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Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville

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«Ce 23 février 1685.

«... Je veux vous dire l'histoire de ma sœur Marguerite de Saint-Augustin des Carmélites qu'elle me conta l'autre jour; ce sera pour vous un petit divertissement... Cette bonne religieuse me conta donc qu'elle avoit été élevée depuis sa naissance jusqu'à seize ou dix-sept ans chez Mme de Belfond, sa grand'mère, qui étoit à la cour d'Angleterre, M. et Mme Stuart, son père et sa mère, demeurant toujours en Écosse, qui étoit leur pays. Mme de Belfond étant morte, et ayant fait Mlle Stuart son héritière, son père et sa mère lui mandèrent qu'il falloit qu'elle retournât en Écosse, son pays. Elle, qui aimoit la cour et son plaisir, n'y vouloit point aller; de sorte qu'elle leur manda que s'ils ne venoient eux-mêmes la querir, elle ne s'en iroit point assurément, d'autant plus que le Roi l'aidoit dans le désir qu'elle avoit de ne point quitter la cour. Ils vinrent donc à l'ordre, dont Mlle Stuart fut fort surprise, et ne vouloit point absolument les suivre. Elle se conseilla de quelques personnes, dont les uns lui dirent qu'il falloit qu'elle se cachât chez quelques-uns de ses amis, et d'autres qu'il falloit qu'elle s'enfuît en France pour trois ou quatre mois, en attendant que son père et sa mère, ne voyant plus d'espérance qu'elle revînt, s'en allassent en Écosse. Ce fut le ridicule parti qu'elle prit, et, étant obligée de se servir de plusieurs personnes pour les mesures qu'elle avoit à prendre pour y réussir, il y eut un de ceux-là qui la trahit, et le dit à sa mère, de sorte que le lui ayant témoigné, elle n'en demeura pas d'accord. Cependant la mère ne s'y fioit pas, et elle la faisoit garder à vue. Après quelque temps, elle ménagea une occasion de se faire prier à un baptême, lorsque tout fut prêt à son évasion. Sa mère, qui ne pouvoit y aller avec elle, lui donna une dame de ses parentes pour l'y accompagner. Elle la corrompit en lui donnant un collier de perles qu'elle avoit de la succession de sa grand'mère, qui lui avoit laissé beaucoup de pierreries, et elle s'en alla au baptême avec elle et deux demoiselles à elle, et aussi une demoiselle et une femme de chambre, qui avoient le mot pour la suivre, j'entends ces deux dernières seulement et aussi un valet de chambre à elle, qui savoit tous les chemins, et qui la devoit accompagner en France. Tout cela s'en alla au baptême dans un carrosse à elle, car elle tenoit sa maison depuis la mort de sa grand'mère. Après le baptême, elle mena la dame, sa parente, dans une promenade publique, et lui dit seulement qu'elle s'en alloit dans son carrosse faire une visite chez une personne que sa mère ne vouloit pas qu'elle vît, car elle ne l'avoit corrompue que pour cela, ne lui ayant pas fait confidence de son dessein, et le collier ne fut donné que sous le prétexte de la visite. Elle la pria de l'attendre dans ce jardin; elle dit aussi à ses deux demoiselles qu'elles fissent la même chose. Elles, qui n'étoient pas si bien payées, ne le vouloient point; mais elle leur dit que si elles ne le faisoient de bonne grâce, elle les y contraindroit. Elles n'osèrent donc résister, de sorte que n'ayant que ceux qui lui étoient sûrs, elle se fit conduire à un passage de la rivière pour passer de l'autre côté de l'eau, où un carrosse et des relais l'attendoient, et ordonna à son cocher de ne retourner prendre les dames à la promenade qu'à neuf heures du soir. Il n'étoit que quatre heures quand elle eut passé la rivière. Elle alla par des chemins fort détournés, que le valet de chambre savoit fort bien, jusqu'à ce qu'elle fût à un port de mer fort reculé et peu fréquenté, de peur qu'on n'envoyât après elle. Quand elle fut à Dieppe, elle s'en alla chez les huguenots, pour qui elle avoit des recommandations, et, depuis Dieppe jusqu'à Rouen, elle alla toujours de calvinistes en calvinistes. Elle se fit service d'argent et de pierreries pour ses besoins. Quand elle fut à Rouen, elle prit un carrosse pour aller à Paris, et joignit par hasard le carrosse public, où les personnes qui y étoient la firent mettre, parce qu'il y avoit un certain homme, qui l'avoit jointe, qui l'embarrassoit. Il se rencontra dans ce carrosse une personne qui connoissoit Mlle de Montalais, et, ayant su qui elle étoit, elle lui offrit de lui faire faire connoissance avec elle, dont elle fut fort aise, ayant été à feu Madame. Quand elle fut à Paris, Mlle de Montalais l'alla voir et lui offrit d'aller demeurer chez elle. Mlle Stuart l'accepta volontiers, et elle s'adressa aussi à M. le milord Montague, ou autrement l'abbé de Montague, pour lequel elle avoit pris des lettres de deux nièces qu'il avoit à Londres. L'abbé de Montague reconnut bien les lettres; cependant il ne put pas se résoudre de s'y fier qu'il ne leur eût écrit, après quoi il la vint voir et lui promit tous ses soins et assistances, dont la principale fut pour la religion, à quoi il s'appliquoit extrêmement, lui en parlant toutes les fois qu'il l'alloit voir. Mlle de Montalais lui en parloit aussi sans cesse. Enfin elle s'en ennuya et lui dit un jour qu'elle étoit assez fatiguée d'essuyer toutes les exhortations de l'abbé de Montague sans les siennes, et qu'elle la prioit de ne lui plus parler de religion, ce que Mlle de Montalais lui promit. Durant ce temps, le père et la mère témoignoient leur colère, et faisoient tout ce qu'ils pouvoient pour la faire revenir; mais elle se moquoit de cela aussi bien que des sermons de l'abbé de Montague. Enfin je crois, après quatre ou cinq mois, un dimanche, Mlle de Montalais entra dans sa chambre, et lui dit que quoiqu'elle lui eût promis de ne lui plus parler de religion, elle ne pouvoit s'empêcher de lire ce qu'elle lui montroit, qui étoit le sixième chapitre de saint Jean, et celui de saint Paul aux Corinthiens, où il est dit que quiconque mange ce pain et boit ce calice indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne faisant pas le discernement qu'il doit du corps du Seigneur. Ces paroles furent pour elle une lumière qui l'éclaira tout d'un coup, et lui firent connoître la vérité, comme si on eût ôté un voile de devant ses yeux. Le mot de discernement lui parut invincible, de sorte que ne pouvant y résister, elle dit à Mlle de Montalais que si ce passage n'étoit point falsifié, elle demeureroit d'accord qu'il étoit bien fort, et elle alla sur-le-champ querir son Nouveau Testament, qui étoit de Charenton, où ayant trouvé ce passage tout semblable, elle demeura dans un étonnement extrême de l'avoir lu peut-être cinquante fois sans y avoir fait de réflexion. Mais ne voulant pas, par une petite vanité, dire tout d'un coup qu'elle étoit catholique sur une si petite lecture, elle demanda une dispute, ce qu'on lui accorda, entre un ministre anglais et un homme de chez l'ambassadeur d'Angleterre, d'un côté; et de l'autre, le Père Goffre de l'Oratoire et M. de Montague. Ils parlèrent d'abord de quelques articles, comme du purgatoire, de l'invocation des saints, de la confession, etc., dont elle fut fort satisfaite. Mais quand les hérétiques voulurent commencer à parler de l'eucharistie, alors elle se trouva si fortement convaincue qu'il lui fut impossible de supporter qu'on parlât contre; de sorte qu'elle leur imposa silence, en leur disant que pour cet article-là elle en étoit entièrement persuadée et qu'il n'en falloit pas parler; et, se levant, elle se déclara catholique. Cela étant fait, elle demanda qu'on l'instruisît, et sentoit, à ce qu'elle dit, ce que c'est que d'avoir faim et soif de la justice, par le désir qu'elle avoit d'apprendre les vérités de la religion. On l'instruisit donc pendant assez longtemps, et puis elle fit son abjuration entre les mains de M. de Paris le jour des Rois de l'année 1676. Après qu'elle l'eut faite, elle se trouva fort embarrassée pour la confession, car elle en connoissoit la conséquence, et elle comprenoit fort bien qu'il ne falloit plus faire les choses dont on s'étoit accusé. Cependant ayant toujours le dessein de retourner à la cour d'Angleterre aussitôt qu'elle sauroit que son père et sa mère seroient retournés en Écosse, elle trouvoit qu'il lui seroit fort inutile de se confesser puisqu'elle alloit être exposée aux mêmes occasions qui lui avoient fait commettre les péchés dont elle devoit se confesser. Cette difficulté lui dura quatre mois entiers, de sorte qu'elle passa les fêtes de Pâques sans satisfaire à son devoir, et sans qu'on pût l'y résoudre. Cependant on la tourmenta si fort que quinze jours après Pâques, elle s'y détermina, et une personne de ses amis lui enseigna son confesseur. Elle y alla. Étant là, elle se trouva fort touchée, en sorte qu'elle pleura beaucoup en se confessant, et elle avoit quelque peine de ce que ceux de sa compagnie la voyoient pleurer, de crainte qu'ils ne crussent qu'elle avoit donc fait quelque grand péché. Le lendemain elle alla communier à Saint-Sulpice avec Mlle de Montalais. Aussitôt qu'elle eut communié, elle se trouva dans une paix, une tranquillité, une consolation et une joie que les paroles ne peuvent, à ce qu'elle dit, en aucune manière exprimer. Après cette première communion, elle retomba dans le même état qu'auparavant, c'est-à-dire qu'elle ne pouvoit plus se résoudre à se confesser, toujours pour les mêmes raisons. Cela dura six mois, durant lesquels on lui fit entendre qu'il étoit à propos que jeune comme elle étoit, elle se mît dans un monastère, ce qu'elle fit volontiers, mais toujours dans la résolution de s'en retourner à la cour d'Angleterre.

Quand elle fut là, elle fit connoissance avec un religieux de Saint-Germain-des-Prés, nommé le Père Bergeret, qui s'attacha beaucoup à l'instruire, et surtout lui fit entendre qu'il ne falloit plus penser à la cour, et que si elle s'en retournoit, il falloit qu'elle se résolût d'aller en Écosse avec M. son père et Mme sa mère. Elle eut bien de la peine à cela, mais enfin elle s'y rendit, et se résolut aussi à se confesser. Elle se mit alors sous la conduite du Père général de l'Oratoire de Sainte-Marthe, à qui elle fit une confession générale bien mieux que la première fois, parce qu'elle avoit plus de connoissance de ce qu'elle faisoit. Dans ce temps-là elle faisoit de bonnes lectures, et elle lut entre autres les Confessions de saint Augustin, qui la touchèrent et lui inspirèrent beaucoup d'éloignement pour le monde et de désir de la retraite, à quoi elle s'adonna davantage qu'elle n'avoit fait jusque-là. Quelque temps s'étant passé ensuite, on commença à tâcher de la persuader de ne plus retourner du tout en son pays, et on lui représenta le danger qu'il y avoit pour elle, non-seulement pour le monde qui est dangereux à tous ceux qui y sont exposés, mais aussi pour sa religion, quoique le désir que son père et sa mère avoient de la faire revenir auprès d'eux les portoit à lui promettre toute sorte de liberté, même jusqu'à lui permettre de mener un prêtre avec elle. Ce fut là une chose qui lui fit bien de la peine, car elle avoit bien de la répugnance à demeurer en France sans bien ni espérance d'en avoir jamais, de sorte qu'on eut bien de la peine à gagner cela sur elle. Cependant Dieu lui fit enfin la grâce de s'y résoudre et de s'abandonner à sa providence. Quelque temps après, les personnes qui prenoient soin d'elle lui proposèrent un mariage avec un homme fort riche, mais qui n'étoit pas de sa condition. Elle ne put s'y résoudre, non pas, dit-elle, par orgueil, à cause de sa naissance, mais parce qu'elle ne se sentoit pas portée au mariage. Elle ne l'étoit pas non plus à la religion, mais elle vouloit demeurer en l'état où elle étoit. On la pressa là-dessus prodigieusement, tous ses amis la condamnoient. Il n'y avoit que le Père de Sainte-Marthe qui ne la condamnoit point, parce qu'il voyoit plus clairement que les autres que ce n'étoit point par un méchant motif qu'elle refusoit cela. Cette persécution dura fort longtemps, après quoi on la laissa en repos; et ensuite, assez longtemps après, s'étant trouvée une nuit du jeudi au vendredi saint qu'elle passa tout entière à l'église devant le Saint-Sacrement, l'année 1678, dans une disposition d'une grande paix, elle disoit en elle-même: Que faudroit-il que je fisse pour passer ma vie en l'état où je suis? Tout d'un coup la pensée lui vint qu'il faudroit qu'elle se fît Carmélite. Cette pensée la jeta dans un trouble inexprimable, parce qu'elle voyoit d'un côté une vie dont elle ne se croyoit pas capable, et que de l'autre elle croyoit que le sentiment qu'elle en avoit étoit une marque de la volonté de Dieu. Cela lui ôta toute la dévotion qu'elle avoit, et il ne lui resta que le trouble, qui étoit terrible. Elle demeura dans cet état jusqu'au mardi de Pâques, qu'étant à la messe, toujours dans le trouble, elle ne put s'empêcher de prier Dieu, ou de lui ôter cette pensée d'être Carmélite, ou de la mettre en repos. Après sa prière elle se trouva tout d'un coup dans une paix très grande, et il ne lui resta qu'une envie très forte d'être Carmélite, qui ne l'a plus quittée depuis. Elle la communiqua au Père de Sainte-Marthe qui l'approuva, supposé qu'elle eût la force de soutenir cette vie; ensuite elle en parla à Mlle de Montalais qui fut extraordinairement surprise, et qui la pria de demeurer un an sans exécuter cette résolution, tant pour s'éprouver, que pour lui donner le temps de se résoudre à se séparer d'elle. Elle lui donna ce temps-là, durant lequel le Père de Sainte-Marthe alla aux Carmélites en parler, et on l'accepta très volontiers. Elle y alloit aussi elle-même souvent, et y entroit quelquefois. Enfin au bout de l'année elle y entra tout à fait, et s'y fit religieuse.

Voilà l'histoire de cette bonne religieuse. Je vous prie de la garder, car je pourrois en oublier bien des circonstances, qui sont bonnes à savoir. Elle conte cela avec une simplicité et une reconnoissance qui donne de la joie, et je vous assure que j'ai eu bien de la consolation de faire connoissance avec elle. Je la cultiverai, etc.»

IV

INVENTAIRE DES OBJETS D'ART QUI ÉTAIENT AU GRAND COUVENT DES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES, AVANT LA DESTRUCTION DE CE COUVENT EN 1793.

Ainsi que nous l'avons dit ailleurs[525], les couvents et les églises étaient, dans l'ancienne France, de véritables musées populaires. Rien d'arbitraire alors dans la destination des ouvrages d'art, ni par conséquent dans le choix des sujets représentés; et il en résultait cet avantage que les artistes cherchaient avant tout l'expression, qui ne pouvait leur être imposée et où ils mettaient leur génie; car les accessoires et en quelque sorte la scène extérieure étaient rigoureusement déterminés par les convenances souveraines du sujet, du lieu, de l'usage, sous les auspices d'une autorité qui ne pouvait, sans trahir des devoirs sacrés, laisser une trop grande part à la fantaisie. La sainte maison où travaillaient les artistes, l'effet moral qu'on leur demandait de produire sur l'âme des fidèles parlait à la leur, et guidait leur ciseau ou leur pinceau. A Paris, au XVIIe siècle, les Chartreux, Notre-Dame, Saint-Gervais, Saint-Germain-l'Auxerrois, les Célestins, les Minimes, les Jésuites de la rue Saint-Antoine, le Val-de-Grâce, Port-Royal, ont exercé et inspiré le Poussin, le Sueur, Lebrun, Champagne, Mignard, Sarasin et les Anguier, tout autant que le Louvre et les palais de la royauté et de l'aristocratie. Le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques est un des principaux asiles que la religion ouvrit aux arts à cette grande époque, et il y aurait plus d'un genre d'intérêt à rechercher les divers ouvrages, soit de peinture, soit de sculpture, que ce couvent célèbre renfermait, avant que des insensés l'eussent profané, dépouillé, détruit.

Malingre, dans les Antiquités de la ville de Paris, in-folio, p. 502 et 503, nous donne la première idée des richesses d'art que les Carmélites du faubourg Saint-Jacques, fondées en 1602, possédaient déjà en 1640, mais il nous laisse ignorer entièrement les noms des artistes français qui avaient été employés. Il est étrange que Sauval, dans sa savante Histoire des antiquités de la ville de Paris, n'ait consacré que deux lignes aux Carmélites, t. II, p. 80. Brice, dans sa Description de la ville de Paris, depuis la première édition de 1685 jusqu'à la dernière de 1725, nous fait connaître à quel état de splendeur était parvenu le monastère des Carmélites à la fin du XVIIe siècle. Le Voyage pittoresque de Paris, par d'Argenville, seconde édition, 1752, ajoute plus d'un renseignement nouveau. La dernière et la plus ample description que nous connaissions est celle des Curiosités de Paris, de Versailles, de Marly, etc., édition de 1771, t. I, p. 459-463: les différents traits en sont empruntés à d'Argenville et à Brice.

Tous ces témoignages sont bien surpassés, et pour l'étendue et pour la précision et pour l'absolue certitude, par un document inédit que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs.

Lorsqu'en 1793 la tempête révolutionnaire s'abattit sur les Carmélites et renversa de fond en comble l'église sur la voûte de laquelle était le fameux crucifix de Philippe de Champagne[526], on enleva les tableaux et les sculptures, et on les transporta dans l'église des Petits-Augustins devenue le dépôt provisoire des objets d'art du département de la Seine. On fit alors un inventaire des dépouilles des Carmélites. Cet inventaire a été retrouvé par nous aux Archives nationales parmi les Pièces domaniales relatives aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. Il a été fait avec soin par des experts qui ont quelquefois jugé ce qu'ils décrivaient. Nous y rencontrons tous les objets d'art indiqués par Brice, d'Argenville et l'auteur des Curiosités de Paris. Il est donc certain que les Carmélites n'avaient rien perdu de ce que leur avait donné la piété du grand siècle, et qu'elles en avaient été de fidèles gardiennes; nouvelle preuve de l'heureuse et naturelle alliance de la religion et de l'art. Voici ce document exactement transcrit:

État des tableaux et monuments d'arts et de sciences, provenant des dames Carmélites, rue Saint-Jacques, lesquels ont été déposés au dépôt provisoire établi aux Petits-Augustins.

ÉGLISE.—SCULPTURES.

Maître autel.—Quatre grandes colonnes, marbre noir veiné avec leurs chapiteaux et bases de bronze doré. Deux anges en bronze modelés par Flamen. Un bas-relief en argent avec une frise pour bordure; même matière; le tout modelé par Flamen et représentant l'Annonciation. Les marbres de l'autel sont en noir veiné. Les marches et les rampes qui les accompagnent, même marbre. Quatre colonnes de vert d'Égypte forment la séparation du sanctuaire; elles sont surmontées de chapiteaux et portées par des bases en bronze doré; un Christ en bronze par Sarasin surmonte la grille.

Chapelles.—Deux colonnes de noir veiné garnies de chapiteaux et bases de bronze ornent un des autels. Le cardinal de Bérulle, sculpté de grandeur naturelle en marbre blanc par Sarasin. Son piédestal est orné de deux bas-reliefs faits, dit-on, par Lestocart, son élève[527]. Plusieurs pavés et tombes de marbre noir et blanc. Deux bénitiers et leurs bases en marbre noir veiné.

ÉGLISE.—TABLEAUX.

Sanctuaire.—L'Annonciation de la Vierge, par Guido Reni[528].

Six tableaux de la Vierge, par Philippe Champagne[529].

Les cinq pains, miracle peint par Stella.

Jésus apparaît aux saintes femmes, par Lahyre.

Entrée de Jésus dans Jérusalem, par le même.

La Samaritaine, par Stella.

Le repas de Jésus chez le pharisien, par Lebrun[530].

Jésus servi par les anges, par le même[531].

Chapelle.—Apparition de saint Joseph à sainte Thérèse, par Verdier[532].

Le songe de Joseph, par Champagne.—Panneaux représentant la vie de saint Joseph, par le même.

Saint Joseph trouve son épouse en prière, par J. B. Champagne.

Apparition de la Vierge à un religieux: école de ce maître.

Panneaux peints par Verdier.

Sainte Geneviève en prière, par Lebrun[533].

Panneaux représentant la vie de cette sainte, par Verdier.

La Madeleine repentante connue sous le nom de Mme de La Vallière, peinte par Lebrun[534].

La Madeleine dans le désert, par Houasse[535].

Vestibule d'entrée[536].—Quatre tableaux de divers maîtres ne méritant pas description.

Jésus en jardinier et une apparition: école de Vignon.

Quatre tableaux médiocres.

Chapitre.—Portrait de Mme de La Vallière et celui de Mlle d'Épernon, par de l'Eutef. Un tableau médiocre. Le bon Pasteur; école de Vignon. Saint Michel combat les vices, médiocre. Sainte Marie Égyptienne, par d'Olivet.

Noviciat.—Quatre petits tableaux de la vie de la Vierge, par Houasse.

Un religieux dans un désert, par Lahyre.

Autre religieux dans la même situation, par un élève de Lahyre.

La mort de saint Renaud: école de Champagne. Une Vierge, par Houasse. Jésus au milieu des docteurs: école de Champagne. Un médiocre tableau. Une Annonciation par Lallement.

Escalier.—Apparition de la Vierge à saint François: école de Champagne.

Le Chœur.—La Pentecôte, d'après Lebrun, par Houasse.

Une descente de croix, par le même. Jésus apparaît aux saintes femmes, copie d'après Lahyre. Saint Michel, d'après Raphaël. Sainte Catherine au martyre, par un élève de Lahyre. Trois portraits. L'Annonciation, d'après Guide. Panneaux représentant des anges, etc.

Oratoire.—Quatre tableaux de la vie de Jésus, par Houasse.

Avant-Chœur.—Jésus à la colonne. Une Vierge et Jésus; médiocres. La Visitation de la Vierge, d'après Seb. del Piombo. La sainte Famille, d'après Raphaël. David en prière, par Vignon. La Cananéenne, par Stella. Saint Charles, copié d'après Lebrun.

Galerie.—Jésus délivre le purgatoire: école de Vignon.—Jésus dans le désert: école de Lebrun. Six tableaux peints par des élèves de Vignon. Tête de Jésus; tête de la Madeleine: réclamés.

Chapelle des Saints.—35 reliquaires plaqués, soit en vermeil, argent ou cuivre, ornés de cristaux, lapis et pierres de couleur.—Jésus prêche, par Stella.—Panneaux, éc. de Vignon.—Une sainte Famille, d'après Raphaël.—Tête de Madeleine, par Bloemaërt. Trois devants d'autel peints.—Une Vierge, par Champagne.—Six tableaux par J. B. Champagne.—Jésus couronne sainte Thérèse, par Houasse.

Panneaux peints par le même. Arabesques et cartouches, par le même.—Tête de femme, par Champagne.

Allée de la Reine.—Trois têtes par divers maîtres, dont une représente saint Denis.

Roberie.—La Samaritaine, école de Champagne.—Job sur son fumier, par Lallement.

Salle de la Reine.—Entrée de Jésus à Jérusalem. La Cananéenne.—Un Sauveur du monde.—La Pentecôte et l'Ascension. Ces six tableaux sont de l'école de Champagne. Plusieurs médiocres tableaux.

Chauffoir.—Les douze apôtres, têtes colossales, par J. B. Champagne.

Dortoir.—Jésus servi par les anges, éc. de Vignon.

Parloir de la Supérieure.—Un dessus de porte, éc. de Champagne.—Un Calvaire, médiocre copie. Une Adoration des bergers, par Annibal Carrache.

Petites Chapelles.—Jésus enfant. Six tableaux de la vie de saint Jean, et arabesques médiocres.

Chapelles et oratoires.—Jésus apparaît à un religieux, par Houasse. Quatre petits tableaux de la passion de Jésus, par le même.—Saint Pierre éveille Jésus, par Vignon. Six médiocres tableaux. Deux petites copies d'après Carrache. Six autres médiocres tableaux.

La Vierge portée par des anges, par Houasse.—Six panneaux de la vie de la Vierge, par le même. Douze autres panneaux, arabesques, etc., par le même. Plafond, par le même.

Autres panneaux, grisailles, par le même.

Jésus au jardin des Oliviers, dans le goût de Verdier. Neuf tableaux de la vie de Jésus, par le même. Un Christ entouré d'anges, par Lequesnoy. Plusieurs têtes médiocrement peintes représentant des Vierges.

Le sommeil de Joseph, par Houasse. Huit panneaux, par le même. Six grands mauvais tableaux; douze mauvais paysages.

Jardin, Oratoire.—Dix tableaux peints sur bois, par Champagne, représentant la vie de Jésus. Six panneaux et plafond par le même.

Tous les objets portés dans cet inventaire subsistaient donc au commencement de notre siècle. Depuis, que sont-ils devenus? Parmi les sculptures, le Christ en bronze, qui surmontait la grille du chœur, chef-d'œuvre de Sarasin, a péri ou du moins a disparu, ainsi que les anges en bronze et le bas-relief en argent de Flamen. Nous ignorons où sont allées les belles et précieuses colonnes. Le musée des Petits-Augustins a longtemps conservé la belle statue en marbre blanc du cardinal de Bérulle, de la même main qui a fait le mausolée d'Henri de Bourbon et les cariatides de la cour du Louvre. Elle est décrite page 57 du tome V du Musée des monuments français, en l'année 1806; et le catalogue du Musée royal des monuments français de 1815 atteste, p. 95, que cette statue y était encore dans les premières années de la restauration. Quant aux tableaux, il serait fort curieux de rechercher et de suivre leur destinée. On le pourrait pour quelques-uns. La fameuse Madeleine de Lebrun, après avoir été sous l'empire transportée dans la galerie de Versailles, «le seul lieu du monde, dit éloquemment M. Quatremère de Quincy, qui ne devait jamais la revoir,» est aujourd'hui au musée du Louvre, avec le Jésus servi dans le désert par les anges, ainsi que l'Apparition de Jésus aux saintes femmes, de Lahire, et l'Entrée de Jésus dans Jérusalem, tableau du même artiste que le livret attribue mal à propos à Lebrun. Mais au lieu de nous engager dans ces recherches difficiles, nous aimons mieux donner ici une pièce intéressante que nous devons à la bienveillance des aimables et saintes femmes qui ont ranimé la tradition du Carmel, et se sont bâti une humble demeure parmi les débris de l'ancien et magnifique couvent. A notre prière, elles ont bien voulu dresser un état contenant les objets d'art qu'elles avaient sauvés en 1793, par divers pieux moyens, et qui ne sont pas portés dans l'inventaire des Archives nationales, et quelques autres encore, en bien petit nombre, que depuis elles ont pu recouvrer.

SCULPTURES.

«La statue de saint Denis qui était autrefois dans la chapelle souterraine qui portait son nom.

«Une statue de la sainte Vierge, appelée Reine des anges, et représentée son sceptre à la main.

«Une statue fort ancienne représentant la sainte Vierge assise avec Jésus enfant, autrefois au noviciat, et maintenant placée à l'avant-chœur des religieuses.

«Un buste du cardinal de Bérulle.

«La statue en marbre du même cardinal, par Sarasin, avec les bas-reliefs de Lestocart, celle même qui était encore au musée des Petits-Augustins en 1815. Dans la dispersion des monuments de ce musée, elle fut achetée par une dame de Bérulle, petite-nièce du cardinal, laquelle en fit don aux nouvelles Carmélites de la rue Saint-Jacques[537].

PEINTURES.

«Un portrait peint sur pierre de la sainte Vierge tenant l'enfant Jésus. Cette peinture est fort ancienne, et une tradition la fait remonter à saint Luc lui-même, et la fait apporter en Gaule par saint Denis, qui l'aurait laissée dans la cave souterraine où il se réfugiait pour éviter la persécution.

«Deux tableaux sur bois attribués à Lebrun. L'un représente sainte Thérèse priant pour les âmes détenues en purgatoire, et voyant plusieurs d'entre elles sortir de ce lieu d'expiation et s'élever vers le ciel. L'autre représente la même sainte en oraison: un séraphin lui perce le cœur d'un dard enflammé.

«Un tableau beaucoup plus ancien représente le même sujet; on ignore le nom de l'artiste.

«Dans le sanctuaire de l'église actuelle, près de la grille du chœur, est un grand tableau de Lebrun: Jésus-Christ apparaissant à la mère Anne de Jésus, carmélite espagnole, disciple de sainte Thérèse, et à la mère Anne de Saint-Barthélemy, leur prédisant à l'une et à l'autre la fondation de l'ordre en France, et leur apprenant que sa volonté était qu'elles y fussent envoyées.

«Deux portraits de Mlle d'Épernon, sœur Anne Marie[538].

«Un portrait de Mme de La Vallière, sœur Louise de la Miséricorde, de Mignard ou d'un de ses élèves.

«Mlle de Bains, la mère Marie Madeleine de Jésus[539].

«Un portrait de Mme de Bréauté, la mère Marie de Jésus[540].

«Plusieurs portraits de Mlle de Fontaines, la vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du grand couvent[541].

«Un portrait de Mlle de Bellefond, la mère Agnès de Jésus-Maria[542].

«La sœur Catherine de Jésus en extase[543].

«Un portrait de Mlle Langeron de Maulevrier, la mère Anne Thérèse de Saint-Augustin, portrait attribué à Largillière[544]

Les Carmélites n'ont plus aujourd'hui aucun des magnifiques reliquaires qu'elles possédaient avant la révolution, et qui leur venaient en grande partie de Marie de Médicis. En 1793, ils furent enlevés et fondus. Voilà pourquoi ils ne sont pas portés dans l'inventaire des Archives. Parmi ces reliquaires il y en avait un où était déposé le cœur du cardinal de Bérulle; il eut le même sort que tous les autres. Mais les bonnes religieuses sauvèrent le cœur de leur premier et vénéré supérieur, et elles le conservent précieusement enchâssé dans une boîte d'argent, présent de cette même petite-nièce de Bérulle, qui leur a donné aussi, après l'avoir rachetée, la statue de son grand-oncle.

Ces dames nous assurent qu'elles possédèrent autrefois bien des objets d'art que Brice et d'Argenville n'ont pu connaître et décrire, parce qu'ils étaient dans l'intérieur de la maison, et qui ne se retrouvent point non plus dans l'inventaire des Archives. Elles citent plusieurs peintures alors fort estimées: un Saint François de Paule, de Simon Vouet; quatre tableaux entourés d'arabesques dorées, du même artiste: 1o l'Apparition des Anges après l'Ascension; 2o David avec l'ange qui répand le fléau de la peste; 3o Tobie tirant le poisson de l'eau; 4o Zacharie à qui l'ange apparaît; divers tableaux espagnols; une Sainte Catherine de Sienne, de Pietro de Cortone; un Ecce Homo de Carlo Dolce; une Vierge de Sasso Ferrato; un assez bon nombre de miniatures, une entre autres attribuée à Petitot, représentant la princesse de Condé, mère de Mme de Longueville, une des bienfaitrices de l'ordre. Enfin, ces dames nous ont parlé d'une statue en marbre de Girardon, Jésus-Christ ressuscitant, qui était placée dans le jardin avec une Sainte Thérèse et une Madeleine en pierre. Elles nous ont raconté un trait bien frappant du désordre et du gaspillage révolutionnaire. Il y avait aux Carmélites deux tableaux de Lebrun représentant, l'un la Résurrection de Jésus-Christ; l'autre, Jésus-Christ attaché à la colonne du prétoire pour subir la flagellation. Quelqu'un s'en empara, et ils furent retrouvés au commencement de ce siècle chez un marchand de bric-à-brac, reconnus et achetés par la mère Camille, Mme de Soyecourt, prieure des Carmélites de la rue de Vaugirard, et on peut les voir encore aujourd'hui dans l'église extérieure de ce couvent.

De toutes ces pertes, si justement déplorées, une des plus regrettables est assurément l'émail de la princesse de Condé, la belle Charlotte Marguerite de Montmorency. Il est fort douteux qu'on ait détruit un ouvrage de ce prix. Il aura été volé, et probablement il orne aujourd'hui quelque cabinet particulier, comme nous avons vu nous-même, en 1842 ou 1843, sur la cheminée d'un député d'alors, M. Armez, la propre tête de Richelieu, qu'en 1793 on avait coupée, comme celle d'un aristocrate, dans la dévastation de la Sorbonne, et qui, heureusement sauvée, était encore aussi intacte qu'elle avait pu l'être le lendemain de la mort du grand Cardinal.

V

LA MÈRE MADELEINE DE SAINT-JOSEPH

Nous avons dit quelques mots des quatre grandes prieures françaises du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques au XVIIe siècle; nous voudrions ici les faire mieux connaître, et pénétrer davantage dans l'intérieur de la sainte maison, et surtout dans l'âme de ces admirables religieuses. Nous allons donc tirer des archives des Carmélites et rassembler un certain nombre de pièces qui concernent la mère Madeleine de Saint-Joseph; nous donnerons ensuite une vie inédite et détaillée de la mère Marie de Jésus, Mme de Bréauté, avec sa circulaire écrite par Mlle de Bellefond, la mère Agnès de Jésus-Maria; une biographie inédite aussi de cette belle Marie de Bains, en religion la mère Marie Madeleine; enfin la circulaire de la mère Agnès, écrite par la mère Marie du Saint-Sacrement, Mlle de la Thuillerie.

Disons d'abord que les Carmélites possèdent une foule de lettres de la mère Madeleine de Saint-Joseph, adressées à diverses personnes, qui mériteraient d'être publiées et donneraient une bien haute idée de son caractère. Nous avons cité la belle épitaphe qu'elle mit sur le tombeau de son ami, le garde des sceaux, Michel de Marillac; rappelons que c'est elle qui avait écrit la vie de Mlle Nicolas, sœur Catherine de Jésus, imprimée par le cardinal de Bérulle, la Vie de sœur Catherine de Jésus, Paris, 1628.

On connaît la «VIE DE LA MÈRE MADELEINE DE SAINT-JOSEPH, RELIGIEUSE CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE, par un prêtre de l'Oratoire (le P. Senault); Paris, 1655, in-4o.» Il y en a une seconde édition de 1670, avec des augmentations. Dans la préparation de cette seconde édition, l'auteur appliquait, chap. XXVIII, aux visions de la mère de Saint-Joseph ce qu'on dit des visions des bienheureux. Cela excita quelques scrupules. Le P. Senault proposa une correction. On consulta, et ces diverses consultations ont été conservées. Dans le nombre est celle de Bossuet, qui, comme on le sait, fuyait les excès de scrupule et aimait à prendre les bonnes choses du bon côté. Ce billet autographe et inédit nous a paru digne d'être mis au jour. Il n'est pas daté, mais on le peut certainement placer dans le mois de septembre 1667:

«J'ai lu et examiné votre correction. Je ne crois pas que personne y puisse rien trouver à désirer; et pour moi je trouve ce sens très-beau et très véritable et très solide. J'ai vu le passage de saint Augustin, qui parle en effet de la vision bienheureuse: mais il est vrai que l'état de certaines âmes épurées tient de celui de la patrie, et en cette sorte on leur peut appliquer ce qui est écrit des bienheureux. Je ne trouve en cela aucune difficulté.

Bossuet.»

Après la mort du cardinal de Bérulle, Richelieu prit l'ordre des Carmélites et le couvent de la rue Saint-Jacques sous sa protection. La mère Madeleine de Saint-Joseph lui adressa en cette occasion la lettre suivante, que nous avons trouvée aux Archives des affaires étrangères, France, t. LII:

«Monseigneur,

Je supplie Notre-Seigneur Jésus-Christ vous donner sa sainte paix. Ayant su par madame votre nièce l'honneur que vous avez fait à notre ordre, j'ai cru que vous n'auriez point désagréable que je vous remercie très humblement de ce qu'au milieu de notre affliction il vous a plu nous donner votre protection et nous honorer de votre assistance, qui est une grâce qui nous fait demander celle du fils de Dieu pour vous récompenser de ses bénédictions. C'est une obligation que nous avons eue de longtemps, tant pour votre mérite, Monseigneur, et les services que vous rendez à l'Église et au public, que pour nous avoir été très soigneusement recommandé par celui qu'il a plu à Dieu ôter depuis peu de la vie mortelle pour le faire entrer dans son éternité, où je crois que vous aurez grande part à ses prières; et je supplie la divine bonté qu'elles puissent obtenir de lui les grâces que vous désire celle qui est,

Monseigneur,
Votre très humble et très obéissante fille
et servante en Jésus-Christ,
Sœur Madeleine de Saint-Joseph,
Carm. ind.

7 octobre (1629).»

Voici deux lettres qui prouvent quel intérêt prenait en effet Richelieu aux Carmélites, et quel respect il portait à la mère Madeleine de Saint-Joseph. Il s'agissait alors de la prétention qu'eurent un moment les Carmes de gouverner, en France comme en Espagne, les couvents de femmes de l'ordre du Carmel. Les prêtres de l'Oratoire, voisins des Carmélites, avaient aussi élevé quelques difficultés sur une ruelle qui séparait les deux monastères.

Lettre entièrement autographe de Richelieu, avec son cachet intact, provenant du couvent de la rue Saint-Jacques:

«A Madame de Combalet (depuis la duchesse d'Aiguillon[545]).

«Ma nièce, je n'ai point su le particulier de l'affaire dont vous m'écrivez; je m'en informerai soigneusement. Cependant vous assurerez, s'il vous plaît, de ma part, les Carmélites, que je contribuerai tout ce qui dépendra de moi pour empêcher qu'on ne puisse troubler le contentement et le repos dont elles ont joui jusqu'à présent. Je vous promets que les prêtres de l'Oratoire leur serviront en tout ce qui leur sera possible. Je vous écrirai plus amplement sur ce sujet lorsque j'en aurai une plus exacte connoissance. En attendant, assurez ces bonnes âmes de mon affection et de mon service, et croyez que je suis

«Votre très affectionné oncle et serviteur,
«Le Card. de Richelieu.

«Si le petit-fils de madame Bouthillier ne la retient point, je vous attendrai demain toutes deux.—De Bois-le-Vicomte, ce 15 août 1631.»

Autre lettre du Cardinal de Richelieu adressée à la mère Madeleine de Saint-Joseph:

«Ma mère, je prends la plume pour vous dire que le Père Provincial des Carmes déchaussés m'est venu trouver, sur le bruit que l'on fait courre qu'il vouloit rentrer en la direction des Carmélites, et m'a protesté que c'étoit chose à laquelle il n'avoit aucunement pensé et ne penseroit jamais. Je n'ai pas voulu différer à vous en donner avis, afin de mettre votre esprit en repos de ce côté-là, et vous assurer qu'en toutes occasions vous recevrez des effets de la protection qu'il a plu à Sa Sainteté et au Roy que je prenne de votre ordre, comme étant sincèrement, ma Mère, votre très affectionné serviteur.

«Le Cardinal de Richelieu.—De Compiègne, ce 17 sept. 1631.»

Il faut que la mère Madeleine de Saint-Joseph ait été une personne bien extraordinaire pour qu'une religieuse, qui avait été très liée avec elle au couvent de Paris, n'ait pu supporter d'en être séparée, quand on l'envoya sous-prieure à Saintes, et que le P. Gibieuf, de l'Oratoire, ait été obligé d'écrire à cette religieuse la lettre qui suit, pour adoucir son chagrin et relever son courage. On conçoit que l'auteur d'une telle lettre ait été si fort estimé de Descartes:

«Pour la Mère Sous-Prieure de Xaintes.

«Jésus † Maria.

«La grâce de Jésus-Christ Notre-Seigneur soit avec vous pour jamais. J'ai reçu la vôtre qui m'a fait connoître l'exercice que vous portez dans la séparation de la personne à laquelle il a plu à Dieu vous donner une liaison si intime; et je vous dirai que j'ai été touché de votre peine, à laquelle je ne peux penser sans y compatir, vous regardant comme l'enfant sevré de la mamelle, et comme les disciples de Jésus-Christ nouvellement privés de sa présence visible par son ascension au ciel. Le principe de votre peine est très bon, puisque c'est la liaison à cette sainte âme; mais la nature se mêle parmi, et l'esprit malin encore davantage qui essaye de vous inquiéter et de vous affoiblir pour vous rendre inutile, s'il pouvoit, aux fins pour lesquelles vous êtes envoyée. Ne croyez point que vous ne soyez bonne à rien, et que vous serez plutôt à charge qu'à soulagement. Ce n'est pas là l'humilité que Jésus-Christ nous commande d'apprendre de lui: Discite a me quia mitis sum et humilis corde; c'est une fausse humilité dont il se faut donner garde, aussi soigneusement qu'il y a d'obligation de rechercher celle que le fils de Dieu nous apprend. Pour celle-là, l'âme, sous prétexte de se mépriser, se regarde incessamment et s'occupe toujours d'elle-même. Pour celle-ci, l'âme s'oublie elle-même comme n'étant rien, et se retire à Jésus-Christ comme à celui qui est vie et subsistance, lumière et force, et généralement toutes choses. Par celle-là l'âme déchoit; par celle-ci elle s'élève et se fortifie. C'est à quoi je désire que vous tendiez et vous travailliez, et un des moyens que vous devez pratiquer pour cela est de vous lier tous les jours à cette sainte âme dont nous parlons. Ne laissez passer un seul jour sans vous lier à sa grâce et à sa conduite; et lorsque vous vous trouverez plus peinée, unissez-vous à ses dispositions et recourez ainsi à J.-Christ avec elle. Il vous a séparée d'elle selon les sens pour vous y lier davantage en purifiant votre liaison du mélange de la nature, et qu'elle ne soit plus que par grâce. Les liaisons qui entrent dans l'œuvre de Dieu et qui commencent avec le temps en la terre pour être consommées au Ciel dans l'éternité, doivent être telles: c'est son esprit seul qui les fait sans que les sens et la nature y aient part. Depuis, dit saint Paul, que J.-Christ est mort et ressuscité pour nous, nous ne devons plus connoître personne par la fin de notre chair. Et combien que nous ayons, c'est-à-dire les apôtres, pendant que J.-Christ étoit en la terre, autrefois ainsi regardé J.-Christ, nous ne le regardons plus maintenant en cette manière. Toutes choses sont renouvelées. Tout ce qui est du vieil homme est passé, et nous ne sommes en J.-Christ qu'en qualité de nouvelles créatures dont les usages doivent être par-dessus les sens. La nature porte cette nouvelle manière de vie, mais elle n'y entre pas. Je supplie J.-Christ Notre-Seigneur, qui est le principe de cette seconde et nouvelle création, de l'avancer et l'affermir en vous, et vous faire porter en sa force tout ce qu'il faut porter pour cela. Écrivez-moi de temps en temps le progrès de votre disposition et vous assurez que j'aurai toujours un soin très particulier de votre âme, et serai pour jamais en J.-Christ Notre-Seigneur et sa très sainte Mère,

«Votre affectionné à vous servir selon Dieu,
«Gibieuf, prêtre de l'Oratoire de Jésus.

«De Paris, ce 4 février 1634.»

La plus grande affaire qui ait occupé les Carmélites au milieu du XVIIe siècle est celle de la canonisation de la mère Madeleine de Saint-Joseph, morte en 1637. Pour arriver à cet honneur, les Carmélites se donnèrent toutes sortes de mouvements, et firent bien des dépenses. Elles entretinrent un agent à Rome. Il fallait persuader au Saint-Père de nommer une commission dite apostolique, pour connaître des faits, recevoir et apprécier les témoignages. Il fallait donc avant tout recueillir des témoignages, et les avoir les plus nombreux, les plus certains, les plus autorisés. Enfin, il était nécessaire de les faire valoir auprès de Sa Sainteté et de la Congrégation des sacrés rites. De là bien des démarches où les Carmélites s'engagèrent avec une ardeur qui n'est pas, à vrai dire, la chose du monde que nous admirons le plus, car, après tout, Dieu discerne lui-même ses saints, et avec l'argent que coûta cette interminable procédure, on aurait soulagé bien des misères, reçu bien des pauvres novices, et gagné à Dieu bien des âmes. La mère Madeleine de Saint-Joseph fut assez aisément vénérabilisée, c'est-à-dire déclarée vénérable, mais elle ne fut ni canonisée ni même béatifiée; les instances des Carmélites pour obtenir au moins la béatification de leur vénérable mère duraient encore en 1789, quand la tempête révolutionnaire se déchaîna sur tous les établissements religieux, et, en croyant abattre le Carmel français, le ranima dans la persécution, ainsi que l'Église tout entière.

Dès l'année 1637, où mourut la mère Madeleine de Saint-Joseph, on voit les bonnes Carmélites s'agiter un peu, et s'adresser à toutes leurs amies et protectrices pour qu'elles écrivent ou fassent écrire, en leur faveur, au Saint-Père, viennent déposer devant la Commission apostolique ou lui envoient d'authentiques témoignages. La reine Anne, Mademoiselle, la reine d'Angleterre, la reine de Pologne, la princesse de Condé et Mme de Longueville; de grandes dames médiocrement édifiantes, et des personnages plus puissants que pieux, Mazarin et Retz lui-même, interviennent ici: nul moyen humain n'est épargné pour ce qui semble le service de la sainte cause.

Deux lettres autographes écrites par le cardinal de Retz, de Rome, le même jour, à deux religieuses Carmélites:

«Ma chère Sœur (son nom en religion n'est pas indiqué),

«J'ai reçu avec les sentiments que je dois les marques de votre bonté, et je vous supplie de croire que vous n'en sauriez avoir pour personne qui honore davantage toutes les qualités que Dieu a mises en vous. Je considère les sentiments qu'il vous donne pour moi comme une bénédiction très particulière, puisqu'ils me donnent les prières d'une personne aussi bonne que vous, dans lesquelles je puis dire avec beaucoup de vérité que j'ai une confiance très parfaite. Je vous supplie de ne jamais douter que personne ne sera jamais plus parfaitement que moi,

«Ma chère Sœur,
Votre très humble et très affectionné serviteur,
«Le Cardinal de Retz,

«Arch. de Paris.—De Rome, ce 10 avril 1656.»

«A la Révérende Mère sous-prieure des religieuses Carmélites du grand Couvent, à Paris (en 1656, la sous-prieure était Marthe de Jésus, Mlle Du Vigean, que Retz avait dû rencontrer dans le monde).

«Ma chère Sœur,

«Je suis en possession d'être obligé et à votre Ordre et à votre personne, et je vous prie de croire que personne n'aura jamais ni pour l'un ni pour l'autre des sentiments plus véritables et plus parfaits que moi. Je me croirois le plus heureux homme du monde si je pouvois trouver les occasions de vous le faire paroître par quelque service. Je les chercherai ici avec celui qui m'a rendu votre lettre, et en tous lieux je serai également,

«Ma chère Sœur,
«Votre très humble et très affectionné serviteur,
«Le Cardinal de Retz,

«Arch. de Paris.—De Rome, ce 10 avril 1656.»

Dans les Mélanges de Clérambault, t. CXXVI, p. 451, se trouve la copie d'une lettre de Mazarin, du 3 avril 1648, au cardinal Barberini, à Rome, pour le prier d'intercéder en faveur de la béatification de la mère Madeleine de Saint-Joseph. Ibid., p. 455, autre lettre du même, sur le même sujet, au cardinal des Ursins.

Lettre de mademoiselle Claude, première femme de chambre de Madame, Marguerite de Lorraine, deuxième femme de Monsieur, duc d'Orléans, adressée le 21 octobre 1651, à la sœur Thérèse de Jésus, mademoiselle de Remenecour, qui avait été fille d'honneur de son Altesse Royale, et qui était alors novice aux Carmélites. Mademoiselle Claude répond à ce que mademoiselle de Remenecour avait écrit pour obtenir de Madame une lettre de recommandation au Pape, en faveur de la mère Madeleine:

«A Mademoiselle de Remenecour,

«Ma chère Sœur, je prie Notre-Seigneur qu'il vous comble de ses bénédictions. Madame a reçu votre lettre, et aussitôt que sa santé lui permettra d'écrire, elle le fera d'un très grand cœur. Elle vous prie de dire à la Révérende Mère (en 1651 c'était la mère Agnès) que toute la communauté la recommande à cette bienheureuse Mère afin qu'elle prie Notre-Seigneur qu'il lui donne ce qui lui faut pour sa santé ou pour la résignation à sa sainte volonté. Et moi je vous prie de croire que je suis toujours la même que j'ai été de tout temps pour vous rendre service. Excusez le peu de temps qui m'empêche de vous en dire davantage, et croyez que je suis,

«Ma chère Sœur,
«Votre très humble et obéissante servante, etc.

Extrait d'une lettre de Mademoiselle, du 12 décembre 1655, à sœur Thérèse de Jésus, mademoiselle de Remenecour, en lui envoyant la lettre qu'on lui avait demandée pour le Pape:

«Saint-Fargeau, 12 décembre 1655.

«Quoique je n'aie point encore de secrétaire, je n'ai pas voulu attendre qu'il m'en soit venu un pour faire écrire la lettre de Sa Sainteté. Je l'ai fait écrire par le premier venu. Je pense qu'elle ne laisse pas d'être bien. Au moins l'ai-je trouvée comme il faut. Vous la pouvez voir, car il n'y a qu'un cachet volant. Je vous puis bien assurer que je dis très vrai en disant que j'honore la mère Madelaine de Saint-Joseph, et que j'aime l'ordre des Carmélites, car j'ai pour elles les sentiments les plus tendres du monde, et me veux le plus grand mal qui se puisse de n'être point propre à l'être[546].

«Anne Marie Louise d'Orléans.»

Lettres autographes de la reine de Pologne, Louise Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers et de Catherine de Lorraine, et sœur d'Anne de Gonzague, la Palatine.

«A MA CHÈRE SEUR ANNE MARIE DE JÉSUS (Mlle d'Épernon), CARMÉLITE A PARIS.

«Ma chère Seur, je vous puis dire avec vérité que la lettre que vous m'avez écritte m'a infiniment obligée. J'ai eu toute ma vie une inclination particulière pour votre personne, et présentement une grande estime de vos vertus. Vous ne devez point douter que votre considération ne me porte à toutes les choses que vous me témoignerez désirer de moi. Je vous laisse à penser ce que je ferai pour la V. Mère de Saint-Joseph pour laquelle j'ai de très grands sentiments. J'ai mémoire quoique confuse de l'avoir vue; mais je sais qu'elle étoit très intime amie de ma mère, et qu'elle disoit qu'en ses nécessités spirituelles elle alloit sur son cœur, qui est dans votre chapitre, l'entretenir comme si elle eût vécu; tant elles avoient l'une et l'autre de confiance. Avertissez-moi de ce qui sera nécessaire de faire et je suivrai vos désirs entièrement. Je vous conjure de prier Dieu pour moi et pour ce royaume.

M.

23 avril 1654.»

«Ce 10 juillet 1654.

«Vous devez être persuadée que vos lettres me sont toujours très agréables, et que toutes les qualités que vous possédez rendent votre personne et tout ce qui vient d'elle fort estimable. Je n'ai point eu de peine à persuader le Roi mon seigneur d'écrire au Pape; je lui ai fait voir les miracles que Dieu fait par l'intercession de cette bienheureuse Mère, je lui ai dit ce que vous m'en mandez. Il ne reste plus qu'à souhaiter que nos supplications, jointes à tant d'autres, aient la bénédiction nécessaire pour l'accomplissement de cet ouvrage. Je demande à votre Mère prieure (en 1654, c'était Marie Madelaine de Jésus, Mlle de Bains), et à sa sainte communauté des prières particulières pour les nécessités de ce royaume qui a beaucoup d'ennemis, et tous hérétiques et grands persécuteurs de notre religion. J'espère les vôtres en particulier et que vous demanderez miséricorde pour moi.

«Louise Marie.»

Mais les pièces les plus curieuses que possède le couvent des Carmélites sont les attestations et dépositions juridiques faites par-devant la commission apostolique. Ces dépositions sont innombrables. Il y a celles d'une foule de religieuses qui avaient connu la mère Madeleine de Saint-Joseph dans les diverses maisons de l'ordre; et nous avons déjà donné une petite partie de la déposition de la mère Agnès (plus haut, p. 346). Voici les témoignages de la reine Anne, de la princesse de Condé, et d'autres dames de la plus haute condition, qui obligées, avant de déposer, de dire qui elles sont, nous donnent les renseignements les plus précis sur elles-mêmes, et éclairent l'histoire des plus grandes familles de France, ainsi que celle des mœurs au xviie siècle; car toutes ces pièces montrent une foi profonde et sincère, jusque dans des personnes qui ne la mettaient pas toujours en pratique.

Comme on ne pouvait pas faire comparaître la Reine régente devant un tribunal, elle écrivit la lettre suivante signée d'elle, et contre-signée du secrétaire d'État, Servien:

LETTRE DE LA REINE MÈRE AUX CARDINAUX DE LA CONGRÉGATION DES SACRÉS RITES.

«Mes cousins, s'il est vrai que les saints soient les ornements de l'Église et les protecteurs du royaume, vous ne devez pas vous étonner si je fais tant d'instances[547] auprès du saint-siége pour la béatification d'une sainte religieuse qui pendant son vivant a été l'honneur de ce royaume et qui en sera, comme je l'espère, la protectrice après sa mort. Je ne me contente pas de vous solliciter pour elle par mes lettres, mais je me sens obligée de vous rendre compte des lumières particulières que j'ai de son mérite et de sa vertu. Je l'ai souvent visitée pendant qu'elle vivoit parce que je l'aimois et l'honorois. Je peux dire aussi avec vérité qu'elle m'aimoit, qu'elle considéroit plus ma personne que ma condition, et qu'elle avoit pour moi des tendresses qu'une mère a pour sa fille, comme j'avois aussi pour elle les sentiments qu'une fille a pour sa mère. Les fréquentes et longues conversations que j'ai eues avec elle l'espace de plusieurs années m'ont donné le moyen de connoître ses excellentes qualités, et je pense pouvoir assurer que je ne me trompe point dans le jugement que je fais de sa vertu. Elle avoit beaucoup de prudence et de douceur, et il étoit bien malaisé de ne se pas rendre à une personne qui avoit tant de lumières et d'agréments. Mais parce que je sais bien que ce n'est pas ce que l'on considère davantage dans les saints, je m'arrêterai particulièrement à vous faire remarquer sa piété, son zèle pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes, son respect envers l'Église et le saint-siége, et la charité qu'elle a eue pour ma personne.

Sa piété vers Dieu paroissoit en toutes ses paroles. Il étoit le seul sujet de tous ses entretiens; et comme la bouche parle de l'abondance du cœur, elle m'entretenoit toujours de celui qui étoit l'unique objet de son amour. Elle en parloit avec beaucoup de grâce et faisoit une merveilleuse impression dans l'âme de tous ceux qui l'écoutoient. Pour moi, je vous avoue que j'en étois fort touchée, et que je ne pouvois l'entendre que je ne fusse saisie de ce respect qu'on a pour les choses saintes. L'amour qu'elle portoit à Dieu faisoit naître la douleur qu'elle souffroit quand il étoit offensé. Elle avoit une horreur étrange des impiétés et des blasphèmes, et elle m'exhortoit à employer tout mon pouvoir à les bannir de ce royaume. Elle portoit un extrême respect à la parole de Dieu et vouloit qu'on l'écoutât avec beaucoup de vénération; et parce qu'on la méprise quelquefois quand elle n'est pas annoncée avec tant de grâce, elle me disoit qu'il falloit honorer Jésus-Christ en la personne de ses ministres, respecter sa parole dans leur bouche, et tenir pour assuré que les moindres d'entre eux en disoient toujours bien plus que nous n'en faisions. Mais si elle avoit tant de révérence pour la parole des prédicateurs, elle en avoit beaucoup davantage pour celle des souverains pontifes. Tout ce qui venoit de leur part lui étoit en singulière vénération, et je me souviens que quand ils ouvroient le Jubilé à Rome, elle m'exhortoit à le demander pour la France et ne pas négliger une grâce pour laquelle l'Eglise communique ses trésors à ses enfants et fournit aux pécheurs des remèdes pour tous leurs maux. De ce même principe procédoit le zèle qu'elle avoit du salut des âmes. La conversion des pécheurs faisoit le plus grand de ses soins, et comme vraie fille de J.-Christ elle accompagnoit de ses prières les prédicateurs qui travailloient à les convertir. Elle me parloit aussi souvent des peuples nouvellement revenus à la foi, m'entretenant des progrès qui se faisoient dans le Canada pour lequel elle avoit une charité particulière, conviant les personnes qui la voyoient de contribuer à cette bonne œuvre de tout leur pouvoir. Comme elle souhaitoit la conversion des infidèles, elle souhaitoit aussi celle des chrétiens et se servoit de tous les avantages que Dieu lui avoit donnés pour les réduire à leurs devoirs. Elle blâmoit les divertissements dangereux avec une force d'esprit qui en donnoit de l'horreur, et elle faisoit voir si clairement le péril qui les accompagne qu'elle obligeoit ceux qui l'écoutoient à s'en éloigner. Je lui ai cette obligation avec plusieurs autres qu'elle m'a donné de l'aversion des romans, en me faisant remarquer combien la lecture en est puérile et dommageable, combien elle dérobe de temps, et de quelles mauvaises impressions elle remplit l'esprit de tous ceux qui s'y occupent. Si elle avoit soin du salut de son prochain elle en avoit aussi de sa réputation; elle ne pouvoit souffrir la médisance, et comme elle est très opposée à la charité, elle en avoit une extrême aversion, et me recommandoit souvent d'user de mon autorité pour l'éloigner de ma cour.

Je conclurai cette lettre par les principales choses qu'elle m'a dites pour mon instruction particulière, et que Dieu m'a fait la grâce de ne point oublier. Elle m'exhortoit à donner ma première pensée à Dieu quand je m'éveille, à faire en sorte que les bonnes résolutions que je prenois devant lui fussent suivies de bons effets, à m'employer dans toutes les œuvres de piété qui seroient en mon pouvoir. Elle me convioit aussi à faire tous les soirs l'examen de ma conscience, et de ne pas seulement demander pardon à Dieu de mes péchés, mais encore du mauvais emploi du temps, me représentant avec beaucoup de force et de raison les obligations qu'ont les chrétiens d'en faire un bon usage. Elle m'a aussi souvent recommandé d'assister tous les jours aux vêpres, et de me dérober des divertissements pour rendre ce petit hommage à Dieu; cet avis est si bien demeuré dans mon esprit que je ne manque que le moins que je puis à le suivre, et quand j'y obéis c'est presque toujours en souvenir de celle qui me l'a donné, et avec une pensée que ma déférence lui donne quelque satisfaction. J'ai reçu de sensibles consolations dans ses entretiens, et quoiqu'il y eût grande disproportion entre nos âges et nos conditions, je ne laissois pas de trouver une grande douceur dans sa conversation. Elle exhortoit beaucoup à porter avec soumission les croix qu'il plaisoit à Dieu d'envoyer, à les recevoir avec humilité, les souffrir avec patience et les embrasser même avec joie. Elle pratiquoit courageusement les avis qu'elle donnoit aux autres; car quoiqu'elle fût très infirme et qu'elle sentit de très fâcheuses douleurs, elle étoit néanmoins toujours égale et tranquille, et l'on voyoit bien que celui pour qui elle souffroit étoit sa consolation et sa force. Ces excellentes vertus lui ont acquis l'estime générale de toute la France, et je vous puis assurer que tous ceux qui l'ont connue l'ont vue comme une sainte. J'ai un extrême regret qu'ayant eu le bien de la voir pendant sa vie, je n'aie pas eu celui d'assister à sa mort, et qu'elle soit passée de ce monde en l'autre lorsque j'étois absente de Paris; et pour m'en consoler je demandai avec grand soin quelque chose qui lui eût appartenu, et je reçus avec grand respect une image qu'elle avoit longtemps gardée en son bréviaire. Je visite assez souvent son tombeau, et en particulier je n'y manque jamais le jour qu'elle est décédée, et quelques affaires qui me surviennent je m'en défais pour lui rendre ce petit devoir. J'y ai mené plusieurs fois le Roi monsieur mon fils dans la créance que j'ai qu'il pourra obtenir de Dieu beaucoup de grâces par son intercession. Ce qui me le persuade est le grand nombre des miracles qu'elle opère tous les jours en faveur de ceux qui implorent son assistance.

Quoique je vous aie dit ce que ma mémoire m'a fourni, j'ai grande confusion d'en avoir dit si peu, et de vous avoir marqué des choses qui ne répondent ni à sa sainteté ni à l'estime que tout le monde en a conçue; mais le témoignage public suppléera à mon défaut, et j'aurai la satisfaction d'avoir au moins contribué de mon suffrage pour avancer sa béatification. Je la souhaite avec toute la France, et je l'attends de la justice du saint-siége et de votre piété, me promettant qu'on ne la peut pas refuser aux merveilles que Dieu opère par sa servante. Je vous conjure d'y contribuer en votre particulier ce qui dépendra de vous, principalement pour l'accélération de l'affaire. Cependant je demeurerai,

«Votre bonne Cousine.
«Anne. Paris le 23me febvrier 1655.—Servien.»

Après la lettre de la reine Anne, nous donnerons ici tout entières les dépositions de la princesse de Condé et de madame de Longueville, bien qu'elles soient un peu longues et qu'elles se ressemblent; mais, nous l'avouons, nous avons transcrit avec un plaisir que d'autres partageront peut-être ces pages d'une qualité de style indéfinissable, et où les deux princesses, en voulant faire connaître la mère Madeleine, se peignent elles-mêmes involontairement:

«Je soussignée, Marguerite Charlotte de Montmorency, veuve de très haut, très puissant et très excellent prince, Messire Henry de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang, premier pair de France, duc d'Enghien, de Châteauroux et de Montmorency, gouverneur et lieutenant pour le Roi en ses pays de Bourgogne, Bresse et Berry, atteste et certifie que j'ai connu fort particulièrement la servante de Dieu, la Mère Magdelaine de St-Joseph, en son vivant religieuse carmélite et jadis prieure au grand couvent de l'Incarnation du faubourg Saint-Jacques lez Paris, et j'estime pour une des grandes grâces que la divine majesté m'ait faites la part que cette bonne Mère m'a donnée en son affection et en ses prières.

Je rends témoignage sur la vérité que c'est la Mère Magdelaine qui m'a donné les premières pensées de l'éternité, car auparavant que de la connoître j'étois fort du monde et n'avois guère pensé de m'en retirer.

Elle m'a donné plusieurs bons avis pour mon âme; mais je ne les puis déclarer étant comme ma confession.

Elle me parloit fort librement sur les choses qu'elle croyoit m'être nécessaires, et je l'ai vue faire le même à la Reine avec des termes si pleins de force qu'ils faisoient impression dans les esprits, en sorte qu'on ne la quittoit point qu'avec désir de mieux servir Dieu.

Elle s'insinuoit avec tant de grâce dans les esprits que non-seulement l'on ne pouvoit trouver mauvais ni avoir peine de ce qu'elle disoit, mais même on se sentoit contraint d'entrer dans son sentiment.

Elle avoit quelque chose qui portoit à la respecter, ce que j'ai même remarqué en la Reine, lorsque Sa Majesté lui parloit, laquelle l'aimoit beaucoup.

Cette servante de Dieu étoit grandement ennemie de la lecture des romans; elle m'a souvent parlé de n'en point lire et à ma fille, la duchesse de Longueville, aussi.

Lorsqu'elle nous voyoit parler quelquefois devant le saint Sacrement, elle nous en reprenoit fortement, néanmoins dans sa douceur ordinaire. Elle ne souffroit non plus de nous voir parler durant les sermons, et lorsqu'elle entendoit quelques dames qui n'estimoient pas assez les prédicateurs, disant qu'ils n'avoient pas bien prêché ou chose semblable, elle les tançoit agréablement en sa manière et disoit: Holà! En voilà plus que vous n'en ferez; c'est la parole de Dieu.

Cette grande servante de Dieu m'a parlé diverses fois sur la vanité, et en particulier sur l'impossibilité qu'il y avoit d'accorder Dieu et le monde, et de bien faire l'oraison en prenant les plaisirs et les aises de son corps.

Mais ce dont il me souvient qu'elle m'a le plus parlé, c'est de supporter patiemment les afflictions de la vie et de m'en servir pour gaigner le ciel et mépriser les choses de ce monde.

J'ai beaucoup reçu de consolations de ses paroles en plusieurs sujets d'afflictions que j'ai eus.

Je n'ai jamais vu une religieuse plus compatissante qu'elle. Cela soulageoit fort. Je me souviens qu'à la mort de mon frère le duc de Montmorency, me voyant extrêmement touchée, elle me disoit: «Pleurez, madame, ne vous retenez pas, je pleurerai avec vous, mais il faut que le cœur soit à Dieu.» Et elle pleuroit avec moi, ce qui allégeoit ma douleur.

Je n'ai jamais vu une personne plus douce qu'elle, ni qui eût une plus grande bonté. L'on ne s'ennuyoit point avec elle, car elle étoit d'une très agréable conversation, avoit le cœur gai, l'esprit excellent, l'humeur toujours égale et naturellement complaisante; mais elle ne l'étoit point aux choses où il y avoit tant soit peu d'offense de Dieu. Si, comme l'on dit, la tranquillité d'esprit et la gaieté sont des marques qu'une âme jouit de la paix des enfants de Dieu, on peut assurer qu'elle possédoit toujours cette paix intérieure par la tranquillité de son visage et la joie qui y paroissoit, accompagnée de la modestie convenable à une religieuse.

Elle étoit fort bénigne et charitable envers toutes sortes de personnes, et j'ai remarqué qu'elle aimoit sensiblement ceux qui lui portoient affection, étant d'un très bon naturel. Il s'est rencontré des occasions où elle a fait sçavoir qu'elle aimoit en tout temps ses amis sans égard à ce qu'ils étoient disgraciés, et qu'elle même s'exposoit d'encourir la disgrâce des grands. J'ai expérimenté ceci lorsque après la mort de mon frère elle me reçut durant quelques jours en son monastère avec une très grande charité, quoiqu'elle sçût bien que j'étois fort mal auprès du Roi[548]. Elle s'exposa aussi à encourir la disgrâce de la reine Marie de Médicis par la réception qu'elle fit d'une dame de ses amies qu'elle avoit chassée de la cour.

Elle m'a employée en diverses affaires pour le bien de son ordre, connoissant combien je l'aimois, ce qui fait que je puis rendre bon témoignage du zèle qu'elle avoit pour le maintenir en paix et dans la perfection où sainte Thérèse l'avoit mis. Je sçais qu'elle a beaucoup travaillé pour cela, particulièrement pour ramener les esprits du monastère de Bourges qui s'étoient retirés de l'obéissance des supérieurs que notre saint Père a donnés à cet ordre en France. J'y travaillois à sa prière et suivant les avis qu'elle me donnoit, feu Monsieur mon mari étant lors gouverneur du Berry. J'ai remarqué qu'elle ne disoit jamais rien de qui que ce fût contraire à la charité. Il est bien vrai qu'en cette affaire du couvent de Bourges, elle me parla du tort qu'avoit la prieure d'avoir fait soulever les religieuses contre leurs supérieurs, mais jamais elle ne me dit aucune chose des défauts particuliers de cette prieure sans nécessité; et même j'ai remarqué qu'elle en parloit avec compassion et charité pour elle, jusque-là qu'elle me pria de porter parole à cette prieure que, si elle vouloit retourner à son devoir et au monastère de l'Incarnation, les supérieurs la recevroient et qu'elle seroit traitée comme une des plus vertueuses de la maison. Cette servante de Dieu me dit: «Je suis la moindre de toutes les religieuses de l'Ordre, mais je l'assure de ce que je vous dis de la part des supérieurs.» Cette grande servante étoit si éloignée de vouloir mal aux personnes qui exerçoient sa patience, et qui disoient quelque chose d'elle mal à propos et contre la vérité, que je l'ai vue se réjouir de plusieurs choses qu'on lui avoit rapportées qui avoient été dites contre elle.

Elle avoit l'esprit naturel fort bon et judicieux qui ne s'empêchoit de rien et traitoit les affaires avec grande paix sans s'en inquiéter.

Son humilité nous a caché les choses extraordinaires que Dieu faisoit en elle durant sa vie; mais quoiqu'elle essayât de paroître toute commune en sa conversation, sa grâce ne laissoit pas de se faire ressentir par divers bons effets.

J'ai remarqué qu'encore qu'elle parlât librement aux personnes de grande condition, néanmoins elle ne manquoit pas au respect qu'elle leur devoit, et sembloit qu'elle eût été nourrie toute sa vie à la cour, tant elle étoit civile.

Les Reines l'aimoient et l'estimoient beaucoup. Je les ai vues souvent aller aux monastères dont elle étoit prieure pour la voir, et que Leurs Majestés l'entretenoient plusieurs heures de suite en particulier.

Cette servante de Dieu prenoit soin de se conserver la bienveillance de Leurs Majestés pour avoir plus de moyen de les faire rendre hommage à Dieu et à la vertu, et non pour un intérêt particulier, dont elle étoit très séparée.

Elle étoit très affectionnée à prier pour la paix de l'Église et du royaume, ce que j'ai particulièrement remarqué au temps de la guerre que le feu roi Louis XIII a eue contre les hérétiques rebelles et surtout au siége de La Rochelle. Elle étoit lors si occupée à prier pour le bon succès des armées du Roi et à en demander des nouvelles, qu'elle ne pouvoit quasi s'occuper aux affaires particulières qu'on la prioit de recommander à Dieu. Quand elle sçut la prise de La Rochelle, elle en parut dans une grande joie et en rendit beaucoup de grâces à Dieu, me conviant à faire de même.

Je sçais qu'elle avoit une affection particulière pour feu Monsieur mon mari, à cause qu'il aimoit l'Église, qu'elle prioit beaucoup Dieu pour lui, et qu'elle avoit prédit de lui qu'il seroit utile à l'Église, ce qui a été en effet en ce qu'il a soutenu ses intérêts en plusieurs rencontres, et en mourant, lorsqu'il donna sa bénédiction à ses deux fils, il les pria de se montrer vrais enfants de l'Église et d'en défendre les intérêts.

Son zèle pour la conversion des âmes infidèles étoit très grand. Elle a procuré beaucoup de secours aux révérends Pères de la Compagnie de Jésus qui travailloient à la Nouvelle France pour ce sujet; et je me souviens qu'elle m'a quelquefois demandé quelque chose pour leur envoyer, et que peu devant sa mort elle fit baptiser dans l'église du monastère de l'Incarnation trois personnes de ces pays, d'où je fus marraine d'une, et ma fille la duchesse de Longueville d'une autre.

Elle faisoit beaucoup faire de prières dans les besoins publics de l'Église ou du royaume, et aussi lorsque quelqu'un des amis de son Ordre étoit en peine, ou seulement des personnes qui touchoient ses amis. Je l'ai vue faire faire quantité de prières pour plusieurs, entre autres pour des personnes de condition condamnées à mourir pour divers sujets, et je ne doute pas que ses saintes prières en particulier n'aient beaucoup servi à les disposer à faire bon usage de leur affliction.

Je l'ai beaucoup vue les dernières années de sa vie, durant lesquelles elle étoit accablée de maux; mais elle ne laissoit d'être gaie, ne se plaignoit point, ne paroissoit pas même être incommodée comme elle l'étoit en effet.

Il est aisé à juger qu'elle étoit bien pénitente, parce qu'elle a établi dans le monastère de l'Incarnation une grande ferveur à la pénitence qui s'y voit encore à présent aussi en vigueur que pendant sa vie, dont je puis rendre témoignage y entrant souvent et en voyant plusieurs particularités. Pour ce qui est de la régularité, je rends aussi témoignage qu'elle y est gardée exactement et qu'il est aisé en voyant l'état du monastère de l'Incarnation de connoître qu'il a été sous une sainte conduite.

Elle a été si exacte dans les observances de son Ordre qui pour ce que sainte Thérèse défend dans ses constitutions de recevoir des professes d'un autre Ordre dans celui de Notre-Dame du mont Carmel selon sa réforme, je sçais qu'elle a refusé l'entrée à plusieurs abbesses dans son monastère, dont l'une étoit de la maison de La Trimouille parente de feu Monsieur mon mari. Je rends encore témoignage que pour éviter les divertissements que les religieuses eussent pu avoir par l'entrée fréquente des princesses et dames de condition qui avoient permission de notre saint Père, elle a refusé d'ouvrir la porte à plusieurs qui lui offroient quelques-unes du bien et de la faveur; et depuis sa mort les religieuses à son exemple n'ont pas voulu non plus permettre l'entrée à d'autres de très grande qualité[549].

Je sçais que la servante de Dieu a reçu beaucoup de filles sans dot, encore que son monastère fût fort incommodé, mais elle regardoit plus à la vocation des âmes qu'à l'intérêt temporel du monastère.

Si j'avois présent à l'esprit tout ce que j'ai connu des vertus de cette sainte religieuse et des grâces extraordinaires qu'elle a reçues de Dieu, je pourrois rendre un plus ample témoignage de sa sainteté, et je souhaite beaucoup que ce peu suffise pour satisfaire à ce que je dois à son mérite et à son affection vers moi, et pour faire connoître que je l'estime beaucoup au delà de ce que j'en dis. C'est un des grands déplaisirs que j'aie eus en ma vie que de n'avoir pas eu pouvoir d'entrer dans le monastère les derniers jours de la maladie de cette grande servante de Dieu. Je n'avois lors permission que d'y entrer trois fois le mois; et lorsqu'elle tomba malade j'étois entrée ces trois fois, de sorte que je ne pus la voir pendant ce temps qu'une fois, qu'ayant su que j'étois venue au dehors du monastère pour apprendre moi-même de ses nouvelles, la pauvre Mère quoique mourante se fit porter au parloir pour me parler et me remercier de mes soins, m'assurant qu'elle prieroit Dieu pour moi et pour les miens, si Dieu lui faisoit miséricorde.

Les religieuses m'ont rapporté plusieurs circonstances de son bienheureux trépas qui donnent dévotion et font bien voir que la bonne vie est suivie d'une bonne mort.

Le lendemain de sa mort, qui étoit le premier jour d'un autre mois, je ne perdis point temps d'user de ma permission d'entrer dans le monastère, et m'y en allai dès le matin pour voir le corps de cette servante de Dieu que j'aimois comme ma mère, et pour assister à son enterrement. Je rends témoignage qu'encore que j'eusse peur de voir des corps morts, je n'en eus point de celui-là, et si je me trouvai un espace de temps quasi seule auprès, et même je prenois plaisir à regarder son visage, en telle sorte que je n'eusse point voulu partir de là. Elle étoit blanche et un peu rouge, et incomparablement plus belle qu'elle n'étoit en vie.

Une dame qui est à moi et qui n'entra pas au monastère ce même jour, s'étant résolue de ne point approcher de la grille du chœur, où le corps étoit exposé aux yeux du peuple qui étoit dans l'église, par une grande appréhension qu'elle avoit des morts, voyant que chacun se pressoit pour aller voir le corps de cette servante de Dieu, elle s'efforça d'y aller aussi et assura qu'elle trouva ce visage si beau et attirant qu'elle ne cessa de le regarder, jusqu'à ce qu'on porta le corps en terre, sans en avoir aucune peur.

Il y eut quantité de personnes qui prièrent qu'on fît toucher leur chapelet à ce corps, le regardant comme celui d'une sainte; et en effet on en passa quantité par la grille que quelques dames, qui étoient entrées avec moi dans le monastère et avec quelque autre princesse, recevoient, ce qui est une marque que l'on reconnoissoit en cette servante de Dieu quelque chose d'extraordinaire.

Nous assistâmes toutes à son enterrement qui fut fait par Mgr l'éveque de Lisieux[550], par l'estime qu'il avoit d'elle durant sa vie. Cette cérémonie ne se put passer sans renouveler ma douleur de la mort de cette bonne mère, encore que je ne doutasse point qu'elle ne fût bien heureuse et qu'elle ne conservât toujours beaucoup de charité pour moi.

Je rends témoignage que le jour de la Pentecôte environ six semaines après la mort de cette servante de Dieu, étant allée au monastère pour faire mes dévotions, je fus à la chambre où elle étoit décédée la prier de me continuer au ciel la charité qu'elle avoit eue pour mon âme sur la terre. Étant sortie de la chambre et parlant à la mère prieure et autres religieuses en un lieu tout contre, je fus en un instant surprise d'une grande odeur, dont je fus tout émue, et même les larmes m'en vinrent aux yeux, et je devins fort rouge, de sorte que les religieuses s'apercevant de cette émotion je leur dis que je sentois notre mère Magdelaine; car je crus que c'étoit elle, ayant ouï dire que Dieu manifestoit sa sainteté par semblables odeurs. Je m'en allai rendre grâces à Dieu devant le très Saint-Sacrement de ce qu'elle m'avoit voulu faire ainsi connoître qu'elle se souvenoit de moi, et je demeurai dans un sentiment de respect très grand vers cette servante de Dieu et créance de sa gloire.

En l'année 1640, au mois de décembre, comme j'étois sur son tombeau la remerciant de quelques assistances que j'avois reçues de Dieu par son intercession, je sentis une très bonne odeur que je ne sçais à quoi comparer, mais j'assure qu'elle étoit excellente, et qu'encore que je sois sujette à me trouver mal des senteurs, celles-ci ne font pas cet effect, elles élèvent à Dieu et donnent joie et se font sentir à une personne seule, quoiqu'en compagnie de plusieurs, ce qui m'arriva encore cette fois que je dis; car les religieuses qui étoient avec moi n'y eurent aucune part.

J'ai souvent ressenti son assistance depuis sa mort en divers besoins dans lesquels j'ai eu recours à son intercession.

J'ai eu connoissance de plusieurs grands miracles que Dieu a opérés par l'intercession de cette sienne servante, et même j'ai vu quelques-uns de mes domestiques être guéris merveilleusement par le recours qu'ils ont eu en elle. Mon contrôleur, nommé Fermelys, ayant porté neuf mois un grand mal de côté avec jaunisse et fièvre lente dont on croyoit qu'il mourroit, en fut guéri par une neuvaine qu'il fit à la mère Magdelaine de St-Joseph, prenant de l'eau où avoit trempé du linge teint de son sang. La nourrice de ma fille, la duchesse de Longueville, fut guérie[551] à l'instant d'un furieux mal de tête par l'attouchement du coffre où est le cœur de la vénérable mère, lequel mal de tête la travailloit depuis très longtemps si violemment qu'elle crioit quasi jour et nuit sans qu'aucun remède lui donnât nul soulagement. Il y en a encore quelques-uns que je serois trop longue à rapporter, et dont eux-mêmes pourroient déposer.

Et pour témoignage de la vérité de tout ce que j'ai dit ci-dessus, j'ai signé de ma propre main, et à icelui faict apposer nos armes, en présence des deux notaires apostoliques et ecclésiastiques de Paris, en notre hôtel à Paris, ce 10 du mois d'avril de l'an de grâce 1647.»

DÉPOSITION AUTOGRAPHE DE MADAME DE LONGUEVILLE[552].

«Je Anne Geneviefve de Bourbon, princesse du sang de France, femme de très haut et très puissant prince, Henry d'Orléans, duc de Longueville et d'Estouteville, prince souverain de Neufchâteau et Valengin en Suisse, comte de Dunois, et lieutenant général pour le Roi en Normandie, âgée d'environ vingt-sept ans, certifie que dès mon enfance jusques à l'année mil six cent trente-sept, j'ai très souvent eu la bénédiction de voir la vénérable mère Magdelene de St.-Joseph au monastère de l'Incarnation à Paris, le premier de l'ordre de Notre-Dame du mont Carmel en France selon la réforme de Sainte-Thérèse, duquel elle a été prieure plusieurs années.

Je sais qu'elle étoit fort régulière dans les observances de la religion, tant par ce que je lui ai vu pratiquer que par le bon règlement que j'ai toujours reconnu et que je reconnois encore dans le monastère de l'Incarnation de Paris qu'elle a gouverné en qualité de prieure par diverses fois; et je puis rendre témoignage, par la particulière connoissance que j'ai de ce monastère où j'entre plus qu'en pas un autre, qu'elle y a établi une grande perfection, et que c'est la maison religieuse la plus exacte et régulière que je connoisse.

J'ai vu en particulier le zèle de cette servante de Dieu pour la régularité par le refus qu'elle fit de recevoir madame l'abbesse du Lis, qui l'est à présent de Jouarre, en l'ordre des Carmélites, à cause que sainte Thérèse défend dans les constitutions d'y recevoir des professes de quelque autre ordre.

Je sais aussi qu'elle empêcha des dames de considération d'user de la permission qu'elles avoient de notre saint Père le Pape pour entrer quelquefois dans le monastère de l'Incarnation, pour éviter que les entrées si fréquentes de personnes séculières ne fissent quelque tort aux religieuses qui font si particulière profession de solitude et d'imiter les anciens pères hermites du mont Carmel dont elles sont descendues.

Je lui ai souvent ouï parler de la condition religieuse avec grande estime, et la mettre au-dessus des plus grandes de la terre. Elle estimoit fort la pénitence, et y affectionnoit les personnes du monde. Elle m'en a parlé diverses fois et d'être soigneuse de mortifier mon esprit et mes sens en leur retranchant leurs plaisirs superflus.

Elle m'a aussi grand nombre de fois exhortée à ne point lire de romans, à quoi elle me voyoit affectionnée, que je ne puis dire combien elle m'en a parlé, me montrant que cette lecture étoit fort préjudiciable à l'âme, et même indigne d'une personne de ma condition, et enfin elle me les fit quitter[553].

Elle me portoit beaucoup à fuir la vanité, non pas à ne me treuver aux lieux où elle savoit bien que je ne pouvois éviter d'aller, mais elle me disoit qu'au milieu des divertissements du monde je devois être soigneuse de m'élever à Dieu et de lui demander qu'il me préservât de prendre part à la vanité qui y règne.

Elle n'aimoit point qu'on dît qu'un sermon n'étoit pas beau, et disoit qu'il y en avoit toujours assez pour profiter si on étoit bien disposé.

Elle parloit à la Reine et aux princesses avec une certaine majesté et authorité, qu'il sembloit qu'elle eût droit de les enseigner et reprendre, comme elle le faisoit très à propos dans les occasions. C'étoit toujours néanmoins avec un grand respect, et d'une majesté si pleine de grâce qu'on ne pouvoit treuver mauvais ce qu'elle disoit. Elle se faisoit extrêmement aimer de ceux avec qui elle conversoit; on sentoit une inclination vers elle toute particulière, et une si grande confiance en elle qu'on lui disoit toutes choses avec une entière ouverture de cœur. Elle entroit dans les sentiments des autres, leur ouvrant son cœur plein d'une véritable charité, et par cela donnoit grande ouverture vers elle.

Pour moi, je lui eusse découvert mes plus secrètes pensées, et l'ai très souvent fait selon mes besoins, sur quoi elle m'a donné de très saints conseil et beaucoup d'assistance. Je ne me lassois point de l'entendre parler, ni d'être avec elle; car je l'aimois comme ma propre mère, et l'estimois une sainte par la connoissance particulière que j'avois de sa grande charité vers moi[554] et de ses grandes vertus. Souvent je me suis trouvée bien heureuse qu'elle m'eût donné sa bénédiction.

Elle avoit une douceur, une gaieté, une égalité et une patience admirables dans ses continuelles infirmités, et cela paroissoit tant en elle qu'il n'y a personne qui l'ait connue qui n'en puisse rendre le même témoignage.

Je me souviens de l'avoir vue agir sans s'émouvoir dans une affaire très importante pour son ordre[555] où elle eut beaucoup de sujet d'exercer sa patience envers quelques personnes; et pendant tout ce temps je ne lui ai jamais ouï dire une parole contre ceux qui la persécutaient, ni témoigner aucune aigreur vers eux; elle les excusoit toujours et en parloit avec compassion, grande douceur et charité, amoindrissant leur faute autant qu'elle pouvoit.

J'ai aussi remarqué lorsqu'on parloit en sa présence au désavantage de quelqu'un, qui que ce fût, si il arrivoit qu'elle ne le pût excuser, elle en témoignoit compassion et rejetoit la faute sur la fragilité de la nature et non sur la malice de la personne, et elle imprimoit cette disposition d'excuse dans ceux qui l'entendoient, les portant non-seulement par ses exhortations, mais comme par une participation de sa grâce, à être dans cette véritable charité.

J'ai ouï dire qu'elle faisoit plusieurs charités aux pauvres, et je suis témoin qu'elle eut soin, pour le temporel et le spirituel, de deux petites Canadiennes et d'une femme iroquoise que les Pères Jésuites avoient fait venir à Paris; elle les fit baptiser et me porta à être la marraine de la femme iroquoise.

J'ai expérimenté en moi-même et j'ai vu en beaucoup d'autres, qu'elle avoit un grand désir de servir les âmes dans leurs besoins et les aider à suivre les voies du salut.

J'ai connu qu'elle pénétroit les secrets de Dieu sur les âmes, et je me souviens en particulier d'une personne de ma connoissance qui avoit de très grands désirs de se retirer du monde; elle en communiqua diverses fois avec cette servante de Dieu, sans qu'elle approuvât ou désapprouvât ses désirs; mais elle l'exhortoit seulement à s'exercer dans la vertu et perfection qui se peut pratiquer en toute condition, parce qu'elle voyoit par une lumière surnaturelle qui ne pouvoit venir que de Dieu que les désirs de cette dame n'auroient pas leur effet, dont pourtant elle ne lui disoit rien. Cette personne remarquoit bien que la servante de Dieu avoit une inclination et un désir ardent qu'elle fût religieuse, mais elle lui voyoit réprimer par une lumière qui ne pouvoit être humaine, et agir non pas conformément à ce désir, mais selon que la prudence divine lui dictoit; ce que je sçais avec une entière certitude, cette personne se confiant en moi comme en elle-même. Elle s'est depuis engagée dans le monde[556], et se souvient toujours du sage procédé de cette grande servante de Dieu.

J'ai toujours ouï parler d'elle comme d'un des plus grands esprits qu'il y eût. Tous ceux qui la connoissoient ne doutoient point de cela, et pour mon particulier tout ce que j'ai vu de sa conduite m'a fait faire le même jugement.

Elle avoit une grande déférence au sens d'autrui et étoit extrêmement humble. Je l'ai vue baiser les pieds des religieuses par humilité; et depuis qu'elle fut hors de charge, je l'ai vue souvent rendre de grands respects à la mère prieure et à la mère sous-prieure qui étoient ses filles, les ayant reçues et élevées dans la religion.

J'ai remarqué qu'elle avoit une grande dévotion au St.-Sacrement, qu'elle étoit le plus qu'elle pouvoit en sa présence, et pour cela je l'ai vue quitter plusieurs fois Madame ma mère et d'autres princesses qui étoient entrées dans le monastère et qui aimoient fort de l'entretenir. Elle m'a parlé souvent sur le saint sacrifice de la messe et des dispositions que nous devons avoir pour y assister. J'ai connu par ses actions et par ses paroles qu'elle avoit un grand amour de Dieu. Elle portoit les âmes à avoir toujours Notre-Seigneur Jésus-Christ présent, et à le prendre pour règle de toute leur conduite et actions.

Elle m'a quelquefois parlé en particulier d'honorer le cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de lui demander qu'il sanctifiât tous les mouvements du mien par ceux du sien très saint et divin; et j'ai connu, par tout ce qu'elle m'en a dit, qu'elle avoit une dévotion et très particulière application à ce très sacré cœur du Fils de Dieu.

Pour ce qui est de la dévotion à la très sainte Vierge, c'est une des choses dont elle m'a plus parlé, et n'est pas croyable les soins qu'elle a pris de m'y affectionner, tant à recourir souvent à elle qu'à pratiquer diverses choses, faire des dévotions particulières en son honneur, et enfin l'honorer par toutes sortes de voies, ce qui m'a fait connoître qu'elle y avoit une rare dévotion.

Je l'ai vue porter un très grand respect au saint bois de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je l'ai vue aussi fort dévote aux Saints dont elle honoroit beaucoup les images et les reliques; et à son exemple les religieuses du monastère de l'Incarnation leur rendent de grands honneurs, et sont fort désireuses d'en avoir quantité qu'elles tiennent avec grande révérence. Elle m'a souvent exhortée à la dévotion envers saint Joseph.

Sa piété paroissoit en toutes choses, particulièrement à faire embellir l'église et l'autel où repose le très Saint-Sacrement, qu'elle faisoit orner le mieux qui lui étoit possible.

Je me souviens qu'elle reprenoit des dames quand elle les voyoit parler devant le Saint-Sacrement.

Lorsque cette servante de Dieu tomba malade de sa dernière maladie et que je la sçus à l'extrémité, je fis plusieurs prières et des vœux pour demander à Dieu qu'il ne la retirât pas si tôt de ce monde où elle étoit si utile pour la gloire et le bien de son Ordre, et pour mon particulier il me sembloit qu'en la perdant je faisois une perte irréparable. Madame ma mère et moi eûmes beaucoup de déplaisir de ne pouvoir entrer au monastère pour la voir, parce que nous y étions entrées ce mois-là les trois fois qui nous étoient lors permises. Cette servante de Dieu prit la peine de venir au parloir deux ou trois jours avant sa mort pour voir Madame ma mère et moi, et nous témoigna à toutes deux une grande affection.

Quand j'appris la nouvelle de sa mort, je fus extrêmement touchée et autant que si c'eût été ma propre mère; je la pleurai beaucoup, et Madame ma mère aussi, par l'estime que je faisois de sa sainteté. Je désirois d'avoir quelque chose qui lui eût appartenu, et la mère prieure me donna un de ses petits reliquaires que j'ai toujours gardé depuis.

Le lendemain de sa mort, comme c'étoit un autre mois, j'entrai au couvent pour assister à son enterrement. J'y vis venir beaucoup de monde pour la voir, et qui paroissoit venir non tant par curiosité que par dévotion; ils passoient leurs chapelets par la grille pour les faire toucher à son corps, et demandoient par dévotion des fleurs qui étoient près elle. Son visage étoit si beau, si doux, et si élevant à Dieu que je ne pouvois me lasser de la regarder, et je me sentois si fort attirée auprès de ce saint corps que je ne l'eusse point quitté si Madame ma mère, qui craignoit que je me fisse mal parce que je pleurois fort, ne m'en eût fait sortir.

J'ai remarqué qu'encore que les religieuses fussent extrêmement touchées et affligées de cette perte, elles la portèrent dans une constance si grande que j'en fus étonnée.

Quelque temps après sa mort, comme je parlois d'elle avec deux demoiselles en une chapelle de chez Mme de Brienne, il y en eut une qui dit qu'elle avoit une feuille de tulipe, qu'elle avoit prise sur son corps le jour de son enterrement, qu'elle avoit senti plusieurs fois exhaler une très bonne odeur. Je lui demandai pour voir si je la sentirois; d'abord je ne sentis rien, ni ces deux demoiselles non plus; mais dans le désir que j'avois de participer à ces odeurs, nous dîmes l'antienne des vierges en son honneur, et au même instant une de ces demoiselles et moi sentîmes cette feuille avoir une excellente odeur que je ne saurois comparer à aucun parfum de la terre, et celle qui nous l'avoit donnée et qui l'avoit sentie plusieurs fois ne sentit rien pour lors. Cette odeur élevoit à Dieu et nous donna une grande joie.

Une autre fois étant dans le couvent des Carmélites, je sentis l'odeur de cette servante de Dieu par deux diverses fois, et Madame ma mère un autre jour étant assise proche de la chambre où elle étoit décédée, elle se retourna et dit qu'elle sentoit fort bon, nous demandant si nous ne sentions rien, et au même temps, je la vis rougir et les larmes aux yeux; nous étions lors plusieurs qui la suivions et ne sentions rien du tout[557].

J'ai eu depuis sa mort recours à elle en divers besoins et l'ai priée souvent avec grande confiance, me souvenant de la grande charité qu'elle avoit pour moi pendant sa vie sur terre; j'ai grand nombre de fois visité son tombeau par dévotion, et j'y ai vu souvent Madame ma mère et même la Reine et le Roi quelquefois.

J'ai entendu dire qu'il s'est fait quantité de miracles en divers endroits de la France par son intercession, et j'ai parlé à quelques personnes qui m'ont dit en avoir reçu guérison.

Je n'ai rien dit en tout ce que dessus que je n'affirme par serment comme très véritable. En foi de quoi, je l'ai signé de mon seing, en présence de deux notaires apostoliques et fait sceller de nos armes à notre hôtel à Paris, ce dix-huit de juillet mil six cent quarante-sept.

«Ainsi signé,
Anne de Bourbon («Scellé de son sceau et de ses armes.»)

Extrait du témoignage de la marquise de Portes pour la mère Madeleine de Saint-Joseph:

«Je m'appelle Marie Félice de Budos marquise de Portes, vicomtesse de Térarque et d'Estoilles, fille d'Antoine Hercules de Budos, marquis de Portes, chevalier des ordres du Roi, gouverneur du Gévaudan, hautes et basses Septvènes, et de Louise de Crussol, sa légitime épouse; je suis née à Agdes, en Languedoc; j'ai vingt-sept ans passés; j'ai du bien suffisamment pour m'entretenir selon ma condition, etc.....

Je suis de Languedoc, de la ville d'Agdes, comme j'ai déjà dit; j'en suis sortie fort jeune; j'ai été quelques années dans l'abbaye de Caen, et depuis, jusques à cette heure, à Paris, excepté quelques années que j'ai demeuré à Moulins avec Mme la duchesse de Montmorency, et dans mes terres...

Pendant le temps que j'ai eu la grâce de demeurer en ce saint couvent du faubourg Saint-Jacques, où elles eurent la bonté de me garder environ un an pour éprouver ma vocation dans l'incertitude où j'étois de la volonté de Dieu... (Et là Mlle de Portes déclare que, sans avoir connu la mère Madeleine de Saint-Joseph, elle a vu et entendu des choses dont elle a besoin de déposer, et elle cite le témoignage de Mme la princesse de Condé)... J'ai déjà dit comme elles m'avoient fait la grâce de me souffrir environ un an avec elles; et puisque j'ai été assez peu heureuse pour en sortir, l'on peut juger que j'en parle sans préoccupation...

Cette vénérable mère chérissoit tant la solitude, et l'a si bien enseignée et établie en son monastère, que plusieurs, pour avoir leur conversation continuelle dans le ciel, ont entièrement banni celles de la terre depuis quinze et seize années: et dans tout ce grand couvent, l'on n'y entend pas une parole, et il m'a toujours paru un grand désert, mais un désert dans lequel la grâce parle incessamment au cœur. Je dis ce que j'ai senti. Ce lieu m'a toujours semblé un sanctuaire rempli de tous côtés de la sainteté de Dieu, ce qui m'invitoit à l'aimer, joint à l'exemple de ces anges terrestres qui m'y portèrent sans cesse... En foi de quoi j'ai signé le présent écrit de ma main.

Marie Félice de Budos.

Et plus bas: C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité,

Je Marie Félice de Budos».

Extrait du témoignage de Mme de Ventadour, Mlle de Saint-Géran, seconde femme de Charles de Levis, duc de Ventadour, qui était Montmorency par sa mère, et neveu de Charlotte Marguerite de Montmorency, princesse de Condé. Le duc de Ventadour mourut en 1649; sa jeune veuve vécut jusqu'en 1701, et sa fille épousa le maréchal duc de Duras.

«J'ai nom Marie de la Guiche, duchesse douairière de Ventadour. Mou père avoit nom Jean François de la Guiche, seigneur de Saint-Géran, chevalier des ordres du Roi, gouverneur du Bourbonnois et maréchal de France. Ma mère avoit nom Suzanne aux Espaulles. Je suis née en une des maisons de ma mère, nommée Sainte-Marie, située dans le diocèse de Contances, en Normandie. J'ai vingt-huit ans... J'ai connu la vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph dès mon enfance, parce que Mme la maréchale de Saint-Géran, ma mère, me menoit avec elle lorsqu'elle la venoit voir, et la prioit de me donner sa bénédiction. Je me souviens que, quoique je fusse bien petite, elle me témoignoit beaucoup d'affection, et que sa charité et son humilité la faisoient s'abaisser jusques à entretenir et contenter un enfant comme j'étois alors. Je n'ai pas été en âge, durant sa vie, de discerner par moi-même ses incomparables vertus, mais j'en ai ouï parler à tout le monde comme d'une personne fort extraordinaire... J'ai entendu dire ces choses, et en termes encore plus forts à Mme la Princesse, de laquelle M. le duc de Ventadour, mon mari, avoit l'honneur d'être neveu, ce qui m'engageoit à être souvent auprès d'elle...

Je sais qu'en l'année 1645, M. le Prince fut très grièvement malade en Allemagne, dont Mme sa mère étant affligée au dernier point alla chercher sa consolation avec Dieu, se retirant dans le couvent des Carmélites, où elle prit pour avocate, auprès de la divine Majesté, la vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph, à laquelle elle fit vœu que, si par son intercession notre Seigneur rendoit la santé à M. le Prince, elle feroit faire un tableau dans lequel il seroit représenté priant devant la servante de Dieu; et incontinent après, elle apprit la guérison de M. son fils, et accomplit le vœu qu'elle avoit fait. Ce tableau se garda en dedans du couvent, où je l'ai vu il n'y a pas encore longtemps[558]... On m'a conseillé à moi-même d'y recourir (à ses reliques) lorsque mon fils le duc de Ventadour étoit malade... Je la regarde comme bienheureuse, et lorsque j'entre avec les Reines dans le couvent de l'Incarnation, je vais visiter son tombeau, la suppliant de m'assister en mes besoins.

C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi Marie de la Guiche, duchesse de Ventadour.»

Extrait de la déposition de Mme la duchesse d'Épernon, nièce de Richelieu, belle-mère de Mlle d'Épernon, sœur Anne Marie de Jésus.

«J'ai nom Marie du Cambout, native d'Angers, âgée environ de trente-deux ans. Mon père s'appeloit Charles du Cambout, marquis de Pont-Château, chevalier des ordres du Roi, lieutenant-général pour Sa Majesté en Basse-Bretagne, et gouverneur de la ville et château de Brest. Ma mère avoit nom Philippe de Burge.

Je commençai de connoître la vénérable mère Magdeleine de Saint-Joseph en l'année 1633 ou environ, dans l'occasion que j'entrois quelquefois avec feu Mme la princesse de Condé dans le couvent de l'Incarnation. J'ai eu l'honneur d'entretenir plusieurs fois cette servante de Dieu, et même d'avoir mangé quelquefois avec elle en compagnie de Mme la Princesse et de Mlle de Bourbon, sa fille. Le sujet ordinaire des entretiens que j'ai eus avec elle étoit les matières de dévotion, à quoi elle portoit toujours ceux avec qui elle conversoit. Je sais que les Reines de France et d'Angleterre la visitoient souvent et faisoient grand état de sa conversation. Notre Reine en toutes choses témoignoit pour elle un grand respect, et la faisoit toujours asseoir auprès de soi. Elle s'en servoit aussi pour attirer les dames de sa cour à la vertu et à la piété. Il me souvient encore d'en avoir entendu parler à quantité d'autres personnes de qualité en des termes pleins de respect, entre autres à Mademoiselle, qui m'a témoigné y avoir une grande dévotion.

Je sais que le corps de cette servante de Dieu a été inhumé dans le cloître pour y avoir entré et avoir visité souventes fois son sépulchre. J'ai même vu la Reine aller visiter ledit tombeau, et s'y mettre dévotement à genoux. J'ai vu aussi Mademoiselle lui rendre les mêmes respects... Entre autres, je sais que Mme la marquise de Polignac, Mme d'Amboise, parente de M. le duc d'Espernon, Mlle d'Espernon, lorsqu'elle étoit encore dans le monde, y ont eu souvent recours, etc.

Elle nous portoit toujours à la piété, nous y exhortoit puissamment; sur quoi il me souvient qu'un jour étant dans le caveau, la Reine appela Mlle d'Espernon pour être instruite de la mère Magdeleine, laquelle lui parla en présence de la Reine et après en particulier en des termes si pieux qu'elle en fut extrêmement touchée, et l'interrogea encore après en particulier si elle lisoit des romans, lui en fit quitter la lecture, et lui fit acheter les œuvres de Grenade, etc.

Ainsi j'ai déposé pour la vérité, moi Marie du Cambout, duchesse d'Espernon.»

Extrait du témoignage de madame la duchesse de Mortemart, mère de madame de Thianges, de madame de Montespan, et de l'abbesse de Fontevrauld:

«Je m'appelle Diane de Gransaigne, et suis née en Poitou, âgée d'environ quarante-six ans. Mon père avoit nom Jean de Gransaigne, et étoit seigneur de Marsillac. Ma mère s'appeloit Catherine de la Brodière. Je suis femme de M. le duc de Mortemart, chevalier des ordres du Roi, premier gentilhomme de sa chambre, conseiller en ses conseils, comte de Maure, et prince de Tonné Charente, etc.

J'ai commencé à connoître la mère Magdeleine de Saint-Joseph vers l'année 1624 que j'étois fille d'honneur de la Reine, et elle étoit prieure au couvent de l'Incarnation au faubourg Saint-Jacques. La Reine ma maîtresse allant souvent audit monastère visiter cette servante de Dieu par l'estime qu'elle en faisoit, j'allois avec Sa Majesté; je voyois aussi cette vénérable mère, et l'entendois parler. Ladite Majesté l'aimoit beaucoup, et parloit d'elle très avantageusement, ce que j'ai vu faire aussi à feue madame la Princesse, à madame de Montmorency (Félice des Ursins, femme du maréchal de Montmorency, décapité en 1632), à M. le comte de Maure, à madame la marquise de Vins, etc.

Je sais que depuis (sa mort) le Roi et la Reine sont entrés plusieurs fois dans ledit couvent pour visiter son tombeau, et que diverses personnes de condition ont fait empressement pour entrer dans le monastère avec leurs Majestés pour visiter le sépulcre de la vénérable mère, et moi-même j'ai visité souventes fois ledit sépulcre, et l'infirmerie où est morte cette servante de Dieu, etc.

Il est véritable que Dieu a honoré la mère Magdeleine de Saint-Joseph du don de prophétie, de celui d'extase et de discernement des esprits. Mademoiselle de Bonœil, qui a été comme moi fille d'honneur de la Reine et depuis s'est rendue religieuse sous la conduite de cette servante de Dieu[559], m'a dit que lui étant allée demander place pour être reçue dans son monastère, et lui exposant la crainte qu'elle avoit qu'étant avec le grand monde elle perdît sa vocation si elle ne la recevoit promptement, cette servante de Dieu lui répondit que, puisqu'elle ne pouvoit encore entrer dans le monastère, ses parents y étant absolument opposés, Dieu la garderoit, et lui promit qu'elle auroit soin d'elle; ce qu'elle éprouva fort peu de temps après. Car étant un soir à un grand bal devant le Roi, et fort attentive à regarder toutes les belles choses qui y étoient, elle vit intérieurement cette bonne mère présente devant elle avec grande douceur et gravité, qui lui fit entendre qu'elle n'étoit pas pour ces choses-là ni ces choses-là pour elle, et lui ôta tout le plaisir qu'elle pouvoit y prendre.

Je sais que les Reines, Marie de Médicis, la Reine à présent régnante et celle d'Angleterre, ont honoré cette servante de Dieu de leur affection pendant leur vie et de leur piété après sa mort, comme ont fait aussi feue madame la Princesse et plusieurs autres princesses et dames de qualité de cette cour, etc.

C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi Diane de Gransaigne

Extrait du témoignage de madame la duchesse de Lesdiguières:

«Je m'appelle Anne de la Magdeleine; je suis née en cette ville de Paris, et j'ai environ 39 ans. Mon père s'appeloit Léonor de la Magdeleine, marquis de Ragni, et étoit lieutenant du Roi en Charolois, Bresse et Buget, commandant les armées de Sa Majesté. Ma mère avoit nom Hippolite de Gondy. Je suis femme de M. le duc de Lesdiguières, pair de France et gouverneur pour le Roi en Dauphiné, chevalier des ordres du Roi. Je me confesse par la grâce de Dieu tous les ans à Pâques à M. Charlon, pénitencier de Notre-Dame, et communie dans Saint-Paul qui est ma paroisse....

La ville de Paris, comme j'ai dit, est le lieu de ma naissance; j'y ai demeuré jusqu'à l'âge de 15 à 16 ans, et depuis que j'ai été mariée à M. le duc de Lesdiguières, j'y ai fait plusieurs voyages et j'y ai demeuré à divers temps environ 5 à 6 ans. J'ai commencé à connoître la mère Magdeleine de Saint-Joseph environ l'année 1628 au couvent de l'Incarnation dont elle étoit alors supérieure, auquel temps madame la marquise de Ragny ma mère et madame la marquise de Magnelay ma tante m'y ont menée plusieurs fois y allant la voir pour recevoir le profit et le fruit de ses bons conseils et de ses pieuses instructions. Dès ce temps-là cette bonne mère me témoigna beaucoup de tendresse, ce qui a été cause que je l'ai connue ensuite très particulièrement, et entretenue fort souvent de différentes choses qui regardoient la conduite de ma vie et mon salut, dont sa bonté tout extraordinaire me faisoit connoître qu'elle étoit très soigneuse par des discours tout remplis d'une charité tout à fait chrétienne et merveilleuse. Toutes ces pieuses considérations avoient tant de force pour lors sur mon esprit, et je me sentois si puissamment touchée, quand je faisois réflexion sur la difficulté qu'il y avoit de servir Dieu parmi les honneurs et dans la pompe des mondains, que dans ces moments heureux je ne respirois plus que pour le ciel, et faisois des résolutions secrètes de quitter toutes choses et renoncer au mariage pour me vouer totalement à Dieu. En un mot cette grande servante de Dieu avoit tellement détaché mes affections du monde que je n'avois plus que du dégoût pour toutes les choses qui y pouvoient flatter le plus mes sens et mon imagination, et elle me sut si bien gaigner le cœur que je croyois que le plus grand bonheur que je pouvois espérer en la terre étoit d'être toujours avec elle; de sorte que j'étois toute prête d'entrer dans le cloître et lui demander l'habit de religieuse, si ma mère ne m'avoit empêchée de retourner au couvent après qu'elle eut appris mon dessein, etc.

La Reine d'à présent, à l'exemple de la Reine mère défunte, l'a été fort souvent visiter et est toujours retournée de ses visites édifiée et consolée, sans oublier aussi la Reine d'Angleterre, feue madame la duchesse d'Orléans, madame la princesse de Condé, mesdames les duchesses de Longueville, de Guise, de Vendôme, de Retz, d'Aiguillon, mesdames la marquise de Magnelay, de Ragni et plusieurs autres dames de la cour, etc., etc.

Mesdames les princesses de Condé et de Longueville, qui la regrettoient comme leur mère spirituelle, ont assisté avec beaucoup de zèle et dévotion à son enterrement... J'ai été à mon retour de la campagne visiter par diverses fois son tombeau. J'y ai vu aussi aller la Reine très souvent accompagnée de tout ce qu'il y avoit de personnes de la plus grande condition à la cour, et je me souviens d'avoir ouï dire qu'elle a obligé par ses fréquentes exhortations madame la Princesse, mesdames les duchesses de Longueville et d'Aiguillon, d'aller aux prisons, de visiter les hôpitaux, de faire l'aumône aux pauvres, et de les secourir dans leurs nécessités, etc.

J'ai ainsi déposé pour la vérité, je Anne de la Madeleine, duchesse de Lesdiguières.»

Extrait de la déposition de la duchesse de Châtillon:

«J'ai nom Isabelle Angélique de Montmorency. Je suis natifve de la ville de Paris. Je suis âgée de trente-deux ans, fille d'Henry François de Montmorency, comte de Bouteville et autres lieux, et d'Isabelle Angélique de Vienne, sa légitime épouse. Je suis veufve de Gaspard de Coligny, duc de Chastillon.

Je n'ai point été nourrie à Paris, j'ai quasi toujours demeuré aux champs; et de plus j'étois si jeune lorsque la vénérable mère vivoit que je ne puis rien dire des particularités de sa vie...

Je sçais que depuis sa mort toutes sortes de personnes ont recours à elle et qu'il se fait quantité de miracles par son intercession, et entre autres M. Fermelys[560], qui étoit contrôleur de feue madame la princesse de Condé, a été guéri d'une griève maladie par de l'eau où il avoit trempé du linge teint du sang de la servante de Dieu.

Je sçais pour l'avoir vu que feue madame la princesse de Condé avoit une telle confiance au pouvoir que cette vénérable mère avoit auprès de Dieu que, dès que messieurs ses enfants étaient malades ou en péril dans les armées, elle faisoit des vœux pour eux à la vénérable Mère et faisoit dire quantité de messes en son honneur pour obtenir leur guérison et leur conservation.

Je sçais que pendant que M. le prince de Condé étoit en Allemagne en 1645 et qu'il eut une grande maladie, madame la princesse sa mère fit un vœu à la vénérable mère pour la guérison de monseigneur son fils, qui étoit de faire un tableau de la servante de Dieu et monseigneur le prince à ses pieds, ce qui s'est exécuté comme elle l'avoit promis[561].

Je sçais que par la grande estime qu'elle avoit de la sainteté de la vénérable mère, elle en portoit toujours des reliques, c'est-à-dire quelque chose qui lui eût touché, ou du linge trempé de son sang. Elle avoit aussi une image de la servante de Dieu. Je sçais aussi que, comme madame la princesse de Condé sçut qu'il y avoit une personne de piété qui faisoit accommoder l'église du grand couvent des Carmélites, elle manda qu'on lui gardât une chapelle parce qu'elle la vouloit faire elle-même accommoder pour y pouvoir mettre le corps de la vénérable mère lorsque notre saint Père permettroit de le lever.

Durant le temps que madame la Princesse étoit à Chastillon elle m'a parlé grand nombre de fois de la vénérable mère, et m'a dit qu'elle avoit senti dans le couvent des Carmélites où est son corps des senteurs extraordinaires, qu'il n'y avoit point moyen de les exprimer qu'en disant que c'étoient des odeurs de sainteté et toutes célestes. Elle m'a dit aussi plusieurs fois que jamais personne n'avoit parlé de Dieu en des termes si touchants et si pleins d'efficace pour porter les âmes à l'aimer, et qu'elle étoit obligée de dire qu'elle lui avoit fait connoître que les plus grandes choses de la terre sont si petites devant Dieu que c'est une grande folie d'y avoir de l'attache.

Durant le séjour qu'elle a fait dans ma maison de Chastillon, j'ai remarqué qu'elle ne se pouvoit lasser de parler de la vénérable mère; ce qui l'obligea à me dire que c'étoit par ses avis qu'elle s'étoit mise à la piété, et que souvent la servante de Dieu lui avoit conseillé d'aller visiter les hôpitaux, les prisons, et de donner beaucoup d'aumônes, et elle m'a dit qu'elle l'avoit fait exactement durant sa vie, et je dois rendre témoignage que depuis elle le continuoit ayant été diverses fois avec elle aux prisons et aux hôpitaux. La grande estime qu'elle avoit de sa sainteté lui a fait désirer d'être enterrée à ses pieds, et je lui ai ouï dire quelque temps avant sa mort qu'elle tenoit à grand bonheur de ressusciter avec la vénérable mère et d'être en même lieu qu'elle à ce grand jour. Je sçais qu'il y a grand concours de peuple et de personnes de grande condition qui vont au grand couvent des Carmélites demander de l'eau où il a trempé du linge teint du sang de la vénérable mère, et que cela fait des guérisons miraculeuses.

De tout ce que j'ai déposé ici il y a bruit et renommée publique.

C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité moi Isabelle Angelique de Montmorency.»

De tous côtés, on s'adressait au couvent des Carmélites pour obtenir l'intercession de la mère Madeleine de Saint-Joseph, soit dans les maladies, soit dans les dangers de tout genre où l'on pouvait se trouver. Dans le premier chapitre, nous avons dit, d'après Mademoiselle, que Mlle d'Épernon avait été fort recherchée dans sa première jeunesse par M. le duc de Joyeuse alors chevalier de Guise, et que la sœur de celui-ci, Mlle de Guise, avait détourné son frère de cet établissement, qui convenait fort des deux côtés. En 1654, le duc de Joyeuse étant tombé malade et se trouvant à toute extrémité par les suites d'une blessure, Mlle de Guise n'hésita point à s'adresser à cette même Mlle d'Épernon, devenue sœur Anne Marie de Jésus, afin qu'elle priât pour son frère et invoquât la mère Madeleine.

«Pour mademoiselle d'Épernon.

19 septembre 1654. «Il y a huit jours que je suis quasi sans espérance de la santé de mon frère, si ce n'est du côté de Dieu. J'en suis en un état que je ne puis représenter. Je vous supplie de m'envoyer quelque chose de votre bien heureuse mère Magdelaine, et de vouloir continuer vos prières et de demander à la mère prieure (en 1654, c'était la mère Agnès) et à toute la communauté de nous faire la même charité.»

22 septembre. «Vous ne me sauriez donner des marques d'amitié à quoi je sois plus sensible qu'au soin que vous prenez de la santé de mon frère. Elle est meilleure, Dieu merci, et nous avons présentement beaucoup d'espérance. Continuez, je vous supplie, vos prières à votre sainte mère, et puisque vous le voulez je vous manderai tous les jours l'état où il sera.»

23 septembre. «Mon frère est plus mal qu'hier. Je vois bien qu'il n'y a que Dieu qui nous le puisse rendre. J'espère cette miséricorde de sa bonté et de votre intercession auprès de lui et de celle de votre bien heureuse mère.»

24 septembre. «Mon frère est toujours en même état. Il a communié ce matin, pour la seconde fois, et promis hier que si Dieu lui redonnoit la santé qu'il iroit le recevoir dans votre église pour le remercier de la grâce qu'il auroit obtenue par l'intercession de votre B. H. mère. Continuez à le prier d'avoir pitié de nous, et croyez que je suis touchée comme je le dois être de la bonté que vous me témoignez.»

Le 26 décembre 1660, Mme la princesse de Conti, Anne-Marie Martinozzi, étant grosse de plusieurs mois, commença une neuvaine à la mère de Saint-Joseph, et porta un scapulaire de l'habit de la bienheureuse mère. Elle avait déjà eu plusieurs enfants morts et n'en avait pas un vivant. Elle accoucha d'un garçon, le 4 avril 1661, assez heureusement; mais il tomba malade, et Lopès, médecin du prince et de la princesse de Conti, écrivit, le 13 avril 1662, le billet suivant aux Carmélites:

«A la très révérende mère sous-prieure (c'était mademoiselle Du Vigean en avril 1662) des Carmélites du grand couvent.

«Ma très révérende Mère,

«Comme je suis persuadé que nous devons l'heureuse naissance de monseigneur le comte à l'intercession de la bienheureuse mère Magdelaine et à vos prières, je crois que nous ne pouvons rien faire de mieux ni de plus conforme aux sentiments de Mme sa mère que de vous supplier de nous accorder les mêmes grâces pour sa conservation. Nous vous demandons instamment de l'eau de la bienheureuse mère et la continuation de vos prières. J'y ai une très grande foi pour lui et pour moi. Je vous supplie de me les accorder. Je suis, ma très révérende mère, de l'hôtel de Conty, jeudi au soir 13 avril 1662, votre très humble et très obéissant serviteur.

Lopès.»

Mlle d'Alençon, seconde fille de Gaston et de Marguerite de Lorraine, qui devint depuis la duchesse de Guise, demande, le 18 septembre 1664, une neuvaine à la bienheureuse mère:

«Pour la mère Agnès.

«Je vous prie, ma chère mère, de vouloir faire faire à toute votre communauté une neuvaine au tombeau de notre bienheureuse mère à mon intention, et que l'on la commence aujourd'hui. Je me suis si bien trouvée des prières que vous avez faites pour moi, que j'espère que Dieu m'octroiera ce que je lui demande par l'entremise de notre bienheureuse mère.

Isabelle d'Orléans.»

AUTRE LETTRE DE LA MÊME DU 8 OCTOBRE 1664.

«A la mère Agnès, aux Carmélites.

«Vous avez accepté si obligeament la prière que je vous avois faite, ma chère mère, de me faire une neuvaine, que cela fait que je vous importune encore une fois, et que je vous prie d'en vouloir faire commencer encore une aujourd'hui à votre communauté au tombeau de votre bien heureuse mère à mon intention. Je vous en serai très obligée, ma chère mère, et d'être assurée de mon amitié. Je vous prie de faire mes compliments à la mère de Bains.»

Mme la duchesse d'Elbeuf, Élisabeth de Bouillon, nièce de Turenne, mariée à Charles d'Elbeuf en 1656, et morte en 1680, écrit en 1659 à sa sœur, alors novice aux Carmélites, c'est-à-dire à Émilie Éléonore de Bouillon, dont nous avons parlé plus haut, page 366:

«Jamais je n'ai tant espéré, chère sœur, que la bienheureuse mère Madelaine de Saint-Joseph et la bienheureuse sœur Catherine de Jésus feroient le miracle que nous souhaitons que présentement. Car le jour que je suis partie, j'ai trouvé moyen de mettre de leurs saintes reliques; et M. d'Elbeuf, ce que je n'avois pas pu faire jusque à présent, son scapulaire étant rompu et l'ayant donné à raccomoder à un de ses gents, les a mises, et au même moment je n'ai quasi plus douté que Dieu nous accorderoit ce que nous lui demandons par les prières de cette sainte. Je vous conjure, ma chère sœur, de supplier très humblement la mère souprieure (en 1659 c'était mademoiselle Du Vigean) que l'on redouble les prières pour cette pauvre âme, qui est en si pitoyable estat. Si j'osois, je demanderois par charité à la mère prieure, c'est-à-dire à celle qui l'a été, de demander à Notre-Seigneur cette conversion. Je communierai, s'il plaît à Dieu, dimanche pour cela. Souvenez-vous-en, chère sœur, ce jour-là, et priez toutes vos bonnes mères d'avoir aussi cette bonté. Enfin j'ai depuis peu tant d'espérance à ces saintes reliques, que je n'en fais quasi plus de doute. J'ai cela si fortement à la tête qu'il ne se peut pas plus... Ce dernier septembre 1659.»

Une autre fille du duc de Bouillon, une autre nièce de Turenne, Mauricette-Phébronie, mariée à Maximilien, duc de Bavière, frère de l'Électeur, morte sans postérité en 1706, écrit en 1670 à sa sœur, Hippolyte de Bouillon, déjà carmélite (voyez plus haut, page 368):

«A ma très chère sœur Hipolite de Jésus.

«J'ai bien de la joie, ma très chère sœur, d'apprendre par votre dernière lettre que vous êtes bien aise que notre aumonier retourne à notre service. Assurément c'est un fort honnête homme. Il m'a bien réjouie en m'assurant de la continuation de votre amitié, et m'a bien dit aussi que je n'étois pas oubliée dans vos bonnes prières. Je vous prie, ma chère sœur, de vouloir bien continuer, et principalement envers la bienheureuse mère Magdelaine, en qui j'ai eu toute ma vie bien de la dévotion. Vous ne pouviez pas me faire un présent plus agréable qu'en m'envoyant un scapulaire fait de sa robe. Je vous en suis infiniment obligée. Je le porterai toute ma vie. J'ai bien de la joie d'avoir sa Vie (par le père Senault). Je vous prie, ma chère sœur, d'en vouloir bien remercier de ma part la révérende mère prieure (en 1670, la mère Agnès) et lui témoigner l'obligation que je lui en ai. Si la lecture de cette vie me peut convertir, je lui en aurai toute l'obligation; ce ne seroit pas une des moindres que je lui ai avec tant d'autres dont celle-là ne fera qu'augmenter le nombre. Je ne manquerai pas de faire faire un tableau pour metre dans ma chambre d'après l'image que vous m'avez envoyée. Je vous remercie bien fort de tout ce que vous m'avez donné. Je n'ai pas manqué de faire vos compliments à Monsieur mon mari, qui vous en remercie bien fort et se recommande bien à vos bonnes prières, et moi je fais la même chose, en ayant bien besoin.

Adieu, ma chère sœur, soyez persuadée que vous avez un pouvoir absolu sur le cœur de votre

Maurice Phébronie.—A Munic, ce 30 avril 1670.»

Nous terminerons par six lettres de la reine d'Angleterre, Henriette, la fille d'Henri IV, la femme de Charles Ier. Elles sont autographes, avec leurs cachets intacts.

«A LA TRÈS RÉVÉRENDE MÈRE MAGDELAINE DE SAINT-JOSEPH.»

«Ma révérende mère, je vois par votre lettre le soin que vous avez de moi et de mes enfants dans vos bonnes prières, de quoi je vous remercie, et vous prie de continuer en ayant bon besoin, votre piété m'étant assez connue pour être assurée que lorsque vous vous souviendrez de moi, cela m'apportera beaucoup de bonheur. Si je pouvois vous faire voir le ressentiment que j'en ai par quelque voie, je le ferois de très bon cœur; mais sachant que toutes choses du monde vous sont indifférentes, je me contenterai de vous assurer que ce ne sera que faute d'occasion si je ne le vous fais paroître, priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes filles, et les priez de prier Dieu pour moi.

«Henriette Marie, R (eine).»

«A LA RÉVÉRENDE MÈRE MAGDELAINE DE SAINT-JOSEPH.

«Ma mère, j'ai reçu une de vos lettres qui m'a extrêmement rejouie de voir que j'étois encore en votre souvenir, quoique je n'en doutasse point, mais j'ai été très satisfaite de le voir par votre lettre, de quoi je vous remercie, et vous prie de vouloir continuer à prier Dieu pour moi, et croire que si je vous pouvois servir en quelque chose en ce pays, je le ferai de tout mon cœur. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes sœurs, et si sœur Aymée (peut-être mademoiselle Deschamps, ou plutôt mademoiselle Rebours, morte en 1653, à Bourges; plus haut, page 354), qui étoit à moi, est là, dites-lui que je crois qu'elle ne m'oublie pas en ses prières, et qu'elle a encore souvenance de moi; priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

«Henriette Marie, R.»

DE LA MÊME A LA MÊME.

«A la mère Magdelaine.

«Ma mère, je vous écris cette lettre pour vous prier de continuer à prier Dieu pour moi, et pour vous dire que nous avons un couvent de l'Incarnation aussi bien que vous, mais nous ne nous acquittons pas trop bien de notre règle; nous ne fesons que voyager, et notre couvent ne nous suit point; M. de Bérulle qui est ici nous en dispencera. J'espère, avec l'aide de Dieu, qu'il y en aura tout à bon un jour; j'ai la plus grande joye du monde quand j'en parle. Faites mes recommandations à toutes vos bonnes sœurs et à votre général. Je finirai ma lettre en vous assurant que je suis, ma mère, votre affectionnée fille,

«Henriette Marie, R.»

DE LA MÊME A LA MÊME.

«A la mère Magdelaine.

«Ma mère, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite par laquelle je vois le soin que vous avez de prier Dieu pour moi. Je vous en remercie bien fort, et vous prie de continuer, car l'on en a grand besoin en ce pays. J'envie votre bonheur de voir M. de Bérulle. Je l'ai laissé aller à mon regret, mais ce ne sera que pour un mois tout au plus. Je vous dirai que nous fesons un petit couvent qui sera tout comme celui des vraies Carmélites en petit, mais j'espère, avec l'aide de Dieu, que quelque jour il y en aura un tout à bon. Priez bien Dieu pour cela, ma chère mère, je vous en prie, car si cela étoit, je m'estimerois la plus heureuse personne du monde. Je vous prie de faire mes recommandations à la mère Marie de Jésus (Mme de Bréauté). Adieu, ma mère, priez Dieu pour moi.

«Henriette Marie, R.—Ce 25 aoust 1625.»

DE LA MÊME SUR LA MÊME.

(Une main ancienne a écrit: 1637.) «A la Révérende mère Marie de Jésus. (Mme de Bréauté), prieure des Carmélites à Paris.»

«Ma R. mère, le Sr Digby m'ayant aporté une lettre de vous, j'ai été bien aise de la même occasion pour vous remercier du soin que vous prenez de moi en vos bonnes prières, et aussi vous prier de vouloir continuer. J'ai entendu la mort de la bonne mère Magdelaine avec beaucoup de ressentiment de la perte que nous avons faite; mais elle est si heureuse dans le ciel que c'est une consolation très grande pour tous ceux qui l'aimoient comme je le fais. Elle priera Dieu pour moi là où elle est; et vous, je vous prie de le faire aussi et toutes vos bonnes sœurs à qui je me recommande, priant Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

«Votre bien bonne amie, Henriette Marie, R.»

DE LA MÊME SUR LA MÊME.

Une main ancienne: «30 avril 1647. La Reine d'Angleterre étoit lors à Paris. Elle écrit à la mère prieure (en 1647 c'était la mère Marie Madeleine de Jésus):»

«Ma mère, ce n'est pas d'aujourd'hui que je vois l'incertitude des choses de ce monde dans ma condition. Lorsque je vous quittai dimanche, je croyois être fort assurée de ne point voir la comédie, et cejourd'hui de vous aller voir; et néanmoins je fis hier l'un, mais par obéissance aux commandements de la Reine; et pour l'autre je suis très fâchée que je ne le ferai point, ne me portant pas bien, ayant une petite maladie qui n'est pas propre à sortir de la maison. Je ne sais si ce n'est point ce mauvais temps qui en soit en partie la cause; mais je vous assure qu'il ne m'eût pas empêché de vous aller voir sans l'autre accident. Je vous prie de prier Dieu pour moi sur le tombeau de la bonne mère Madeleine, à ce qu'elle veuille avoir soin de mes affaires après sa mort comme elle a eu en sa vie. Avec cela je finis et je suis, ma mère, votre bien bonne et affectionnée amie,

Henriette Marie.

Mardi, à dix heures, 30 avril.»

VI

Voici la vie que nous avons promise de la mère Marie de Jésus, Mme de Bréauté, avec sa circulaire après sa mort par la mère Agnès, Mlle de Bellefond:

«La mère Marie de Jésus, fille de M. de Sancy, de la maison de Harlay, et de Marie de Moreau, naquit à Paris le 8 mai 1579. Son père étoit de la religion prétendue réformée, et sa mère très bonne catholique. Par le contrat de mariage, il avoit été réglé que les enfants mâles embrasseroient la religion du père et les filles celle de la mère. Celle dont nous parlons fut nommée sur les fonts Charlotte, et eut pour parrain M. le premier président, son oncle, et pour marraine Mme de Belleassise, sa tante. On lui donna pour gouvernante une fille qui, sous l'apparence de catholique, étoit huguenote dans le cœur. A la religion près, cette fille étoit très capable d'élever des enfants; mais comme le dernier de ses soins étoit d'inspirer de la vertu, notre jeune enfant, dont l'esprit étoit fort avancé, ne fut pas longtemps sans s'apercevoir des sentiments de la gouvernante, desquels, par une miséricorde infinie, Dieu lui donna une telle frayeur que, pour s'en garantir, elle récitoit tous les jours quatre fois l'oraison suivante: «Monsieur saint Matthieu, monsieur saint Marc, monsieur saint Luc, monsieur saint Jean, les quatre évangélistes de Dieu, soyez à ma garde et à ma défense, préservez-moi de tout mal présent et à venir.» Notre vénérable mère disoit depuis: «Je ne sais où j'avois pris cette prière, mais quand je l'avois dite, il me sembloit que nul mal ne me pût arriver.» A l'appréhension d'être séduite par de mauvais principes se joignoit le désir le plus ardent d'être instruite des vérités de notre foi. Ne trouvant personne dans la maison de son père de qui elle pût recevoir ce secours, elle s'avisa, n'étant encore âgée que de neuf à dix ans, de se dérober quelquefois pour aller, dans une église voisine, entendre le sermon; mais la crainte d'être reprise, si on s'en apercevoit, l'empêcha de continuer.

Après une pareille éducation, on ne doit pas être surpris que cette jeune enfant ne fût occupée que des divertissements ordinaires aux personnes de son âge, et que son soin principal fût de chercher à plaire et à s'attirer l'estime et l'attention de sa famille et des personnes qui la visitoient. Cependant Dieu, qui avoit des desseins particuliers de miséricorde sur cette âme, ne l'abandonna pas; sa gouvernante, pour couvrir les apparences, l'avoit fait confesser plusieurs fois, mais sans lui donner, comme on le peut penser, aucune instruction solide sur cette grande action. Mlle de Sancy avoit des inquiétudes continuelles sur ces sortes de confessions, et ne sachant comment mettre son esprit en repos, elle s'adressa à un ecclésiastique ami de monsieur son père, et, lui ayant confié ses peines à ce sujet, il lui donna un livre qui contenoit un examen très étendu, l'assurant qu'elle y trouveroit non-seulement les instructions nécessaires, mais aussi la connoissance des péchés qu'elle avoit commis; elle reçut ce présent avec la plus grande reconnoissance et crut ne pouvoir rien faire de mieux que de porter son livre au confesseur et de faire la lecture dudit examen au prochain confesseur qu'elle rencontra, se persuadant, disoit-elle dans la suite, que dans les péchés qui y étoient compris, ceux qu'elle avoit commis s'y trouveroient sans doute, et qu'enfin elle seroit tranquille à ce sujet. Le confesseur l'écouta sans l'interrompre, et, sans lui donner aucune instruction, lui donna l'absolution et quelques prières pour pénitence. Elle avoit alors quatorze ans, et lorsqu'elle racontoit depuis cette aventure, levant les yeux au ciel, disoit: «Le confesseur et moi étions aussi savants l'un que l'autre. Oh! que Dieu fait une grande grâce aux enfants de leur procurer de l'instruction dans leur jeunesse.»

Mlle de Sancy ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que cette confession n'étoit pas plus propre à la tranquilliser que les précédentes; mais la Providence qui veilloit sur elle lui donna occasion de connoître monsieur Duval[562] dont elle avoit entendu parler comme d'un directeur très éclairé. Ce grand homme lui fit faire une confession générale et lui donna des leçons qui furent comme la semence de la sainteté où Dieu la destinoit. Commençant à être désabusée de la vanité du monde, elle s'appliqua à faire régulièrement sa prière matin et soir; mais la lumière de la grâce étant encore foible en cette âme, elle se persuadoit être fort vertueuse, ne se trouvant pas chargée de ces péchés grossiers dont les âmes bien nées ont de l'horreur; pour les autres fautes, elle s'en mettoit peu en peine, n'en connoissant pas le danger.

Le temps destiné de toute éternité pour la conversion de monsieur son père étant arrivé, on ne peut exprimer quels furent ses sentiments. Depuis longtemps, ce moment heureux étoit l'objet de ses plus ardents désirs, car elle ne pouvoit penser sans la plus amère douleur qu'un père qu'elle aimoit si tendrement et dont elle étoit aimée réciproquement, vivoit dans une religion qui lui fermoit la porte du ciel. Cette conversion fut suivie de près de celle de messieurs ses frères. L'aîné succéda aux charges de monsieur son père et ne lui survécut que très peu de temps; le second employé dans les ambassades, de retour en France, entra dans la congrégation des pères de l'Oratoire, sous le nom du père de Sancy; le dernier, connu sous le nom de baron de Palemort, fut employé dans les armes où il s'attira beaucoup de réputation pour sa valeur et sa prudence. Le père de Sancy, pénétré du bonheur de sa vocation, le sollicitoit sans cesse de quitter le monde; mais cette grâce étoit réservée à l'impression que devoit faire sur lui l'entrée de sa sœur aux Carmélites, comme nous le verrons dans la suite.

M. de Sancy le père, après avoir marié sa fille aînée à M. le marquis d'Alincourt, songea à établir celle dont nous écrivons la vie. Entre plusieurs partis avantageux, celui qui lui parut le plus convenable fut M. le comte de Curton. Le contrat fut dressé et les articles signés. Mais quelque temps après, la jeune demoiselle sentit pour cette alliance une si grande opposition qu'elle résolut de la rompre. Elle s'en ouvrit d'abord à un de messieurs ses oncles, le conjurant de disposer monsieur son père à cette rupture; celui-ci, bien loin de s'en charger, représenta à Mlle de Sancy les malheurs qu'une telle détermination pourroit causer dans sa famille, ce jeune homme n'étant pas de caractère à souffrir impunément un tel affront. Se voyant sans ressource du côté de monsieur son oncle, elle se résolut de parler elle-même à monsieur son père, et lui exposa en des termes si respectueux et si forts l'éloignement qu'elle avoit pour cette alliance qu'il se rendit à ses désirs, à condition qu'elle prendroit sur elle le soin de cette affaire. Depuis ce consentement obtenu, Mlle de Sancy étoit aussi impatiente de revoir M. le comte de Curton qu'elle l'appréhendoit auparavant. Dès la première entrevue, après quelques compliments de civilité, elle le supplia de trouver bon que les articles du contrat qui avoient été passés fussent regardés comme nuls, sans lui en donner d'autre raison que l'impossibilité où elle se trouvoit de vaincre sa répugnance à s'engager. Après plusieurs répliques de part et d'autre, les articles furent jetés au feu en présence des deux parties. Ce jeune seigneur étoit si persuadé que cela venoit absolument de Mlle de Sancy, que cela ne diminua rien de l'union qui étoit entre les deux familles. Il se passa plus d'un an sans qu'il fût question d'un autre établissement. Ce temps écoulé, M. de Bréauté la demanda à M. de Sancy; ce bon père ne trouvant point en sa fille d'opposition à cette alliance, les articles furent signés, mais le mariage fut différé d'une année, le marquis étant obligé de se rendre à l'armée où ses emplois exigeoient sa présence. A son retour le mariage fut conclu, et peu de temps après il retourna à l'armée. A peine y étoit-il arrivé qu'il fut rappelé à Paris, Mme de Bréauté étant tombée dangereusement malade; elle demanda avec instance le saint viatique, et après l'avoir reçu avec les dispositions les plus édifiantes, elle s'endormit très profondément. Le marquis, avec toute sa famille, attendoit son réveil avec autant de crainte que d'espérance; ils furent tous surpris agréablement de la trouver si bien que le médecin jugea qu'elle n'étoit plus en danger. M. de Bréauté, ayant demeuré quelque temps à Paris, fut obligé de retourner à ses emplois; sa peine fut d'autant plus grande qu'en faisant ses adieux à une épouse qu'il aimoit si tendrement, il avoit un pressentiment que c'étoit la dernière fois qu'il avoit la consolation de la voir; en effet, il mourut en Flandre[563] dix-huit mois après son mariage, laissant Mme de Bréauté dans la plus vive affliction: il resta de cette alliance un fils qui fut remis entre les mains de son aïeule.

Notre jeune veuve, sans faire profession dans son veuvage d'une vie austère, se conduisoit de manière à faire connoître qu'elle ne penseroit jamais à un second mariage, quoiqu'elle ait assuré depuis qu'elle n'avoit pris sur cela aucune résolution. L'année de son deuil expirée, elle retrancha quelque chose des règles de conduite qu'elle s'étoit prescrites, et se rengagea peu à peu dans les amusements ordinaires aux personnes nées dans la grandeur et l'opulence; et la piété dont elle avoit fait profession ne consista bientôt plus qu'à ne point contrevenir en choses considérables aux commandements de Dieu. Malgré son penchant pour les amusements frivoles, elle donnoit beaucoup de temps à la lecture; ce n'étoit pas à la vérité des livres de piété; mais elle s'abstint toujours des mauvais, comme romans, comédies et autres, pour lesquels elle avoit un si grand mépris qu'elle ne pouvoit comprendre que des personnes raisonnables en fissent leur amusement.

La bonté infinie de Dieu, qui se sert souvent de nos propres inclinations pour nous rappeler à lui, permit que celle qu'avoit notre jeune veuve pour la lecture lui donnât l'envie de lire les œuvres de sainte Thérèse. On le lui avoit déjà conseillé, et le désir qu'elle avoit d'apprendre à faire l'oraison lui en fit prendre la résolution. Sur ces entrefaites, ses affaires l'ayant obligée d'aller en Normandie, elle les apporta dans l'espérance que cette lecture, jointe à la séparation de la vie tumultueuse qu'elle menoit à Paris, lui feroit faire quelque progrès dans la vie spirituelle.

Les ouvrages de cette grande sainte, qui ont été pour tant d'âmes le commencement de leur conversion, firent une vive impression sur Mme la marquise de Bréauté. Mais étant venue à l'endroit où cette savante maîtresse parle de chercher Dieu dans soi-même, elle demeura dans le dernier étonnement; non-seulement cette grande maxime lui parut incompréhensible, mais elle fut pour elle l'occasion de la plus violente tentation: elle s'imagina ne plus croire en Dieu, et la pensée lui en revenant sans cesse, peu s'en fallut qu'elle ne tombât dans le désespoir, n'étant plus à ses yeux qu'une incrédule et une athée. Cependant la main de Dieu la soutenoit sans qu'elle s'en aperçût, et sa fidélité à la prière, tout le temps que dura le combat, la rendit enfin victorieuse. Elle n'abrégea jamais d'un moment le temps qu'elle s'étoit prescrit de donner à l'oraison, et se renouvela dans l'exactitude à tous ses autres devoirs. Sa patience et sa fidélité dans cette grande épreuve furent récompensées non-seulement par la fin de cette violente peine, mais la plus vive lumière succéda aux ténèbres; elle comprit dans un moment la demeure de Dieu dans l'âme, et toutes les idées qui se présentoient à son esprit ne servoient qu'à l'en convaincre de plus en plus. La prière de saint Augustin lui devint familière; elle répétoit sans cesse: Seigneur, que je vous connoisse et que je me connoisse. Dans le même temps, étant un jour en prière dans sa chambre, elle se sentit frappée d'une lumière intérieure qui lui rendit si présente cette majesté infinie que, prosternée la face contre terre, elle auroit voulu descendre jusqu'au fond des abîmes, pour s'anéantir devant cet être suprême qu'elle conjura un temps considérable d'avoir pitié d'elle et de lui donner place dans sa maison.

On vit alors Mme de Bréauté retrancher une grande partie de ses divertissements, du temps qu'elle donnoit à recevoir les compagnies, de ses promenades et autres plaisirs même innocents, donnant au travail, à ses lectures, et surtout à l'oraison tout celui qu'elle auroit employé autrefois à ces sortes de satisfactions. Ce commencement de réforme ne se faisoit qu'avec de grandes violences, ce qui lui faisoit appréhender de ne pas persévérer. Un accident arrivé devant ses yeux ne contribua pas peu à fortifier ses résolutions. Ayant été obligée pour sa santé d'aller prendre les eaux de Spa, plusieurs personnes de qualité s'y trouvèrent dans le même temps. On proposa un jour d'y danser pour aider à l'effet des remèdes. Notre jeune veuve fut si vivement sollicitée d'être de la partie, qu'elle se laissa vaincre; quelques moments après, il fit un grand tonnerre; dès le premier coup, elle voulut quitter; un gentilhomme qui lui donnoit la main, se moquant de sa frayeur, en fit le sujet de ses railleries; mais au même instant la foudre tombant tua cet homme au milieu de la compagnie. On peut juger de la frayeur que causa ce terrible accident, Mais Mme de Bréauté n'en resta pas là: faisant réflexion au jugement de Dieu auquel cet homme venoit de se trouver en un instant, elle conclut à prendre tous les moyens possibles pour mener une vie plus régulière. De retour à Paris, l'on reçut en France la bulle du Jubilé de 1601: elle résolut de faire ses efforts pour profiter d'une si grande grâce, et commença par se disposer à faire une confession générale à M. Cospean, homme de grande réputation, et depuis évêque de Lisieux; ce qu'ayant fait, ce digne ministre lui parla si fortement du devoir des veuves, qu'elle commença dès lors à retrancher des habits ce qui tenoit trop de la vanité, et ajouta à cette mortification celle de se lever tous les jours à six heures du matin, pratique qui ne lui coûta pas peu, mais dont le sacrifice lui mérita de nouvelles lumières sur le danger de la vie du monde et le bonheur de la vie religieuse. Elle communiqua ses pensées à ce sujet à un ecclésiastique auquel elle se confessoit quelquefois. «Voilà, Madame, lui dit-il, où je vous attendois depuis longtemps, ne doutant pas que de tant de bonnes pensées que Dieu vous donne, il ne s'en trouvât quelqu'une qui vous portât à sortir du monde. Il n'est pas nécessaire cependant de changer de condition, la vôtre peut compatir avec les moyens que vous pouvez choisir pour vous sauver.»

Ce discours flattoit trop les inclinations de Mme de Bréauté pour demander des avis à d'autres, et le seul usage qu'elle fit de ces bonnes pensées fut de la fortifier dans la résolution de vivre en bonne chrétienne. Quelque temps après, ayant été faire ses dévotions aux Capucins, et s'étant retirée dans le coin de l'église pour y faire son action de grâces, elle y employa trois heures sans s'en apercevoir. Au sortir de cette oraison, où elle avoit éprouvé les plus fortes impressions de la grâce, ses pensées pour la vie religieuse se renouvelèrent; la sainteté des filles de l'Ave-Maria la frappa; elle conçut le désir d'y entrer quoiqu'elle les regardât comme les martyrs d'une pénitence dont la pensée la faisoit frémir. Elle en fut occupée pendant plusieurs jours et ne quitta ce premier projet que pour en suivre un autre que lui avoit fait naître la lecture des œuvres de sainte Thérèse: ce fut d'entrer dans l'ordre des Carmélites. Elle étoit irrésolue sur le choix de ces deux ordres. Après bien des réflexions, elle se décida enfin pour ce dernier, y trouvant avec bien des austérités une certaine vie intérieure que cet ordre avoit reçue comme en dépôt de sa sainte fondatrice. L'exécution de ce projet souffroit cependant de grandes difficultés: l'ordre des Carmélites étoit encore renfermé dans les limites de l'Espagne; il lui en coûtoit pour se résoudre à s'éloigner si fort de sa patrie; sa ressource fut d'espérer, non que cet ordre passeroit en France; elle ne le croyoit pas possible; mais qu'il s'approcheroit des frontières et qu'il y auroit des maisons assez voisines pour y pouvoir entrer. Cette pensée, jointe à plusieurs peines intérieures dont elle fut travaillée pendant huit mois, lui causa un grand mal de tête qui ne lui laissoit aucun repos; cela pensa la rebuter entièrement du parti de la retraite qu'elle avoit pris, s'imaginant de plus qu'elle ne faisoit aucun progrès dans la vie spirituelle. Mais Dieu ne permit pas qu'elle suivît ces pensées dangereuses et lui en inspira de plus salutaires; ce fut de chercher un guide qui, par ses conseils, la conduisît dans les voies où il plairoit au Seigneur de la faire marcher. Fidèle à ce mouvement, elle s'adressa à Mlle de Sainte-Beuve, qui étoit en grande réputation de vertu, et lui exposa ses peines avec grande confiance. Cette demoiselle, se méfiant de ses lumières, lui conseilla de voir Mlle Acarie, lui en parlant comme d'une âme rare en mérite.

Notre jeune veuve saisit ce conseil; il ne fallut pas un long temps à Mlle Acarie pour connoître que Dieu destinoit cette âme à la plus haute perfection, ce qui l'engagea à lui donner tous ses soins. Elle commença par lui faire une méthode d'oraison qui lui parut aisée et ne contribua pas peu à dissiper le mal de tête dont nous avons parlé. Il se forma entre ces deux grandes âmes la liaison la plus étroite et la plus sainte, Mme de Bréauté ayant pour Mlle Acarie toute la docilité et la soumission d'une novice, et Mlle Acarie tous les ménagements d'une maîtresse sage et discrète qui ne veut pas effrayer un esprit qui n'est pas encore pleinement affermi dans les voies de Dieu. Dans cette vue, elle passa quelque temps sans rien prescrire à cette nouvelle disciple sur son habillement; mais un jour qu'elle lui demanda la permission de faire quelque pénitence: Je crois, Madame, répondit sa savante maîtresse, que la plus agréable que vous puissiez faire aux yeux de Dieu seroit de réformer vos habits en en retranchant les vains ornements. Dès le même jour, cela fut exécuté malgré la plus forte répugnance, ne s'attendant à rien moins qu'à devenir le sujet de la raillerie du public, car poussant plus loin l'avis qui lui avoit été donné, elle se mit d'une manière qui ne pouvoit convenir qu'aux femmes les plus âgées, quoiqu'elle n'eût alors que vingt-deux ou vingt-trois ans. Les occupations de ses journées répondoient à la réforme de ses habits; elle se levoit tous les jours à six heures du matin, faisoit ensuite une heure d'oraison, et se rendoit à l'église où elle restoit jusqu'à onze heures; l'après-midi, elle alloit à vêpres et le reste du temps se passoit à lire et faire quelques bonnes œuvres. Le projet qu'elle avoit eu de se faire Carmélite ne l'occupoit cependant plus que faiblement, lorsqu'étant allée voir Mlle Acarie, et l'entendant parler de l'établissement de cet ordre qu'elle méditoit de procurer à la ville de Paris, elle dit d'un ton fort indifférent qu'elle avoit eu autrefois envie d'entrer dans cet ordre: D'où vient, reprit Mlle Acarie, que vous ne l'avez plus? Mme de Bréauté répondit qu'elle ne s'y croyoit pas propre, que la vie en étoit trop austère, et qu'elle se contentoit de son état. Mais, répliqua Mlle Acarie, si Dieu vous y appelle, pensez-vous qu'il vous soit permis de résister? il est plus important que vous ne croyez de répondre à sa voix, et vous devez y réfléchir.

Jusqu'ici la pénitence de notre jeune veuve consistoit à jeûner tous les vendredis et à retrancher de ses repas ce qui flattoit le plus son goût; mais par les conseils de Dom Beau-Cousin, chartreux, célèbre par sa piété et ses lumières, elle commença à se revêtir d'un cilice, et poussa en tous genres ses pénitences si loin que ce sage directeur fut obligé d'y mettre des bornes. Non contente de la pénitence corporelle, elle s'appliqua à vaincre en tout sa délicatesse et ses inclinations, et s'interdit la liberté de se plaindre de ce qui pouvoit lui causer quelque incommodité, comme du chaud et du froid dont elle ne cherchoit pas même à se défendre. Elle s'échappa néanmoins une fois de dire que le froid étoit excessif. Mlle Acarie, qui étoit présente, lui dit qu'il ne falloit pas ainsi se vanter de ce que l'on souffre; elle profita si bien de cette leçon qu'elle devint la personne du monde la plus patiente. En voici une preuve: Étant allée à la campagne dans un temps d'hiver où tous les chemins étoient rompus, un gentilhomme qui accompagnoit son carrosse avança sans prendre garde que l'équipage ne suivoit pas. Le cocher ayant pris un chemin détourné, s'embourba de façon qu'il ne put se débarrasser qu'avec beaucoup de peine. Il étoit onze heures du soir lorsqu'elle sortit de ce mauvais pas. La demoiselle qui l'accompagnoit, voyant que son écuyer les laissoit dans l'embarras, sans leur donner aucun secours, lui dit: Je ne m'étonne pas, Madame, que vous soyez si mal servie, puisque vous ne vous plaignez de rien; mais au moins, pour cette fois, j'espère que vous direz quelque chose pour faire voir que vous ne trouvez pas bon que l'on vous laisse ainsi. Elle ne répondit rien, et à peine parut-elle par la suite se souvenir de l'aventure; car se trouvant indigne d'être servie, elle ne pouvoit croire qu'on dût avoir pour elle aucune considération.

Dans de si saintes dispositions, Mme de Bréauté fut obligée de conduire une de Mesdemoiselles ses sœurs à Montivilliers pour y être religieuse. Entrant dans l'église, elle lut ces paroles: Père Saint, conservez ceux que vous m'avez donnés afin qu'ils soient un comme nous sommes un. Elles répandirent une si grande lumière dans son âme que faisant réflexion sur les obstacles que l'on trouve dans le monde à cette admirable union avec Dieu, elle conçut le désir d'entrer sur-le-champ dans ce monastère. Le désir fut accompagné d'une grande abondance de larmes; mais Dieu qui la destinoit au Carmel permit qu'elle en différât l'exécution.

La vie édifiante que menoit Mme de Bréauté dans le monde ne laissoit aucun doute qu'elle ne resteroit pas dans le siècle. C'est ce qui porta différentes personnes de piété à faire des efforts pour l'attirer dans les couvents qu'elles protégeoient, ce qui ne servit qu'à troubler son esprit. Néanmoins son amour pour les Carmélites prévalut et devint si ardent qu'elle en étoit elle-même surprise, d'autant que personne ne lui en parloit. «Je ne me reconnois plus, disoit-elle, je ne sais d'où vient ce grand éloignement du monde, et cette pente qui m'attire au service de Dieu. Qu'il est bon de faire de si grandes grâces à sa créature, lorsqu'elle y pense le moins! Il n'y a que sa main seule qui puisse ainsi changer mon cœur et le porter à embrasser une vie dont j'avois un si grand éloignement, n'y pensant jamais qu'avec frayeur et ne regardant les religieuses que comme des personnes condamnées à une étroite prison; ce changement n'est dû qu'à la droite du Très-Haut, et lui seul a pu d'un cœur tout pénétré de l'amour du monde en faire un qui n'aspire qu'au bonheur d'y renoncer entièrement.» On ne peut exprimer quelle fut la consolation de Mlle Acarie de voir enfin les irrésolutions de Mme de Bréauté entièrement dissipées; leur union devint encore plus complète; tout leur devint commun, mêmes prières, mêmes affections, mêmes désirs et même zèle pour faire réussir le grand projet de l'établissement des Carmélites en France. Elles firent ensemble plusieurs pélerinages, tantôt à Notre-Dame-des-Vertus, tantôt à Montmartre, à Notre-Dame-des-Champs pour recommander à Dieu cette affaire. Elles ne passoient pas un jour sans se voir, et Mlle Acarie ne quittoit jamais Mme de Bréauté sans être édifiée de sa correspondance à la grâce, et sans une nouvelle espérance qu'elle seroit un jour l'ornement et la gloire de ce nouvel établissement.

Pendant que l'on travailloit en Espagne pour avancer ce grand ouvrage, elles travailloient l'une et l'autre aux préparatifs nécessaires pour la réception des mères espagnoles. Mlle Acarie, étant sous la puissance de son mari, employoit Mme de Bréauté aux choses où elle ne pouvoit donner tout le temps qu'elle eût pu souhaiter, comme d'entretenir les jeunes demoiselles qui se présentoient pour être Carmélites, ou à régler ce qui concernoit le bâtiment du monastère. Monsieur Acarie n'étant pas toujours de bonne humeur, pour l'adoucir Mme de Bréauté le menoit à la promenade dans son carrosse, afin de donner le temps à son amie de vaquer aux affaires que sa capacité lui attiroit de toutes parts, et elle le gagna si bien qu'il s'employoit lui-même aux choses qu'il avoit désapprouvées. Il étoit si satisfait de la conversation de Mme de Bréauté qu'il disoit quelquefois à sa femme: Au moins ne faites pas de Mme la marquise de Bréauté une Carmélite.

La résolution de Mme de Bréauté combla de joie monsieur de Bérulle. Mais en attendant les mères espagnoles, elle voulut faire un voyage en Normandie pour voir son fils. Cet enfant, qui n'avoit que six ans, sembla se surpasser par ses petites manières douces et caressantes, capables d'attendrir les cœurs les plus insensibles. Madame sa mère n'étoit pas de ce nombre; elle avoit pour ce fils unique la plus vive tendresse; mais la grâce lui avoit appris à régler les mouvements de son cœur. La veille de son départ, elle s'enferma seule avec cet objet si cher, le prit entre ses bras, et ayant arrosé son visage de ses larmes, elle l'offrit à Dieu comme le sacrifice le plus tendre de son cœur, disant: «Seigneur qui voyez cet enfant sans secours, lui ôtant son père vous l'avez privé de celui qu'il pouvoit attendre des hommes; ayez-en donc pitié, et tenez-lui lieu de père pour le faire élever selon votre esprit, c'est tout ce que je vous demande pour lui.» Elle le mit aussi sous la protection de la sainte Vierge, l'embrassa de bien bon cœur, et, après lui avoir donné sa bénédiction, le remit entre les mains de ceux qui devoient en avoir soin pour ne le plus revoir dans le monde.

Il lui restoit encore un grand obstacle à vaincre. Monsieur de Sancy son père ne savoit rien de son dessein; son premier soin, revenant de Paris, fut de prendre un logement près de lui afin d'être à portée, le voyant souvent, de le disposer avec précaution à porter le coup que sa tendresse pour sa fille devoit lui rendre si rude.

En même temps, les mères espagnoles arrivèrent à Paris. Mlle de Longueville, Mme de Bréauté, Mlle Acarie furent au-devant d'elles et entrèrent dans la maison qui leur avoit été préparée le 18 octobre 1604. Quelques jours après, notre fervente veuve fut présentée comme une des principales qui désiroient être reçues. La mère Anne de Saint-Barthélemy, à qui Dieu l'avoit fait connoître avant son départ d'Espagne, ainsi que Mlle de Fontaines, la reconnut à la première entrevue et le déclara sur-le-champ. Les mères ne balancèrent pas à leur accorder à l'une et à l'autre leurs suffrages. Cependant Mlle Acarie fut d'avis que Mme de Bréauté ne quittât pas monsieur son père sans son consentement; elle ne pensa donc plus qu'à tâcher de l'obtenir. Elle lui parloit souvent du mérite des mères Carmélites et surtout de leur talent à bien réciter l'office divin. Il faut, lui dit-il, que vous m'y meniez demain. Le père Coton, lui répondit Mme de Bréauté, y prêchera; vous pourriez l'y aller entendre. Il y consentit; étant à l'église, il remarqua sur le visage de sa fille un je ne sais quoi qui lui donna quelques pressentiments de son dessein. Il en parla le lendemain au père Coton qui étoit venu dîner chez lui, mais d'un ton qui marquoit assez son opposition. Le père Coton raconta le tout à monsieur de Bérulle et à Mlle Acarie qui tous deux conseillèrent à Mme de Bréauté de redoubler ses prières et d'employer tous les moyens que la prudence lui suggéreroit pour fléchir monsieur son père. Dieu bénit ses démarches, et après des résistances telles qu'une vertu moins héroïque que la sienne auroit cédé, elle toucha et persuada si bien ce tendre père qu'il se chargea d'apprendre lui-même à Mme de Sancy, son épouse, le consentement qu'il venait d'accorder à sa fille; et versant un torrent de larmes, il lui dit qu'il craindroit de s'opposer à la volonté de Dieu s'il la retenoit davantage.

On ne vit jamais un père plus désolé que ne le fut monsieur de Sancy, après qu'il eut donné ce consentement; et ne pouvant soutenir plus longtemps les cruels combats que lui livroit sa tendresse, il conjura sa fille d'avancer le jour de son entrée en religion, croyant trouver par là un adoucissement à sa douleur. Vous me faites mourir, lui disoit-il, et je ne fais plus que languir. Son affliction étoit si sensible que son frère s'en aperçut et qu'il s'emporta fortement contre sa nièce, ce qui ayant été rapporté à monsieur de Sancy, il l'en reprit, ne pouvant souffrir qu'on fît la moindre peine à sa fille.

Le jour de son entrée fut enfin fixé au 8 décembre, jour de la Conception de la sainte Vierge. Quelques jours avant, se trouvant seule dans son carrosse et pensant au sacrifice qu'elle étoit sur le point de faire, il lui vint en souvenir toutes les grâces qu'elle avoit reçues de Dieu et la conduite miséricordieuse qu'il avoit tenue sur elle; elle comprit dans ce moment que tout ce qui s'étoit passé dans sa vie étoit un acheminement au point où elle se trouvoit arrivée, que toutes les afflictions et les disgrâces, dont elle ne connoissoit pas auparavant la fin, avoient été les ressorts dont Dieu s'étoit servi pour la détacher du monde; en même temps, ce verset du psalmiste se présenta: Sacrifiez à Dieu un sacrifice de justice et mettez désormais toute votre confiance en lui. Ces paroles, disoit-elle depuis, firent sur moi une très forte impression et me faisoient comprendre que mon sacrifice devoit être entier et que je devois être une victime, sacrifiée non-seulement par les œuvres, mais par état, qu'il falloit s'immoler une bonne fois et cesser d'être aux yeux du siècle pour ne vivre qu'à ceux du roi des siècles éternels.

La veille du jour que Mme de Bréauté devoit entrer aux Carmélites étant arrivée, elle passa la journée chez monsieur son père pour lui faire ses derniers adieux, ce qui ne se fit pas sans bien des larmes répandues de part et d'autres. Ce bon père et Mme de Sancy voulurent la conduire eux-mêmes aux Carmélites; ils s'y rendirent à quatre heures du matin, accompagnés de Mlle de Longueville, de Mme d'Alincourt, sa sœur, de Mme de Belleassise, sa tante, de Mlle de Sainte-Beuve, de Mlle Acarie, de monsieur de Sainte-Beuve, de monsieur de Marillac et monsieur de Bérulle qui se trouvèrent à la porte du monastère pour être les témoins d'un sacrifice si édifiant. Les mères espagnoles étoient en cérémonie; voici comme elle rapporte elle-même cette circonstance: «Je me mis à genoux devant mon père, lui demandant sa bénédiction; mais au lieu de me la donner il pensa tomber de douleur, étant dans un tel saisissement qu'il ne me répondit rien; il avoit son chapeau devant son visage, se cachant le mieux qu'il pouvoit. Pour moi, Dieu me donna une telle force que je ne jetois pas un soupir ni ne versois une larme, malgré la tendresse que j'avois pour mon père, tant étoit grande ma joie d'entrer enfin dans la maison de Dieu; je demeurai longtemps à genoux sans qu'il pût ouvrir la bouche, de sorte que je fus forcée d'entrer sans avoir sa bénédiction.»

Elle fut conduite au chœur où elle fut revêtue du saint habit, en présence des personnes qui l'avoient accompagnée. Monsieur le duc de Montpensier, prince du sang, et plusieurs autres personnes de qualité avoient souhaité de s'y trouver; mais ils arrivèrent trop tard. Monsieur et Mme de Sancy demeurèrent au bas de l'église, accablés de douleur. La nouvelle novice étoit dans une disposition bien différente; elle se présenta à Dieu avec une joie qui ne peut s'exprimer que par ses propres termes que nous mettons ici: «Je veux l'habit de religion; ce que je dis avec un si grand transport de me voir ornée des livrées du fils de Dieu et de sa sainte mère, et dans une condition qui me rendoit leur esclave, que j'en ressentis une reconnoissance qui m'occupe encore fortement.»

La sœur Madeleine de Saint-Joseph, novice depuis un mois, fut chargée de la conduire dans le monastère; ces deux saintes religieuses, après s'être entrevues, conçurent tant d'estime l'une pour l'autre que dès lors elles contractèrent une union qui a duré toute la vie. Sœur Marie de Jésus, c'est le nom qu'on donna à la nouvelle novice, devint bientôt pour sa compagne un modèle de toutes les vertus. Elle étoit déjà si fervente que rien ne lui paroissoit pénible des austérités attachées à la règle, ni de la pauvreté d'une maison si nouvellement établie, qui manquoit même des choses que l'on peut regarder comme nécessaires. Il n'y avoit pas de draps sur leur paillasse; mais seulement une couverture pour les couvrir; on peut juger par là du reste. Tout cela ne lui suffisoit pas encore, tant étoit grand son amour pour la pénitence. Elle parvint à si bien mortifier son goût, se nourrissant par préférence des choses pour lesquelles elle avoit de l'aversion, qu'elle auroit mangé les plus amères et les plus insipides sans en apercevoir la différence. Les mères espagnoles, voyant la vertu et la capacité de sœur Marie de Jésus, lui donnèrent peu après sa profession l'emploi de seconde infirmière, office dont elle s'acquitta avec ferveur, s'estimant heureuse de servir les malades dans les choses les plus mortifiantes et les plus viles. Mlle Acarie lui demandant un jour si elle n'avoit pas de répugnance à ces choses, elle répondit qu'il ne lui étoit pas venu en l'esprit qu'on pût en avoir en rien de ce qui intéresse la gloire de Dieu, et qu'elle regardoit comme un bonheur d'avoir été jugée digne de servir les épouses de Jésus-Christ.

Quelque temps après on lui ôta cet office pour la mettre provisoire; elle se comporta dans ce nouvel emploi avec tant d'humilité et de douceur et de mortification que son exemple servit d'instruction à celles qui avoient besoin de recourir à elle. Souvent elle aidoit les sœurs layes dans les choses les plus pénibles ou les faisoit elle-même pour les soulager.

L'année de son noviciat étant écoulée, elle se prépara à faire sa profession avec les dispositions les plus saintes et les plus édifiantes. Il paroissoit en elle un désir si ardent d'être à Dieu par les vœux, qu'elle animoit toutes les novices ses compagnes; la crainte de n'être pas reçue, fondée sur le jugement qu'elle portoit de son indignité, lui fut un rude exercice, tandis que la communauté la regardoit comme un présent du ciel, capable de servir l'ordre et d'en être un des principaux soutiens. Elle fit ses vœux le 24 décembre 1605 et fut la sixième professe, en comptant sœur Andrée de tous les saints qui avoit fait ses vœux au lit de la mort. Ce fut entre les mains de la vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy. Il seroit à souhaiter que cette sainte religieuse eût donné connoissance des grâces qu'elle reçut dans cette sainte action, mais celui qui en étoit l'auteur se l'est réservé et nous n'en avons pu rien apprendre.

La mère Anne de Jésus, destinée pour aller fonder en Flandre, désira d'y être accompagnée de notre nouvelle professe, et la demanda avec instance aux supérieurs; mais ils ne crurent pas devoir priver la France d'un si grand et digne sujet, et la mère Anne de Saint-Barthélemy qui demeuroit prieure à Paris, s'y opposa fortement, disant à cette respectable mère, qui vouloit aussi emmener sœur Madeleine de Saint-Joseph, que ce seroit ôter le cœur et la tête du monastère.

Dès que la mère Anne de Jésus fut partie, sœur Marie de Jésus fut élue sous-prieure d'une voix unanime. Ce fut la première élection qui fut faite dans les formes; jusque-là, il n'y avoit pas eu le nombre de religieuses suffisant pour donner leurs suffrages, selon l'usage de l'ordre. Mlle Acarie apprit cette nouvelle avec joie, espérant que Dieu en tireroit sa gloire, et le monastère de grands avantages. Elle ne fut pas trompée; on ne peut rien ajouter aux soins qu'elle prit pour s'acquitter dignement de son nouvel emploi: elle s'appliqua surtout à faire observer parfaitement les cérémonies et tout ce qui concerne l'office divin, surtout la prononciation du latin, soutenant ses instructions par ses exemples et par son assiduité au chœur, ne pouvant comprendre qu'on s'y rendît et qu'on s'y comportât avec négligence. Après huit années passées dans l'exercice de cette charge avec l'approbation générale, elle fut élue prieure du consentement de toute la communauté. La mère Madeleine de Saint-Joseph à qui elle succéda la vit avec plaisir dans cette charge, sachant que cette sainte amie étoit destinée de Dieu conjointement avec elle pour soutenir les âmes dans la perfection religieuse; les effets répondirent à cette espérance: la nouvelle prieure cultiva avec succès les grâces que Dieu répandoit dans cette maison avec tant d'abondance, dès le commencement de cet établissement.

Toutes les religieuses trouvoient en la mère Marie de Jésus un cœur de mère et une conduite remplie d'onction, de douceur, de charité; toujours prête à satisfaire le moindre de leurs besoins soit pour l'âme, soit pour le corps. Mais autant avoit-elle d'attention à les soulager dans leurs maladies, autant étoit grande son industrie pour les relever dans leurs foiblesses, lorsqu'elles désiroient des soulagements dont elles pouvoient aisément se passer. Son usage en ces rencontres étoit de leur témoigner beaucoup de compassion de leurs souffrances et de désirer de trouver les moyens de les soulager. Ensuite elle leur proposoit ce qui leur étoit convenable, sans paroître comprendre ce qu'elles désiroient et sans les faire expliquer, les portant à suivre son avis, toujours avec beaucoup de douceur; par ce moyen elles se trouvoient libres de la pensée qui les occupoit et soulagées de leurs incommodités. En voici une preuve: une jeune professe croyoit avoir besoin de faire gras pour se guérir d'un dérangement d'estomac; la mère, sans faire connoître qu'elle comprenoit sa pensée, lui fit donner pendant quelques jours des panades, selon que les médecins les ordonnent quelquefois pour ces sortes d'incommodités, lui faisant entendre que sans rompre l'abstinence, ce remède pouvoit la guérir. La malade les prit quelques jours malgré sa répugnance, et fut guérie parfaitement; elle disoit depuis qu'elle avoit pensé une infinité de fois que la mère lui avoit rendu un grand service en ne lui laissant pas satisfaire la nature, sous prétexte de charité.

Le zèle de la mère Marie de Jésus pour l'avancement spirituel des âmes confiées à ses soins la tenoit dans une vigilance continuelle. Elle les portoit ordinairement avec douceur à remplir leur devoir par amour pour Jésus-Christ, mais elle y employoit la sévérité lorsqu'elle rencontroit des sujets difficiles à se rendre, reprenant les défauts sans déguisement et enseignant le droit chemin de la vertu, disant que ce n'étoit pas rendre service aux personnes que de leur cacher la vérité, mais que c'étoit les tromper, que toute âme qui a un vrai désir de la perfection ne doit rien tant désirer que d'être avertie et reprise de ses défauts. Notre sainte prieure n'entreprenoit rien d'important sans prendre l'avis de la mère Madeleine de Saint-Joseph. Elle avoit pour cette chère compagne toute la docilité d'un enfant envers sa mère, regardant ses conseils comme un moyen nécessaire pour gouverner utilement la communauté, consolation dont elle ne jouit pas longtemps, l'ordre de Dieu et l'avis des supérieurs ayant obligé la mère Madeleine de se rendre à Tours où la maison étoit nouvellement fondée. La mère Marie de Jésus soutint cette séparation avec un courage et une force d'esprit bien capables de faire connoître que cette étroite union venoit de la grâce et que la nature n'y avoit aucune part. Elle fit mettre en prière toute la communauté pour recommander à Dieu le voyage et lui demander que le couvent de Tours profitât de la grâce que Dieu lui faisoit en lui envoyant une telle mère.

La mère Marie de Jésus, pendant cette absence, régissoit la maison, au nom et en l'esprit de Jésus-Christ avec une vigilance universelle, entrant dans les moindres détails, assistant avec la plus grande exactitude aux heures de communauté, n'oubliant rien de ce qui pouvoit maintenir la régularité, ne tolérant jamais ce qui pouvoit introduire le plus léger relâchement, surtout au silence et à la promptitude à se rendre aux heures de communauté, et que sans une grande nécessité et une expresse permission on demeurât plus d'une demi-heure au parloir, recommandant fort que le temps y fût bien employé. Elle veilloit sur tous les offices, mais particulièrement sur celui de l'infirmerie, afin que, donnant aux malades ce qui leur étoit nécessaire, on évitât le superflu que la nature pouvoit demander par délicatesse, suivant, en cela comme en tout le reste, ce qu'elle avoit vu pratiquer aux mères espagnoles.

La mère Madeleine de Saint-Joseph, après avoir donné à Tours le temps nécessaire pour le bien de cette maison naissante, revint en celle-ci et fut reçue avec une joie universelle. Notre sainte prieure lui ayant rendu compte de l'état de la maison et de la disposition des sœurs, ce fut avec une grande joie que cette bienheureuse mère vit la régularité et la perfection si bien maintenues. Ces deux saintes âmes se séparèrent bientôt encore, la mère Madeleine ayant été obligée d'aller à Lyon pour une nouvelle fondation. Elles choisirent ensemble les sœurs qu'elles trouvèrent propres pour cet établissement. Cette seconde séparation se fit avec la même édification que la première. Ce fut dans ce temps que la mère Marie de Jésus, attentive à procurer en tout le bien de la maison, fit faire une infirmerie pour joindre à celle qui étoit déjà faite et qui n'étoit pas suffisante. Elle eut soin de ménager dans ce bâtiment une petite chapelle pour donner aux malades, qui ne pouvoient pas aller au chœur, la consolation d'entendre la messe et de communier. Pur ce moyen, on évitoit l'entrée des ecclésiastiques pour la confession, hors les cas de nécessité. Elle fit faire sous cette infirmerie une grotte de Sainte-Madeleine pour augmenter dans ses filles la dévotion à cette sainte amante de Jésus-Christ, qu'elle honoroit très-particulièrement, à cause de cette glorieuse qualité. Un de ses amis lui envoya de Dieppe les coquillages qui composent cette grotte.

Lorsqu'elle parloit à ses filles pour les instruire, elle avoit pour l'ordinaire les mains jointes et les yeux élevés vers le ciel, et paroissoit si remplie de Dieu que chacune jugeoit en la voyant que c'étoit de cette divine source que lui venoit tout ce qu'elle leur disoit; ce qui opéroit de grands effets pour leur avancement dans la perfection.

Notre sainte prieure parloit des voies intérieures et des mystères de Jésus-Christ avec facilité et tant de clarté qu'elle rendoit intelligibles les choses les plus relevées. L'humilité accompagnoit tous ses discours, et dans la crainte que l'on ne crût qu'elle puisoit dans son propre fonds les grandes choses qu'elle disoit, elle avoit soin d'avertir qu'elle les tenoit de M. le cardinal de Bérulle, de la mère Madeleine ou de Mlle Acarie. D'autres fois, elle disoit: Une bonne âme m'a fait entendre que Dieu lui avoit donné cette pensée. On a su depuis que c'étoit à elle que Dieu avait donné des connoissances extraordinaires sur les voies intérieures. Elle étoit ennemie de certaines spiritualités qui ne conduisent pas à la mortification[564], voulant que les âmes s'appliquassent aux vertus solides. Avec tout cela, disoit-elle, tout le reste va bien; quand une âme est bien humble, bien obéissante et morte à elle-même, fidèle à l'oraison, Dieu se plaît à verser sur elle ses grâces et ses bénédictions.

Les fondations se multiplioient dans l'ordre, et cette maison étant obligée de fournir plusieurs de ses meilleurs sujets pour faire les nouveaux établissements, les supérieurs se crurent autorisés à s'écarter de la règle qui ne souffre les prieures en charge que six ans de suite. Ainsi la mère Marie de Jésus fut continuée neuf ans dans cette place; mais dès qu'ils furent écoulés, elle demanda avec instance d'en être déchargée, brûlant du désir d'honorer la vie solitaire, assujettie et humiliée de Jésus-Christ, sa profonde humilité lui persuadant de plus en plus qu'elle étoit incapable de servir utilement les âmes, et croyant avoir un grand compte à rendre à Dieu des fautes qu'elles avoit commises à ce sujet.

La mère Madeleine, qui lui succéda, pensoit bien différemment sur la capacité de cette humble mère, la regardant comme très capable de l'assister en la supériorité, la consultant sur tout, se fiant plus en ses lumières qu'aux siennes propres, et se reposant sur elle de la direction des âmes de ses religieuses.

C'étoit une chose admirable de voir ces deux mères dans les heures de conversation avec la communauté. Leur douceur, leur affabilité, leur charité, ravissoient les cœurs. La mère Marie de Jésus secondoit la mère prieure dans les discours de dévotion, parlant avec élévation et ferveur des choses spirituelles, principalement de Jésus-Christ et de ses ministres, et concluant pour l'ordinaire que la vraie piété envers Jésus-Christ consistoit en l'imitation de ses vertus. Ces conversations étoient si utiles que chacune en sortoit plus zélée et le cœur plus animé au bien. C'étoit le fruit de l'humilité de la mère Marie de Jésus; on la remarquoit dans toutes ses paroles et actions; un tel assaisonnement est bien capable de faire fructifier la sainte parole.

C'est cette profonde humilité qui a mis un obstacle invincible à la consolation qu'on auroit eue de revoir cette respectable mère à la tête de la communauté; le reste de sa vie s'est passé selon ses désirs dans la pratique de l'obéissance et des vertus les plus héroïques d'une simple particulière; mais les prieures qui ont succédé à notre bienheureuse mère, imitant son exemple, ne voulant pas priver les sœurs de ses saintes instructions, l'obligeoient de leur en donner dans le secret; on les conserve avec soin dans un manuscrit.

Les trente années que la mère Marie de Jésus vécut encore se passèrent dans des maladies presque continuelles: violentes douleurs de foie, inflammations du poumon, maux de dents, coliques pierreuses et bilieuses, fréquentes migraines et érésipèles, tous ces maux se succédoient les uns aux autres et servoient à faire éclater de plus en plus la vertu de cette grande religieuse. Elle a été réduite plusieurs fois à l'extrémité et rendue à la vie comme par miracle; en voici un exemple. En l'année 1641, elle fut attaquée au mois d'août d'un érésipèle avec une fièvre ardente; cette humeur tomba dans la gorge et lui ôta le mouvement nécessaire pour avaler; les médecins désespérant de sa vie, on eut recours à l'intercession de sainte Opportune, invoquée pour ces sortes de maux. M. le curé de la paroisse de ce nom, qui en possédoit une relique, la porta en grande cérémonie à notre malade et la lui appliqua sur la gorge. A peine étoit-il sorti de la maison que la malade put avaler avec grande facilité. Le lendemain, M. Guenaut[565] vint avec un autre médecin pour voir la mère, croyant la trouver à l'extrémité et ignorant ce qui s'étoit passé la veille. Dès qu'il eut mis le pied dans la maison, il se tourna vers celui qui l'accompagnoit et lui dit: «Monsieur, il y a ici quelque chose de Dieu», et demanda des nouvelles de la maladie. On lui répondit qu'il en jugeroit lui-même, ne voulant pas lui dire le miracle. Entrant à l'infirmerie, il répéta encore les paroles susdites; alors ses yeux furent témoins de cette guérison, et sa joie aussi grande que son étonnement, ayant pour cette mère une estime singulière.

Dans une autre maladie où elle reçut l'extrême-onction, ayant paru pendant ce temps extraordinairement élevée à Dieu, on lui demanda ce qui l'avoit occupée si fortement: «Je me suis vue, répondit-elle, en la présence de Dieu comme prête à paroître devant lui, ce qui est toute autre chose que ce qu'on peut penser par soi-même. J'ai vu la grandeur de Dieu et sa justice, et moi, pauvre et nue, sans avoir rien à lui présenter qui ne fût plein de défauts». Elle ajouta: «Je n'en fus pas surprise; je le remercie de m'avoir rendu la vie pour me donner le temps de m'amender; j'attends mon salut des mérites de Jésus-Christ; c'est sur lui que je fonde mes espérances».

On ne peut exprimer sa reconnoissance pour les assistances qu'elle recevoit des sœurs dans ses maladies et infirmités; elle les remercioit les mains jointes pour les moindres petits services. Sa gaieté n'a jamais été altérée dans les maux les plus violents. «Il ne faut pas, disoit-elle, tant s'occuper de ce que l'on souffre, mais offrir nos douleurs à Dieu et les souffrir avec joie pour l'amour de lui.» Elle révéroit les malades, et les ravissoit tellement par ses discours qu'elle leur faisoit trouver des délices dans leurs maux et leurs souffrances.

Le courage de la mère Marie de Jésus et sa soumission à la volonté de Dieu n'a pas moins paru admirable dans les différentes afflictions dont sa vie a été remplie que dans les souffrances corporelles, et elle les portoit avec une force et une tranquillité plus qu'humaine, et rien n'étoit capable d'abattre sa constance. Elle apprit la mort de Mme la marquise d'Alincourt, sa sœur, fort inopinément par un gentilhomme qui vint au tour lui apporter une lettre et lui dit en même temps cette nouvelle à laquelle elle ne répliqua autre chose, sinon qu'elle avoit besoin de prières, et que l'amitié qu'elle avoit pour elle l'obligeoit à lui donner ce secours. Elle porta avec la même paix la perte de tous ses proches; mais elle eut besoin de toute sa vertu pour faire le sacrifice de son fils, qui fut tué à la fleur de son âge[566] sans avoir eu le temps de se préparer à la mort. Ce qui la toucha le plus vivement dans cette circonstance, ce fut la crainte de la perte de son âme, et sa seule consolation fut d'implorer pour lui la miséricorde de Dieu, et son infinie bonté permit qu'elle fût consolée à ce sujet par une sainte âme qui l'assura qu'il étoit en voie de salut.

Son zèle pour le salut des âmes étoit universel, et il en est un grand nombre qui ont attribué leur conversion à ses prières. Comme nous n'écrivons qu'un abrégé de sa vie, nous n'en rapporterons qu'un exemple. Un homme de mérite, et qui possédoit des biens et des emplois considérables, avoit un engagement criminel et qui mettoit son salut en danger. Madame sa mère, femme d'une grande piété, venoit souvent voir sa fille, religieuse dans ce monastère, et lui confia sa douleur. La mère Marie de Jésus ayant appris l'état de cette pauvre âme, fit beaucoup de prières pour sa conversion; et un jour que cette mère affligée étoit au parloir avec sa fille, notre sainte religieuse eut l'inspiration d'y aller pour la consoler; elle lui donna l'espérance que ce fils changeroit, et lui conseilla de faire dire des messes au Saint-Esprit. En même temps elle lui fit passer les Confessions de saint Augustin avec le Chemin de perfection de notre sainte mère, afin qu'elle engageât son fils de lui promettre d'y lire tous les matins durant un quart d'heure seulement. Il le lui promit, mais il passa huit jours sans le faire, au bout desquels se sentant pressé une nuit de tenir sa parole, il se leva et lut quelques pages de ces livres. En même temps Dieu l'éclaira, et le toucha si vivement sur son état qu'il versa pendant plusieurs jours des larmes, et demeura dans un trouble et une si grande agitation qu'il croyoit en perdre l'esprit. Enfin il se calma, mais sans prendre aucune résolution. La nuit suivante, une lumière intérieure toucha son cœur et son esprit sur la grandeur de Dieu; la seconde nuit cette même lumière l'éclaira sur sa bonté infinie, et la troisième sur sa beauté. Pénétré enfin de tant de grâces, dès le matin à la pointe du jour il se fit conduire à la place de Grenelle avec la personne qui le tenoit captif; là, il lui annonça qu'il ne la reverroit jamais. Il lui laissa son carrosse pour se faire conduire où elle voudroit, et il revint à pied chez lui. Cette première démarche fut suivie d'une entière et parfaite conversion. Depuis plusieurs années il n'avoit pas vu sa sœur la carmélite: il s'y rendit; celle-ci fit prier la mère Marie de Jésus de venir le voir, et elle dit à son frère: Voilà votre bienfaitrice; et il lui rendit compte de son intérieur avec une confiance sans réserve, ce qu'il continua de faire régulièrement une fois la semaine pendant plusieurs années. Il suivoit ses conseils avec la plus grande docilité, et fit des progrès si admirables dans la vertu que s'étant défait de sa charge et privé de tous les plaisirs de la vie, il se retira à une campagne où, après avoir passé plusieurs années dans la solitude et la pénitence, se refusant même le nécessaire, il reçut l'ordre de la prêtrise, et finit ses jours dans un amour de Dieu capable d'en inspirer aux cœurs les plus insensibles, surtout lorsqu'il paroissoit à l'autel.

Le détachement de la mère Marie de Jésus pour toutes choses devenoit de jour en jour plus remarquable. Elle fit copier une lettre de M. le cardinal de Bérulle, où étoient ces paroles qui lui faisoient une forte impression: Par la liaison de votre âme avec l'essence divine. Elle parla longtemps de cette divine essence dans notre âme d'une manière très élevée, et depuis ce jour, qui fut le 20 avril 1651, jusqu'à celui de sa mort, elle en parut si pénétrée qu'on ne pouvoit l'approcher sans s'en apercevoir. Elle voulut aussi avoir par écrit en gros caractères, afin qu'elle pût le lire elle-même, un extrait du même auteur qui traitoit de la vie éternelle, pesant surtout ces paroles: La vie éternelle est dans l'intime de l'âme, répétant souvent ces paroles: Dieu est là: il nous regarde, non d'un regard sec comme celui des hommes, mais d'un regard qui opère dans notre âme; choses grandes et admirables, car Dieu qui l'a créée pour soi, la veut remplir de la grâce de lui-même et de toute la sainte et adorable trinité.

Enfin le moment étant arrivé où Dieu voulut priver la terre de ce trésor de grâce, elle tomba malade, comme il se verra dans la lettre suivante écrite à tout l'ordre par la mère Agnès de Jésus-Maria, après le décès de notre vénérable mère. Nous rapporterons seulement ici quelques circonstances qui n'y sont pas insérées.

Le jour que l'opération dont il sera parlé fut décidée, la sainte malade étant dans des souffrances excessives, elle se fit porter dans la chambre où étoit morte notre bienheureuse mère (la mère Madeleine de Saint-Joseph), de là à l'hermitage de la sainte Vierge, et au chœur où elle demeura un temps considérable. On la reporta ensuite à l'infirmerie, où elle resta en silence comme une âme qui ne veut plus d'entretien qu'avec Dieu. Le jour de sa mort, on dit une messe à la chapelle qui répond à son infirmerie, à laquelle six ou sept sœurs communièrent. Dès qu'elles eurent reçu la sainte hostie, elles se mirent autour de la malade, ce qu'il semble que Dieu permit pour satisfaire le désir qu'elle avoit toujours eu de mourir devant le Saint-Sacrement, car elle est expirée quelques moments après. La mère Madeleine de Jésus, qui avoit marqué pendant la maladie de cette chère mère un courage d'une force surprenante, parut pendant le temps du Subvenite dans une douleur et un accablement inexprimables; puis, en un instant, son visage devint rayonnant; elle fit entonner le Te Deum pour rendre grâce à Dieu du bonheur et des vertus de la défunte. Elle la vit en esprit près d'un grand lac qui les séparoit, et la bienheureuse lui disoit d'un visage riant, lui tendant les bras: A cette heure que je suis passée, je vous aiderai toutes à passer.

La reine Anne d'Autriche, qui avoit désiré d'être présente à sa mort, voulut au moins assister à son enterrement avec monsieur son fils. Ce jeune prince voulut qu'on fît toucher son chapelet à ce bienheureux corps. Ce fut le père de Harlay, frère de cette respectable mère, qui officia avec un courage et une fermeté édifiante, vu le tendre attachement qu'il avoit pour elle. Monseigneur l'évêque de Saint-Malo y assista avec un très grand nombre d'autres ecclésiastiques, qui tous fondirent en larmes, entendant prononcer ces paroles: Domine, miserere super istâ peccatrice. Elle fut enterrée près de notre bienheureuse mère. Plusieurs personnes, qui ont eu recours à son intercession, ont reçu l'effet de leurs demandes.»

Lettre circulaire pour la mère Marie de Jésus:

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