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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)

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CHAPITRE XIII.
1670-1671.

Madame de Sévigné s'exprime brièvement en annonçant la mort de Madame.—Elle ne s'étend que sur les faits peu connus.—Aventure de la princesse de Condé.—Duval, son valet de pied, et Louis de Rabutin, son page, tirent l'épée l'un contre l'autre en sa présence, et lui font une blessure au sein.—Duval est condamné aux galères.—Madame de Sévigné le voit à la chaîne, et cause avec lui.—Louis de Rabutin s'enfuit en Allemagne.—Il épouse la duchesse de Holstein.—Par ce mariage les Rabutin sont alliés à la maison royale de Danemark.—Louis de Rabutin parvient au grade de feld-maréchal de l'empereur.—Éloge que madame de Sévigné et Bussy font de Louis de Rabutin, leur cousin.—Madame de Sévigné regrette que Bussy-Rabutin n'ait pas été aussi heureux.—Sa réflexion sur la Providence.—Spirituelle réponse de Bussy au P. la Chaise sur ce sujet.—Madame de Sévigné, bien instruite des intrigues galantes du grande monde et de la cour, y fait souvent allusion.—Ces allusions sont obscures pour les lecteurs modernes.—Passage d'une de ses lettres sur le maréchal de la Ferté, le comte de Saint-Paul et le comte de Fiesque.—Détails sur ces personnages.—Mariage de mademoiselle de Thianges et du duc de Nevers.—Détails sur le duc de Nevers.—Pouvoir de Montespan.—Détails sur la Vallière.—Bal donné par le roi aux Tuileries.—Madame de Sévigné y assiste.—Elle remarque que ce bal était triste.—Madame de Montespan et madame de la Vallière n'y avaient point paru.—Cette dernière s'était retirée aux sœurs Sainte-Marie de Chaillot.—Le roi repart pour Versailles.—Il écrit à la Vallière, et lui envoie successivement le maréchal de Bellefonds et Lauzun, pour l'engager à revenir à Versailles: elle s'y refuse.—Il envoie, avec des ordres impératifs, Colbert, qui la ramène.—Causes de la tendresse du roi pour la Vallière.—Cette tendresse fait le malheur de celle-ci.

Dans le petit nombre de lettres de madame de Sévigné qui nous ont été conservées pour la période de temps qu'embrasse le chapitre précédent, il est parlé des faits et des événements dont nous venons de faire mention; mais c'est toujours en peu de mots quand il s'agit de ceux dont les détails étaient publics: ainsi, en annonçant à Bussy que Corbinelli allait le rejoindre, elle se contente de dire au sujet de la mort d'Henriette, dont toute la France s'entretenait depuis sept jours: «Il vous dira la mort de Madame, l'étonnement où l'on a été en apprenant qu'elle a été malade et morte en huit heures, et qu'on perdait avec elle toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la cour [455]

Elle écrit plus longuement lorsqu'elle parle de faits moins connus, d'anecdotes secrètes dont s'emparait la malignité publique, mais que, par la crainte de se compromettre, on ne racontait qu'en tête à tête ou à voix basse. De cette espèce était l'aventure arrivée à la princesse de Condé, qui fit assez de bruit pour qu'on crût nécessaire d'en parler dans la gazette de manière à sauver l'honneur de cette princesse [456]. Madame de Sévigné la raconte à Bussy dans une lettre du 23 janvier 1671.

«On me vient de conter une aventure extraordinaire qui s'est passée à l'hôtel de Condé et qui mériterait de vous être mandée, quand vous n'auriez pas l'intérêt que nous y avons. La voici [457]. Madame la princesse (Claire-Clémence de Maillé-Brézé, princesse de Condé) ayant pris depuis quelque temps de l'affection pour un de ses valets de pied nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne volonté qu'elle témoignait aussi pour le jeune Rabutin, qui avait été son page. Un jour qu'ils se trouvaient tous deux dans sa chambre, Duval ayant dit quelque chose qui manquait de respect à la princesse, Rabutin mit l'épée à la main pour l'en châtier; Duval tira aussi la sienne; et la princesse, se mettant entre deux, fut blessée légèrement à la gorge. On a arrêté Duval, et Rabutin est en fuite: cela fait grand bruit en ce pays-ci. Quoique le sujet de la noise soit honorable, je n'aime pas qu'on nomme un valet de pied avec Rabutin.»

Madame de Montmorency manda aussi cette nouvelle à Bussy avec des circonstances peu différentes [458]; mais elle ajoute que monsieur le Duc (le duc d'Enghien, fils du prince de Condé) serait parvenu à apaiser la colère de son père; que Mademoiselle, qui en voulait à Condé, (nous dirons bientôt par quel motif), fit de cette aventure l'objet de ses railleries à la cour. Condé, irrité et excité encore par la princesse Palatine, exila sa femme à Châteauroux. «Il n'y (a) pas de désespoir pareil au sien, dit madame de Montmorency; personne que ses trois proches ne l'a vue en partant.» Si de tels écarts pouvaient être excusés, ils le seraient dans cette infortunée princesse. Depuis la mort du cardinal de Richelieu, son oncle, elle était traitée par son mari avec peu d'égards: «Les mauvais traitements, dit Mademoiselle, redoublèrent après le mariage de monsieur le Duc; elle était réduite à ne voir personne.» A Châteauroux elle fut tenue en captivité; il se passa un temps assez long avant qu'on lui donnât la liberté de se promener dans la cour du château, et ce fut seulement en présence des gens que le prince avait chargés de la garder.

Cependant il ne faut pas oublier de dire que la querelle de Louis de Rabutin et de Duval n'était pas la première que la princesse de Condé eût occasionnée par ses coupables imprudences. Au temps de la Fronde, elle fut la cause de la mort du jeune marquis de Cessac, qui, à l'âge de vingt-deux ans, fut tué en duel par Coligny, son ami, qu'il crut être son rival. Coligny, au contraire, s'était attaché à une des filles d'honneur de la princesse, nommée Gerbier, celle-là même qui, par son esprit et son habileté, avait le plus contribué à soustraire à la vigilance de Mazarin toute la famille du prince de Condé, retirée à Chantilly [459].

On fit le procès à Duval; il fut condamné aux galères. Madame de Sévigné, en allant promener à Vincennes, le vit à la chaîne des galériens qui partaient pour Marseille; elle s'entretint avec lui, et il lui parut un homme de bonne conversation [460].

Quant à Louis de Rabutin, cette aventure lui valut une fortune et un degré d'élévation qu'il n'eût jamais osé espérer en France. Obligé de s'expatrier pour fuir la vengeance du prince, il se vit, comme dit très-bien madame de Sévigné, romanesquement transporté en Allemagne [461]. Là, aimable auprès des femmes et brave sur les champs de bataille, la guerre le porta successivement, dans les armées de l'empereur, jusqu'au grade supérieur de feld-maréchal [462]; et le mariage le plus brillant lui procura l'alliance, et par lui à tous les Rabutin, de la famille royale de Danemark. Aussi madame de Sévigné se montre-t-elle glorieuse de ce cousin germain d'Allemagne; et elle s'empressa d'entrer en correspondance avec la femme qu'il avait épousée. Cette cousine allemande, comme elle l'appelle, était la duchesse de Holstein, Dorothée-Élisabeth, fille de Philippe-Louis, héritier de Norwége, duc de Holstein-Wiesembourg, arrière-petit-fils de Christiern III, élu roi de Danemark en 1525, dont la postérité, réélue à chaque interrègne en la personne de l'aîné de la maison royale, est devenue héréditaire en 1660, et règne encore aujourd'hui. Louis de Rabutin, mari de Dorothée-Élisabeth, descendait de Christophe de Rabutin, seigneur de Ballore, quatrième fils d'Amé de Rabutin; tandis que madame de Sévigné et le comte de Bussy étaient descendus de Hugues de Rabutin, fils aîné d'Amé de Rabutin [463]. Louis de Rabutin était donc leur cousin germain, mais d'une branche cadette. Aussi plusieurs fois madame de Sévigné regrette que Bussy n'ait pas eu une aussi brillante destinée que ce cousin. «Il est vrai, dit-elle dans une lettre adressée à Bussy, que j'aime la réputation de notre cousin d'Allemagne. Le marquis de Villars nous en dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. Je sentis la force du sang, et je la sens encore dans tout ce que dit la gazette de sa blessure. Vous êtes cause, mon cher cousin, que j'écris à cette duchesse-comtesse en lui envoyant votre paquet [probablement la généalogie des Rabutin, dressée par Bussy]. J'admire toujours les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce Rabutin d'Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins bizarres et obliques s'élève et soit heureux; et qu'un comte de Bussy, l'aîné de sa maison, avec beaucoup de valeur, d'esprit et de services, même avec la plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux homme de la cour de France. Oh! bien, Providence, faites comme vous l'entendrez: vous êtes la maîtresse; vous disposez de tout comme il vous plaît; et vous êtes tellement au-dessus de nous qu'il faut encore vous adorer, quoi que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe et qui nous punit; car devant elle nous méritons toujours d'être punis [464]

Bussy confirme cet éloge donné à son cousin d'Allemagne, et répond ainsi à madame de Sévigné: «Tout ceux qui retournent de Vienne disent de notre cousin les mêmes choses que vous a dites M. de Villars, madame; lui et sa femme sont l'ornement de la cour de l'empereur. Ce que vous dites de la Providence sur cela est fort bien dit; quelque fertile que je sois en pensées et en expressions, je n'y saurais rien ajouter, sinon que je reçois toutes les disgrâces de la main de Dieu, comme des marques infaillibles de prédestination. La dernière fois que je vis le P. la Chaise, il me dit, sur les plaintes que je lui faisais des duretés du roi, que Dieu me témoignait par là son amour. Je lui répondis que je le croyais; que je voyais bien qu'il me voulait avoir, et qu'il m'aurait; mais que j'aurais bien voulu que c'eût été un autre que Sa Majesté qui eût fait mon salut [465]

Les deux lettres que nous venons de citer, pour terminer ce que nous avions à dire sur les suites singulières de l'aventure arrivée à la princesse de Condé, sont bien postérieures au temps dont nous nous occupons; mais elles montrent la continuité de la mauvaise fortune de Bussy, et nous prouvent la constance des sentiments religieux de madame de Sévigné, que nous retrouverons tenant toujours le même langage à toutes les époques de sa vie. Cependant qu'on ne croie pas que c'est uniquement parce qu'un Rabutin se trouve impliqué dans l'affaire de la princesse de Condé que madame de Sévigné la raconte à Bussy: elle se montre en général fort instruite des intrigues galantes de son temps; et quand elle écrivait à sa fille ou à Bussy, ou au comte de Grignan, qu'intéressaient beaucoup les anecdotes scandaleuses de la cour ou du grand monde, elle y fait souvent allusion. Ces allusions, parfaitement intelligibles pour ceux à qui elle écrivait, ne peuvent être comprises par les lecteurs actuels, qui, pour la plupart, ignorent que l'histoire d'une époque, pour être bien connue, a besoin qu'on se donne la peine de scruter la vie privée des personnages qui ont eu quelque part aux événements publics.

Ainsi, dans une lettre en date du 10 décembre 1670, écrite au comte de Grignan par madame de Sévigné, on lit: «Le maréchal de la Ferté dit ici des choses non pareilles; il a présenté à sa femme le comte de Saint-Paul et le Petit Bon, en qualité de jeunes gens qu'il faut présenter aux dames. Il fit des reproches au comte de Saint-Paul d'avoir été si longtemps sans l'être venu voir. Le comte a répondu qu'il était venu plusieurs fois chez lui; qu'il fallait donc qu'on ne le lui eût pas dit [466]

Pour bien saisir toute la spirituelle malice de ce passage, en apparence si simple et si innocent, il faut se rappeler que le comte de Saint-Paul, dont nous avons déjà parlé dans ces Mémoires [467] pour avoir entraîné le jeune Sévigné à la guerre de Candie, était âgé de vingt ans et un des plus beaux hommes de la cour lorsque madame de Sévigné écrivait cette lettre à sa fille; de plus, neveu du grand Condé, le comte de Saint-Paul était l'unique héritier de la riche maison de Longueville, parce que son frère aîné, réduit à l'état d'imbécillité, devait se faire religieux et renoncer à tous ses droits en faveur de son cadet [468]. Le comte de Saint-Paul était donc un des plus brillants partis de France et en même temps un des cavaliers les plus polis et les plus braves. A tous ces titres il était vivement recherché par les femmes ambitieuses et coquettes. Parmi ces dernières, la maréchale de la Ferté [469], quoique âgée de près de quarante ans, mais encore belle et fraîche, entreprit de lui plaire. Elle employa pour l'attirer chez elle le comte de Fiesque [470], amant de madame de Lionne [471], dont la mère [472], prodigue et légère, avait été dame d'honneur de Mademoiselle et dont le père, mort en 1660, s'était ruiné au service du prince de Condé [473]. Le comte de Fiesque, sans héritage, homme d'esprit, peu guerrier, aimable avec les femmes [474], et cherchant à réparer les torts de la fortune aux dépens de celles dont il avait gagné les bonnes grâces, était envers toutes si plein de complaisance qu'elles l'avaient surnommé le Petit Bon [475]. C'est lui que madame de Sévigné désigne par ce surnom dans sa lettre; et l'on comprend ce qu'il y avait de piquant, pour tous ceux qui n'ignoraient pas les intrigues galantes de la maréchale de la Ferté, d'apprendre que le comte de Saint-Paul et le comte de Fiesque lui avaient été présentés par son mari, les reproches que celui-ci leur adressait et la réponse du comte de Saint-Paul, qui pour s'excuser affirme qu'il est venu fréquemment chez le maréchal, mais qu'on ne lui en a rien dit.

Ce qui attirait particulièrement l'attention de madame de Sévigné et lui fournissait des sujets favoris de correspondance, c'est surtout ce qui a rapport au roi, directement ou indirectement. Aussitôt que le mariage du duc de Nevers eut été décidé, madame de Sévigné n'oublia pas de l'écrire à son gendre. Ce mariage était un événement, et acquérait de l'importance parce qu'il prouvait le crédit de la nouvelle maîtresse: «Ma fille me prie de vous mander le mariage de M. de Nevers... Il épouse, devinez qui? Ce n'est pas mademoiselle d'Houdancourt, ni mademoiselle de Grancé: c'est mademoiselle de Thianges, jeune, jolie, modeste, élevée à l'Abbaye-aux-Bois. Madame de Montespan en fait les noces dimanche; elle en fait comme la mère et en reçoit tous les honneurs. Le roi rend à M. de Nevers toutes ses charges; de sorte que cette belle, qui n'a pas un sou, lui vaut mieux que la plus riche héritière de France. Madame de Montespan fait des merveilles partout [476]

Ce fut Lauzun qui négocia le mariage de cette belle nièce de madame de Montespan; il eut à vaincre les irrésolutions de cet étrange duc de Nevers, qui, dit Mademoiselle, «va et vient de Rome par fantaisie deux ou trois fois l'année, comme les autres qui vont se promener au Cours, et qui se trouva marié lorsqu'il ne croyait pas l'être [477]

Mademoiselle de Thianges était adorée de sa mère, qui la préférait de beaucoup à sa sœur cadette, la duchesse de Sforce [478], et à son fils, homme médiocre, comme avait été son père. La duchesse de Nevers justifiait par son esprit et sa beauté la prédilection maternelle; mais cette modestie de l'Abbaye-aux-Bois, que vante en elle madame de Sévigné, disparut bientôt à la cour; et par là peut-être, comme par son humeur caustique et joviale, la duchesse de Nevers ressemblait à sa mère, qui, selon la remarque de mademoiselle de Montpensier, «aimait à rire et n'était pas plus charitable pour les autres qu'on ne l'était pour elle. [479]»

Rien n'intéresse plus, dans la vie privée de Louis XIV, que tout ce qui concerne la Vallière, cet objet de ses premières affections, cette touchante victime de son inconstance. Le rang, les honneurs, les richesses n'avaient pu vaincre sa modestie, ni les puissantes séductions de la volupté lui ravir sa pudeur. Elle n'avait ressenti de l'amour que les purs et délicieux sentiments qu'il inspire. Ses religieuses douleurs [480] et les remords qui l'agitaient la montraient encore plus digne du grand monarque qui avait triomphé de sa vertu et de son Dieu. Louis XIV tenait à la Vallière par le cœur, par le souvenir des jours de bonheur dont il lui était redevable, par la persuasion de son entier dévouement pour lui, surtout par l'estime profonde qu'il ne pouvait refuser à la sincérité de l'unique passion qui ait pu altérer la pureté de cette âme pieuse et virginale. Mais les sens, mais le besoin de distractions l'entraînaient vers une autre maîtresse plus belle, plus spirituelle, dont l'humeur fière, la gaieté caustique et l'agaçante coquetterie formaient un contraste avec l'humble et scrupuleuse tendresse de la Vallière. Les humiliations que celle-ci éprouva de la part de son orgueilleuse rivale la poussèrent à une résolution désespérée.

Le dernier jour de carnaval de cette année 1671, Louis XIV donna un bal aux Tuileries; contre l'ordinaire ce bal fut triste [481]. Madame de Sévigné, qui y fut invitée et y assista, en fait la remarque; elle en écrit ainsi à sa fille: «Le bal du mardi gras pensa être renvoyé; jamais il ne fut une telle tristesse: je crois que c'était votre absence qui en était la cause. Bon Dieu! que de compliments j'ai à vous faire! que d'amitiés! que de soins de savoir de vos nouvelles! que de louanges qu'on vous donne!»

Comme elle aimait à flatter sa fille, cette faible mère! Certainement elle n'ignorait pas que toutes les personnes qui se trouvaient à ce bal étaient préoccupées de tout autre chose que de l'absence de madame de Grignan. On avait remarqué que madame de Montespan et madame de la Vallière, qu'on voyait dans toutes les fêtes, ne se trouvaient point à celle-ci; et la tristesse dont le visage du roi était empreint s'était répandue dans toute l'assemblée. Les soupçons que l'on avait sur les causes de cette tristesse furent confirmés. On sut que la Vallière s'était retirée de la cour et réfugiée au couvent des sœurs Sainte-Marie de Chaillot. Le lendemain le roi repartit pour Versailles. Mademoiselle, qui se trouvait présente et dans le même carrosse que lui et madame de Montespan, nous apprend que, durant le trajet, tous deux ne cessèrent point de pleurer [482]. La même cause produisait leur chagrin, mais les motifs en étaient différents. Avant d'employer l'autorité pour arracher madame de la Vallière de l'asile où elle s'était réfugiée, Louis XIV essaya les moyens de persuasion; il lui écrivit, et il lui envoya sa lettre par le maréchal de Bellefonds: celui-ci devait inspirer à la belle repentante une grande confiance, puisque lui-même se trouvait alors sous l'influence de la ferveur religieuse qui le porta, peu de temps après, à faire une retraite au couvent de la Trappe durant la semaine sainte [483]. Le maréchal de Bellefonds ne put obtenir de la Vallière qu'une lettre qu'elle écrivit à Louis XIV pour le prier instamment de lui permettre de consacrer à Dieu le reste de ses jours. Lauzun fut ensuite envoyé, et ne put parvenir même à la voir; enfin, Colbert se rendit à Chaillot avec des ordres impératifs du roi; elle s'y soumit. Madame de Sévigné eut connaissance des premières démarches de Louis XIV pour obtenir que la fugitive revînt d'elle-même à Versailles; madame de Sévigné en avait parlé dans une lettre que nous n'avons plus; car, dans celle du 12 février 1671 [484], voici comme elle raconte à sa fille le retour de la Vallière:

«La duchesse de la Vallière manda au roi, outre cette lettre que l'on n'a point vue, «qu'elle aurait plus tôt quitté la cour, après avoir perdu l'honneur de ses bonnes grâces, si elle avait pu obtenir d'elle de ne le plus voir; que cette faiblesse avait été si forte en elle qu'à peine était-elle capable présentement d'en faire un sacrifice à Dieu; qu'elle voulait pourtant que le reste de la passion qu'elle a eue pour lui servît à sa pénitence, et qu'après lui avoir donné toute sa jeunesse ce n'était pas trop encore du reste de sa vie pour le soin de son salut.» Le roi pleura fort, et envoya Colbert à Chaillot, la prier instamment de venir à Versailles, et qu'il pût lui parler encore. M. Colbert l'y a conduite; le roi a causé une heure avec elle, et a fort pleuré. Madame de Montespan fut au-devant d'elle les bras ouverts et les larmes aux yeux. Tout cela ne se comprend point: les uns disent qu'elle demeurera à Versailles et à la cour; les autres, qu'elle reviendra à Chaillot. Nous verrons.»

Six jours après cette lettre, madame de Sévigné, écrivant encore à sa fille, dit [485]: «Madame de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le roi la reçut avec des larmes de joie, et madame de Montespan avec des larmes..... devinez de quoi? Elle a eu plusieurs conversations tendres; tout cela est difficile à comprendre: il faut se taire [486]

On avait approuvé le départ de madame de la Vallière, on désapprouva son retour; mais le public n'était rien pour elle, Louis XIV était tout, et quand Dieu cessait de la soutenir elle n'avait pas la force de résister à son amant. Le feu autrefois allumé par elle dans le cœur de Louis XIV, quoiqu'il ne fît plus briller de flamme, y laissait encore assez de chaleur pour que le monarque ne pût supporter l'idée de se séparer d'elle. La Vallière se trouva donc condamnée à garder encore longtemps cette pénible chaîne qu'elle arrosait de ses larmes [487].

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