Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville
«Le duc d'Enghien assembla le conseil de guerre qui fut composé de la personne de ce prince, du maréchal de L'Hôpital, son lieutenant général; des sieurs d'Espenan, premier maréchal de camp de l'armée; de Gassion, de La Ferté-Senetère, de La Vallière, maréchal de bataille; de La Barre, qui commandoit l'artillerie, et de moi, qui étois premier mestre de camp de la cavalerie et qui la commandois. Le duc d'Enghien leur proposa s'il seroit plus avantageux de secourir Rocroy avec toute l'armée en hasardant une bataille, ou si l'on tâcheroit de la secourir en y jetant des hommes. Le maréchal de L'Hôpital, les sieurs d'Espenan, de La Ferté, de La Vallière et de La Barre, opinèrent à la secourir par un secours d'hommes que l'on tâcheroit d'y faire entrer; que cette manière seroit beaucoup plus sûre et moins périlleuse, vu l'état auquel étoient les affaires de France, Louis XIII étant mort il n'y avoit que trois jours, et que dans l'embarras où cette mort avoit mis les affaires, s'il arrivoit une disgrâce et qu'ils perdissent la bataille, on mettroit peut-être l'État en compromis; qu'il y avoit à apréhender qu'il n'y eût quelque parti de factieux qui éclatât, et que favorisant l'armée des ennemis ils embarrasseroient le conseil du Roi et fomenteroient les divisions. Mais le duc d'Enghien, le sieur de Gassion, le marquis de Persan qui étoit le premier mestre de camp de l'infanterie et qui la commandoit[614], et moi, fûmes d'un avis contraire. Nous avouâmes que ces messieurs avoient parlé fort prudemment et fort raisonnablement, mais qu'ils devoient aussi avouer que l'on ne pouvoit jeter des gens dans la place qu'avec grande difficulté; que le secours que l'on y enverroit seroit ou nombreux ou de peu de monde; si le parti étoit grand, les ennemis en auroient aussitôt avis; s'il étoit foible, il n'y donneroit pas grand secours; et étant bloquée de toutes parts les grands partis n'y pourroient entrer qu'avec beaucoup de pertes; car, si l'on tentoit de la secourir par deux ou trois côtés différents, on couroit fortune de perdre beaucoup d'infanterie et de cavalerie, ce qui affoibliroit extrêmement l'armée; que les ennemis n'ayant point fait encore de lignes de circonvallation, il y auroit assez de terrain aux environs de la place pour mettre l'armée du Roi en bataille; que l'on pourroit de là reconnoître la posture des ennemis, qu'on les obligeroit de réunir toutes leurs troupes ensemble, et que par le branle qu'ils feroient on connoîtroit s'ils en vouloient venir à une bataille; qu'en cela ils ne reconnoissoient aucun inconvénient; car s'ils étoient (les ennemis) battus, ils se retireroient en leur pays, et s'ils battoient l'armée du Roi, ils ne le pourroient faire sans recevoir un grand échec de leur côté, ce qui les mettroit hors d'état de faire aucune entreprise, parce que ce qui leur resteroit ne seroit pas capable de faire un grand effet dans la France, attendu la facilité qu'il y a de lever des troupes, et que ne défaisant pas entièrement notre armée, ce qui en resteroit s'étant joint au corps que le maréchal de La Melleraye devoit commander sur la frontière de Champagne et du Bassigny, ils feroient un corps de douze ou quinze mille hommes, si bien que les ennemis, quoique victorieux après un grand combat, ne pourroient faire de grands progrès en France et s'exposeroient s'ils y entroient à une déroute générale; que s'il arrivoit aussi que nous gagnassions la bataille, toutes les intelligences que les ennemis pourroient avoir en France étant rompues, toutes les menées qu'ils y faisoient se dissiperoient en un instant; que l'on ne pouvoit jamais avoir plus d'avantage sur les ennemis qu'en cette occasion, l'armée françoise étant forte et fraîche, ne faisant que sortir de ses garnisons, et que les François n'étoient jamais plus braves que quand ils n'avoient point encore souffert de nécessités, outre que si on étoit assez heureux de battre l'armée espagnole, la France demeureroit en repos cette année-là, et que l'on auroit le moyen et le temps de remédier à tous les désordres que la mort du Roi pouvoit causer, et dissiper toutes les ligues secrètes que les ennemis y pourroient avoir. Le maréchal de L'Hôpital et tous ceux qui étoient de son avis insistèrent. Mais le duc d'Enghien persistant aussi dans le sien et le trouvant bon, il fut d'avis que l'on donnât la bataille, et même il dit qu'il le vouloit.
On résolut donc d'en venir en un combat général, en cas que les ennemis y voulussent entendre, et qu'ils ne levassent point le siége à l'arrivée de nos troupes. On disposa donc toutes choses pour la bataille, et on en fit la distribution. Le sieur de Gassion commanda l'aile droite; le sieur de La Ferté-Senetère l'aile gauche. Le duc d'Enghien, le maréchal de L'Hôpital, le sieur d'Espenan et le sieur de La Vallière étoient en la bataille[615], et moi j'eus le commandement du corps de réserve qui étoit composé de deux mille hommes de pied et de mille chevaux.
Après que l'on eut résolu tous les ordres de la bataille et que chacun fut en possession de ce qu'il devoit faire, le duc d'Enghien partit le 13 de mai du lieu où il étoit, et envoya tous les bagages de l'armée à Aubanton et à Aubigny, qui ne sont éloignés l'un de l'autre que d'une lieue et demie, et il arriva à trois heures après midi à la vue de Rocroi. Il eut de la peine à le croire, car on l'avoit assuré que les ennemis venoient l'arrêter en un certain passage. Il est à remarquer que s'ils s'en fussent saisis, ils auroient bien empêché notre armée de passer; car ils auroient pu avec six mille hommes défendre ce poste, et avec le reste de leur armée prendre la place, laquelle se seroit sans doute rendue le soir que nous y arrivâmes. Aussitôt que le duc d'Enghien et nos officiers généraux furent sortis hors de ce passage, ils disposèrent leur armée en ordre de bataille, ainsi qu'ils étoient convenus, et marchèrent jusqu'à une certaine plaine qui étoit voisine du lieu où les ennemis étoient en bataille. Ils avoient laissé la place derrière eux à une portée de canon, et les deux armées ne se trouvèrent éloignées l'une de l'autre que de deux portées de mousquet, et elles y demeurèrent tout le jour; mais ce ne fut pas sans de grandes escarmouches, et le canon fit grand bruit de part et d'autre. Toutefois, celui des ennemis fit beaucoup plus de dommage à notre armée qu'ils n'en reçurent du nôtre; car, outre qu'il étoit mieux placé il étoit bien mieux servi, et leurs canonniers étoient plus experts et plus adroits que les nôtres, car il y eut ce jour-là plus de deux mille de nos soldats hors de combat ou de tués, tant d'infanterie que de cavalerie.
La nuit fut plus favorable à notre armée que le jour: elle nous donna un peu de relâche, et nos officiers généraux redressèrent notre première ligne, et la remirent en son ordre; car le marquis de La Ferté avoit séparé l'aile gauche qu'il commandoit de plus de deux mille pas du corps de la bataille, ce qui pensa causer la perte du combat; et si les ennemis eussent chargé nos troupes ainsi qu'ils le devoient, ils les auroient battues; et ni le corps de bataille, ni moi avec le corps de réserve, nous ne les aurions pu secourir.
Mais le 19 mai, à la pointe du jour, l'armée des ennemis se trouva en même disposition que la nôtre, et parut avoir dessein d'en venir à un combat général; si bien que nos soldats ayant couché en bataille sur leurs armes, ils n'eurent qu'à se lever, souffler leur mèche et la mettre sur le serpentin pour faire leurs décharges sur les ennemis; et comme leur dessein étoit semblable au nôtre, leurs troupes se trouvèrent aussi en même disposition. La bataille commença donc à quatre heures du matin, et le sieur de La Ferté fit encore la même faute qu'il avoit faite le jour précédent; car il sépara de la bataille l'aile gauche qu'il commandoit, laquelle étant chargée des ennemis fut rompue et mise en déroute; les troupes lâchèrent pied sans rendre aucun combat, et il n'y eut que quelques officiers et ce marquis qui fissent ferme, lesquels furent pris prisonniers des ennemis, et lui particulièrement qui fut blessé en deux endroits. Ainsi toute l'aile droite des ennemis tomba sur le corps de réserve que je commandois; mais je fus assez heureux de les soutenir, et même de les battre, et si rudement qu'ils jetèrent leurs armes par terre, et s'enfuirent jusqu'à leur corps de réserve, avec grande confusion, pendant laquelle je repris sept pièces de notre canon, dont ils s'étoient saisis. Mais voyant que leur corps de réserve ne branloit pas, je fis faire halte à mes troupes après les avoir remises en état de combattre. A peine avois-je arrêté ce petit corps que je commandois, que la cavalerie du corps de réserve des ennemis me chargea. Toutefois, voyant qu'elle n'étoit pas soutenue, et que j'avois renversé leur aile gauche, que Gassion et le duc d'Enghien avoient mis leur corps de bataille en désordre et en fuite, et que leur aile droite avoit plié, ils ne m'attaquoient qu'avec appréhension, et ils songeoient plus à fuir qu'à se défendre s'ils étoient chargés; si bien qu'après s'être défendus quelque temps, je les poussai si rudement qu'enfin je les contraignis de lâcher pied et d'abandonner leur infanterie, qui étoit composée de quatre mille cinq cents Espagnols naturels en quatre régiments, qui étoient les plus vieux qui fussent en Flandre; l'un étoit le régiment de Burgy, qui étoit le plus fort; celui du duc d'Albuquerque qui étoit général de la cavalerie dans l'armée des ennemis, et les deux autres étoient celui de Villade et de Villealbois[616]. Quoique cette infanterie se vît abandonnée, elle tint ferme, et voyant leur cavalerie qui fuyoit, je redressai mes escadrons et les mis en état de charger cette infanterie.
Mais comme je partois pour y aller, le chevalier de La Vallière, maréchal de bataille, arriva, qui apporta un ordre aux troupes que j'avois ralliées de l'aile que commandoit le marquis de La Ferté-Seneterre, et leur dit que la bataille étoit perdue. Ces troupes étoient le régiment de Picardie, celui de Piémont, celui de la Marine, les Suisses de Molondin et le régiment de Persan. Ces troupes, qui avoient été fort maltraitées, obéirent volontiers au commandement que leur faisoit ce maréchal de bataille. Mais voyant qu'elles m'abandonnoient, j'allai à elles; je les priai de tenir ferme: mais m'apercevant que nonobstant mes remontrances elles se retiroient, je les blâmai de leur peu de cœur, et j'eus grande prise avec le chevalier de La Vallière; car je lui dis qu'il n'avoit rien à commander aux troupes que j'avois, et que je m'en ressentirois. Ces prières et ces menaces eurent tant d'effet sur l'esprit des officiers, que je les raffermis et ils me crurent. Mais comme je les menois à la charge, le même chevalier de La Vallière les arrêta une seconde fois, et il n'y eut plus que ce qui me restoit de mon corps de réserve qui me suivit; savoir le régiment de Harcourt celui de Bretagne et celui des Royaux; et pour toute cavalerie je n'avois que mon régiment, qui avoit été fort maltraité, et ainsi fort foible à cause du grand choc qu'il avoit soutenu et des grandes charges qu'il avoit données, dont la plupart avoient été tués ou blessés et mis hors de combat. Je ne laissai pas néanmoins de charger les troupes espagnoles, mais je ne pus les enfoncer parce que mes gens étoient trop foibles. Je courus donc après ces régiments qui se retiroient, et qui étoient à plus de cent pas de moi. Je les traitai de lâches et de gens de peu de cœur et d'honneur, de se retirer sans voir les ennemis. Je leur dis que je le publierois par toute la France, que j'en ferois mes plaintes au Roi et au duc d'Enghien; qu'ils gagneroient la bataille s'ils vouloient demeurer, puisqu'il n'y avoit plus que ce bataillon qui faisoit ferme, et que, s'ils me croyoient et vouloient agir en gens de bien et d'honneur, les déferoient, qu'ils m'abandonnoient pour suivre un homme qui les perdroit d'honneur et de réputation pour jamais, qu'ils se ralliassent avec mes troupes et que je les assurois de les rendre victorieux. Les soldats écoutoient ces remontrances aussi bien que les officiers, et préférant l'honneur au commandement que le chevalier de La Vallière leur faisoit, ils crièrent tous: «A monsieur le baron de Sirot, à monsieur le baron de Sirot!» Ainsi venant à moi, je les menai rejoindre le reste de mes troupes qui m'attendoient. Mais comme je les mettois en ordre de bataille pour aller attaquer ces régiments espagnols, le duc d'Enghien arriva, à qui je dis le commandement que le chevalier de La Vallière me venoit faire de sa part, et aux troupes qui étoient avec lui. Ce prince, voyant qu'on le mettoit en jeu si mal à propos et en une affaire de si haute conséquence, il le désavoua, et dit que celui qui l'avoit dit avoit menti.
Après ce désaveu, je le priai de vouloir se retirer un peu à quartier, ce qu'il fit, et ensuite voyant que ce bataillon espagnol commençoit à branler, je le chargeai si rudement, que ne pouvant soutenir l'effort de mes troupes, il fut rompu et défait, et il y demeura deux mille morts sur la place, et autant qui furent faits prisonniers, et entre autres deux de leurs colonels y furent tués, savoir les sieurs de Villebois et de Villades. Mais avant que ce bataillon fût rompu, le comte de Fontaines, qui étoit général de l'armée du roi d'Espagne, lequel étoit dans sa chaise à la tête de ce bataillon, parce qu'il ne pouvoit aller à cheval à cause d'une grande incommodité qu'il avoit de la pierre, y fut tué, et nos troupes se saisirent de son corps et on le porta dans l'église de Rocroi, et Dom Francisco de Melos, qui s'étoit retiré à Mariembourg, après la défaite de leur armée, l'envoyant redemander le jour même, le duc d'Enghien le lui fit rendre, après qu'il l'eut fait ensevelir et mettre dans une bière[617]; il donna son carrosse pour le transporter à Mariembourg, qui n'est qu'à sept lieues de Rocroi, et renvoya avec ce corps tous les aumôniers, jésuites et autres religieux de leur armée, que l'on avoit pris prisonniers[618].»
Il y avait auprès de Condé un jeune officier aussi intelligent qu'intrépide, ce La Moussaye que nous avons vu à Chantilly et à Liancourt le compagnon de ses divertissements, un de ces Petits-maîtres, comme on les appelait, qui ne le quittaient ni en paix ni en guerre. François Goyon de La Moussaye, baron de Nogent ou marquis de La Moussaye (car c'est là un petit problème historique qu'il ne faut ici ni agiter ni résoudre), tout jeune encore, était à Rocroi un des aides de camp de Condé, avec le chevalier de Boisdauphin, depuis le marquis de Laval, fils de Mme de Sablé, tué plus tard au siége de Dunkerque, et Chabot qui, par son mariage avec Marguerite de Rohan, devint le duc de Rohan-Chabot; il se tint constamment à ses côtés, soit pour transmettre partout ses ordres, soit pour le suivre dans les manœuvres les plus hasardeuses. Il fut blessé, ainsi que ses deux vaillants camarades; et c'est lui que Condé chargea après la victoire d'aller à Paris en porter la nouvelle, honneur qu'il n'accorda jamais que comme une récompense de grands services rendus. La Moussaye devait parfaitement connaître ses desseins et toute sa conduite. N'étant particulièrement attaché à aucune des divisions de l'armée, il put embrasser l'ensemble de la bataille d'un coup d'œil plus étendu que Sirot. La Relation qu'il a laissée entre dans bien moins de détails en ce qui concerne la réserve, mais elle exprime admirablement tout le mouvement de la journée. Nous ne connaissons rien de plus complet sur Rocroi comme sur Fribourg. Cette Relation a paru assez longtemps après la mort de La Moussaye, et sans nom d'auteur, en 1673, du vivant même de Condé, et dédiée à son fils: «Relation des campagnes de Rocroi et de Fribourg, en l'année 1643 et 1644; dédiée à Son Altesse Sérénissime, monseigneur le duc d'Enghien, Paris, 1673, in-12.» Cette Relation a été réimprimée dans les Mémoires pour servir à l'histoire de M. le Prince, 1693, 2 volumes in-12; et plus tard Ramsay en a tiré ce qui se rapporte à la campagne de Fribourg, pour le placer à la suite des Mémoires de Turenne. Nul doute que cet écrit ne soit de la main d'un militaire et d'un confident de Condé. En se nommant à peine dans la bataille de Rocroi et dans les trois combats de Fribourg où il s'était tant distingué, La Moussaye s'est lui-même désigné. On s'accorde aussi à reconnaître que le mémoire de La Moussaye a été revu et corrigé par un homme de lettres peu célèbre, mais fort capable, Henri de Bessé, sieur de La Chapelle-Milon, inspecteur des beaux-arts sous M. de Villecerf. Tout le monde a loué le style de cette Relation. Bouhours la donne comme un modèle du genre, et Bussi, qui n'est pas louangeur, déclare n'avoir rien lu de mieux écrit[619]. N'osant pas reproduire cette Relation tout entière, nous en donnerons des extraits suffisants sur les points essentiels.
La Moussaye commence par dire une chose qu'un ami de Condé pouvait seul savoir et nous apprendre: que de bonne heure Condé prit la résolution de hasarder une bataille plutôt que de laisser Mélos s'emparer de Rocroi «dans les premiers jours de son commandement»; et qu'ayant reconnu que le maréchal de L'Hôpital répugnait à ce dessein, il se résigna
«A faire par adresse ce qu'il ne vouloit pas encore emporter d'autorité absolue. C'est pourquoi il ne s'en ouvrit qu'à Gassion seul. Comme c'étoit un homme qui trouvoit aisées les actions même les plus périlleuses, il eut bientôt conduit l'affaire aux termes que le prince désiroit. Car sous prétexte de jeter du monde dans les places, il fit qu'insensiblement le maréchal de L'Hôpital se trouva si près des Espagnols, qu'il ne fut plus en son pouvoir d'empêcher qu'on n'en vînt à une bataille.»
Condé n'était plus fort loin de Rocroi lorsqu'il reçut la nouvelle que Louis XIII était mort.
«Son rang, ses affaires, les intérêts de sa maison et les conseils de ses amis le rappeloient à la cour. Néanmoins il préféra en cette occasion le bien général à ses avantages particuliers, et l'ardeur qu'il avoit pour la gloire ne lui permit pas de balancer un moment. Il tint secrète la nouvelle de la mort du Roi et marcha le lendemain vers Rocroi, persuadant au maréchal de L'Hôpital qu'il ne s'avançoit près de cette place que pour y pouvoir jeter un secours d'hommes et de munitions par les bois qui l'environnent.»
Quand on fut arrivé devant le défilé long et incommode qui conduisait à la plaine de Rocroi, il fallut s'expliquer, et Condé tint le conseil de guerre que Sirot nous a fait connaître en détail. La Moussaye, qui n'y étoit point, en donne seulement le résultat. Il dit que c'est alors que Condé apprit aux généraux la mort du Roi, et que le maréchal de L'Hôpital lui-même fit semblant de consentir à la bataille,
«S'imaginant peut-être que les Espagnols disputeroient le défilé, et qu'ainsi l'entreprise se termineroit par une grande escarmouche dans le bois, durant laquelle on jetteroit du secours dans la place, et que l'armée n'étant point engagée au delà du défilé on pourroit se retirer facilement sans s'exposer à un combat général.»
La Moussaye ne dissimule pas plus que Sirot combien le passage du défilé était difficile et dangereux, et il avoue que si Mélos, qui avait une nombreuse armée et surtout une très forte infanterie, eût voulu le défendre, l'entreprise de Condé était manquée.
«Mélos fut contraint de délibérer promptement s'il défendroit le défilé ou s'il attendroit dans la plaine qu'on le vînt attaquer. Rien ne lui étoit plus facile que de disputer le passage en jetant son infanterie dans le bois, et en l'appuyant d'un grand corps de cavalerie. Il pouvoit même, en ménageant bien l'avantage des bois et des marécages, occuper l'armée de France avec une partie de ses troupes et achever avec l'autre partie de réduire la place, qui ne pouvoit plus tenir que deux jours. Ce parti paroissoit le plus sûr, et il n'y avoit personne qui ne crût que Mélos le prendroit. Mais son ambition ne se bornoit pas à la prise de Rocroi: il s'imaginoit que le gain d'une bataille lui ouvriroit le chemin jusqu'au cœur de la France, et la victoire qu'il avoit remportée à Honnecourt[620] lui faisoit espérer un pareil bonheur devant Rocroi. D'ailleurs, en hasardant un combat, il croyoit ne hasarder tout au plus que la moindre partie de son armée et quelques places de la frontière, au lieu que par la défaite du duc d'Enghien il se proposoit des avantages infinis dans le commencement d'une régence mal affermie. Sur ce raisonnement Mélos qui, selon le génie espagnol, laissoit quelquefois échapper le présent pour trop penser à l'avenir, se résolut à un combat général, et afin d'y engager plus aisément le duc d'Enghien, il l'attendit dans la plaine et ne fit pas le moindre effort pour disputer le passage du défilé. Ce n'est pas que Mélos n'eût peut-être été obligé de faire de force ce qu'il fît de son mouvement; car dans le temps qu'il délibéroit là-dessus, il n'étoit presque plus temps de délibérer. Les premières troupes du duc d'Enghien paroissoient déjà, et l'armée françoise auroit achevé de passer avant qu'il eût pu assembler ses quartiers. Néanmoins, s'il eût voulu faire de bonne heure tout ce qui dépendoit de lui pour s'opposer à ce passage, le duc d'Enghien auroit eu peine à le forcer; parce qu'il n'y a rien de si difficile dans la guerre que de sortir d'un long défilé de bois et de marécages à la vue d'une puissante armée postée dans une plaine. Quoi qu'il en soit, on voit bien que Mélos s'étoit préparé à un combat général, puisqu'il avoit pris soin de ramasser toutes ses forces et mandé à Beck qui étoit vers Palaizeux de le venir joindre en toute diligence. Le duc d'Enghien marchoit en bataille sur deux colonnes, depuis Bossu jusqu'à l'entrée du défilé. Gassion alloit devant avec quelque cavalerie pour reconnoître les ennemis, et n'ayant trouvé le passage défendu que d'une garde de cinquante chevaux, il les poussa et vint rapporter au duc d'Enghien la facilité qu'il y avoit à s'emparer du défilé. Ce fut en ce lieu que le prince crut devoir parler plus ouvertement au maréchal de L'Hôpital, parce que le maréchal voyoit bien qu'en poussant plus avant dans la plaine il seroit impossible d'éviter de donner bataille. Gassion faisoit tout son possible pour l'engager, et le maréchal s'opposoit toujours à ses avis, mais le duc d'Enghien finit leur dispute, et dit d'un ton de maître qu'il se chargeoit de l'événement. Le maréchal ne contesta plus et se mit à la tête des troupes qu'il devoit commander. Le duc d'Enghien fit défiler l'aile droite, logeant de l'infanterie aux endroits les plus difficiles, pour assurer le passage du reste de l'armée; en même temps il s'avança avec une partie de la cavalerie jusque sur une petite éminence à demi-portée du canon des Espagnols. Si Mélos eût chargé d'abord le duc d'Enghien, il l'eût défait infailliblement; mais ce prince couvrit si bien le haut de cette éminence avec ce qu'il avoit d'escadrons, que les Espagnols ne purent voir ce qui se faisoit derrière lui. Mélos ne put s'imaginer qu'un si grand corps de cavalerie se fût avancé sans être soutenu par l'infanterie. C'est pourquoi il se contenta d'essayer par des escarmouches s'il pourroit voir le derrière de ces escadrons; mais n'ayant pu se faire jour au travers, il ne songea plus qu'à ranger ses troupes en bataille. Ainsi les deux généraux concouroient à un même dessein.»
Le défilé passé, le duc d'Enghien se déploya dans la plainte de Rocroi et rangea son armée en bataille. Ici La Moussaye fait en militaire une description de cette plaine qui évidemment a été sous les yeux de Bossuet, car le grand orateur n'a pas dédaigné d'emprunter à l'homme de guerre un de ses traits les plus heureux, bien entendu en le portant à sa perfection. «Près de Rocroi, dit La Moussaye, le terrain s'élevant peu à peu fournit un champ spacieux et capable de contenir de grandes armées... Les deux armées étaient enfermées dans cette enceinte de bois comme si elles avoient eu à combattre en champ clos.» Bossuet: «Les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu s'enfermer dans des bois et dans des marais pour décider leur querelle comme deux braves en champ clos.»
Il était à peu près six heures, et Condé, voulant prévenir l'arrivée de Beck et ne pas donner aux Espagnols le temps d'assurer leurs postes, se préparait à commencer le combat. «L'ordre de marcher étoit donné par toute l'armée quand un incident imprévu pensa la jeter dans un désordre extrême et donner la victoire à Mélos»; et La Moussaye expose comme Sirot la faute énorme de La Ferté.
«La Ferté-Seneterre commandoit seul l'aile gauche en l'absence du maréchal de L'Hôpital, qui étoit auprès du duc d'Enghien. Ce côté de l'armée étoit bordé d'un marais et les Espagnols ne pouvoient l'attaquer; ainsi La Ferté n'avoit rien à faire qu'à se tenir ferme dans son poste en attendant le combat. Le duc d'Enghien n'avoit point quitté l'aile droite, et pendant que les troupes se mettoient en bataille il s'étoit attaché principalement à reconnoître la contenance des Espagnols et les endroits les plus propres pour aller à eux. Alors La Ferté, peut-être par quelque ordre secret du maréchal, peut-être aussi pour se signaler à l'envi de Gassion par quelque exploit extraordinaire, voulut essayer de jeter un grand secours dans la place, et fit passer le marais à toute sa cavalerie et à cinq bataillons de gens de pied. Par ce détachement l'aile gauche demeura dénuée de cavalerie et affoiblie d'un grand corps d'infanterie. Aussitôt qu'on en eut donné avis au duc d'Enghien, il fit faire halte et courut promptement où un si grand désordre l'appeloit. L'armée espagnole marcha en même temps, ses trompettes sonnant la charge, comme si Mélos eût voulu se prévaloir de ce mouvement. Mais le prince ayant rempli le vide de la première ligne avec quelques troupes de la seconde, les Espagnols s'arrêtèrent et firent voir qu'ils n'avoient eu d'autre dessein que de gagner du terrain pour ranger leur seconde ligne. Il y a des moments précieux dans la guerre qui passent comme des éclairs. Si le général n'a pas l'œil assez fin pour les remarquer et assez de présence d'esprit pour saisir l'occasion, la fortune ne les renvoie plus et se tourne bien souvent contre ceux qui les ont manqués. Le duc d'Enghien envoya dire à La Ferté de revenir sur ses pas; les troupes qu'il avoit détachées repassèrent le marais en diligence, et avant la nuit l'armée se trouva remise en son premier poste. Ainsi cet accident ne fit que retarder la bataille, et ne causa d'autre inconvénient que de donner aux Espagnols le temps de se mettre plus au large et en meilleur ordre qu'ils n'auroient fait.»
Ni La Moussaye, ni Sirot, ni la Gazette, ni le Mercure, ni la Relation in-folio, ni Lenet, ne disent que Condé dormit si profondément, dans la nuit du 18 au 19, que le lendemain il fallut l'éveiller. C'est un trait que nous devons à Bossuet, qui l'avait sans doute recueilli dans les conversations de l'hôtel de Condé et de Chantilly.
La description de la bataille est à peu près celle qui est partout sauf quelques différences qu'il importe de relever.
La plus considérable est que La Moussaye indique avec plus de précision que personne la manœuvre de Condé, lorsque avec la cavalerie de son aile droite ayant enfoncé celle du duc d'Albuquerque, il apprit que son aile gauche était rompue, son centre ébranlé et la bataille très hasardée, et qu'alors il prit le parti de courir au secours de son aile gauche, en tombant sur les derrières de l'ennemi victorieux à travers l'infanterie wallonne, italienne et allemande qu'il culbuta.
Sirot prétend que le 19 au matin, au commencement de la bataille, La Ferté recommença la faute qu'il avait faite la veille, et sépara trop encore la gauche qu'il commandait du centre que commandait Espenan, affaiblissant ainsi à la fois et le centre et la gauche. Sirot était en posture de le bien savoir, cependant il est le seul qui dise cela, et il est difficile de croire que La Ferté, malgré la rude leçon qu'il avait reçue la veille[621], ait eu le même tort le lendemain. Du moins La Moussaye n'en parle pas, et il attribue la déroute de l'aile gauche à cette circonstance que la cavalerie française ayant été menée au galop contre les ennemis, elle était hors d'haleine avant de les joindre et fut rompue au premier choc.
De même il n'accuse pas La Vallière d'avoir fait effort pour empêcher Sirot d'engager sa réserve au secours de l'aile gauche; il avoue le fait sans en nommer l'auteur, et se borne à louer la fermeté de Sirot: «Lorsque l'aile gauche des François fut rompue, on vint dire à Sirot qu'il sauvât le corps de réserve, qu'il n'y avoit plus de remède et que la bataille étoit perdue. Il répondit sans s'ébranler: «Elle n'est pas perdue puisque Sirot et ses compagnons n'ont pas encore combattu.» En effet sa fermeté servit beaucoup à la victoire.
La Moussaye, avec tout le monde, fait le plus grand éloge de l'infanterie espagnole commandée par le comte de Fontaines, et il dit avec beaucoup de vraisemblance que si alors Beck fût entré sur le champ de bataille avec ses six mille hommes (car il lui en donne six mille et non pas quatre mille seulement comme la Gazette), la victoire nous eût échappé, et que c'est la crainte de l'arrivée de Beck au secours de cette formidable infanterie, qui décida Condé à l'attaquer sur-le-champ avec le peu de cavaliers déjà très fatigués qu'il put rassembler. Elle ne succomba que sous l'effort de toutes les divisions de l'armée française, qui vinrent se réunir autour d'elle, et particulièrement grâce au corps de réserve de Sirot, qui après avoir rétabli la bataille l'acheva. Toute cette fin du récit de La Moussaye sur le comte de Fontaines et sur l'opiniâtre résistance de l'infanterie espagnole est vraiment très belle, et nous ne doutons pas qu'elle n'ait beaucoup servi à Bossuet.
La relation de La Moussaye est à nos yeux la vérité même sur la première grande bataille de Condé; c'est sur elle que doit s'appuyer l'histoire.
Mais il y a une ombre à ce tableau. Montrons-la pour la dissiper. Montglat diffère ici de tous ses devanciers, et il attribue à Gassion l'honneur de la manœuvre décisive que Lenet, la Gazette et La Moussaye rapportent à Condé.—Mémoires de Montglat, collection Petitot, tome XLIX, p. 421.
«Pendant ces intrigues de cour, les espagnols, sachant l'extrémité de la maladie du Roi, et prévoyant les brouilleries qui se formeroient dans la cour, résolurent d'en profiter et de faire un grand effort contre la France, dans l'espérance de réussir avant que le conseil de la régente se pût reconnoître dans un si grand changement. Pour l'exécution de leur dessein, ils mirent toutes les troupes ensemble et même firent venir celles que le comte de Fontaines commandoit contre les Hollandois; ils côtoyèrent toute la frontière de Picardie pour donner de la jalousie aux places, et marchant du côté de la Champagne ils fondirent sur Rocroi qu'ils firent investir par le comte d'Isembourg. Le lendemain, don Francisco de Mélos, gouverneur des Pays-Bas, y arriva, où, sans faire de circonvallation, il ouvrit la tranchée dans l'espérance de l'emporter avant que les François fussent en état de la secourir. En effet, il se rendit maître en peu de temps de tous les dehors; et Joffreville, gouverneur de Rocroi, manda au duc d'Enghien qu'il ne pouvoit plus tenir, et qu'il se rendroit s'il n'étoit promptement secouru. Ce jeune prince avoit été déclaré général de l'armée de Picardie par le feu Roi avant sa mort, ayant sous lui le maréchal de L'Hôpital pour lieutenant général, qui lui fut donné comme un vieux capitaine, lequel par sa prudence modéreroit l'ardeur de sa jeunesse. Gassion, La Ferté, d'Espenan et Sirot servoient de maréchaux de camp dans cette armée. Dès que le duc d'Enghien vit le siége formé devant Rocroi, il retira toutes les troupes qu'on avoit mises dans les places; et ayant tout rassemblé il tint un grand conseil pour savoir ce qu'il y avoit à faire. Le maréchal de L'Hôpital, plus avisé et plus expérimenté que les autres, conseilloit de laisser prendre cette ville et de couvrir la frontière pour empêcher les Espagnols de faire un plus grand progrès, représentant le danger où tout l'État seroit exposé si on perdoit une bataille immédiatement après la mort du Roi, dans le commencement d'une minorité. Gassion conseilloit le combat dans l'espérance de s'élever par là et d'établir sa fortune; et le duc d'Enghien, plein d'ambition et de courage, brûlant du désir d'acquérir de la gloire, suivit aisément son avis et se résolut de hasarder la bataille. Dans ce dessein il marcha diligemment avant que Beck eût joint l'armée espagnole avec un corps qu'il amenoit. Rocroi est situé dans une plaine tout entourée de bois à la tête des Ardennes; si bien qu'on ne peut y arriver sans défiler. Gassion eut ordre de passer le premier avec quinze cents chevaux; et ayant mené des mousquetaires pour border le bois, il parut dans la plaine et donna l'alarme aux assiégeants qui commencèrent à sortir de leur camp et à se mettre en bataille. Mais comme leurs quartiers étoient fort éloignés, il leur fallut beaucoup de temps pour se joindre; durant lequel le duc d'Enghien passa les bois et fut en bataille dans la plaine aussitôt que les Espagnols, ce qui les surprit fort; car ils avoient cru d'abord que ce n'étoit qu'un parti qui vouloit jeter un secours dans la place; mais quand ils virent toute l'armée ils se rangèrent en ordre de combat, et lors le canon commença des deux côtés à se faire entendre jusqu'à la nuit, durant laquelle les deux armées demeurèrent en bataille Lune devant l'autre, et le jour ne commença pas plutôt à paroître que l'artillerie recommença son bruit. Le 19 de mai, cinq jours après la mort du Roi, la bataille se donna qui fut commencée par Gassion, lequel chargea l'aile gauche des Espagnols durant que le maréchal de L'Hôpital et La Ferté attaquoient l'autre. L'événement fut différent des deux côtés parce que les Espagnols rompirent l'aile gauche des François, blessèrent le maréchal de L'Hôpital, prirent prisonnier La Ferté et se rendirent maîtres du canon; mais, de l'autre côté Gassion ayant renversé les premiers escadrons espagnols, les poussa dans la seconde ligne qu'il mit en déroute; et lors les poussant avec vigueur, il les força de tourner le dos et de prendre la fuite; mais, au lieu de les poursuivre, il les laissa sauver et fut bride en main ralliant toutes ses troupes, et les remettant en bataille, parce qu'il aperçut le désordre des siens dans l'autre aile, et les Espagnols victorieux qui, n'ayant pas la même précaution qu'il avoit, pilloient le bagage comme s'ils n'eussent plus rien à craindre. Alors il fit faire demi-tour à droite et marcha pour les prendre par derrière. Cependant le duc d'Enghien manda à Sirot qui commandoit le corps de réserve de donner et de secourir le maréchal de L'Hôpital; mais il répondit qu'il n'étoit pas temps, et le duc arrivant là-dessus, il lui fit voir l'état des choses, et comme Gassion, après avoir battu l'aile gauche des Espagnols, alloit attaquer l'autre par derrière, qu'il falloit avoir un peu de patience, ce que le Duc trouva bon. Et aussitôt que Gassion chargea d'un côté, Sirot en fit autant de l'autre; de sorte que les Espagnols surpris ne songeant qu'à piller et croyant la victoire à eux, furent facilement défaits, tellement que de victorieux ils devinrent vaincus en un moment, car ils ne se purent jamais rallier, et toute cette aile fut tuée ou prisonnière. La Ferté-Seneterre, prisonnier, fut délivré, le canon repris, et toute l'armée entièrement défaite. Il n'y eut que l'infanterie espagnole naturelle qui tint ferme jusqu'au bout; car elle serra tellement ses bataillons, hérissant les piques contre la cavalerie, qu'on fut contraint de faite rouler du canon pour la rompre. Mais voyant la bataille perdue, et qu'il n'y avoit plus de ressource, ceux qui la commandoient aux premiers coups de canon demandèrent quartier, qui leur fut accordé avec éloge. Le comte de Fontaines, lieutenant général de l'armée, fut tué dans sa chaise, dans laquelle on le portoit à cause de la goutte. Toute la campagne étoit couverte de morts et il y eut sept mille prisonniers. Tout le canon, bagages et drapeaux des Espagnols furent pris, et par cette grande victoire le duc d'Enghien commença d'acquérir cette grande réputation, qu'il a depuis augmentée par quantité d'autres qui ont suivi celle-ci; et il signala le commencement de Louis XIV par le gain de cette bataille, comme un présage de la grandeur future de la prospérité de ce jeune monarque.»
Remarquons d'abord que l'ensemble de l'affaire est ici assez mal présenté, et que les principales circonstances n'y sont point. Montglat n'était pas à Rocroi, il n'a rien vu par lui-même, et ne parle que sur des ouï-dire.
1o Évidemment Montglat représente ici la vieille école militaire, le parti qui ne voulait pas que le jeune duc livrât bataille; il va même plus loin que le maréchal de L'Hôpital, car celui-ci était au moins d'avis de secourir Rocroi; tandis que Montglat déclare nettement qu'il fallait laisser prendre la place et se borner à couvrir la frontière. Mais comme le général espagnol marchait sur Paris qui déjà prenait l'épouvante, pour l'empêcher de passer après avoir pris Rocroi, on ne pouvait qu'accepter l'engagement qu'il cherchait lui-même, ou lui faire une guerre de guérillas, fort bonne en Espagne, mais peu compatible avec le génie français et qui eût déshonoré l'armée sans sauver la France. Une affaire sérieuse était donc inévitable: il ne s'agissait que d'en bien choisir le moment et le théâtre. Montglat ne semble pas se faire une idée juste de l'immense avantage que donne à la guerre la supériorité d'un général sur un autre, et de ce que pouvait Condé contre Mélos, avec une armée assez nombreuse et parfaitement exercée et aguerrie. Il n'a pas l'air de se douter qu'un jour de retard pouvait être mortel en grossissant l'armée ennemie des quatre ou six mille hommes du général Bock, vieux soldat, aussi expérimenté que don Francisco de Mélos l'était peu, et qui, joint au vaillant comte de Fontaines, eût mis un grand poids dans la balance.
2o L'austère historien ne dit pas un seul mot de la faute de La Ferté. L'a-t-il ignorée, ou bien a-t-il voulu couvrir les torts de tous ceux qui étaient opposés à la bataille et aux desseins de Condé?
3o Il ne parle pas non plus de la conduite de La Vallière, maréchal de bataille de l'armée, qui prit sur lui de commander à la réserve de ne pas avancer, et de se borner à recueillir et sauver les débris de l'armée.
4o Il suppose qu'on eut de la peine à persuader à Sirot de marcher au secours de L'Hôpital, tandis que le contraire est avéré, et que le nom de Sirot est attaché à la fière réponse que l'intrépide commandant de la réserve fit à La Vallière: «Non, la bataille n'est pas perdue, puisque Sirot et ses compagnons n'ont pas encore combattu.»
5o Mais que dire du triste rôle que Montglat fait jouer à Condé? Il l'efface entièrement et comme capitaine et même comme soldat: il ne le fait intervenir dans toute la bataille que pour demander à Sirot de faire donner sa réserve, ce que Sirot refuse en disant qu'il n'est pas encore temps et qu'il faut prendre patience. Ce n'est plus Condé qui, à la tête de l'aile droite française enfonce et disperse avec Gassion l'aile gauche espagnole; ce n'est plus lui qui, arrivé à une certaine hauteur du champ de bataille, laisse Gassion poursuivre les fuyards, et se jette sur l'infanterie wallonne et italienne; ce n'est plus lui qui, apprenant la déroute de son aile gauche, vole à son secours en se précipitant sur les derrières de la cavalerie espagnole victorieuse. Gassion seul aurait conçu et exécuté tout cela; en vérité, nous aurions autant aimé que Montglat eût affirmé que Condé n'assistait pas à la bataille de Rocroi, puisqu'il l'y fait assister pour n'y prendre aucune part. Montglat prétend que Gassion, vainqueur à l'aile droite, «aperçut le désordre des siens dans l'autre aile et les Espagnols victorieux, et qu'alors il fit faire demi-tour à droite et marcha pour les prendre par derrière.» D'abord ce n'est pas a droite qu'il faut dire, c'est à gauche, erreur un peu forte. Prenez garde aussi à cette expression singulière: «il aperçut le désordre des siens dans l'autre aile.» Gassion commandait l'aile droite française sous Condé: il aurait donc pu, à la rigueur, appeler siens les soldats de cette aile; mais Condé seul pouvait appeler ainsi tous les soldats de l'armée, même ceux de l'aile gauche; en sorte que nous serions tenté de soupçonner ici quelque vice de copie, si nous ne connaissions l'exactitude du premier éditeur de ces Mémoires, le Père Bougeant, et si en allant consulter le manuscrit autographe à la Bibliothèque nationale, ancien fonds français, no 9215, 3, in-fol., p. 127, nous ne nous étions assuré que ce passage appartient très réellement à Montglat.
En recherchant l'origine d'une si étrange calomnie qui n'a pas même osé se produire dans les libelles enfantés par la Fronde, voici la conjecture qui nous est venue à l'esprit. Condé était tout jeune à sa première campagne; il prit une grande confiance dans Gassion dont l'audace flattait la sienne, et qui l'aida de ses conseils et de son expérience avant et probablement aussi pendant la bataille. Gassion s'y conduisit à merveille ainsi que Sirot, et le grand cœur de Condé se complut à leur attribuer la victoire. Gassion, qui était sans foi et d'une vanité plus que gasconne, lorsqu'un peu plus tard il se brouilla avec Condé, aura-t-il tourné la générosité du jeune Prince contre elle-même, et répandu le bruit que c'était lui, Gassion, qui avait tout fait à Rocroi, et Montglat, qui n'aimait pas Condé, aura-t-il recueilli et transporté ce bruit dans ses Mémoires? Quoi qu'il en soit, hâtons-nous de dire que l'historien même de Gassion n'a pas une telle prétention pour son héros. Dans l'Histoire du maréchal de Gassion, 2 vol. in-12, Amsterdam, 1696, la célèbre manœuvre n'est pas attribuée à Gassion, car elle n'est point indiquée; voy. t. Ier, p. 213. Un autre ouvrage du même temps, imprimé aussi en Hollande, Histoire des comtes de Flandres, La Haye, 1698, p. 365, suit la tradition commune: «Les deux armées s'étant mêlées d'abord avec beaucoup de chaleur, l'aile droite des Espagnols enfonça l'aile gauche des Français pendant que les deux autres ailes opposées combattoient avec un succès tout différent. Le duc d'Enghien, ayant mis en fuite l'aile que conduisoit le duc d'Albuquerque, au lieu de poursuivre les fuyards, vint prendre par derrière l'aile victorieuse d'Espagne, etc.» Il est certain que Gassion était avec Condé et commandait sous lui l'aile droite française, et que tous deux culbutèrent ensemble l'aile gauche espagnole. Quand, après avoir renversé Albuquerque, ils furent arrivés au haut du champ de bataille, que se passa-t-il entre eux? Là, le général de division donna-t-il au général en chef le conseil de tourner à gauche, et de se porter sur les derrières de l'aile droite de l'ennemi? Nous l'ignorons, Dieu seul le sait, nul ne l'a dit, à notre connaissance, et la vraisemblance n'y est pas; car si Gassion eût conseillé cette manœuvre, il serait resté avec Condé pour l'exécuter; or, il n'est pas contesté que Condé donna l'ordre à Gassion de poursuivre les fuyards, de les empêcher de se reformer, et aussi de surveiller l'approche menaçante de Beck, tandis que lui-même se chargeait d'attaquer en flanc l'infanterie des Espagnols et de tomber sur les derrières de leur cavalerie triomphante.
Gassion, comme Sirot, était un excellent officier, remarquable surtout par l'activité et l'audace, mais ce n'était pas un capitaine, et Condé était né général. Il avait l'instinct et le génie des grandes manœuvres, et celle-là fut toujours sa manœuvre favorite. Il l'employa l'année suivante à Fribourg, lorsqu'il envoya Turenne à travers des montagnes prendre en flanc et par derrière l'armée bavaroise: pourquoi ne l'aurait-il pas essayée un an auparavant à Rocroi?
Si c'était Gassion qui eût, non pas seulement conseillé, mais exécuté cette charge brillante et décisive, ce qui est l'hypothèse de Montglat, toute l'armée l'aurait bien vu, toute l'armée l'aurait dit, comme on a bien dit que Sirot, en marchant avec sa réserve au secours de La Ferté et de L'Hôpital, a rétabli le combat et donné à Condé le temps d'arriver. Comment le jeune prince eût-il eu l'impudence d'enlever cet honneur à Gassion et de se l'attribuer à lui-même?
S'il y a un trait du caractère de Condé sur lequel tout le monde s'accorde, ennemis et amis, c'est son incomparable modestie. Nous nous bornerons à citer deux hommes, bien plus portés à la critique qu'à l'admiration, qui tous deux ont servi sous ses ordres, et le connaissaient parfaitement. Bussy, dans ses Mémoires, raconte, tome Ier, page 149, qu'au siége si meurtrier de Mardyck, étant à la tranchée, Condé eut le visage tout brûlé par un soldat qui passait auprès de lui ayant sous le bras de la poudre qui s'enflamma. La Gazette crut lui faire un grand honneur en attribuant cet accident à une grenade lancée par les ennemis; mais, dit Bussy, «lui-même s'en moquoit, car personne n'a jamais fait si peu de cas de la fausse gloire.» Saint-Évremond parle de même dans son Parallèle de M. le Prince et de M. de Turenne: «M. le Prince s'anime avec ardeur aux grandes choses, jouit de sa gloire sans vanité, reçoit la flatterie avec dégoût. S'il prend plaisir qu'on le loue, ce n'est pas la louange de ses actions, c'est la délicatesse de la louange qui lui fait sentir quelque douceur.» Et celui dont la modestie a reçu et mérité de tels éloges, aurait commencé sa carrière par le plus honteux mensonge! Celui qui refusait d'écrire ses Mémoires pour ne pas dire du bien de lui et du mal des autres, aurait laissé imprimer en 1673 et dédier à son fils une relation de la bataille de Rocroi, attribuée à un de ses aides de camp et de ses meilleurs amis, où, à la face de la France et de l'Europe, devant Turenne et devant Luxembourg, par une recherche et un raffinement de basse flatterie, on eût écrit des phrases aussi fortes que celles-ci sans qu'elles eussent aucun fondement: «Le duc d'Enghien voyant les troupes qui formaient l'aile gauche de l'ennemi prendre la fuite, commanda à Gassion de les poursuivre et tourna tout court contre l'infanterie (ce qui veut bien dire que Gassion, dès ce moment, ne fut plus avec lui)... Il avoit passé sur le ventre à toute l'infanterie wallonne et allemande, et l'infanterie italienne avoit pris la fuite, quand il s'aperçut de la déroute du maréchal de L'Hôpital; alors il vit bien que le gain de la bataille dépendoit entièrement des troupes qu'il avoit auprès de lui: à l'instant il cesse de poursuivre cette infanterie, et marche par derrière les bataillons espagnols contre leur cavalerie qui donnoit la chasse à l'aile gauche de l'armée françoise, et trouvant leurs escadrons débandés, il acheva facilement de les rompre. La Ferté-Seneterre, qui avoit été pris dans la déroute de l'aile gauche, fut trouvé blessé de plusieurs coups et dégagé par une charge que fit le duc d'Enghien. Ainsi l'aile droite des Espagnols qui s'étoit débandée en poursuivant la françoise ne jouit pas longtemps de sa victoire. Ceux qui poursuivoient se mirent à fuir eux-mêmes, et Gassion (il était donc sur une autre partie du champ de bataille et n'avait pas accompagné Condé) les rencontrant dans leur fuite, les tailla généralement en pièces.... Rien ne parut si admirable que cette présence d'esprit et ce sang-froid que le duc d'Enghien conserva dans la plus grande chaleur du combat, particulièrement lorsque l'aile gauche des ennemis fut rompue; car au lieu de s'emporter à la poursuivre, il tourna sur leur infanterie; par cette retenue, il empêcha ses troupes de se débander, et se trouva en état d'attaquer avec avantage la cavalerie des Espagnols qui se croyoit victorieuse.»
Montglat, en 1673, quelque temps avant sa mort, et lorsqu'il mettait la dernière main à ses Mémoires, dut lire aussi ces passages de la relation de La Moussaye et en être frappé comme nous. En affirmant le contraire, en s'élevant seul contre d'unanimes témoignages, lui qui n'était pas à Rocroi, comment n'a-t-il pas senti le besoin d'apporter quelques preuves, de citer quelque autorité, et de s'absoudre lui-même en accusant Condé?
Arrêtons-nous un moment à un ouvrage que nous avons déjà plusieurs fois cité, l'Essai sur la cavalerie tant ancienne que moderne, Paris, 1756, in-4o, excellent traité théorique et pratique, dont l'auteur (M. d'Autheville), choisissant au chapitre XXX la bataille de Rocroi pour montrer quels éminents services peut rendre la cavalerie, donne un nouveau récit très étendu de cette bataille. Il se fonde en général sur la relation de La Moussaye «qu'a écrite d'après lui, dit-il, plus élégamment que militairement M. Chapelle», contraire en cela à tout le monde et à Bussy, excellent juge en pareille matière. Il ajoute plusieurs détails qui ne sont pas ailleurs, mais sans alléguer ses autorités; par exemple, il affirme que le comte de Fontaines fut tué dans la mêlée «d'un coup que lui tira Gueimy, capitaine dans le régiment de Persan.» Selon l'auteur, «on a souvent ouï dire à Condé dans le courant de sa vie que l'action qui l'avoit le plus flatté étoit la bataille de Rocroi; il la regardoit comme son chef-d'œuvre.» Nous ignorons aussi sur quel témoignage il prétend que le jeune Bouteville, âgé de quinze ans, prit à Rocroi sa première leçon militaire: on croit généralement que le vainqueur de Nerwinde fit sa première campagne en Catalogne en 1647, ayant alors dix-neuf ans.
D'Autheville démontre à merveille que c'est la cavalerie qui porta tous les coups décisifs à Rocroi. 1o C'est elle qui, au début, balaya et détruisit le corps de mousquetaires placés dans le petit bois à la droite de l'armée française et destinés à faire une diversion puissante si, par une aveugle impétuosité, négligeant de fouiller ce bois, Condé se fût d'abord précipité sur la cavalerie du duc d'Albuquerque. 2o C'est elle qui après avoir, avec sa première ligne, dispersé Albuquerque et entamé l'infanterie wallonne et italienne, fournit à Condé une seconde ligne intacte avec laquelle il put exécuter la fameuse manœuvre. 3o C'est elle enfin qui, toute fatiguée et harassée qu'elle était, put charger le bataillon carré du comte de Fontaines, en attendant Sirot et Gassion. Quant à la manœuvre qui décida la victoire, l'auteur l'attribue tout entière à Condé seul; il n'y mêle en aucune manière Gassion, qui auparavant avait été envoyé pour surveiller et contenir Beck.
«Le prince de Condé, que la rapidité du succès avoit conduit bien avant sur les derrières de l'ennemi, vit la déroute de la cavalerie de son aile gauche, et le grand avantage que commençoit à prendre sur son infanterie la cavalerie d'Espagne; et dans cet instant de la plus grande chaleur du combat, donnant, comme Alexandre à la bataille d'Ipsus, des marques d'une présence d'esprit admirable, il abandonna cette infanterie dont il défaisoit les bataillons l'un après l'autre, pour voler au secours de la sienne et rappeler sa cavalerie au combat: il coula avec ses escadrons, qu'il reforma en marchant derrière les bataillons ennemis, et faisant un à-gauche lorsqu'il a débordé leur flanc droit, il joint leur cavalerie qu'il trouve débandée, la charge, la renverse, lui enlève les prisonniers qu'elle avoit faits, du nombre desquels étoit La Ferté-Seneterre, reprend le canon, et rétablit l'ordre dans ses bataillons à demi vaincus. Sirot, qui s'étoit avancé avec sa réserve, favorisa la prompte expédition du Prince en ralliant les cavaliers françois, et arrêtant l'ennemi qui les poursuivoit.»
Après avoir à peu près rassemblé toutes les relations françaises, nous aurions fort désiré connaître et donner la relation espagnole, la dépêche que Francisco de Mélos dut écrire à son gouvernement pour lui annoncer la défaite qu'il venait d'essuyer, en expliquer les causes, et marquer ses principales circonstances. Il eût été précieux, après avoir entendu les vainqueurs, d'entendre aussi les vaincus. Nous avons donc fait rechercher à Madrid, aux Archives du ministère de la guerre, un récit quelconque de la mémorable journée. Tous nos efforts ont été inutiles. On nous a fait dire qu'il y avait eu en effet au ministère de la guerre une relation de la bataille de Rocroi, mais qu'elle avait été prêtée, au XVIIIe siècle, à un officier général qui s'en devait servir pour une histoire militaire de l'Espagne. Cet officier n'a point publié l'histoire qu'il avait entreprise, et n'a pas rendu les papiers qui lui avaient été prêtés. Ainsi toute espérance est interdite de ce côté. La seule trace espagnole qui subsiste de l'affaire de Rocroi se trouve dans un ouvrage intitulé: Semanario erudito, Madrid, 1790, sorte de revue rétrospective où l'on a publié les nouvelles militaires données autrefois par un officier général, don Pellicar y Tobar, dans les années 1640, 1641, 1642, 1643 et 1644. Nous traduisons ici le peu de lignes qui nous intéressent, t. XXXIII, p. 31-32:
Résumons en peu de mots les fautes du général espagnol et les mérites du général français.
I. Mélos aurait dû s'efforcer seulement de prendre Rocroi, ce qui, au début d'une campagne, eût été un événement très considérable; sauf plus tard à livrer la bataille après avoir rallié Beck et en s'appuyant à la forteresse. En ce cas, il fallait défendre le défilé qui seul menait à la plaine de Rocroi, et pendant ce temps réduire la place dont la prise était inévitable, puisque tous les dehors étaient déjà emportés. La défense de ce défilé n'était pas difficile, car les Espagnols occupaient une hauteur fort avantageuse; position admirable qu'il fallait garder, non pas avec cinquante cavaliers, mais avec de l'infanterie et de l'artillerie, tandis que la cavalerie, qui était la principale force de l'armée française et l'arme favorite de Condé, n'eût pu être d'un grand usage. La prise de Rocroi et la résistance triomphante au défilé eussent brillamment ouvert la campagne, encouragé les Espagnols et jeté la consternation dans Paris.
II. Si Mélos voulait une bataille, il ne devait pas moins défendre le défilé jusqu'à ce qu'il eût été rejoint par les quatre ou six mille cavaliers de Beck, selon la règle inviolable de combattre avec le plus de forces possible et sans en laisser aucune inutile.
III. Quand, au début de l'affaire, La Ferté-Seneterre, par une impétuosité ou une jalousie également déplorable, entraîna la gauche de l'armée française, en laissant le centre, l'infanterie, entièrement à découvert, Mélos devait se jeter vite dans cet intervalle, l'occuper en force, couper notre armée et écraser notre gauche. Rien n'était plus aisé: le mouvement imprudent de La Ferté qui devait amener un désastre, n'a pas été mis à profit.
IV. Mais la grande faute, la faute radicale de Mélos est de n'avoir pas fait usage de ses meilleures troupes, de la vieille infanterie espagnole. Il en aurait dû former un corps de réserve à la fois solide et mobile, pour le porter partout où il en aurait eu besoin. Il eût pu d'abord l'opposer à l'attaque de flanc de Condé, ou bien le lancer après lui quand il traversa l'armée espagnole pour aller au secours de sa gauche et de son centre. Un pareil corps, soutenu par l'excellente cavalerie de Beck, était capable de décider la victoire, ou du moins il rendait un désastre impossible, même après une bataille perdue. C'est l'absence de la cavalerie de Beck qui désespéra l'infanterie de Fontaines. A force de ménager cette belle infanterie pendant toute la bataille, à la fin elle se trouva inutile, et, comme nous l'avons dit, elle n'eut plus qu'à mourir.
Tout au contraire, plus on étudie la conduite de Condé, plus on la trouve de tout point admirable, et ce qu'il y a d'audace extraordinaire ne paraît, à la réflexion, que le calcul sûr et rapide d'un esprit supérieur.
Avant tout, il sut connaître à qui il avait affaire, et agir en conséquence.
I. Il voulut la bataille, et il eut raison. Il comprit qu'au début d'un règne, devant une coalition formidable, dans l'ébranlement de toutes nos alliances, Rocroi débloqué ne suffisait pas, ne remédiait à rien, et que tôt ou tard il en fallait venir à une affaire sérieuse.
II. Or, voulant la bataille, il la devait vouloir prompte, pour ne pas donner à Beck le temps d'arriver.
III. Dans la bataille, la fameuse manœuvre réussit, parce que l'attaque fut faite sur le point convenable, sur la partie de l'armée ennemie qui, composée d'un ramassis de troupes étrangères, ne devait pas faire grande résistance.
IV. Il ne faut pas oublier l'ordre donné à Sirot d'engager tout le corps de réserve et de rétablir le combat à tout prix, ce qui est juste l'opposé de la conduite de Mélos à l'égard de sa réserve.
Ainsi que nous l'avons dit, toutes ces résolutions audacieuses sont des calculs que la raison la plus solide justifie, mais hâtons-nous d'ajouter qu'elle ne suffirait point à les inspirer. Il faut ici avec une raison forte une âme d'une trempe particulière, capable sans doute de saisir nettement le nœud d'une affaire mais bien décidée à le trancher à tout prix, comme César à Munda et Bonaparte à Arcole. C'est surtout à la guerre que les grandes pensées viennent du cœur.
On dit, et nous le croyons aisément, que Condé aimait sa victoire de Rocroi de préférence à toutes les autres. C'est là en effet qu'il se découvrit en quelque sorte lui-même, qu'il trouva sa manière de faire la guerre, et put entrevoir toute sa carrière à vingt-deux ans. Et puis, y a-t-il rien de comparable aux premiers rayons de la gloire? Ils sont presque aussi doux que les premiers feux de l'amour. Qu'est-ce donc lorsqu'ils se rencontrent ensemble! Rocroi et Mlle Du Vigean ont dû être jusqu'à la fin de sa vie les deux plus grands souvenirs de Condé.
III
LETTRES NOUVELLES DE MADAME DE LONGUEVILLE
Nous avons publié dans le texte diverses lettres et écrits de Mme de Longueville qui n'avaient jamais vu le jour: dans le chapitre Ier, un billet à la mère Agnès, de l'année 1637 ou 1638; dans le chapitre IIe, deux pièces de vers; dans l'Appendice, la déposition sur la mère Madeleine de Saint-Joseph, qui est de l'année 1647. Nous joignons ici quelques autres billets qui épuisent la très petite collection de lettres que nous avons pu rassembler de Mme de Longueville jusqu'à la Fronde.
Ce premier billet est comme la suite de celui que nous avons donné dans le chapitre Ier. Il est aussi adressé à la mère Agnès, et nous le devons, ainsi que l'autre, aux dames Carmélites:
«A ma sœur Agnès.
«Ma très chère sœur, je vous écris ce petit mot pour vous supplier de m'envoyer un petit morceau de linge qui a trempé dans le sang de notre bienheureuse mère. Il m'est venu pensée d'en mettre sur la tête de ce pauvre garçon qui est malade. Je pense que le Picart vous a dit qui c'est. Il a entièrement perdu le jugement, et il mourra peut-être sans confession si Dieu ne l'assiste. Je voudrois bien que notre bienheureuse mère lui fît revenir la raison jusqu'à ce qu'il fût confessé.
Je n'ai dit à personne que j'avois le dessein d'envoyer querir ce linge. S'il fait l'effet que je désire, je le dirai. Mais si Dieu ne fait point ce miracle par l'intercession de notre bienheureuse mère, je n'en parlerai point. Dites-le, s'il vous plaît, à notre mère, et croyez que je suis, ma très chère sœur, votre très humble sœur et servante.
Mandez-moi quand le tableau de notre bienheureuse mère sera fait.»
Nous avons dit, chap. IIe, que pendant toute sa jeunesse, Mme de Longueville montra les plus grands égards pour Esprit, de l'Académie française, et qu'elle le recommanda à Mazarin pour un bénéfice. Voici ce billet de recommandation[622]:
«13 octobre 1645[623].
«Monsieur,
«Ayant appris que vous êtes sur le point de faire la distribution des bénéfices, encore que je ne doute point que vous n'ayez assez de bonté pour vous souvenir en ce rencontre de la supplication que je vous ai faite pour M. Esprit, je ne laisse pourtant pas de vous supplier encore de ne le pas oublier, et de croire que je vous en serai intimement obligée. Je suis honteuse de vous importuner encore d'une chose de laquelle je vous ai déjà parlé; mais la confiance que j'ai en votre bonté me fait prendre plus aisément cette liberté. Je suis, Monsieur, votre très humble et obéissante servante,
Anne de Bourbon.»
Nous trouvons parmi les Lettres françoises de Mazarin, Bibliothèque Mazarine, la réponse de Mazarin, fol. 459:
«Octobre 1645.
«Madame, j'ai tant de motifs de rechercher les occasions de vous servir, qu'il ne s'en présentera jamais dont je ne profite avec joie, et je ne vous saurois être plus sensiblement obligé que de me donner lieu, en m'honorant de vos commandements, de vous rendre des preuves de cette vérité. Cependant, Madame, vous me permettrez un peu de me plaindre de la créance que vous avez eue qu'il fût besoin d'une recharge pour me faire ressouvenir des intérêts de M. Esprit, dans la distribution des bénéfices, après la recommandation que vous m'en aviez faite. Je vous supplie de croire que tout ce qui vient de votre part m'est en trop de vénération pour en faire si peu de cas, et qu'il y aura une impossibilité absolue aux choses que vous désirerez de moi, lorsque je ne vous procurerai pas une entière satisfaction; ne se pouvant rien ajouter au désir que j'ai de mériter par mes services la continuation de l'honneur de votre bienveillance, ni à l'extrême passion avec laquelle je suis, etc.»
Voici encore une assez jolie lettre de Mazarin à Mme de Longueville sur la fin de la grave maladie que son frère, le duc d'Enghien, avait faite après Nortlingen. Ibid., fol. 442:
«19 septembre 1645.
«Madame, je profite de l'occasion de M. de la Rallière que la Reine dépêche à M. le Duc, pour me réjouir du recouvrement d'une santé que je puis dire avec vérité ne m'être pas moins chère qu'à vous-même. Je vous avoue que j'ai été un de ceux qui ont aidé à vous tromper en célant sa maladie, mais j'en attends plutôt des remerciements que des reproches, puisque nous avons pris pour nous toutes les peines et les inquiétudes, qui certainement ont été grandes, et nous n'avons voulu partager avec vous que la réjouissance. Je vous proteste, Madame, que la mienne est au dernier point, et que pour me la procurer j'aurois bien gaiement donné une partie de mon sang. C'est ce que j'ai voulu avoir le bien de vous témoigner par ces lignes que je finis par l'excuse que je vous fais qu'elles ne sont pas de ma main; j'entends si peu l'orthographe que vous auriez eu trop de peine à déchiffrer avec quels sentiments de respect et de passion je suis, etc.»
Les deux lettres qui suivent sont adressées à M. le Prince, Henri de Bourbon, IIe du nom. Nous les tenons de Monseigneur le duc d'Aumale, qui a bien voulu les tirer pour nous des archives de la maison de Condé. La première est évidemment de l'automne de 1642, quelques mois après le mariage de Mlle de Bourbon avec M. de Longueville, lorsqu'elle eut la petite vérole, et que son mari fut envoyé en Italie pour prendre le commandement de l'armée à la place du duc de Bouillon, arrêté et emprisonné, voyez chap. III. Mme de Longueville, à laquelle son mari écrivait souvent, donnait des nouvelles à son père, M. le Prince, alors éloigné aussi, et qui avait été chargé par le cardinal de Richelieu d'une petite expédition militaire où il ne réussit guère. La seconde lettre se rapporte au déplaisir que M. le Prince ressentit de ce peu de succès.
«De Paris, ce 13e novembre (1642).
«Monsieur,
«Pour obéir au commandement que vous me fîtes en partant de Paris de vous mander des nouvelles de M. de Longueville, je vous dirai qu'il est arrivé un courrier qui partit le premier de ce mois qui nous a donné beaucoup de joie, nous apprenant que les ennemis, qui avoient été trois ou quatre fois à une portée de mousquet des retranchements, et tout près, à ce que l'on croyoit, de les vouloir attaquer, se sont retirés dans le Milanais, et ont laissé tous les passages, par lesquels les vivres et les munitions devoient venir, entièrement libres, de sorte qu'on ne doute plus de la prise de Tortose. La mine n'avoit pas encore joué, comme l'on nous l'avoit dit, mais ce devoit être bientôt. J'attends avec une extrême impatience le succès de cette affaire, espérant avec toute sorte d'apparence qu'il sera tel que nous le demandons à Dieu. Je ne manquerai pas, Monsieur, de vous rendre compte de tout ce que j'apprendrai, ainsi que vous me l'avez ordonné, n'ayant point de plus forte passion que celle de vous témoigner par ma très humble obéissance combien je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissante fille et servante,
Anne de Bourbon.».
«Monsieur,
«Je croirois manquer à mon devoir si je ne vous témoignois par cette lettre l'extrême déplaisir que j'ai reçu du mauvais succès que vous avez eu. Ce qui m'en afflige le plus est la crainte que j'ai que vous n'en soyez malade. J'ose vous supplier très humblement de ne vous point affliger, et de croire que je n'ai pas tant ressenti la peine de mon mal que du déplaisir que je sais que vous avez. Je vous rends grâces très humbles de l'honneur que vous m'avez fait de songer à ma maladie avec tant de soin et de bonté. Je suis, Dieu merci, à cette heure, en état de vous rendre tous les services que je vous dois. Je vous supplie très humblement de croire que je ne manquerai jamais à vous témoigner par mes obéissances avec combien de passion et de respect je suis, Monsieur, votre très humble et obéissante fille et servante,
Anne de Bourbon/»
«Ce 18e novembre.»
Nous savions que Mme de Longueville et les deux sœurs Louise Marie et Anne de Gonzague, étant parentes, avaient dû se connaître beaucoup, et nous publierons un jour une correspondance intime et très curieuse de Mme de Longueville et de la princesse Anne pendant la Fronde, où toutes deux elles étaient si fort engagées. Ici nous rencontrons la trace d'une relation assez étroite entre Mme de Longueville et la princesse Marie. Celle-ci venait d'être choisie pour être reine de Pologne, grâce à la protection de Mme la Princesse et du duc d'Enghien[624]. Avant son départ, elle avait été passer une partie de l'été de 1645, à Trie, belle terre des Longueville, où elle avait appris la bataille et la victoire de Nortlingen. Elle s'était empressée d'en écrire une lettre de félicitation à la sœur du victorieux, alors à Paris. Voici la réponse de Mme de Longueville, que nous devons encore à la gracieuse bienveillance de Monseigneur le duc d'Aumale:
«A Madame la princesse Marie.
«Du 23e août 1645.
«Je vous suis très redevable de la bonté que vous avez eue de prendre part à la joie que le bonheur de Monsieur mon frère m'a donnée. C'est une marque très obligeante de l'honneur que vous me faites de m'aimer, que je n'ai point de paroles pour vous exprimer le ressentiment que j'en ai. Je crois que vous ne doutez pas de ma reconnoissance là-dessus; c'est pourquoi j'en quitterai le discours pour vous donner des nouvelles de M. le maréchal de Gramont, comme vous me l'ordonnez. Je vous dirai donc qu'il est prisonnier[625], mais pas blessé, à ce que l'on m'a assuré. On espère que sa prison ne sera pas longue. Car nous avons pris le général Glen[626], contre lequel on croit qu'on l'échangera promptement, les ennemis ayant grand besoin d'un homme de commandement parmi eux, et ayant perdu par la mort de Mercy et par la prison de celui-ci tous les plus considérables qu'ils eussent; ce qui fait croire qu'ils ne feront nulle difficulté de rendre M. le maréchal de Gramont contre Glen, que l'on leur devoit offrir tout à l'heure. Voilà tout ce que j'en ai appris. La pauvre Mme Montausier est fort affligée de Pisany[627], à ce que l'on m'a dit. Je suis ravie que Trie vous soit agréable et que le séjour ne vous en soit pas incommode. Je souhaite pourtant de tout mon cœur que vous le quittiez bientôt, afin qu'en vous voyant souvent on puisse profiter du temps qui reste à vous avoir encore ici.»
Les Carmélites ne s'étaient pas contentées de faire écrire à la princesse Marie, devenue Reine de Pologne, par Mlle d'Épernon, pour obtenir sa protection auprès du Pape dans l'affaire de la béatification de la mère de Saint-Joseph, comme nous l'apprennent les deux lettres de la Reine de Pologne, publiées plus haut, p. 402; elles avaient employé auprès d'elle Mme de Longueville, qui n'avait pas manqué de presser vivement son illustre amie de s'associer à ses démarches, et lui avait même adressé un modèle des lettres qu'elle devait écrire à son ambassadeur à Rome et au Saint-Père[628].
«A la Reine de Pologne et de Suède.
«De Paris, ce 17e octobre (1647[629]).
«Mon accouchement m'a empêchée de témoigner plus tôt à Votre Majesté la part que j'ai prise au déplaisir qu'elle a reçu de la perte du prince son beau-fils, et voici la première lettre que j'ai été en état d'écrire depuis ce temps, qui me servira aussi, Madame, à faire une très humble supplication à Votre Majesté, qui est de vouloir écrire au Pape et à l'ambassadeur de V. M. en faveur de la béatification de la bienheureuse mère Madeleine, que V. M. a connue au grand couvent des Carmélites de Paris. Je lui envoie la teneur des lettres qu'elles lui demandent, et la supplie très humblement, si elle leur accorde cette grâce, de me les envoyer quand V. M. les aura écrites, afin que je les envoie à celui qui est chargé de cette affaire, qui les rendra à l'ambassadeur de V. M. quand il sera temps d'agir pour la faire réussir. Et comme il y a dans la lettre que V. M. doit écrire à son ambassadeur de faire constituer des procureurs, ce n'est que pour fortifier la chose; car on ne prétend point obliger V. M. à aucun soin ni à aucune dépense, les Carmélites du grand couvent se chargeant de l'un et de l'autre. Le Roy, la Reine et la Reine d'Angleterre leur ont fait le même honneur que je vous demande pour elles, et duquel j'aurai une obligation très sensible à V. M., que je supplie, avec tous les respects que je lui dois, de me conserver quelque petite place dans son cœur, et de me croire sa très obéissante et très passionnée servante,
Anne de Bourbon.»
«Le pauvre La Feuillade a été tué. Je crois que V. M. en sera fâchée.»
FIN DE L'APPENDICE.