Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville
«Paix en Jésus-Christ.
«Comme vous connoissez le mérite de la personne que nous venons de perdre, je ne doute pas que vous ne preniez part à la douleur très sensible que nous éprouvons. C'est notre très honorée mère Marie de Jésus, que Notre-Seigneur a retirée à lui ce vendredi 29 novembre 1652, à 9 heures du matin. Je me trouve si incapable de vous parler de l'éminente grâce et sainteté de cette âme, que je ne vous en écrirai que très peu en comparaison des merveilles qu'il y auroit à en dire, joint que je crois que Dieu l'ayant donnée à l'ordre dès sa naissance en ce royaume, pour en être, avec notre bienheureuse mère (Madeleine de Saint-Joseph), les pierres fondamentales, le mérite extraordinaire dont il l'avoit douée pour cela ne vous est pas inconnu. Vous aurez vu dans les vies de notre bienheureuse sœur Marie de l'Incarnation (Mme Acarie) et de notre susdite bienheureuse mère, comme les mères espagnoles, arrivant en France, la connurent comme une de ces épouses de Jésus-Christ si chéries de lui qu'il leur envoyoit chercher dans ce royaume; c'est pourquoi je ne vous en rapporterai point la chose bien au long, et vous dirai seulement que ces bonnes mères, notre bienheureux supérieur, monseigneur le cardinal de Bérulle, et toutes les saintes âmes que Dieu appela pour travailler à l'établissement de notre ordre, ont toujours admiré la grande grâce et vertu dont Dieu l'avoit douée.
Notre bienheureuse sœur (Mme Acarie) ayant connu dans le monde les grands dons qui étoient en elle, l'aima et l'estima tant que, pendant l'espace de trois années qu'elle y demeura, après avoir pris la résolution de le quitter, attendant que notre monastère fût établi, elle ne passa pas un seul jour sans la voir, pour n'omettre aucun soin à l'éducation d'une personne si illustre dont elle rendoit ce témoignage, de n'avoir jamais vu une âme plus droite, ni qui marchât plus sincèrement dans la voie de la perfection. Feu notre révérend père M. Duval a toujours eu pour elle, je puis user de ce terme, une vénération très particulière qui a continué sans interruption depuis le premier moment qu'il l'a connue jusqu'à celui de sa mort. Il lui communiquoit toutes les affaires considérables de l'ordre, et disoit qu'il étoit bien en repos quand il avoit agi selon ses avis. Cette bonne mère, après avoir fait un noviciat très admirable en toutes les vertus, fut au bout de dix-huit mois élue sous-prieure en ce monastère, qui fut la première élection faite en France, nos mères espagnoles ainsi que toutes les mères françoises l'ayant ardemment désirée. Elle s'acquitta très dignement de cette charge qu'elle exerça près de huit ans, dont il y en eut sept qu'elle passa sous notre bienheureuse mère qui avoit été élue prieure après notre mère Anne de Saint-Barthélemy. Au bout de ce temps, elle lui succéda dans la même charge de prieure, où elle fit paroître, aussi bien que dans celle de sous-prieure, tout le zèle, toute la charité, toute la prudence et humilité que l'on peut désirer pour rendre une prieure parfaite. Celles qui ont eue la bénédiction d'être sous sa conduite en ont rendu ce témoignage. Elle eut pendant ce temps-là de grands travaux pour les procès que vous savez que l'on eut contre les pères Carmes, sur le sujet de la conduite; elle les soutint conjointement avec notre bienheureuse mère et MM. nos révérends pères supérieurs, dans une très grande force et vertu; bref, elle a fait voir ce que peut une sublime grâce, jointe à une capacité naturelle fort extraordinaire.
Toutes les vertus ont été éminentes en cette âme. Elle possédoit la charité, qui est la première et celle qui donne le prix aux autres dans toute son étendue. Son amour pour Dieu et pour la personne sainte de Notre-Seigneur étoit si ardent qu'elle ne se donnoit point de relâche, tendant toujours à croître en vertu et à mourir à elle-même en toute rencontre, afin de donner plus de lieu à Jésus-Christ d'être seul vivant en elle. Elle se renouveloit chaque jour afin d'avoir en lui toute la part que le Père éternel avoit voulu lui donner, et que le fils même lui avoit méritée. C'étoit une de ses plus grandes occupations dans les derniers mois de sa vie, dont elle parloit souvent avec une ardeur de séraphine, et veilloit, comme j'ai dit, sur elle-même avec une telle rigueur, pour ne pas empêcher par les productions de la nature tout ce que la grâce exigeoit d'elle, qu'elle se faisoit scrupule d'une seule parole inutile. Elle ne vouloit pas ouïr parler de toutes les choses du monde; elle disoit qu'elle voyoit que toutes les choses de la terre, les plus grandes et les plus importantes qui s'y passent, étoient comme de petites bulles de savon, et que l'âme, créée pour jouir de Dieu et de Jésus-Christ, n'y devoit pas avoir un seul regard, hors celui que la charité donne de prier pour le prochain. L'amour et la lumière qui étoient dans son âme faisoient que nonobstant ses longues et grièves maladies, elle passoit presque toute sa vie devant le très Saint-Sacrement, disant que toute sa consolation et la récréation de son esprit se trouvoit là. La basse estime qu'elle avoit d'elle-même faisoit qu'elle regardoit ce désir continuel qu'elle avoit de tendre à Dieu, plutôt comme un effet de sa misère que de son élévation, et elle nous disoit que comme elle n'avoit rien acquis, elle étoit dans une indigence continuelle et ne pouvoit se passer de Jésus-Christ, même dans les plus petites choses, et qu'ainsi elle étoit contrainte de le chercher sans cesse. Quant à ce qui regarde le prochain, il ne se peut dire avec quel zèle elle contribuoit à son avancement, lorsqu'elle en avoit l'occasion. Sa charité étoit désintéressée, forte et sans nulle flatterie; elle disoit les vérités qu'elle jugeoit nécessaires pour le bien des âmes, sans faire de retour si on lui en savoit bon ou mauvais gré, n'ayant pour fin que la gloire de Dieu et l'avancement des âmes. Aussi de tous ses soins ne vouloit-elle aucune reconnoissance des créatures, lui suffisant d'avoir marché droitement devant Dieu. Elle n'a pas moins relui dans l'humilité que dans les autres vertus, et je me persuade que vous ne l'ignorez pas, puisqu'il y a déjà plus de cinquante ans que la connoissance en étoit déjà si établie dans nos maisons, qu'en plusieurs elle y étoit qualifiée du titre de mère humble, et il lui étoit bien dû, car il ne se peut voir une personne dans un plus bas sentiment d'elle-même. Cela a été la cause pour laquelle elle n'est pas entrée dans les charges, où cependant cette communauté l'a souvent et ardemment désirée; mais elle a fait tant d'instances pour s'en dispenser, que le respect qu'on portoit à sa grâce n'a pas permis de passer outre. Elle a joint à l'humilité le soin de parfaitement obéir, se rendant toujours aux volontés de Dieu qu'elle reconnoissoit en toutes celles qu'elle a eues pour supérieures, avec un assujettissement qui passe l'imagination. Elle les mettoit par là dans une si grande confusion, que ce ne leur étoit pas une petite mortification. Notre bienheureuse mère l'en admiroit elle-même. Pour notre bonne mère Magdeleine de Jésus (Mlle de Bains), elle nous a parlé à diverses fois, pendant quelle étoit en charge, de son étonnement de voir cette bienheureuse dans une si grande présence d'esprit, pour s'assujettir jusqu'aux moindres choses et plus exactement que n'auroit pu faire la dernière novice. J'ai si grande confusion de parler de moi sur ce sujet, à l'égard d'une personne dont je n'étois pas digne de baiser les pas, que je n'ose quasi en rien dire. Il faut néanmoins que pour rendre témoignage à la vérité, je vous assure que depuis notre élection jusqu'à celui de sa sainte mort, elle nous a rendu, tant dans les communautés que dans le particulier, des déférences que je suis honteuse de rappeler en mon esprit, et qui m'ont fait rougir beaucoup de fois. Sa patience a été mise à l'épreuve durant beaucoup d'années, ayant eu plusieurs maladies très dangereuses et douloureuses, qu'elle a supportées avec un courage et une conformité à la volonté de Dieu sans pareille. La maladie qui a terminé le cours de sa vie, ou plutôt de son pèlerinage, se peut bien dire avoir commencé il y a plus de deux mois, lui ayant pris le 25 septembre. Elle eut tout à coup une inflammation de poumons si violente, qu'elle la réduisit à l'extrémité. Les médecins dirent qu'elle n'en pouvoit revenir. Notre-Seigneur permit cependant quelle fût soulagée par quelques saignées qui lui furent faites promptement; mais on lui piqua une artère au bras, sur lequel il se jeta une grosse fluxion qui, jointe aux bandages très forts qu'il fallut faire pour arrêter le sang artériel, lui causèrent des douleurs si aiguës et si continuelles que depuis ce temps elle n'a presque pas eu une heure de repos. Il se fit à son bras un anévrisme si gros que les plus habiles chirurgiens de Paris conclurent qu'il lui falloit faire l'opération qui est, à leur rapport même, des plus cruelles de toute la chirurgie; ils lui dirent leurs sentiments, à quoi elle se soumit, croyant que nous le souhaitions toutes pour conserver une vie qu'elle étoit au hasard de perdre à tout moment au défaut de cela. Elle désira que le jour qu'on prendroit pour cela fût un vendredi, afin de rendre hommage par ses douleurs à celles de Jésus-Christ, et d'en recevoir grâce pour les porter en sa force. Chacune de nous trembloit par l'appréhension d'une chose si violente; elle seule étoit dans la tranquillité que peut donner une parfaite soumission à Dieu, et faisoit des actes si beaux et si élevés, qu'elle donnoit dévotion à toutes. Elle disoit que les imperfections d'une seule de ses journées méritoient de bien plus rudes châtiments, qu'il falloit donc accepter avec esprit d'humilité et même avec amour ceux qu'il nous envoyoit, puisqu'il ne les ordonne que pour notre bien. Elle désira voir la communauté pour se recommander à ses prières, et la remercier de celles qu'elle avoit faites avant sa première incommodité; ce qu'elle fit en termes fort humbles, et dit qu'elle estimoit à grande grâce que Dieu ne l'eût pas prise le jour qu'elle a été attaquée de cette inflammation de poumons, comme elle en étoit menacée, afin d'avoir un peu de temps pour se disposer à ce passage; qu'elle y avoit pensé à diverses fois, mais qu'elle en avoit connu toute autre chose lorsqu'elle en avoit été proche; qu'elle s'étoit vue devant Dieu si petite et si indigne de paroître en sa sainte présence, qu'elle ne trouvoit pas de place, pour basse qu'elle fût, qui pût lui convenir; qu'ainsi elle tenoit à grande grâce et bénédiction d'avoir un peu de temps pour se préparer, mais qu'elle savoit bien qu'il ne seroit pas long, qu'elle avoit vu que ce jour-là elle étoit entrée dans le chemin de la mort, et qu'elle n'avoit plus d'autre ouvrage à faire sur la terre que de s'avancer dans les dispositions que le fils de Dieu demandoit d'elle.
Et c'est à quoi on l'a vue appliquée sans relâche tant par l'assiduité à la prière que dans la ferveur avec laquelle elle se renouveloit en la pratique de toutes les vertus. Elle disoit quelquefois fort agréablement, pendant les deux derniers mois, que Notre-Seigneur l'étoit venu prendre par la main pour la faire partir, voulant parler de son mal au bras, qui, en effet, a été une des causes principales de sa mort, quand même cette douloureuse opération n'auroit pas eu lieu, puisqu'avant cela les grandes douleurs qu'elle ressentoit l'avoient déjà privée du repos, et causé une telle intempérie dans le sang que le mercredi, surveille du jour choisi pour cette dite opération, elle tomba dans une grande fièvre et un dévoiement auquel tous les remèdes ont été inutiles. Elle reçut tous les sacrements de la sainte Église avec une présence d'esprit et une élévation à Dieu admirable. Notre révérend père monsieur Duval lui administra celui de l'extrême-onction, et messieurs nos deux autres révérends pères supérieurs l'ont aussi visitée plusieurs fois. Monsieur le nonce nous ayant fait l'honneur de nous visiter plusieurs fois pendant cette maladie, je lui dis l'état de notre bonne mère; et, de son propre mouvement, il nous donna une médaille pour lui appliquer de sa part la bénédiction apostolique et indulgence plénière de tous ses péchés; puis il se recommanda avec grande affection et confiance à ses prières.
Voici quelques paroles qu'elle dit après avoir reçu l'extrême-onction: «Je désire que Notre-Seigneur Jésus-Christ m'applique les mérites de sa mort; je l'espère de sa bonté. Je désire mourir par soumission à la volonté de Dieu, puisque Jésus-Christ est mort par les ordres de son père et pour les accomplir; je veux aussi mourir par sa volonté, car il étoit juste, et moi je suis une pécheresse et une criminelle. Je ne pleure point et je devrois pleurer; je devrois verser des ruisseaux de larmes; mais je demande à Jésus-Christ les siennes et qu'il daigne m'en appliquer la vertu. Il y a bien des péchés en moi que je ne connois pas et dont je n'ai pas la contrition que je devrois; mais je m'unis à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
«J'ai été d'un très mauvais exemple à toute la maison, et je prie mes sœurs de l'oublier et de me pardonner; quelquefois on prend meilleure opinion des personnes qu'il n'y en a de sujet, et je crains que pour cela on me laisse longtemps en purgatoire. Je suis très pauvre et misérable, et je supplie mes bonnes sœurs de prier Dieu qu'il me fasse miséricorde. Je n'ai rien de bon par moi-même; Dieu m'a tout donné, mais il m'a toujours fait cette grâce de voir clairement et de séparer ce qui étoit de lui dans les œuvres et ce qui étoit mien; je n'ai pas été trompée en cela par sa miséricorde et n'ai pu m'attribuer de mes actions que ce qui étoit mauvais. Je n'ai jamais espéré en mes œuvres, mais seulement en la très grande miséricorde de Jésus-Christ, et j'ai eu beaucoup de joie d'attendre tout de lui et de sa bonté; en cela je vois très clairement que j'ai eu raison comme aussi de ne me confier en nulle autre chose; c'est ce que je désire faire durant le peu de jours qui me restent à vivre avec sa grâce.
«Je remercie Dieu de m'avoir fait religieuse; je n'en étois pas digne et en ai fait un très mauvais usage.
«Adieu, mes bonnes sœurs: il faut avoir l'œil sec en se quittant et même se réjouir; car ce n'est pas au monde que nous allons, mais au lieu où la justice et la bonté divine nous conduira, qui sera toujours très heureux, puisque j'espère que nous mourrons en la grâce.»
Après avoir dit cela, en se tournant du côté de notre mère Marie Madeleine de Jésus, elle lui dit: «Ma mère, voilà ce que je pense et ce que je désire. Je ne sais si c'est bien; si ce ne l'est pas, j'espère que vous me redresserez, car je souhaite grandement de faire ces choses selon la volonté de Dieu, et je le supplie de suppléer à mes défauts et de me donner les dispositions qu'il demande de moi.»
Le dernier jour de son mal, elle a parlé très peu, paroissant toute occupée de Dieu et retirée en lui. La connoissance a été entière et parfaite jusqu'à la fin; elle disoit dans les plus pressantes douleurs: Fiat voluntas tua.
Hors quelques mots de ce genre, elle demeuroit dans son occupation avec Dieu. Elle a passé toute cette nuit du jeudi au vendredi dans des souffrances extrêmes, mais avec un visage si dévot que l'on s'en trouvoit tout élevé à Dieu. Elle est expirée à sept heures du matin, et nous a laissées toutes dans une grande douleur et désir de profiter de ses saints exemples; elle étoit âgée de soixante-treize ans et sept mois, dont elle en avoit passé quarante-huit en religion.
Nous espérons qu'elle obtiendra beaucoup de grâces à notre saint ordre, pour la perfection duquel elle avoit une ferveur admirable. Elle nous parloit souvent des désirs qu'elle avoit qu'il se maintînt dans son premier esprit, et de la crainte qu'elle ressentoit qu'il en déchût, et elle disoit que quand on se souvenoit de toutes les merveilles que Dieu avoit faites pour l'établir en France, on ne pouvoit se contenter, à moins que d'y voir des âmes toutes ferventes, toutes détachées de la terre, bref, saintes en toutes choses, et que celles qui ne travailloient pas continuellement à y arriver ne pouvoient s'excuser d'être très coupables devant Dieu. J'ai bien du déplaisir, ma chère mère, que la charge où nous sommes me mette dans la nécessité de vous mander une aussi affligeante nouvelle, et de n'avoir pas de quoi y donner la consolation qui s'y peut recevoir en vous parlant de la sainteté de cette âme dont j'aurois souhaité que vous eussiez été informée par notre bonne mère Madeleine de Jésus, puisque, outre la capacité qu'elle auroit de vous l'exprimer, la grande connoissance qu'elle en a eue depuis trente-quatre années auroit encore été d'un très grand avantage; elles ont passé ensemble ce temps dans une union si parfaite qu'il se peut dire qu'elle tenoit de celle du ciel, puisque aucune chose de la nature n'a jamais pu l'altérer.
Ce qui me console, c'est que je crois que feu notre révérend père Gibieuf, qui a vu tous nos monastères, vous aura fait connoître quelque chose du mérite et du prix de cette âme qu'il estimoit comme une des plus élevées qui fût sur la terre.
Sœur Agnès de Jésus-Maria.»
VII
VIE DE LA MÈRE MARIE MADELEINE DE JÉSUS,
Mlle DE BAINS.
«Cette respectable mère eut pour père messire de Lancri, chevalier, seigneur de Bains, de Boulogne, et autres villes en Picardie, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi Henri IV; et pour mère Diane Catherine de la Porte-Vessine, originaire d'Anjou, l'un et l'autre des plus anciennes noblesses de leur province. De ce mariage naquirent cinq enfants, quatre garçons et une fille. L'aîné fut élevé à la cour d'Henri IV, et servit glorieusement l'État sous son règne et sous celui de Louis XIII, ayant levé jusqu'à quatre régiments tant infanterie que cavalerie; les deux cadets entrèrent dans l'ordre de Malte, dont Son Altesse M. de Vignancourt, cousin germain de leur mère, étoit grand maître, et méritèrent par leurs exploits sur les infidèles, l'un le gouvernement de l'île Goré et de la forteresse, après avoir commandé avec honneur le grand galion, l'autre celui de la ville et cité de Malte; le plus jeune des trois mourut en bas âge.
Rien n'eût manqué au bonheur dont M. et Mme de Bains jouissoient, si leur union qui étoit parfaite eût été contractée dans le sein de l'Église catholique; mais l'un et l'autre étoient tellement observateurs des lois de leur secte, que le prêche ainsi que leur cène se tenoient régulièrement dans leur château, et qu'ils y assistoient assidûment avec toute leur petite église de ce lieu.
Dieu qui vouloit préserver du venin qui les infectoit celle dont nous écrivons la vie, jeta sur eux un regard de miséricorde, et les secrets ressorts de la Providence conduisirent, en 1597, Mme de Bains à Paris, enceinte de cette enfant de bénédiction. Arrivée dans cette ville capitale, Mme de Ligny, sa sœur, nouvellement veuve, l'engagea à prendre son logement dans sa maison. Mme de Bains y consentit d'autant plus volontiers qu'outre les liens du sang et de l'amitié, elles étoient unies de sentiments sur la religion, et qu'elle espéroit lui être de consolation dans sa douleur.
S'entretenant ensemble de l'objet qui occupoit Mme de Ligny tout entière, Mme de Bains lui avoua ingénument qu'elle envioit l'avantage des catholiques qui se flattent de pouvoir soulager les cœurs des personnes qui leur étoient chères par leurs prières et bonnes œuvres, dogme que les protestants rejettent, n'admettant aucunes prières pour les morts. Le zèle de Mme de Ligny pour sa fausse religion lui fit oublier dans le moment sa douleur; de si solides réflexions l'alarmèrent; elle en craignit les suites, et fit promptement avertir Bourguignon, ministre protestant, le priant de venir chez elle pour fortifier la foi de sa sœur qui paroissoit chanceler. Celui-ci, encore plus ardent pour sa secte que celle qui l'appeloit, s'y rendit en diligence. Cependant Dieu, jaloux d'une âme dans laquelle il avoit jeté les semences de la grâce, ne permit pas que le faux docteur réussît à calmer ses inquiétudes. Mme de Prouville, sœur de M. de Champigni, alors premier président, femme de piété, très bonne catholique, et amie de Mme de Bains, ayant appris ce qui se passoit chez Mme de Ligny, y conduisit M. de Bérulle. Ses talents pour la controverse étoient connus, et quoique jeune encore ses conquêtes le rendoient déjà redoutable aux sectaires; ils y trouvèrent Bourguignon. M. de Bérulle entra avec lui en matière, et lui prouva par de si fortes raisons la nécessité et la solidité de la prière pour les morts, que ce ministre, n'ayant rien à répliquer, eut recours aux invectives, ressource ordinaire des hérétiques. Mme de Bains quoique très-ébranlée ne se rendit point encore, Dieu le permettant sans doute afin qu'un plus grand nombre d'âmes participassent à la grâce qu'il vouloit lui faire. Mme de Ligny, affligée du mauvais succès de ses premières démarches, fit appeler M. de Tillemus qui par sa science et son éloquence s'étoit acquis dans le parti la réputation d'un second Dumoulin. Celui-ci, croyant gagner beaucoup en lui interdisant toute entrevue avec son adversaire et les docteurs catholiques, l'exhorta vivement à n'en plus voir, et lui dit: Vous devez craindre, Madame, si vous continuez vos entretiens avec le serpent, qu'il vous arrive le même malheur qu'à notre première mère dont la chute entraîna celle de sa postérité. J'avoue, répliqua Mme de Bains, que j'ai été frappée de tout ce que ce jeune homme a dit, et comme Mme de Prouville doit me l'amener demain à une heure après midi, je vous prie de vous y trouver, afin de me fortifier contre tout ce qu'il pourra me dire. M. de Tillemus n'eut pas de peine à le lui promettre; il avoit à cœur de venger sa secte de l'affront qu'elle avoit reçu en la personne de Bourguignon, il se rendit effectivement à l'heure marquée chez Mme de Ligny. Mme de Prouville de son côté, impatiente de profiter des favorables dispositions de son amie, substitua, à M. de Bérulle qui ne put s'y trouver, M. du Perron, pour lors évêque d'Évreux et depuis cardinal. La conférence s'ouvrit par la première question contestée; de celle-ci on passa à d'autres, et la conclusion fut que l'on tiendroit des conférences publiques à l'hôtel de Montpensier où les deux partis auroient la liberté de porter les livres propres à soutenir leurs causes. Ce projet fut exécuté; plus de trois cents personnes assistèrent à ces conférences qui ne durèrent que trois jours, parce que le ministre, déconcerté par la force des preuves, les rompit, prétendant qu'étant Allemand de nation il ne pouvoit égaler dans notre langue l'éloquence de M. d'Évreux, qu'il prétendoit étouffer la vérité. Il s'offroit néanmoins à la continuer en grec, en hébreu ou en latin, et même en françois par la plume. L'on se sépara de part et d'autre sans tirer aucun fruit de ce travail. Mme de Bains, à l'occasion de laquelle il avoit été entrepris, ne parut pas décidée.
Cependant ces conférences firent un si grand bruit que M. de Bains pour lors en Picardie en fut informé. Son zèle pour la religion et le péril où il crut sa femme le déterminèrent à partir sur-le-champ pour Paris. Dès que M. de Bérulle sut son arrivée, se confiant en Dieu, il se rendit chez lui, accompagné de M. Duval, savant docteur de Sorbonne, résolu de ne rien négliger pour le gagner lui-même à l'Église, et assurer par là le salut de l'un et de l'autre. Dieu bénit des vœux si purs, formés par le seul désir de sa gloire. En très peu de temps ils eurent la consolation qu'ils désiroient si ardemment; une conversion si prompte fut suivie de celle de Mmes de Bains et de Ligny et d'un grand nombre d'autres.
Mme de Bains, vivement pénétrée de la grâce qu'elle venoit de recevoir, l'attribuoit à l'intercession de la sainte Vierge, n'ignorant pas que M. de Bérulle avoit souvent imploré pour elle le secours de cette mère de miséricorde, et qu'il lui avoit offert le fruit qu'elle portoit, et l'avoit engagée, au cas que ce fût une fille, à lui faire donner le nom de Marie, pour marque de sa reconnoissance envers cette divine mère. Elle fit vœu, avant son départ de Paris, de faire à pied le pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse, en action de grâces des insignes faveurs qu'elle et toute sa famille avoient reçues de son divin fils; cet engagement pris et ses affaires terminées, elle quitta cette capitale pour se rendre en Picardie, selon les apparences assez près de son terme.
Cette fille de bénédiction, en faveur de laquelle il semble que Dieu eût voulu combler sa famille, naquit au château de Bains, le 25 janvier 1598; et baptisée sur les fonts sacrés de la paroisse de Notre-Dame-de-Boulogne, diocèse d'Amiens, elle y reçut le nom de Marie, selon les désirs de M. de Bérulle. Son extrait baptistaire prouve que Monsieur son père n'existoit plus, et que Dieu s'étoit hâté de couronner ses miséricordes, l'appelant à lui si peu de temps après son abjuration.
La tradition ne nous a rien conservé de l'enfance de Mlle de Bains, sinon que Madame sa mère dans le pèlerinage dont elle avoit fait vœu, voulut être accompagnée de cette enfant qu'elle fit porter entre les bras de sa nourrice. Il est à présumer qu'un voyage de vingt lieues, fait à pied par une dame accoutumée aux ménagements des personnes de sa qualité, dut lui être aussi pénible qu'agréable à la mère de Dieu, et qu'il attira sur elle et sur l'enfant les grâces les plus spéciales. Mlle de Bains parvenue à l'âge de neuf ans, Madame sa mère confia son éducation aux dames Ursulines; elle y resta jusqu'à douze ans qu'elle l'en retira pour la placer à la cour, ne doutant point que sa beauté et sa sagesse fort au-dessus de son âge, la solidité de son jugement, jointe à un esprit naturellement élevé, ne dût lui procurer un établissement. Flattée de ce point de vue, elle sollicita, et obtint de la Reine Marie de Médicis une place de fille d'honneur, sans faire réflexion aux périls où elle exposoit cette jeune personne, l'abandonnant à elle-même dans un lieu si rempli d'écueils pour Mlle de Bains, d'autant plus à craindre que la faiblesse de son âge et son inexpérience lui permettoient à peine de s'en apercevoir.
Mais Dieu qui s'étoit déjà approprié cette âme veilla sur elle, et la conserva sans tache au milieu de cette cour; sa vertu y fut admirée autant que sa parfaite beauté, dont le portrait passa jusque dans les pays étrangers, et les plus fameux peintres la tirèrent à l'envi pour faire valoir leur pinceau. Elle avouoit depuis avec agrément que jusqu'à l'âge de quinze ans, elle ne fit jamais de réflexion sur cet avantage de la nature, n'étant occupée que de ceux qu'elle croyoit lui manquer; mais qu'à cet âge elle se vit des mêmes yeux que le public; connoissance fatale qui jusqu'à dix-huit ans lui fit sentir les dangereux écueils de la vanité. Les agréments de sa personne et plus encore sa douceur et sa modestie lui attirèrent l'estime et l'affection de la Reine. En toute occasion Mlle de Bains recevoit de nouvelles preuves de sa bonté; jamais elle ne s'en prévalut que pour faire du bien aux malheureux. A sa prière, Sa Majesté fournit pendant plusieurs années d'abondantes aumônes pour établir plusieurs filles de condition sans ressources; elle-même employoit à semblable œuvre une partie des bienfaits qu'elle recevoit de son auguste maîtresse.
Cette générosité puisoit sa source dans un cœur noble, tendre, constant pour ses amis, qu'elle réunissoit à un esprit solide, judicieux, capable des plus grandes choses; et il sembloit que le Créateur eût pris plaisir à préparer dans ce chef-d'œuvre de la nature le triomphe de la grâce. Tant d'aimables qualités fixèrent les yeux de toute la cour; nombre de seigneurs briguèrent une alliance si désirable, et la demandèrent à la Reine, ainsi qu'au grand maître de Malte, nommément M. le duc de Bellegarde, le maréchal de Saint-Luc, le marquis de Fontenay, etc., et Mme de Bains, quoique habituellement en Picardie, n'ignoroit rien de ce qui se passoit. Elle voyoit avec complaisance cette foule de partis se présenter, et ne doutoit pas que ses vues sur sa fille ne fussent bientôt remplies. Mais celui qui l'avoit élue de toute éternité pour son épouse ne permit pas que ce cœur digne de lui seul fût partagé avec aucune créature. La divine Providence lui ménagea dans ce même temps une mortification, nous ignorons le genre, qui commença à lui dessiller les yeux et à lui donner quelque légère idée de vocation pour la vie religieuse. Sur ces entrefaites, la Reine étant entrée dans ce premier monastère, Mlle de Bains l'y accompagna. Remplie des pensées qui agitoient son esprit, elle s'en ouvrit à notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph. Cette vénérable mère, soit pour l'éprouver, soit que Dieu lui eût fait connoître que les moments n'étoient pas encore arrivés, lui dit en souriant qu'elle feroit fort bien de profiter des partis qui se présentoient, réponse vague qui ne lui déplut pas, selon les apparences, son cœur tenant encore si fortement au monde que, sans les puissants secours de la grâce qu'elle reçut depuis, jamais elle n'eût eu la force de le quitter.
Ces premières impulsions de vocation servirent néanmoins à la rendre plus timide sur le choix d'un état. N'ayant que dix-sept ans, elle ne se pressoit pas de se décider; contente de sa liberté, elle eût voulu en jouir toute sa vie; mais la grâce la poursuivit dans cette espèce de calme. Dans ce même temps, le mariage de Louis XIII obligea la Reine à se rendre à Bordeaux. Sa Majesté passant par Poitiers entra dans l'abbaye de Sainte-Croix. Mme l'abbesse, Mme de Nassau, princesse d'Orange, ayant eu occasion de parler devant cette princesse du bonheur et des avantages de la vie religieuse, elle le fit avec tant d'onction et de force que Mlle de Bains présente en fut vivement touchée, et sans une de ses amies, à qui elle confia ses dispositions elle seroit entrée sur-le-champ dans cette abbaye. Cette amie l'en détourna et lui conseilla d'attendre au moins après le mariage du Roi. Ce désir véhément, selon l'aveu qu'elle en faisoit depuis en gémissant, se ralentit. Cherchant à se divertir et à se dissimuler à elle-même la voix secrète qui l'appeloit à la solitude, elle se livra plus que jamais aux plaisirs et à la vanité. Cependant cette voix miséricordieuse ne se taisoit point, et laissoit toujours dans le centre de son âme une forte impression qu'elle seroit religieuse et carmélite. L'approche des sacrements étoit pour elle l'approche de nouveaux combats; la vocation repoussoit, et la grâce, aidant la solidité de son esprit, la jetoit dans une confusion extrême, surtout au sacré tribunal de la pénitence. Toujours coupable des mêmes fautes, elle se disoit à elle-même: Ne vaudroit-il pas mieux quitter une bonne fois le monde tout à fait que d'y rester exposée à offenser Dieu? Elle se renouveloit, prenoit de fortes résolutions, mais quelque sincères qu'elles fussent, le temps les affoiblissoit et le goût du monde revenoit. Rien néanmoins ne pouvoit effacer cette impression secrète qui la poursuivoit sans cesse. Entrant avec la Reine dans ce monastère et se promenant dans les cloîtres, elle croyoit toujours y voir sa place. Pendant son sommeil même, elle se voyoit fréquemment revêtue de l'habit des Carmélites; quelquefois elle en sentoit de la joie, estimant la sainteté de cet état, mais plus souvent encore l'idée seule que cette chimère pourroit se réaliser la faisoit frémir, et la mettoit hors d'elle-même.
Enfin une maladie dangereuse qu'elle eut à l'âge de dix-huit ans, et qui fut suivie d'une assistance particulière de la sainte Vierge, acheva de lui ouvrir les yeux et de la dégoûter du monde. Voici le fait tel qu'il se trouve dans des mémoires conservés pour servir à l'histoire de sa vie: «Un jour, dit sa femme de chambre, que Mlle de Bains souffroit extrêmement d'un mal de tête qui la tourmentoit depuis quelque temps, je lui proposai de s'adresser à Notre-Dame de Bonne Délivrance pour être guérie et soulagée; elle y consentit, et après avoir obtenu la permission de la Reine, qui voulut que la gouvernante l'accompagnât, nous montâmes en carrosse pour aller à l'église de Saint-Gervais. Y étant arrivées, on nous mena dans la chapelle de Sainte-Marguerite, qui étoit toute pleine de femmes enceintes. Je priai un prêtre qui étoit là de dire une messe pour mademoiselle; après la messe, il lui mit l'étole sur la tête et récita sur elle des évangiles et des prières. Une des femmes auprès de qui j'étois m'ayant demandé si cette jeune belle dame étoit enceinte, parce qu'il n'en venoit pas d'autres en ce lieu, je pensai mourir de douleur, croyant avoir perdu ma maîtresse de réputation; je lui dis donc de sortir bien vite, de la peur que j'avois que quelques seigneurs qui rôdoient dans le quartier pour découvrir où nous étions nous aperçussent; mais nous ne pûmes si bien faire que l'un d'eux ne nous vît; et comme étant veuf, il savoit la dévotion de cette chapelle, il vouloit en railler; mais je l'en empêchai, le menaçant, s'il le faisoit, de lui rendre de mauvais services auprès de Mlle de Bains, ce qui l'arrêta. La sous-gouvernante, qui n'en savoit pas plus que nous, fut en grande colère contre moi, craignant que la Reine ne se fâchât contre elle, et pour l'éviter elle m'accusa de simplicité; mais la bonne princesse non-seulement ne me dit mot, mais défendit que l'on parlât de cette aventure à Mlle de Bains. Le bon de tout, c'est qu'elle se trouva entièrement quitte de son mal de tête; aussi les courtisans disoient-ils que la sainte Vierge lui avoit dit comme notre Seigneur à la femme de l'Évangile: Ma fille, ta foi t'a guérie.»
La grâce agissant alors plus fortement sur son âme que sur son corps, elle en suivit les mouvements; elle prit un carrosse secrètement et vint demander une place à la révérende mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté), pour lors prieure de ce monastère. Cette prudente mère, ne voulant rien précipiter, se contenta de lui promettre de lui en ménager une, et la pria en attendant de consulter M. de Bérulle sur une affaire de cette importance. Depuis l'heureux moment où dans le sein de sa mère il l'avoit offerte à la sainte Vierge, il ne la perdoit pas de vue devant Dieu, et à la cour même il prenoit plaisir à l'entretenir de discours de piété. Selon les apparences, le saint cardinal jugea nécessaire qu'elle s'éprouvât encore, puisque son entrée aux Carmélites fut différée de deux ans et qu'elle suivit la Reine dans son exil de Blois.
Une lettre écrite de sa main après grand nombre d'années de la vie religieuse prouve que dans cet intervalle elle eut encore de violents combats à soutenir contre elle-même. Cette lettre est trop intéressante pour être omise; nous ne ferons que la copier: les obstacles que Mlle d'Épernon eut à vaincre en pareille circonstance y donnèrent occasion.
«Mademoiselle, la mère sous-prieure (la mère Agnès) m'ayant fait part de l'honneur que vous me faites de vous souvenir de moi, et du désir que vous avez de savoir ce qu'il m'en a coûté pour quitter le monde, après vous avoir très humblement remerciée de l'un, je vous obéis en l'autre. J'avois une si grande pente pour les vanités du monde, les plaisirs de la vie, les commodités, qu'il me fallut faire beaucoup d'efforts pour les abandonner. Ma raison en étoit si offusquée que je répandois souvent beaucoup de larmes me voyant sur le point de les quitter. Je portois en ma conscience un instinct puissant de servir Dieu, mais en même temps j'avois tant de traverses dans l'esprit, et tant de liens qui me tenoient engagée, que je ne savois si j'aurois jamais la force de les rompre. Il plut à Dieu, dont la bonté est infinie, de me présenter deux occasions pour m'y aider. La première fut la mort d'une demoiselle avec qui j'avois eu de grands entretiens deux ou trois jours avant; la voyant enlevée de ce monde si promptement, il me prit une si grande frayeur de la mort, que je n'avois de repos qu'en faisant résolution d'abandonner tout pour jamais. L'autre fut un sermon sur la vocation des âmes. Il étoit plein de reproches pour celles qui auroient manqué de fidélité à répondre à l'appel de Dieu, ces âmes qui auroient fait plus de cas de la vie présente que de l'éternelle, qui auroient méprisé l'amour d'un Dieu qui, par de si grands priviléges, les choisissoit pour lui, et se seraient abandonnées à celui qu'elles auroient pour des créatures viles et méprisables. Il dépeignit encore avec tant de grâce pour moi la consolation que mon âme et ses semblables recevroient au jour du jugement, qu'attendrie et saisie d'effroi je baissai ma coiffe de peur que l'on ne me vît, et donnai liberté à mes larmes de suivre le mouvement de mon cœur, et mon esprit fut si persuadé que, sans un crime inexcusable, je ne pouvois plus retarder d'obéir à Dieu, que je ne pris que peu de jours pour avoir mon congé de la Reine, et pour me mettre sur le chemin du lieu où sa divine majesté vouloit que je lui fisse le sacrifice de moi-même.»
Elle dit de plus, dans une autre occasion, parlant du père Suffren, auteur dudit sermon: «Ce sermon paroissoit m'être adressé si directement que je crus qu'il l'avoit fait exprès pour moi, quoique depuis deux ans que je marchandois avec Dieu, je n'en eusse parlé à personne. J'en fus si troublée que dès que ce père fut rentré chez lui, j'allai l'y trouver, mais fort secrètement, de peur qu'on ne se doutât de mon dessein, ce qui eût été d'autant plus aisé que tout le monde s'aperçut qu'il m'avoit touchée, m'ayant vue baisser ma coiffe. Il fut bien étonné de me voir, mais il le fut infiniment davantage lorsque je lui eus dit le sujet, et que sans doute il avoit fait ce sermon pour moi. Il m'assura que non, ne pensant pas même que j'eusse de vocation pour la vie religieuse, qu'apparemment Dieu le lui avoit inspiré puisqu'il en voyoit en moi l'heureux fruit. Il m'encouragea beaucoup à suivre la voix de Dieu, et me promit qu'il m'aideroit à obtenir un congé de la Reine.»
Dans les deux ans dont Mlle de Bains fait ici mention, elle s'exerça en toutes sortes de bonnes œuvres et austérités, couchant sur des planches, et se levant la nuit pour prier; mais tout cela avec tant de précaution que personne de la cour ne soupçonna ce qu'elle méditoit, agissant en tout l'extérieur avec son train ordinaire; le trait suivant en est la preuve.
Allant un jour voir Mme sa mère que des affaires appeloient à Paris, elle passa dans une maison particulière où une femme eut la hardiesse de lui présenter quantité de pierreries de la part d'un prince. Mlle de Bains indignée la refusa d'un ton à faire sentir à cette misérable combien elle en étoit offensée. Comme elle remontoit en carrosse, cette femme la suivit en lui disant les injures les plus atroces. La femme de chambre, qui ne s'étoit point aperçue de ce qui s'étoit passé, lui demanda à quel propos on l'outrageoit ainsi, et l'ayant appris, elle voulut faire arrêter cette femme; mais Mlle de Bains le défendit en disant: Laissons à Dieu le soin de nous venger.
Mlle de Bains, alors bien décidée, ne soupiroit plus qu'après l'heureux moment où, délivrée de la servitude du monde, elle pourroit lui dire un éternel adieu. Pendant son séjour à Blois, elle s'étoit ouverte de son dessein à M. de La Suze, prieur de la Vernesse, son parent. Ce saint religieux, singulièrement dévot à la très sainte Vierge, lui avoit été d'un grand secours, et l'avoit toujours fortifiée dans son projet. Le révérend père Suffren et lui la déterminèrent à déclarer à la Reine en secret sa vocation pour les Carmélites, et à lui demander la permission de se rendre à celles de Paris dont elle avoit fait choix de préférence. La surprise de cette princesse fut extrême; elle l'avoit honorée de sa confiance et de sa bonté plus qu'aucune de ses filles d'honneur; après mille marques d'étonnement et de tendresse, elle lui dit que c'étoit une grande résolution qu'il ne falloit pas prendre légèrement, et qu'elle exigeoit qu'elle prît trois mois pour y penser. Ce terme expiré, Mlle de Bains résolut de réparer son délai involontaire, redoubla ses instances auprès de Sa Majesté, qui, touchée de sa constance, céda enfin à ses désirs. Elle lui donna pour l'accompagner dans ce voyage, le père Des Granges, minime, Mme de Saint-Martin, sous-gouvernante de ses filles d'honneur, un gentilhomme et la suite convenable à un carrosse de Sa Majesté. Mlle de Bains instruisit ce religieux minime de son secret, par un motif d'autant plus édifiant qu'il découvre toute l'étendue de son sacrifice.
Déterminée à la plus entière rupture avec le monde, elle comprit quelle devoit commencer par anéantir son propre esprit; dans cette vue, elle pria ce père de lui dresser le modèle des lettres que le devoir et la reconnoissance l'obligeoient d'écrire aux princesses et dames qui l'honoroient de leur amitié, pour leur annoncer sa retraite aux Carmélites. Elle les copia mot à mot, avec l'humilité et l'admirable simplicité qui ont constamment éclaté en elle. Elle ne se permit même nul retour sur l'étonnement que devoit causer un style si nouveau pour elle; il ne nous est resté qu'un fragment de celle qu'elle écrivit à Mme la princesse de Conti. Le voici: «Madame, étant pour me charger de la croix de mon Sauveur, j'ai cru qu'il étoit de mon devoir, etc.» Toutes les soirées du voyage se passèrent à copier ces édifiantes lettres. A une journée de Paris, la femme de chambre, persuadée, comme toute la cour, qu'elle n'y venoit que pour se marier, l'entretenoit des pompes et des préparatifs relatifs à cet objet. L'indifférence de sa maîtresse lui fit soupçonner sa vocation; elle lui fit part de ses inquiétudes; la réponse qu'elle en reçut lui fit connoître qu'elles étoient fondées; «ce qui me fit crier si fort, dit cette femme, que tous ceux du logis accoururent pour savoir ce qui étoit arrivé. Je leur dis en pleurant, et je sanglotai si fort qu'elle fut contrainte de me l'avouer.» Le secret de Mlle de Bains découvert, elle employa cette dernière nuit à régler les libéralités qu'elle vouloit faire, tandis que cette fille s'occupoit avec le gentilhomme qui accompagnoit sa maîtresse des moyens de faire échouer son entreprise. Leur entretien ayant été sans tiers, quel fut l'étonnement de l'un et de l'autre, lorsque, entrant le matin dans sa chambre, elle leur cria: N'exécutez pas vos desseins, car ils ne réussiront pas.
Arrivée à Paris, elle fut droit aux Carmélites. En descendant de carrosse, son premier soin fut de donner différents ordres aux personnes qui l'avoient accompagnée pour les écarter du monastère, et leur dérober la vue de son entrée. Pendant qu'on alloit avertir la révérende mère Marie de Jésus, prieure, elle courut à l'église adorer le très Saint-Sacrement. En y entrant, elle aperçut près du sanctuaire M. le marquis de Bréanté, fils unique de cette vénérable mère; la crainte d'en être reconnue la retint au bas de l'église; elle se cacha le mieux qu'elle put dans ses coiffes, et abrégea sa dévotion pour se réfugier chez les tourières en attendant que la porte s'ouvrît. Le marquis la suivit de près; mais, n'ayant pu la reconnoître, il monta au parloir de sa respectable mère. En arrivant, elle lui dit qu'elle n'avoit pour cette fois qu'un moment à être avec lui. «Pourquoi, lui dit-il, Madame, me chassez-vous si vite aujourd'hui?» Mais, sans lui répondre, elle sortit du parloir; une visite si précipitée et le carrosse de la Reine qu'il avoit vu, piquèrent sa curiosité; il s'informa à diverses personnes qui ne crurent pas devoir le satisfaire; enfin, il s'adressa au cocher, qui, sans mystère, lui dit le nom de la personne qu'il avoit amenée.
Pendant ce temps, Mlle de Bains entra dans le monastère, et par M. de Bréanté la nouvelle en fut aussitôt répandue dans Paris. Elle y attira dès ce premier moment une foule de personnes de tous états, chacune voulant se convaincre par soi-même d'un événement qu'on se persuadoit à peine. Mme la princesse de Conti, instruite par Mlle de Bains même de sa retraite, ne perdit point de temps pour s'y rendre, persuadée qu'elle ne pourroit tenir aux marques de sa tendresse; elle n'oublia rien de ce qui pouvoit l'attendrir et la pressa de sortir, joignant aux témoignages de la plus tendre amitié et aux larmes les plus sincères les offres les plus flatteuses, jusqu'à l'assurer que tous ses biens étoient à sa disposition.
Cet événement si peu attendu de Mme de Bains fut pour elle un coup de foudre; elle part sur-le-champ de Picardie, se rend à l'hôtel de Conti, se flattant que ses efforts, près de sa fille, soutenus par cette princesse, seroient plus efficaces. Mais sœur Marie de Jésus (c'est le nom qui lui fut donné à son entrée) demeura inébranlable, uniquement occupée du bien éternel et de l'ineffable alliance à laquelle l'infinie bonté de Dieu la destinoit. Elle parut insensible à tout ce que la terre lui pouvoit offrir. Cependant Mme de Bains, au désespoir de ne pouvoir rien gagner sur sa fille, s'adressa au parlement. M. Sevin, avocat général, fut chargé de la cause et la plaida avec zèle, ne doutant point du succès, vu l'âge de Mlle de Bains qui n'avoit encore qu'un peu plus de vingt ans. Il l'eût sans doute gagnée, si M. le cardinal de Retz, évêque de Paris, ne se fût porté médiateur entre la mère et la fille, et n'eût fait consentir la première à se contenter d'un entretien secret dans l'intérieur du monastère. Il se chargea lui-même de lui en ménager l'entrée, à la suite de quelques princesses qui en avoient acquis le droit par bref de Rome. Ce projet fut exécuté. Cette mère désolée conduisit sa fille dans le fond du jardin, et là, pendant trois heures entières, employa tout ce que put lui suggérer l'amour le plus tendre et le plus juste. Après avoir épuisé les caresses, employé les menaces, et intéressé sa conscience qu'elle crut alarmer en lui disant qu'étant veuve, chargée de procès, son devoir l'obligeoit à la secourir dans sa vieillesse; enfin, hors d'elle-même par l'excès de sa douleur, elle tomba aux pieds de sa fille, noyée dans ses larmes. Quelle épreuve pour Mlle de Bains, qui aimoit autant cette tendre mère qu'elle en étoit aimée! Son recours à Dieu dans un assaut si long et si dangereux lui mérita d'en être secourue, et la fit sortir victorieuse de ce premier combat, qui ne fut pas le dernier, Mme sa mère étant souvent revenue à la charge tout le temps de son noviciat.
Dans ces premiers jours, le monastère fut assiégé par les personnes du premier rang et les amies de la nouvelle postulante. Tous firent les derniers efforts sur son cœur, sans en effleurer la constance. Soupirant après la solitude qu'elle étoit venue chercher, elle eut bien voulu se soustraire à ces visites; mais la mère prieure crut devoir l'obliger à s'y prêter pendant les huit premiers jours; elle les employa à persuader aux personnes qui la visitèrent que, passé ce temps, elle devoit être regardée comme morte pour eux et pour le monde.
Dans cet intervalle, un seigneur de la cour hasarda encore de charger sa femme de chambre de lui offrir son alliance; et peu de jours après le gentilhomme qui l'avoit accompagnée dans son voyage ayant eu commission d'un autre seigneur de lui faire la même offre, il fut si sensiblement touché du souverain mépris qu'elle témoignoit pour les grandeurs du siècle, qu'il les quitta lui-même et embrassa l'état ecclésiastique. Il ne fut pas le seul sur qui le courage de Mlle de Bains fit impression. Une demoiselle, élevée chez Mme la princesse de Conti, se reprochant sa lâcheté à obéir à la voix de Dieu qui depuis longtemps l'appeloit au Carmel, frappée d'un exemple si édifiant, rompit ses liens, et entra dans le monastère des Carmélites d'Aix. Enfin la femme de chambre, dont nous avons si souvent parlé, inconsolable de la perte de sa maîtresse, et réfléchissant sur l'héroïsme de sa vertu, reçut le don inestimable de la vocation religieuse. Elle fut reçue dans le couvent de l'Assomption de Paris, où les bienfaits de sa maîtresse fournirent à sa dot. Elle y a vécu très saintement sous le nom de la mère Antoinette de Sainte-Geneviève. La haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de sa maîtresse lui persuadant que l'on écriroit un jour sa vie, de son propre mouvement elle dressa les mémoires qui y servent aujourd'hui.
Enfin sœur Marie Madeleine de Jésus, délivrée de l'espèce de servitude dans laquelle elle avoit été tenue ces huit premiers jours, se livra tout entière aux devoirs de son nouvel état. Dieu, qui avoit sur elle de grands desseins, inspira à la sainte mère prieure de prendre seule le soin de la former à la vie religieuse. Ses progrès furent si rapides qu'ils surpassèrent les espérances qu'elle en avoit conçues; elle admiroit surtout que dans ce passage d'un état de vie tel que celui de la cour à celui de la religion, il ne lui restât pas le moindre vestige du premier. Les vertus d'humilité, de simplicité, d'obéissance et de mortification, qui y sont les plus opposées, commencèrent dès lors à la caractériser. Chaque fois que la mère prieure l'entretenoit, elle avoit la consolation de recueillir le centuple de sa semence jetée dans ce cœur si bien disposé, ce qui la portoit à bénir incessamment le ciel du don précieux qu'il avoit fait en elle à ce monastère et à tout l'ordre.
L'humilité étant le fondement de tout l'édifice spirituel, sœur Marie de Jésus s'appliqua d'abord à lui donner toute la profondeur que la grâce lui suggéroit. Elle saisissoit avec ardeur tous les moyens d'anéantir à ses propres yeux et à ceux des autres, les dons de nature et de grâce dont Dieu l'avoit favorisée. Peu contente de s'être soustraite aux visites des grands et de toutes ses amies, dans le désir d'en être oubliée, et d'ôter de devant leurs yeux tout ce qui pouvoit la rappeler à leur esprit, son premier soin fut sous divers prétextes de retirer ses portraits de leurs mains, dans le dessein de les brûler. Quelques personnes, n'imaginant pas l'usage qu'elle en vouloit faire, eurent pour elle cette complaisance; mais le plus grand nombre ne s'y prêta pas. Un de ces portraits ayant été envoyé à notre bienheureuse mère, alors prieure au second monastère qu'elle venoit de fonder, cette vénérable mère se fit un amusement de le montrer à la communauté assemblée. A cette vue, toutes se sentirent attirées à demander à Dieu de ne point laisser dans le monde ce chef-d'œuvre de nature, digne de lui seul, et d'en gratifier le Carmel. Une d'entre elles, sœur Marie de Sainte-Thérèse, fille de Mme Acarie, s'offroit même à sa divine majesté pour souffrir tout ce qu'il lui plairoit pour obtenir cette grâce. Alors notre bienheureuse mère, en souriant et frappant sur son épaule, lui dit que la bonté de Dieu avoit prévenu ses désirs, qu'elle étoit déjà dans l'ordre, et qu'il ne falloit penser qu'à demander sa persévérance.
Ses premiers essais étoient trop parfaits pour ne s'en pas flatter. Les sacrifices momentanés qu'elle faisoit à Dieu de toute elle-même et de ses inclinations les plus innocentes, inondoient son âme d'une paix et d'une joie toute céleste, qui lui faisoit goûter de plus en plus le bonheur de son état, et ne lui laissoit de désirs que pour s'en assurer la stabilité. «Je n'aurois pas voulu, disoit-elle dans la lettre déjà citée à Mlle d'Épernon, changer mon sort avec tous les empires du monde. Certainement les délices de la vie sont bien stériles en joie comparées à celles dont je jouissois et jouis encore.»
Des dispositions si consolantes, accompagnées des plus solides vertus, engagèrent la mère prieure à abréger le temps de sa première épreuve, et le sentiment de la communauté se trouvant unanime, elle reçut le saint habit de la religion le 20 mars 1619.
Revêtue des livrées de Jésus-Christ, qu'elle regardoit comme les arrhes de l'alliance dont elle vouloit s'honorer, elle rechercha avec plus d'ardeur encore les moyens de témoigner à son divin époux son amour et sa reconnoissance. C'étoit en elle une soif insatiable qui ne pouvoit être satisfaite. Les plus grandes austérités lui paroissoient des atomes. Elle lui demandoit sans cesse de lui faire connoître ce qui la rendroit plus agréable à ses yeux. Une prière si digne de Dieu ne pouvoit qu'être exaucée. Un jour, après la sainte communion, une voix intérieure lui dit: Ce que je désire de vous est de bien faire tout ce que vous faites. A ces paroles se joignit une lumière aussi vive que pénétrante qui lui montra une étendue immense dans les vertus religieuses; elle en fut effrayée, et désespéroit de pouvoir les mettre en pratique; elle commençoit à tomber dans l'abattement, lorsque la même voix lui dit: Ce qui est impossible aux hommes ne l'est pas à Dieu; je serai en vous pour opérer ce grand ouvrage. Son âme en ressentit aussitôt l'effet, se trouvant revêtue d'une force supérieure.
Il n'y avoit que six semaines que sœur Marie de Jésus étoit revêtue du saint habit, lorsqu'elle éprouva que dans l'ordre de la grâce les faveurs les plus signalées sont toujours suivies des épreuves les moins attendues. Elle tomba tout à coup dans une si profonde léthargie que, quoique très promptement secourue, aucuns remèdes ne l'en purent tirer, ce qui obligea de lui faire administrer l'extrême-onction. La révérende mère Marie de Jésus et toute la communauté consternées firent faire beaucoup de prières en dehors et en dedans du monastère; et notre bienheureuse mère[567], avertie du danger pressant de la novice, la recommanda à ses filles de la rue Chapon, leur disant: Il ne faut pas, mes filles, que Dieu nous ôte sitôt le bien qu'il nous a donné. Au moment qu'on s'y attendoit le moins, la connoissance revint à la malade. Craignant un nouvel accident, l'on profita de ce premier instant pour la faire confesser et lui donner le saint viatique; et Dieu, touché des vœux ardents de tant d'âmes saintes réunies, lui rendit la santé, grâce qui combla de consolation les deux mères et leurs filles. Revenue des portes de la mort, la fervente novice, à qui, selon le témoignage qu'en a rendu la sainte prieure, Dieu avoit accordé de très grandes grâces dans le cours de cette maladie, redoubla de vigilance et de fidélité; et, comprenant que tous les instants de la vie qui lui avoit été rendue devoient être employés à pratiquer ce que renfermoient les paroles que Dieu avoit imprimées dans le centre de son âme, elle s'appliqua tout entière à s'acquitter des actions les plus communes avec toute la perfection dont elles pouvoient être susceptibles, portant cette fidélité jusqu'à bien écrire, fermer une lettre, ployer un paquet sans défaut, etc., et cela avec autant d'attention qu'elle portoit aux choses essentielles; fidélité qui fut en elle si persévérante que ses mères et sœurs assuroient à la fin de sa vie ne l'avoir jamais pu trouver en faute sur les plus foibles objets.
Cette maladie ne fut pas la seule épreuve par laquelle Dieu voulut purifier une âme en qui il vouloit mettre ses complaisances. A cette joie sainte, à cette paix délicieuse dont son cœur avoit été inondé dans les commencements de son noviciat, succéda une tentation des plus dangereuses. Le démon, jaloux des progrès d'une âme qu'il prévoyoit devoir lui en ravir tant d'autres, se servoit pour la perdre de la haute idée qu'elle avoit conçue de la sainteté de l'état religieux: il lui persuada que celles qui l'avoient embrassé devoient être des anges, par conséquent exemptes des défauts et des foiblesses que Dieu laisse souvent aux âmes les plus saintes pour exercer leur vertu, et pour les tenir dans l'humilité. Ne pouvant manquer d'en voir de ce genre dans ses sœurs, elle se trouva bientôt en butte aux attaques de l'ennemi de tant de biens. Cette illusion, jointe aux instances que Mme sa mère ne se lassoit pas de faire pour l'obliger à quitter l'habit, lui livrèrent de si rudes combats qu'elle se vit plusieurs fois sur le point de demander à sortir. A cette première erreur l'auteur de ses peines en ajouta une autre, lui mettant dans l'esprit qu'elle devoit les tenir secrètes même à l'égard de la prieure, ce qui lui assuroit sa proie; mais comme une âme tentée est rarement d'accord avec elle-même, la bonté de Dieu se servit pour la tirer de cet abîme d'une pensée bien opposée à celle qui l'y avoit entraînée. Malgré les imperfections qu'elle croyoit apercevoir dans ses sœurs, ne pouvant se dissimuler leurs vertus réelles, elle les regardoit comme des saintes et les croyoit telles; elle se persuada donc qu'elles voyoient tout ce qui se passoit dans son imagination. «Puisque, je ne puis, se disoit-elle à elle-même, leur soustraire la connoissance de mes dispositions, il faut me résoudre à les déclarer.» Dieu, qui n'attendoit que cet acte d'humilité et de simplicité de sa servante pour la faire triompher de son ennemi, rendit aussitôt à son âme le calme qu'elle avoit perdu, et daigna substituer à ses premières et fâcheuses impressions les sentiments contraires, l'amour et l'estime de son état, une charité et un respect sans bornes pour ses sœurs, le plus souverain mépris d'elle-même, et une ouverture sans réserve pour la vénérable mère chargée de sa conduite, pour qui dans la suite de sa vie elle n'eut rien de caché.
Enfin le moment heureux où sœur Marie de Jésus devoit consommer son sacrifice étant arrivé, elle s'y prépara par une retraite de dix jours usitée, et une confession générale qu'elle fit à M. le cardinal de Bérulle. Elle prononça ses vœux, âgée de vingt-deux ans, l'an 1620, le 25 de mars, fête de l'Incarnation.
Les saintes dispositions qui précédèrent et accompagnèrent son sacrifice sont aussi difficiles à exprimer que les grâces dont l'infinie bonté de Dieu la favorisa. Se regardant dès lors comme une victime immolée à son Dieu, elle comprit que, morte à elle-même, elle ne devoit plus vivre que de sacrifices, et retrancher toutes les inclinations de la nature et les penchants de son cœur, pour ne plus agir que par le mouvement de l'Esprit-Saint. Son amour pour la souffrance devint si véhément que la révérende mère Marie de Jésus, naturellement réservée à accorder aux jeunes religieuses des austérités extraordinaires, crut devoir seconder la grâce de sa nouvelle professe en se rendant à ses désirs. Dès lors cette sainte fille fit son étude de Jésus-Christ. Ses mystères, ses paroles, ses actions, ses douleurs, sa vie, sa mort, ses grandeurs et ses abaissements remplissant son cœur, en portoient l'empreinte sur toute sa conduite, qui attiroit l'admiration de toute la communauté. Il n'y avoit que quatre ans que sœur Marie de Jésus étoit professe, lorsque Dieu rendit à notre monastère notre bienheureuse mère qui en avoit été absente pendant plusieurs années. Cette grande servante de Dieu bénit mille fois la souveraine bonté du trésor inestimable dont il l'avoit enrichie dans la personne de sœur Marie de Jésus; elle ne pouvoit se lasser d'admirer tant de vertus et de talents réunis dans un même sujet; elle se fit un plaisir d'en partager la conduite avec celle à qui elle succédoit en la charge de prieure, regardant comme l'un de ses principaux devoirs le soin de la perfection d'une âme qu'elle prévoyoit devoir être le soutien de tout l'ordre. Cette vue du bien de notre saint ordre lui fit résoudre peu de temps après à faire à Dieu le sacrifice d'un sujet si utile et si necessaire à ce monastère pour celui de Bourges, qui étoit au moment d'être anéanti par la désertion des filles rebelles à l'autorité des supérieurs françois. M. de Bérulle et ses collègues, voulant sauver cette portion de la famille que Dieu avoit confiée à leurs soins, résolurent d'y envoyer d'autres religieuses, avec une prieure qui joignît à une éminente vertu les qualités propres à une mission si difficile, et qui fût capable de concilier les intérêts divers des personnes qui la traversoient ou la soutenoient.
Notre bienheureuse mère, qui y avoit mûrement pensé, n'en trouva pas de plus propre que sœur Marie de Jésus à seconder son zèle; elle lui en parla donc. La seule proposition fut pour elle un coup de foudre, son humilité lui persuadant être aussi indigne qu'incapable de remplir un tel poste, et son cœur souffrant de se voir sitôt séparée de cette bienheureuse mère. Elle ne marqua cependant aucune opposition au dessein qu'elle avoit sur elle; elle reçut même en silence et dans l'intention d'en profiter les avis qu'elle lui donna l'espace de deux mois pour s'en acquitter. Mais lorsqu'elle étoit seule, elle fondoit en larmes, Dieu ne permettant pas qu'un sacrifice si généreux fût adouci par son entière soumission à sa volonté, afin de donner lieu à son plus grand mérite. Elle le poussa même si loin qu'elle ne crut pas devoir pendant ce temps s'ouvrir de ses dispositions à la sainte prieure, dans la crainte de lui faire changer de sentiments et de sortir par là de l'ordre de la Providence. Mais Dieu, qui ne demandoit d'elle que le sacrifice de ses répugnances, permit que, faisant réflexion que cette réserve à l'égard de celle qui lui tenoit sa place pouvoit être contraire à l'esprit de simplicité auquel elle s'étoit dévouée, il n'en fallut pas davantage pour la déterminer à la pratiquer dans cette occasion comme dans toutes les autres; ainsi s'abandonnant de nouveau à la Providence, et à ses desseins tels qu'ils pussent être, elle communiqua par écrit à cette bienheureuse mère la pénible situation où elle se trouvoit. La sainte prieure, qui de son côté ayant découvert dans de fréquents entretiens encore plus clairement les vertus et les talents de la sœur Marie de Jésus, se reprochoit déjà la pensée qu'elle avoit eue d'en priver son monastère; charmée que cet aveu se rencontrât avec ses nouvelles lumières, elle lui dit: Ma fille, vous n'irez point à Bourges, j'ai changé de dessein, n'y pensez plus. A quoi pensois-je, disoit depuis cette bienheureuse mère, d'avoir eu l'idée d'éloigner d'ici un sujet de ce mérite? J'en meurs de confusion, quoique je ne voulusse le faire que par grande charité. Souvent elle lui en demandoit pardon en des termes qui étoient pour cette humble fille une véritable croix. Dès lors cette sainte prieure eut de grandes vues sur elle, et Dieu ne tarda pas à l'y confirmer.
Ce monastère étant souvent obligé de se priver de ses meilleurs sujets pour les nouvelles fondations, les supérieurs avaient jugé nécessaire dans le temps de continuer dans leurs emplois celles qui occupoient les premières places. Sœur Marie de Saint-Jérôme, sous-prieure de cette maison, étoit dans ce cas; elle aspiroit depuis longtemps à rentrer dans l'état de simple religieuse. Cette grâce fut enfin accordée à ses demandes, et la communauté supplia M. de Bérulle d'ordonner à leur bienheureuse mère de demander à Dieu qu'il daignât lui faire connoître celle qu'il destinoit à cet emploi; elle obéit à cet ordre, et pendant qu'elle recommandoit cette affaire à Notre-Seigneur, elle entendit une voix qui lui dit que cette élection devoit tomber sur sœur Marie Madeleine de Jésus, et elle conçut en même temps par une lumière surnaturelle que Dieu l'avoit choisie pour partager avec elle les travaux de la supériorité, lui succéder dans le gouvernement de ce monastère et dans le zèle de la perfection de l'ordre. Cette révélation combla de joie la servante de Dieu, elle en fit part à M. de Bérulle et à la communauté qui l'élut d'une voix unanime pour l'emploi désigné. Sœur Marie de Jésus, aussi surprise et désolée que les sœurs étoient satisfaites, n'oublia rien pour se défendre d'accepter cette place de tout ce que les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même lui suggérèrent; elle eut de violents combats à soutenir contre son humilité et son attrait pour la vie intérieure et la solitude, attrait que l'on pouvoit dire avoir été sa passion dominante, et qui toute sa vie lui fit souffrir une espèce de martyre, étant destinée par la Providence à être le conseil et le recours de ses prieures, et par conséquent à ne pouvoir jamais le satisfaire. La perfection avec laquelle elle s'acquitta des devoirs de son nouvel emploi, justifia le choix que Dieu avoit fait d'elle, et quelque connoissance que la communauté eût déjà de son mérite et de sa capacité, elle surpassa son attente. Entre les devoirs ordinaires attachés à cette place, notre bienheureuse mère se déchargea sur elle des visites fréquentes qu'elle étoit forcée de recevoir, de répondre à la plupart des lettres qui lui étoient écrites; et de plus s'en fit aider dans la direction des âmes. Elle admiroit sans cesse qu'elle pût suffire à tant d'occupations différentes, et bénissoit Dieu de lui avoir donné un tel secours sur la fin de ses jours. Cette bienheureuse voyant approcher le terme de son pèlerinage soupiroit sous le poids du gouvernement, et désiroit avec ardeur d'en être déchargée, pour n'avoir plus d'autre soin que celui de se préparer à l'arrivée de son époux. Dans cette vue, elle fit au révérend père Gibieuf de si fortes instances pour obtenir cette grâce qu'il crut ne lui devoir pas refuser; en conséquence il procéda à une élection; elle tomboit naturellement sur la mère Marie de Jésus qui avoit déjà gouverné ce monastère neuf années consécutives avec une sagesse telle qu'on pouvoit l'attendre de son éminente sainteté; mais attirée à une vie purement intérieure, elle se réserva l'heureux sort de Marie pour le reste de ses jours, et les supérieurs respectant son attrait crurent devoir y condescendre; ainsi le 2 juin 1635, sœur Marie de Jésus, sous-prieure, fut élue prieure, et vérifia en entier la révélation de la bienheureuse mère. La joie de ces deux servantes de Dieu fut aussi sincère que le fut la douleur de la nouvelle élue.
Jamais elle n'eût pu se résoudre à accepter ce fardeau, si, outre l'obéissance sous laquelle elle étoit obligée de plier, elle n'eût compté sur le secours et les lumières de celle à qui elle succédoit. Mais cette bienheureuse mère avoit bien d'autres vues; ayant déjà fait l'épreuve de la prudence et du talent de la jeune prieure, elle ne douta pas des bénédictions que le ciel verseroit sur son administration; aussi elle ne pensa plus qu'à partager avec la mère Marie de Jésus, sa sainte amie et compagne, les douceurs de la vie contemplative, et ne voulut plus entrer pour rien dans les sollicitudes du gouvernement. La nouvelle prieure ne tarda pas à s'en apercevoir; elle lui en fit de respectueux mais très vifs reproches, auxquels la bienheureuse mère répondit, qu'il étoit vrai qu'elle ne pensoit plus qu'à honorer l'humble dépendance de Jésus-Christ, ajoutant à ces paroles édifiantes: Mais puisque vous m'ordonnez, ma mère, de vous dire mon sentiment, je le ferai quand l'occasion s'en présentera. Et depuis ce moment jusqu'à sa mort, cette bienheureuse ainsi que la mère Marie de Jésus ne cessèrent de lui communiquer ce que l'expérience dirigée par la grâce leur avoit appris dans l'art de gouverner. Cette excellente élève, de son côté, suivoit leurs avis en tout sans jamais s'en écarter dans les choses même les plus indifférentes; nous n'en donnerons qu'un exemple.
La mère Madeleine de Saint-Joseph dit un jour qu'il falloit placer deux grands tableaux dans l'hermitage dédié à feu le saint cardinal de Bérulle; en conséquence la mère prieure ordonna qu'ils y fussent portés. La sœur, chargée de ce petit lieu de dévotion, lui représenta qu'ils étoient trop grands pour la situation; mais elle, ne trouvant rien d'impossible dès qu'il s'agissoit de satisfaire cette vénérable mère, persista à le vouloir; cette sœur ne pouvant s'y résoudre lui représenta qu'étant prieure elle étoit maîtresse d'en ordonner autrement; elle n'eut d'autre réponse que celle-ci: Dieu m'en garde, ma sœur, je perdrois plutôt la vie que de contrevenir à la déférence que je dois à ses moindres désirs. La nouvelle prieure portant cette délicatesse pour les simples désirs de cette bienheureuse, l'on ne peut douter de sa déférence totale sur des points plus importants, tels que ceux du gouvernement intérieur et extérieur du monastère; en effet on n'y vit aucun changement, sa conduite se trouvant en tout conforme à celle qui l'avoit précédée, et la mère Madeleine de Saint-Joseph, dans le transport de sa joie, se croyant désormais inutile sur la terre, eut pu dire avec le saint vieillard Siméon: Laissez aller en paix votre servante, Seigneur, puisque mes yeux ont vu celle que vous avez choisie pour être la gloire et l'appui du nouveau Carmel dont vous m'aviez chargée.
En effet cette âme séraphique, qui soupiroit depuis si longtemps après la fin de son exil, alla se réunir à son céleste époux deux ans seulement après l'élection de cette fille chérie, qui éprouva avant la mort de sa sainte mère son pouvoir auprès de Dieu; car lui ayant promis de lui obtenir la grâce nécessaire pour porter leur séparation, elle fit paroître une constance si extraordinaire qu'il étoit aisé de juger que Dieu seul pouvoit en être l'auteur. Voici ce qu'en rapporte une des anciennes mères dans sa déposition lorsque l'on fit les informations de la béatification de la bienheureuse mère.
«Je pense pouvoir dire avec vérité que pas une des mères et des sœurs n'égaloit notre mère prieure dans les sentiments d'amour, de vénération et d'estime pour la servante de Dieu. Cependant, pendant son agonie, elle se tint toujours debout, les yeux élevés au ciel, nous exhortant avec des paroles puissantes, un visage enflammé et tout céleste, à offrir à Dieu ce grand sacrifice avec une force et une soumission parfaite; enfin elle étoit dans un état où je ne saurois encore penser qu'avec admiration. Ce fut encore dans cette douloureuse circonstance que s'accomplit la prophétie que cette bienheureuse lui avoit faite, lorsque demandant à la jeune prieure sa bénédiction qu'elle ne pouvoit se résoudre, par respect, de lui donner, elle lui dit: Vous me la refusez à présent; un jour viendra ou vous me la donnerez, sans que je vous la demande. Ce qui arriva, car pendant l'agonie de la sainte mourante, elle ne cessa de la bénir par un mouvement divin dont elle ne s'apercevoit même pas. Mais si le courage et la force de cette digne prieure fut si remarquable dans une conjoncture si accablante pour elle et pour sa communauté, elle fut encore plus surprenante après le bienheureux décès de la servante de Dieu, donnant ordre à tout avec une tranquillité et une liberté d'esprit qui met dans l'admiration toutes les personnes qui connoissoient la grandeur du sacrifice que Dieu venoit d'exiger d'elle. Toute la communauté participa à cette même grâce de force: malgré leur douleur, la conviction du bonheur dont jouissoit leur sainte mère, répandoit dans les cœurs une onction céleste qui les portoit puissamment à louer Dieu de la gloire dont il l'avoit couronnée.»
Un des premiers soins de cette révérende mère fut de faire un recueil des miracles de cette bienheureuse qui s'opéroient sous ses yeux, afin qu'ils pussent servir un jour à sa béatification. Elle rechercha aussi avec des peines infinies les attestations de sa sainte vie; elle travailla elle-même à l'écrire avec un si grand soin et une si grande application qu'elle la relut jusqu'à dix fois pour y ajouter ou retrancher ce qu'elle jugeoit nécessaire, se servant à cet effet des mémoires qu'elle avoit ordonné aux sœurs de faire sur ce qu'elles se souvenoient lui avoir ouï dire ou faire, soit pour leur conduite propre, soit pour celle des autres; et c'est sur ces différents mémoires qu'elle avoit compilés que le révérend père Gibieuf a composé sa vie où il ne voulut pas mettre son nom par humilité. C'est celle que nous avons entre les mains où l'on peut voir tout ce que le zèle et la reconnoissance inspirèrent à cette digne fille pour honorer la mémoire de sa bienheureuse mère[568]. Outre neuf services solennels qu'elle fit célébrer dans ce monastère et grand nombre de messes et de communions, elle voulut que la communauté fût quarante jours sans récréation, et que pendant un an les vêpres des morts fussent récitées à la suite de ceux du jour.
Dans l'année 1644, Mme la Princesse et Mlle de Bourbon, sa fille, se rendirent fondatrices du bâtiment qui fut nommé le petit Logis, qui de nos jours a été cédé en bail emphytéotique. La mère prieure, dont le dessein étoit de l'ajouter pour fournir au grand nombre de sujets que la Providence lui adressoit, ne perdit point cet ouvrage de vue, et voulant qu'il fût en tout conforme à nos usages, elle s'opposa aussi fortement que respectueusement aux désirs de cette princesse qui souhaitoit que les planchers fussent plus élevés que nos constitutions ne le permettent. La vénération pour notre sainte Thérèse et son respect pour tout ce qu'elle prescrit à ses filles la fit consentir aux volontés de cette mère si chérie. Ce ne fut pas la seule occasion où sa fermeté parut inflexible pour soutenir la régularité. La Reine et les princesses avoient quelquefois la dévotion d'assister à matines au dedans du monastère. Comme elles souffroient beaucoup du vent et du froid en hiver, Sa Majesté résolut de faire mettre des châssis aux fenêtres du chœur; mais la mère prieure, craignant jusqu'à l'ombre du relâchement, prit la liberté de lui représenter que cela n'est permis aux Carmélites que pour leurs infirmeries, et la supplia de trouver bon qu'il ne fût rien innové dans nos usages. Cette auguste princesse admira la solidité de ses raisons, les respecta et n'en eut que plus d'estime pour la zélée prieure. Ce fait nous a été transmis par une lettre conservée qu'elle écrivoit peu de temps après à un visiteur pour s'opposer aux désirs d'une prieure qui vouloit faire dans la maison ce qu'elle avoit refusé dans celle-ci.
Deux autres faits en matière différente prouvent que son attention s'étendoit à tout pour ne laisser introduire aucune coutume contraire à la régularité. Une princesse, qui étoit venue le matin entendre la messe un jour de grande solennité, demanda une légère soupe au gras; la mère ressentit une douleur extrême de ne pouvoir la satisfaire en chose si facile; mais son amour pour nos saints usages l'emporta sur toute autre considération; elle lui fit offrir des œufs frais pour y suppléer. M. le comte de Brienne, l'un des bienfaiteurs de nos maisons, étant malade et se trouvant dans le même cas, demanda simplement un bouillon; elle lui fit donner aussi deux œufs frais, il monta ensuite au parloir où il s'entretint avec elle de diverses choses sans lui parler de celle-ci: ce qu'elle racontoit souvent pour inspirer aux autres la même fermeté avec les personnes que l'ordre ou la maison a plus d'intérêt de ménager, sans craindre de perdre leur amitié et leur protection. Mille traits semblables, et surtout son zèle ardent pour la perfection des âmes dont Dieu l'avoit chargée, et à laquelle chacune des sœurs travailloit de son côté, faisoient dire à la mère Agnès de Jésus-Maria (M{lle) de Bellefond), cette mère si éclairée, que si ses deux premières mères (Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Jésus) avoient été choisies de Dieu pour commencer son œuvre, celle-ci l'avoit été pour la perfectionner.
Dieu versant tant de bénédictions sur son gouvernement, la sainteté des religieuses de cette maison lui acquit une si grande réputation, qu'elle lui attira un nombre prodigieux d'excellents sujets; dix-huit firent leurs vœux entre ses mains dans le cours de ses deux premiers triennaux. La vénérable mère Marie de Jésus, au comble de ses vœux, regardoit comme sa mère celle qu'elle avoit, pour ainsi dire, engendrée à la religion, et l'on ne pouvoit voir sans admiration jusqu'où elle portoit le respect, l'obéissance, la soumission et la confiance envers celle qu'elle avoit formée, lui rendant compte de ses dispositions, la consultant dans ses doutes, et voulant être aidée de ses conseils dans les peines intérieures dont Dieu permit qu'elle fût longtemps exercée. Sa respectable fille, confondue du profond anéantissement de cette vénérable mère, non-seulement n'agit jamais en rien sans lui demander son avis, mais la pria même de lui aider dans la conduite des âmes, et conseilloit à toutes les sœurs de s'y adresser. L'union de ces deux grandes âmes se répandoit dans le monastère, animoit et fortifioit celles qui l'habitoient, et leurs exemples encore plus que leurs paroles en faisoient un ciel en terre digne des délices et des complaisances de leur époux.
Cependant les six années expirées de ces deux triennaux, il fallut penser nécessairement à une nouvelle élection. Le révérend père Gibieuf, connoissant l'utilité de la conduite de cette digne prieure, ne la pressa pas, il la différa neuf mois par des raisons qui ne nous sont pas parvenues; il y procéda enfin, et les suffrages de la communauté se réunirent sur la mère Marie de la Passion (Mlle du Thil). La mère Madeleine de Jésus; car c'est, selon les apparences, dans cette conjoncture qu'elle prit ce dernier nom, pour la distinguer de sa respectable amie la mère Marie de Jésus, la mère Marie Madeleine, dis-je, au comble de ses vœux de se trouver dans son centre, qui étoit la solitude, crut pouvoir se livrer tout entière à son attrait pour la prière et le silence; mais la nouvelle élue avoit trop de discernement pour ne pas faire usage des lumières de celle dont elle prenoit la place et ne s'en pas prévaloir; aussi remarqua-t-on qu'elle se fit une espèce de loi de se conformer en tout à sa conduite, comme elle-même avoit pris pour modèle les deux respectables mères qui l'avoient précédée.
Sous ce gouvernement, le monastère fit une perte réelle en la personne de Marie de Médicis. Le malheureux exil de cette princesse n'avoit point ralenti la tendre affection dont elle avoit toujours honoré cette maison, et surtout la mère Marie Madeleine, son ancienne dame d'honneur. Dès sa jeunesse, comme il a été dit, elle lui avoit donné les plus précieuses marques de sa bonté royale, et depuis sa consécration à Dieu elle ne cessa jamais de lui en donner de son estime. Même après sa mort, elle combla ce monastère de ses faveurs, lui léguant par son testament toutes les saintes reliques qu'elle avoit laissées dans la maison du Luxembourg. La mère Marie Madeleine, née reconnoissante, n'oublia pas ce qu'elle devoit à son illustre bienfaitrice dans ce fatal événement, et ne négligea ni prières ni pénitences pour assurer son bonheur éternel.
Les trois années écoulées du triennal de la mère Marie de la Passion, la communauté remit à sa tête celle dont le gouvernement lui avoit attiré tant de bénédictions, le 25 mars 1645. Si elle retrouva dans elle ce qu'elle y avoit admiré pendant les six ans de sa première administration, la sainte prieure, de son côté, n'eut qu'à louer Dieu du progrès de ses saintes filles dans le chemin de la perfection. Elle travailla avec un nouveau zèle à les y faire avancer de plus en plus; ses avis particuliers et les touchantes exhortations de ses chapitres étoient autant de flèches ardentes qui enflammoient leurs cœurs. A l'exemple du grand apôtre, se regardant redevable à toutes, elle assembloit quelquefois le noviciat et les sœurs du voile blanc pour les instruire de leurs obligations, insistant surtout sur les vertus d'humilité et de charité comme les plus propres à les rendre dignes épouses de Jésus-Christ.
Tandis que la mère Marie Madeleine de Jésus recueilloit dans la plus douce paix le fruit de ses constants travaux, la guerre civile allumée dans la France l'obligea de quitter son monastère pour éviter les périls où il étoit exposé; elle partagea sa nombreuse communauté en deux bandes, une partie se réfugia aux Carmélites de Pontoise, et cette révérende mère, avec l'autre et deux novices (Mlles d'Épernon et Du Vigean), à celle de la rue Chapon. L'on peut voir le détail de ce triste événement au tome Ier de nos fondations.
Après deux mois de séparation, le fort des troubles de Paris étant apaisé, le chef et les membres se réunirent avec une consolation égale à la douleur qui les avoit séparés; mais le plaisir de se revoir ne tarda pas à se changer en nouveau deuil. Cette respectable mère fut atteinte d'une dangereuse maladie qui jeta l'effroi dans tous les cœurs; les médecins appelés furent si surpris des étranges accidents qu'ils y remarquèrent, qu'ils ne savoient à quoi en attribuer la cause, et la malade elle-même parut persuadée que l'enfer en étoit l'auteur. Outre une fièvre ardente accompagnée de plusieurs redoublements le jour et la nuit, elle se trouva encore attaquée d'une inflammation d'entrailles. Sa tête, dans un état terrible, ne pouvoit souffrir aucun appui, en sorte qu'elle étoit forcée de se tenir simplement assise dans son lit ou sur une chaise. A cela se joignit un assoupissement que tous ses efforts ne pouvoient vaincre, et dont elle ne sortoit qu'avec des convulsions et une agitation si extraordinaire, que le médecin de la Reine, M. Vautier, qui la traitoit, disoit n'avoir jamais rien vu de semblable. Ces tourments extérieurs n'étoient cependant rien à comparer aux angoisses de son âme: son esprit étoit offusqué par les plus épaisses ténèbres, et son cœur crucifié par les plus sensibles peines. Cet état violent dura trois semaines, et dans tout ce temps la malade, ne pouvant prendre que du bouillon entre le jour et la nuit, tomba dans une foiblesse extrême. Le courage incomparable dont Dieu l'avoit douée ne l'abandonna pas dans cette extrémité. Voyant la consternation de la vénérable mère Marie de Jésus et de toute la communauté, elle demanda à recevoir Notre-Seigneur; mais elle voulut que ce fût à jeun et sans la cérémonie du Saint-Viatique, crainte d'augmenter la douleur générale; et, pour ne pas se priver de la grâce qui y est attachée, elle pria M. l'abbé Le Camus, lorsqu'il la communieroit, d'en dire tout bas les paroles; il l'exécuta si exactement que nulle autre qu'elle ne les entendit. Nourrie du pain des forts, cette sainte malade demanda d'être transportée dans une autre chambre; et lorsqu'elle y fut elle parla pendant quatre heures à ses sœurs, en général et en particulier, leur recommandant la conservation de la régularité après sa mort, et les priant par leurs attentions et leurs respects envers la vénérable mère Marie de Jésus de prendre sa place auprès d'elle. Dès qu'elle eut fini de parler, elle tomba dans son premier état. Les excessives douleurs que lui causoient les vésicatoires appliqués aux jambes pour empêcher le transport au cerveau, n'arrachèrent pas une seule plainte de sa bouche, quoiqu'elles fussent si cruelles, qu'elle ne cessoit de demander à Dieu la patience. Cependant leur excès ne diminuant rien de la soif dont elle étoit dévorée pour la souffrance, ne lui permit pas de consentir qu'ils fussent levés un moment plus tôt que le médecin ne l'avoit prescrit. Les prières qu'elle offroit à Dieu dans cette espèce de martyre étoient si tendres et si touchantes, qu'en l'entendant on croyoit ressentir en soi les mêmes douleurs. Toutes celles qui l'approchoient étoient dans une continuelle admiration de sa patience, de sa douceur, de son humilité et de la reconnoissance qu'elle témoignoit des plus petits services qui lui étoient rendus; en sorte qu'on tenoit à grâce de pouvoir la servir en quelque chose. Mais ce qui tenoit toutes les sœurs dans une espèce de ravissement, étoit que dans ce douloureux état, dès qu'il se présentoit une occasion de parler pour la gloire de Dieu ou l'utilité des âmes, elle le faisoit avec tant de lumière, d'onction et de force, qu'il sembloit que tous ses maux étoient suspendus par l'impétuosité de l'Esprit-Saint qui résidoit en elle. A peine avoit-elle achevé de parler qu'elle retomboit aussitôt dans ses premiers accidents. Enfin celui qui la réservoit pour d'autres genres de travaux, daigna la rendre aux vœux de ses filles, lui laissant cependant la plus amère portion du calice par les peines intérieures dont elle continua d'être exercée pendant plusieurs années. Parlant un jour en confiance de ce pénible état à quelques-unes de ses sœurs, elle avouoit que depuis cette maladie son esprit étoit tellement offusqué de ténèbres et d'angoisses qu'elle ne se connoissoit plus elle-même, et qu'elle ne doutoit point que les étranges tourments qu'elle avoit éprouvés ne fussent un effet de la rage de l'enfer qui se vengeoit des deux conquêtes qu'elle avoit enlevées au monde, aidant de ses conseils Mlles d'Épernon et Du Vigean pour répondre à la grâce de leur vocation.
Cette respectable mère avoit en effet donné l'entrée de ce monastère à ces deux généreuses victimes, et reçu leurs vœux entre ses mains, ainsi que ceux de treize autres novices dans les quatre années qu'elle fut en charge; car l'état de danger où l'avoient réduit tant de maux compliqués obligea la communauté, pour se conserver une tête si chère, de supplier le supérieur de lui donner trois ans de repos; en conséquence, la mère Agnès de Jésus-Maria, alors sous prieure, fut élue le 12 octobre 1649.
Au milieu de l'année suivante l'ordre fit une des plus grandes pertes qu'il pût faire en la personne du révérend père Gibieuf, l'un des plus dignes supérieurs. La mère Marie Madeleine, qui connoissoit plus que toute autre l'étendue de ses lumières et l'éminence de sa grâce, ressentit le coup d'autant plus vivement, qu'elle en prévit dès lors les suites affligeantes; mais toujours supérieure aux événements par sa parfaite soumission aux ordres de Dieu, elle oublia pour ainsi dire sa douleur pour éterniser en quelque sorte la mémoire de celui qui en étoit l'objet. Elle fit les plus exactes recherches de ses écrits, de ses lettres, et fit faire une planche pour tirer son portrait. C'étoit à sa prière qu'il avoit composé, pour les Carmélites, le livre de la Vie parfaite, et dans le dessein de les prémunir contre les fausses spiritualités que l'on travailloit dans le temps à inspirer aux personnes de piété.
Si cette perte fut si sensible à la mère Marie Madeleine, quelle plaie dut faire à son cœur celle de la vénérable mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté)! Pleine de jours et de mérites, le ciel la ravit à la terre le 29 novembre 1652. Elle restoit seule de ces âmes éminentes que Dieu avoit choisies pour être le fondement de notre saint ordre en France, et il sembloit que son exil n'y fût prolongé que pour en affermir l'esprit primitif par ses exemples. La mère Marie Madeleine avoit été reçue par cette vénérable mère et formée par elle aux vertus religieuses; elle en reçut toujours les marques les plus constantes de tendresse, d'estime et de confiance. Se voyant au moment de sa délivrance et prête à se séparer de cette âme chérie, elle lui en donna encore de plus touchantes; car se trouvant seule un jour avec elle, quelque temps avant son bienheureux trépas, elle lui dit, avec un visage plein de douceur et d'amitié: «Ma mère, soyez persuadée que si Dieu me fait miséricorde, je vous assisterai devant lui selon que l'exigent de moi les qualités de mère, de fille, de sœur et d'intime amie, afin qu'en tout ce que vous ferez, vous agissiez dans une liaison particulière avec Dieu, ne vous regardant sur la terre que comme l'instrument dont il veut se servir pour être le soutien de son œuvre. O ma mère, que j'ai eu aujourd'hui une grande joie en pensant ce que nous sommes l'une à l'autre! je ressentois vivement la peine qu'alloit vous causer notre séparation; mais j'ai vu cette belle volonté de Dieu qui fait tout sûrement: j'espère qu'elle vous consolera. Un autre sujet de ma joie, c'est que notre union ne finira pas par ma mort et qu'elle sera stable pour l'éternité, c'est Dieu qui l'a faite; je l'emporte, elle ne s'évanouira pas. Oh! que c'est une grande chose que cette volonté de Dieu, elle conserve elle-même tout ce qui vient d'elle!» Il est aisé de juger des impressions que dut faire sur le cœur de la mère Marie Madeleine un adieu si saint et si tendre; mais la grandeur de sa foi lui faisant envisager le bonheur d'une mère à qui elle avoit été si saintement unie, lui en fit soutenir la séparation avec un courage et une fermeté qui parurent l'effet des promesses que lui avoit faites la sainte défunte. A quoi ne contribua pas peu la connoissance que Dieu lui donna de la gloire dont jouissoit sa respectable et sainte amie, dont elle voulut éterniser la mémoire dans l'Ordre en priant la mère prieure d'ordonner aux sœurs de faire des mémoires de tout ce dont elles pourroient se souvenir lui avoir vu faire ou dire d'édifiant ou d'utile, afin d'en composer sa vie et se régler dans la suite sur ses exemples et ses maximes. Ce qui fut exécuté avec beaucoup d'exactitude et de zèle; on en peut voir le recueil dans plusieurs manuscrits gardés dans ce monastère.
L'année suivante, 1653, la mère Marie Madeleine entra en charge par l'élection qu'en fit de nouveau la communauté. On ne peut mieux rendre ses sentiments dans cette circonstance que par l'extrait de la lettre qu'elle écrivit dans cette occasion à une prieure de l'ordre: «Vous savez, ma mère, lui dit-elle, que, contre toute apparence, mes sœurs m'ont de nouveau engagée dans la charge; je ne puis l'attribuer qu'au bonheur de notre chère mère Agnès, et à ma très-grande confusion devant la divine Majesté qui a exaucé ses désirs de retraite et a rejeté les miens. Les âmes pécheresses comme la mienne ne peuvent fléchir le ciel; ainsi je suis livrée à l'affliction, et elle à la joie; elle a exercé la charge comme un ange, et la communauté l'a vue telle que notre bienheureuse mère l'avoit prédit; car vous vous souvenez bien, ma mère, que trois jours après son entrée cette grande servante de Dieu me dit qu'elle seroit prieure ici.» La mère Marie Madeleine ajoute: «J'ai prié Notre-Seigneur au Saint-Sacrement de daigner être prieure de ce couvent ces trois années, et qu'il me fasse la grâce que je ne tienne aucun lieu dans les âmes. J'ai dit à mes sœurs aujourd'hui, tenant mon premier chapitre, qu'elles regardassent ce siége vacant, puisqu'elles n'avoient qu'une ombre et non une prieure, que leur nécessité les obligeoit doublement à chercher à vivre en Jésus-Christ et de Jésus Christ, n'ayant nul appui en terre.»
L'année qui suivit cette élection de la mère Marie Madeleine se trouvant la cinquantième de l'établissement de ce premier monastère de l'ordre en France, elle s'occupa tout entière du soin de renouveler dans les âmes commises à sa direction la ferveur de l'esprit primitif dont avoient été animées les premières mères. A cet effet elle tint son chapitre l'avant-veille de Saint-Luc, et avec des paroles de feu elle rappela à ses filles les prodiges que Notre-Seigneur avoit faits pour opérer ce grand œuvre, l'éminente sainteté des âmes qui l'avoient commencé, l'ardeur de leur amour pour Dieu et leur oubli de tout le reste; et, après avoir élevé leur esprit par le souvenir de ces grandes âmes, elle fit naître dans leurs cœurs de si vifs sentiments de contrition de n'avoir peut-être pas répondu à toute l'étendue de la grâce de leur vocation, qu'elles fondirent en larmes, surtout lorsqu'elle leur fit remarquer qu'il y avoit peu d'ordres religieux qui eussent passé plus que les cinquante ans sans quelque affoiblissement de leur premier esprit; enfin elle les exhorta à faire tous leurs efforts pour obtenir, par la ferveur de leurs oraisons, de leurs pénitences et de tous les genres de bonnes œuvres, le pardon des fautes commises et une grâce puissante pour se renouveler dans cette seconde cinquantaine. Elle conclut ce discours en réglant que pour attirer sur la communauté ce renouvellement désirable, la semaine se passeroit en exercices de prières et de mortifications, et que le lendemain, veille de Saint-Luc, jour auquel les mères espagnoles entrèrent dans cette maison, on jeûneroit au pain et à l'eau comme le vendredi saint, que le même jour il n'y auroit pas de récréation, que chaque jour de l'octave l'on feroit diverses processions et pénitences, selon qu'il plairoit à Notre-Seigneur de l'inspirer aux unes et aux autres. Ces saintes filles s'empressèrent à l'envi d'entrer dans les édifiantes vues de leur mère qui, quoique malade, voulut absolument leur donner l'exemple de tout, et jeûna aussi austèrement que si elle eût été en parfaite santé. Le jour de Saint-Luc évangéliste, le très Saint-Sacrement fut exposé à l'oratoire, et pendant cette octave la communauté veilla jusqu'à minuit. Quelles bénédictions ne doit-on pas présumer que durent attirer sur ces âmes ferventes tant de saints exercices et des oraisons si dignes du cœur de Dieu!
Cependant la mère Marie Madeleine, mobile de tant de biens, vile à ses propres yeux, loin de s'applaudir des soins de son zèle, étoit dans des alarmes continuelles, croyant que son indignité nuisoit aux âmes dont elle étoit chargée. Quelques jours avant la fin de ce premier triennal, elle pressa vivement M. Charton de se prêter à ses représentations, et dans une lettre qu'elle lui écrivit à ce sujet, cette humble mère lui marqua qu'outre ses infirmités habituelles, son incapacité d'esprit est telle, ainsi que son défaut de grâce, qu'il ne peut rendre un service plus grand à cette maison que de la pourvoir incessamment d'une prieure qui répare les grand dommages que les âmes ont reçus d'elle pendant ces trois années. Ce sage supérieur connoissoit trop parfaitement celle qui lui parloit pour se laisser surprendre par son humilité; ainsi elle fut réélue, en 1656, avec une satisfaction générale aussi sincère, de la part de ses filles, que ses sentiments d'humilité étoient véritables de la sienne.
Ce fut dans cette même année que cette respectable mère obtint du Roi des lettres patentes pour avoir un hospice dans la rue du Bouloy, où la communauté pût se réfugier en temps de guerre, et éviter l'inconvénient d'être obligée de se partager en pareil cas. Son insigne piété, s'étendant à tout, la porta à faire graver sur une plaque de cuivre les paroles suivantes, pour être jetées dans les fondements de l'église qu'elle comptoit y faire bâtir: «La mère Madeleine de Jésus, prieure maintenant du premier monastère des religieuses Carmélites déchaussées de ce royaume, offre à Dieu cette église sous le titre de l'adorable mystère de l'Incarnation de son Fils unique, notre Dieu et Sauveur, ce 20 août 1657; et elle avec les religieuses dudit monastère, duquel celui-ci doit faire partie, supplient très humblement Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa très sainte Mère de prendre sous leur spéciale protection toutes celles qui l'habiteront jusqu'à la consommation des siècles, et de leur faire la grâce de célébrer si saintement et si purement leurs louanges dans cette église qu'elles le puissent faire encore plus parfaitement un jour dans la sainte cité de la Jérusalem céleste. Elles supplient aussi très humblement celui dont la bonté et les richesses sont infinies, d'inspirer à tous ceux qui entreront en ce lieu d'oraison les choses qu'ils doivent lui demander pour sa gloire et pour leur salut, et qu'il daigne leur accorder l'effet de leurs prières.» Quoique les desseins de la Providence divine fussent différents de ceux de cette respectable mère, et que par ses secrets ressorts ce petit hospice fût destiné à former peu de temps après le troisième monastère de cette ville, l'on peut dire à la gloire de Dieu que l'union parfaite qui a régné depuis entre ces deux maisons prouve que cette séparation a été l'ouvrage de l'infinie bonté de Dieu.
Ce fut cette même année que par ses prières, ses instances et ses fortes sollicitations auprès des trois supérieurs, elle procura à l'ordre un bien inestimable en faisant consentir M. l'abbé de Bérulle, neveu du saint cardinal, à accepter le pénible emploi de visiteur triennal. L'année suivante elle eut le même pouvoir auprès de M. l'abbé Chaudronier, ayant avant fait beaucoup de prières dans sa maison pour que Dieu disposât le cœur de l'un et de l'autre de ces saints abbés à se livrer à cette bonne œuvre. Le premier, qui avoit refusé plusieurs évêchés, se rendit à ses désirs en considération de son saint oncle, qui avoit tant travaillé pour notre saint ordre; le second, qui n'avoit encore pu se rendre aux exhortations de saint Vincent de Paul, son directeur, se sentit inspiré de Dieu d'y adhérer pendant la sainte messe du jour de Saint-Jean-Baptiste, en lisant l'Évangile où il est dit du saint précurseur, qu'il viendroit en la vertu et le zèle d'Élie; paroles qu'il prit comme une déclaration de la volonté de Dieu par l'impression qu'elles lui firent. La mère Marie Madeleine, au comble de la joie d'avoir acquis à l'ordre ces deux saints visiteurs, s'empressa de procurer à ses filles la grâce attachée à la visite régulière. M. l'abbé de Bérulle fit la sienne en 1657, avec une consolation indicible de la sainte prieure, et M. l'abbé Chaudronier l'année suivante 1658. Toutes les religieuses restèrent dans l'admiration des lumières, du zèle, de la prudence, de la douceur et de la charité de ces saints visiteurs, qui furent, comme nous le verrons bientôt, les premiers, depuis la mort du cardinal de Bérulle, déclarés perpétuels par le saint-siége.
Ce fut aussi cette même année que la reine Christine de Suède, ayant abandonné ses États pour conserver la religion catholique qu'elle avoit embrassée, se retira en France. A son retour de Fontainebleau, où elle avoit suivi la cour, elle députa ici M. le comte de Villeneuve, chargé d'annoncer à la mère Marie Madeleine que Sa Majesté étant résolue de se retirer dans une maison religieuse pendant son séjour à Paris, avoit préféré ce monastère à tout autre en faveur de sa réputation de régularité et de sainteté. La prudente prieure, sentant les inconvénients d'un pas si épineux, prit le prétexte de ses indispositions pour ne pas paroître, et chargea la mère Agnès de se présenter au parloir afin de se donner le temps de consulter Dieu sur cette affaire. M. le comte de Villeneuve ayant exposé à la mère Agnès le sujet de sa visite, elle lui répondit que la Reine ignoroit sans doute que les Carmélites, étant solitaires par état, étoient moins propres que toutes autres religieuses à donner à Sa Majesté la consolation dont elle se flattoit; que de plus il n'y avoit point de logement dans la maison propre pour Sa Majesté. Le comte répliqua que deux ou trois chambres suffisoient. Alors la mère Agnès, se trouvant sans excuse, lui dit que n'étant pas chargée du gouvernement, elle ne pouvoit donner de réponse précise sans savoir les intentions de la mère prieure. M. le comte promit de revenir le soir ou le lendemain, étant obligé de rendre compte à la Reine et au cardinal Mazarin de son ambassade qu'il avoit fort à cœur. L'embarras de la prieure fut extrême; mais, résolue de s'exposer elle et sa maison à toutes les fâcheuses suites que pouvoit entraîner son refus plutôt que de consentir à accepter un honneur si préjudiciable à l'esprit de retraite de notre saint état, elle y conforma sa réponse. Le comte fort surpris crut que l'intérêt pourroit peut-être ébranler la constance et la fermeté de la mère, et dans cette espérance, il lui dit: «Vous ignorez sans doute, Madame, que cette princesse est généreuse et magnifique; elle projette déjà de vous en donner des preuves. Si quelque chose, reprit la mère, étoit capable de nous faire condescendre aux désirs de Sa Majesté, ce seroit le sacrifice de ses États à sa foi; mais jamais un intérêt temporel ne sera capable de nous faire trahir ceux de notre conscience.» M. le comte de Villeneuve, quoique bien affligé et embarrassé du refus, admira un si rare désintéressement que Dieu bénit de telle sorte que la Reine ni le Cardinal n'en témoignèrent jamais aucun ressentiment.
Ce ne fut pas seulement en cette occasion où la sainte prieure donna des preuves de son mépris des biens temporels. Une jeune veuve de qualité, résolue de quitter le monde, vint lui demander une place dans ce monastère offrant, outre trente mille livres de dot, six mille livres de pension, mais avec quelques conditions qui blessoient l'exacte régularité. Elle n'en reçut d'autre réponse que le refus le plus formel. Par le même motif, elle en refusa une autre qui offroit cinquante mille écus qu'elle porta en effet ailleurs. Une abbesse du plus haut rang eut le même sort, ainsi que deux demoiselles illégitimes pour chacune desquelles on offroit vingt mille écus; et la mère Marie Madeleine marqua à une prieure qui l'avoit consultée sur la réception d'un sujet qui se trouvoit dans le même cas: Les supérieures mêmes ne peuvent le permettre, parce que c'est une exclusion pour notre ordre.
Les deux triennaux de la mère Marie Madeleine expirant, la mère Marie de Jésus, fille unique de la sainte fondatrice du premier couvent de Bordeaux, Mme de Gourgues, fut élue pour laisser l'intervalle nécessaire à une réélection nouvelle. Ce temps qui devoit être pour la digne mère, qui sortoit de charge, un temps de repos, fut peut-être celui de sa vie où elle le connut moins, et il sembloit que le ciel eût attendu qu'elle fût libre des soins du gouvernement pour lui faire porter tout le poids d'une affaire aussi épineuse que celle qu'elle eut à conduire dans les trois années suivantes.
Dès l'année précédente 1658, MM. Grandin et de Gramaches, collègues de M. Charton dans l'emploi de supérieur général des Carmélites de France, avoient commencé à faire éclater leurs injustes prétentions, voulant s'arroger les droits donnés par le saint-siége aux seuls visiteurs apostoliques. L'on peut voir le détail et les procédures de cette grande affaire dans le premier tome de nos fondations, et il suffit de dire ici en peu de mots que Dieu seul peut connoître les innombrables travaux qu'elle occasionna à notre mère Marie Madeleine. Dévorée d'un zèle ardent pour les lois primitives, elle se détermina à les défendre aux dépens de son repos et de sa vie. Quels combats n'eut-elle pas à soutenir contre son naturel toujours porté à la plus humble soumission, se trouvant dans la triste nécessité de s'opposer comme un mur d'airain à ces messieurs, qui, étant les supérieurs légitimes, étoient regardés par elle comme lui tenant la place de Dieu! Comme un autre Jonas, elle se fût estimée heureuse d'être sacrifiée pour apaiser un orage qui n'alloit à rien moins qu'au renversement de l'ordre entier. Avant d'en venir aux voies de fait, cette respectable mère ne négligea rien de tout ce que put lui suggérer la supériorité de son génie, la piété, la douceur de son caractère et son amour pour la paix, se flattant toujours que par les amis de ces messieurs et les siens elle pourroit les porter à se désister de leur projet, et leur ouvrir les yeux sur leurs propres intérêts; tout ayant été sans succès, elle se vit enfin forcée d'en venir au dernier remède. De l'avis et par les conseils des plus grands hommes de ce temps, elle leur fit signifier, au nom de son monastère et de ceux que ces messieurs n'avoient pas engagés dans leur parti, un acte d'appel au Pape. Cet acte juridique arrêta les visites qu'ils avoient commencées; ils prièrent M. Charton, qui n'étoit point entré dans leurs projets, de faire savoir à la mère Marie Madeleine qu'ils s'en rapporteroient à la décision du saint-siége. Croyant cette soumission sans feinte, elle en fut comblée de joie, et une lettre qu'elle écrivit dans ce temps à la mère sous-prieure de l'hospice prouve la pureté des intentions de son âme dans tous les différends: «Je voudrois, lui dit-elle, à présent que l'affaire est à Rome, que les deux parties se bornassent à demander à Dieu qu'il éclaire le Saint-Père; cela vaudroit mieux que des sollicitations qui conviennent peu à des religieuses contemplatives.» Quelle dut être l'affliction de ce monastère et celle de toutes les personnes qui désiroient sincèrement le bien de notre saint ordre, lorsque au fort de cette grande affaire celle qui en étoit regardée comme l'âme et le soutien pensa lui être enlevée par une maladie qui la conduisit aux portes de la mort! Mais la bonté de Dieu ayant égard au besoin qu'en avoit le Carmel dans des circonstances si critiques, la rendit encore une fois aux vœux et aux larmes de ses fidèles servantes. Le bref de 1661 mit fin à ces troubles affligeants; mais les ennemis d'une paix achetée, si l'on peut parler ainsi, au prix de la santé et de la vie de la mère Marie Madeleine, imaginèrent pour s'en venger de faire courir dans Paris et dans toutes les maisons de l'ordre un imprimé où son monastère étoit odieusement maltraité. Rien n'est plus édifiant que la réponse qu'elle fit en telle occasion à une prieure de l'ordre qui lui en marqua sa douleur: «J'ai lu cet écrit, lui dit-elle agréablement; notre monastère y est mis en pièces, ce qui ne nous afflige nullement. Quel plus grand bonheur peut-il arriver à des âmes chrétiennes que de souffrir pour la justice, et que notre maison, en conformité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, soit chargée d'injures et de calomnies pour avoir soutenu son premier établissement! J'en ai le cœur très gai; sans être professe d'ici, soyez de même.» Dans une autre, elle marque que bien loin de penser à se défendre, la communauté avoit chanté un Te Deum, dans l'un des hermitages, en action de grâces d'avoir été jugée digne de participer aux opprobres de Jésus-Christ.
Cette mère incomparable chargée des lauriers d'une victoire, qui depuis plus d'un siècle maintient notre saint ordre dans la paix par les sages règlements qui distinguent les deux puissances qui le gouvernent, en renvoyoit à Dieu toute la gloire, et ne pensoit plus qu'à jouir des douceurs de la vie cachée dont elle se flattoit d'être en possession le reste de ses jours; mais la communauté étoit en ceci bien éloignée d'être d'accord avec ses sentiments. Chacun de ses membres aspiroit avec empressement à l'heureux jour qui la remettroit à sa tête. La chose n'étoit pas facile à cause de la foiblesse de sa santé, et plus encore à cause de sa constante répugnance à cette place dans laquelle elle se persuadoit d'avoir commis d'innombrables fautes. La mère Marie de Jésus (Mme de Gourgues), qui depuis trois ans tenoit les rênes du gouvernement, aussi impatiente d'en être délivrée que de les voir entre ses mains, fit faire à la communauté pendant plusieurs mois une infinité de prières dans tous les lieux de dévotion de la maison pour obtenir de Dieu cette grâce, et fit dire à la même intention grand nombre de messes. Voyant néanmoins que rien ne pouvoit vaincre sa répugnance à cet égard, elle se tourna du côté de M. Feret, curé de Saint-Nicolas et supérieur local de ce monastère, en vertu du dernier bref; elle lui dépeignit avec des couleurs si vives la solidité des raisons qui appuyoient son désir et celui de la communauté pour rentrer sous la conduite de leur commune mère, que M. Feret, persuadé que la volonté de Dieu étoit marquée dans cette unanimité des sentiments, aidé de M. l'abbé de Priere, ami particulier de la mère Marie Madeleine, lui dit qu'elle ne pouvoit sans offenser Dieu persister dans son refus. Cette humble mère, craignant d'aller de front contre l'obéissance, ploya encore pour cette fois les épaules sous un fardeau qu'un exercice de dix-sept ans n'avoit servi qu'à lui rendre plus redoutable. Cette élection fut non-seulement un sujet d'admiration pour M. Feret, mais elle lui fut commune avec tous les gens de bien, voyant l'union parfaite d'une communauté qui se trouvoit dans le temps au nombre de plus de soixante religieuses. Toutes se félicitoient de rentrer sous les lois d'une si sainte mère, car quoiqu'il n'y en eût aucune qui ne se louât du gouvernement de celle qui lui avoit succédé dans les interruptions nécessaires, rien ne leur paroissoit égal à la conduite de celle qui avoit puisé dans la source de l'esprit primitif.
Tandis que les saintes filles se réjouissoient du succès de leurs vœux, leur mère seule s'affligeoit; plus pénétrée que jamais de son incapacité pour le bien de leurs âmes elle craignoit de plus en plus que sa conduite ne leur fût nuisible, et dans cette appréhension elle ne cessoit de se recommander aux prières de tous les gens de bien de sa connoissance. Sa communauté pensoit bien différemment: ses seuls exemples suffisoient pour les porter aux plus éminentes vertus; ils en inspiroient l'amour et la pratique. «Il m'est arrivé plusieurs fois, dit une d'entre elles, que ne pouvant ou n'osant parler à notre mère à cause des affaires importantes dont elle étoit occupée, et la rencontrant, sa seule vue opéroit un tel changement dans mon intérieur que je ne me reconnoissois plus moi-même.» En effet, son âme portoit partout une telle occupation de Dieu et de ses grandeurs infinies qu'elles rejaillissoient sur tout son extérieur, se regardant sans cesse comme l'esclave de celui qui pour notre amour a voulu prendre cette qualité en terre; elle eût voulu l'être de toutes les créatures, et à l'exemple de son divin modèle en remplir toutes les fonctions. Cet ineffable abaissement de ce Dieu étoit un des plus fréquents objets de son adoration et de ses hommages. Tous ses divins états, ses mystères, ses paroles étoient le sujet de son occupation intérieure, elle en parloit avec tant d'élévation d'esprit et de solidité qu'il étoit facile de juger que l'Esprit-Saint l'instruisoit lui-même; aussi ne se lassoit-on pas de l'entendre. Son plus grand soin fut toujours d'établir dans ce monastère cet esprit de Jésus-Christ afin qu'il se répandît pour lui dans tout l'ordre; il y fut en effet si bien affermi que toutes les âmes qu'il renfermoit faisoient leur unique étude de s'y conformer, chacune selon sa capacité et son attrait. C'étoit ce qui combloit de joie la vénérable mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté). La mère Marie Madeleine lui demandant un jour comment elle trouvoit la maison: «J'en suis bien contente, lui répondit-elle; mais ce qui me ravit est le soin qu'ont les sœurs d'honorer Jésus-Christ, et leur appartenance à sa divine personne; c'est là, ma mère, l'esprit de notre maison, et s'il venoit à s'éteindre je voudrois qu'elle s'abîmât et se détruisît et que d'autres vinssent l'habiter. Quand on veut louer un religieux, on dit qu'il a l'esprit de son état et de son saint fondateur; l'esprit du fondateur est celui de Jésus-Christ; il est donc le nôtre. De cette application habituelle de la sainte prieure à Jésus-Christ procédoit cet amour ardent pour sa divine majesté, cette crainte de lui déplaire, ce zèle infatigable pour procurer sa gloire, cette pureté d'intention dans toutes ses actions et dans les grandes affaires qu'elle a eues à traiter, ne regardant en tout que son adorable volonté. Car dès qu'elle l'apercevoit, rien n'étoit capable de l'arrêter; elle se fût exposée, et elle l'a fait mille fois, à se faire et à sa maison des ennemis puissants plutôt que de manquer en un seul point à ce qu'elle croyoit que Dieu demandoit d'elle.
Quoique cette respectable mère, disent les mémoires, fût une des âmes les plus élevées de son siècle, et qu'elle reçût de Dieu des grâces et des communications très particulières, elle craignoit souverainement certaines dévotions qui ont plus d'éclat que de solidité, et n'épargnoit rien pour en préserver ses filles. Elle s'attachoit à leur faire comprendre que toute leur dévotion devoit avoir pour fondement Jésus-Christ, et d'imiter les vertus dont il a daigné nous donner l'exemple. C'étoit là le fruit que cette âme véritablement éclairée tiroit des sublimes communications qu'elle puisoit dans l'oraison, préférant, disoit-elle, une pratique de renoncement et de mortification aux révélations et visions, ces états extraordinaires étant très sujets à l'illusion si l'on n'en est préservé par une profonde humilité. Ses exhortations tomboient fréquemment sur la fidélité dans les plus petites choses; elle disoit que les petites choses se présentant plus ordinairement que les grandes, on avoit plus souvent l'avantage de donner à Dieu des marques de son amour, que du trône de Sa Majesté il daignoit recevoir ces atomes que nous lui offrons dans notre pauvreté, afin de nous enrichir de ses dons les plus précieux, que la perfection dépendoit quelquefois d'une pratique de vertu qui n'étoit rien en apparence, et que faute de s'y rendre non-seulement on n'avançoit pas, mais que l'on alloit de mal en pis, et que par le même principe la fidélité aux petites choses disposoit aux plus grandes. Si le mal, ajoutoit-elle, conduit au mal par sa nature, à plus forte raison la vertu, qui est toujours accompagnée de la grâce de Jésus-Christ, conduit-elle à un plus grand bien.
L'on a vu que depuis son enfance, elle avoit été dévouée à la sainte Vierge d'une manière particulière. Sa dévotion à cette divine mère prit toujours en elle de nouveaux accroissements; elle la recevoit non-seulement comme mère de tous les chrétiens, mais spécialement des Carmélites. Que n'a-t-elle pas fait pour la faire honorer! C'est à elle à qui la maison est redevable des beaux hermitages dont elle est décorée; c'est cette respectable mère, conjointement avec la vénérable mère Marie de Jésus, qui a établi la coutume de réciter, après le Veni, Sancte de l'oraison du matin et après la rénovation des vœux, la prière Sanctissima. Elle avoit surtout un recours particulier à cette divine mère dans tous les besoins et les affaires de l'ordre, et il nous reste encore des monuments de sa piété dans plusieurs manuscrits où elle ordonnoit à la communauté des pratiques et prières pendant plusieurs mois de suite en l'honneur de l'Immaculée Conception de la mère de Dieu, pour réclamer sa protection dans les besoins pressants où s'est trouvé notre saint ordre. L'heureux succès de son zèle sur cet objet ne laisse point de doute que la très sainte Vierge ne l'ait puissamment aidée dans ces critiques occasions. Plus elle avançoit en âge, plus sa dévotion et sa confiance croissoient vers cette divine mère; elle exhortoit sans cesse ses filles à y avoir un continuel recours. Les saints anges étoient aussi un des principaux objets de son culte, et ses filles assurent qu'elles savent de voie certaine que Dieu lui avoit donné une société non commune avec les bienheureux esprits. Notre bienheureuse mère, qui connoissoit à fond les dispositions de cette grande âme, disoit qu'elle étoit dans une voie rapportante à leur manière de s'élever à Dieu, autant qu'il peut être communiqué en cette vie aux âmes unies à leurs corps. Elle brûloit d'un désir ardent d'entrer en participation de leur adoration perpétuelle et de leur pureté. Les anciennes mères de ce monastère ont laissé pour tradition que l'admirable tableau de l'hermitage des anges n'étoit que l'exécution d'une impression qu'elle avoit reçue en contemplant l'essence divine, et que le peintre auquel elle expliqua ses intentions, lui dit qu'il falloit qu'elle eût eu quelques connoissances surnaturelles pour lui dépeindre si parfaitement l'attitude où elle les vouloit. Son dessein a été si bien exécuté qu'on ne peut regarder ce tableau sans admiration et sans se former une idée de l'état d'élévation de ces célestes intelligences en contemplant cet être incompréhensible.
Une sœur demandant un jour à la mère Marie Madeleine pourquoi elle étoit si fortement appliquée à la beauté de ce tableau, elle en reçut cette admirable réponse qui nous a été conservée: «Mon désir a été qu'il fût tel que toujours en le regardant les âmes fussent portées à s'élever à Dieu, et à imiter en tout autant qu'il se peut l'amour, l'adoration et l'application de ces esprits bienheureux vers la majesté souveraine, que cette vue contribuât à les tirer des bassesses où la nature humaine nous fait tendre sans cesse, et que la représentation de ce tableau aidât à imprimer en elles si fortement la beauté, le désir et l'effet de ces saintes dispositions qu'en étant toutes remplies et possédées, elles s'oubliassent entièrement de la terre et d'elle-même, n'étant plus du tout ici bas que des corps seulement, n'usant de ce qui est que pour l'inévitable nécessité, et que toutes retirées en Dieu, toute leur application, leur amour et leur joie n'eussent plus de ce moment d'autre objet que Dieu seul, qu'ainsi elles commençassent dès la terre à vivre de la vie du ciel. Pour conduire les âmes à cette sublime contemplation, elle leur faisoit remarquer qu'elles ne pouvoient y parvenir que par une mortification constante, que l'avancement de celle-ci étoit le degré de l'autre. S'il faut juger par ce principe de celle de la mère Marie Madeleine, il est peu d'âmes qui aient égalé la sublimité de son oraison, puisqu'il seroit difficile d'en trouver de plus inexorables à refuser à la nature les satisfactions les plus permises, surtout dans l'état d'infirmité où l'avoient réduite ses fréquentes maladies. A peine prenoit-elle chaque jour assez de nourriture pour soutenir sa vie, et dormoit-elle deux ou trois heures. Jamais il ne fut possible de lui faire rompre l'abstinence les jours que l'Église la prescrit; elle se contentoit ces jours-là de prendre des œufs frais, et quelques représentations que ses filles pussent lui faire pour l'engager à modérer cette rigueur, elles ne purent rien gagner sur elle, même dans l'âge le plus avancé.
Il n'est point de vertu dont elle n'ait donné l'exemple jusqu'à l'héroïsme. On peut dire cependant que l'humilité a toujours paru faire le caractère distinctif de sa sainteté. Il seroit difficile et peut-être impossible de trouver en une même personne tant de bas sentiments d'elle-même, avec tant de rares qualités réunies; l'étendue de sa capacité, la force, la netteté, la justesse de son esprit étoient des sujets d'admiration pour toutes les personnes qui travailloient avec elle, et plusieurs des plus grands hommes de son siècle avouoient que, se trouvant au bout de leurs lumières dans des circonstances aussi difficiles qu'importantes, ils avoient dans les siennes une ressource assurée. Cependant au lieu de s'en élever elle se plongeoit de plus en plus dans l'abîme de son néant, se regardant comme la plus grande pécheresse qui fût au monde. Cette vue continuelle lui donnoit une adresse merveilleuse pour faire tomber sur autrui tout le bien qu'elle faisoit au dedans et au dehors du monastère, et c'étoit pour ses sœurs un spectacle aussi agréable qu'édifiant d'être témoins des saintes contestations que l'humilité faisoit naître entre Marie de Jésus (Mme de Bréauté) et notre respectable mère. Celle-ci lui dit un jour à la récréation: «Ma mère, c'est vous qui avez fait tel accommodement à la sacristie.» La mère Marie de Jésus lui répondit avec une aimable vivacité: «Pour le coup, ma mère, vous avez une adresse si merveilleuse pour parer la vaine gloire qu'elle ne peut être surpassée, et l'on y seroit facilement pris, si l'on n'y regardoit de bien près; car vous prenez notre bienheureuse mère d'une main et moi de l'autre, comme deux boucliers pour repousser toutes les louanges que l'on vous donne.» Ce qu'elle disoit parce que, lorsqu'on parloit des avantages spirituels et temporels que la mère Marie Madeleine avoit procurés à la maison, elle les attribuoit ou à notre bienheureuse mère ou à la mère Marie de Jésus; ou, si elle ne pouvoit désavouer d'y avoir part, elle disoit qu'elle n'avoit fait que suivre leurs intentions et leurs conseils. Une autre fois une sœur portière, qui depuis a été prieure, la mère Claire du Saint-Sacrement, vint lui faire un message. Lorsqu'elle fut sortie, elle dit à la mère Marie de Jésus: Ma mère, telle sœur vous doit deux fois la vie; car c'est vous qui l'avez reçue ici, et qui l'avez préservée de la mort en la secourant si à propos dans une maladie que le médecin a avoué qu'il n'eût pu mieux faire. Eh bien! répondit la vénérable mère quand cela seroit? Qu'est-ce que cela en comparaison de ce que vous avez fait pour elle? C'est vous, ma mère, qui connoissant ses excellentes qualités l'avez attirée dans cette maison; c'est vous qui cultivant son riche fonds en avez fait une parfaite religieuse; c'est à vous que le monastère doit l'excellent présent que vous lui avez fait de cette aimable sœur; vous m'avez attaquée, et vous voyez que je me suis défendue, car vous n'avez rien à répondre à cela.
Les sœurs faisant un jour de tendres reproches à cette vénérable mère de ce qu'elle donnoit toujours aux mères qui l'avoient précédée l'honneur de ce qu'elle seule avoit fait, elle leur fit cette réponse qui les remplit encore plus d'admiration et d'estime pour elle: «Dieu m'a montré que pour mériter que mon nom fût écrit au livre de vie, il ne fallait pas qu'il fût trouvé en terre.» C'est ce qui la porta à profiter de l'autorité que lui donnoit sa charge de prieure, pour obliger toutes ses sœurs à lui rapporter tous les écrits qu'elles avoient d'elle, afin qu'il ne restât pas la moindre trace de sa mémoire après sa mort. Elle l'exigea d'une manière si absolue qu'elles ne purent se défendre de lui obéir; c'est à cette occasion, dit à ce propos l'une d'entre elles, que nous avons senti de la peine à le faire. Par le même motif, elle brûla avant sa mort tous les papiers qui auroient pu donner quelques connoissances des sublimes dispositions de son âme.
Née bienfaisante et charitable, jamais on ne vit un cœur plus généreux et plus libéral que celui de la mère Marie Madeleine. La grâce avoit en elle si parfaitement divinisé cette vertu naturelle qu'aucun motif humain n'y entroit. On ne pourroit croire, si les preuves n'en existoient sur les registres de la maison, le nombre innombrable de maisons religieuses qu'elle assista, de prisonniers qui lui furent redevables de leur délivrance, de pauvres nourris et vêtus, les secours journaliers qu'elle procuroit à tous les malheureux, et cela dans un temps où son monastère avoit à peine de quoi subsister. On conserve encore grand nombre de lettres qui sont des preuves de la reconnoissance des religieuses de Lorraine. Dans le temps des guerres qui affligèrent cette contrée, elle les pourvut de tous genres de secours en argent et en étoffes pour habiller. Ses charités passèrent jusqu'en Canada, s'étant prévalue des bontés de Mme la Princesse et de l'attachement qu'avoient pour elle les personnes du premier rang, pour en tirer d'abondantes aumônes qu'elle envoya aux Hospitalières et aux Ursulines de Québec. Si sa charité s'est étendue jusqu'au monde le plus reculé, que ne doit-on pas penser de ses tendres attentions pour notre saint ordre! Dans la crainte de faire souffrir la plupart de nos maisons pauvres et mal fondées, elle chargea les siennes propres des frais immenses où la jeta l'affaire des supérieurs dont on a parlé, quoique l'intérêt fût commun, imitant en cela comme en toute autre chose sa bienheureuse mère qui voulut par le même motif que cette maison payât seule les frais de la grande affaire qu'elle soutint contre les pères Carmes. Les grandes sommes, employées pour poursuivre la béatification de cette bienheureuse mère, ont aussi été fournies par ce monastère; néanmoins, malgré sa pauvreté, elle a toujours assisté autant qu'elle l'a pu toutes celles de nos maisons qui lui ont exposé leurs besoins, même dans les temps où elle étoit obligée d'avoir recours aux emprunts pour faire subsister la sienne, ne faisant aucune différence de ses propres intérêts à ceux des autres monastères, employant ses amis et son crédit pour leur rendre tous les services qu'exigeoient leurs affaires.
Aucunes paroles ne peuvent rendre les attentions maternelles dans l'intérieur de son monastère, et à quel degré elle a porté sa tendre vigilance pour les besoins spirituels et corporels de ses enfants, surtout dans leurs infirmités; alors elle en oublioit ses propres maux pour ne s'occuper que des leurs. Dans les maladies mortelles qui l'arrêtoient souvent au lit, elle envoyoit souvent de jour et de nuit celle qui la veilloit auprès des autres malades, dans la crainte qu'elles fussent négligées, et pour se procurer la consolation de savoir de leurs nouvelles. Loin de conserver le plus léger ressentiment contre les personnes qui l'avoient traversée dans les circonstances critiques où elle s'étoit trouvée si souvent en sa vie, elle saisissoit toujours avec empressement les occasions de les servir. Si vous pouviez comprendre, disoit-elle un jour à une personne de confiance, l'excellence de cette vertu de charité, vous seriez incessamment sur vos gardes dans la crainte d'y donner la moindre atteinte. Cette vertu étoit un des plus ordinaires sujets de ses discours à ses filles. Tenant un jour le chapitre, et bénissant Dieu de leur parfaite union, elle leur dit ces paroles remarquables: «Par la connoissance générale et particulière que j'ai de vos dispositions, mes sœurs, je ne vois rien d'essentiel à vous reprocher sur cette grande vertu de charité; cependant faites attention que pour la pratiquer dans toute la perfection que Dieu demande de vous, vous devez craindre d'y avoir manqué en privant vos sœurs de l'exemple des vertus que vous n'avez pas pratiquées et des grâces que la ferveur de vos prières lui auroit obtenues; en quoi vous pouvez leur avoir fait un tort considérable.»
Il seroit difficile d'exprimer le zèle de la mère Marie Madeleine pour le maintien de la plus exacte régularité, et celui qu'elle avoit de l'observer jusque dans les plus petites choses. Aussi la mère Agnès assure-t-elle qu'elle et toutes les religieuses peuvent lui rendre ce témoignage de ne l'avoir jamais vue manquer à aucune, toutes jusqu'à la plus petite cérémonie lui étant en grande estime et recommandation, et ce qui doit causer plus d'admiration, c'est que les importantes affaires qu'elle a eues à traiter pendant tant d'années de gouvernement, ne l'ont jamais fait relâcher de cette exactitude. Une prieure de l'ordre la consultant sur le grand silence, elle l'exhorta à le garder hors des cas indispensables, comme seroit, lui dit-elle, de consoler les malades en danger ou qui souffriroient beaucoup. Elle ajouta: «J'ai voulu essayer s'il se peut garder ici où nous avons souvent d'importantes affaires à traiter, et j'ai l'expérience que cela se peut. Mes sœurs n'ont garde de m'approcher dans ce temps; je tâche d'avancer ou de retarder ce qui pourroit m'obliger à le rompre. S'il arrive que j'aie oublié de dire quelque chose à la portière pour le lendemain matin, je le lui écris; elle en fait de même; ce silence de ma part contribue beaucoup à l'exactitude de celui de la communauté. La mère Marie Madeleine étoit en effet tellement exemplaire sur cet article que la mère Agnès, cette mère si éclairée, donnant des avis à une religieuse qui alloit être prieure, lui recommandant sur toutes choses la fidélité à ce point de notre sainte règle, lui cita cet exemple, d'autant plus frappant, que jamais prieure n'avait eu de plus légitimes sujets de s'en dispenser par le genre et la multiplicité de ses occupations.
Elle n'avoit pas moins d'exactitude sur l'ouverture des grilles, et de quelque haute qualité que fussent les personnes qui rendoient visite à ses sœurs, elle ne les ouvroit que dans le cas permis par nos constitutions. Cela a paru bien dur, dit-elle dans une de ses lettres à Mmes les duchesses; mais enfin elles s'y sont accoutumées, sachant que c'est notre règle. Sur le même motif de régularité, quoique toutes les affaires du dedans et du dehors aient toujours roulé sur elle, lorsqu'elle n'étoit plus en charge, elle ne voulut jamais aller au parloir sans tiers. C'est ce qu'elle mandoit à une prieure qui l'avoit consultée pour savoir d'elle si elle ne pourroit pas donner cette liberté à celle qui l'avoit précédée dans le gouvernement de la maison, qui étoit professe de ce monastère. Pendant sept ans, lui répondit la mère Marie Madeleine, que j'ai été hors de charge, je n'ai pas parlé seule un Ave Maria, et je connois trop la régularité, ma mère, pour y vouloir manquer. Elle recommandoit extrêmement à toutes les prieures de l'ordre qui avoient confiance en elle, l'exactitude sur ce point et sur l'ouverture des grilles. Elle disoit souvent que cette séparation du monde faisoit la différence de notre ordre aux autres aussi austères, mais qui n'ont pas la même obligation de ne pas se laisser voir. Son zèle pour nos saintes observances s'étendoit à tout, et dans la crainte que les usages de l'ordre apportés en France par les mères espagnoles ne vinssent à se perdre ou à s'affoiblir avec le temps, elle et la vénérable mère Marie de Jésus engagèrent le révérend père Gibieuf à faire le recueil précieux contenu dans la lettre adressée à tout l'ordre. C'est aussi à sa prière que M. Charton en écrivit une autre pour suppléer à ce qui étoit échappé à la première; et comme plusieurs choses y paroissoient nouvelles, elle marqua à celles qui lui en écrivirent que tout ce qui y étoit compris s'observoit dans son monastère avec la plus exacte fidélité, et que c'étoit à la lettre les enseignements de la mère Anne de Jésus à ses premières filles de France.
Son sentiment sur la réception des sujets est digne de remarque. Non-seulement elle vouloit y reconnoître la vocation à l'état religieux, mais à la vie hérémitique, dont les Carmélites font une particulière profession. Suivant ce que notre sainte mère recommande dans ses Constitutions, elle exigeoit que l'on éprouvât la qualité de leur esprit, rejetant avec fermeté les esprits bornés, disant qu'elles étoient ordinairement arrêtées à leurs sens, que lorsqu'on leur propose quelque chose qui les surpasse, leur petite capacité ne peut s'en convaincre à moins qu'une humilité aussi profonde que rare ne leur fasse soumettre en tout leur jugement. Elle avoit à cœur que celles qui entrent commençassent parfaitement leur carrière, persuadée que le commencement décide de la fin. Elle les vouloit gaies et l'esprit libre, disant que le trouble et les inquiétudes sont un grand empêchement à la ferveur que demandent les pratiques de religion, que M. le cardinal de Bérulle et notre bienheureuse mère lui avoient dit souvent que d'un grand nombre d'âmes qu'ils avoient conduites ou connues dans ces sortes de peines que l'on taxe d'épreuves des grandes âmes, ils n'en avoient vu qu'une seule qui n'étoit pas retournée en arrière.
Elle n'étoit point d'avis que l'on en reçût d'âgées, à moins que l'on ne reconnût en elles un appel très particulier de Dieu, et des dispositions propres à prendre l'esprit de notre état, parce que leur pli étant pris, il est très rare qu'elles soient faciles à manier. Aucune considération humaine n'eût été capable de lui faire recevoir ou garder un sujet qu'elle eût cru ne pas convenir à la communauté. Consultée par une prieure pour une novice qui étoit dans ce cas, elle lui répondit: Il est vrai, ma mère, que je considère et honore madame sa mère au delà de toute expression, car c'est une personne accomplie; elle mérite certainement que l'on fasse à sa considération tout ce qui se peut faire, et il étoit juste de prendre un soin particulier de sa fille pour essayer d'en faire une bonne Carmélite. Mais puisque vous n'êtes pas plus avancée que ce que vous me marquez, je ne puis, selon Dieu et en conscience, vous conseiller de la garder. La compassion que l'on exerce en ces rencontres pour une particulière, est une véritable cruauté pour toute une maison et même tout un ordre. Rien n'est plus préjudiciable que la réception d'un sujet sans vocation; on lui fait tort à lui-même, parce que telle qui se croit sauvée dans le monde ou dans un autre ordre, se perdra dans le nôtre; étant obligée à une plus grande perfection, elle se rendra digne d'une plus grande punition. Je suis naturellement compatissante, mais toutes les fois que je lis le prologue du quatrième livre de la Vie de notre sainte mère par Ribera, je me trouve tellement fortifiée, qu'il me semble que pour tout ce qui est au monde je ne biaiserois pas dans une chose si importante.
Par tout ce qui a été dit jusqu'ici, il est aisé d'entrevoir que rien n'étoit plus accompli que le caractère de la mère Marie Madeleine. Elle avoit une douce et majestueuse gaieté, une affabilité charmante; elle étoit charitable et compatissante au delà de toute expression, ferme cependant et même intrépide lorsqu'il s'agissoit des intérêts de Dieu, de ceux de l'ordre et du salut de quelque âme. Dans ces sortes d'occasions, sans s'étonner ni s'arrêter, elle eût surmonté un monde d'oppositions et sacrifié sa propre vie. Tant de vertus et d'amabilités la rendoient vénérable à toutes les personnes qui avoient le bien de la connoître, et lui avoient acquis sur le cœur et l'esprit de ses filles un tel ascendant, qu'une d'entre elles nous a laissé par écrit que si elle eût entrepris de leur persuader que le blanc étoit noir et le jour la nuit, elle y seroit parvenue, tant elles étoient convaincues qu'elle ne pouvoit se tromper. Aussi se rendoient-elles avec délices aux moindres signes de ses volontés et de ses désirs, quelque répugnance que leur nature pût y avoir.
Enfin cette mère si chérie et si digne de l'être, martyre de la charité par le sacrifice qu'elle lui avoit fait toute sa vie de son amour pour la solitude, saisit la fin de ce triennal pour se la procurer; elle fit, pour l'obtenir, des instances si fortes et si vives que les supérieurs et la communauté se virent forcés de s'y rendre, craignant qu'un état si violent, joint à ses infirmités, n'abrégeât des jours que chacun eût voulu prolonger aux dépens des siens propres. Ainsi, en 1665, la mère Agnès fut élue en sa place. Alors cette vénérable mère, qui depuis si longtemps aspiroit au doux repos de Marie, s'y plongea tout entière; et dans les treize années que Dieu la laissa encore sur la terre, sa seule occupation fut la prière et le soin de s'anéantir, et de s'effacer de l'esprit et du cœur de toute créature. Seule avec son Dieu, la mère Marie Madeleine regarda désormais comme son unique affaire la délicieuse occupation de contempler ses ineffables perfections, sans laisser aucune entrée dans son cœur ou dans son esprit aux choses de la terre; en sorte que, lorsqu'il arrivoit que la mère prieure lui venoit rendre compte des affaires de la maison, elle détournoit d'abord le discours pour lui faire entendre qu'elle vouloit être regardée comme un être sans existence.
De combien de faveurs, dans ces secrètes et divines communications, son humilité ne nous a-t-elle pas dérobé la connoissance! Dans les dernières années de sa vie, ne pouvant plus marcher, elle se faisoit porter au chœur pour la messe conventuelle, et y demeuroit jusqu'au réfectoire, service qui lui étoit encore rendu avec zèle par les sœurs à l'heure des vêpres, où elle restoit encore jusqu'à quatre heures, et de là se faisoit conduire à l'hermitage de la Sainte-Vierge ou à quelque autre.
Le moment arrivé qui devoit mettre fin à une si sainte vie, cette vénérable mère fut atteinte d'une fluxion de poitrine et d'une fièvre ardente. Dès les premiers jours, elle comprit que l'époux étoit proche, et demanda à recevoir les sacrements. Elle les reçut de la main de M. l'abbé Pirot, supérieur de ce monastère, dans les dispositions que l'on devoit attendre de cette fidèle épouse de Jésus-Christ. Sa patience, sa douceur, sa mortification jetèrent un nouvel éclat dans les douleurs violentes et aiguës qu'elle porta avec un courage héroïque. Leur excès, loin de ralentir sa ferveur, sembloit l'augmenter; et dans le désir de s'unir à Jésus-Christ encore une fois, elle passa une de ses dernières nuits sans rien prendre pour se procurer ce bonheur; après cette grâce reçue, remplie d'une ferme confiance aux mérites de Jésus-Christ et dans la miséricorde de son Dieu, pleine de foi, d'espérance et de charité, cette âme séraphique alla recevoir la couronne due à tant d'éminentes vertus, le 20 novembre 1679, âgée de quatre-vingt-deux ans.
Un ecclésiastique qui avoit eu longtemps sa confiance, apprenant sa mort, s'écria: «L'âme la plus humble qui fût sur la terre vient de lui être enlevée», ajoutant qu'elle avoit porté cette vertu à un degré presque inimitable.
La mère Agnès de Saint-Michel rapporte ainsi un secours qu'elle reçut de cette sainte défunte: «Me trouvant un soir, après complies, dans une extrême fatigue de corps et d'esprit, je demandois à Notre-Seigneur la grâce de sa sainte volonté et la force d'accomplir ce que l'obéissance m'avoit prescrit, qui me sembloit au-dessus de ma puissance. Mais, entendant sonner matines, je me mis en devoir d'y aller. Alors je vis notre mère Marie Madeleine qui entroit dans le chœur. Sa beauté étoit toute céleste, et sa blancheur avoit un éclat qui n'avoit rien de semblable sur la terre. Je m'avançois pour lui exposer mes besoins; elle me parla avec beaucoup d'amour, mais d'une manière intellectuelle; son regard et l'impression que j'en reçus me consola de telle sorte, que je ne puis l'exprimer. Ensuite elle se mit à genoux, adorant le très Saint-Sacrement avec un respect qui me fit connoître que c'étoit de l'adoration de l'éternité, et j'entendis au fond de mon cœur ces paroles: Il ne faut pas un moment de repos en cette vie. A l'heure même, je me sentis tant de courage et une si grande joie qu'il me sembloit éprouver quelque chose de la béatitude des saints, disposition où je suis encore.» L'on ignore en quel temps ceci est arrivé; mais ce doit être bien peu de temps après le décès de la mère Marie Madeleine, puisque la mère Agnès de Saint-Michel ne lui a survécu que sept mois.
VIII
LA MÈRE AGNÈS, Mlle DE BELLEFONDS
Comme nous l'avons dit, l'abbé Montis a publié une vie de la mère Agnès de Jésus-Maria qu'il a jointe à celle de Mlle d'Épernon, Paris, 1774, in-12. Il n'a fait que transcrire la biographie conservée au couvent de la rue Saint-Jacques, en l'abrégeant et en lui ôtant sa naïveté et son agrément. Cependant comme elle renferme le petit nombre de faits dont se compose la vie de cette grande religieuse, nous y renvoyons, et nous bornons à donner ici un document inédit et précieux, la circulaire que la prieure qui succéda à la mère Agnès, c'est-à-dire la mère Marie du Saint-Sacrement, Mlle de La Thuillerie, adressa à tous les couvents de l'ordre pour leur annoncer la perte que le Carmel venait de faire.
«Jésus † Maria.
«Paix en Jésus-Christ qui veut que nous cherchions uniquement en lui notre consolation dans la grande et amère affliction qu'il a permis qui nous soit arrivée par la mort de notre très chère et très honorée mère Agnès de Jésus-Maria. Nous la pouvons nommer selon l'esprit la fille des saints et des saintes qui ont établi notre ordre en France, et nous pouvons dire aussi avec vérité qu'elle a marché fidèlement sur leurs traces. Notre bienheureux père, monseigneur le cardinal de Bérulle, l'a demandée à Dieu avec instance, auparavant qu'elle-même pensât à s'y donner, et il a eu la consolation de voir l'effet de ses prières, non-seulement par son entrée dans notre maison, mais par toutes les vertus naissantes qui paroissoient déjà en elle. Notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, qui étoit prieure, prit un soin particulier de son éducation, connoissant la grandeur des talents extraordinaires de nature et les dons de grâce tout singuliers que Dieu avoit mis en elle. Quoiqu'elle fût encore fort jeune, étant entrée à dix-sept ans et demi, elle la voyoit avancer à si grands pas dans les voies de Dieu qu'elle disoit qu'elle seroit un jour la mère de la maison. Dieu la disposoit dès lors à en être aussi l'exemple par une profonde humilité qui étoit le fondement de toutes ses autres vertus. Sa principale application étoit de ne jamais parler d'elle-même ni de tout ce qui la regardoit; et quand les autres vouloient mêler quelque chose d'elle dans les conversations, elle avoit toujours l'adresse d'en faire finir promptement le discours. Dieu lui avoit donné un esprit fort au-dessus du commun, un courage ferme, soutenu d'une rare prudence et d'une douceur qui gagnoit les cœurs de tous ceux qui conversoient avec elle. Et cependant, toutes ces grandes qualités qui frappoient les yeux de tout le monde, étoient tellement cachées aux siens par le voile de sa profonde humilité, qu'elle croyoit trouver en elle des défauts tout opposés. Elle ne se sentoit de la grandeur de son esprit que pour agir avec une simplicité chrétienne en toutes choses; et même dans celles de Dieu, les plus élevées, elle gardoit la même conduite, de sorte qu'elle étoit également utile à toutes sortes de personnes, se faisant toute à tous. Personne ne fut jamais plus consultée et n'a donné des conseils plus droits, plus solides, plus saints et plus sages, ni plus dégagés de toute sorte de considérations humaines. Sa charité pour le prochain étoit grande et universelle, elle se donnoit à toutes nos sœurs et désiroit si fort que cette vertu fût établie solidement dans les cœurs, qu'elle disoit sans cesse dans ses dernières années à l'imitation de saint Jean: Mes sœurs, aimons-nous les unes les autres. Elle ne se dénioit pas aux personnes du dehors, dans les occasions où elle les pouvoit aider; et sa compassion particulière pour les pauvres la faisoit entrer dans leurs besoins avec une tendresse qui la portoit à les secourir en tout ce qui pouvoit dépendre d'elle. Il n'y avoit point auprès d'elle d'acception de personne, et si elle en distinguoit quelqu'une dans les offices qu'elle rendoit au prochain, c'étoit pour faire plus de bien à celles à qui il sembloit qu'elle en dût le moins par la conduite qu'elles avoient tenue à son égard. Nous en avons beaucoup d'exemples, et jusqu'à sa mort elle a assisté plusieurs de ces personnes qui étoient dans la nécessité avec une charité qui ne se peut expliquer. Sa ferveur pour la mortification de l'esprit et du corps a commencé dans son noviciat et n'a fini qu'à sa mort. Elle s'étoit fait une si sainte habitude de retrancher à ses sens tout ce qui leur pouvoit donner quelque satisfaction qu'on peut dire qu'elle paroissoit plutôt morte que mortifiée. Nous aurions une infinité d'exemples à donner sur cette matière si nous n'avions peur de la trop allonger. Car si on l'osoit dire, son zèle l'a poussée un peu trop loin sur ce point, parce que dans son âge plus avancé elle se refusoit ordinairement jusqu'aux choses les plus nécessaires. Elle a fait beaucoup de pénitences dans sa jeunesse, encore qu'elle fût d'une complexion fort délicate, comme de grandes veilles au chœur, des disciplines, des ceintures de fer; et elle couchoit assez souvent sur son plancher, ce qu'elle a fait encore quelquefois quatre ans avant sa mort. Elle avoit en éminence l'esprit de piété et une attention à Dieu qui n'étoit presque point interrompue par les affaires que pendant ses charges elle a eues à traiter. Son oraison étoit sublime, solide et simple, tout appliquée à la personne sainte de Jésus-Christ et de ses mystères, ne songeant qu'à travailler pour se conformer à ce divin modèle sur lequel on peut dire qu'elle avoit formé sa conduite, autant que le peut une créature. Une personne de grande piété et de grandes lumières nous a dit il y a quelques années que l'égalité extraordinaire qui paroissoit en elle, venoit de l'union qu'elle avoit avec Celui qui ne change jamais. Sa dévotion à la sainte Vierge étoit fort singulière: elle avoit recours à elle comme à sa mère dans tous ses besoins, elle honoroit particulièrement sa bénignité et nous avons toujours cru qu'elle en avoit reçu de Dieu une participation qu'elle témoignoit en toutes rencontres à celles qui avoient l'avantage de lui parler, et il est vrai qu'on ne l'approchoit point qu'on ne ressentit quelque désir de se renouveler dans la vertu et la piété. Je suis incapable, ma chère mère, de vous exprimer à quel point alloit son profond respect pour tout ce que l'Église ordonne, pour ses dévotions qui étoient la règle des siennes, et enfin sa vénération pour toutes les choses saintes. Nous ne pouvons nommer ici tous les saints auxquels elle avoit une particulière dévotion, le nombre en étant trop grand; nous marquerons seulement que notre père saint Joseph, sainte Madeleine, notre mère sainte Thérèse, et tous les saints et saintes qui ont conversé avec Notre-Seigneur Jésus-Christ y tenoient le premier rang. Cette chère mère a été mise dans les charges fort jeune parce que sa capacité et sa vertu l'en rendoient dès lors très digne, et elle s'en acquitta avec un succès qui a répondu à l'espérance qu'on en avoit conçue. Pendant trente-deux ans qu'elle a été prieure et sous-prieure à diverses fois, Dieu a tellement répandu ses bénédictions sur sa conduite qu'elle a été également respectée et aimée, ses filles la regardant comme un modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Vous savez, ma chère mère, le zèle ardent qu'elle a eu de servir tout notre ordre, qu'elle ne s'y est point épargnée, et qu'elle n'a jamais séparé les intérêts de nos maisons d'avec les nôtres propres. Son zèle pour la régularité étoit fervent et appliqué, et dans les plus petites choses comme dans les plus grandes, elle n'a jamais manqué à l'accomplissement d'aucunes. Elle a eu, ainsi que nos autres mères, des occasions de le mettre en pratique, dont il suffit de vous en marquer une ici: c'est, ma très chère mère, qu'il y a peu d'années qu'une personne de grande piété et de grande naissance lui voulut donner cent mille francs pour avoir quelquefois l'entrée dans la maison. Cette chère mère, si désintéressée et si régulière, ne voulut point les accepter pour ne rien faire qui pût porter au relâchement. Sa pauvreté et son dégagement ont été au delà de ce que nous vous en pourrions représenter, et pour ce qui étoit de sa personne elle choisissoit toujours le plus grossier et le plus pauvre; nous lui avons vu porter une robe vingt-deux ans. Elle ne se dispensoit jamais des observances communes, soit qu'elle fût en charge ou qu'elle n'y fût pas, et son assiduité aux heures de communauté et aux offices du chœur étoit si grande que plusieurs de nos mères des autres couvents passant par ici, en étoient dans l'étonnement. Sa patience a paru dans toutes les occasions, soit dans les contradictions qu'elle a eues quelque fois à porter de la part du dehors, soit dans les grandes et longues maladies qu'elle a eues en divers temps; jamais elle ne se plaignoit; à peine pouvoit-on tirer de sa bouche la vérité de ce qu'elle souffroit, son visage étant toujours riant et tranquille; pour elle, elle ne cherchoit qu'à consoler les autres, qu'elle voyoit touchés de ses maux; elle avoit sans cesse dans la bouche comme dans le cœur: «Que la volonté de Dieu soit faite!» et autant qu'il lui étoit possible, elle donnoit toujours l'espérance qu'elle seroit bientôt guérie à celles qui l'approchoient pour les détourner de l'attention à son état. Dieu lui a conservé son esprit tout entier dans un corps assez sain et lui a donné une heureuse vieillesse qui, comme celle de David, sembloit se renouveler par l'abondante miséricorde du Seigneur, n'ayant senti aucune des infirmités d'un âge aussi avancé; son extérieur même la faisoit paroître plus jeune de vingt-cinq ou trente ans qu'elle n'étoit. Cependant, elle se disposoit à son dernier passage qu'elle croyoit proche, par une nouvelle ferveur et une application particulière à toutes les vertus. Sa dernière maladie a commencé la nuit du jeudi au vendredi 21 de ce mois, par une espèce de dyssenterie qui la mit d'abord très bas, et qui fut accompagnée de la fièvre. Le médecin la jugea dangereusement malade, et le samedi au soir on trouva à propos de lui donner le saint viatique. Lorsque je lui en portai la nouvelle, elle joignit les mains pour s'élever à Dieu, et me dit: «Très volontiers, ce m'est trop d'honneur et de grâce.» Et elle ajouta en frappant sa poitrine: «Je ne la mérite pas. Ah! quelle joie! Je vous en remercie très humblement.» Et de ce moment-là, elle ne songea plus qu'à s'y disposer. Elle fit cette action avec sa ferveur ordinaire, et un respect qui édifia toute la communauté. Elle avoit une ardente dévotion pour Notre-Seigneur Jésus-Christ au Saint-Sacrement, et il y avoit plus de trente ans que, par l'ordre de nos supérieurs, elle communioit presque tous les jours avec une préparation toujours nouvelle, s'appliquant à éviter les moindres fautes et à ne perdre aucune occasion de pratiquer les vertus. Le mal augmentant beaucoup le lundi matin, nous eûmes encore la douleur d'être obligée de lui dire qu'il lui falloit donner l'extrême-onction: elle nous reçut en la même manière et avec la même tranquillité et reconnoissance qu'elle avoit fait pour le saint viatique, ayant toujours son âme en ses mains, prête à la rendre au Seigneur, lorsqu'il la lui demanderoit. Elle voulut voir dans le Manuel les prières de ce dernier sacrement, pour se renouveler dans les dispositions que l'Église demande des personnes qui le reçoivent, et ne quitta ce livre que lorsqu'on fit les onctions. Elle répondit toujours aux prières avec les sœurs qui, hors les temps de l'office, passèrent presque tout le jour en prières auprès d'elle; la sainte malade de son côté disoit de temps en temps des versets, des psaumes et des paroles de l'Écriture selon sa dévotion; elle avoit une grande application à quelques versets de la prose des morts qu'elle avoit écrits auprès de son lit pour lui être répétés à sa mort. Le premier est: Quid sum miser tunc dicturus, etc.; le second: Rex tremendæ majestatis; et le troisième Recordare Jesu, pie; le quatrième Quærens me sedisti lassus. Par le premier, elle exprimoit son humble contrition et les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même; par le second, elle marquoit le profond respect qu'elle avoit pour la majesté et la sainteté de Dieu, n'espérant de salut que par sa miséricorde; par le troisième, elle s'adressoit à Jésus-Christ pour lui demander par ses propres mérites, auxquels elle mettoit toute sa confiance, la grâce de n'être jamais séparée de lui, et dans le quatrième elle le prioit que, puisqu'il avoit bien voulu par sa bonté se lasser en la cherchant et subir la mort pour la sauver, tant de travaux ne lui fussent pas inutiles. On lui répéta ses prières selon son désir, plus de douze fois dans la journée, et elle les prononça tout bas à chaque fois tant que Dieu lui conserva la parole; quand elle l'eut perdue qui ne fut que demi-heure devant sa mort, elle fit encore des signes qui montroient la liberté de son esprit. Elle l'a rendu à Dieu dans une grande paix aujourd'hui, à huit heures du soir, âgée de quatre-vingts ans et deux mois, en ayant passé soixante-deux et huit mois dans la religion. Pendant son agonie et après sa mort, son visage demeura beau comme seroit celui d'un ange, ne paroissant pas le quart de son âge, ce que les séculiers mêmes ont remarqué lorsqu'elle étoit exposée à la grille. Vous pouvez juger, ma chère mère, quelle douleur nous avons eue toutes de perdre une si sainte et si admirable mère, étant comme impossible de retrouver jamais en une même personne tant d'élévation d'esprit avec tant de simplicité, tant de grandeur d'âme avec tant de modestie, tant de régularité avec un si grand dégagement, et tant d'exactitude avec une si grande douceur; c'est ce que nous avons vu pendant trente-neuf années que nous avons eu la bénédiction d'être avec elle. Selon les intentions de notre chère mère, nous vous demandons pour elle, avec la charité ordinaire de l'ordre et la communion de votre sainte communauté, une grande part en vos saintes prières; elle nous a ordonné de lui en procurer le plus que nous pourrions. Nous osons vous demander la même grâce pour nous qui sommes vivement touchée de notre perte, et très véritablement en Notre-Seigneur, ma très chère mère,
Votre très humble et très obéissante sœur et servante,
Sœur Marie du Saint-Sacrement,
Religieuse Carmélite indigne.
De Paris, en notre premier couvent, ce 24 septembre (1691).»
NOTES DU CHAPITRE II
MADEMOISELLE DU VIGEAN, SŒUR MARTHE DE JÉSUS
A tous les renseignements que nous avons pris plaisir à rassembler sur cette aimable personne, nous voulons joindre ici plusieurs pièces qui ne pouvaient trouver place dans le cours de notre récit.
Il ne serait pas impossible de retrouver quelque portrait de Mlle Du Vigean. Segrais dit dans ses Anecdotes, p. 8: «Mademoiselle m'a fait voir à Saint-Fargeau, dans son cabinet, un tableau où elle étoit représentée en Grâce entre Mlle Du Vigean et Mme de Montbazon.»
Segrais, ibid., p. 20, raconte une anecdote à laquelle il ne faut ajouter aucune foi: «Mme de Chevreuse, qui étoit une conteuse, m'a dit qu'elle avoit été cause de l'emprisonnement de M. le Prince. Cela arriva pour un rien: Monsieur aimoit Mlle Du Vigean, qui n'avoit pas beaucoup d'esprit, et Monsieur n'en étoit pas jaloux[569]; Mme la Princesse (douairière), qui craignoit qu'on ne se servît d'elle (Mlle Du Vigean) pour désunir Monsieur d'avec M. le Prince, avec lequel il fut de très bonne intelligence l'espace de six ans pendant la régence, la fit enlever imprudemment et conduire aux Carmélites, de quoi Monsieur fut outré au dernier point. Mme de Chevreuse, qui s'en aperçut dans un entretien qu'elle avoit eu avec lui, en parla à M. le cardinal Mazarin et lui dit que la cour pourroit tirer avantage de sa colère, et que c'étoit une occasion dont on pourroit peut-être profiter pour le détacher d'avec M. le Prince.» Il n'y a pas même en tout cela une ombre de vraisemblance. D'abord les Mémoires de Segrais sont fort mal imprimés et fourmillent de fautes; ou Segrais, pur homme de lettres, n'aura pas compris ce que lui aura dit Mme de Chevreuse. 1o Il est bien vrai que c'est Mme de Chevreuse, ainsi que Mme d'Aiguillon, qui donna à Mazarin, en 1650, le conseil d'arrêter Condé; mais il est certain qu'en ce temps-là Mlle Du Vigean avait déjà fait profession, étant entrée aux Carmélites en 1647. 2o Nul document imprimé ou manuscrit à nous connu ne parle de l'amour de Monsieur pour la jeune Du Vigean, que l'on confond peut-être avec Mlle de Saujon, dont en effet Monsieur devint très amoureux et qui entra quelque temps aux Carmélites, d'où elle sortit assez vite, comme on le peut voir dans les Mémoires de Mademoiselle. 3o Segrais est le seul qui dise que Mlle Du Vigean n'avait pas beaucoup d'esprit. Il n'en pouvait rien savoir, n'ayant pas vécu dans cette société; il n'a connu que celle de Mademoiselle et de Mme de La Fayette. Loin de là, Mlle Du Vigean avait une assez grande réputation d'esprit. Elle est dans le Dictionnaire des Précieuses sous le nom de Valérie. «C'est, dit Saumaize en 1661, une précieuse ancienne des plus illustres du temps de Valère (Voiture).» Nous tirons des papiers de Conrart, in-4o, t. XVII, p. 577, la lettre suivante ni datée ni signée, mais qui pourrait bien être de Mme de Sablé, ou de Mlle de Rambouillet, ou de quelque autre dame de l'illustre hôtel, où l'on parle avec éloge des lettres que Mlle Du Vigean écrivait: