagé, le duc ne portât ses vues au-dessus de Mlle Du Vigean[277]. La Reine déclara que jamais elle ne donnerait les mains à ce que demandait le duc d'Enghien; et quelques jours après, le 12 décembre 1643, Mazarin et Mme la Princesse tenaient solennellement sur les fonts de baptême Henri Jules de Bourbon[278].
Le duc d'Enghien n'assista point à cette cérémonie et garda ses premiers sentiments: ils ne tenaient pas seulement à la beauté de Mlle Du Vigean, mais à sa parfaite honnêteté, à sa modestie, à cette tendresse à la fois dévouée et vertueuse qui l'entraînait assez pour qu'elle se compromît un peu aux yeux du monde, mais sans rien accorder qui ternît dans l'esprit de Condé l'idéal de pureté angélique qu'elle lui représentait. De là cette passion mêlée de respect et d'ardeur qu'il brûlait de satisfaire en dépit de tous les obstacles, et qui ne fut jamais satisfaite. Mme de Motteville, instruite des moindres détails de cette intrigue amoureuse par Mme de Montausier, qui en avait été le témoin et presque la confidente, dit expressément, comme «une chose crue de tout le monde,» que Mlle Du Vigean «est la seule que Condé ait véritablement aimée[279].» Mademoiselle, qui par divers motifs n'aimait pas celles que Condé aimait, et qui est accablante sur Mme de Châtillon, s'exprime ainsi sur les amours de Condé et de Mlle Du Vigean: «Elle étoit très belle; aussi cet illustre amant en étoit-il vivement touché. Quand il partoit pour l'armée, le désir de la gloire ne l'empêchoit pas de sentir la douleur de la séparation, et il ne pouvoit lui dire adieu qu'il ne répandît des larmes; et lorsqu'il partit pour ce dernier voyage d'Allemagne (où il remporta la victoire de Nortlingen), il s'évanouit lorsqu'il la quitta[280].»
Une telle situation était trop violente et trop fausse pour durer bien longtemps; elle se prolongea même au delà des bornes ordinaires. Mlle Du Vigean ne voulait être que la femme de Condé, et le mariage de celui-ci ne se pouvait rompre: rien n'avançait d'aucun côté, et tout le monde souffrait.
On comprend que les assiduités déclarées de Condé auprès de Mlle Du Vigean intimidaient ceux qui auraient pu prétendre à sa main. Il fut question pour elle de deux mariages. Parmi ses adorateurs, était le marquis d'Huxelles, qui depuis épousa Marie de Bailleul, une des filles du surintendant des finances. D'Huxelles était un militaire fort distingué, qui pensa devenir maréchal de France, et dont les services et la mort prématurée à la suite de ses blessures[281] comptèrent à son fils pour obtenir le bâton. Il avait songé très sérieusement à épouser Mlle Du Vigean, mais il recula devant les bruits qui n'avaient pu manquer de se répandre, «quoique, dit Lenet, d'où nous tirons ces renseignements[282], je sache, avec toute la certitude qu'on peut savoir les choses de cette nature, que jamais amour ne fut plus passionné de la part du Prince, ni écouté avec plus de conduite, d'honnêteté et de modestie de la part de Mlle Du Vigean.» Et en cela Mme de Motteville et Mademoiselle sont entièrement d'accord avec Lenet.
Mlle Du Vigean avait aussi été recherchée par un autre gentilhomme aimable et brave, le marquis Jacques Stuert de Saint-Mégrin, frère de la belle Saint-Mégrin dont le duc d'Orléans fut si amoureux. Saint-Mégrin aimait depuis longtemps Mlle Du Vigean[283]; mais il n'osait aller sur les brisées de Condé. Plus tard il eut une extrême joie quand il sut qu'il pouvait être écouté, et il fit parler aussitôt aux parents de Mlle Du Vigean. Le mariage n'eut pas lieu: une passion telle que celle que nous venons de raconter devait avoir un autre dénoûment.
Après la campagne d'Allemagne de 1645 et la victoire si disputée de Nortlingen, le duc d'Enghien fit encore une grande maladie. C'est alors que désespérant de faire dissoudre son mariage et de vaincre les scrupules vertueux de Mlle Du Vigean, il prit la résolution et pour elle et pour lui de tourner ailleurs ses pensées. Mlle Du Vigean ne se plaignit point; elle ferma l'oreille à toutes les propositions, résista aux conseils et même aux ordres de sa famille, s'échappa un jour de la maison de sa mère[284], et dans tout l'éclat de la beauté et de la jeunesse se jeta aux Carmélites de la rue Saint-Jacques[285]. Condé ne chercha point à la revoir, mais il conserva toujours pour elle, dit Lenet, «une mémoire pleine de respect[286].» L'amour de Condé ne fut donc pas un caprice passager des sens et de l'imagination. Il commença avant son mariage; il dura quatre longues années; il persévéra ardent et pur au milieu des camps, et ne s'éteignit que dans le désespoir d'arriver à une fin heureuse, et encore à la suite d'une longue maladie, et après une crise violente d'où le vainqueur de Nortlingen sortit renouvelé, renonçant à jamais à l'amour pour ne plus songer qu'à la gloire.
On voudrait suivre Mlle Du Vigean au couvent des Carmélites, savoir en quel temps précis elle y entra, quels emplois elle y occupa et quand elle y mourut. Voilà ce que nuls mémoires contemporains ne nous apprennent, et ce que nous pouvons maintenant faire connaître avec certitude. Mlle Du Vigean fit profession en 1649; ainsi elle dut entrer aux Carmélites en 1647, puisqu'on ne pouvait faire ses vœux qu'après avoir été un an ou deux ans postulante et novice; elle prit en religion le nom de sœur Marthe de Jésus[287], elle mourut en 1665; elle était sous-prieure en 1659, elle cessa de l'être en 1662; selon l'usage, elle dut l'être six ans, par conséquent de 1656 à 1662: d'où il suit que toutes les lettres de Mme de Longueville adressées à la sœur Marthe et à la mère sous-prieure, de 1656 à 1662, le sont à la même religieuse, et que cette religieuse est Mlle Du Vigean, ce qui explique le ton particulièrement affectueux de ces lettres. Enfin nous avons trouvé à la Bibliothèque nationale, dans les portefeuilles du docteur Valant et dans le fonds de Gaignières, deux billets de Mlle Du Vigean, devenue sœur Marthe, à Mme de Sablé, et un autre à cette même marquise d'Huxelles dont elle eût pu tenir la place. Ces billets sont les seules reliques jusqu'à nous parvenues de cette intéressante personne qui, pour avoir trop plu à un prince, fut réduite à ensevelir, à vingt-cinq ans, dans un cloître sa beauté et sa vertu[288].
Ainsi se terminent bien souvent les plaisirs de la jeunesse, les inclinations les plus nobles, les fêtes du cœur et de la vie. Mlle de Bourbon vit naître, croître et finir les amours de Condé et de Mlle Du Vigean. Villefore dit qu'elle les traversa, mais il n'en apporte aucune preuve; il est au moins bien certain qu'elle s'efforça de réparer, autant qu'il était en elle, le mal que fit son frère à sa jeune et charmante amie. En souvenir d'elle, elle combla sa sœur de bienfaits, et, quand la pauvre délaissée eut été chercher un asile aux Carmélites, elle entretint avec elle un commerce affectueux; elle la visitait et lui écrivait souvent, et, jusqu'à la fin de sa vie, elle la mit dans son cœur à côté de Mme de Sablé.
Mais ne devançons pas l'avenir. Nous en sommes encore aux illusions du bel âge, dans la saison des plaisirs et des amours. Pendant qu'autour d'elle, à l'hôtel de Rambouillet et à l'hôtel de Condé, à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, tout respirait l'héroïsme et la galanterie, environnée de jeunes et brillants cavaliers, de gracieuses amies qui entraînaient après elles tous les cœurs, que faisait du sien Mlle de Bourbon? Le donna-t-elle aussi, comme Mlle Du Vigean et Mlle de Bouteville? Parmi tant d'adorateurs qui s'empressaient sur ses pas, n'en distingua-t-elle aucun? Tendre et un peu coquette, avec l'âme et les yeux de Chimène, quel Rodrigue la trouva sensible parmi les jeunes officiers de la cour de son frère? A l'âge de dix-neuf ans, elle avait été promise à François de Lorraine, prince de Joinville, le fils aîné du duc de Guise[289]. C'eût été une puissante alliance que celle qui eût ainsi réuni les Montmorency, les Condé et les Guise; mais le prince de Joinville mourut en Italie, où il était allé retrouver son père, dans la violente et opiniâtre persécution que ne cessa d'exercer contre la maison de Lorraine l'implacable vengeur et le promoteur infatigable de l'autorité royale, le cardinal de Richelieu. Il fut aussi question pour Mlle de Bourbon d'Armand, marquis de Brézé, neveu de Richelieu, le frère de celle qui fut imposée au duc d'Enghien, l'intrépide marin qui battit deux fois les flottes de l'Espagne, et périt, à vingt-sept ans, d'un coup de canon, au siége d'Orbitello, en 1646. Ce mariage eût mis entre les mains de la maison de Condé, au moyen des deux héroïques beaux-frères, toutes les forces de la France, ses armées de terre et de mer; il échoua par des motifs qu'on n'indique pas, mais qu'on peut deviner. On dit que M. le Prince demanda lui-même au cardinal son neveu pour sa fille; mais l'habile Richelieu aurait répondu qu'il avait tenu à grand honneur de donner sa nièce à un prince du sang, mais qu'il ne lui était jamais venu dans l'esprit de faire épouser une princesse du sang à un simple gentilhomme. Nous connaissons assez Richelieu pour être bien sûr que cette apparente modestie du plus superbe des hommes couvrait une raison politique sur laquelle il ne voulait pas s'expliquer[290]. Le duc de Beaufort, le plus jeune fils du duc de Vendôme, semble encore avoir brigué le cœur et la main de Mlle de Bourbon. Mais les Condé n'aimaient point les Vendôme, surtout quand ils étaient en disgrâce; et le duc de Beaufort, plus brave que spirituel, et un peu vulgaire malgré ses prétentions chevaleresques, ne plut guère à la belle demoiselle qui l'éconduisit poliment: première origine d'un jaloux dépit que nous verrons bientôt paraître[291]. Enfin en 1642 M. le Prince et Mme la Princesse, ne trouvant pas un seul seigneur un peu jeune dans tout le royaume auquel la politique et l'intérêt leur permissent de donner leur fille, jetèrent les yeux sur le plus grand seigneur de France après les princes du sang, le duc de Longueville. Il était veuf de la fille du comte de Soissons, dont il avait eu Marie d'Orléans, qui avait déjà dix-sept ou dix-huit ans; il en avait quarante-sept, et même à cet âge il passait pour encore attaché à Mme de Montbazon. Anne de Bourbon témoigna d'abord un peu de répugnance[292]; mais il fallut bien céder, et elle prit son parti avec la résolution qu'elle montrait dans toutes les grandes circonstances. Elle épousa donc, le 2 juin 1642, à vingt-trois ans, le cœur et l'esprit remplis de poésie et de galanterie, un homme beaucoup plus âgé qu'elle, et qui n'était pas même assez touché de ses charmes pour avoir entièrement renoncé à une ancienne maîtresse.
Les fêtes de ce mariage furent encore plus brillantes que celles du mariage du duc d'Enghien. Mlle de Bourbon marcha à l'autel avec une sorte d'intrépidité, et elle parut presque gaie à l'hôtel de Longueville, occupant trop les spectateurs de son éblouissante beauté pour qu'on remarquât la violence qu'elle se faisait. C'est son historien, le janséniste Villefore, qui nous a conservé cette tradition. Trompeuse apparence! gaieté, courage, éclat mensongers! Un an s'était à peine écoulé que la blanche robe de la jeune mariée avait déjà des taches de sang, et que, sans même avoir donné son cœur, longtemps encore inoccupé, elle faisait naître involontairement la plus tragique querelle, où l'un de ses adorateurs périssait, à la fleur de l'âge, de la main d'un de ces Guise auxquels elle avait été un moment destinée. Prélude sinistre des orages qui l'attendaient, première aventure qui consacra d'abord sa beauté d'une manière funeste, et lui conquit, à vingt-quatre ans, dans le monde de la galanterie, un renom, une popularité même presque égale à celle que la victoire avait faite à son frère le duc d'Enghien.
CHAPITRE TROISIÈME
1642-1644
POÉSIE ET GALANTERIE.—ÉTAT DES AFFAIRES EN 1643. BATAILLE DE ROCROY.—MAZARIN.—LES IMPORTANTS.—MADAME DE MONTBAZON.—LETTRES ATTRIBUÉES A MADAME DE LONGUEVILLE.—DUEL DE COLIGNY ET DE GUISE A LA PLACE ROYALE.—UNE NOUVELLE INÉDITE DU XVIIe SIÈCLE.
Voilà donc Mlle de Bourbon mariée le 2 juin 1642. «Ce lui fut une cruelle destinée: M. de Longueville étoit vieux, elle étoit fort jeune et belle comme un ange.» Ainsi s'exprime, sur ce mariage, Mademoiselle, fidèle interprète de l'opinion contemporaine[293].
Henri II, duc de Longueville, descendait de ce fameux comte de Dunois dont le nom est lié à celui de Jeanne d'Arc dans les grandes guerres de l'indépendance sous Charles VII. Il était fils de Henri d'Orléans, premier du nom, prince souverain de Neuchâtel et Vallengin, homme de guerre digne de ses ancêtres, qui porta à la Ligue un coup mortel par la victoire de Senlis. Sa mère était Catherine de Gonzagues, sœur du duc de Nevers, le père des deux célèbres princesses, Marie, reine de Pologne, et Anne, la Palatine. Né en 1595, Henri II avait d'abord épousé Louise de Bourbon, fille du comte de Soissons, grand maître de France, morte en 1637, et dont il avait eu Marie d'Orléans, Mlle de Longueville, qui, ayant vingt-cinq ans, en 1650, au milieu de la Fronde, y joua aussi un certain rôle, et finit par épouser le duc de Nemours, le dernier frère de celui qui fut tué par le duc de Beaufort. Ainsi, quand M. de Longueville prit une seconde femme en 1642, il avait quarante-sept ans, comme nous l'avons dit, et il lui apportait pour belle-fille une personne presque de son âge, d'un caractère tout différent du sien, assez belle, spirituelle, raisonnable, mais dépourvue de toute sensibilité, qui devint bientôt le censeur de sa belle-mère et son ennemie dans le sein de la famille, et jusque auprès de la postérité dans les Mémoires aigrement judicieux qu'elle a laissés sur la Fronde.
Le duc de Longueville était un vrai grand seigneur[294]. Il était brave et même militaire assez habile, libéral jusqu'à la magnificence, d'un caractère noble mais faible, facile à entraîner dans des entreprises téméraires pourvu que les apparences en fussent belles, mais «en sortant avec encore plus de facilité[295].» Il commença par faire un peu d'opposition à Richelieu, puis il se soumit assez vite; sous Mazarin, d'abord comblé de faveurs, grâce à l'influence de son beau-père, M. le Prince, il reprit peu à peu ses airs d'indépendance sans oser les soutenir; plus tard, il entra assez vivement dans la Fronde; il partagea la captivité de ses deux beaux-frères, et, à peine hors de prison, il se raccommoda avec la cour. La nature l'avait fait pour suivre la route que ses pères lui avaient tracée et pour servir la couronne dans de grandes charges militaires et civiles, qu'il eût fort dignement remplies. Le malheur de sa vie a été d'être presque toujours jeté, par sa faute et par celle des autres, dans des aventures au-dessus de sa portée, où ses qualités parurent moins que ses défauts.
Ajoutons que M. de Longueville, de mœurs assez légères, avait eu, dans sa première jeunesse, de Jacqueline d'Illiers, devenue abbesse de Saint-Avit près Châteaudun, une fille naturelle, Catherine Angélique d'Orléans, qui fut successivement religieuse en différentes maisons, et mourut abbesse de Maubuisson, à l'âge de quarante-sept ans, en 1664. Déjà sur le retour, il s'était épris de la duchesse de Montbazon, qui avait fort bien accueilli cette conquête utile, et s'efforça de la retenir, dit-on, même après le second mariage de M. de Longueville, malgré le mécontentement de Mme la Princesse et les reproches, souvent très vifs qu'elle adressait à son gendre.
Il faut en convenir, il n'y avait pas là de quoi captiver le cœur et l'imagination d'une jeune femme, telle que nous avons dépeint Mlle de Bourbon. Avec ses instincts de fierté et d'héroïsme, ses délicatesses d'esprit et de cœur, ses principes et ses habitudes de précieuse, elle ne pouvait guère admirer M. de Longueville; et, comme elle était faite, l'admiration était pour elle le chemin de l'amour. Elle devait être blessée qu'avec ce qu'elle était à tous égards on lui donnât une rivale; et ce qui pouvait la blesser davantage, c'est que cette rivale, si peu digne de lui être comparée par son caractère, était une des plus grandes beautés du jour; en sorte que l'infidélité au moins apparente de M. de Longueville ressemblait à une préférence offensante pour ses charmes; et Mlle de Bourbon n'était pas seulement tendre, elle était glorieuse et un peu coquette. Cependant, comme elle n'aimait pas son mari, sa douceur, soutenue par son indifférence, la sauva de l'irritation. Seulement elle se crut autorisée à se laisser adorer en toute sécurité de conscience, et elle continua de vivre à l'hôtel de Longueville[296], comme elle le faisait à l'hôtel de Condé, avec la même cour de jeunes amies et de brillants cavaliers; et cela d'autant plus aisément qu'en entrant dans une maison un peu inférieure à la sienne, l'orgueil de M. le Prince et de Mme la Princesse lui avait gardé le titre et les priviléges d'une princesse du sang royal[297].
Les fêtes du mariage étaient à peine terminées, que Mme de Longueville fit une petite maladie. La petite vérole, alors si redoutée, qui l'avait chassée de Chantilly, et contre laquelle elle avait fait à Liancourt d'assez mauvais vers, l'atteignit dans l'automne de 1642 et mit en péril le charmant visage. Tout Rambouillet s'émut. La marquise de Sablé, trop fidèle à cette peur de la contagion, qui a été le tourment de sa vie, ne put obtenir d'elle-même, malgré la tendresse la plus sincère, de soigner l'intéressante malade; mais Mlle de Rambouillet ne l'abandonna point[298]; et ce fut une sorte de joie publique lorsqu'on apprit que Mme de Longueville avait été épargnée, et que, si elle avait perdu la première fraîcheur de sa beauté, elle en avait conservé tout l'éclat. Ce sont les paroles mêmes de Retz, et le galant évêque de Grasse, Godeau, les confirme par les compliments alambiqués en manière de sermon qu'il adresse à ce sujet à Mme de Longueville[299].
Pendant cette indisposition, M. de Longueville n'était pas auprès de sa femme. Le cardinal de Richelieu venait de l'envoyer prendre le commandement de l'armée d'Italie à la place du duc de Bouillon, l'aîné de Turenne, qui, fort compromis dans l'affaire du grand écuyer Cinq-Mars, avait été arrêté par ordre du cardinal à la tête de son armée, conduit de Cazal à Lyon au château de Pierre-Encise, et se trouva encore très heureux de racheter sa vie par l'abandon de sa place forte de Sedan.
L'hiver de 1643 s'écoula pour Mme de Longueville dans les agréables occupations qui avaient charmé son adolescence. Elle était sans cesse au Louvre, à l'hôtel de Condé, à la Place Royale ou à l'hôtel de Rambouillet, dont l'éclat croissait chaque jour. C'était à peu près le temps de la Guirlande de Julie. Tallemant s'était proposé d'ajouter au recueil des poésies de Voiture beaucoup d'autres pièces de l'hôtel de Rambouillet. En vérité, nous pourrions le suppléer à l'aide des manuscrits de Conrart, qui était aussi un des habitués de l'illustre hôtel[300]. Nous puiserions à pleines mains dans ces manuscrits inépuisables, et nous n'aurions que l'embarras du choix. Mais si tous ces vers peignent fort bien la société du XVIIe siècle, amoureuse de l'esprit comme de la bravoure, enivrée d'héroïsme et de galanterie, ils agréeraient peut-être fort médiocrement à celle d'aujourd'hui, et nous avons déjà mis les lecteurs à une épreuve que nous n'oserions renouveler. Disons seulement que Mme de Longueville fut encore plus entourée que Mlle de Bourbon de cet encens poétique[301] un peu fade, il est vrai, mais qui rarement a déplu aux beautés les plus spirituelles. Nous avons sous les yeux des poésies de toute sorte et de toute main qui la représentent tantôt aux bals du Louvre et du Luxembourg[302], tantôt au Cours avec ses deux belles amies, Mlles Du Vigean[303], tantôt suivant son mari dans son gouvernement de Normandie, et rappelée par l'hôtel de Rambouillet[304], partout poursuivie de soins et d'hommages, et montrant partout une douceur pleine de charme, avec la nonchalance qui ne l'abandonnait guère lorsque son cœur n'était pas occupé. Et il ne l'était pas encore, ou il ne l'était qu'à la surface. Elle n'aimait point, mais elle avait distingué dans la foule de ses adorateurs Maurice, comte de Coligny, le frère aîné de d'Andelot, le fils du maréchal de Châtillon, qui avait soupiré pour elle avant son mariage, et ne s'était pas retiré devant un mari de quarante-sept ans, assez peu jaloux, et même encore dans les chaînes d'une autre.
«Je ne sais, dit Lenet[305], si Coligny s'attacha à Mlle de Bourbon par sa beauté, par son esprit ou par le respect qu'il lui devoit; mais je sais bien que quoiqu'il ne la vît qu'en plein cercle, en présence de la Princesse ou du Duc, on ne laissa pas dans la suite du temps de dire qu'il avoit des sentiments d'amour pour elle.» D'ailleurs pas un mot sur Coligny, sur son caractère, son esprit, sa personne. Tout ce que nous savons, c'est qu'il était un des amis particuliers de La Rochefoucauld, et surtout du duc d'Enghien[306] qui l'employa dans plus d'une négociation délicate. Nous avouons qu'un tel silence n'est guère en sa faveur; mais répondons-nous à nous-mêmes que Coligny était jeune, qu'il n'avait pas eu le temps de se faire connaître, et qu'il a été naturellement éclipsé par son cadet d'Andelot, qui succéda à son titre et prit sa place auprès de Condé. Dans l'absence de tout autre document, un manuscrit de la Bibliothèque nationale, auquel déjà nous avons eu recours[307], nous fournit quelques détails dont nous ne garantissons point l'exactitude, mais qu'il ne nous est pas permis de négliger, faute de mieux. Ce manuscrit nous représente Coligny comme très bien fait, sans avoir pourtant une tournure fort élégante; spirituel et ambitieux, mais d'un mérite au-dessous de son ambition. L'auteur, prenant l'apparence pour la réalité, suppose aussi que Mme de Longueville partageait les sentiments de Coligny, parce qu'elle ne les rebutait pas, et il peint de couleurs assez romanesques les commencements de leurs prétendues amours. Nous donnons le passage entier en l'abandonnant au jugement du lecteur[308]:
«Anne de Bourbon, duchesse de Longueville, étoit alors une des plus aimables personnes du monde, tant par les charmes de son esprit que par ceux de sa beauté. Coligny, fils aîné du maréchal de Châtillon, l'aimoit passionnément, et l'on dit qu'il étoit aimé. C'étoit un garçon de fort belle taille, mais qui avoit plutôt l'air d'un Flamand que d'un François. Il avoit de l'esprit infiniment et des pensées vastes et grandes, mais on croit que sa valeur[309] n'égaloit pas son ambition. Avant même le mariage de cette princesse, il étoit au mieux avec elle. On dit qu'il se servit d'un moyen assez fin et fort extraordinaire pour lui déclarer sa passion. Le roman de Polexandre[310] étoit fort à la mode et fort en vogue, mais principalement à l'hôtel de Condé, qu'on regardoit alors comme le temple de la galanterie et des beaux esprits. Le duc d'Enghien lisoit ce livre à toute heure, et y trouvant une lettre tendre et passionnée il la montra à Coligny, pour lequel il n'avoit rien de caché. Celui-ci sut profiter d'une occasion si favorable, et proposa au duc d'Enghien d'en faire une copie pour la mettre adroitement dans la poche de la duchesse. Il ne se passoit presque pas de jour qu'il n'y eût à l'hôtel de Condé quelque espèce de fête et l'on y dansoit presque tous les soirs. La proposition fut acceptée, et Coligny s'étant volontiers chargé de copier cette lettre, il la donna au duc d'Enghien. Ce jour-là, tout le monde étoit paré, et la duchesse brilloit de mille rayons. Le bal commença de bonne heure, et le duc, ayant pris la main de sa sœur, exécuta aisément leur dessein. Je ne sais pas davantage, mais il y a apparence que la lettre fut lue et que la duchesse ne s'en plaignit pas.»
Pendant que les jeunes gens se livraient ainsi aux plaisirs de la galanterie, de graves événements changeaient la face de la cour et de la France.
Richelieu était mort le 4 décembre 1642, après avoir vu Cinq-Mars monter sur un échafaud, le comte de Soissons enseveli dans sa victoire de la Marfée, et le duc de Bouillon contraint de céder à la royauté sa principauté de Sedan. A peine avait-il fermé les yeux, que ses ennemis avaient repris leurs desseins et leurs espérances. Fidèle à son ministre jusqu'après sa mort, Louis XIII continua sa politique en l'adoucissant; mais il ne lui survécut pas même une année. Le 14 mai 1643, il alla le rejoindre, laissant un roi de quatre ans, la régence aux mains d'une femme, notre frontière du nord menacée, les factions frémissantes, un conseil de régence mal constitué et divisé, mais, grâce à Dieu, Mazarin à la tête du cabinet et le duc d'Enghien à la tête de l'armée. C'en fut assez pour sauver la France.
Le duc d'Enghien reçut en Flandre, avant tout le monde, par un courrier extraordinaire, la nouvelle de la mort du Roi. Il craignit que cette nouvelle n'enflât le courage des Espagnols et ne diminuât celui des Français; il prit la résolution de la cacher et de précipiter l'inévitable bataille où devaient se jouer les destinées de la patrie. Perdue, elle introduisait l'ennemi dans le cœur du pays; mais, gagnée, elle imprimait à l'Espagne et à l'Europe entière un respect de la France bien nécessaire au début d'un règne nouveau, elle affermissait la régence d'Anne d'Autriche, elle mettait la royauté au-dessus de toutes les factions, sans compter qu'elle élevait très haut la fortune de la maison de Condé. Le duc d'Enghien soumit l'affaire au conseil des généraux, mais pour la forme, déclarant qu'il prenait sur lui l'événement, et le lendemain 19 mai, pendant que l'on portait à Saint-Denis le corps de Louis XIII, il livra la bataille de Rocroy. Le jeune duc, qui n'avait pas encore vingt-deux ans, la gagna, grâce à une manœuvre qui révéla d'abord le grand capitaine et inaugura une nouvelle école de guerre[311]. Il s'était chargé, avec Gassion, du commandement de l'aile droite. Il avait confié sa gauche à La Ferté Seneterre sous le maréchal de L'Hôpital qui représentait la vieille école et qu'on lui avait donné pour le conduire. Il avait mis Espenan au centre avec l'infanterie, et placé la réserve entre les mains de Sirot, officier de fortune d'une bravoure à toute épreuve comme Gassion. Dirigée par le duc d'Enghien en personne, l'aile droite française renversa tout ce qui était devant elle; puis, arrivé à la hauteur des lignes ennemies où était placée l'infanterie italienne, wallonne et allemande, le duc d'Enghien s'était jeté sur cette infanterie et l'avait vigoureusement entamée. Pendant ce temps, l'aile gauche de La Ferté Seneterre et du maréchal de L'Hôpital était fort maltraitée, ses deux commandants mis hors de combat, et, en s'ébranlant, elle menaçait d'entraîner dans sa déroute le centre, où Espenan tenait toujours ferme mais demandait à grands cris du renfort. Un autre, avant Condé, n'eût pas manqué de revenir sur ses pas, de retraverser, dans une attitude équivoque, l'espace glorieusement parcouru, et de se porter au secours de sa gauche et de son centre, en ménageant sa réserve pour achever la victoire ou pour couvrir et réparer la défaite. Le jeune capitaine prit un tout autre parti: au lieu de reculer, il avance encore; il passe sur le ventre de l'infanterie déjà ébranlée, et vient fondre sur les derrières de l'aile victorieuse, après avoir fait dire à Sirot de marcher avec toute sa réserve au secours d'Espenan et de L'Hôpital, et de rétablir à tout prix le combat, ce que fit admirablement Sirot. Ainsi prise entre deux feux, l'armée ennemie céda à gauche comme à droite, et la journée fut gagnée. Mais ce n'était pas assez d'avoir délivré la France du danger présent, il fallait en ce même jour délivrer en quelque sorte l'avenir en détruisant ce qui faisait la force et le prestige des armées espagnoles, la vieille infanterie vraiment espagnole, qui formait la réserve en sa qualité de troupe d'élite, et, selon les règles de l'ancienne stratégie et la politique du cabinet de Madrid, avait été précieusement ménagée et n'avait pas encore donné, c'est-à-dire était restée inutile. Elle n'eut plus qu'à mourir. Condé l'assaillit de toutes parts avec ses escadrons victorieux, avec tout ce qu'il put ramasser d'infanterie et d'artillerie, et il finit, après une mémorable résistance, par la démolir de fond en comble: elle périt presque tout entière à Rocroy.
Au bruit de cette bataille où tout était merveilleux, la jeunesse du général, la hardiesse et la nouveauté des manœuvres, la grandeur des résultats, la cour et Paris ressentirent des transports d'enthousiasme. On avait redouté les derniers désastres, et on était sauvé, et on était victorieux, et on voyait s'ouvrir devant soi une longue suite de semblables victoires que promettait un pareil début. Depuis Henri IV, la France avait eu sans doute d'excellents généraux qui connaissaient bien leur métier et avaient eu des succès en Allemagne, en Espagne et en Italie; mais voici qu'il s'élevait un général de vingt-deux ans qui les effaçait tous, et créait une nouvelle manière de faire la guerre, où l'audace était au service du calcul, comme Descartes et Corneille, qu'on nous passe cette comparaison, venaient de créer une philosophie et une poésie nouvelles pour servir de solide fondement ou d'éclatant interprète à des sentiments et à des pensées sublimes. Rocroy répond au Cid, à Cinna et à Polyeucte, ainsi qu'au Discours de la Méthode et aux Méditations, dans l'histoire de la grandeur française: époque incomparable que nulle autre n'a égalée, pas même celle du consulat après Marengo, parce qu'au milieu de toutes ses splendeurs le consulat n'a eu ni Descartes ni Corneille[312]!
On se figure aisément l'ivresse de l'hôtel de Condé, quand un des camarades du duc d'Enghien dans ses amusements de Liancourt, La Moussaye, qui lui avait servi d'aide de camp pendant toute la journée, apporta la triomphante nouvelle. Toutes les muses de Rambouillet, grandes et petites[313], chantèrent les exploits de leur brillant disciple. Les drapeaux espagnols pris à Rocroy furent étalés pendant plusieurs jours dans les grandes salles de l'hôtel de Condé, avant d'être transportés à Notre-Dame. Le peuple se pressait pour les contempler. Et en même temps que l'orgueil patriotique faisait battre tous les cœurs, on était ému jusqu'aux larmes en apprenant que le jeune capitaine, aussi humain et aussi pieux que brave, avait fait fléchir le genou à toute l'armée sur le champ de bataille pour remercier Dieu, qu'ensuite il avait pris soin des blessés, vainqueurs ou vaincus, comme s'ils étaient de sa propre famille, les consolant, les encourageant, leur distribuant les plus abondants secours sans jamais les humilier, et qu'il avait demandé pour ses lieutenants toutes les récompenses, ne voulant pour lui que la gloire, comme les héros des tragédies et des romans dont il était épris avec tout son siècle. Bientôt on sut qu'après quelques jours donnés à la religion et à l'humanité, le duc d'Enghien avait repris la poursuite de l'ennemi, et qu'il était déjà sous les murs de Thionville.
La maison de Condé avait besoin de l'éclat et de la force que lui renvoyait la victoire de Rocroy pour faire face à ses propres ennemis, et tirer satisfaction de l'insulte qui venait de lui être faite dans la personne de Mme de Longueville.
Il faut avoir une idée juste de la situation des affaires et de celle des partis qui se disputaient le gouvernement, pour comprendre l'importance d'une aventure qui en elle-même semble assez peu de chose.
Depuis la mort de Richelieu, il s'était formé une faction puissante composée de tous ceux que l'impérieux Cardinal avait tenus exilés ou emprisonnés, et qui, revenus à la cour, et leur redoutable ennemi au cercueil, brûlaient de s'emparer de ses dépouilles. Ce qui s'était passé après Henri IV menaçait de se renouveler. Alors on avait vu Marie de Médicis abandonner les ministres et les plans du grand Roi, préférer à Sully le mari de la Galigaï, rompre avec les puissances protestantes et se tourner du côté de l'Autriche et de l'Espagne. C'en était fait de la politique d'Henri IV si Louis XIII, qu'il serait juste enfin de ne pas tant sacrifier à Richelieu, n'eût eu le cœur assez français pour mettre l'État au-dessus de sa mère, et pour donner sa confiance d'abord à Luynes, qui battit les partisans de la Reine mère et l'exila elle-même, puis à Richelieu, qui surpassa bien Luynes en marchant sur ses traces. En 1643, les mécontents du dernier règne crurent avoir trouvé dans la reine Anne une autre Marie de Médicis, qu'ils allaient diriger à leur gré. Leurs espérances étaient naturelles. Anne était sœur du roi d'Espagne, Philippe IV: il lui était difficile de ne pas souhaiter de s'entendre avec son frère, et de terminer les querelles sanglantes de ses deux patries. La guerre avait duré bien longtemps; la France commençait à en être lasse, et une femme pouvait regarder comme une noble manière d'inaugurer son gouvernement d'apporter la paix à la nation fatiguée. Richelieu n'ayant pu gagner Anne d'Autriche, l'avait opprimée. Elle devait donc détester sa mémoire, ses parents et ses créatures, et tout la portait à s'entourer des amis courageux qui avaient partagé ses longues disgrâces. Ils revenaient de la prison ou de l'exil avec des prétentions fort légitimes. La faveur de la régente leur paraissait une dette. Mais ils la réclamèrent d'une façon qui blessa la fierté de la Reine, et la rendit d'autant plus sensible aux déférences et aux flatteries habiles dont l'entourait le ministre laissé par elle à la tête du cabinet, par égard pour la dernière volonté de Louis XIII, et en attendant qu'un de ses amis particuliers, le duc de Beaufort ou l'évêque de Beauvais, eût acquis l'expérience des affaires et se pût charger du gouvernement.
Jules Mazarin, né dans une petite ville des Abruzzes, et dont les commencements sont restés obscurs, s'était d'abord fait connaître comme officier d'infanterie, ce qu'on oublie beaucoup trop et ce que nous aurons bien souvent occasion de rappeler. Puis, entré dans la diplomatie romaine, il y déploya des talents que Richelieu apprécia vite et qu'il s'empressa d'acquérir pour la France et pour lui-même en 1639. Il le fit cardinal en 1641, et le destinait à représenter la France au congrès de Münster. A son lit de mort il le recommanda à Louis XIII, qui conçut de sa capacité une si haute opinion que pour l'attacher à jamais à la France et à la maison royale, il voulut lui faire tenir sur les fonts de baptême le petit roi Louis XIV, le mit par son testament dans le conseil de régence immédiatement après le duc d'Orléans et le prince de Condé, et ordonna à la régente de le maintenir dans le poste de premier ministre. Une fois accepté par nécessité et par politique, Mazarin avait travaillé sans relâche à se rendre la Reine favorable, et peu à peu il y était parvenu.
La justice de l'histoire a commencé pour Mazarin. On reconnaît aujourd'hui que cet étranger, avec tous les défauts et même les vices que ses ennemis lui ont reprochés, est pourtant le digne héritier de Richelieu, qu'il a poursuivi, par des moyens différents mais avec un succès pareil, les deux mêmes objets, la suprématie de l'autorité royale et l'agrandissement du territoire. Inférieur à Richelieu pour tout ce qui regarde l'administration intérieure du royaume, il l'a égalé dans la conduite des affaires militaires et des affaires diplomatiques. On peut dire même que comme diplomate Mazarin est sans rival. Il a attaché son nom aux deux plus grandes transactions européennes du XVIIe siècle, le traité de Westphalie et le traité des Pyrénées. Si son esprit était moins élevé et moins vaste que celui de son incomparable devancier, il n'était ni moins pénétrant ni moins ferme, et le cœur peut-être était encore plus résolu. Une fois au moins, dans la fameuse journée des Dupes, Richelieu a été tout près de désespérer de sa fortune, Mazarin jamais. On ne se peut ressembler ni différer davantage. Mazarin était tout pénétré de la politique de son illustre maître, il n'en concevait et n'en n'admettait pas d'autre; mais il était dans son caractère comme dans sa situation de la pratiquer tout autrement. Inépuisable en ressources et en expédients, il préférait l'artifice à la violence, ménageait et caressait tout le monde, traitait avec tous les partis, et ne se faisait jamais d'ennemis irréconciliables, aimant bien mieux les acheter ou les adoucir que d'avoir à les exterminer. Au début de la régence, il ne s'étonna pas de la tempête qui s'élevait de toutes parts contre la mémoire du terrible Cardinal, et il crut plus sage de la laisser se dissiper peu à peu que de l'accroître en la combattant[314]. Il sut faire aux préjugés et aux inclinations de la Reine les sacrifices nécessaires, céder tour à tour et résister à propos. Au lieu de défendre hautement, et contre le courant de l'opinion abusée, les desseins de Richelieu, il préféra les suivre doucement et sans bruit, et il les accomplit l'un après l'autre, à l'aide du temps son grand allié, comme il l'appelait. «Le temps et moi», disait-il. Le temps et lui vinrent à bout, en effet, de toutes les difficultés; mais Mazarin ne commença pas comme il finit, et nous en sommes ici à l'année 1643.
De toutes ses grandes qualités, celle qu'alors il pouvait laisser paraître impunément, était cette infatigable puissance de travail que Richelieu exigeait des siens, et dont lui-même donnait l'exemple. Cette qualité convenait merveilleusement à la paresse de la Reine, et Mazarin s'établit de bonne heure auprès d'elle en la soulageant du poids du gouvernement et en ayant soin de lui en rapporter tout l'honneur. Après avoir été si longtemps opprimée, l'autorité royale souriait à Anne d'Autriche, et son âme espagnole avait besoin de respects et d'hommages. Mazarin les lui prodigua. Il se mit à ses pieds pour arriver jusqu'à son cœur. Au fond elle n'était guère touchée de la grande accusation qu'on élevait déjà contre lui, à savoir qu'il était étranger, car elle aussi elle était étrangère; peut-être même lui était-ce là un attrait mystérieux, et trouvait-elle un charme particulier à s'entretenir avec son premier ministre dans sa langue maternelle, comme avec un compatriote et un ami[315]. Ajoutez à tout cela les manières et l'esprit de Mazarin. Il était souple et insinuant, toujours maître de lui-même, d'une sérénité inaltérable dans les circonstances les plus graves, plein de confiance en sa bonne étoile, et répandant cette confiance autour de lui. Il faut dire enfin que tout cardinal qu'il était, Mazarin n'était pas prêtre; que nourrie dans les maximes de la galanterie de son pays, Anne d'Autriche avait toujours aimé à plaire, qu'elle avait quarante et un ans et qu'elle était belle encore, que son ministre avait le même âge, qu'il était tort bien fait, et de la figure la plus agréable, où la finesse s'unissait à une certaine grandeur[316]. Il avait promptement reconnu que sans famille, sans établissement, sans appui en France, environné de rivaux et d'ennemis, toute sa force était dans la Reine. Il s'appliqua donc par-dessus toutes choses à pénétrer jusqu'à son cœur, comme aussi l'avait tenté Richelieu; mais il possédait bien d'autres moyens pour y réussir. Le beau et doux Cardinal réussit donc. Une fois maître du cœur[317], il dirigea aisément l'esprit d'Anne d'Autriche, et lui enseigna l'art difficile de poursuivre toujours le même but, à l'aide des conduites les plus diverses, selon la diversité des circonstances.
Dans le commencement, tout son effort fut de se maintenir et d'écarter les Importants. On appelait ainsi les chefs des mécontents, à cause des airs d'importance qu'ils se donnaient, blâmant à tort et à travers toutes les mesures du gouvernement, affectant une sorte de profondeur et de sublimité quintessenciée, qui les séparait des autres hommes. Ils régnaient dans les salons, ils exerçaient une autorité considérable à la cour et dans tout le royaume, et ils avaient à leur tête les deux grandes maisons de Vendôme et de Lorraine.
Le duc de Beaufort, le second fils du duc César de Vendôme, portait fièrement le nom de petit-fils de Henri IV; il avait une bravoure réelle et de grandes apparences d'honneur. Le jour de la mort de Louis XIII, il avait montré une fidélité chevaleresque à la Reine, qui, avant d'avoir apprécié Mazarin, penchait fort de son côté; et il l'eût peut-être emporté s'il n'eût gâté ses affaires par des prétentions excessives et une hauteur bien peu habile avec une Espagnole, qu'il fallait flatter longtemps avant de la gouverner. Il n'avait d'ailleurs aucun génie, et il eût échoué d'une façon misérable au premier rang: il n'était fait que pour le rôle qu'il a joué depuis, celui d'un héros de théâtre.
La maison de Guise épuisée ne possédait alors aucun homme supérieur. Longtemps exilée, elle avait perdu en Italie son chef, Charles de Lorraine, et l'aîné des fils, le prince de Joinville, auquel on avait songé pour Mlle de Bourbon. A la mort de ce prince, celui de ses frères qui venait après lui était ce Henri de Guise, si célèbre par ses aventures, sa bravoure et sa légèreté, qui eut toutes les ambitions, forma toutes les entreprises, et ne réussit à rien, pas même à être un héros de roman, quoi qu'on ait dit. Voyez en effet, je vous prie, si c'est ici la vie d'un chevalier, d'un ancien paladin, comme l'appelle Mme de Motteville[318], et s'il fit l'amour comme dans les romans, ainsi que le prétend Mademoiselle[319]. Né en 1614, pourvu tout jeune de l'archevêché de Reims, devenu presque héréditaire dans sa famille, mais n'ayant aucun goût pour la carrière ecclésiastique, il avait rencontré dans son diocèse, à l'abbaye d'Avenet, les trois filles du duc de Nevers, et s'était épris de l'une d'elles, la belle Anne de Gonzagues, depuis la princesse Palatine. Il s'était engagé avec elle par une promesse de mariage authentique; il l'avait même épousée secrètement en 1638. A la nouvelle de la mort de son frère aîné et de son père, en 1639 et 1640, il laisse là son archevêché, prend le titre de duc de Guise, se jette dans les intrigues du duc de Bouillon et du comte de Soissons, va les rejoindre à Sedan, puis de Sedan se retire à Bruxelles, en invitant celle qu'il appelle sa femme à venir l'y retrouver. Anne de Gonzagues, après bien des hésitations, se décide à obéir; elle s'enfuit de Nevers, et traverse la France déguisée. On l'arrête; elle déclare son état, se fait nommer Mme de Guise; et quand elle est sur le point d'arriver à Bruxelles elle apprend que l'on vient d'y célébrer le mariage du duc de Guise avec Honorine de Grimberg, la belle veuve du comte de Bossu[320]. Deux ans ne s'étaient pas écoulés, qu'Henri s'était lassé de sa nouvelle épouse. Il la quitte à son tour pour revenir à Paris, dès qu'il n'a plus à y redouter Richelieu ni Louis XIII. Là, il fait une cour bien facile à Mme de Montbazon. Ensuite, lorsqu'elle est exilée, il devient amoureux de Mlle de Pons, une des filles d'honneur de la reine Anne, fort jolie et fort coquette; il veut l'épouser; il s'en va solliciter à Rome la rupture de son précédent mariage, et par occasion, pour conquérir une couronne à sa maîtresse, il court se mettre à la tête de l'insurrection de Naples. Il arrive à travers mille hasards, déploie la valeur la plus brillante, sans aucun talent ni politique ni militaire, est fait prisonnier par les Espagnols, supplie Condé, malheureusement alors tout-puissant en Espagne, d'obtenir sa délivrance, lui promettant un dévouement à toute épreuve; et, après qu'il a retrouvé sa liberté, grâce à l'intervention de Condé, au lieu de le servir comme il s'y est engagé par une déclaration publique, il l'abandonne, passe à Mazarin, prend part à tout ce qui se fait contre son libérateur, intente à cette même Mlle de Pons, dont il voulait faire une reine de Naples, un procès honteux, pour ravoir les meubles et les pierreries qu'il lui avait donnés, devient grand chambellan, et n'est bon qu'à parader dans les fêtes et les tournois de la cour, et à faire dire, quand on le voit passer avec Condé: voilà le héros de la fable à côté du héros de l'histoire; emportant avec lui au tombeau, en 1664, cette illustre maison de Guise qui méritait de finir autrement. En 1643, à son arrivée à Paris, il était tombé parmi les Importants, et il était fait pour être un des chefs de ce parti, car il était vain, brillant et incapable.
Les femmes occupaient une grande place dans cette Fronde anticipée du commencement de la régence.
La reine Anne avait eu autrefois pour amies la célèbre duchesse de Chevreuse et Mme de Hautefort, devenue depuis la maréchale duchesse de Schomberg. Ces deux dames n'avaient en commun qu'une grande beauté, beaucoup d'esprit, et une disgrâce admirablement supportée[321]. Marie de Hautefort était, avec Mme de Sablé, un des modèles de la vraie précieuse, et qui avait égalé sa conduite à ses maximes. Fille d'honneur de la Reine, Louis XIII avait eu pour elle cet amour platonique, dont il aima aussi Mlle de La Fayette. Richelieu, après avoir essayé inutilement de la gagner, l'avait brouillée avec son royal amant et fait exiler de la cour. La reine Anne l'avait aimée presque autant que le Roi, et, aussitôt qu'elle avait été libre et maîtresse d'elle-même, elle lui avait écrit de sa main: «Venez, ma chère amie, je meurs d'impatience de vous embrasser.» Mme de Hautefort était accourue; mais, quand elle avait voulu parler de Mazarin comme autrefois de Richelieu, elle avait trouvé une audience moins favorable, et, n'ayant pas su s'accommoder à la situation nouvelle, ses tendresses impérieuses avaient bientôt fatigué. Mme de Chevreuse avait eu la beauté de Mme de Hautefort, et, à la place de sa vertu sans tache, une énergie à toute épreuve, et un esprit politique de premier ordre. Marie de Rohan, fille du duc Hercule de Montbazon et de Madeleine de Lenoncourt sa première femme, d'abord mariée au connétable de Luynes et veuve de très bonne heure, était entrée dans la maison de Lorraine en épousant le duc de Chevreuse. Victime de sa fidélité à la Reine, deux fois bannie par Richelieu, elle avait longtemps erré en Europe, et elle rapportait en France les prétentions d'une émigrée. Elle remua ciel et terre pour renverser Mazarin et mettre à sa place Châteauneuf, ancien garde des sceaux, qui passait dans le parti pour un homme d'une capacité supérieure et en état d'être premier ministre. Elle exigeait aussi une grande situation pour La Rochefoucauld, ambitieux sans oser le laisser paraître, et qui en était encore à cette sentimentalité romanesque, à la façon du duc de Guise, dont le fond est presque toujours une vanité honteuse d'elle-même, et dont le dernier mot devait être ici, au bout des intrigues de la Fronde, le livre des Maximes.
Mazarin se défendait, comme nous l'avons dit, en s'insinuant peu à peu dans le cœur de la Reine, et aux attaques des maisons de Vendôme et de Lorraine il opposait le poids des anciens partisans de Richelieu, nombreux et accrédités, les La Meilleraie, les Schomberg, les Liancourt, les Mortemart, surtout la maison de Condé, avec ses alliances et ses amitiés, les Montmorency, les Longueville, les Brézé, les Ventadour, les Châtillon. Il n'aurait pu se soutenir dans ces commencements difficiles, si l'incertain duc d'Orléans eût repris ses allures équivoques, et si le prince de Condé n'était pas demeuré attaché à l'autorité royale et favorable à son ministre. Mais l'abbé de La Rivière, acheté par Mazarin, lui gardait le duc d'Orléans, et M. le Prince était trop politique pour ne pas comprendre qu'il lui valait bien mieux être le puissant protecteur que l'adversaire inégal de la royauté. L'habile cardinal connaissait d'ailleurs le prince de Condé; il n'ignorait pas à quelles conditions il pouvait acquérir et retenir son appui, et de bonne heure il y mit le prix: sous Louis XIII, il avait fait nommer M. le Prince grand-maître de la maison du Roi, le duc d'Enghien généralissime de l'armée de Flandre, le duc de Longueville plénipotentiaire à Münster; et un peu plus tard il sut très bien payer au père les victoires du fils, et rendre Dammartin et Chantilly en retour de Rocroy et de Thionville[322].
En se déclarant pour Mazarin, la maison de Condé avait attiré sur elle la haine du parti des Importants. Cette haine rejaillissait à peine sur Mme de Longueville. Sa douceur dans toutes les choses où son cœur n'était pas sérieusement engagé, sa parfaite indifférence politique à cette époque de sa vie, avec les grâces de son esprit et de sa figure, la rendaient aimable à tout le monde et la protégeaient contre l'injustice des partis. Mais, en dehors des affaires d'État, elle avait une ennemie, et une ennemie redoutable, dans la duchesse de Montbazon. Nous avons dit que Mme de Montbazon avait été la maîtresse de M. de Longueville; il faut la faire un peu plus connaître, car elle est un des principaux personnages du drame que nous avons à raconter.
Marie de Bretagne, née vers 1612, morte à quarante-cinq ans en 1657, était la fille aînée de cette fameuse comtesse de Vertu, dont le père était La Varenne Fouquet, maître d'hôtel et serviteur très complaisant d'Henri IV. Le comte de Vertu, de l'illustre maison de Bretagne, avait épousé Mlle de La Varenne à cause de son extrême beauté, et il s'était empressé de la tirer de Paris et de l'emmener chez lui. Il n'y gagna rien, et Tallemant[323] nous raconte de la belle et folle comtesse une histoire galante terminée de la plus tragique manière. La fille était digne de la mère par sa beauté, et elle la laissa bien loin derrière elle par ses vices. Mariée en 1628 au duc de Montbazon, le père de Mme de Chevreuse, lorsqu'il était déjà vieux et qu'elle était encore au couvent, elle se mit bientôt à son aise. L'esprit n'était pas son plus brillant côté, et ce qu'elle en avait était tourné à la ruse et à la perfidie. «Son esprit, dit l'indulgente Mme de Motteville[324], n'étoit pas si beau que son corps; ses lumières étoient bornées par ses yeux, qui commandoient qu'on l'aimât. Elle prétendoit à l'admiration universelle.» Sur son caractère, tous les témoignages sont unanimes. Retz, qui la connaissait bien, en parle en ces termes[325]: «Mme de Montbazon étoit d'une très grande beauté. La modestie manquoit à son air. Son jargon eût suppléé dans un temps calme à son esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n'aimoit rien que son plaisir, et au-dessus de son plaisir son intérêt. Je n'ai jamais vu une personne qui ait conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.» Souverainement vaine et aimant passionnément l'argent, c'est à l'aide de sa beauté qu'elle poursuivait l'influence et la fortune. Elle en prenait donc un soin infini, comme de son idole, et aussi comme de sa ressource et de son trésor. Elle l'entretenait et la relevait par toutes sortes d'artifices, et elle la conserva presque entière jusqu'à sa mort. Mme de Motteville assure que dans ses dernières années elle était «aussi enchantée de la vanité que si elle n'avoit eu que vingt-cinq ans[326]; qu'elle avoit le même désir de plaire, et qu'elle portoit son deuil avec tant d'agrément que l'ordre de la nature se trouvoit changé, puisque beaucoup d'années et de beauté se pouvoient rencontrer ensemble.» Dix ans auparavant, en 1647, à trente-cinq ans, lorsque Mazarin donna une comédie à machines et en musique, à la mode d'Italie, c'est-à-dire un opéra, le soir il y eut un grand bal, et la duchesse de Montbazon y parut parée de perles et avec une plume rouge sur la tête, dans un tel éclat qu'elle ravit toute l'assemblée, «montrant par là que des beaux l'arrière-saison est toujours belle[327].» On peut penser ce qu'elle était en 1643, à trente et un ans.
Des deux conditions de la beauté parfaite, la force et la grâce[328], Mme de Montbazon possédait la première au suprême degré; mais cette qualité étant presque seule ou tout à fait dominante laissait quelque chose à désirer, c'est-à-dire précisément ce qui fait le charme de la beauté. Elle était grande et majestueuse, même à ce point que Tallemant, qui exagère toujours lorsqu'il ne ment pas, dit: «C'étoit un colosse[329].» Elle possédait tout le luxe des attraits de l'embonpoint. Sa gorge rappelait celle des statues antiques, avec un peu d'excès peut-être. Ce qui frappait le plus en sa figure était des yeux et des cheveux très noirs sur un fond d'une éblouissante blancheur. Le défaut était un nez un peu fort, avec une bouche trop enfoncée qui donnait à son visage une apparence de dureté[330]. On voit que c'était juste l'opposé de Mme de Longueville. Celle-ci était grande et ne l'était pas trop. La richesse de sa taille n'ôtait rien à sa délicatesse. Un juste embonpoint laissait déjà paraître et retenait dans une mesure exquise la beauté des formes de la femme. Ses yeux étaient du bleu le plus doux; son abondante chevelure du plus beau blond cendré. Elle avait le plus grand air; et malgré cela son trait particulier était la grâce. Ajoutez la suprême différence des manières et du ton. Mme de Longueville était dans tout son maintien la dignité, la politesse, la modestie, la douceur même, avec une langueur et une nonchalance qui n'étaient pas son moindre charme. Sa parole était rare ainsi que son geste; les inflexions de sa voix étaient une musique parfaite. L'excès, où jamais elle ne tomba, eût été plutôt une sorte de mignardise. Tout en elle était esprit, sentiment, agrément. Mme de Montbazon, au contraire, avait la parole libre, le ton leste et dégagé, de la morgue et de la hauteur.
Ce n'en était pas moins une créature très attrayante, quand elle voulait l'être, et elle eut un grand nombre d'adorateurs, et d'adorateurs heureux, depuis Gaston, duc d'Orléans, et le comte de Soissons, tué à la Marfée, jusqu'à Rancé, le jeune éditeur d'Anacréon et le futur fondateur de la Trappe. M. de Longueville avait été quelque temps l'amant en titre, et il lui faisait des avantages considérables. Quand il épousa Mlle de Bourbon, Mme la Princesse exigea, sans être il est vrai bien fidèlement obéie, qu'il rompît tout commerce avec son ancienne maîtresse. De là dans cette âme intéressée une irritation que redoubla la vanité blessée, lorsqu'elle vit cette jeune femme avec son grand nom, un esprit merveilleux, un agrément indéfinissable, s'avancer dans le monde de la galanterie, entraîner sans le moindre effort tous les cœurs après elle, et lui enlever ou partager du moins cet empire de la beauté dont elle était si fière, et qui lui était si précieux. D'un autre côté, ainsi que nous l'avons dit, le duc de Beaufort n'avait pu autrefois se défendre pour Mme de Longueville d'une admiration passionnée qui avait été très froidement reçue[331]. Il en avait eu du dépit, et cette blessure saignait encore, même après qu'il eut porté ses hommages à Mme de Montbazon. Celle-ci, comme on le pense bien, aigrit ses ressentiments. Enfin le duc de Guise, récemment arrivé à Paris, s'était mis à la fois dans le parti des Importants et au service de Mme de Montbazon, qui l'accueillit fort bien, en même temps qu'elle s'efforçait de garder ou de rappeler M. de Longueville, et qu'elle régnait sur Beaufort, dont le rôle auprès d'elle était un peu celui de cavalier servant. On le voit, Mme de Montbazon disposait, par Beaufort et par Guise, de la maison de Vendôme et de la maison de Lorraine, et elle employa tout ce crédit au profit de sa haine contre Mme de Longueville. Elle brûlait de lui nuire; elle en trouva l'occasion.
Un soir[332] que, dans son salon de la rue de Béthisy ou de la rue Barbette[333], elle avait chez elle une nombreuse compagnie, on ramassa deux lettres qui n'avaient pas de signature, mais qui étaient d'une écriture de femme et d'un style peu équivoque. On se mit à les lire, on en fit mille plaisanteries, on en rechercha l'auteur. Mme de Montbazon prétendit qu'elles étaient tombées de la poche de Maurice de Coligny, qui venait de sortir, et qu'elles étaient de la main de Mme de Longueville. Le mot d'ordre une fois donné, tous les échos du parti des Importants le répétèrent, et cette aventure devint l'entretien de la cour. Voici quelles étaient les deux lettres trouvées chez Mme de Montbazon; une frivole curiosité nous les a très fidèlement conservées[334]:
I.
«J'aurois beaucoup plus de regret du changement de votre conduite si je croyois moins mériter la continuation de votre affection. Je vous avoue que, tant que je l'ai crue véritable et violente, la mienne vous a donné tous les avantages que vous pouviez souhaiter. Maintenant n'espérez pas autre chose de moi que l'estime que je dois à votre discrétion. J'ai trop de gloire pour partager la passion que vous m'avez si souvent jurée, et je ne veux plus vous donner d'autre punition de votre négligence à me voir que celle de vous en priver tout à fait. Je vous prie de ne plus venir chez moi, parce que je n'ai plus le pouvoir de vous le commander.»
II.
«De quoi vous avisez-vous après un si long silence? Ne savez-vous pas bien que la même gloire qui m'a rendue sensible à votre affection passée me défend de souffrir les fausses apparences de sa continuation? Vous dites que mes soupçons et mes inégalités vous rendent la plus malheureuse personne du monde; je vous assure que je n'en crois rien, bien que je ne puisse nier que vous ne m'ayez parfaitement aimée, comme vous devez avouer que mon estime vous a dignement récompensé. En cela, nous nous sommes rendu justice, et je ne veux pas avoir dans la suite moins de bonté, si votre conduite répond à mes intentions. Vous les trouveriez moins déraisonnables si vous aviez plus de passion, et les difficultés de me voir ne feroient que l'augmenter au lieu de la diminuer. Je souffre pour trop aimer et vous pour n'aimer pas assez. Si je vous dois croire, changeons d'humeur; je trouverai du repos à faire mon devoir, et vous devez y manquer pour vous mettre en liberté. Je n'aperçois pas que j'oublie la façon dont vous avez passé avec moi l'hiver, et que je vous parle aussi franchement que j'ai fait autrefois. J'espère que vous en userez aussi bien, et que je n'aurai point de regret d'être vaincue dans la résolution que j'avois faite de n'y plus retourner. Je garderai le logis trois ou quatre jours de suite, et l'on ne m'y verra que le soir: vous en savez la raison.»
Ces lettres n'étaient pas controuvées. Elles avaient été réellement écrites par Mme de Fouquerolles au beau et élégant marquis de Maulevrier, qui avait eu la sottise de les perdre dans le salon de Mme de Montbazon. Maulevrier, tremblant d'être reconnu et d'avoir compromis Mme de Fouquerolles, courut chez un des chefs du parti des Importants, La Rochefoucauld, qui était son ami, lui confia son secret, et le supplia de s'entremettre pour assoupir cette affaire. La Rochefoucauld fit comprendre à Mme de Montbazon qu'il était de son intérêt de faire ici la généreuse, car on reconnaîtrait bien aisément l'erreur ou la fraude, dès qu'on en viendrait à confronter l'écriture de ces lettres avec celle de Mme de Longueville; qu'il lui fallait donc prévenir un éclat qui retomberait sur elle. Mme de Montbazon remit les lettres originales à La Rochefoucauld, qui les fit voir à M. le Prince, à Mme la Princesse, à Mme de Rambouillet et à Mme de Sablé, particulières amies de Mme de Longueville, et, la vérité bien établie, les brûla en présence de la Reine, délivrant Maulevrier et Mme de Fouquerolles de l'inquiétude mortelle où ils avaient été pendant quelque temps[335].
Peut-être eût-il été sage de s'en tenir là. C'était l'avis un peu intéressé du faible et prudent M. de Longueville, qui voulait ménager Mme de Montbazon, et ne croyait pas que l'honneur de sa femme eût beaucoup à gagner à un plus grand éclat. Mme de Longueville n'était pas non plus fort animée; mais Mme la Princesse, avec son humeur altière et dans le premier enivrement des succès de son fils, exigea une réparation égale à l'offense, et déclara hautement que, si la Reine et le gouvernement ne prenaient pas en main l'honneur de sa maison, elle et tous les siens se retireraient de la cour: elle s'indignait à la seule idée qu'on pût mettre un moment sa fille en balance avec la petite-fille d'un cuisinier, disait-elle, voulant parler de La Varenne, père de la comtesse de Vertu, qui avait été maître d'hôtel de Henri IV. En vain tout le parti des Importants, Beaufort et Guise à leur tête, s'agitèrent et menacèrent: Mazarin était trop habile pour se mettre sur les bras deux ennemis à la fois, et pour se brouiller avec les Condé sans espoir d'acquérir ou de désarmer les Lorrains et les Vendôme. Il tourna aisément la Reine du côté de Mme la Princesse[336]. Mme de Longueville était allée passer les premiers moments de cette désagréable aventure à La Barre, auprès de ses chères amies Mlles Du Vigean. La Reine elle-même alla l'y voir, et lui promit sa protection. On décida que la duchesse de Montbazon se rendrait chez Mme la Princesse, à l'hôtel de Condé, et lui ferait une réparation publique. Mme de Motteville raconte avec beaucoup d'agrément tout ce qu'il fallut de diplomatie pour ménager et régler ce que dirait Mme de Montbazon et ce que répondrait Mme la Princesse. «La Reine étoit dans son grand cabinet, et Mme la Princesse étoit avec elle, qui, tout émue et toute terrible, faisoit de cette affaire un crime de lèse-majesté. Mme de Chevreuse, engagée par mille raisons dans la querelle de sa belle-mère, étoit avec le cardinal Mazarin pour composer la harangue qu'elle devoit faire. Sur chaque mot, il y avoit un pourparler d'une heure. Le Cardinal, faisant l'affairé, alloit d'un côté et d'autre pour accommoder leur différend, comme si cette paix eût été nécessaire au bonheur de la France et au sien en particulier. Il fut arrêté que la criminelle iroit chez Mme la Princesse le lendemain, où elle devoit dire que le discours qui s'étoit fait de la lettre étoit une chose fausse, inventée par de méchants esprits, et qu'en son particulier elle n'y avoit jamais pensé, connoissant trop bien la vertu de Mme de Longueville et le respect qu'elle lui devoit. Cette harangue fut écrite dans un petit billet qui fut attaché à son éventail, pour la dire mot à mot à Mme la Princesse. Elle le fit de la manière du monde la plus fière et la plus haute, faisant une mine qui sembloit dire: «Je me moque de ce que je dis.»
Mademoiselle[337] et d'Ormesson[338] nous ont conservé les deux discours prononcés: «Madame[339], je viens ici pour vous protester que je suis innocente de la méchanceté dont on m'a voulu accuser, n'y ayant point de personne d'honneur qui puisse dire une calomnie pareille; et si j'avois fait une faute de cette nature, j'aurois subi les peines que la Reine m'auroit imposées et ne me serois jamais montrée devant le monde, et vous en aurois demandé pardon, vous suppliant de croire que je ne manquerai jamais au respect que je vous dois et à l'opinion que j'ai du mérite et de la vertu de Mme de Longueville.» Mme la Princesse répondit: «Je reçois très volontiers l'assurance que vous me donnez n'avoir nullement part à la méchanceté que l'on a publiée, déférant tout au commandement que la Reine m'en a fait.»
On trouve dans d'Ormesson quelques détails qui ajoutent au piquant de cette scène de comédie. Elle eut lieu le 8 août. Le cardinal Mazarin y assistait, comme témoin de la part de la Reine. Mme de Montbazon ayant commencé son discours sans dire Madame, Mme la Princesse s'en plaignit, et l'autre dut recommencer avec l'addition respectueuse. Évidemment un pareil accommodement ne finissait rien[340].
Outre la satisfaction qu'elle venait de recevoir, Mme la Princesse avait demandé et obtenu la permission de ne se point trouver en même lieu que la duchesse de Montbazon. A quelque temps de là, Mme de Chevreuse invita la Reine à une collation dans le jardin de Renard. Ce jardin était le rendez-vous de la belle société. Il était au bout des Tuileries, avant la porte de la Conférence qui conduisait au Cours-la-Reine, c'est-à-dire à l'angle gauche de la place Louis XV[341], sur le terrain occupé depuis par deux de ces tristes fossés inventés par le XVIIIe siècle et obstinément conservés comme pour gâter à plaisir cette magnifique place qu'il serait si aisé de rendre la plus belle de l'Europe. L'été, en revenant du Cours, qui était la promenade du grand monde, et où les beautés du jour faisaient assaut de toilette et d'éclat[342], on venait se reposer au jardin de Renard, y prendre des rafraîchissements, et entendre des sérénades à la manière espagnole. La Reine se plaisait fort à s'y promener dans les belles soirées d'été. Elle voulut que Mme la Princesse y vînt avec elle partager la collation que lui offrait Mme de Chevreuse, l'assurant bien que Mme de Montbazon n'y serait pas: mais celle-ci y était, et elle prétendit même faire les honneurs de la collation comme belle-mère de celle qui la donnait. Mme la Princesse feignit de vouloir se retirer pour ne pas troubler la fête; la Reine ne pouvait pas ne la point retenir, puisqu'elle était venue sur sa parole. Elle fit donc prier Mme de Montbazon de faire semblant de se trouver mal et de s'en aller pour la tirer d'embarras. La hautaine duchesse ne consentit pas à fuir devant son ennemie, et elle demeura. La Reine offensée refusa la collation et quitta la promenade avec Mme la Princesse. Quelques jours après, une lettre du Roi enjoignait à Mme de Montbazon de sortir de Paris[343].
Cette disgrâce déclarée irrita les Importants. Ils se crurent humiliés et affaiblis, et il n'y eut pas de violences et d'extrémités qu'ils ne rêvèrent. Le duc de Beaufort, frappé à la fois dans son crédit et dans ses amours, jeta les hauts cris; les pensées de vengeance qui depuis quelque temps s'agitaient à l'hôtel de Vendôme, se fixèrent; il y eut un complot formé et arrêté pour se défaire de Mazarin, avec diverses tentatives d'exécution[344]. Dans ces conjonctures, le Cardinal se montra à la hauteur de Richelieu. Quoiqu'il demandât surtout ses succès à la patience, à l'habileté et à l'intrigue, il avait aussi de la résolution et du courage, et il sut prendre son parti. Il était déjà assez bien avec la Reine, et il commençait à lui paraître nécessaire ou du moins fort utile. Il lui représenta ce qu'elle devait à l'État et à l'autorité royale menacée; qu'il fallait préférer l'intérêt de son fils et de sa couronne à des amitiés bonnes peut-être en d'autres temps, mais qui étaient devenues dangereuses; il mit sous ses yeux les preuves certaines de la conspiration ourdie contre sa personne, et la supplia de choisir entre ses ennemis et lui. Anne d'Autriche n'hésita point, et la ruine des Importants fut décidée. Le 2 septembre, on arrêta le duc de Beaufort au Louvre même, et on le conduisit à Vincennes. On ôta le commandement des Suisses à La Châtre, ami de Beaufort. L'évêque de Beauvais, qui avait eu un moment la confiance de la Reine et s'était mis en tête de succéder à Richelieu, fut renvoyé à son église; le duc de Vendôme, ainsi que le duc de Mercœur, son fils aîné, relégués à Anet, Mme de Chevreuse d'abord à Dampierre puis en Anjou, et Châteauneuf dans son gouvernement de Touraine[345]. Ces mesures, exécutées à propos, dissipèrent le parti des Importants. Les discordes intestines qui menaçaient le nouveau règne durent attendre des jours plus favorables. Mazarin, bientôt sans rival auprès de la Reine, continua au dedans et surtout au dehors le système de son devancier, et la royauté, ainsi que la France, comptèrent une suite de belles années, grâce à l'union des princes du sang avec la couronne, aux ménagements habiles du premier ministre, à son génie politique secondé par le génie militaire du duc d'Enghien.
Celui-ci était revenu à Paris à la fin de la campagne, après avoir gagné une grande bataille, pris une place forte très importante, fait passer le Rhin à l'armée française, et reporté la guerre en Allemagne. La Reine l'avait reçu comme le libérateur de la France. Mazarin, qui tenait plus à la réalité qu'à l'apparence du pouvoir, lui fit dire que toute son ambition était d'être son chapelain et son homme d'affaires auprès de la Reine. De loin, le duc d'Enghien avait applaudi à tout ce qu'on avait fait, et il revenait brûlant encore pour Mlle Du Vigean, et furieux qu'on eût osé insulter sa sœur. Il adorait sa sœur, et il aimait Coligny. Il connaissait et il avait favorisé sa passion. Engagé lui-même dans un amour aussi ardent que chaste, il savait que sa sœur pouvait bien n'avoir pas été insensible aux empressements de Maurice, mais il se révoltait à la pensée qu'on lui attribuât les lettres d'une Mme de Fouquerolles, et il le prit sur un ton qui arrêta les plus insolents.
Parmi les amis du duc de Beaufort et de Mme de Montbazon était au premier rang le duc de Guise. On l'avait ménagé ainsi que toute sa famille à cause de Monsieur, Gaston, duc d'Orléans, qui avait épousé en secondes noces une princesse de Lorraine, la belle Marguerite[346]. Le duc de Guise était tel que nous l'avons dépeint. Il avait déjà fait plus d'une folie, mais il n'avait pas encore honteusement échoué dans toutes ses entreprises; son incapacité n'était pas déclarée; il avait le prestige de son nom, de la jeunesse, de la beauté[347], et d'une bravoure portée jusqu'à la témérité. Serviteur avoué de Mme de Montbazon, il avait épousé sa querelle, sans être entré néanmoins dans les violences de Beaufort, et il était resté debout en face des Condé victorieux.
Coligny avait eu la sagesse de se tenir à l'écart pendant l'orage, de peur de compromettre encore davantage Mme de Longueville en se portant ouvertement son défenseur; mais quelques mois s'étant écoulés, il crut pouvoir se montrer, et, comme le dit l'ouvrage inédit sur la régence que nous avons plusieurs fois cité[348], «la prison du duc de Beaufort lui ôtant les moyens de tirer avec lui l'épée, il s'adressa au duc de Guise.» La Rochefoucauld s'exprime ainsi[349]: «Le duc d'Enghien, ne pouvant témoigner au duc de Beaufort, qui étoit en prison, le ressentiment qu'il avoit de ce qui s'étoit passé entre Mme de Longueville et Mme de Montbazon, laissa à Coligny la liberté de se battre avec le duc de Guise, qui avoit été mêlé dans cette affaire.» Le duc d'Enghien connut donc et approuva ce que fit Coligny. Pour Mme de Longueville, il est absurde de supposer qu'elle voulut être vengée et poussa Coligny, car tout le monde lui attribue une conduite fort modérée en opposition avec celle de Mme la Princesse. Loin d'envenimer la querelle, elle était d'avis de l'étouffer, et Mme de Motteville réfute elle-même le bruit qu'elle rapporte en disant: «La jalousie qu'elle avoit contre la duchesse de Montbazon, étant proportionnée à son amour pour son mari, ne l'emportoit pas si loin qu'elle ne trouvât plus à propos de dissimuler cet outrage.»
La Rochefoucauld nous donne un renseignement qui explique ce qui va suivre: Coligny relevait d'une longue maladie; il était faible encore, et il n'était pas très adroit à l'escrime[350]. C'est dans cet état qu'il s'attaqua au duc de Guise, qui, comme tous les héros de parade, était d'une rare habileté dans ce genre d'exercices.
Disons quelques mots des seconds qu'ils se choisirent; ils en valent la peine à tous égards. Les seconds étaient alors des témoins qui se battaient. Coligny prit pour second, et pour faire l'appel, comme on disait alors, Godefroi, comte d'Estrades, gentilhomme gascon, d'une bravoure éprouvée. D'Estrades avait commencé à servir en Hollande sous Maurice de Nassau. Il s'était distingué dans plusieurs semblables rencontres. Un jour, à ce que raconte Tallemant[351], se battant contre un matamore qui se mit sur le bord d'un petit fossé et dit à d'Estrades: «Je ne passerai pas ce fossé. Et moi, dit d'Estrades en faisant une raie derrière soi avec son épée, je ne passerai pas cette raie.» Ils se battent: d'Estrades le tue. En 1643, il était déjà très compté à la cour et dans les affaires; il fut employé tour à tour et avec un égal succès à la guerre et dans la diplomatie, et devint maréchal de France en 1675[352]. Le second du duc de Guise était son écuyer, le marquis de Bridieu, gentilhomme Limousin, brave officier, très attaché à la maison de Lorraine, qui, en 1650, défendit admirablement Guise contre l'armée espagnole et contre Turenne, et pour cette belle défense, où il y eut vingt-quatre jours de tranchée ouverte, fut fait lieutenant général[353].
On convint que l'affaire aurait lieu à la Place Royale[354], théâtre accoutumé de ces sortes de combats qu'ils avaient teint cent fois du meilleur sang. C'est aussi à la Place Royale qu'habitaient les plus grandes dames, la fleur de la galanterie, Marguerite de Rohan, Mme de Guymené, Mme de Chaulnes, Mme de Saint-Géran, Mme de Sablé, la comtesse de Maure et tant d'autres, sous les yeux desquelles ces légers et vaillants gentilshommes se plaisaient à croiser le fer. Beaucoup d'entre eux y laissèrent la vie. Dans le premier quart du XVIIe siècle, le duel était une mode à la fois utile et désastreuse, qui entretenait les mœurs guerrières de la noblesse, mais qui la moissonnait presque à l'égal de la guerre, et pour les causes les plus frivoles. Tirer l'épée pour une bagatelle était devenu l'accompagnement obligé des belles manières; et comme la galanterie avait ses élégants, le duel avait ses raffinés. En quelques années, neuf cents gentilshommes périrent dans des combats particuliers[355]. Pour arrêter ce fléau, Richelieu fit rendre au Roi l'édit terrible qui punissait la mort par la mort et envoyait les provocateurs de la Place Royale à la place de Grève. Richelieu fut inflexible, et l'exemple de Montmorency Bouteville, décapité avec son second, le comte Deschapelles, pour avoir provoqué Beuvron et s'être battu avec lui à la Place Royale en plein midi, imprima une terreur salutaire et rendit assez rares les infractions à l'édit. Coligny brava tout[356]; il fit appeler Guise, et, au jour marqué, les deux nobles adversaires, assistés de leurs seconds, d'Estrades et Bridieu, se rencontrèrent à la Place Royale.
Nous pouvons donner les moindres détails du combat, grâce aux mémoires contemporains, grâce surtout aux divers manuscrits dont nous avons déjà fait usage.
Le 12 décembre 1643[357], d'Estrades alla le matin appeler le duc de Guise de la part de Coligny. Le rendez-vous fut pris pour le jour même, à la Place Royale, à trois heures[358]. Les deux adversaires ne firent rien paraître de toute la matinée, et à trois heures ils étaient au rendez-vous. On prête[359] au duc de Guise un mot qui répand sur cette scène une grandeur inattendue, fait comparaître à la Place Royale et met aux prises une dernière fois les deux plus illustres combattants des guerres de la Ligue dans la personne de leurs descendants. En mettant l'épée à la main, Guise dit à Coligny: «Nous allons décider les anciennes querelles de nos deux maisons, et on verra quelle différence il faut mettre entre le sang de Guise et celui de Coligny.» Coligny porta à son adversaire une longue estocade; mais, faible comme il était, le pied de derrière lui manqua, et il tomba sur le genou. Guise alors passa sur lui et mit le pied sur son épée[360]. Il aurait dit à Coligny[361]: «Je ne veux pas vous tuer, mais vous traiter comme vous méritez, pour vous être adressé à un prince de ma naissance, sans vous en avoir donné sujet»; et il le frappa du plat de son épée[362]. Coligny, indigné, ramasse ses forces, se rejette en arrière, dégage son épée et recommence la lutte[363]. Dans ce second acte de l'affaire, Guise fut blessé légèrement à l'épaule[364] et Coligny à la main. Enfin Guise, passant de nouveau sur Coligny, se saisit de son épée, dont il eut la main un peu coupée, et en la lui enlevant lui porta un grand coup dans le bras qui le mit hors de combat. Pendant ce temps, d'Estrades et Bridieu s'étaient blessés grièvement[365].
Telle fut l'issue de ce duel, le dernier des duels célèbres de la Place Royale[366]. Il fit très peu d'honneur à Coligny[367], et presque tout le monde prit parti pour le duc de Guise. La Reine témoigna[368] un très vif mécontentement de la violation de l'édit. Monsieur, poussé par sa femme et par les Lorrains, se plaignit hautement[369]. M. le Prince et Mme la Princesse furent bien obligés de se déclarer contre Coligny doublement coupable et parce qu'il était le provocateur et parce qu'il avait été malheureux. La preuve que Coligny était d'intelligence avec le duc d'Enghien, c'est que celui-ci ne l'abandonna pas, qu'il le reçut blessé dans sa maison de Paris, puis à Saint-Maur, et qu'il ne cessa de l'entourer de sa protection et de ses soins[370], en dépit de M. le Prince. Quand l'affaire fut déférée au Parlement, conformément à l'édit de Richelieu, et que les deux adversaires furent appelés à comparaître, le duc de Guise annonça l'intention de se rendre au palais avec un cortége de princes et de grands seigneurs; de son côté le duc d'Enghien menaça d'y accompagner aussi son ami. Mais les poursuites commencées s'arrêtèrent[371] devant l'état déplorable où l'on sut qu'était tombé Coligny. L'infortuné languit quelques mois, et mourut à la fin de mai 1644[372] des suites de ses blessures, et de désespoir d'avoir si mal soutenu la cause de sa propre maison et celle de Mme de Longueville.
Cette affaire, avec ses dramatiques circonstances et son dénoûment tragique, eut un immense et douloureux retentissement dans Paris et dans la France entière. Elle ranima un moment les divisions des partis, et suspendit les divertissements et les fêtes de l'hiver de 1644[373]; elle n'occupa pas seulement les familles intéressées et la cour, elle frappa vivement toute la haute société, et demeura quelque temps l'entretien des salons. On pense bien qu'en se répandant elle se grossit de proche en proche d'incidents imaginaires. D'abord on supposa que Mme de Longueville aimait Coligny. Il le fallait pour le plus grand intérêt du récit. De là cette autre invention, qu'elle-même avait armé le bras de Coligny, et que d'Estrades, chargé d'appeler le duc de Guise, ayant dit à Coligny que le duc pourrait bien désavouer les propos injurieux qu'on lui prêtait et qu'ainsi l'honneur serait satisfait, Coligny lui aurait répondu: «Il n'est pas question de cela; je me suis engagé à Mme de Longueville de me battre contre lui à la Place Royale, je n'y puis manquer[374].» On ne pouvait s'arrêter en si beau chemin, et Mme de Longueville n'aurait pas été la sœur du vainqueur de Rocroy, une héroïne digne de soutenir la comparaison avec celles d'Espagne, qui voyaient mourir leurs amants à leurs pieds dans les tournois, si elle n'eût assisté au combat de Guise et de Coligny. On assura donc que le 12 décembre elle était dans un hôtel de la Place Royale, chez la duchesse de Rohan, et que là, cachée à une fenêtre, derrière un rideau, elle avait vu la funeste rencontre.
Alors, comme aujourd'hui, c'était la poésie, c'est-à-dire la chanson, qui mettait le sceau à la popularité d'un événement. Quand l'événement était malheureux, la chanson était une complainte burlesquement pathétique et toujours un peu railleuse. Telle est celle-ci, qui courut toutes les ruelles, et fut réellement chantée, car nous la trouvons dans le Recueil des chansons notées de l'Arsenal[375]: