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Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville

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«A MADEMOISELLE DU VIGEAN.

«Mademoiselle,

«Je crois que vous ne serez pas surprise de recevoir une lettre de moi, car il me semble que nous avons fait une assez grande amitié pour vous pouvoir même plaindre si je ne vous écrivois pas, et pour moi j'ai quasi envie de vous faire des reproches de ce que je n'entends pas parler d'autre chose que des jolies lettres que vous écrivez ici sans que l'on m'ait dit un seul mot de votre part. En vérité, cela m'a satisfaite et fâchée tout ensemble, car je suis ravie qu'une personne que j'ai toujours aimée avec tant d'inclination mérite si fort de l'être par toutes sortes de raisons, et je ne saurois plus souffrir que vous me puissiez oublier si longtemps. Faites donc, s'il vous plaît, que je puisse avoir autant de joie de votre souvenir comme j'en ai de savoir l'augmentation de votre santé et de votre beauté. Je vous supplie de croire que ceux qui en sont le plus touchés ne le peuvent être davantage que je la suis de toutes les choses qui vous rendent si aimable. Cela vous peut faire juger de quelle sorte je désire les témoignages de votre amitié, et comme je veux être toute ma vie,

«Votre, etc.»

4o Mlle Du Vigean n'est pas entrée au couvent par force. La Princesse de Condé elle-même n'eût pu arracher à sa famille une personne du rang de Mlle Du Vigean, et les Carmélites ne se seraient pas du tout prêtées à un tel acte de violence. Marthe Du Vigean entra aux Carmélites très librement, si librement qu'elle eut à vaincre bien des obstacles dont sa persévérance ne vint à bout qu'à grand'peine. Elle ne fit ses vœux qu'en 1649, mais elle était déjà postulante au couvent de la rue Saint-Jacques dans les premiers mois de l'année 1647. C'est ce que nous apprend une lettre du mois de juin écrite par la mère Agnès à Mlle d'Épernon, qui était alors à Bordeaux, désirant ardemment être Carmélite, mais ne l'étant pas encore:

«....[570] Je vous assure, Mademoiselle, que Dieu récompense si abondamment dès cette vie les âmes qui l'ont aimé et qui lui ont obéi, qu'elles trouvent, par les satisfactions qu'elles expérimentent au service de sa divine majesté, qu'elles ont beaucoup plus reçu que donné. Mlle Du Vigean en rend maintenant un témoignage tout nouveau et si puissant que personne n'en peut douter; car nonobstant les extrêmes afflictions de M. et Mme Du Vigean qui ont fait ce qu'ils ont pu pour la retirer, elle est demeurée inébranlable et si parfaitement contente qu'elle dit qu'elle ne changeroit pas sa condition à celle d'être impératrice de tout le monde, et je vous assure que la joie de son esprit est telle que son humeur, qui étoit fort polie et ne paroissoit pas, comme vous savez, des plus gaies, l'est maintenant tellement qu'il semble qu'elle expérimente quelque chose des consolations du ciel. Elle nous a priée de vous rendre grâces très humbles, Mademoiselle, de la part que vous prenez à la grâce que Dieu lui a faite, et vous assure qu'encore qu'elle eût déjà oublié tout le monde, elle aura pour votre regard un souvenir tout extraordinaire devant Dieu. Elle a ouï dire, avant que d'entrer céans, que vous étiez dans le même dessein qu'elle projetoit lors, ce qu'elle désire extrêmement qui se trouve véritable; mais je n'ose lui dire ce que j'en sais que vous ne m'ayez fait l'honneur de me permettre de lui en confier quelque chose.»

Mlle d'Épernon répond à la mère Agnès le 3 juillet 1647:

«... Je vous supplie de vouloir assurer la révérende mère prieure et la révérende mère Marie de Jésus de mon très humble service et de les prier de m'assister de leurs prières et de leurs idées pour ma conduite, car je sais et suis bien aise qu'elles voient les lettres que je vous écris. Pour Mlle Du Vigent (sic), je ne prétends non plus que ce secret en soit un pour elle, et, quoique je ne fusse pas assez heureuse pour être connue d'elle dans le monde, la réputation de sa vertu et de son esprit m'a donné toujours beaucoup d'estime pour elle que sa dernière action a encore augmentée. C'est pourquoi je vous supplie de lui faire un compliment de ma part et de la prier de me faire l'honneur de se souvenir de moi dans ses bonnes prières....»

AUTRE LETTRE DE LA MÊME A LA MÊME DU 23 JUILLET 1647.

«... Je suis bien obligée à la charité de Mlle Du Vigent d'avoir pris la peine de m'écrire[571]. Je vous envoie la réponse que je vous prie de lui vouloir donner. Je vous assure que sa lettre est d'une personne si contente et si enflammée de l'amour de Dieu qu'elle m'a donné de la dévotion, et je m'estimerai bien heureuse d'être en un même lieu qu'elle pour suivre son exemple, si j'ai assez de cœur pour avancer en peu de temps comme elle, et je prétends, avec la grâce de Notre-Seigneur, d'être bientôt en état d'imiter quoique imparfaitement sa sortie du monde.»

Quand Mlle d'Épernon fut entrée aux Carmélites de Bourges, elle écrivit à Mlle Du Vigean le billet suivant:

«Ce 9 septembre 1648.

«Ma très chère sœur,

Dieu soit béni qui m'a fait la grâce d'imiter votre retraite du monde, quoique très imparfaitement, et avec des foiblesses dont je devrois être honteuse si je pouvois songer à quelque autre chose qu'au bonheur que j'ai d'être tout à fait destinée au service de Dieu. Je méritois si peu ses faveurs que je ne puis assez admirer la bonté qui me les a faites, et je crois en avoir obligation à vos bonnes prières. Car enfin, ma très chère sœur, vous m'avez toujours témoigné que vous les employiez pour cela, et je ne puis vous en rendre assez de grâces très humbles. Mais si je ne puis satisfaire à ce que je vous dois, j'en ai le désir tout entier, et m'estimerai bien heureuse si je vous le puis faire connoître au point qu'il est. Je vous supplie, ma chère sœur, de continuer d'avoir quelque amitié pour moi et de croire que je la souhaite de tout mon cœur, et que je la tiendrai très chère. Dans peu de jours j'espère que j'aurai l'honneur de vous voir et d'apprendre de vous comme il se faut donner à Dieu, puisque vous l'avez si bien fait que je ne puis avoir une maîtresse plus expérimentée, ni pour laquelle j'aie plus d'estime et d'inclination, étant de tout mon cœur, ma très chère sœur, votre très humble et très affectionnée servante,

Sœur Anne Marie de Jésus

Nous sommes heureux de tenir de la bienveillance de Mgr le duc d'Aumale une lettre autographe d'Anne Du Vigean, la sœur aînée de celle qui nous intéresse, adressée à leur dernier frère le marquis de Fors, en 1647, pour lui apprendre que depuis deux ans, c'est-à-dire depuis la bataille de Nortlingen, la maladie de Condé et la fin de sa passion, leur sœur avait annoncé le dessein de se faire religieuse, quelle impatience elle avait montrée d'accomplir ce dessein, comment elle avait résisté à Mme d'Aiguillon, et quelle ruse elle avait employée pour s'aller jeter aux Carmélites. Si la princesse de Condé et Mme de Longueville y avaient été pour quelque chose, Anne Du Vigean n'avait aucune raison de ne pas le dire nettement à son frère dans une lettre confidentielle.

«A MONSIEUR, MONSIEUR LE MARQUIS DE FORS.

«De Paris, le 7me juin (1647).

«... Je ne vous ai point mandé par ma précédente le particulier de l'entrée de ma sœur aux Carmélites; mais je vous en veux instruire. Elle vous a écrit hier au soir. M. de Gourville a la lettre avec la mienne. Vous saurez donc que ma sœur a continué dans cette extrême dévotion où vous l'avez vue et a augmenté même, de sorte que nous soupçonnions tous qu'elle ne se fît religieuse; et pour cet effet Mme d'Aiguillon lui parla, et lui demanda s'il étoit vrai qu'elle y pensât. Elle lui dit que oui, et que cela ne la devoit pas surprendre puisqu'elle lui avoit dit il y a deux ans. Mme d'Aiguillon lui représenta la conséquence de la chose, et lui dit que, puisqu'elle s'étoit bien empêchée d'entrer deux ans durant pour l'amour de ma mère, elle pouvoit encore continuer un an, et qu'après elle feroit résoudre ma mère si l'on pouvoit. Elle lui dit que cela lui étoit impossible, et que c'étoit trop d'avoir attendu tout ce temps-là, et qu'elle la prioit d'en parler à ma mère. Nous nous en allâmes à Ruel où l'on parla tout le jour de cette affaire, où il fut bien répandu des larmes, et la conclusion fut qu'au moins ce ne seroit que dans six mois. Ma mère espéroit, en lui demandant ce terme, qu'elle la pourroit détourner. Enfin nous revînmes ici parce que j'étois fort mal; j'avois la fièvre; de sorte que je ne bougeois du lit. Un beau jour elle me dit: Ma sœur, je ne donnerai pas tout le temps que j'ai promis; car je m'en irai devant qu'il soit huit jours. Je la priai de me donner temps d'écrire à ma mère pour qu'elle vînt lui parler, puisque je n'étois pas assez puissante pour la retenir ni conseiller. J'écrivis donc toute malade. Cependant j'allai encore à l'hôtel de Longueville savoir de vos nouvelles, parce que l'on m'avoit dit qu'il étoit venu un courrier, et Mme de Longueville m'écrivit pour m'en mander, et au bas du billet elle prioit ma sœur de l'aller voir. Elle sortit donc pour y aller, et comme elle fut à moitié du chemin, elle dit à ses gens qu'il falloit qu'elle allât faire un tour aux grandes Carmélites, et qu'elle ne leur diroit qu'un mot. Elle fit tourner son carrosse, et s'y en alla, où elle est encore et ne prétend pas en sortir. Ma mère arriva une heure après. Elle ne l'a point vue depuis, de peur, dit-elle, de s'attendrir et de la détourner, puisque c'est son salut; et de plus elle est en colère en quelque façon de ce qu'elle est entrée sans l'en avoir avertie. Pour mon père il vouloit tout tuer ce qu'il y a de missionnaires et de Carmélites, mais cela commence un peu à s'apaiser. Il la va voir tous les jours. Elle est fort gaillarde et résolue; elle me voit pleurer sans jeter une larme. Je vous ai dit, je pense, tout ce que je savois sur cela, c'est pourquoi je finis après vous avoir assuré que mon pauvre petit-neveu se porte bien, Dieu merci, et que je suis fort votre très humble servante

A. de Fors.»

A ce billet d'Anne Du Vigean, qui épousa d'abord M. de Pons, puis le jeune duc de Richelieu, neveu de Mme d'Aiguillon, nous joignons la déposition que fit plus tard cette même dame dans l'affaire de la béatification de la mère Madeleine de Saint-Joseph, parce qu'au milieu de détails étrangers à notre objet, il se rencontre plusieurs faits authentiques sur Mlle Du Vigean, sur sa famille et sa société intime.

EXTRAIT DE LA DÉPOSITION DE Mme LA DUCHESSE DE RICHELIEU.

«J'ai nom Anne de Fors. Je suis native de la ville de Paris. Je suis âgée de vingt-neuf ans, fille de François de Fors, chevalier, marquis de Fors et Du Vigean, seigneur de Basoge, comte de Sainte-Menoult, et d'Anne de Neufbourg, sa légitime épouse. Je suis femme de Monsieur le duc de Richelieu, duc et pair de France, lieutenant général des mers du Levant, et gouverneur du Havre de Grâce.

«J'ai eu connoissance de la vénérable mère Madeleine quelques années devant sa mort. La première fois que j'ai entré dans le grand couvent des Carmélites de cette ville de Paris, ç'a été avec feu Mme la princesse de Condé. Mme la duchesse d'Aiguillon y étoit qui me mena, dès que je fus dans le monastère, à la vénérable mère comme à une sainte, et me dit que je lui demandasse sa bénédiction et ses prières, et qu'elle m'estimeroit heureuse si elle m'y vouloit donner part. Je n'ai point présentes toutes les choses que me dit la vénérable mère en particulier; mais seulement il me souvient qu'elle me demanda si je priois Dieu tous les jours, et qu'elle m'exhorta à le faire soigneusement, me montrant que sans son assistance nous ne pouvions faire que du mal, et qu'aussi il nous falloit avoir recours à lui en toutes les actions de notre vie. Je sais que la vénérable mère a passé une grande partie de sa vie dans le grand couvent de Paris, et qu'elle y étoit révérée et honorée comme une sainte tant par les religieuses que par plusieurs personnes d'éminente qualité; et feu Mme la princesse de Condé, Mme de Longueville et Mme d'Aiguillon m'en ont parlé plusieurs fois avec une haute estime de sa sainteté... Je sais que pendant l'extrémité qu'a eue la servante de Dieu, feu Mme la princesse de Condé et Mme de Longueville en étoient dans une grande peine, qu'elles avoient beaucoup de douleur de la perdre, et qu'elles la pleuroient comme leur mère; et Mme la duchesse d'Aiguillon qui étoit alors toute-puissante, M. le cardinal de Richelieu vivant, employoit toutes sortes de personnes pour essayer de trouver du soulagement au mal de cette bonne mère; et je sais qu'elle envoya une personne constituée dans une des plus hautes dignités de l'Église à deux lieues d'ici chercher un remède qu'on lui avoit dit qu'il guériroit la servante de Dieu.

J'étois encore si jeune lorsque la vénérable mère a quitté cette vie pour l'éternelle que je ne puis rien dire des particularités de sa mort. Je sais seulement qu'il y eut un grand concours de peuple et de personnes de toutes sortes de conditions à son enterrement. Ma mère y fut par grande dévotion, et lorsqu'elle en revint, elle me dit qu'elle venoit de voir mettre en terre une sainte qui étoit belle comme un ange, et qu'en la regardant on étoit persuadé que l'âme de cette servante de Dieu étoit déjà jouissante de la gloire; et elle ajouta qu'il y avoit une si grande foule de monde qu'elle avoit pensé être étouffée...

Je sais que la Reine va dans le grand couvent des Carmélites de cette ville de Paris tous les ans, le jour que la vénérable mère a quitté la terre pour aller au ciel, et qu'elle va visiter son tombeau, et s'y met à genoux pour la prier en grande dévotion. J'ai eu l'honneur de l'y accompagner. Je sais aussi que plusieurs princesses, duchesses et plusieurs dames de la cour sont soigneuses d'accompagner la Reine lorsqu'elle va dans le grand couvent le jour du décès de la vénérable mère, que toutes vont sur son tombeau, quelques-unes prennent des fleurs qui sont dessus, les baisent et les regardent comme une relique... Je sais que grand nombre de personnes font dire des messes à l'église du grand couvent où est le corps de cette vénérable mère, et moi-même j'y en ai fait dire un an durant, et à l'heure présente j'y fais dire encore un annuel, tant j'ai de confiance au pouvoir qu'elle a auprès de Dieu.

Je sais que ma sœur est entrée dans le grand couvent des Carmélites pour y être religieuse, par la grande estime qu'elle avoit de la sainteté de ce lieu, et qu'elle tenoit à un bonheur au-dessus de tous les autres d'être dans le monastère où est le corps de la vénérable mère; et je sais que, quelques instances que mes proches lui aient faites pour aller en un autre couvent du même ordre, où ils eussent eu la consolation de la voir plus souvent, elle ne l'a jamais voulu pour les raisons que je viens de dire.

Ma sœur m'a dit aussi que la vénérable mère l'a guérie de diverses sortes de maux dont elle étoit travaillée; et une fois qu'elle avoit de violentes douleurs à un bras avec de grandes inquiétudes et hors d'espoir de pouvoir fermer l'œil, qu'elle mit du linge teint du sang de la servante de Dieu dessus, et qu'à l'instant la douleur fut apaisée et qu'elle dormit toute la nuit. J'ai su encore par ma sœur qu'un mois ou deux après qu'elle fut entrée au couvent pour s'y faire religieuse, allant un soir dans la chambre où la vénérable mère est morte, elle sentit une odeur comme de toutes sortes de fleurs, et puis comme une excellente cassolette, et enfin cette senteur devint si extraordinaire qu'elle jugea bien qu'elle ne pouvoit venir que du ciel...

J'ai ouï dire à plusieurs personnes très dignes de foi que la servante de Dieu a eu le don de prophétie, et j'ai eu occasion moi-même d'en être persuadée, Mme la comtesse d'Ourouer, ma belle-mère[572], m'ayant dit que s'en allant pour lui dire adieu pour un voyage qu'elle alla faire en Provence, elle lui dit: Je ne serai plus sur la terre à votre retour; ce qui s'est trouvé véritable.

De tout ce que je dépose il y a bruit et renommée publique.

C'est ainsi que j'ai déposé pour la vérité, moi, Anne Poussard de Fors.»

Nous nous gardons bien d'omettre la déposition de Mlle Du Vigean elle-même, sœur Marthe de Jésus, datée du 17 novembre 1650.

«Jesus Maria.

«Je, sœur Marthe Poussar Du Vigean, dite de Jésus, âgée de vingt-huit ans et de religion trois et demi, professe de ce monastère de l'Incarnation, ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, établi le premier en ce royaume selon la réforme de Sainte-Thérèse, désirant rendre témoignage de la sainteté que j'ai expérimentée de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, depuis que j'ai la grâce d'être en cette maison, fais le présent écrit pour valoir en temps et lieu.

Fort peu de temps après mon entrée céans, ayant encore l'habit séculier et recevant grande contradiction de mes proches sur ma demeure en cette maison, je m'adressois souvent à la bienheureuse pour qu'elle m'obtînt la force de persévérer dans ma vocation. J'avois ouï parler d'elle à des personnes de grande condition et considération avec des termes qui m'en avoient donné une estime toute particulière, et même j'ai eu la bénédiction de l'avoir vue pendant sa vie; mais j'étois si jeune, que je ne pouvois pas remarquer en elle toutes les vertus qui y paroissoient; seulement j'étois touchée de quelque sentiment de dévotion sur sa douceur et sur sa charité, de sorte qu'il m'en est resté le souvenir jusques à cette heure, et cela n'a pas peu contribué à me faire recourir à elle dans tous mes besoins; ensuite de quoi, bien qu'indigne, j'ai reçu assistance d'elle en plusieurs occasions.

La première chose qu'elle nous a fait paroître a été qu'étant allée un soir la prier dans la chambre où elle est décédée, je sentis une senteur qui dura environ un quart d'heure. D'abord, c'étoit comme toute sorte de fleurs odoriférantes, et puis je sentis comme du musc, et sur la fin ce fut une senteur comme d'une très excellente cassolette. J'étois seule en cette chambre, et je regardai partout si on n'y avoit point mis quelque senteur ou de fleur ou de cassolette, et je vis qu'il n'y avoit quoi que ce soit de tout cela, ni chose quelconque qui me pût faire croire que ce n'étoit pas la sainte qui me faisoit cette faveur. Pendant tout ce quart d'heure je me sentis élevée à Dieu et le remerciai, avec beaucoup de dévotion sensible, des miracles qu'il faisoit pour manifester la sainteté de sa bienheureuse servante.

Au mois de mai de l'année passée, 1649, ayant eu une artère piquée au bras droit, on me le pansoit tous les jours. Un soir, il m'y vint des douleurs si extrêmes que je doutois si la gangrène ne s'y mettroit point. J'étois dans une telle inquiétude, que je ne croyois pas pouvoir fermer l'œil de toute la nuit. En cet accablement de mal, je m'adressois à notre bienheureuse mère, et lui dis l'antienne, Veni, sponsa Christi, pour la supplier qu'elle m'obtînt de Notre-Seigneur un peu de soulagement en mon mal, et je mis dessus mon bras un peu de linge trempé dans son sang. Au même moment, je ne sentis plus nulle douleur, et je dormis toute cette nuit sans me réveiller et sans aucune inquiétude, et depuis je n'eus plus de douleur en mon bras, quoique pour le reste il ne fût pas entièrement guéri. Je croirois être ingrate si je ne rendois témoignage de cette assistance.

De plus, en la même année, au mois d'août, j'eus recours à cette bienheureuse, étant malade d'une fièvre continue dont je pensai mourir, et vouai, avec le congé de notre mère prieure, un annuel de messes en son honneur, proposant, sous le bon plaisir de l'obéissance, de faire continuer ces messes le reste de ma vie, que je crois avoir pu être prolongée par les intercessions de la bienheureuse; car, dès le lendemain de ce vœu, je commençai à me mieux porter, jusqu'à une entière guérison qui suivit quelques jours après.

Je rends aussi témoignage, pour la gloire de Dieu et de sa fidèle servante, que Mme la duchesse de Richelieu, ma sœur, en a reçu assistance en quelques affaires de très grande importance, qu'elle lui avoit recommandées, pour l'heureux succès desquelles[573] elle avoit voué deux annuels de messes en son honneur, l'un sur la fin de l'an 1649, l'autre en cette présente année 1650. Et comme ma sœur a obtenu ce qu'elle lui avoit demandé, aussi a-t-elle commencé de satisfaire à son vœu avec grande reconnoissance, et augmentation de confiance en la bienheureuse.

Tout ce que j'ai dit est très véritable. C'est pourquoi je le signe de ma main, ce jourd'hui 17 novembre 1650.»

Quand une religieuse mourait, la mère prieure en faisait part à toutes les maisons de l'ordre et demandait leurs prières en faveur de la décédée. Elle écrivait, à cet effet, une lettre circulaire, édifiante plutôt qu'historique, où toutefois on trouve de loin en loin des renseignements précieux. La collection de ces lettres circulaires est une des sources les meilleures de l'histoire du couvent de la rue Saint-Jacques. Nous y avons beaucoup puisé, ainsi que dans les annales des fondations et dans les vies manuscrites. C'est la mère Marie Madeleine de Jésus, Mlle Marie Lancry de Bains, qui composa la lettre circulaire de Mlle de Fors Du Vigean, sœur Marthe de Jésus, morte en 1665, le 25 avril, comme nous l'apprend le commencement de la circulaire. Nous la transcrivons presque tout entière:

«Son appel à la vie religieuse eut tous les caractères d'une vocation divine. Nous le rapporterons ici tel qu'il se trouve décrit dans la Vie de saint Vincent de Paul, d'après le témoignage signé de sa propre main, dans les informations juridiques faites trois mois après la mort du saint: «La marquise Du Vigean étant malade, Vincent alla chez elle pour la consoler. La visite finie, au défaut de la mère, la fille se chargea de le reconduire. Mademoiselle, lui dit-il, vous n'êtes pas faite pour le monde. Elle comprit le sens de cette expression générale, à laquelle elle auroit volontiers répondu: Si cet homme étoit prophète, il ne me tiendroit pas un pareil propos. Elle déclara au saint qu'elle n'avoit aucun goût pour la vie religieuse; et comme elle n'ignoroit point le crédit qu'il avoit auprès de Dieu, elle le pria fort de ne lui demander point qu'il la fît changer de sentiment. Vincent sortit et ne répliqua rien. Mlle Du Vigean le quitta plus résolue que jamais de s'établir dans le siècle; elle reconnut avec le temps que Dieu lui avoit parlé par la bouche de son ministre. Sa passion pour le monde, dont les agréments commençoient à l'enivrer, s'évanouit entièrement.» Mlle Du Vigean quitta le siècle avec courage et tous les grands avantages qu'elle pouvoit posséder à la cour, où elle étoit singulièrement estimée. Mais le sacrifice qui coûta le plus à son cœur fut la séparation de Mme sa mère, qui l'aimoit au-dessus de toute expression. On comprit dès lors que ses années seroient remplies de grandes bénédictions. On ne peut dire à quel point s'est portée sa ferveur pour toutes les vertus religieuses. Dès son entrée, elle montra un si grand désir de la retraite qu'il paroissoit bien qu'elle y trouvoit celui qui fait notre véritable bonheur; et tout le temps qu'elle a été parmi nous, elle y a toujours tendu, n'en sortant jamais que pour l'obéissance ou la charité. L'oubli de son corps a été en elle si admirable que Dieu a montré visiblement combien elle lui étoit agréable en ce point, lui ayant fait la grâce d'observer notre règle dans toute sa rigueur depuis la profession, ce qu'on n'auroit jamais espéré, vu la délicatesse de son tempérament et celle avec laquelle elle avoit été élevée.

Cette chère sœur avoit un éminent don de piété, ne se lassant jamais de prier. Toutes ses matinées se passoient au chœur, et plusieurs heures de l'après-dînée, toujours à genoux. L'assistance à l'office divin étoit ses délices, et sa plus grande joie étoit d'y pouvoir servir, quelque mal qu'elle en ressentît. Un jour, une sœur lui dit que l'effort qu'elle faisoit pour y chanter contribuoit à son mal de poitrine. Elle répondit qu'elle n'étoit pas digne de souffrir pour une si bonne cause, ajoutant que le cardinal de Bérulle disoit que, nos corps étant de nature à être usés, ce nous étoit un grand bonheur qu'ils le fussent pour Dieu, témoignant une grande joie que le sien pût être consommé à si saint usage. Elle avoit une dévotion singulière à ce bienheureux, de qui elle avoit reçu des assistances très particulières.

Sa maladie commença le 10 janvier (1665) par une oppression de poitrine si violente, que nous crûmes la perdre le jour même. On la saigna deux fois, ce qui la soulagea; mais bientôt après l'oppression redoubla avec la fièvre, qui ne l'a point quittée l'espace de plus de trois mois; il s'y est joint une hydropisie universelle. On ne peut exprimer ce qu'elle a souffert pendant cette maladie, dans laquelle la langueur s'est unie à la violence, avec des douleurs extrêmes et un étouffement qui lui ôtoit le repos les nuits entières; état qu'elle a porté avec la douceur et la patience la plus parfaite. Lorsqu'on lui demandoit, le matin, des nouvelles de sa nuit, elle répondoit: Je l'ai passée avec Notre-Seigneur, et je ne l'ai pas trouvée longue. La première fois qu'elle reçut Notre-Seigneur dans sa maladie, elle dit que sa bonté infinie s'étoit donnée à elle, non pour la guérir, mais pour lui donner la force de souffrir plus longtemps. Dieu lui a fait pressentir la mort plusieurs fois cette année. Toutes les fêtes de Notre-Seigneur et de la très sainte Vierge, elle sentoit un mouvement intérieur de les passer comme les dernières de sa vie, et dans sa dernière retraite de dix jours elle assura à plusieurs personnes que ce seroit la dernière. Lorsqu'on lui apporta le saint viatique, et qu'on lui demanda si elle ne croyoit pas que ce fût le corps du Fils de Dieu, elle répondit avec grande ferveur: Je le crois aussi fermement que si je le voyois de mes propres yeux, parce qu'ils pourroient me tromper; mais les paroles de Notre-Seigneur: Ceci est mon corps, ne peuvent manquer. Elle reçut l'extrême-onction avec la même présence et application d'esprit, et est expirée dans la plus grande paix, âgée de quarante-deux ans et de religion dix-huit ans.»

Nous trouvons à la Bibliothèque nationale, dans les portefeuilles de Valant, tome V, deux billets écrits par Mlle Du Vigean, devenue sœur Marthe, à Mme de Sablé, et dans le fonds de Gaignières, à la même bibliothèque, Lettres originales, tome IV, un autre billet adressé à la marquise d'Huxelles en 1658, à l'occasion de la mort du marquis d'Huxelles, que Mlle Du Vigean avait manqué d'épouser. La douleur exprimée dans ce dernier billet paraît vive, mais le ton est réservé et devait l'être. Les deux lettres à Mme de Sablé ont un caractère différent. Dans leur extrême simplicité est une grâce naturelle et involontaire, comme sous le renoncement absolu de la Carmélite à toutes les affections du monde on sent encore une tendresse pour l'ancienne amie que les années et la solitude n'ont point refroidie.

A MADAME LA MARQUISE D'HUXELLES.

«Madame,Jésus † Maria.

«Paix en Jésus-Christ. Tant de raisons m'obligent à prendre part aux choses qui vous touchent, que j'ose espérer que vous serez facilement persuadée que j'ai senti comme je le dois la perte que vous venez de faire, laquelle en vérité est si douloureuse en toutes ses circonstances qu'il vous faut un secours d'en haut bien puissant pour vous donner la force de la porter. Quoique très-misérable et indigne de rien obtenir de Notre-Seigneur, nous ne laissons de lui offrir soigneusement nos prières pour votre consolation et pour lui demander que, puisqu'il vous a voulu ôter ce que vous aviez de plus cher, il daigne par sa bonté vous faire faire un saint usage de cette privation, et convainque puissamment votre cœur qu'il n'y a que misères en cette vie, et que ceux qui ont eu le bonheur de recevoir le baptême et d'être du nombre des enfants de Dieu doivent être en ce monde comme n'y étant point. Vous savez mieux que moi que nous ne devons nous regarder sur cette terre que comme pèlerins et étrangers; aussi nous y devons être sans attache et sans plaisir, et notre cœur doit être où est notre trésor, qui est au ciel. Il est certain, Madame, que les afflictions nous aident beaucoup à faire ces réflexions qui sont nécessaires à notre salut. Notre-Seigneur dit qu'il est proche de ceux qui sont en tribulations. Ainsi j'espère, Madame, qu'il vous départira ces saintes grâces dans l'état auquel il vous a mise, qui sans doute est un effet de sa miséricorde; et quoique cela soit dur à vos sens, vous devez néanmoins le regarder comme une marque de son amour et d'un dessein spécial qu'il a de votre sanctification. Je supplie sa divine bonté de vous donner tout ce qu'il connoît vous être nécessaire, et que vous me fassiez l'honneur de me pardonner la liberté que je prends de vous dire des choses que vous savez mieux que moi, qui suis une grande pécheresse, et par conséquent incapable de rien dire qui soit utile. J'espère de votre bonté que vous attribuerez cela au désir que j'ai aussi de vous faire connoître que je suis plus véritablement que personne du monde en Jésus-Christ et sa sainte Mère, etc.

Notre mère prieure[574] nous a ordonné de vous assurer, Madame, qu'elle prend une part bien véritable à votre douleur. La mère Agnès aura l'honneur au premier voyage de vous dire elle-même ses sentiments à votre égard. Votre chère tante, que vous avez céans, compatit beaucoup à votre perte commune. Son état l'empêche de vous le dire elle-même; elle est votre très-obéissante servante. Votre très-humble et très-obéissante, Madame,

SrMarthe de Jésus, religieuse carmélite indigne.

De notre grand couvent, ce 10 septembre 1658.»

POUR MADAME LA MARQUISE DE SABLÉ.

«Ce mardi, 2e d'août 1662.

«Que direz-vous de moi, ma très-chère sœur, de ce que je n'ai pas répondu plus tôt à votre si obligeante lettre? Je n'en puis obtenir le pardon qu'en vous le demandant très humblement, et c'est ce que je fais de tout mon cœur. Nos élections ne sont point encore faites, parce que M. de Saint-Nicolas, du Chardonnet, qui est notre supérieur, a été malade. Nous ne savons encore quand il pourra sortir. Je ne manquerai pas de vous avertir quand ce sera fait. Notre mère Marie Madeleine et la mère Agnès m'ont chargée de vous assurer qu'elles ne manqueront pas de bien prier Notre-Seigneur pour vous, et de lui demander tout ce qui vous est nécessaire pour être toute à lui. Pour moi, ma très chère sœur, pour qui prierois-je plutôt que pour vous que j'ai aimée et honorée par mon inclination, et ensuite par mille obligations que je vous ai; de sorte, ma chère sœur, que vous pouvez compter que tout ce que j'ai est à vous, et que si je faisois quelque petit bien vous y auriez tout autant de part que moi-même. Mais, hélas! je suis une si méchante religieuse que je crains bien que je vous serai aussi inutile auprès de Dieu que je vous l'ai été auprès des hommes. Donnez-moi vos prières, et me procurez celles de vos chères voisines[575] pour obtenir ma conversion, et alors vous vous apercevrez de mon changement parce que je pourrai obtenir quelque accroissement de grâce en vous à qui je suis acquise d'une manière dont Dieu seul a la connoissance.

Je me réjouis de ce que votre rhume est passé: nous ne nous en sommes point aperçues à votre gelée[576], car elle étoit très bonne, à ce que m'a dit la sœur qui en a usé; et pour vous montrer comme j'obéis à vos ordres, agissant avec entière liberté, c'est que je vous conjure de nous en envoyer encore un pot.»

POUR MADAME LA MARQUISE DE SABLÉ.

«Ce 5e septembre 1662.

«Vous serez bien aise, ma chère sœur, lorsque vous saurez que notre mère Marie Madeleine de Jésus fut hier élue prieure. Comme il ne pouvoit arriver un plus grand bonheur à notre maison, vous aurez grande joie, je m'assure, de la nôtre à toutes et de celle que j'ai en mon particulier; car vous savez combien m'est chère cette bonne mère, qui a pour vous toute l'amitié et l'estime que vous sauriez désirer de la meilleure de vos amies. La mère Agnès fut hier élue sous-prieure, dont vous serez encore bien aise, car vous connoissez ce qu'elle vaut. Il ne vous faut plus contraindre, ma chère sœur, à m'appeler ma mère, car je ne la suis plus[577]. Il faudra, s'il vous plaît, mettre dessus vos lettres: Pour ma sœur Marthe de Jésus. C'est la personne du monde qui vous honore le plus, et qui vous est acquise sans que rien puisse vous l'ôter.

Sr Marthe de Jésus, religieuse Carmélite indigne.

Nous gagnâmes hier notre procès, ma chère sœur, que nous avions avec Mme de Saint-Géran. M. de Maison[578] a fait des merveilles pour nous, et nous vous rendons mille grâces des peines que vous avez prises pour le mettre en cette bonne disposition. Nos mères nouvelles élues vous saluent avec une très grande affection et sont vos très obéissantes servantes. Je suis en une petite retraite pour dix jours. Procurez-moi des prières de vos bonnes amies[579] pour que je la passe bien.»

Pour suivre Marthe Du Vigean le plus loin qu'il nous sera possible, nous rassemblerons divers renseignements que nous avons recueillis sur sa sœur aînée et sur son frère cadet.

Anne Du Vigean avait un an de plus que sa sœur Marthe, et brilla, comme elle, dans les premières années de la régence. Elle épousa d'abord M. de Pons, qui n'avait pas beaucoup de bien, mais qui descendait de la vieille maison d'Albret. Devenue veuve de très bonne heure, elle aspira à un second et plus grand mariage. Laissons parler Mme de Motteville, t. III, p. 393, et t. IV, p. 39:

«Mme de Longueville avoit mis au rang d'une de ses meilleures amies, Mme de Ponts, fille de Du Vigean et veuve de M. de Ponts, qui prétendoit être de l'illustre maison d'Albret. Cette dame étoit assez aimable, civile et honnête en son procédé. Ce qu'elle avoit d'esprit étoit tourné du côté de la flatterie. Elle n'étoit nullement belle; mais elle avoit la taille fort jolie et la gorge belle. Elle plaisoit enfin par ses louanges réitérées, qui lui donnoient des amis ou de faux approbateurs; et l'amitié que Mme de Longueville avoit pour elle lui donnoit alors du crédit. L'abbé de La Rivière (le favori de Monsieur, duc d'Orléans) depuis quelque temps s'étoit attaché à elle par les liens de l'inclination et de la politique; car regardant Mme de Longueville comme une personne qui faisoit une grande figure à la cour, il crut que Mme de Ponts lui pourroit être nécessaire pour sa prétention au chapeau de cardinal. Il trouva fort à propos de se faire une amie auprès de cette princesse, qui pût y soutenir ses intérêts, et lui servir de liaison pour traiter par elle les affaires qui pourroient arriver. Mme de Ponts étoit fine et ambitieuse, autant qu'elle étoit adulatrice. Elle n'étoit, non plus que le prince de Marsillac, ni duchesse ni princesse; mais feu son mari étoit aîné de ceux qui se disent de la véritable maison d'Albret, et il lui avoit laissé assez de qualité ou du moins assez de chimère pour aspirer à cette prérogative. Elle demanda au ministre que la Reine lui donnât le tabouret, et l'amitié de Mme de Longueville, qui la protégeoit, jointe à celle de l'abbé de La Rivière, qui fut le négociateur de cette affaire, furent des raisons assez fortes pour lui faire obtenir ce qu'elle souhaitoit.»

«Mme de Ponts, comme je l'ai déjà dit, étoit fille de Mme Du Vigean, et sa mère avoit été jusques alors chèrement aimée de la duchesse d'Aiguillon. Cette union, du temps du cardinal de Richelieu, avoit apporté beaucoup de bien à leur famille, par l'éclat que lui donnoit l'amitié d'une personne qui, étant nièce d'un si puissant ministre, ne pouvoit manquer de leur être utile. Mme de Ponts étoit veuve d'un homme de naissance et de peu de biens. La duchesse d'Aiguillon, par la tendresse qu'elle avoit pour Mme Du Vigean, sa mère, lui avoit souvent dit, qu'elle ne se mît pas en peine de ce qu'elle n'étoit pas riche, et qu'elle lui promettoit de partager ses trésors avec elle. Mme de Ponts, moins occupée de la reconnoissance qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon, que de ses intérêts, et qui vouloit des richesses plus assurées, prit soin de plaire au duc de Richelieu, neveu de la duchesse d'Aiguillon; elle y réussit facilement; car il étoit jeune, et elle étoit assez aimable et bien faite pour pouvoir être aimée avec passion. Mme d'Aiguillon l'avoit priée d'en faire un honnête homme; et comme il auroit pu quasi être son fils, il reçut ses enseignements avec soumission. Mme de Ponts, sans beauté, avoit de bonnes qualités et du mérite; elle étoit bonne, douce, aimant à obliger; sa réputation étoit sans tache. Elle étoit des plus habiles en matière d'une galanterie plus affectée que véritable, pour savoir adroitement triompher d'un cœur tout neuf qui, manquant de hardiesse, n'osoit entreprendre des conquêtes plus difficiles. Cette dame, naturellement libérale de douceurs, animée de ses propres désirs, n'oublia rien sans doute pour se faire aimer de celui de qui elle le vouloit être; et pour lui, comme il manqua de discernement pour connoître ce qu'il lui convenoit de croire et de faire, le plaisir de s'imaginer d'être véritablement aimé eut de grands charmes pour lui. La duchesse d'Aiguillon avoit été choisie par le feu cardinal de Richelieu, son oncle, pour être tutrice de ses petits-neveux; et ce grand homme n'avoit pas cru pouvoir trouver un moyen plus assuré pour conserver son nom, que de laisser ceux qui le portoient du côté des femmes sous la conduite de leur tante. Il jugea que sa vertu, son esprit et son courage les pourroient protéger contre les effets de l'envie et de la haine, qui sont d'ordinaire les suites fâcheuses des grandes fortunes des favoris. Cette illustre tante, malheureuse dans tous ses projets, voyant un jour son neveu rendre de petits services à Mme de Ponts, lui dit qu'elle souhaitoit qu'il fût assez honnête homme pour être amoureux d'elle; et Mme de Ponts, qui avoit son dessein formé, lui répondit en riant qu'elle l'avertissoit que s'il lui parloit d'amour, et qu'il voulût devenir son mari, elle n'auroit point assez de force pour le refuser. Ce discours fut pris par la duchesse d'Aiguillon comme une raillerie, dont elle ne fit que se divertir; mais Mme de Ponts, qui pensoit sérieusement à cette affaire, crut par cet avertissement être quitte de tout ce qu'elle devoit à la duchesse d'Aiguillon; et se croyant obligée de se préférer à elle et à toute autre, elle employa, pour faire réussir son mariage, un homme qui étoit auprès de ce duc, qu'elle gagna, et qu'elle engagea dans ses intérêts. Elle se servit, pour son grand ressort, de l'amitié que Mme de Longueville avoit pour elle, et par cette princesse elle obligea M. le Prince à protéger son mariage comme une chose qui lui pouvoit être avantageuse. Mme de Ponts vouloit un mari, et Mme de Longueville vouloit que son amie eût le gouvernement du Havre de Grâce, place qui pouvoit rendre le duc de Longueville maître absolu de la Normandie. Son dessein et celui de M. le Prince fut qu'en protégeant Mme de Ponts, elle seroit obligée de se lier entièrement à eux et à leur fortune. Desmarets[580], celui qui conseilloit le duc de Richelieu en faveur de Mme de Ponts, lui faisoit de belles chimères sur cette union; mais la duchesse d'Aiguillon traversoit leurs pensées secrètes par le dessein qu'elle avoit de faire épouser Mlle de Chevreuse au duc de Richelieu, son neveu, qui, malgré son amitié pour Mme de Ponts, paroissoit un peu amoureux de cette princesse. Elle étoit véritablement belle, d'une naissance illustre, et devoit avoir de grands biens. Mais cet ami fidèle sut si bien mettre en œuvre ses illusions, aidé par la puissance d'une flatterie honnête mais soigneusement pratiquée, qu'il persuada le duc de Richelieu qu'il feroit mieux d'épouser cette laide Hélène que cette belle personne que sa tante lui destinoit. Il l'assura qu'étant du parti de M. le Prince, il n'avoit nul sujet d'appréhender que la duchesse d'Aiguillon désapprouvât son choix, ni le pût jamais inquiéter. Toutes ces choses ensemble firent ce mariage, qui fut fatal à M. le Prince, peu heureux à ceux qui s'épousèrent, douloureux à Mme d'Aiguillon, et nullement utile à Mme de Longueville, qui dans la suite des temps, elle qui l'avoit fait, ne trouva pas dans le Havre le secours qu'elle avoit espéré; et il s'en fallut peu enfin qu'il ne causât autant de maux aux Français que celui de Pâris et de la belle princesse de Grèce en fit aux Troyens. Il se célébra à la campagne, en présence de M. le Prince, qui voulut y être, et qui fit ce que les pères et les mères ont accoutumé de faire en ces occasions. La Reine fut donc surprise quand elle apprit que ces noces s'étoient célébrées de cette manière. Elle connut aussitôt avec quel dessein M. le Prince en faisoit son affaire; et cet événement servit beaucoup à le ruiner entièrement dans son esprit... La duchesse d'Aiguillon, apprenant cette nouvelle, fut au désespoir. Ceux qui ont des enfants, ou des neveux qui leur tiennent lieu d'enfants, qui ont de l'ambition et des grands biens, le peuvent aisément juger. Cette dame, qui avoit du mérite et du courage, soutenant son malheur par la force de son âme, dépêcha aussitôt un courrier au Havre, où elle commandoit, par ordre du feu cardinal de Richelieu, jusqu'à la majorité de son neveu, pour empêcher qu'il n'y fût reçu. D'abord M. le Prince, le lendemain des noces, l'avoit fait partir pour y aller, et lui avoit dit qu'en toutes façons il falloit qu'il s'en rendît le maître. La Reine, de son côté, envoya de Bar[581] pour se saisir de cette place, et pour empêcher, s'il le pouvoit, que M. le Prince par cette voie ne donnât au duc de Longueville, son beau-frère, la possession entière de la Normandie. Quand M. le Prince fut de retour de cette expédition, il vint chez la Reine avec le même visage qu'à l'ordinaire; et quoiqu'il sût qu'elle avoit désapprouvé cette action, et qu'il sût aussi que Bar étoit parti pour s'opposer à ses desseins, il ne laissa pas de l'entretenir des aventures de la noce, et en fit devant elle des contes avec beaucoup de gaieté et de hauteur. La Reine lui dit que Mme d'Aiguillon prétendoit faire rompre le mariage, à cause que son neveu n'étoit pas en âge. Il lui répondit fièrement qu'une chose de cette nature, faite devant des témoins comme lui, ne se rompoit jamais.

..... Deux jours après, les nouvelles arrivèrent que le duc de Richelieu avoit été reçu au Havre, que Bar l'avoit persuadé qu'il falloit pour son propre intérêt qu'il gardât cette place au Roi, et qu'il se détachât de M. le Prince. Ce jeune duc envoya à la Reine un gentilhomme, et lui écrivit pour lui faire des excuses de son action. La Reine lui répondit qu'il étoit vrai qu'elle l'avoit blâmé, et dit à ce gentilhomme que son maître portoit un nom qui devoit toute sa grandeur au feu Roi, son seigneur, et que par conséquent il avoit eu grand tort de manquer au respect qu'il lui devoit; mais que si à l'avenir il réparoit sa faute par une grande fidélité, il n'étoit pas impossible d'en obtenir le pardon.... Mme de Longueville (après l'arrestation des princes) avoit tenté d'aller au Havre, mais le duc de Richelieu ne put la recevoir, à cause qu'il n'en étoit pas tout à fait le maître. Les principaux officiers étoient tous à Mme d'Aiguillon qui devoit haïr un neveu rebelle et ingrat, si bien que Mme de Longueville, qui avoit fait avoir ce gouvernement à son amie dans le dessein d'en profiter pour elle-même, eut le déplaisir de voir que ce mariage en partie étoit cause de ses maux, et qu'elle n'en put pas même recevoir le moindre soulagement dans sa disgrâce..... La Reine manda au duc de Richelieu de la venir trouver. L'abbé de Richelieu vint à la cour assurer leurs majestés des bonnes intentions de son frère et de Mme de Richelieu sa belle-sœur. Cette dame vouloit faire confirmer son mariage par le Roi et la Reine. Elle y travailla par ses négociations avec le ministre qui à la fin se laissa persuader par elle. Il lui fit dire que si elle et son mari demeuroient fidèlement attachés à leur devoir, la Reine lui donneroit le tabouret et qu'elle seroit traitée comme duchesse de Richelieu, ce qui s'exécuta quelques jours après.»

La carrière de la duchesse de Richelieu ne fut plus qu'une suite non interrompue de succès et de grandeurs sans bonheur véritable. La duchesse d'Aiguillon plaida pour faire casser son mariage, mais il fut confirmé par un arrêt du parlement. Mme Du Vigean partagea le mécontentement de son amie la duchesse d'Aiguillon, puis elle se résigna. La nouvelle duchesse n'eut pas d'enfants de son jeune mari. Elle fut nommée dame d'honneur de la jeune reine Marie Thérèse, à la place de Mme de Montausier, lorsque celle-ci devint gouvernante. Plus tard elle passa en la même qualité auprès de la Dauphine. Elle mourut en 1684, après avoir survécu à sa jeune sœur, la noble religieuse, et à son jeune et dernier frère. La duchesse de Richelieu passa la dernière moitié de sa vie à faire du bien, et ajouta aux succès de l'ambition satisfaite la haute considération que lui acquirent une conduite exemplaire et l'exercice d'une charité éclairée. On peut voir un exposé assez fidèle, quoiqu'un peu flatté, de ses bonnes et solides qualités dans l'Oraison funèbre de très haute et très puissante dame, Mme Anne Poussart de Fors, duchesse de Richelieu, dame d'honneur de Mme la Dauphine, prononcée dans l'église des Nouvelles catholiques, le 14 juillet 1684, par M. le curé de Saint-Symphorien, docteur en théologie, in-4o, à Paris, chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, 1684. Dans cet élégant panégyrique, nous n'avons pas trouvé un seul mot sur Marthe Du Vigean. La trace de l'humble carmélite était déjà effacée dans le monde.

Le jeune Fors Du Vigean succéda au titre de son frère aîné, et comme lui il embrassa la carrière militaire. Il s'y distingua, et il était maréchal de bataille à Lens. Condé avait été aussi utile au frère que Mme de Longueville à la sœur; mais le marquis de Fors fit comme la duchesse de Richelieu, et au lieu de suivre le parti des princes il semble qu'il resta fidèle au Roi et à Mazarin; car on trouve dans le t. CXXXVII des Mélanges de Clerambault, à la Bibliothèque nationale, à la date du 12 février 1650, une dépêche du maréchal de L'Hôpital, gouverneur de Champagne, transmettant les assurances de fidélité de diverses personnes, et dans le nombre celles du marquis Du Vigean, et sa lettre même dont voici quelques lignes:

«J'ai cru ne pouvoir mieux m'adresser qu'à vous, m'ayant toujours fait l'honneur de m'aimer comme votre très humble serviteur et votre parent, pour vous supplier de vouloir assurer le Roi et la Reine de ma fidélité et obéissance aveugle pour leur service.

De Fors.»

D'un autre côté, Lenet dit dans ses Mémoires, édit. Michaud, p. 389:

«Le marquis de Fors arriva ce jour-là (20 septembre 1650), à Bordeaux, sans que nous eussions eu encore de ses nouvelles depuis que la Princesse avoit quitté Chantilly, quoiqu'il fût autant et plus attaché et obligé au prince qu'aucun de tous tant que nous étions dans le parti. Ce gentilhomme était fils du baron Du Vigean, frère de deux sœurs de mérite; l'une est la duchesse de Richelieu, et l'autre étoit Mlle Du Vigean de laquelle j'ai parlé dans le commencement de ces Mémoires, qui avoit mérité par son esprit, par sa douceur et par sa bonne grâce l'estime du prince de Condé, qui avoit allumé dans son cœur une passion violente, et qui enfin est morte dans le grand couvent des Carmélites de Paris.»

Le nom du marquis de Fors reparaît en diverses circonstances de la troisième Fronde, dans la guerre de Guyenne où il sert le Roi contre le prince de Conti et Mme de Longueville; puis il disparaît entièrement. Le père Anselme, t. IX, p. 163, à l'article des Vaubecourt, dit qu'il mourut le 28 mars 1663. Nous pouvons ajouter qu'il périt assassiné. Lenet, à l'endroit déjà cité, le dit positivement: «Il fut assassiné dans son pays, allant dans son carrosse visiter quelqu'un de ses amis.» Mme de Longueville, dans une lettre inédite et non datée à Mme de Sablé, lui donne cette affreuse nouvelle, et lui demande ses consolations pour celle qui survit à ses deux frères: Bibliothèque nationale, Lettres de Mme de Longueville à Mme de Sablé, Supplément Français, 3029, 2 et 3.

Le marquis de Fors Du Vigean s'était marié à Charlotte de Nettancourt d'Haussonville, de la maison de Vaubecourt, excellente famille de Lorraine, et il en avait eu un fils et une fille. Sa veuve se remaria et se conduisit assez mal, comme on peut le voir dans Lenet qui en raconte une fort étrange aventure. La fille avait eu pour marraine sa jeune tante, Mlle Du Vigean, et elle s'appelait Marthe. Elle se fit aussi Carmélite à Paris, non dans le couvent de la rue Saint-Jacques, mais dans celui de la rue de Grenelle. A sa mort, elle eut sa circulaire, qui nous a été communiquée et d'où nous tirons les passages suivants, qui jettent quelque jour sur l'histoire des Du Vigean vers la fin du XVIIe siècle.

Circulaire de la mère Marthe de Jésus, née de Fors Du Vigean:

«Paix en Jésus-Christ. C'est avec la plus sensible douleur que nous sommes obligées de vous demander les suffrages de notre saint ordre pour notre très chère et très honorée mère Marthe de Jésus. Il n'y a que la soumission que nous devons aux ordres de Dieu qui puisse nous soutenir dans un si terrible coup. Tout parut la disposer à la vocation sainte qu'elle a si dignement remplie: une éducation chrétienne, qu'elle reçut dans une communauté de Paris où elle passa l'âge le plus tendre de la vie; l'exemple et les prières d'une tante qui, après avoir été l'admiration de la cour par sa sagesse, s'étoit renfermée dans notre premier monastère pour ne vivre qu'à Dieu seul, et qui lui promit en mourant qu'elle la demanderoit à Dieu (évidemment Marthe Du Vigean); la mort d'un père qui avoit sur elle d'autres vues, et qui fut cruellement assassiné dans ses terres (confirmation de ce que nous apprennent Lenet et Mme de Longueville), et les révolutions que causent les tristes événements dans les familles. Dieu la préparoit ainsi aux desseins qu'il avoit sur elle. Madame sa grand'mère (l'amie de la duchesse d'Aiguillon, Mme Du Vigean de Voiture) ne pensa alors qu'à mettre à couvert de la séduction cet enfant si cher, et l'envoya à la Congrégation de Verdun, où elle avoit des parentes religieuses; mais l'air de cette maison lui étoit contraire, et son retour à Paris étant impraticable à cause des troupes qui inondoient la campagne, on lui obtint la permission d'entrer aux Carmélites de Metz. Là, le premier goût qu'elle avoit pris auprès de sa chère tante (Mlle Du Vigean) pour notre saint ordre se réveillant tout à coup à la vue des exemples qu'elle avoit devant les yeux, elle s'y seroit dès lors consacrée, si sa famille ne s'y fût opposée et ne l'eût rappelée à Paris auprès de Madame sa grand'mère. Ce fut peu de temps après que nos mères (du couvent de la rue de Grenelle) eurent le bonheur de la recevoir. Mais Dieu lui réservoit d'autres épreuves. Cet empressement qu'elle avoit eu pour être Carmélite se ralentit; tout lui parut affreux dans une règle dont elle avoit pratiqué une partie à Metz avec tant de joie et qu'elle y auroit observée en entier si on n'avoit arrêté sa ferveur. On inspira d'ailleurs à nos mères des défiances sur sa vocation. On leur disoit que son éloignement pour la vie religieuse étoit connu et ne pouvoit être sitôt changé, que c'étoit une victime qu'on sacrifioit à la fortune de Monsieur son frère[582], et que sa démarche étoit un effort de raison et de courage. Tous ces discours qui venoient de sa famille même obligèrent nos mères à la lui rendre. Son séjour dans le monde ne fut pas long, mais elle y eut bien des tentations à essuyer. La plus séduisante lui vint de la part de Madame sa tante qui, n'ayant point d'enfant et se voyant à la veille d'être dame d'honneur de la Reine, notre fondatrice, fit tous ses efforts pour la retenir auprès d'elle par les offres les plus honorables (il s'agit ici de la duchesse de Richelieu). Quoiqu'elle aimât tendrement Madame sa tante, elle ne s'en laissa pas éblouir, et lui répondit avec fermeté qu'elle préféroit son salut à tout ce que la cour pouvoit lui promettre d'éclat et d'agrément, et qu'elle croyoit ne pouvoir l'assurer que par la fuite du grand monde. Ce sacrifice mit le dernier sceau à sa vocation. Elle entra dans ce monastère avec les dispositions et un sentiment de joie qui lui a duré toute sa vie... Dieu lui avoit donné un esprit vif, élevé, sage et solide, aisé, naturel et noble, incapable de faire de fausses démarches, et, si l'on ose user de ce terme, une amabilité à laquelle il étoit impossible de résister. C'est ce qui lui a attiré un si grand nombre d'amis qui ont été si utiles à cette maison. Elle en a rempli avec applaudissement toutes les charges. Dans celle de sous-prieure, on admiroit son zèle pour le service divin, son assiduité et sa modestie au chœur, son exactitude à observer et à faire observer toutes les cérémonies: rien ne lui paroissoit petit lorsqu'il s'agissoit d'honorer Dieu. Mais son esprit et son cœur n'ont jamais mieux paru que dans la charge de prieure. Elle a su allier l'extrême régularité avec l'extrême politesse. Honorée de fréquentes visites d'une jeune et grande princesse (probablement la seconde duchesse d'Orléans, la Palatine; voyez plus bas) qui faisoit souvent son séjour dans notre monastère, elle eut soin de prévenir tout ce qui pouvoit déranger la communauté ou donner atteinte aux règles de la clôture. Ferme et douce en même temps, elle sut s'attirer son estime et sa bonté, et même une sorte d'autorité, si je l'ose dire, qui est le fruit de la vertu et dont elle ne se servit que pour la porter à Dieu. Jamais mère n'aima plus tendrement sa communauté et n'en fut plus aimée. Elle n'avoit d'intention qu'à la soulager et à lui procurer tous les avantages qui dépendoient d'elle. Sa dévotion à notre sainte Mère la porta, dès qu'elle fut à Metz, à commencer un hermitage en son honneur. Elle en a fait, dans cette maison, un magnifique, aidée des bienfaits de feue Mme la duchesse de Foix qui, par le seul attachement qu'elle avoit pour notre très-honorée mère, nous a comblées de biens, et a voulu qu'après sa mort, son cœur, qu'elle nous a laissé, fût un gage de son amitié pour elle et de sa bonté pour nous. C'est encore à cette chère mère que nous devons la protection dont l'auguste maison d'Orléans nous a toujours honorées. Nous en avons à présent la plus grande marque dans le séjour que fait ici Sa Majesté catholique, la reine d'Espagne, dont la religion et la piété édifient toute notre maison, et dont la bonté et l'attention pour la régularité nous attachent à Sa Majesté plus que ses bienfaits mêmes. Ceux que Monseigneur le Régent a répandus sur nous ont été les effets de l'estime, de la confiance, et si l'on ose user de ce terme, de la tendresse que feue Madame (la mère du Régent, celle dont il est sans doute parlé plus haut) avoit pour cette mère. Tant d'honneurs et de distinctions ne l'élevèrent jamais; plus elle se voyoit estimée, plus elle se renfermoit dans son néant et se regardoit comme la dernière de la maison. Les bas sentiments qu'elle avoit d'elle-même frappoient tous ceux à qui elle parloit avec quelque ouverture..... Dieu, pour la sanctifier, l'a fait passer par des voies bien rudes. Aux pertes les plus sensibles il ajouta des infirmités violentes et presque continuelles. Depuis bien des années, il ne s'en est guère passé qui n'aient été marquées de plusieurs maladies mortelles.... Nous avons eu la douleur de la perdre aujourd'hui (la circulaire n'est pas datée), sur les trois heures du soir, à la soixante-quinzième année et demie de son âge, et à la cinquante-neuvième de religion...»

NOTES DU CHAPITRE III

Nous avons retrouvé aux Archives des affaires étrangères, France, t. C, p. 55, le Brevet pour conserver le rang de princesse du sang à Anne de Bourbon, duchesse de Longueville:

«Aujourd'hui, 19 février 1642, le Roi étant à Lyon, ayant eu bien agréable la supplication très humble qui lui a été faite par M. le prince de Condé et Mme la princesse sa femme, d'agréer le dessein qu'ils ont de donner Mademoiselle Anne de Bourbon à Monsieur le duc de Longueville, lequel de sa part auroit aussi très humblement supplié Sa Majesté de le trouver bon, et voulant, pour marque de la bienveillance dont Sa Majesté honore ledit seigneur et dame prince et princesse de Condé, conserver à ladite demoiselle de Bourbon, lorsqu'elle sera mariée, le même rang, avantages et prééminence dont elle a toujours joui à cause de sa naissance, et pour être sortie de la maison royale qui règne heureusement, Sa Majesté pour ces considérations et autres qui à ce la meuvent, et pour de plus en plus faire connoître le soin qu'il lui plaît prendre de conserver la dignité de ceux de son sang, et n'ayant pas moins d'affection pour ladite demoiselle Anne de Bourbon, qui la touche de parenté du troisième au quatrième degré, que le feu Roi son père eut pour Mme la princesse d'Orange, sœur dudit seigneur prince de Condé, les rois Charles IX et Henri III envers la demoiselle duchesse d'Angoulême, leur sœur naturelle, et Sa Majesté aussi envers Mlle Gabrielle, légitimée de France, sa sœur, mariée avec le duc de La Valette, Sa dite Majesté veut et entend que ladite demoiselle Anne de Bourbon, étant duchesse de Longueville, soit conservée et maintenue au rang qu'elle possède, et qu'en toutes cérémonies, en tous lieux, elle marche immédiatement après la comtesse de Soissons et les filles de M. le duc d'Enghien, et autres princesses du sang; enjoint Sa Majesté au maître des cérémonies, grand maréchal des logis, et tous autres qu'il conviendra, d'obéir à cette sienne volonté, donnant à ladite demoiselle la place immédiate après ladite dame comtesse de Soissons, et lesdites filles de M. le duc d'Enghien, son logement dans ses maisons et ailleurs, avant toutes les autres princesses qui ne sont point du sang royal, sans mettre ledit grand maréchal des logis celui qui lui sera destiné entre les mains de Sa Majesté, s'il lui étoit débattu, ni ledit maître des cérémonies lui destiner autre place ni rang en aucune cérémonie que celle qu'elle y a toujours eue; et pour témoignage de sa volonté, elle a signé de sa main le présent brevet, et fait contre-signer par nous ses conseillers secrétaires d'État et de ses commandements et finances.

Signé: Louis.

Et plus bas: de Loménie, Felipeaux, Sublet et Boutillier.

Ibid., Lettres du comte de Chavigny à M. le Prince.

«De Lyon, 21 février 1642.

«Monseigneur, j'envoie à M. de Brienne le brevet que le Roi a fait expédier pour maintenir Mlle votre fille en son rang, lorsqu'elle sera mariée, afin qu'il le signe. J'ai aussi expédié les lettres de pension pour Monseigneur le duc d'Enghien de la somme de cent mille livres, ainsi que Monseigneur le Cardinal lui a fait accorder par le Roi, pour n'en être payé sur l'État que de soixante-seize mille. L'incommodité du voyage m'a empêché de faire plus tôt ces deux expéditions.»

Ibid., p. 127, M. de Longueville à M. de Chavigny:

«De Paris, ce 18 mars 1642.

«Monsieur, pardonnez, je vous supplie, aux impatiences des amoureux, si n'ayant point de nouvelles de ma dispence[583] j'ose vous en demander, et le jour que le courrier est parti, afin que je puisse mieux juger du temps que je la dois attendre. Je vous demande aussi, Monsieur, la continuation de l'honneur de vos bonnes grâces, et de vouloir, aux temps que vous y trouverez propices, vous souvenir des autres chefs dont je vous avois supplié, et croire que personne du monde ne sera jamais avec une passion si véritable, votre très affectionné à vous faire service,

Longueville.»

Ibid., p. 252.

«De Paris, le dernier jour de mai.

(Chavigny était alors dans le midi avec le Cardinal et le Roi.)

«Monsieur, la lettre qu'il vous a plu de m'écrire ne m'avoit pas encore ôté l'appréhension du mal de M. le Cardinal; mais tous les courriers qui sont arrivés du depuis, et plus que tout le visage de Mme la duchesse d'Aiguillon, nous ont donné la joie entière de sa parfaite guérison. Nous espérons aussi celle de votre prompt retour, puisque tous vos glorieux succès avancent toutes les choses que vous voulez qui soient achevées avant que revenir de de là. J'ai reçu ma seconde dispence, et dans le commencement de juin se fera mon mariage. L'honneur que vous me faites de m'aimer me fait prendre la liberté de vous entretenir de ce qui me touche; mais je ne vous en importunerai pas davantage, me contentant de vous assurer ici que je serai toujours avec une passion très véritable, Monsieur, votre très affectionné à vous faire service,

Longueville.»

Ibid., t. CII, M. le Prince, dans une lettre à Chavigny du 3 juin, lui dit:

«Ma fille s'est mariée avant-hier 2 juin.»

NOTES DU CHAPITRE IV

I
LETTRE INÉDITE DE LA ROCHEFOUCAULD

Nous croyons faire un cadeau de quelque valeur à la littérature en lui donnant tout entière cette lettre, la première que nous connaissions de La Rochefoucauld, et qui est comme l'essai de cette plume naturelle, aisée, ingénieuse. On voit qu'à vingt-cinq ans, en 1638, il écrivait déjà avec une netteté et une correction peu commune. L'original nous a été communiqué par feu M. le baron de Stassart, de Bruxelles, lequel l'avait acheté à la vente de M. le baron de Trémont. Nous le reproduisons, avec une fidélité scrupuleuse, dans sa vieille orthographe, pour bien marquer sa date. Une main ancienne a mis en tête: «M. de Marcillac à M. de Liancourt, septembre 1638, touchant les pierreries de Mme de Chevreuse.»

«A MONSIEUR DE LIANCOURT.»

«Mon très cher oncle,

«Comme vous estes un des hommes du monde de quy j'ay toujours le plus pationement souhaité les bonnes grâces, je veux aussy, en vous rendant conte de mes actions, vous faire voir que je n'en ay jamais fait auchune qui vous puisse empescher de me les continuer, et je confesserois moy mesme en estre indigne si j'avois manqué au respect que je dois à Monseigneur le Cardinal après que nostre maison en a receu tant de graces, et moy tant de protection dans ma prison et dans plusieurs autres rencontres dont vous mesme avés esté tesmoin d'une grande partie. Je prétens donc icy vous faire voir le subjet que mes ennemis ont pris de me nuire, et vous suplier, sy vous trouvés que je ne sois pas en effet sy coupable qu'ils ont publié, d'essaier de me justifier auprès de Son Eminence, et de luy protester que je n'ay jamais eu de panssée de m'esloigner du service que je suis obligé de luy rendre, et que l'entrevue que j'ay eue avec un apellé Tartereau a esté sans nulle circonstance que j'aie cru quy luy peut deplaire, comme vous aprendrés par ce que je vas vous en dire.

Lorsque je fus la dernière fois à Paris pour donner quelque ordre aux affaires que Mme de Mirebeau nous avoit laissées en mourant, un gentilhomme que je ne cognoissois point me vint trouver, et après quelques civillités me dit qu'il en avoit à me faire d'une personne quy avoit beaucoup de desplaisir d'estre cause de tous ceux que j'avois receu depuis un an, qu'il avoit eu ordre de Mme de Chevreuse de me voir et de m'assurer qu'elle avoit esté bien faschée de la peine que j'avois soufferte et bien aise de ce qu'elle estoit finie. En suitte de cella, il me dit que ce n'estoit pas là le seul subjet de sa visite, et que Mme de Chevreuse me prioit de luy remettre entre les mains les piereries qu'elle m'avoit confiées lorsqu'elle me renvoya mon carosse. Je luy tesmoignai que ce discours me surprenoit extremement, et que je n'avois jamais houy parler des piereries qu'il me demandoit. Il me respondit que je faisois paroistre d'avoir beaucoup de méfiance de luy, et que, puisque je ne me contentois pas de la particularité qu'il me disoit, il alloit me faire voir une marque quy m'osteroit le soubçon en me donnant une lettre que Mme de Chevreuse m'escrivoit sur ce subjet. Je luy dis que, bien que je fusse son très humble serviteur, neantmoins je panssois qu'elle ne deut pas trouver estrange sy, après les obligations que j'ay à Monseigneur le Cardinal, je refusois de recevoir de ses lettres de peur qu'il ne le trouvast mauvais, et que je ne voullois me mettre en ce hasart là pour quoy que ce soit au monde. Il me dit que je ne devois pas aprehender en cella de luy deplaire pour ce qu'il m'engageoit sa foy et son honneur qu'il n'y avoit rien dedans quy fut directement ni indirectement contre les interets de Son Eminence, et que c'estoit seullement pour me redemander son bien qu'elle m'avoit donné à garder. Je vous avoue que voiant qu'il me parlloit ainssy, je crus estre obligé de prendre sa lettre, où après avoir veu qu'elle me prioit de remettre ses piereries entre les mains de ce Tartereau, je vis aussy qu'il m'en devoit donner une pour une personne qu'elle ne me nommoit point. Je luy dis que ce n'estoit pas là observer ponctuellement la promesse qu'il m'avoit faite, et qu'il sçavoit bien que Mme de Chevreuse ne se contentoit pas de me redemander ses piereries, mais qu'elle me chargeoit aussy de faire tenir une lettre à une personne sans me la nommer, et que je trouvois bien estrange qu'il m'eut pressé de lire celle qu'il m'avoit donnée apres la declaration que je luy avois faite des le commencement. Il me respondit là dessus que, quoiqu'il y eut quelque chose de plus qu'il ne m'avoit dit, il n'avoit pas toutefois manqué à sa parolle, pour ce qu'il avoit eu ordre, s'il me trouvoit à la court, de me dire que cette seconde lettre estoit pour la Reine, et de savoir sy je m'en voudrois charger; sinon, de la faire présenter à la Reine sans qu'elle se peut douter de rien, si elle fesoit difficulté d'en recevoir de particulières de Mme de Chevreuse; mais qu'ayant tesmoigné fort nettement qu'elle trouveroit seulement bien estrange qu'on eut eu cette panssée là en l'estat où sont les choses, il avoit aussy tost jeté cette lettre au feu, sellon l'ordre qu'il en avoit, et qu'ainssy je ne me devois mettre en peine de quoyque ce soit que de luy remettre les piereries qu'on me demandoit, et que ce fut sy secretement que M. de Chevreuse et ses domestiques n'en sceussent rien; de sorte que je creus n'y devoir plus aporter de retardement, et luy dis qu'il falloit que je partisse bien tost pour m'en retourner chés mon père; que je ferois quelque séjour à Amboise, et s'il voulloit s'y rendre dans ce mesme temps, que j'y ferois trouver les piereries. Nous prismes donc jour ensemble, et le lieu devoit estre en une hostellerie qui se nomme le Cheval-Bardé, où il ne se rendit que deux jours après celluy qu'il m'avoit promis, et sy tard que je n'eus de ses nouvelles que le lendemain où je le fus trouver au lit, et sy incommodé d'avoir couru la poste qu'il fut longtemps sans se pouvoir lever, ce qui l'obligea de me prier de sortir jusqu'à ce qu'il fut en estat de me voir. J'allai cependant dans un petit jardin où je me promené pres d'une heure, et mesme il m'y envoia faire des excuses de ce qu'il ne m'y venoit pas trouver, mais qu'il avoit esté si mal depuis que je l'avois quité qu'il avoit panssé s'evanouir; néantmoins qu'il se portoit mieux, et que, sy je voullois monter dans sa chambre, je l'y trouverois habillé. J'y fus et luy fis voir des estuis et des boettes cachetées. Nous resolumes de les ouvrir et de mettre en ordre ce que nous trouverions dedans, afin de le conter plus aisément. Tout estoit envelopé dans de petits paquets de papier et de coton separés, de sorte qu'il fallut beaucoup de temps pour les defaire sans rien rompre, et beaucoup plus encore pour conter separement les diamants, tant des boutonieres que des bijoux, des bagues et des autres pièces, outre les esmeraudes, les perlles, les rubis et les turquoises, dont il a mis le nombre, la forme et la grosseur dans l'inventaire qu'il me laissa, que je vous envoiray ou une copie, aussy tost que ma maladie me donnera la force de pouvoir regagner Vertœil. Il me pria ensuitte de cella de luy aider à remettre les choses au mesme estat qu'elles estoient, et apres avoir tout arengé le mieux que nous peumes, je le priay de faire mes très humbles compliments à Mme de Chevreuse, et de l'assurer qu'elle n'avoit point de serviteur en France quy souhaitat sy pationement que moy qu'elle y revint avec les bonnes graces du Roy et de Monseigneur le Cardinal.

Je vous puis assurer, mon oncle, que voilla quelle a esté notre entrevue, et que je n'ay jamais creu me pouvoir empescher de rendre un bien qu'on m'avoit confié. Sy je suis touttesfois sy malheureux que cella ait deplu à Son Éminence, j'en suis au desespoir, et vous supplie d'essayer de me justifier autant que vous le pourés, et de me tesmoigner en ceste rencontre icy que vous me faites toujours l'honeur de m'aimer et de me croire,

Mon tres cher oncle,
Votre tres humble et tres obeissant neveu et serviteur,
Marcillac.»

II
BATAILLE DE ROCROI[584].

Cette bataille est du nombre des cinq ou six grandes batailles modernes où se sont agitées les destinées de la France, telles que la bataille de Lens gagnée par ce même Condé quelques années après, celles de Nerwinde et de Denain à la fin du siècle, et de nos jours celles de Fleurus et de Marengo. Au point de vue militaire elle est aussi de la plus haute importance, et mérite une étude particulière. Elle inaugure une nouvelle école de guerre. Gustave Adolphe venait de renouveler la tactique en créant l'artillerie légère et en rendant l'infanterie plus mobile; Condé commença la stratégie, l'art des grandes manœuvres, et le premier il soumit la fortune à l'esprit servi par le courage.

On peut donner en très peu de lignes, comme nous avons tâché de le faire, une idée exacte de l'affaire de Rocroi. En effet, toute bataille se résout en un problème dont les données essentielles sont assez peu nombreuses. Ici le grand maître, au-dessus même de César, est Napoléon. César dessine, Napoléon peint et grave. Il raconte ses batailles comme il les a conçues, Arcole et Rivoli, par exemple, en quelques pages d'une précision, d'une netteté, d'une grandeur incomparable. Peut-être celui-là seul qui a conçu et livré une bataille, nous entendons une bataille digne de ce nom, en peut-il être l'historien. Quel malheur qu'une modestie sublime ait empêché Condé d'écrire ses mémoires comme César et Napoléon! Il s'y refusa obstinément pour n'avoir pas à dire un peu de bien de lui-même et quelque mal de ses adversaires. Il fallut que son neveu, son plus grand disciple après Turenne et Luxembourg, le prince de Conti, employât de véritables artifices pour lui arracher quelques explications sur ses manœuvres les plus célèbres, et encore sans qu'il se pût douter qu'à peine la conversation terminée le jeune prince allait mettre par écrit ce qu'il venait de tirer de la bouche du vieux guerrier. Les mémoires du prince de Conti sur les campagnes de Condé étaient bien connus au commencement du XVIIIe siècle; ils ont été entre les mains de Massillon, et l'illustre orateur loue leur noblesse et leur précision. Ce passage important et trop peu remarqué vaut la peine d'être cité tout entier. Oraison funèbre du prince François Louis de Bourbon, prince de Conty, prononcée le 21 juin 1709: «Là, dans un glorieux loisir, le grand Condé jouissoit du fruit de sa réputation et de ses victoires, et ayant jusque là vécu pour la postérité, il vivoit enfin pour lui-même. Le prince de Conti étoit là à la source des bons conseils et des grands exemples. Il ne lui falloit que l'histoire du héros qu'il avoit devant les yeux. Que d'instances tendres et respectueuses! Que d'aimables artifices pour la tirer de sa propre bouche! Mais la véritable gloire est toujours simple et modeste, et Condé ne peut se résoudre à raconter ses actions parce qu'il sent bien que c'est raconter ses louanges. Quel nouveau genre de combat, messieurs! La vieillesse toujours prête à raconter ses exploits passés se refuse ici à des instructions domestiques et nécessaires, et le premier âge, qui ne se prête jamais qu'à regret au sérieux des leçons et des préceptes, y court ici comme aux plaisirs, et les sollicite comme des grâces. C'est que les grands hommes le sont dans tous les âges. Enfin la tendresse pour ce cher neveu adoucit la sévérité de sa modestie. Condé manifeste son âme tout entière. Il ouvre à ce jeune prince les trésors de sagesse, de précaution, de prévoyance, d'activité, de hardiesse, de retenue qui l'avoient rendu le premier de tous les hommes dans l'art de combattre et de vaincre. Vrai et simple, il mêle au récit de ses glorieuses actions l'aveu de ses fautes, et montre dans le cours de sa vie de grandes règles à suivre et de grands écueils à éviter. Quels jours heureux pour le prince de Conti! Ses yeux, ses oreilles, son âme tout entière peut à peine suffire à tout ce qu'il voit et ce qu'il entend. A peine sorti de ces doux entretiens, il court rédiger par écrit les merveilles qu'il a ouïes, et se remplir en les écrivant du génie qui les a produites. Quelle histoire digne du grand Condé, si ces mémoires que nous avons encore écrits de sa propre main avec tant de noblesse et de précision, étoient enfin mis au jour! Rien ne manqueroit plus à la gloire de ce grand homme.»

Que sont devenus ces mémoires? Ont-ils péri dans la révolution, et s'est-il rencontré des démocrates assez extravagants pour tenter d'abolir la mémoire de pareilles actions, comme d'autres misérables jetaient au vent les cendres d'Henri IV et coupaient la tête au cadavre de Richelieu? En vain nous avons fait des recherches opiniâtres dans les dépôts publics et dans les plus riches bibliothèques particulières. Le sort, qui nous a livré des pages nouvelles de Pascal et de La Rochefoucauld, nous a refusé la découverte des campagnes de Condé, écrites sous sa dictée par un de ses meilleurs disciples. Puisse un autre plus heureux que nous trouver enfin un si précieux manuscrit et le mettre au jour, à l'honneur d'une grande race éteinte et pour la gloire du nom français! Rassemblons au moins sur la première et la plus grande victoire de Condé les lumières de toutes les relations contemporaines qui nous ont été conservées.

Voici d'abord celle qui est le plus près de la source, et qui se peut considérer comme émanant presque de la maison de Condé. Elle a été pour la première fois publiée dans la partie inédite des mémoires de Lenet, édition de M. Aimé Champollion. Lenet lui-même nous apprend dans quelles circonstances et sur quels documents elle fut composée. Collection Michaud, t. II, p. 477:

«La Princesse (dans l'été de 1650, pendant la captivité des princes), après m'avoir donné ses ordres et ses dépêches, voulut sçavoir le détail de la bataille de Rocroi; elle manda plusieurs officiers qui avoient vu cette mémorable journée; chacun vouloit avoir l'avantage d'en raconter le détail; enfin elle voulut l'entendre de la bouche du plus ancien, qui fut interrompu beaucoup de fois par les autres, tant chacun s'empressoit de dire ce qu'il avoit fait. Cependant je partis de la chambre de la Princesse pour aller dans la mienne chercher de quoi les accorder, et après avoir trouvé ce que je cherchois je retournai sur mes pas. J'avois dans une cassette, et parmi des relations des choses les plus mémorables qui étoient arrivées depuis la régence, celle qu'on avoit envoyée au feu prince de Condé de la bataille de Rocroi, que le duc d'Enghien son fils avoit donnée et gagnée le 19 mai 1643. Ce fut un coup de foudre qui renversa les espérances que la longue minorité que nous avions à essuyer avoit fait concevoir aux Espagnols, et qui portant toute sa fumée de leur côté dissipa les nuages qui commençoient à se former sur nous. Ce fut la base sur laquelle s'affermit l'autorité de la Reine et la faveur naissante du cardinal Mazarin. La Princesse voulut que je fisse la lecture de cette relation en présence de tous ces officiers qui y avoient été pour la vérifier. Ils la trouvèrent fort véritable. Quelques-uns pourtant dirent des circonstances considérables qui y avoient été omises; de sorte que de ce que je lus et de ce qu'ils me dirent, j'écrivis le lendemain ce que j'en sais.

Le duc d'Enghien, qui mouroit d'impatience d'entrer dans le pays ennemi, n'attendoit que la commodité des fourrages pour exécuter son dessein. Il avoit huit ou dix jours auparavant résolu d'assembler son infanterie sur la rivière d'Authie et sa cavalerie sur l'Oise; mais comme quelques-uns des partis qu'il avoit envoyés du côté des ennemis lui rapportèrent qu'ils marchoient avec des forces fort considérables vers Valenciennes, il changea de résolution et prit celle d'assembler toute son armée à Ancres. Il envoya ses ordres à Espenan[585], et à quelques maréchaux de camp qui commandoient chacun un petit corps séparé, de se tenir prêts pour marcher où il leur commanderoit. Cependant il fit entrer les troupes qu'il jugea nécessaires dans Guise et dans la Capelle, que la marche des ennemis sembloit menacer; et comme il commençoit la sienne, il apprit en sortant d'Ancres que le comte d'Isembourg, à présent gouverneur d'Artois et chef des finances des Pays-Bas, avec un corps de cavalerie et quelque infanterie qu'il avoit jetée dans les bois, avoit investi Rocroi dès le 12 mai, et que le reste de l'armée espagnole, commandée par don Francisco de Mello, gentilhomme portugais, homme de grand sens mais de peu d'expérience à la guerre, pour lors gouverneur des Pays-Bas, marchoit avec toute la diligence possible par notre frontière pour aller rejoindre Isembourg, et former le siége de cette place importante par sa situation à la tête des Ardennes. Elle étoit composée de cinq bastions et de quelques demi-lunes en mauvais état, et n'avoit ni le nombre de gens ni la quantité de munitions nécessaires pour une longue défense, et avec toute apparence elle ne pouvoit durer que deux jours. Le Duc envisagea, avec une prudence qu'à peine pourroit-on attendre d'un général qui ne faisoit que d'achever sa vingt et unième année, la conséquence de la perte de cette place dans la conjoncture des affaires. L'intérêt de l'État et celui de sa gloire lui firent, sans prendre avis de qui que ce fût[586], résoudre de la secourir; et comme toutes ses troupes ne l'avoient pas encore joint et que les Espagnols faisoient des désordres et ravages dans leur marche pour jeter la terreur et l'effroi parmi les paysans de la frontière et par eux jusque dans Paris, le Duc commanda à Gassion, maréchal de camp, général de la cavalerie légère, de suivre la piste des ennemis avec quinze cents chevaux, d'observer leur contenance, de couvrir le pays et surtout la marche de Gèvres qui venoit pour le joindre, et de mettre tout en usage pour jeter tout ce qu'il pourroit de monde dans Rocroi. Gassion étoit fils d'un président de Pau, qui s'étoit jeté à la guerre dès ses plus jeunes ans, qui avoit servi en Allemagne dans les guerres du roi de Suède, et qui de degré en degré étoit devenu ce que je viens de dire. Il s'étoit acquis la réputation de brave, de vigilant et d'homme infatigable; et pour dire la vérité en passant, s'il eût eu autant de fermeté pour ses amis, de probité dans ses actions et de netteté dans sa conduite, qu'il avoit d'esprit, de cœur, de lumière, de dessein et de savoir faire, il auroit été un homme des plus accomplis de son siècle et de plusieurs autres. Je n'en dirai pas davantage, car les occasions que j'aurai d'en parler ailleurs justifieront ce que je dis. Pour revenir à notre sujet, la connoissance que le Duc avoit de sa ponctualité et de son activité à la guerre, l'obligea à le choisir pour cet important emploi, et je lui ai souvent ouï dire qu'il ne fut de sa vie plus étonné que d'entendre le Duc lui donner ses ordres, si nécessaires, si judicieux, en des termes et d'une manière telle que le plus consommé capitaine auroit pu faire[587]. Aussi les exécuta-t-il fort heureusement. Il arriva aux environs de Rocroi, le 16 du mois, avec une diligence extraordinaire; il envoya pendant sa marche toutes les nouvelles qu'il eut des ennemis au Duc qui en sut merveilleusement profiter; il renversa quelques petits corps avancés des ennemis, poussa leurs gardes, obligea la plupart des forces du camp à venir à lui, et cependant fit entrer dans la place cent fusiliers choisis du régiment du Roi, conduits par Saint-Martin et Cimetierre, si à propos, qu'ayant fait brusquement une sortie, ils reprirent une demi-lune et les dehors que les Espagnols avoient occupés avec beaucoup de facilité; car Joffreville, gouverneur de cette place, n'avoit que quatre cents hommes, et l'on peut dire que la prévoyance du Duc et la ponctualité de Gassion à exécuter ses ordres lui donna le temps d'entreprendre et de faire la plus grande, la plus brave et la plus importante action dont on eût ouï parler pendant plusieurs siècles.

Cependant le Duc marchoit à grandes journées. Il joignit Gèvres et Espenan à Origny et à Brunchancel[588]; d'où il se rendit le 17 à Bossu, village situé à une lieue de Mariembourg, à deux de Charlemont et à quatre de Rocroy. Gassion qui s'y rendit en même temps que le Duc, lui ramena les quinze cents chevaux qu'il avoit emmenés, lui rendit compte de l'exécution du commandement qu'il avoit reçu de lui, de la contenance des ennemis, de la situation de leur camp et du nombre qui composoit leur armée. La nuit même on sut qu'ils avoient repris les dehors, qu'ils étoient logés dans les fossés, et qu'ils faisoient état d'attacher trois mineurs en trois endroits différents; de sorte que le Duc, jugeant qu'il n'y avoit plus de temps à perdre, résolut de se faire jour à vive force, et de mourir ou de secourir la place assiégée. Pour aviser aux moyens les plus sûrs et les plus avantageux, il assembla ses principaux officiers, et après avoir ouï les uns et les autres et écouté le rapport que lui firent ceux qu'il avoit envoyés reconnoître les bois, leurs avenues et leurs sorties, et su d'eux qu'il y avoit deux défilés dans celui du fort, à une lieue du camp, et qui furent jugés être les seuls endroits propres pour l'exécution de ce grand dessein, il fit détacher cinquante Cravates avec ordre de pousser par delà le défilé le plus commode au passage de son armée, et de reconnoître s'il étoit gardé par les ennemis et s'ils y avoient fait quelques retranchements. L'officier lui rapporta seulement qu'ils paroissoient au delà de ce défilé, et en même temps le Duc, sans délibérer, commanda à Gassion de s'avancer dans une plaine qui est au delà; il lui donna sa propre compagnie des Gardes, tous les Cravates, le régiment de fusiliers et le régiment Collourt[589], avec ordre de nettoyer cette plaine jusques au camp des assiégeants, et de reconnoître s'ils étoient retranchés ou s'ils étoient en état de marcher pour s'opposer à son passage.

Gassion ne fut pas moins ponctuel à exécuter l'ordre du Duc que celui qu'il lui avoit donné quatre jours auparavant; il poussa jusque dans le camp ce qu'il rencontra dans la route qu'il tint; et ayant rencontré une éminence qui en étoit fort proche, environ à une heure après midi du 18, il reconnut que les ennemis sortoient de leur front de bandière pour se mettre en bataille. Il renvoya en diligence Chevers pour en avertir le Duc qui à l'instant même et avec une gaieté extraordinaire passa le défilé. Il se fit suivre du régiment du Roi et de ceux de Coaslin, de Sully, de Gassion et de Lenoncourt qui composoient l'aile droite de son avant-garde; il laissa le maréchal de L'Hôpital, Espenan et La Ferté-Seneterre pour faire passer le plus diligemment qu'ils pourroient le reste de l'armée et pour favoriser l'exécution de l'ordre qu'il en donna; et il marcha avec tant de diligence qu'entre deux ou trois heures après midi du même jour, il se trouva en bataille avec cette cavalerie et les troupes que Gassion avoit menées avec lui. Il fit commencer l'escarmouche qui dura jusque sur les cinq heures du soir et qui donna lieu au reste de l'armée de passer heureusement le défilé. Le Duc la faisoit mettre en bataille à mesure qu'elle arrivoit; mais comme il ne jugea pas que le terrain qui nous restoit à occuper fût capable de contenir toutes ses troupes, il commanda aux Cravates, soutenus de deux pelotons de cuirassiers du régiment de Gassion, de pousser les ennemis qui occupoient une certaine éminence et de s'en rendre maîtres, comme ils firent, et notre aile droite s'y étant étendue fit place à la gauche qui étoit pressée d'un marais voisin. Les ennemis commencèrent à se servir contre nous de leur artillerie, qui nous incommoda fort jusques à ce que la nôtre fût en état de leur répondre, comme elle fit un quart d'heure après, et dont ils reçurent un merveilleux dommage.

La nuit ayant fait cesser les canonnades de part et d'autre, et le Duc ayant cru qu'il ne devoit pas affoiblir son armée par un secours considérable qu'il pourroit jeter dans Rocroi à la faveur de l'obscurité, parce qu'il jugea qu'en l'état auquel étoient les choses cette place étoit sauvée, il ne songea plus qu'à donner la bataille; mais il voulut tenir conseil de guerre et entendre les sentiments des officiers généraux pour savoir s'il la donneroit la nuit, ou s'il attendroit la pointe du jour le lendemain 19me. Il y avoit beaucoup de raisons pour et contre[590]; mais enfin chacun se rendit à celles dont le Duc se servit avec un sens qui étonna tous ceux qui l'écoutèrent: il fut résolu qu'on laisseroit passer la nuit, et que dès le moment que le jour paroîtroit on commenceroit d'attaquer les ennemis. Après cette résolution prise, le Duc repassa dans tous les rangs de son armée, avec un air qui communiqua la même impatience qu'il avoit de voir finir la nuit pour commencer la bataille. Il la passa tout entière au feu des officiers de Picardie, après avoir posé toutes les

Un cavalier françois, qui quittoit le service des ennemis, vint se rendre et assura le Duc que le baron de Beck devoit se joindre le lendemain, sur les sept heures du matin, avec trois mille fantassins et mille chevaux; ce qui le confirma dans la résolution qui venoit d'être prise, et en même temps il disposa toute chose pour l'exécuter avant la jonction de ce général. Il laissa Gassion, comme le jour précédent, à l'aile droite; il mit La Ferté-Seneterre à l'aile gauche; il donna le commandement de l'infanterie à Espenan; il voulut particulièrement s'appliquer à l'aile droite, et chargea le maréchal de L'Hospital du soin de la gauche.

Le champ de bataille étoit disposé de telle sorte, que l'aile droite aboutissoit à un bois et la gauche à un marais. Il y avoit bien demi-lieue de terrain entre l'une et l'autre, et environ à une grande lieue de la place. Là se commença la bataille; mais après que nos gens eurent poussé les premiers bataillons, désormais le reste de cette mémorable action se passa dans une plaine un peu plus avancée.

L'armée du Duc étoit composée d'environ quatorze mille hommes de pied et de six mille chevaux. Ce qui formoit l'infanterie étoient les régiments de Piémont, de Picardie, de Persan, de Bourdonné, de Rambure, de la marine, d'Harcourt, de Guiche, d'Aubeterre, de La Prée, de huit compagnies royales, de Gèvres, du Vidame, Langeron, Biscarras, Vervins, du régiment des gardes écossoises, et des trois régiments suisses de Watteville, de Molondoin et de Rolle. Et la cavalerie étoit composée des gendarmes écossois, de ceux de la Reine, d'une brigade de ceux du prince de Condé, d'une du duc de Longueville, de ceux d'Angoulème, de Vauhecour et de Guiche. La cavalerie légère consistoit au régiment royal, en ceux de Gassion, de Guiche, d'Harcourt, de La Ferté, de Lenoncour, de Sirot, de Sully, de La Clavière, de Méneville, de Hendicourt, de Roquelaure et de Maroles, de la cavalerie étrangère de Sillart, des régiments de Léchelle, de Beauveau, de Vamberg, de Chac et de Raab Croates, outre les fusiliers du Roi, qui faisoient la compagnie des gardes du Duc.

L'armée des Espagnols, qui étoit plus forte que la nôtre, étoit composée de vingt-cinq à vingt-six mille hommes, savoir: dix-sept mille fantassins en vingt-deux régiments sous la charge du comte d'Isembourg, et de cent-cinq cornettes de cavalerie commandées par le duc d'Albuquerque, grand d'Espagne, de la maison de la Cueva, général de la cavalerie. Le comte de Fontaine, gentilhomme lorrain, homme de cœur, d'expérience, et qui avoit vieilli dans le service, étoit maître de camp général. Et tous étoient commandés, comme je viens de dire, par don Francisco de Mello, gouverneur et capitaine général des Pays-Bas.

Avant le jour, le Duc fut à cheval, et dès le moment qu'il le vit paroître, il passa à la tête de tous les bataillons et de tous les escadrons de son armée. Il remontra en termes cavaliers aux officiers et aux soldats la grandeur de l'action qu'ils alloient commencer pour le service du Roi et pour la gloire de son État, de qui toute la plus grande sûreté dans la conjoncture présente dépendoit de leur courage; qu'il espéroit que leur bravoure rassureroit tant de peuples effrayés de l'entreprise d'un ennemi puissant, la défaite duquel les combleroit d'honneur et de fortune. Sa vivacité, la joie qui étoit peinte sur son visage et sa bonne mine animoient merveilleusement son discours. Il avoit pris sa cuirasse, mais il ne voulut pas se servir d'autre habillement de tête que de son chapeau couvert de force plumes blanches qui servirent souvent de ralliement, aussi bien que le mot d'Enghien qu'il avoit donné pour cela.

Sur les trois heures du matin, nos deux ailes marchèrent en même temps aux ennemis qui, dans les mêmes sentiments que ceux qu'avoit pris le Duc, n'avoient point bougé toute la nuit, et nous attendoient de pied ferme. Notre droite, où étoit le Duc, rencontra dans un fond et proche d'un bois un petit rideau où ils avoient logé mille mousquetaires qui furent d'abord taillés en pièces, et cette aile poussa et renversa la cavalerie qui lui étoit opposée.

La Ferté-Seneterre, qui étoit à l'aile gauche, chargea l'aile droite des ennemis. Le combat y fut fort opiniâtre; il y fut blessé de deux coups de pistolet et de trois coups d'épée; son cheval y fut tué et lui fait prisonnier, mais peu après repris. Ce qui apporta du désordre est qu'ils se rendirent maîtres de notre canon après avoir tué La Barre qui commandoit en cet endroit l'artillerie. Le maréchal de L'Hospital rallia une partie des troupes de son aile, et à leur tête revint à la charge, regagna le canon; il y reçut une mousquetade au bras, qui le mit hors de combat. Cette aile gauche fut une autre fois malmenée; les ennemis faillirent encore se rendre maîtres de cette même artillerie qu'on venoit de reprendre sur eux; quand le baron de Sirot, gentilhomme bourguignon, ancien maître de camp de cavalerie, à qui le Duc avoit donné le commandement du corps de réserve, rallia de nouveau toutes les troupes de cette aile; il arrêta, avec un courage qui ne se peut assez louer, l'effort des ennemis et le soutint vigoureusement assez de temps pour attendre que le Duc le vînt secourir. Aussi le fit-il à point nommé; car après qu'il eut absolument défait la cavalerie qui lui étoit opposée, il gagna le derrière du reste de leur armée où il tailla en pièces toute l'infanterie italienne, wallone et allemande; puis passa comme un éclair à son aile gauche où il trouva Sirot combattant, qu'il seconda de telle sorte, qu'il mit en peu de temps cette aile des Espagnols en même état qu'il avoit mis l'autre.

Il alla ensuite, et sans perdre un moment, attaquer cette brave infanterie espagnole, qui fit une si belle et si admirable résistance, que les siècles à venir auront peine à le croire; elle fut telle, que le Duc l'attaqua et la fit attaquer en divers endroits et l'on peut dire de tous les côtés avec toute sa cavalerie victorieuse, et à plusieurs reprises, sans qu'elle pût être rompue. Elle faisoit face de tous côtés avec les piques, et le duc qui l'admiroit ne l'eût pas sitôt défaite s'il ne se fût avisé de faire amener deux pièces de canon et de la faire attaquer de nouveau, d'un côté par sa cavalerie et de l'autre par son infanterie de l'aile droite qui, lui donnant en queue et en flanc, la défit à plate couture. Le Duc étoit à toutes ces attaques; il se trouva cette journée-là partout, et partout il donna tant de marques de son intrépidité et de son jugement, qu'on n'entendoit de toutes parts que des acclamations que l'une et l'autre forçoient les officiers et les soldats de faire en sa faveur.

On ne vit plus désormais que des morts, que des blessés et que des prisonniers de tous les côtés où la vue pouvoit s'étendre. Jamais gain de bataille ne fut plus complet en toutes ses circonstances. Tout le monde s'écrioit que cette grande victoire étoit due à la prévoyance, à la résolution et à la conduite du Duc, et ce fut une chose admirable que d'ouïr tous les bons connoisseurs estimer autant sa conduite que sa bravoure, tout jeune qu'il étoit et tout intrépide qu'il parût en cette grande journée. Le Duc, au contraire, donnoit tout l'avantage et toute la gloire à ses officiers et à ses soldats. Il y en eut peu de qui il ne fît l'éloge en public, peu de blessés qu'il ne visitât et qui ne sentissent les effets de sa libéralité, peu en faveur desquels il n'écrivît à la Reine et pour qui il ne lui demandât des grâces proportionnées à leurs postes et à ce qu'ils avoient mérité ce jour-là. Gassion, qui combattit toujours par ses ordres et quasi toujours en sa présence, y fit des mieux, et le Duc en resta si satisfait qu'il résolut sur-le-champ de bataille de demander, comme il le fit, le bâton de maréchal de France pour lui et la charge de maréchal de camp pour Sirot. Sa prière pour celui-ci lui fut d'abord accordée; mais celle qu'il fit en faveur de celui-là reçut de grandes difficultés par la conséquence de sa religion, car il étoit de la prétendue réformée; il n'étoit pas possible de le faire maréchal de France sans que le vicomte de Turenne, qui est de la même religion, le fût, et l'on craignoit de désobliger la maison de La Force, si l'on ne faisoit encore le marquis de ce nom. Il n'étoit pas de bon augure ni de la raison d'État de donner au commencement d'une régence une telle dignité à trois huguenots; la piété de la Reine y résistoit; mais plus que tout, la jalousie de donner l'avantage de leur promotion au Duc. Il ne voulut pourtant se relâcher, quoi qu'on lui pût mander de la cour, et quoi que le prince de Condé, son père, qui haïssoit mortellement ceux de cette religion-là, lui pût écrire, et il fallut enfin lui accorder le bâton qu'il avoit demandé pour Gassion; mais on lui fit trouver bon qu'on différât jusqu'à la fin de la campagne, afin qu'on pût donner la même dignité au vicomte de Turenne.

Mais pour demeurer dans notre sujet, quand le Duc revint de la chasse des ennemis et qu'il eut visité le champ de bataille, il le trouva jonché de plus de sept mille morts de leur côté, et d'environ quinze cents du nôtre; il trouva qu'il avoit fait plus de sept mille prisonniers: il les envoya promptement en diverses villes en dedans du royaume; il gagna vingt pièces de canon, toute l'artillerie et tout le bagage, et plus de deux cents drapeaux ou étendards; et peu de jours après sa libéralité lui en fit encore apporter soixante.

Don Francisco de Mello, qui fut pris mais recous avant la fin du combat, se sauva à course de cheval à Mariembourg. Le comte de Fontaine y fut tué dans sa chaise où la goutte l'avoit réduit, et où il fut toujours vu l'épée à la main, se faisant porter partout où il le jugea à propos. Le Duc souhaita de mourir en son âge aussi glorieusement. Le comte d'Isembourg y fut blessé à mort. Don Antonio Velandia, les deux comtes de Villalva, le chevalier Visconti et le baron d'Ambizi y furent trouvés parmi les morts.

Parmi les prisonniers l'on compta plus de cinq cents prisonniers en pied et plus de six cents réformés, du nombre desquels fut le comte de Garcez, pour lors maître de camp d'un vieux terce[591] espagnol, que j'ai depuis connu gouverneur de Cambray, et ensuite mourut pendant que nous étions aux Pays-Bas, maître de camp général. Ce fut de ce gentilhomme, qui avoit de l'honneur et de la bonté, que l'archiduc Léopold se servit pour arrêter à Bruxelles le duc Charles de Lorraine, qui fut mis le lendemain dans la citadelle d'Anvers et depuis transféré à Tolède, comme je dirai ailleurs, et où Georges de Castelvis, autre maître de camp, aussi prisonnier en cette bataille, eut la charge de le garder. Les autres furent don Baltazard Marcadel, aussi maître de camp, que j'ai connu depuis gouverneur d'Anvers et châtelain du château de Milan; don Diégo de Strada; le comte de Beaumont, frère du prince de Chimay, de la maison de Ligne et d'Aremberg; le comte de la Tour; le jeune comte de Rœux, de la maison de Croy; don Emanuel de Léon; don Alonso de Torrès; don Fernando de la Cueva, et le comte de Reitberg, Allemand, et le comte de Montecucully.

Je n'en rapporterai pas ici davantage, et ne parlerai des morts, des blessés, ni même de ceux des nôtres qui se signalèrent dans cette bataille, parce que le Duc eut soin d'envoyer des lettres, et de très grands détails de ce que les uns et les autres avoient fait de plus considérable; tout fut imprimé et publié, en sorte que toutes les histoires du temps en sont remplies. Ainsi, pour finir cette relation, que j'ai fort raccourcie, il ne me reste rien à dire sinon que, comme le Duc commença un grand et signalé exploit de guerre par la fervente prière qu'il fit au Dieu des batailles, et par l'absolution qu'il reçut de son confesseur à la tête de son armée, qui imita sa piété; aussi la finit-il par l'action de grâce, qu'il rendit à genoux et toutes les troupes à son exemple, du succès de cette mémorable journée, comme il fit alors solennellement par le Te Deum qu'il fit chanter dans l'église de Rocroi au bruit des canons et des trompettes.

.... Le jeune marquis de La Moussaye, qui étoit aide de camp du Duc en cette campagne-là, apporta à la Reine la première nouvelle du gain de la bataille, et Tourville, premier gentilhomme de sa chambre[592], en apporta le lendemain les particularités, qui jetèrent la joie dans le cœur de tous les bons François, et la jalousie dans l'âme de plusieurs de la cour, mais qui ne put empêcher que le nom et la gloire du duc d'Enghien ne fussent portés aussi haut que méritoient la grandeur et l'importance de cette action.

La Reine en connoissoit l'avantage; le cardinal Mazarin, de qui la faveur était encore fort incertaine, prenoit de nouvelles forces par l'autorité de la Reine que cet exploit affermissoit. Il en témoigna au Prince et au Duc des joies incomparables, et je tiens de Tourville que le cardinal lui proposant de nouer une amitié intime avec son maître, il lui dit ces propres mots: qu'il ne vouloit être que son chapelain et son homme d'affaires auprès de la Reine.... Un valet de chambre du Duc, par qui il envoya les drapeaux gagnés à la bataille, les porta tout droit à l'hôtel de Condé. On les rangea autour de la grande salle, où toute la cour et tout Paris les furent voir, en attendant qu'on les portât, comme on fit, en grand triomphe à Notre-Dame, quand on y chanta le Te Deum, selon la coutume ordinaire.»

Au risque de quelques répétitions, à côte de cette relation en quelque sorte domestique, nous allons mettre la relation officielle, le bulletin que publia le gouvernement dans le Moniteur d'alors: la Gazette de Renaudot pour 1643, le 27 mai, no 65, p. 429[593]. Le récit de la Gazette s'accorde de tous points avec celui de Lenet; mais il est plus ample et plus détaillé: il laisse paraître en une juste mesure la personne du jeune général, et en même temps il relève avec raison tous ceux qui prirent part à cette glorieuse journée. Il ne dissimule pas les pertes de l'armée, il donne les noms de tous les morts et de tous les blessés de marque, et c'est pour cela que nous le reproduisons, afin de contribuer, autant qu'il est en nous, à propager le souvenir reconnaissant du sang alors versé pour la France, et à honorer, dans ceux qui les représentaient alors sur le champ de bataille de Rocroy, plus d'une noble famille encore subsistante, les Noailles, les La Ferté, les Beauveau, les La Moussaye, les Chabot, les Toulongeon, les Laubepin, les Pontécoulant et d'autres.

«Une victoire est toujours la bienvenue; mais quand elle est des plus grandes de son siècle, quand elle tient au commencement d'un règne, d'un emploi et d'une campagne, alors elle tient des rayons du soleil dont la simple lumière est toujours belle, mais de qui les effets se multiplient et par leur nombre et autant de fois qu'ils sont réfléchis par les divers miroirs qui les reçoivent. Elle est de soi-même très glorieuse comme très grande; elle est de bon augure pour le Roi sous les auspices duquel elle sert de première marche et de piédestal à ses trophées, et connue d'un hiéroglyphe à marquer les félicités que nous promet la régence de la meilleure et plus parfaite Reine que la France ait jamais eue; elle sert d'un pronostic assuré de ce qu'il faut attendre de l'heur, de la valeur et de la conduite d'un général qui commence ses exploits par où les autres voudroient finir les leurs, et elle nous donne telle espérance de bien terminer cette campagne que le grand échec qu'y ont reçu les ennemis leur fait craindre que de leur côté elle ne soit achevée.

Le duc d'Enghien, général de l'armée du Roi en Flandre, sur la résolution par lui prise de se mettre en campagne et d'entrer dans le pays ennemi aussitôt que la commodité des fourrages le pourroit permettre, avoit le 9me de ce mois donné rendez-vous à toute sa cavalerie sur la rivière d'Oise et à son infanterie sur la rivière de Somme. Mais ayant su quelques jours auparavant par le retour des partis qu'il avoit envoyés prendre langue des ennemis, qu'ils marchoient avec de grandes forces du côté de Valenciennes, il changea ce premier rendez-vous en celui d'Ancre qu'il donna pour toute son armée, envoyant promptement ses ordres au marquis de Gèvres et au sieur d'Espenan, maréchaux de camp qui commandoient chacun un corps à part, de se tenir prêts pour le venir joindre au premier avis; et pour ne rien omettre, il ordonna en particulier audit sieur d'Espenan, comme au plus proche des ennemis, de jeter incessamment quelques troupes dans Guise et dans la Capelle que leur marche sembloit menacer. Lui cependant ayant commencé la sienne, eut avis, au partir d'Ancre, que le comte d'Isembourg avec un corps séparé, avoit le 12 de ce mois investi Rocroi, contre lequel les autres corps ennemis s'avançoient à grandes journées avec le reste de leurs forces par la frontière de France, où ils faisoient de grands désordres; ce qui l'obligea de commander le Sr de Gassion, aussi maréchal de camp et maître de camp général de la cavalerie légère, servant près de lui, d'aller avec 1500 chevaux, suivre leur piste, épier leur contenance, prendre les avantages que l'occasion lui fourniroit pour secourir la place et couvrir le pays et le corps de Gèvres qui venoit de Reims pour le joindre.

Le sieur de Gassion exécuta heureusement cet ordre le 16 de ce mois, et ayant défait les petits corps avancés des ennemis et poussé leurs gardes, donna de telle sorte jusque dans le front de leurs bandières (ainsi les Espagnols appellent la tête de leur armée), qu'il attira à soi toutes les forces du camp qui étoit devant Rocroi, et par ce moyen fit entrer dans la place assiégée un secours de cent fusiliers choisis du régiment du Roi, commandés par le sieur de St-Martin, premier capitaine de ce régiment, et par le sieur de Cimetière, lieutenant des gardes du dit sieur de Gassion, lesquels y arrivèrent si à propos qu'ayant fait une sortie ils reprirent une demi-lune et tous les dehors de Rocroi que les ennemis avoient déjà occupés, nonobstant la défense du sieur de Joffreville, gouverneur de la place, qui n'avoit dedans que 400 hommes, donnant par ce moyen temps au duc d'Enghien de s'avancer, et joindre, comme il fit, le corps de Gèvres et d'Espenan au village d'Origny et de Brunchamel[594], d'où il se rendit le 17 à quatre lieues de Rocroi, à savoir au village de Bossu, où le sieur de Gassion s'étant aussi rendu en même temps avec les 1500 chevaux commandés, sur son rapport de la contenance des ennemis et de la situation de leur camp, il fut résolu le 18 de se faire jour à vive force pour secourir la place, laquelle vraisemblablement ne pouvoit plus tenir que jusque au lendemain, les ennemis n'ayant pas seulement repris tous ses dehors, mais étant logés dans son fossé et l'attaquant par trois endroits.

Cette ville est située à la tête des Ardennes, au milieu d'une bruyère, en un lieu élevé, fortifiée de cinq bastions non revêtus et de quelques demi-lunes fraisées; toutes lesquelles fortifications n'étant pas jugées bastantes pour se maintenir plus longtemps contre de si puissants ennemis, et défendue avec si peu de gens, et sa perte la rendant considérable par elle-même et plus encore par ses conséquences, telles que sa prise ouvre le chemin aux ennemis presque jusque aux portes de Paris, on ne pensa plus qu'à se hâter de la secourir.

Pour cet effet, notre général, aidé de l'expérience du maréchal de L'Hôpital et de celle de ses maréchaux de camp et officiers, ayant envoyé reconnoître les lieux, on avoit remarqué deux défilés à une lieue du camp dans le bois de Fors, qui étoient les seuls endroits propres à l'exécution de ce dessein. Cinquante Croates furent commandés de pousser par delà l'un de ces défilés, qui fut jugé le plus commode pour le passage de notre armée, avec ordre de reconnoître s'il étoit gardé par les ennemis; et l'officier qui commandoit ces Croates ayant rapporté au duc d'Enghien que les ennemis paroissoient de l'autre côté du défilé, il ordonna en même temps au sieur de Gassion de s'avancer dans une plaine au delà de ce défilé avec la compagnie des gardes dudit Duc, tous les Croates, le régiment de fusiliers et celui de la cavalerie du Roi, de nettoyer toute cette plaine jusqu'au camp des ennemis, et de reconnoître si leur armée étoit retranchée, ou si elle marchoit pour nous combattre, quand nous serions à demi passés, ou pour s'opposer entièrement à notre passage.

Le sieur de Gassion suivant cet ordre arriva dans la plaine à 1 heure de l'après-midi dudit jour, 18 de ce mois, poussa jusque dedans leur camp tout ce qu'il trouva d'ennemis, et s'étant rendu maître d'une hauteur fort proche dudit camp, découvrit qu'ils sortoient hors du front de leurs bandières pour se mettre en bataille. De quoi ayant été aussitôt donné avis au duc d'Enghien par le sieur de Chevers, maréchal général de la cavalerie, ce prince passa à l'instant le défilé, et lui commanda de faire suivre la cavalerie de l'aile droite de son avant-garde composée des régiments du Roi, de Gassion, de Lenoncourt, de Coaslin et de Sully. Le maréchal de L'Hôpital demeura avec les sieurs d'Espenan et de La Ferté-Senetère, pour faire diligemment passer le reste de l'armée.

Pour favoriser ce passage le duc d'Enghien se trouva en bataille, sur les deux heures après midi de ce jour-là, avec ses troupes de cavalerie et celles qui avoient les premières passé le défilé commandées par le sieur de Gassion, auxquelles troupes il fit commencer l'escarmouche qui dura deux ou trois heures, pendant lesquelles le reste de notre armée passa, se mettant aussi en bataille à mesure qu'il arrivoit. Et pour ce qu'il n'y avoit pas assez de terrain pour y placer commodément toutes nos troupes, il fit pousser par les Croates, soutenus de deux petits corps de cuirassiers du régiment de Gassion, commandés par le sieur de Vassau, lieutenant du régiment, les ennemis qui occupoient une autre hauteur, sur laquelle notre aile droite s'étant étendue pour faire place à la gauche pressée d'un marais voisin, le canon des ennemis commença à tirer sur les quatre à cinq heures du soir, et le nôtre un quart d'heure après, avec telle furie qu'il nous fut tué ou blessé un grand nombre d'hommes, notre canon, ne demeurant pas aussi sans effet, emportant plusieurs des ennemis.

La nuit ayant fait cesser les canonnades et empêché qu'on ne vînt aux mains, il fut mis en délibération si l'on donneroit la bataille sans attendre le lendemain, ou si à la faveur de la nuit on essaieroit de faire entrer quelques secours dans la place. Mais après plusieurs raisons apportées de part et d'autre, il fut enfin résolu par l'avis de tous les officiers généraux de différer la bataille jusqu'au point du jour du lendemain, et par conséquent de ne se point affoiblir par un secours qui ne se devoit pas tenter s'il n'étoit considérable[595].

Il sembloit que les deux armées n'eussent tenu qu'un seul conseil de guerre, et que par une résolution commune elles y eussent arrêté une bataille générale pour le lendemain; car, encore qu'il n'y eût rien qui pût empêcher l'un ni l'autre des partis de s'attaquer durant la nuit, si est-ce que pendant icelle les deux armées demeurèrent campées en bataille à la portée du mousquet sans rien attenter l'une sur l'autre.

Le duc d'Enghien, après avoir donné les ordres et posé les grandes gardes à la tête de son armée, passoit la nuit au feu des officiers et des soldats du régiment de Picardie[596]. Nonobstant la brièveté de laquelle le jour tardoit à tous à venir, lorsqu'un cavalier françois, qui servoit les ennemis, ayant quitté leur parti et se jetant dans le nôtre, le confirma au dessein formé le jour précédent de donner bataille. Car ce cavalier, ayant demandé à parler à notre général, après avoir obtenu pardon sous le bon plaisir du Roi, il l'assura que le général Beck devoit joindre l'armée ennemie le lendemain à sept heures du matin avec 1,000 chevaux et 3,000 hommes d'infanterie. Cet avis venu fort à propos, et la crainte du nouveau dommage dont nous menaçoit le canon des ennemis pointé si proche de nous, firent embrasser avec grande résolution celle qui avoit été prise le soir d'auparavant; suivant laquelle, dès le point du jour du mardi 19 de ce mois, le sieur de Gassion continuant de prendre soin de l'aile droite comme il avoit fait le jour précédent, le sieur de La Ferté-Senetère de la gauche, et le sieur d'Espenan de l'infanterie, le duc d'Enghien voulut particulièrement s'appliquer à l'aile droite et laissa le soin de la gauche au maréchal de L'Hôpital.

La[597] disposition du champ de bataille étoit telle, que notre aile droite étoit bornée d'un bois et notre aile gauche d'un marais, y ayant plus de demi-lieue de distance entre les deux. La bataille fut commencée entre ce bois et ce marais, à un quart de lieue de Rocroi; mais après que les nôtres eurent poussé les premiers bataillons de l'ennemi, tout le reste de l'action se passa dans une plaine plus spacieuse à la vue dudit Rocroi.

L'armée ennemie étoit composée de 25 à 26,000 hommes, à savoir 17,000 hommes de pied en 22 régiments sous la charge du comte d'Isembourg, et le reste en 105 cornettes de cavalerie commandées par le duc d'Albuquerque. De toutes lesquelles troupes le comte de Fontaines étoit maréchal de camp général, et don Francisco de Mello général pour le Roi d'Espagne. La nôtre étoit d'environ 20,000 hommes, à savoir: 14,000 hommes de pied et 6,000 chevaux. Notre infanterie étoit composée des régiments de Picardie, Piémont, la Marine, Rambure, de Persan, de Harcourt, Guiche, Aubeterre, la Prée, de huit compagnies royales, de Biscaras, de Gèvres, Langeron, du Vidame, de Vervin, du régiment des gardes Écossoises, de celui de Molondin, de Vateville et de Rolle, ces trois derniers Suisses. Notre cavalerie étoit composée des gens d'armes de la Reine, des Écossois, d'une brigade de la compagnie du prince de Condé, d'une autre du duc de Longueville, de celle d'Angoulême, de Guiche et de Vaubecourt; notre cavalerie légère consistoit au régiment Royal, en ceux de Gassion, de Guiche et d'Harcourt, de la Ferté-Senetère, de Lenoncourt, du baron de Sirot, de La Clavière, de Sully, de Roquelaure, de Méneville, de Heudicourt et de Marolles; ils étoient grossis des fusiliers du Roi, des gardes du duc d'Enghien, de la cavalerie étrangère de Syllar, de celle du régiment de Léchelle, de Beauveau, de Vamberg, de Chac et de Raab Croates.

Le duc d'Enghien, avant d'aller à la charge, visita tous ses bataillons et escadrons, animant tous les officiers et soldats au combat en leur remontrant la justice de la cause qu'ils soutenoient, où il y alloit du service du Roi et de la dignité de sa couronne, en leur mettant devant les yeux l'honneur qu'ils alloient acquérir en s'opposant à un puissant ennemi, dont la victoire laissoit à sa merci tant de peuples qui s'attendoient à leur défense. Sa grâce animoit merveilleusement son discours, mais plus encore son exemple. Il s'étoit bien laissé armer par le corps; mais il ne voulut point d'autre habillement de tête que son chapeau ordinaire, garni de grandes plumes blanches, ce qui servit beaucoup à ramener dans le chaud de la mêlée plusieurs escadrons au combat qui ne l'eussent pas autrement reconnu, comme ils firent à son visage; aussi le mot du ralliement étoit celui d'Enghien.

Les ordres donnés, nos deux ailes sur les trois heures du matin marchèrent en même temps contre l'armée des ennemis qui les attendoit de pied ferme. C'étoit bien matin, mais il ne falloit pas commencer si tard une si grande journée. Dans cette marche notre aile droite rencontra devant soi un petit rideau dans un fond proche d'un bois, où les ennemis avoient logé 1,000 mousquetaires, qui furent aussitôt taillés en pièces par les nôtres, lesquels poussèrent aussi toute la cavalerie ennemie qui lui étoit opposée de ce côté-là.

A l'aile gauche de notre armée, le sieur de La Ferté-Senetère ayant chargé la droite des ennemis aussi avec toute la conduite et résolution imaginables, le combat s'y trouva tellement opiniâtre qu'il y fut blessé de deux coups de pistolet et de trois coups d'épée, son cheval tué, et lui emmené prisonnier, mais peu après recous, ce qui ne se put faire sans apporter quelque désordre à notre aile gauche, dans lequel les ennemis s'étant rendus maîtres de notre canon après qu'ils eurent tué le sieur de La Barre, lieutenant de l'artillerie qui y fit très bien son devoir, le maréchal de L'Hôpital rallia une partie de nos troupes de son aile, et à leur tête recommença la charge avec tant de vigueur qu'il regagna le canon que nous avions perdu, où lui-même faisant des mieux fut blessé d'un coup de mousquet dans le bras, la fortune envieuse de sa vertu tâchant en vain de lui arracher des mains le bâton que tant d'exploits lui ont fait mériter. Toutefois cet accident, qui le mit hors de combat, ayant encore ébranlé notre aile gauche, et les ennemis ayant repris notre canon et s'en étant servi contre nous, le baron de Sirot, maître de camp de cavalerie, qui commandoit le corps de réserve, rallia de nouveau toutes les troupes, arrêta avec grand cœur le corps des ennemis qu'il soutint jusqu'à ce que notre aile droite ayant chassé la cavalerie qui lui étoit opposée[598] et gagné le derrière de leur armée, vint attaquer l'infanterie espagnole après que toute l'infanterie wallonne, allemande et italienne eut été taillée en pièces.

Il ne falloit pas qu'un si grand succès s'acquît avec peu de peine. La cavalerie espagnole fit bien quelque devoir, mais la résistance de leur infanterie n'est pas croyable. Elle fut si grande qu'elle obligea tout le corps de notre cavalerie à venir les uns après les autres, chacun cinq ou six fois, à la charge sur elle, sans qu'ils la pussent rompre; de quoi ils fussent malaisément venus à bout si l'on ne se fût avisé de les faire attaquer d'un autre côté en même temps par notre infanterie de l'aile droite, laquelle prenant l'espagnole en queue et en flanc, par où la prenoit aussi notre cavalerie, tandis qu'elle soutenoit toujours le feu en tête, elle fut enfin rompue entièrement par notre cavalerie de l'aile droite conduite par le sieur de Gassion qui fit en cette occasion des merveilles à son ordinaire.

Ce ne fut plus désormais que tuerie; à quoi nos Suisses entre autres ne s'épargnoient pas pour venger la mort de leurs camarades, que la première furie des canons et des mousquetades avoit emportés avec plusieurs autres. De ce rang furent aussi le sieur d'Avise[599], cornette du régiment des gardes du duc d'Enghien tué d'une mousquetade au ventre, le sieur de Longchamp exempt desdites gardes, et 12 ou 15 de ses compagnons (car je suivrai l'ordre auquel on me mande qu'ils sont morts et non celui de leurs rangs); les sieurs de La Bise, sous-lieutenant de la compagnie des gens d'armes du prince de Condé, Dufour[600], lieutenant de la compagnie des gens d'armes du maréchal de Guiche, Lalac, capitaine de la marine, le baron d'Ervault[601], capitaine de cavalerie au régiment d'Harcourt, les sieurs de Montoise, capitaine au régiment de la Ferté, de Choisi, cornette de la compagnie du marquis, de Lenoncourt, de Vivans, capitaine au régiment de Sully, le comte d'Ayen[602], commandant le régiment de cavalerie du maréchal de Guiche, les sieurs Daltenove, lieutenant-colonel de Lechelle, de Clevant[603], capitaine dans Piémont, du Mesnil, Froyel, Bergues et Villiers, capitaines au régiment de Rambure, d'Arcombat, lieutenant-colonel au régiment de Biscaras, Du Breuil et Matharel, capitaines au régiment de Bourdonné, tués, celui-ci d'une volée de canon qui lui emporta la tête.

Entre nos blessés, outre ceux ci-dessus, sont le sieur d'Ambleville Gadancourt, lieutenant de la compagnie des gens d'armes du duc d'Angoulême, le marquis de Persan, blessé à la cuisse combattant à la tête de son régiment, les sieurs de Froment, lieutenant de la compagnie du sieur de Gassion, de Saint-Martin, lieutenant au régiment du Roi, qui eut la jambe emportée, de L'Escot, lieutenant des gardes du duc d'Enghien, blessé d'une mousquetade à la cheville du pied, aussi combattant à la tête de sa compagnie de gendarmes du prince de Condé; de Beaumont-Maussat, enseigne de la même compagnie; le chevalier des Essarts, volontaire, le sieur de La Hautière, capitaine de Bourdonné, celui-ci d'un coup d'épée dans la cuisse; les sieurs de Bois-Lapière, capitaine au régiment d'Harcourt, de Clainvilliers et de Reineville[604], capitaines au régiment du Roi aussi blessés, le premier de 10 coups et les autres de chacun 4 ou 5; le baron d'Equancourt, capitaine au régiment de La Ferté, et le sieur de La Roche son lieutenant; les lieutenants au régiment de Coaslin, de Beaufort, lieutenant de Vaudrimont, Darenne, capitaine au régiment de Sully, de La Mothe-Méressal, capitaine au régiment de La Guiche, d'Hédouville, capitaine au régiment de la Clavière, de Mongueux[605], capitaine au régiment de Marolles, et de Sens, capitaine au régiment de Sirot; les sieurs de Beauveau, colonel, blessé d'un coup de mousquet à la main, de Pedamous[606], capitaine au régiment de Picardie et commandant les enfants perdus dudit régiment, d'une mousqueterie à l'épaule; le marquis de La Trousse, mestre de camp de la Marine, le chevalier de La Trousse, son frère, le sieur du Mesnil, premier capitaine au régiment d'Harcourt, et les sieurs du Puy et de Selleri, capitaines de Biscaras, aussi blessés.

Tous les nôtres se sont portés si allégrement et ont si courageusement combattu en cette occasion qu'ils en doivent tous remporter de la louange. Mais, outre ceux que leur mort et leurs blessures signalent assez sans autre recommandation, le sieur de Moucha[607], sous-lieutenant de la compagnie des gendarmes de la Reine, les sieurs de Menneville, et Marolles, mestre de camp de cavalerie; les colonels Vamberg et Raab, les sieurs de Montbas, Destournelles, Pontècoulant et Saint-Julien, capitaines au régiment du Roi; de Villette Ravenel, Dulong, La Garanne, La Vallière et Chaumarais, capitaines au régiment de Gassion; les sieurs de Lignières, Articoti, le chevalier de Bourlemont et La Borde, capitaines au régiment de Lenoncourt; L'Anglure et de La Bourlie, capitaines au régiment de Coaslin; Duplessis et le comte de Pangeas[608], capitaines au régiment de Sully; le comte de Grandpré, capitaine au régiment de Roquelaure; le vicomte du Bac[609], lieutenant-colonel au régiment de Gèvres; le lieutenant-colonel de Sillart, et le sieur de Cuizy, capitaine des fusiliers du Roi; le chevalier de Rivière et le sieur Campels, capitaine de La Marine, commandant les enfants perdus, et de La Bretonnière, capitaine au même régiment; le vidame d'Amiens combattant à la tête de son régiment; les sieurs de La Prée, mestre de camp d'infanterie; Maupertuis, lieutenant-colonel de Picardie, de Godaille et de Pradelle, majors de brigade; Saint-Agnan, du régiment de Rambure; La Barte, de La Marine, La Fressinette, lieutenant-colonel de Persan; le sieur Hessy, major du régiment de Molondin, y ont très bien fait leur devoir, comme aussi les sieurs d'Orthe, capitaine au régiment de Guiche, et de Romainville, le chevalier de Jonchères, Auberat, capitaines au régiment de La Ferté-Senetère, de Laubepin et le chevalier de Valin, capitaines d'Harcourt; le vicomte de Courtomer, capitaine de Maroles; le sieur de Fleury, capitaine de Heudicourt; le baron de Tenance, capitaine de Sirot, et le sieur d'Espalungues, aide de camp, s'y sont portés en gens de cœur.

Le chevalier de La Vallière, qui arriva une heure devant la bataille, y a servi très dignement et parfaitement bien fait les fonctions de sa charge de maréchal de bataille[610]. Le sieur de Chevers, maréchal général des logis de la cavalerie, s est aussi très bien acquitté de la sienne, et ayant été commandé par le duc d'Enghien d'aller avec deux cents chevaux et autant de mousquetaires prendre langue des ennemis qu'on lui avoit rapporté s'être ralliés, il ramena encore deux pièces de canon qu'ils avoient abandonnées dans les bois du côté de Mariembourg.

Le maréchal de L'Hôpital a glorieusement couronné par cette action la haute réputation qu'il s'est acquise dans tous ses grands emplois. Les sieurs d'Espenan, Gassion et La Ferté-Senetère, maréchaux de camp, et tous les officiers généraux y ont tant contribué, et si ponctuellement secondé les intentions du duc d'Enghien, que cette parfaite intelligence, qui a paru entre eux jusqu'à l'accomplissement d'un si grand œuvre, ne se trouve interrompue qu'au seul partage de la gloire que le chef donne toute à ses braves officiers et que les braves officiers donnent toute à leur chef.

Aussi tous les officiers qui le joignirent après la victoire, la jugèrent d'autant plus heureuse que Dieu l'avoit conservé parmi les grands dangers où il s'étoit exposé, ce qui paroissoit en deux coups de mousquet qu'il avoit reçus dans sa cuirasse, un autre au côté de la jambe qui n'a fait que le meurtrir, outre deux autres mousquetades desquelles son cheval fut blessé.

Le sieur de Tourville[611], premier gentilhomme de sa chambre, blessé d'un coup de pistolet au bras; le comte de Toulongeon, volontaire; les sieurs de La Moussaye, de Boisdauphin et de Chabot, aides de camp de son armée; le sieur de Salver, capitaine de ses gardes; Barbantane Francine, son écuyer, et le sieur Fay l'ayant accompagné partout, où ils firent aussi des mieux, le ramenèrent enfin de la chasse des ennemis au champ de bataille, qu'il trouva jonché de plus de six mille ennemis morts, et d'environ deux mille des nôtres; du milieu desquels ce prince élevé en la piété en fit voir des marques, rendant à genoux, et toute l'armée à son exemple, les grâces à Dieu du succès de cette bataille, comme il l'avoit commencée par la prière et l'absolution que son confesseur donna à toute l'armée.

Entre les ennemis morts se sont trouvés plusieurs seigneurs de haute condition, comme le comte de Fontaine, de telle réputation dans les Pays-Bas que tout le monde sait; Dom Antonio de Velandia[612], les comtes de Villalva, le chevalier Visconti et le baron d'Ambise mestres de camp, sans comprendre ceux que les paysans irrités de leur mauvais ménage assommèrent en grand nombre dans les bois pendant leur fuite. Le comte d'Isembourg est blessé à mort. Ils y ont aussi perdu tout leur canon, qui consistoit en vingt pièces, toutes leurs munitions et bagage dont le butin a été tel, qu'un de nos colonels Croates assure que son régiment y a profité de plus de cent mille écus. On leur a encore gagné dix pontons; et on leur a fait plus de six mille prisonniers dont on a déjà dispersé plus de cinq mille dans les villes sur la rivière d'Oise et autres endroits; entre lesquels il y a deux cents officiers et parmi eux bon nombre de grande considération, tels que sont Dom Diégo de Strada, lieutenant général de l'artillerie; Dom Baltazar Marcadel, lieutenant de mestre de camp général; les comtes de Garcez, de Castelvis[613], mestres de camp espagnols; le comte de Ridberg, colonel allemand; les comtes de Beaumont et de La Tour, le premier, frère du prince de Chimay, et le jeune comte de Rœux, Dom Fernando de La Queva, Dom Alonzo de Torrez, Dom Emmanuel de Léon et plusieurs autres. Dom Francisco de Mello étoit du nombre des prisonniers, mais il fut recous avant la fin du combat; et en ayant été quitte pour son bâton de général qu'il abandonna et qui est à présent en bon augure entre les mains du duc d'Enghien, et s'enfuit à Mariembourg qui est à quatre lieues de Rocroi; où, après la revue de son armée qui ne se trouva que de deux mille hommes, il passa outre jusqu'à Philippeville.

Mais ce qui marque mieux que tout leur grande défaite, ils y ont perdu cent soixante-dix drapeaux, quatorze cornettes et deux guidons que ce prince victorieux a envoyés par le sieur de Chevers présenter aux pieds du Roi et de la plus grande Reine qui soit sur la terre, dont la piété les destine à la Reine des cieux et qui doivent en bref étoffer les voûtes de notre église métropolitaine.»

Quelques jours après, dans son no 67, p. 448, la Gazette contenait ce supplément au précédent bulletin:

«La différence qu'il y a entre les avantages feints et imparfaits et les victoires entières, telle qu'a été celle du duc d'Enghien sur les Espagnols, consiste principalement en ce que les suppositions de ceux-là s'amoindrissent ou s'anéantissent avec le temps, au lieu que la naïveté de celles-ci tient des véritables beautés qui se trouvent d'autant plus belles qu'on les envisage de près. Outre les drapeaux, cornettes et guidons desquels vous avez ouï parler, la récompense donnée aux soldats par ce prince (qui n'a rien épargné pour la gloire des armes du Roi, non plus qu'au traitement et au soulagement des blessés) en a fait encore rencontrer cinquante ou soixante. Le nombre des morts, que nous avions cru de six mille, se trouve monter à sept ou huit mille. A quoi ont beaucoup contribué deux mille paysans assemblés sur les avenues par où les fuyards se sauvoient où ils en ont assommé grand nombre. Il se trouve aussi entre les ennemis prisonniers, outre les deux cents officiers que je vous ai marqués, cinq à six cents réformés; desquels prisonniers, nonobstant le soin qu'on y apporte, plusieurs meurent tous les jours. Avec ceux dont on vous a donné les noms, le comte de Montecuculli et le baron de Sanelton, fils du grand chancelier de Flandres, mestre de camp, sont encore de ce nombre. Entre les morts sont aussi, outre les précédents, Juan de li Ponti, mestre de camp, et le comte d'Isembourg mort de ses grandes blessures. Cette victoire, à la mode de toutes les grandes et signalées, est d'autant plus à estimer qu'elle a été acquise avec beaucoup de sang, même au commencement, où le régiment du Roi, commandé par le vicomte de Mombas, perça deux fois un bataillon de trois mille Espagnols naturels, qui se reformoit aussitôt, et où ce vicomte fut blessé, pris et recous par les nôtres, et le sieur de Vergnes, son cornette, blessé d'un coup de pique à la tête et d'un autre coup de pertuisane au bras. Le combat dura six heures. Aussi n'y eut-il aucun escadron ni bataillon de notre armée qui n'y trouvât de la besogne et n'y combattît, même plusieurs à diverses fois. Les régiments de Bourdonné et de Hotaft, omis dans la liste des autres, y firent aussi des mieux. Ce fut sur la rivière d'Autie et non sur celle de Somme que fut donné le premier rendez-vous à notre infanterie, et notre canon ne fut gagné qu'une fois par les ennemis. Les nôtres étoient en même temps aussi maîtres du leur, chacun des partis employant les pièces de son ennemi contre lui-même. La différence est que le nôtre fut regagné par nos officiers, mais celui des ennemis nous demeura avec les autres avantages que vous avez su voir beaucoup plus grands, tel simple soldat ayant eu pour sa part du butin deux mille pistoles. Pour laquelle victoire le duc d'Enghien fit le même jour chanter le Te Deum en cette ville de Rocroy qui a aussi grandement profité de cette victoire.»

Même numéro, p. 451.

«Le 28 de ce mois, sur les trois à quatre heures après midi, fut chanté le Te Deum dans l'église de Notre-Dame de Paris pour remercier Dieu de la signalée victoire qu'il lui a plu donner aux armes du Roi sur ses ennemis en la bataille de Rocroy. Pour marque duquel remerciment, les drapeaux, cornettes et guidons gagnés sur eux en cette mémorable journée, y furent portés en triomphe par les Cent-Suisses de la garde du corps en cet ordre. Premièrement marchoient trois cents Suisses du régiment des gardes en armes; puis cinquante Suisses des cent de ladite garde du corps, portant la moitié des drapeaux, tel étant chargé de deux ou trois; puis vingt cavaliers portoient les cornettes et guidons. Après eux, les autres cinquante Suisses des cent de la garde portoient le reste desdits drapeaux. Ils étoient suivis d'autres deux cents Suisses du régiment des gardes en armes comme les premiers, et vinrent du Louvre où lesdits drapeaux avoient été présentés le jour précédent à Leurs Majestés, passant sur le pont Notre-Dame, ayant à leur tête les tambours et trompettes du Roi. Le peuple, qui fourmilloit dans toutes les rues sur leur passage, admiroit les grandes croix de Bourgogne qui traversoient ces étendards, la plupart rouges, mais en champs de diverses couleurs et ornés de plusieurs différentes devises... On disoit que les ennemis avoient bien prédit que la grande réputation qu'ils donnoient à leurs armes seroit inutile contre nous par cette devise: Fama volat frustrà; mais aussi accordoit-on volontiers à leur valeur le dernier effet de celle-ci: Vaincre ou mourir, la plupart ayant été trouvés morts dedans les mêmes rangs où ils avoient été posés. Ce qu'un de leurs prisonniers fit sentir généreusement à un de nos chefs, lorsque étant interrogé combien ils étoient, il lui répondit: Comptez les morts. Les canons de la ville, de la Bastille et de l'Arsenal servoient cependant de basse à la musique du Te Deum. Et dans l'Arsenal seul le sieur de Saint-Aoust, y commandant en l'absence du grand maître de l'artillerie, fit tirer par deux fois vingt-sept pièces de gros canon et plus de cent boîtes. Cette réjouissance fut continuée bien avant dans la nuit retardée par les feux allumés devant toutes les maisons de cette populeuse ville retentissante des cris de Vive le Roi et la plus grande et plus aimable Reine de l'univers!»

Dans nos recherches au dépôt de la guerre, et particulièrement au dépôt des fortifications, nous avons rencontré une copie manuscrite de la relation de la Gazette avec un plan du combat, et aussi avec cette note assez curieuse d'une main inconnue: «J'ai tiré cette copie qui est entre les mains des petits-enfants du sieur de Champagne qui étoit major à Rocroi lors du siége. Il fut anobli et sa postérité à cause de sa bravoure. Il n'a laissé que des filles. Elles ont chez elles le siége dans lequel fut tué le comte de Fontaines au milieu de son bataillon carré. Je m'y suis assis à Rocroi, le 16 may 1726.—J'ai fait copier ceci mot à mot. Je crois pourtant, attendu la fin, que cette relation a été imprimée.» L'auteur de cette note ne se trompait pas: la relation trouvée dans la famille du brave major de Champagne, la seule conservée dans les Archives du ministère de la guerre, est celle que le gouvernement français avait lui-même publiée quelques jours après l'affaire.

Les deux récits de Lenet et de la Gazette sont très précieux assurément; ils donnent les grandes faces de la bataille de Rocroi et ses principales parties. Lenet indique au moins la grande manœuvre de Condé, sans toutefois la mettre dans tout son jour, et sans en faire remarquer toute l'importance. Il dit: «Après que le prince eut absolument défait la cavalerie qui lui étoit opposée, il gagna le derrière du reste de leur armée, où il tailla en pièces toute l'infanterie italienne, wallonne et allemande: puis il passa comme un éclair à son aile gauche où il trouva Sirot combattant, etc.» La Gazette est encore moins précise: «Notre aile droite ayant chassé la cavalerie qui lui étoit opposée et gagné le derrière de leur armée, vint attaquer l'infanterie espagnole, après que toute l'infanterie wallonne, allemande et italienne eut été taillée en pièces.»

Nous n'avons à relever aucune erreur dans les deux relations précitées; elles ne disent rien que de vrai; mais il s'en faut qu'elles contiennent la vérité tout entière. Bien des circonstances très importantes y sont passées sous silence. On y loue tout le monde, on n'accuse personne. Nulle part on ne laisse même soupçonner que le maréchal de L'Hôpital et La Ferté-Seneterre s'étaient longtemps opposés à ce qu'on livrât la bataille, que l'impétuosité ou la jalousie de La Ferté pensèrent la faire perdre, que La Vallière, qui faisait fonction de maréchal de bataille, après la défaite de notre aile gauche, désespéra de la journée et voulut empêcher Sirot de faire son devoir. Pas un mot de tout cela dans Lenet, encore bien moins dans la Gazette; on y vante avec raison l'intrépidité de L'Hôpital et celle de La Ferté; on y fait même l'éloge de La Vallière; comme si la politique de Mazarin et la générosité de Condé n'eussent voulu apercevoir aucune tache dans un succès si brillant et si inespéré. Cependant de grandes fautes avaient été commises autour de Condé; il les avait promptement aperçues, plus promptement encore réparées, et après de justes éclats de colère il les avait oubliées dans la joie de la victoire. On comprend comment il se refusait à raconter ses batailles lorsqu'on voit qu'il n'eût pu dire la vérité sur Rocroi sans se relever beaucoup lui-même et sans accuser des militaires estimables, en possession d'une juste renommée. Mais Sirot, un des acteurs principaux de cette grande journée, n'ayant pas les scrupules de Condé, nous apprend bien des choses qui manquent absolument dans le récit de Lenet et dans celui du gouvernement. Sirot ne raconte pas toute la bataille, il ne dit que ce qu'il a vu et ce qui s'est passé là où il était. Il écrit ses mémoires et non pas ceux de Condé; c'est par cela même qu'ils sont d'autant plus dignes d'être consultés. Imprimés une seule fois, ils n'ont été reproduits ni dans la collection de Petitot ni dans celle de Michaud. Le brave Sirot maniait mieux l'épée que la plume; ses mémoires ne sont point écrits d'une façon agréable, mais ils sont vrais et très souvent neufs, et les pages que nous allons citer nous feront assister au conseil de guerre que tint Condé avant de livrer la bataille, à son début malheureux, aux tristes efforts de La Vallière pour empêcher la réserve de donner et pour l'employer seulement à couvrir la retraite, selon les règles vulgaires.

Mémoires et la vie de messire Claude de Letouf, chevalier, baron de Sirot, lieutenant général des camps et armées du Roi, etc. 2 vol. in-12, Paris, 1683, t. II, p. 36:

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