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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)

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CHAPITRE XII.
1670-1671.

Madame de Sévigné parle, dans ses lettres, des événements qui se sont passés durant sa nouvelle contestation avec Rabutin.—Louis XIV envoie de nouveaux secours à Candie.—Le duc de Beaufort y périt.—Navailles est disgracié, puis rappelé.—Louis XIV travaille avec succès à la prospérité et à la grandeur de la France.—Il conclut un traité secret avec Charles II—Réside à Saint-Germain en Laye ou à Chambord.—Créqui, par ses ordres, s'empare de la Lorraine.—Pirates d'Alger soumis.—Dunkerque acheté.—Ambassadeurs d'Ardrah, de la côte de Guinée.—Louis XIV fait la visite de places fortes.—Bon état des finances.—Il n'y eut point de fêtes données par Louis XIV à Versailles ni dans la capitale.—Les plaisirs ne sont pas négligés.—Molière compose les Amants magnifiques—Molière est inférieur à Benserade dans les vers qu'il compose pour ce ballet.—Ce fut le dernier où le roi figura.—Vers de Racine auxquels on attribue ce changement.—Il eut d'autres causes plus probables.—La comédie du Bourgeois gentilhomme eut peu de succès à la cour.—Par quelle raison.—Tragédies de Bérénice, composées par Corneille et par Racine, à l'instigation d'Henriette d'Angleterre.—Ce fut un duel littéraire.—Critique des deux pièces par l'abbé Villars, approuvée par madame de Sévigné.—Racine répond avec humeur à cette critique.—Sa pièce de Bérénice est représentée aux noces du duc de Nevers et de mademoiselle de Thianges.—Allusions à Louis XIV, auxquelles la nature du sujet invitait les deux poëtes.—Beaux vers qui s'appliquaient à ce monarque dans la Bérénice de Corneille.—Louis XIV alors admiré et redouté dans toute l'Europe.—Les malheurs de la fin de son règne sont préparés dans les temps de prospérité.—Violence faite à la morale publique par sa liaison avec Montespan.—Le marquis de Montespan est exilé.—La séparation d'avec sa femme est prononcée en justice.—Les deux maîtresses du roi cohabitent ensemble.—Peines qu'en éprouve la Vallière.—Elle se retire aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot.—Mathonnet emprisonné à Pignerol à cause des services rendus à la Vallière.—Montespan déguise ses grossesses et cache ses accouchements.—Ses enfants sont confiés à madame Scarron.—Conduite admirable que tient cette dernière.—Introduite à la cour, elle est peu goûtée du roi.—Le règne des femmes assure celui des favoris.—Louis XIV, pour les affaires d'État, ne se laissait gouverner ni par les uns ni par les autres.—Détails sur les favoris de Louis XIV,—Saint-Aignan,—Dangeau,—d'Armagnac,—Marsillac,—la Feuillade,—Lauzun.—L'exemple que donne Louis XIV l'empêche de réprimer les désordres de son frère et des favoris qui entourent ce dernier.—Madame (Henriette d'Angleterre) demande que le chevalier de Lorraine soit exilé.—Il est éloigné, et, de concert avec d'Effiat et Beuvron, il donne par le poison la mort à Henriette.—Fin cruelle de cette princesse.—Bague d'émeraude qu'en mourant elle donne à Bossuet.—Oraison funèbre qu'il prononce sur la mort de cette princesse.—Louis XIV découvre le complot.—Il acquiert la certitude que son frère l'a ignoré.—Irritation produite en Angleterre par la mort d'Henriette.—Louis XIV est forcé, par sa politique, à la dissimulation.—Il rappelle le chevalier de Lorraine de son exil et épargne ses complices.

Tandis que madame de Sévigné mariait sa fille, qu'elle s'occupait de réconcilier Bussy avec son gendre, la France prospérait; des événements importants avaient lieu sur la grande scène politique. Par patriotisme, par amour pour ses enfants, par ambition pour sa famille, madame de Sévigné y prenait intérêt; mais ce qui se passait autour d'elle à la cour et dans la haute société, dans cette société si avide de gloire, de dignités, de plaisirs, la touchait encore plus vivement. Elle en parle souvent dans ses lettres, ou y fait fréquemment allusion. Pour faire sortir de ses écrits la peinture fidèle du monde au milieu duquel elle a vécu, il est donc nécessaire de faire de l'histoire de ces temps l'objet d'une étude approfondie. Quoique ce sujet ait déjà été traité par nombre d'écrivains, il ne l'a jamais été sous ce point de vue. La vie privée du jeune monarque, des princes de son sang, de ses courtisans, de ses ministres et l'influence exercée par eux sur les mœurs, la religion, la littérature doivent surtout appeler notre attention, non-seulement parce que toutes ces choses sont par elles-mêmes les plus importantes à connaître par leur résultat sur les destinées du pays, mais aussi parce que ce sont celles sur lesquelles madame de Sévigné nous fournit le plus de lumière et qui peuvent le mieux nous faire pénétrer dans le secret de ses pensées, et nous dévoiler les causes les plus cachées des résolutions et des opinions qui lui sont propres ou qui appartiennent aux hommes d'État et aux personnages du grand monde, dont les noms se rencontrent souvent, ou occasionnellement, sous sa plume. Enfin, madame de Sévigné parle souvent des écrivains illustres dont elle était contemporaine et dont la lecture lui était familière; les investigations auxquelles ces lettres et celles qui lui furent adressées donnent lieu nous procurent une intelligence plus complète des chefs-d'œuvre de notre littérature; elles nous instruisent des circonstances et des idées régnantes sous l'empire desquelles les auteurs se sont trouvés placés et des motifs qui les ont dirigés dans leurs compositions.

La troupe de la Feuillade, dans laquelle le jeune de Sévigné avait fait ses premières armes, ne fut pas la seule qui partit du port de Toulon pour aller au secours de Candie. Cédant aux conseils de Turenne, qui secondait les instances de la cour de Rome, à laquelle ce grand capitaine devait la promotion de son neveu au cardinalat, Louis XIV envoya l'année suivante six mille hommes au secoure de Candie; il les plaça sous les ordres du duc de Navailles, et donna le commandement de la flotte au duc de Beaufort [411]. La plupart des braves qui composaient cette petite armée furent massacrés dans une sortie. Le duc de Beaufort, ce héros de la Fronde, périt dans cette action meurtrière; comme on ne put retrouver son corps après le combat, sa mort donna lieu à des fables, qu'on cherchait à rendre probables par le souvenir du rôle qu'il avait autrefois joué. Navailles, pour sauver la flotte et ce qui lui restait de troupes, revint en France; et Candie se rendit peu après son départ. On s'en prit à Navailles du mauvais succès de l'expédition; il fut exilé et forcé à se retirer dans sa terre. Mais il prouva au roi que, dans toute sa conduite, il avait su concilier l'honneur et les intérêts du royaume, et que, bien loin d'avoir mérité d'être blâmé, il aurait dû être récompensé. Louis fut convaincu, et Navailles rentra en grâce [412]: belle preuve d'équité. L'homme tout-puissant qui sait réparer une injustice dont il est l'auteur est encore plus rare que celui qui n'en commet aucune. Quel dommage que Louis XIV n'ait pas été assez maître de ses passions pour être juste envers la femme de Navailles, comme il l'avait été envers lui [413]!

A l'époque où nous sommes arrivés, cette entreprise de Candie fut la seule où Louis XIV échoua. Jamais il ne travailla plus efficacement qu'alors à la prospérité du royaume, à sa grandeur et à sa puissance. Les secours qu'il avait envoyés à Candie ne nuisirent point à ses négociations avec la Porte Ottomane. Son ambassadeur fut reçu à Constantinople avec des honneurs inouïs jusqu'alors; une alliance fut faite avec le sultan. Les pirates d'Alger se virent contraints par la force de respecter le pavillon français; et le commerce de France, en Orient, étendit ses ramifications dans toutes les vastes et riches contrées soumises au croissant; en Occident, dans les deux Amériques; au Midi, jusqu'au fond du golfe de Guinée, d'où l'on vit venir des ambassadeurs d'Ardrah, présenter aux Tuileries le curieux spectacle d'une magnificence sauvage, et s'incliner devant le trône du grand roi [414]. Dunkerque fut acheté à l'Angleterre, et devint un port français [415]. Un traité secret fut conclu avec Charles II, qui mettait, en cas de guerre, toutes les forces britanniques à la disposition du roi de France [416]. Le duc de Lorraine n'exécutait pas ses traités avec la France, et négociait contre elle. Louis XIV envoya aussitôt une armée commandée par le maréchal de Créqui, qui s'empara de Pont-à-Mousson, d'Épinal, de Longwy; et le duc de Lorraine, voyant ses États séquestrés, fut obligé de se retirer à Cologne, et ensuite à Francfort [417]. Des traités avantageux lièrent à la France l'empereur, l'électeur de Cologne, l'évêque de Munster et la Suède [418]. Casimir, roi de Pologne, se démit de sa couronne, vint à Paris, où il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang, et accepta de Louis XIV la dignité ecclésiastique d'abbé de Saint-Germain des Prés.

Louis XIV visita toutes les places de Flandre qu'il avait conquises; et ce voyage, qu'il fit avec une grande pompe et accompagné de beaucoup de troupes, jeta l'inquiétude et la crainte dans toute l'Europe [419]. Il avait, au milieu de la paix, mis ses armées, ses arsenaux sur le pied de guerre, créé une marine formidable, établi un ordre inconnu avant lui dans l'administration de ces deux parties essentielles à la défense de l'État et au soutien de sa puissance. L'administration intérieure n'était pas moins admirable; et celle des finances fut portée à ce degré de perfection que les impôts furent diminués et les recettes augmentées [420]: résultat qui paraît contradictoire et que cependant peut toujours obtenir en temps de paix, dans un grand État, un gouvernement énergique, probe et éclairé.

Occupé de ses vastes projets politiques et guerriers, Louis XIV, cette année, quand il n'était pas aux frontières, résida le plus habituellement à Saint-Germain en Laye et à Chambord. Il n'y eut point de fêtes royales données dans la capitale et à Versailles. De grands travaux furent exécutés dans ce dernier lieu, et de plus fortes sommes que dans aucune des années précédentes furent consacrées à cette prodigieuse création [421]. Mais pour achever le château et le parc il fallait encore vingt ans, et douze ans s'écoulèrent avant que les travaux fussent assez avancés pour que Louis XIV pût s'y établir à demeure [422]. Les plaisirs ne pouvaient se trouver longtemps absents partout où ce jeune monarque était présent. Durant l'hiver de 1670, lorsqu'il était avec toute sa cour à Saint-Germain en Laye, il donna à Molière le sujet d'une pièce fort bien choisi pour amener des ballets et des divertissements nombreux et brillants. Ce but fut atteint par la composition des Amants magnifiques, production que Molière avait jugée ne devoir pas survivre à la circonstance qui y avait donné lieu; il ne la fit point représenter à Paris, et elle ne fut publiée qu'après sa mort [423]. Nous devons remarquer que cette fois les vers des ballets et des intermèdes ne furent pas composés par Benserade, mais par Molière, qui chercha à imiter Benserade dans l'art de tourner avec élégance et facilité des riens spirituels et des à-propos flatteurs, mais qui se montra dans cette lutte inférieur à ce poëte médiocre. Bussy, avec ce tact fin qui caractérise son goût en littérature, en fait la remarque au sujet du ballet de Psyché, qui fut donné l'année suivante [424].

Cette pièce des Amants magnifiques forme époque dans la vie de Louis XIV, parce que ce fut la dernière où il figura en personne dans les ballets et les divertissements que l'on jouait à la cour: il fit le rôle de Neptune et celui du Soleil [425]. D'Armagnac le grand écuyer, le marquis de Villeroi et le marquis de Rassent représentèrent tous trois des dieux marins. Ce changement dans les habitudes du jeune monarque a été généralement attribué à de beaux vers de Racine qui ont été souvent cités à ce sujet. Il semble qu'on ne peut guère douter du fait, puisqu'il est attesté, du vivant de Louis XIV, dans une lettre écrite par Boileau en défense de l'opinion soutenue par lui contre Massillon en faveur de l'utilité de la comédie et du théâtre [426]. Cependant il doit être permis de faire observer que, si tel a été l'effet des vers de Racine, cet effet n'a pas été instantané, puisque la tragédie de Britannicus, où se trouvent ces vers, fut jouée et même imprimée avant la représentation des Amants magnifiques [427]. Ce que nous pouvons affirmer, d'après la connaissance intime de l'histoire littéraire de cette époque et de l'esprit d'adulation qui dominait alors la plume de tous les auteurs à l'égard de Louis XIV, c'est que Racine n'eût jamais écrit des vers qui pussent donner lieu au roi de se faire l'application d'un reproche adressé à Néron, ou que, s'il les eût écrits, il les eût effacés. Si donc les vers de Racine ont empêché Louis XIV, après qu'il les eut entendus, «de danser à aucun ballet, même au temps du carnaval,» comme le prétend Boileau, ce fut contre l'intention de Racine, qui était trop bon courtisan pour avoir la prétention de réformer le roi, surtout en lui faisant l'application de vers tels que ceux-ci [428]:

Quoi donc! ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?

Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire;

Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour toute ambition, pour vertu singulière,

Il excelle à conduire un char dans la carrière,

A disputer des prix indignes de ses mains,

A se donner lui-même en spectacle aux Romains,

A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,

A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.

Si on fait attention que la lettre de Boileau, quoique écrite du vivant de Louis XIV, l'a été trente-sept ans après la première représentation de Britannicus et celle des Amants magnifiques; que c'est une lettre particulière publiée plusieurs années après la mort du monarque et de Boileau lui-même; que cette lettre, adressée à Monchesnay dans le but de faire l'apologie de la comédie, fortement attaquée alors par Bossuet, Massillon, et par tous les grands talents que possédait le clergé de France; que cette lettre, dis-je, n'a peut-être reproduit, en cette circonstance, qu'un bruit vulgaire, dont Boileau, sans en avoir une connaissance particulière et sans chercher à l'approfondir, était bien aise de s'emparer, on sera induit à chercher une autre cause à la résolution de Louis XIV; et il sera facile de trouver un motif plus naturel dans l'âge du monarque, qui modifiait sous ce rapport ses goûts et ses habitudes. L'étiquette pompeuse dont il crut devoir s'entourer à mesure que s'exaltait en lui le sentiment de la dignité royale formait aussi obstacle à ce qu'il s'adonnât à ce genre de divertissements, qui avait eu tant d'attraits pour lui dans son adolescence. D'ailleurs, avec les occupations dont il était surchargé, avait-il le temps d'étudier les rôles d'un ballet et de retenir les vers que Benserade composait? Ajoutons que la complication de ses intrigues amoureuses et de celles de toute sa cour, trop fidèle imitatrice des exemples qu'il lui donnait, jointe aux ménagements que réclamaient la reine et la majesté du trône, ne permettaient plus au poëte de hasarder ces plaisanteries ingénieuses, ces allusions folâtres ou graveleuses dans lesquelles Benserade excellait: elles eussent été des révélations indiscrètes et extravagantes. Ainsi non-seulement on ne vit plus Louis XIV déployer ses grâces, son agilité et son adresse dans les ballets et les carrousels, mais les ballets et les carrousels même cessèrent pendant longtemps. Ils ne recommencèrent que dix ans après la représentation des Amants magnifiques, lorsque le Dauphin fut en âge d'y figurer, et que leur ancienne célébrité fit naître le désir de procurer à l'héritier du trône ces divertissements. Ce fut alors que l'on demanda de nouveau des vers à Benserade pour le Ballet royal du Triomphe de l'Amour, qui fut son dernier ouvrage en ce genre [429].

Le Bourgeois gentilhomme, composé aussi pour amener des ballets et des danses et joué pour la première fois, à Chambord, le 14 octobre 1670, ne fut pas si bien accueilli que les Amants magnifiques; et cependant Molière, dans cette pièce, était rentré dans le domaine de son talent et de la bonne et franche comédie. Des scènes d'un naturel exquis, d'un comique délicieux, mais peu liées entre elles et terminées par une parade grotesque et invraisemblable, ne plurent pas au goût dédaigneux d'une cour que l'auteur du Misanthrope et du Tartufe avait rendue difficile à satisfaire [430].

Mais le principal événement théâtral de l'année fut la lutte qu'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, parvint à établir entre Corneille et Racine [431]. Ces deux grands poëtes, par les instigations de cette princesse, firent représenter chacun en même temps et sur deux théâtres différents une tragédie sur le même sujet. Ce fut un duel, a dit Fontenelle; mais dans ce duel les conditions n'étaient pas égales: l'un des combattants acquérait sans cesse des forces, l'autre avait perdu les siennes. Le Corneille de Tite et Bérénice n'était plus celui du Cid et de Polyeucte; et quoique la troupe de Molière fit tous ses efforts pour faire valoir la nouvelle pièce, elle ne réussit pas. La Bérénice de Racine eut au contraire un succès prodigieux, à la cour comme à la ville. Une actrice admirable, dont on disait que l'auteur était amoureux, fit mieux dans cette pièce que de s'attirer des applaudissements, elle fit répandre d'abondantes larmes [432]. Bérénice devint la pièce en vogue; ce fut elle qu'on joua aux brillantes noces qui eurent lieu pour le mariage de mademoiselle de Thianges avec le duc de Nevers [433], de ce duc de Nevers qui fut depuis le chef de la cabale contre Racine, de ce duc de Nevers «si difficile à ferrer, dit madame de Sévigné, si extraordinaire qu'il glisse des mains alors qu'on y pense le moins.»

L'abbé de Villars, le spirituel auteur des Lettres du comte de Gabalis sur les sylphes, les gnomes et les salamandres, fit des deux tragédies une critique sévère, mais presque toujours juste. Madame de Sévigné eut raison de la trouver plaisante [c'est-à-dire agréable] et ingénieuse. C'est à tort qu'on a taxé d'esprit de parti madame de Sévigné pour avoir jugé favorablement un petit écrit qu'elle-même traite de bagatelle et dans lequel elle blâme cinq ou six mauvaises plaisanteries, qui sont, dit-elle, «d'un homme qui ne sait pas le monde [434].» Racine, qui plus tard fut désolé d'une arlequinade dont sa pièce fut l'objet, qui s'affligea d'un bon mot de Chapelle, fut singulièrement irrité de l'approbation donnée par beaucoup d'hommes de goût à la critique de Villars. Il en parle dans la préface de sa tragédie avec une colère mal déguisée; il la réfute faiblement, et il a l'air de la mépriser. Cette critique fit alors grand bruit, et divisa la cour et la ville, les gens de lettres et les gens du monde sur le jugement qu'on devait porter de la Bérénice de Racine. On était pour l'avis du critique après l'avoir lu, et pour la pièce après avoir entendu la Champmeslé [435]. Il en est encore ainsi aujourd'hui: les vers de Racine produisent toujours leur effet accoutumé, et désarment ceux qui voudraient signaler les défauts de ses compositions. Il importe peu à la gracieuse Vénus de Médicis de n'avoir ni le port ni la dignité d'une déesse; l'admirable pureté de ses formes séduit aussitôt les regards; et plus ils s'attachent sur l'œuvre de l'artiste, plus ils confirment le jugement que l'on a porté de son sublime talent. Cependant la rareté des représentations de Bérénice a depuis longtemps prouvé que l'abbé Villars avait raison de ne pas trouver dans cette pièce les véritables caractères d'une tragédie. Henriette, en donnant, à leur insu, ce sujet à traiter aux deux poëtes, avait une intention que Voltaire a très-bien fait ressortir: elle s'attendait à ce que tous les deux chercheraient à créer des allusions à Louis XIV dans le rôle de Titus. Ils n'y manquèrent pas; mais chacun d'eux les puisa dans la nature de son génie, Racine dans les sentiments d'un amour tendre et passionné, Corneille dans l'élévation de l'âme et l'énergie du caractère; et certes on peut dire que, quoique la pièce de Corneille fût bien inférieure à celle de son jeune rival, elle était plus conforme aux désirs de la princesse.

Dans Tite et Bérénice, l'intention de Corneille fut si bien saisie que Santeul traduisit en latin les vers suivants, pour les présenter à Louis XIV lorsqu'il partit pour faire la conquête de la Hollande:

Mon nom, par la victoire est si bien affermi

Qu'on me croit, dans la paix, un lion endormi;

Mon réveil incertain du monde fait l'étude;

Mon repos en tout lieu jette l'inquiétude;

Et, tandis qu'à ma cour les aimables loisirs

Ménagent l'heureux choix des jeux et des plaisirs,

Pour envoyer l'effroi de l'un à l'autre pôle

Je n'ai qu'à faire un pas et hausser la parole [436].

A cette époque Louis XIV était redouté et admiré de toute l'Europe. On cherchait avec anxiété à pénétrer ses desseins, à deviner ses résolutions. Nul souverain, par ses brillantes qualités comme par ses défauts, n'exerça une plus grande et plus longue influence au dedans comme au dehors de ses États. Tout homme qui, devenu tout-puissant, a le noble désir d'exercer son pouvoir dans l'intérêt des peuples et de sa gloire se trouve exposé au plus grand de tous les dangers. Tous ceux, qui l'entourent, loin de combattre ses mauvais penchants, cherchent à les exploiter pour élever leur fortune; et s'il ne sait pas puiser en lui-même la force nécessaire pour résister à la séduction et dissiper les nuages sans cesse amassés pour offusquer sa raison, il marche de faute en faute et d'erreur en erreur. Tous les grands personnages dont l'histoire contient l'éloge ont déployé dans l'adversité une énergie digne d'être admirée; peu ont su résister à la prospérité. Louis XIV n'était pas du nombre de ces derniers; et dès lors, et même avant qu'il eût atteint le faîte de sa grandeur, se manifestèrent les faiblesses qui devaient enfanter vers la fin de son règne les malheurs publics et ses chagrins domestiques. Enivré par ses succès, il se regardait, par son génie, par les droits divins de sa couronne, comme un être à part, dont la volonté faisait loi. Mettre obstacle à cette volonté était à ses yeux non-seulement rébellion, mais sacrilége; et, soit qu'il fût question de s'opposer à ses passions ou aux mesures de son gouvernement, l'effet était le même et le crime était pareil.

La liaison de Louis XIV avec madame de Montespan devait entraîner des conséquences plus graves que celles qu'avait produites son amour pour la Vallière. Celle-ci, en disposant d'elle-même selon son cœur, ne violait pas les saintes lois du mariage; mais Montespan avait un mari dont elle était aimée. Pour l'arracher à cet homme d'honneur, qui la rendait heureuse, Louis XIV se vit forcé de méconnaître les droits les plus sacrés de la justice. Le marquis de Montespan fut relégué à l'extrémité du royaume, et un tribunal complaisant prononça un jugement de séparation entre lui et sa femme. Elle fut attachée à la cour, et eut la charge de surintendante de la maison de la reine; de la reine! pour laquelle ainsi, à double titre, son nom devenait un outrage. On ne parvint pas de prime abord à ce degré d'impudeur; il fallut s'y accoutumer et y accoutumer le peuple. On s'entoura de quelque mystère. L'ancienne maîtresse dut servir de voile pour couvrir le secret de la nouvelle. L'infortunée la Vallière eut à supporter les inexprimables angoisses d'une amante abandonnée, qui, le cœur brûlant d'amour, se trouve forcée d'être continuellement spectatrice du bonheur de sa rivale et d'habiter avec elle. Lorsqu'on songe que le roi s'était par principe imposé l'obligation de revenir chaque nuit dans la couche nuptiale, on est surpris qu'il ne fût pas choqué lui-même d'une si étrange polygamie. L'orgueil de madame de Montespan souffrit de se trouver dans le même gynécée que celle qu'elle avait trompée et trahie; elle en fit des reproches à son amant. Louis s'excusa en disant que cela s'était établi insensiblement. «Insensiblement pour vous, lui répliqua vivement la fière beauté, mais très-sensiblement pour moi.» Des humiliations, d'insupportables affronts étaient pour la Vallière le résultat inévitable de sa position. L'infortunée, pour la seconde fois, fit sa retraite au couvent des Filles Sainte-Marie de Chaillot [437], où était toujours mademoiselle de la Mothe d'Argencourt, son ancienne amie [438]. Louis XIV, qui s'était habitué à compter sur l'affection et l'entier dévouement de la Vallière, versa des larmes quand il se vit menacé de la perdre pour toujours; il envoya Colbert pour la prier de revenir, et il força sa nouvelle maîtresse de joindre ses instances aux siennes. Elle revint. Madame de Sévigné a raconté cet événement [439], qui fit douter pendant quelque temps à la cour si les tendresses cordiales d'un ancien attachement ne l'emporteraient pas sur l'entraînement d'une nouvelle passion.

Mais l'on sut bientôt, que la Vallière, victime d'un amour qui ne se nourrissait plus que de larmes et de regrets, avait le projet de se retirer au couvent. Louis XIV crut pouvoir la retenir en prodiguant pour elle, pour sa famille et pour les enfants qu'il avait eus d'elle les richesses et les dignités. Vain espoir! Rien que le cœur d'un amant adoré ne pouvait consoler celle que poursuivait le remords de lui avoir sacrifié l'honneur. Ses longs entretiens avec mademoiselle de la Mothe d'Argencourt et ses fréquentes visites au monastère de Chaillot firent ombrage à Louis XIV. Il fit arrêter et conduire en prison, à Pignerol, un gentilhomme nommé Mathonnet [440], uniquement parce qu'il s'employait comme intermédiaire entre madame de la Vallière et les sœurs de Sainte-Marie; et il ne lui accorda sa liberté que lorsqu'il n'osa plus contraindre celle qui avait pris la ferme résolution de se consacrer tout entière à Dieu seul. De moins scrupuleuses et de plus dangereuses rivales tâchèrent de supplanter Montespan auprès de son royal amant; si elles ne réussirent pas, elles parvinrent néanmoins à mettre à profit l'inconstance de ses goûts pour satisfaire leur cupidité ou leur ambition. Parmi elles on distingua la princesse de Soubise, comme la plus habile à s'envelopper des ombres du mystère et à dérouter, par l'art de ses intrigues, l'active surveillance de la maîtresse en titre. Celle-ci, obligée à des ménagements envers la reine, la cour et le public, ne put entièrement déguiser, par la mode des amples vêtements qu'elle introduisit, les apparences de ses fréquentes grossesses; mais ses enfants furent mis au monde dans le plus profond secret. Il fallait les confier à des mains prudentes et dignes d'un si précieux dépôt. Madame de Montespan jeta les yeux sur la veuve de Scarron, dont elle avait été la bienfaitrice et dont la société était devenue pour elle un besoin, au milieu des grandeurs et des ennuis de la cour. Madame Scarron refusa de s'en charger, à moins que le roi ne lui en donnât l'ordre. Cet ordre lui fut donné: elle a elle-même fait connaître les embarras de sa position [441] et la conduite qu'elle tint dans ces circonstances difficiles, qui lui donnèrent les moyens de montrer sa discrétion, son activité, son courage, son dévouement. Elle nous apprend qu'elle prit avec elle la jeune fille de madame d'Heudicourt, et qu'elle parvint si bien à donner le change à ses amies et protectrices de l'hôtel d'Albret et de l'hôtel de Richelieu que personne ne soupçonna la véritable cause de sa nouvelle et mystérieuse existence. Elle aima mieux soulever des doutes sur sa vertu et supporter la calomnie que de laisser deviner que dans sa modeste condition elle était dépositaire d'importants secrets [442]. Elle a décrit ses soins assidus, ses inquiétudes incessantes pour ces enfants, qui lui avaient inspiré une tendresse de mère [443]. Les fonctions qu'elle remplissait avec tant de zèle la rapprochèrent nécessairement du roi, auquel elle rendait compte du dépôt qui lui était confié. C'est ainsi qu'elle fut introduite à la cour et dans les appartements privés du monarque, à la suite de madame de Montespan, comme le repentir, encore ignoré, compagnon du plaisir coupable. Cette jeune et belle veuve déplut d'abord à Louis XIV par son maintien froid et réservé, par la réputation qu'on lui avait faite d'être un bel esprit et une dévote rigide; et même les longs entretiens qu'elle avait avec madame de Montespan lui donnaient du dépit et excitaient sa jalousie.

L'empire des femmes sur ceux qui gouvernent ne peut avoir qu'une influence fâcheuse sur les affaires d'État. Le mal produit par cette cause n'est jamais seul: le règne des maîtresses rend nécessaire celui des favoris. Quand on veut conduire des intrigues obscures et honteuses, il faut des confidents propres à de tels emplois; il les faut souples, adroits, assidus, actifs, prudents, dévoués, incapables de scrupules. Lorsqu'on en a trouvé de tels et qu'ils plaisent, on cherche à les conserver; on les comble d'honneurs et de richesses dont la moindre partie eût suffi pour récompenser les plus éminents services rendus au pays. Unis d'intérêts avec les maîtresses, ils forment des brigues, des cabales qui pénètrent dans les conseils du gouvernement, se partagent ses agents, entravent sa marche, et le portent à sacrifier sans cesse l'intérêt général à des intérêts particuliers et à précipiter l'État vers sa décadence ou dans le gouffre des révolutions. La gloire de Louis XIV est d'avoir échappé à ces influences, de n'avoir jamais livré le secret des affaires, de n'avoir jamais laissé entraver l'autorité de ses ministres, d'avoir gouverné par la seule force de son caractère et le seul empire de sa volonté; et cependant Louis XIV eut des maîtresses, et par conséquent il eut aussi des favoris. Nous avons souvent parlé des unes, disons un mot des autres.

Dans ce nombre nous ne compterons pas le duc de Saint-Aignan et le marquis de Dangeau: quoiqu'ils fussent toujours des courtisans très-favorisés, ils n'étaient pas proprement des favoris. Essentiels pour l'arrangement des parties de jeux, des loteries, des fêtes, des cérémonies, des ballets, pour les petits vers, la prose galante, les nouvelles du jour, les riens agréables, leur complaisance pour des services moins publics, pour des affaires plus compromettantes était tout naturellement acquise. On y comptait, et on en usait selon l'occasion; mais ils n'étaient point initiés aux intrigues les plus secrètes de ce genre ni admis dans les réunions les plus intimes. Leur âge, différent de celui du roi, n'admettait pas entre eux et lui cette affection, cette familiarité expansive, cet abandon qui font disparaître le roi pour ne plus laisser voir que l'homme, que l'ami, et qui sont les indices caractéristiques du favoritisme complet. Les seuls courtisans de Louis XIV qu'on peut placer dans cette catégorie et que ménageaient les ministres à l'égal des maîtresses furent d'Armagnac, Marsillac, la Feuillade et Lauzun.

Quant au premier (Louis de Lorraine, comte d'Armagnac), qui fut nommé grand écuyer et conserva constamment cette belle charge, Saint-Simon nous apprend que nul n'a joui auprès de Louis XIV d'une si constante et si parfaite faveur, jointe à la considération la plus haute, la plus marquée, la plus invariable. Sa belle figure, le jargon de la galanterie, l'habitude de la flatterie; une assiduité infatigable; une grande habileté à la danse, à l'équitation, à tous les exercices du corps; des richesses, du goût, de l'élégance, une curieuse recherche dans ses habillements; une magnificence de grand seigneur et un air de noblesse et de grandeur qui lui était naturel, qu'il ne déposait jamais avec personne, le roi seul excepté, telles furent les causes de ses succès [444].

Le prince de Marsillac était le fils du duc de la Rochefoucauld, et porta toujours sur sa figure les cicatrices des blessures qu'il avait reçues pendant la Fronde en combattant avec son père contre le roi, qui cependant eut toujours en lui la confiance la plus entière. Ce ne fut ni par l'esprit ni par les agréments de sa personne que Louis XIV lui demeura si fortement attaché; car Saint-Simon a dit de lui que «c'était un homme entre deux tailles, maigre avec des gros os, un air niais quoique rude, des manières embarrassées, une chevelure de filasse, et rien qui sortît de là.» Mais nul ne mit plus de suite à étudier le goût et les habitudes de son maître, plus d'empressement à s'y conformer, plus d'assiduité à faire sa cour, plus de constance à se trouver toujours près de lui et sous sa main; il fut le seul qui, comme le roi, le manteau sur le nez, le suivait à distance lorsqu'il allait à ses premiers rendez-vous. Il était le confident de toutes les maîtresses tant que durait leur règne, le consolateur et l'ami de toutes celles dont le règne avait cessé [445].

C'est par des qualités plus éminentes et des services d'une plus noble nature que la Feuillade, dont nous avons déjà parlé dans la première partie de ces Mémoires [446], avait acquis la faveur de Louis XIV. Officieux pour ses amis et ceux qu'il protégeait, la Feuillade était haut et fier avec les indifférents; homme de parole et en qui on pouvait se fier; bien fait de corps et laid de visage, ayant un teint bilieux et bourgeonné, mais avec cela une physionomie et des traits agréables; distingué dans ses manières; beau parleur quand il voulait donner une idée de son mérite; charmant causeur quand il voulait plaire; connaissant l'art d'enchanter les femmes; libéral, poli, courageux, galant, gros et beau joueur; dominé par l'ambition et par l'amour du plaisir; sans suite dans ses idées, sans profondeur dans ses vues; recherchant avec emportement l'éclat et la célébrité; se lançant, pour y parvenir, dans les entreprises les plus étranges; prenant les résolutions les plus extravagantes: de là ses campagnes chevaleresques en Candie et en Hongrie, ce voyage en Espagne pour aller se battre avec Saint-Aunay, qui à Madrid, selon un bruit public, avait mal parlé du roi, et, enfin, ce somptueux monument de la place des Victoires, où des flambeaux toujours allumés brûlaient devant la statue de Louis XIV, comme devant celle d'une divinité [447].

Un zèle si ardent, une admiration si soutenue pour la personne du roi valut à la Feuillade cette faveur qu'il désirait tant et les grâces qui en étaient la suite: il fut nommé maréchal, mais sa faveur ne se soutint pas; il mourut à temps. Louis XIV était dégoûté «de ce courtisan, passant tous les courtisans passés,» comme dit madame de Sévigné [448]. Il en fut de même de Lauzun, mais par un motif tout contraire. De tous les favoris de Louis XIV, Lauzun fut le seul qui ait osé affronter sa colère et qui l'ait fait impunément. Ce fut ce qui contribua le plus à la perte de cet homme extraordinaire et bizarre. Cadet de Gascogne, de la maison de Caumont, dénué de fortune, il fut recueilli par un cousin germain de son père, le maréchal de Gramont [449], qui le produisit à la cour. Il s'insinua en très-peu de temps dans les bonnes grâces du roi, qui le fit capitaine de ses gardes, maréchal de camp, et créa pour lui la charge de colonel général des dragons. C'était un petit homme blond, musculeux, bien pris dans sa taille, laid, très-négligé dans sa mise, d'une physionomie spirituelle; bon pour ses parents et ses amis, mais pour tout autre méchant et caustique; habile à saisir les ridicules, n'épargnant personne; d'un tempérament de fer; vif, actif, infatigable dans le plaisir, dans la guerre, dans les agitations de l'intrigue; magnifique dans sa dépense, grand et noble dans ses manières; extrêmement brave et d'une dextérité dangereuse dans les combats singuliers; tour à tour et au besoin audacieux et souple, caressant et brutal, insolent et rampant; fertile en expédients, saisissant rapidement tous les moyens d'arriver à son but, et ne laissant échapper aucune occasion; pourtant plein de caprices, de fantaisies et de jalousies. Nul ne réussit auprès d'un si grand nombre de femmes, et ne fut aussi prompt à se concilier toutes les sympathies de Louis XIV, à capter et ensuite à s'aliéner son affection [450].

Avec la fermeté de caractère de Louis XIV, avec cette auréole de grandeur dont il savait s'entourer, cette élévation dans les idées, ces généreuses inclinations qui le portaient à récompenser par des honneurs, des dignités, des richesses les talents, les vertus, les services rendus à l'État, le besoin de maîtresses et de favoris, que l'exercice de la puissance suprême lui avait fait contracter, n'aurait eu que peu d'inconvénients. Mais il aurait fallu réserver pour soi seul le privilége de telles faiblesses; surtout les écarter de sa famille, et les faire considérer comme une sorte de dédommagement aux soucis de la royauté. Malheureusement ces faiblesses mirent le roi dans l'impuissance de réprimer, ainsi qu'il l'aurait voulu, les honteux désordres de son frère et de ceux qui entouraient ce prince. Ce fut là la grande souillure de ce siècle glorieux; ce fut là que se forma cette gangrène qui, dans ce règne et dans les deux règnes suivants, infiltra ses poisons dans toutes les veines du corps social, et porta au plus haut degré, dans toutes les classes, la corruption des mœurs. A la cour du duc d'Orléans, ce n'était plus, comme à celle du roi, la volupté se produisant au grand jour décente et gracieuse, tenue en respect par la vertu, la religion et la gloire; c'était la débauche sans frein, accompagnée de l'ivresse et de l'impiété, s'abandonnant sans scrupule à des plaisirs réprouvés [451]. Pour faire cesser de tels déréglements, le roi ne pouvait user de toute son autorité, puisque pour lui-même il faisait taire les lois protectrices de l'autorité conjugale. Il fut donc réduit à des admonitions, qui eurent peu d'effet. Cependant la duchesse d'Orléans, qui voyait dans le chevalier de Lorraine l'obstacle qui l'empêchait de reconquérir la tendresse de son mari, demanda qu'il fût écarté. Louis XIV, auquel sa belle-sœur était utile pour ses négociations avec Charles II, ne pouvait lui rien refuser: il exila l'indigne favori. Celui-ci vit que la mort de celle qui avait causé son exil pouvait seule le faire cesser; il ne recula pas devant l'idée d'en rapprocher le terme par un forfait. Comme ceux qui étaient restés près du prince étaient tous ses affidés, ses complices et qu'ils ne pouvaient qu'avec lui ressaisir l'ascendant qu'ils avaient obtenu sur leur maître, il fut facile au chevalier de Lorraine d'exécuter de loin le crime qu'il avait conçu. De Rome, où il résidait, il envoya le poison au comte de Beuvron et au marquis d'Effiat [452], ses complices; et cette belle et jeune Henriette, récemment revenue d'Angleterre, joyeuse et triomphante du succès de l'importante négociation dont Louis XIV l'avait chargée, expira à Saint-Cloud le 29 juin 1670, après neuf heures d'horribles tortures, entre les bras de madame de la Fayette et de Bossuet, en présence de l'ambassadeur anglais et de toute la cour, qui la virent presser sur ses lèvres le même crucifix dont Anne d'Autriche s'était servie dans le moment suprême.

La voix éloquente qui avait récemment retenti sur le cercueil de la reine d'Angleterre se fit encore entendre sur celui de sa fille. Bossuet n'était arrivé près de la princesse que dans ses derniers instants, mais assez à temps encore pour dissiper, par des paroles de foi, d'amour et de confiance en Dieu, les agitations et les terreurs qu'avaient jetées dans l'âme de cette infortunée, en proie à de si horribles souffrances, les longues et sévères exhortations d'un austère confesseur [453]. Plus calme après avoir entendu Bossuet, elle ordonna à voix basse, en anglais, à une de ses femmes placée près de son lit, que lorsqu'elle ne serait plus, on détachât de son doigt l'émeraude qui s'y trouvait et qu'on la remît à l'apôtre consolateur, comme une bague qu'elle avait fait faire pour lui. Ce souvenir, cette dernière pensée du départ et plus encore le spectacle des souffrances et de la mort cruelle de cette jeune princesse donnèrent à l'éloquence de Bossuet une suavité, une grâce touchante et mélancolique qu'on ne retrouve dans aucun de ses autres discours. Dans ces tristes et solennelles circonstances, chacune des explosions de ce génie sublime était presque toujours suivie de la conversion de quelques-unes des personnes qui en avaient été témoins. Ce fut après que Bossuet eut prononcé, dans la majestueuse basilique de Saint-Denis, le 21 août 1670, l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, que le marquis de Tréville, toujours cité comme un des hommes les plus instruits et les plus spirituels de son temps, prit la subite résolution de se retirer du monde et de la cour, pour se livrer tout entier à ses religieuses pensées et aux nouveaux devoirs qu'elles lui imposaient.

La perte d'Henriette d'Angleterre fut ressentie d'autant plus vivement par Louis XIV qu'il se trouvait blessé dans ses plus chères affections et contrarié dans les combinaisons de sa politique. Dès sa jeunesse il s'était senti de l'inclination pour sa belle-sœur; elle était un des ornements de sa cour, le gage de l'alliance entre la France et la Grande-Bretagne; et lorsqu'elle lui fut ravie elle venait de resserrer l'union qui existait entre lui et Charles II, entre les souverains de deux grands royaumes, contristés par sa mort. Louis XIV ne se méprit pas sur la cause de cet événement, et reconnut de quel côté partait le coup. Mais l'intérêt de l'État le força de dissimuler et de paraître persuadé que cette mort avait été naturelle. Elle avait produit une telle sensation en Angleterre qu'on parlait de se saisir de tous les Français qui y résidaient; et Charles II, qui ne pouvait se consoler de la perte de sa sœur, paraissait disposé à seconder l'animosité publique contre les sujets du roi de France. Pour cette seule cause, une guerre pouvait s'ensuivre entre les deux pays, qui étaient loin d'être aussi bien disposés l'un pour l'autre que les rois qui les gouvernaient. Pour calmer cette irritation, Louis XIV déguisa sa pensée, fit taire ses ressentiments. Par des procès-verbaux de ses médecins et de ses chirurgiens, qui firent l'autopsie de la princesse, il fit constater que le poison n'avait pas eu de part à sa fin cruelle. La nécessité de dérouter tous les soupçons, surtout d'écarter ceux qui pesaient sur son frère, et l'impossibilité de convaincre par des preuves les plus coupables le forcèrent de rappeler de son exil le chevalier de Lorraine et d'agir avec la même dissimulation envers ses complices. Par ces actes le roi parvint bien à jeter de l'obscurité sur la véritable cause de cet événement; mais lui n'eut aucun doute. Il avait saisi, par l'aveu d'un des criminels, tous les fils de cette horrible trame; et ce fut pour lui un grand soulagement d'acquérir la certitude que son frère n'y avait aucune part, et qu'elle avait été ourdie et exécutée à son insu [454].

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