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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)

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CHAPITRE XX.
1671-1672.

Contraste entre madame de Sévigné et sa fille.—Elles ne se ressemblaient que par le plaisir qu'elles éprouvaient à correspondre ensemble.—Pourquoi les lettres de madame de Sévigné à madame de Grignan sont les plus intéressantes et les mieux écrites.—Madame de Grignan n'aimait pas à écrire, si ce n'est à sa mère.—Madame de Grignan néglige de répondre à le Tellier.—Madame de Sévigné avait formé sa fille pour le style épistolaire.—Madame de Grignan écrivait bien.—Elle fait une relation de son voyage à la grotte de Sainte-Baume, et une autre de son voyage à Monaco.—Madame de Sévigné montre à quelques personnes les passages remarquables des lettres qu'elle reçoit de madame de Grignan, et cite plusieurs de ses bons mots.—Madame de Sévigné lisait beaucoup.—Elle envoyait à sa fille les livres nouveaux les plus remarquables.—Madame de Sévigné différait de goût avec sa fille.—Des livres que chacune d'elles affectionnait.—Opinion de madame de Sévigné sur Racine;—sur Bourdaloue.—Variété des lectures de madame de Sévigné.—Différences qui existaient entre elle et madame de Grignan sous le rapport de la religion.—Les convictions religieuses de madame de Sévigné étaient sincères, et elle pratiquait sa religion.—Madame de Grignan, adonnée à la philosophie de Descartes, était plus chancelante dans sa foi.—Sentiments de madame de Sévigné sur la religion.—Elle désira toujours être dévote.—Elle n'avait point de faiblesses superstitieuses.—Elle était fort instruite sur les points les plus difficultueux de doctrine religieuse.—Elle avait adopté les opinions des jansénistes.—Passage de ses Lettres où elles les défend.—Ses erreurs et son esprit ne nuisent en rien à ses bonnes résolutions.—Composition de sa bibliothèque à son château des Rochers.—Elle prend des leçons de Corbinelli sur la philosophie de Descartes.—Réfute Malebranche.—Appuie ses opinions sur l'autorité de saint Paul et de saint Augustin.—Contraste qui existait entre madame de Sévigné et madame de Grignan sous le rapport des sentiments maternels et la conduite de la vie.—Madame de Sévigné facile à émouvoir.—Madame de Grignan froide et impassible.—Madame de Sévigné eut une grande préférence pour sa fille.—Madame de Grignan voulait, pour l'avancement de son fils, mettre ses deux filles au couvent.—Madame de Sévigné cherchait à plaire à tous.—Madame de Grignan dédaignait le monde et l'opinion publique.—Madame de Sévigné économe et sage dans la gestion de sa fortune.—Elle exhorte sa fille à se rendre maîtresse des affaires de son mari, pour réduire son luxe et ses dépenses.—Les conseils de madame de Sévigné sont mal suivis.—Madame de Grignan fait de fréquentes pertes au jeu.—Inquiétudes de madame de Sévigné à ce sujet.—Elle fait des cadeaux et des remontrances à sa fille.—Le roi, mécontent des états de Provence, veut les dissoudre.—Madame de Sévigné conseille à M. de Grignan de ne pas exécuter les ordres rigoureux qu'il a reçus et d'écrire au roi.—Ce conseil est suivi.—Le roi approuve les observations des états, mais il envoie des lettres de cachet pour exiler les consuls.—Madame de Sévigné conseille de ne pas faire usage de ces lettres.

Ce qui étonne le plus dans les lettres de madame de Sévigné à madame de Grignan, c'est qu'elles nous révèlent le contraste complet qui existait entre la mère et la fille [802] sans que leur parfaite union, leur confiance réciproque en fût altérée. Nul accord entre leurs caractères, leurs goûts, leurs opinions. Elles différaient en toutes choses hors en une seule, c'est à savoir dans le plaisir qu'elles éprouvaient de se communiquer leurs pensées, leurs sentiments, leurs projets; et comme l'imagination n'est jamais plus vive et plus puissante que lorsqu'elle reçoit les impulsions du cœur, il en résultait que les lettres de madame de Sévigné les mieux écrites, les plus riches par le style, par les faits, les réflexions et les images sont précisément celles qu'elle écrivait à sa fille, sans efforts, sans étude et avec un entraînement irrésistible. Elle-même le sentait, car elle lui dit [803]: «Je vous donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire; et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure avec les autres.»

De son côté, madame de Grignan, si exacte à répondre à sa mère, se montrait d'une paresse extrême lorsqu'il lui fallait écrire à toute autre personne; et madame de Sévigné était sans cesse obligée de lui rappeler les lettres de devoir, de politesse et d'affection pour lesquelles elle était en retard [804]. Ainsi Charles-Maurice le Tellier, frère du ministre Louvois, coadjuteur et depuis archevêque de Reims, qu'elle avait, avant son mariage, invité à correspondre avec elle [805], lui avait écrit deux fois sans recevoir de réponse. Il s'en plaignit à madame de Sévigné, qui fut obligée d'exhorter sa fille à payer plus exactement ses dettes en ce genre.

L'orgueil maternel, dans madame de Sévigné, se mêlait à l'admiration qu'elle avait pour le talent épistolaire de sa fille; elle reconnaissait que, sous ce rapport, madame de Grignan était son élève; aussi continuait-elle à lui inculquer encore ses leçons, et elle trouvait en elle, sur ce point, la même docilité que par le passé. Elle dit, en la complimentant sur une lettre qu'elle avait reçue d'elle [806]: «J'ai reçu deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie; ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien; mais la Providence, qui a mis tant d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les charmes de votre commerce.»

Madame de Sévigné faisait cas du goût de sa fille, qui n'était pas toujours d'accord avec le sien. En lui envoyant une lettre qu'elle avait écrite à l'évêque de Marseille: «Lisez-la, dit-elle, et vous verrez mieux que moi si elle est à propos ou non... Vous savez que je n'ai qu'un trait de plume, ainsi mes lettres sont fort négligées; mais c'est mon style, et peut-être qu'il fera autant d'effet qu'un autre plus ajusté; si j'étais à portée d'en recevoir votre avis, vous savez combien je l'estime et combien de fois il m'a réformée [807].» Elle était de plus en plus charmée des lettres qu'elle recevait de madame de Grignan. «Mon Dieu, ma fille, dit-elle encore, que vos lettres sont aimables! Il y a des endroits dignes de l'impression [808]...»—«Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n'ose plus parler des vôtres, de peur que cela n'ait l'air de rendre louanges pour louanges; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu'à ne pas dire la vérité: vous avez des pensées et des tirades incomparables; il ne manque rien à votre style [809]

Madame de Grignan faisait profession de détester les narrations et d'être ennemie des détails, ce qui tendait à mettre de la sécheresse dans ses lettres et une trop grande brièveté. Madame de Sévigné l'en reprend, et parvint à la réformer sur ce point, du moins en ce qui la concernait. «Défaites-vous, lui dit-elle, de cette haine que vous avez pour les détails; je vous l'ai déjà dit et vous le pouvez sentir, ils sont aussi chers de ceux que nous aimons qu'ils nous sont ennuyeux des autres, et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous importunent; si cette observation est vraie, jugez de ce que me font vos relations [810].» Aussi madame de Grignan triompha de son indolence et de sa paresse, et surmonta cette humeur noire qui la rendait indifférente à tout et qui était si opposée à la franche sympathie, à la vivacité et à la gaieté du caractère de madame de Sévigné [811]. Pour plaire à sa mère, madame de Grignan composa des relations: celle du voyage qu'elle fit à la grotte de Sainte-Baume, avec toute la pompe et le train dispendieux de la femme d'un gouverneur de province, charma madame de Sévigné. Elle crut lire un joli roman, dont sa fille était l'héroïne [812]. Elle fut aussi très-satisfaite du récit détaillé de son voyage à Monaco, et elle le fit lire à d'Hacqueville, au duc de la Rochefoucauld et au comte de Guitaud [813]. Mais c'est dans les lettres d'affaires que madame de Grignan avait une véritable supériorité. Madame de Sévigné, qui, dans l'intérêt de son gendre, entretenait de Pomponne de ce qui concernait la Provence, aimait mieux distraire des lettres qu'elle avait reçues de sa fille les portions relatives à cet objet et les envoyer à ce ministre que de les transcrire ou d'essayer d'exposer autrement ce qui était si bien et si nettement exprimé [814]. Aussi, pour les affaires, madame de Grignan écrivait particulièrement à l'abbé de Coulanges, qui lui rendait compte de tout, et débarrassait ainsi madame de Sévigné de détails qui l'auraient ennuyée [815]. Madame de Grignan écrivait aussi à Bossuet [816] des lettres que sa mère se chargeait de remettre. Quant aux lettres de madame de Grignan qui se recommandaient par les agréments du style et des pensées ingénieuses, madame de Sévigné en était non-seulement contente, mais glorieuse; et elle avait grand soin d'en montrer les passages les plus remarquables aux personnes qui lui paraissaient les plus propres à les goûter. «Ainsi, ne me parlez plus de mes lettres, ma fille, dit madame de Sévigné; je viens d'en recevoir une de vous qui enlève; tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse: c'est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains d'être fade; mais je suis toujours ravie de vos lettres, sans vous le dire; madame de Coulanges l'est aussi de quelques endroits que je lui fais voir et qu'il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d'un goût non pareil [817]

Quinze jours après cette lettre, madame de Sévigné écrit encore à madame de Grignan [818]:

«Madame de Villars, M. Chapelain et quelque autre encore sont ravis de votre lettre sur l'ingratitude. Il ne faut pas que vous croyiez que je sois ridicule; je sais à qui je montre ces petits morceaux de vos grandes lettres, je connais mes gens; je ne le fais point mal à propos, je sais le temps et le lieu; mais enfin c'est une chose charmante que la manière dont vous dites quelquefois de certaines choses: fiez-vous à moi, je m'y connais.»

Et avant, dans le même mois [819], elle lui avait écrit: «Vos réflexions sur l'espérance sont divines; si Bourdelot [820] les avait faites, tout l'univers les saurait; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des merveilles; le malheur du bonheur est tellement bien dit qu'on ne peut trop aimer une plume qui exprime ces choses-là.»

Madame de Sévigné et madame de Grignan lisaient beaucoup; mais à cet égard leur goût était différent [821]. Madame de Grignan lisait les livres de la nouvelle philosophie (la philosophie de Descartes), que madame de Sévigné goûtait peu [822]. Quoiqu'elle écoutât avec intérêt les discussions qui avaient lieu en sa présence entre ses amis sur ce grave sujet et qu'elle en parlât souvent avec eux, elle aimait mieux confier à sa foi religieuse la solution des hautes questions de la métaphysique que de se fatiguer à les comprendre; elle ne pouvait se résoudre à admettre une théorie qui prétendait lui démontrer que sa chienne Marphise n'avait point d'âme et était une pure machine [823]; et elle disait malignement des cartésiens que s'ils ont envie d'aller en paradis c'est par curiosité [824]. Elle mettait un grand empressement à envoyer à sa fille les plus intéressantes nouveautés littéraires, qui, presque toutes, avaient alors pour éditeur le libraire Barbin. Lorsque celui-ci ne les lui faisait pas remettre assez tôt pour que madame de Grignan les reçût par elle avant qu'elles fussent parvenues en Provence, elle accusait plaisamment ce chien de Barbin, qui, disait-elle, la haïssait, parce qu'elle ne faisait pas de Princesses de Clèves et de Montpensier, comme son amie madame de la Fayette [825]. On comprend très-bien pourquoi madame de Sévigné mettait au premier rang de tous les soins qu'elle se donnait pour plaire à sa fille celui de lui envoyer les ouvrages nouveaux; elle y était personnellement intéressée. Ces ouvrages étaient ceux qu'elle-même lisait, et qui fournissaient de nouveaux aliments à cette correspondance, son bonheur et ses délices [826]. C'est pourquoi madame de Sévigné ne manquait jamais de mettre madame de Grignan au courant des lectures qu'elle faisait ou qu'elle se proposait de faire [827]. Elle trouvait tant de douceur à être, en ceci comme en toutes choses, en rapport avec elle, que, lui ayant recommandé la lecture d'un des ouvrages de Tacite, que madame de Grignan n'acheva pas, elle lui en témoigna ses regrets, et l'engagea à lui écrire la page où elle en était restée, afin qu'elle pût terminer pour elle cette lecture [828]. Madame de Sévigné savait peu le latin. S'il en avait été autrement, Corbinelli, écrivant quelques lignes à Bussy dans une des lettres de madame de Sévigné, n'aurait pas dit que c'était en sa considération qu'il traduisait un passage d'Horace [829]. Elle-même n'aurait pas annoncé qu'elle se proposait de lire Térence et de se faire traduire par son fils la satire contre les folles amours que renferme la première scène de l'Eunuque [830]. Ce n'était pas une chose très-rare alors cependant, même parmi les femmes, que de pouvoir lire les auteurs latins dans leur langue originale. L'abbesse de Fontevrault, sœur de madame de Montespan, madame de Rohan de Montbazon, abbesse de Malnou, avaient cet avantage; il en était de même de madame de la Sablière, de mademoiselle de Scudéry et de plusieurs autres, sans nommer madame Dacier, qui, pour la haute érudition, est restée une exception [831]. Mais c'est dans la traduction de Perrot d'Ablancourt que madame de Sévigné admirait l'éloquence et l'harmonie des phrases de Tacite; c'est aussi par le même traducteur qu'elle avait appris à goûter l'esprit de Lucien. C'est dans la traduction italienne d'Annibal Caro qu'elle lisait Virgile [832]. Cependant, comme elle mande à madame de Grignan qu'elle a fait mettre en lettres d'or sur le grand autel de sa chapelle cette inscription: SOLI DEO HONOR ET GLORIA, on peut croire qu'elle ainsi que sa fille entendaient [833] assez le latin pour lire en cette langue les Actes des Apôtres et les livres d'église. Dans les jugements qu'elles portaient sur les auteurs, elles différaient beaucoup entre elles. Madame de Sévigné avait plus que madame de Grignan le sentiment vif et prompt des beautés littéraires; son goût était moins sévère, moins dédaigneux, mais peut-être moins pur. Madame de Sévigné se passionnait facilement pour les auteurs qu'elle lisait, et proportionnait ses louanges aux émotions et aux inspirations qu'elle en recevait. Madame de Grignan, au contraire, aimait à critiquer, à se rendre raison de tout, et se défendait d'admirer. Madame de Sévigné avait plus que sa fille le goût de la solitude et de la campagne; les sombres et mélancoliques horreurs de la forêt avaient pour elle de l'attrait [834]. Elle lisait plutôt pour le plaisir de lire que par l'ambition de devenir savante; c'était tout le contraire dans madame de Grignan.

Les prédilections de madame de Sévigné en littérature se trahissent lorsqu'elle quitte la capitale pour aller passer quelques jours dans sa retraite de Livry. Quels sont les auteurs qu'elle emporte alors de préférence? Corneille et la Fontaine. On lui a reproché d'avoir manqué de discernement, et, dans son admiration exclusive pour Corneille, de n'avoir pas rendu justice à Racine. Tout le monde sait cependant aujourd'hui qu'elle n'a jamais dit ni cité ces mots ridicules que lui prêtent Voltaire, la Harpe et tant d'autres: «Racine passera comme le café [835] mais elle a dit «qu'il n'irait point plus loin qu'Andromaque [836].» Ce qui prouve seulement que cette pièce, qu'elle loue avec effusion et qui lui faisait verser des larmes même lorsqu'elle la voyait jouer par une troupe de campagne [837], était, selon elle, le nec plus ultra du talent de Racine.—Avec sa tendresse maternelle, pouvait-elle penser autrement? Si elle avait vécu du temps de Voltaire, nul doute qu'elle n'eût préféré aussi Mérope à toutes les pièces de cet auteur. Tout le monde juge ainsi: ce qui touche le plus le cœur est aussi ce qui émeut le plus fortement l'imagination. A la vérité, madame de Sévigné cherche à atténuer le succès de Bajazet, et elle en donne la plus forte part au talent de la Champmeslé. Cependant elle envoie cette pièce à sa fille aussitôt qu'elle a paru; il est vrai qu'elle préfère Corneille à Racine, et qu'elle trouve plus de génie dramatique à l'auteur du Cid, de Polyeucte, des Horaces, de Cinna. A-t-elle si grand tort? On n'a pas remarqué que lorsqu'elle parle ainsi Corneille avait produit tous ses chefs-d'œuvre, et qu'il n'en était pas ainsi de Racine, dont la réputation n'était encore qu'à son aurore, quoique cette aurore eût un grand éclat. On oublie que madame de Sévigné avait alors de bien légitimes motifs pour ne pas aimer Racine, et que les déplaisirs qu'il lui causait devaient très-naturellement disposer son esprit à juger peu favorablement des productions de ce poëte. On se représente toujours Racine dans un âge avancé, couronné par l'auréole de sa gloire poétique, vénéré par sa fervente piété, uniquement occupé de son salut et de l'éducation de ses enfants, refusant d'aller dîner chez un grand de la cour, afin d'avoir le plaisir de manger un beau poisson en famille, et pourtant écrivant encore Esther et Athalie pour les vierges d'un couvent. Le jeune auteur d'Andromaque et de Bajazet était un personnage tout différent. Ingrat et malin, dans deux lettres très-spirituelles et pleines de mordants sarcasmes, il avait versé le ridicule sur les pieux solitaires de Port-Royal, qui l'avaient élevé, parce qu'ils avaient osé soutenir que le théâtre est un divertissement peu favorable aux bonnes mœurs et à la religion. Quand il faisait imprimer ses tragédies, il y mettait des préfaces qui étaient la critique acérée des ouvrages de ses rivaux, particulièrement de Corneille; et il composait contre eux de sanglantes épigrammes. Alors amoureux de la Champmeslé, Racine soupait souvent chez elle avec Boileau, son ami; et le baron de Sévigné, qui courtisait cette actrice et auquel la société des deux poëtes plaisait beaucoup, payait les soupers. Madame de Sévigné ne trouvait pas bon que son fils jouât le rôle ridicule d'Amphitryon et contribuât aux plaisirs des amants de sa maîtresse. On doit donc peu s'étonner que dans son dépit, en écrivant à sa fille, elle parle avec le même dédain de la courtisane et des deux poëtes. Plus tard, et lorsque son fils a rompu avec la Champmeslé, elle s'exprime sur eux avec l'admiration due à leur caractère et à leur talent; et quand, longtemps après, elle assistait à Saint-Cyr aux représentations d'Athalie et d'Esther, elle ne disait plus que Racine composait des tragédies pour la Champmeslé, et non pour la postérité, et qu'il ne serait plus le même quand il ne serait plus jeune et amoureux; mais elle remarque, au contraire, le caractère de son talent, sa sensibilité, et dit «qu'il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses [838].» La même chose lui arriva lorsqu'elle entendit débuter le P. Bourdaloue dans l'église de son collége. Selon elle, il a bien prêché; mais son éloquence, appropriée à son église, n'en franchira pas l'enceinte. Et cependant elle assista ensuite assidûment à ses sermons [839], et ne peut trouver de termes assez énergiques pour peindre sa vive admiration, pour exprimer le bien qu'elle ressentait des pieuses convictions produites par la parole du grand orateur. Elle loue aussi avec le même discernement, mais non avec le même enthousiasme, Mascaron et Fléchier. Elle variait beaucoup ses lectures [840]. Les sermons ne l'empêchaient pas d'aller au spectacle, d'assister aux pièces de Molière, de se plaire à l'Opéra et de trouver céleste la musique de Lulli, de lire des romans (l'Astrée, Cléopâtre, Pharamond, etc.) [841], les Contes de la Fontaine, Rabelais, l'Arioste, le Tasse, Pétrarque, Tassoni, Marini, Montaigne, Charron; elle mêlait ensemble Corneille, Despréaux, Sarrasin, Voiture, les livres de controverses religieuses, l'Alcoran et Don Quichotte. Quelquefois elle entreprenait de longues lectures historiques, et elle bravait la fatigue que lui faisaient éprouver les interminables périodes du P. Maimbourg, pour s'instruire sur l'histoire des croisades et sur celle de l'arianisme et des iconoclastes. Puis elle lit l'Histoire de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, «qui la divertit au dernier point;» la Vie du cardinal Commendon, «qui lui tient très-bonne compagnie;» et une Histoire des Grands Vizirs, de Chassepol, qui eut dans le temps beaucoup de succès. Malgré son inclination pour Tacite, et quoiqu'elle lût et relût Josèphe, Plutarque et Lucien, elle préférait l'Histoire de France à l'histoire romaine, où elle n'avait, disait-elle spirituellement, ni parents ni amis. On est étonné de lui voir lire en quatre jours l'in-folio de l'académicien Paul Hay du Chastelet, contenant la Vie de Bertrand du Guesclin; mais tout ce qui concernait l'histoire de Bretagne avait pour elle un intérêt de famille [842].

Elle aimait avant tout les livres de morale, et surtout de morale religieuse. Les Essais de Nicole étaient ceux qu'elle préférait. Les meilleurs et les plus beaux éloges qu'on ait faits de cet écrivain ont été tracés par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV et par madame de Sévigné dans les lettres écrites à sa fille [843]. Nicole est l'auteur favori de madame de Sévigné; elle le lisait et le relisait; elle y trouvait des ressources contre tous les maux, toutes les misères de la vie, même, disait-elle, contre la pluie et le mauvais temps; elle veut s'en pénétrer, se l'assimiler; elle souhaiterait pouvoir en faire un bouillon et l'avaler [844]. Il était, suivant elle, de la même étoffe que Pascal, et elle ajoute: «Cette étoffe-là est si belle qu'elle me plaît toujours; jamais le cœur humain n'a été mieux anatomisé que par ces messieurs-là [845].» Elle lisait aussi les Traités de Bossuet, et surtout son Histoire des Variations [846]. En bonne janséniste, elle avait lu saint Augustin et les Lettres de Saint-Cyran; mais elle se tenait éloignée du rigorisme de la secte.

Sa foi était forte et sincère, et en cela surtout elle différait de sa fille. Comme toutes les femmes de son temps, madame de Grignan pratiquait sa religion; mais sa raison, enorgueillie par les lueurs vacillantes d'une philosophie qu'elle croyait comprendre, faisait subir aux croyances qui lui avaient été inculquées dès son enfance des doutes peu conformes à la soumission due aux décisions de l'Église. Telle n'était point madame de Sévigné, qui ne partageait pas le superbe dédain de Port-Royal pour l'efficacité de l'intervention du saint sacerdoce. Elle avait soin de faire dire des messes pour détourner les malheurs qu'elle redoutait, et elle ne manquait pas d'en agir ainsi lorsque sa fille voyageait ou lorsque celle-ci était enceinte [847], et encore après qu'elle était accouchée [848]. Quoique nous n'ayons pas les lettres que madame de Grignan avait écrites à sa mère, ce qui nous reste de leur correspondance témoigne suffisamment de la lutte qui avait lieu entre elles deux, en raison de leur dissidence d'opinion sur ces graves matières. Jamais madame de Sévigné ne laisse échapper l'occasion de manifester à madame de Grignan combien sa religion lui est chère, et de s'efforcer de lui persuader qu'elle satisfait mieux le cœur et la raison que toutes les vaines subtilités des philosophes. Elle la mit dans la confidence de tous ses scrupules religieux et des tourments de sa conscience. Elle plaint sa fille de n'avoir pas en Provence de P. Bourdaloue ni de P. Mascaron: «Comment, dit-elle, peut-on aimer Dieu quand on n'entend jamais bien parler de lui [849] Et madame de Grignan est instruite toutes les fois que des devoirs religieux appellent sa mère à l'église de Saint-Paul de la rue Saint-Antoine ou des Minimes de la place Royale. «Ma fille, lui écrit-elle, je m'en vais prier Dieu, et me disposer à faire demain mes pâques: il faut au moins sauver cette action de l'imperfection des autres. Je voudrais bien que mon cœur fût pour Dieu comme il est pour vous [850].» Bien souvent madame de Sévigné se lamente de n'avoir pas le courage de rompre les liens du monde et de conformer sa vie aux préceptes de sa croyance; et sa fille, qui n'avait pas intérêt à ce qu'il en fût ainsi, combat toujours ce penchant à la dévotion, qui était commun alors aux personnes les plus mondaines. Ainsi, dès cette année 1671, madame de Sévigné écrivait, au sujet de la mort du chevalier de Buous [851]:

«C'est un beau sujet de réflexions que l'état où vous le dépeignez. Il est certain qu'en ce temps-là nous aurons de la foi de reste; elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles; et ce temps que nous prodiguons et que nous voulons qui coule présentement nous manquera, et nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours que nous perdons avec tant d'insensibilité... La morale chrétienne est excellente à tous les maux; mais je la veux chrétienne; elle est trop creuse et trop inutile autrement.»

Trois mois avant cette lettre, elle avait déjà écrit à madame de Grignan: «Une de mes grandes envies, ma fille, ce serait d'être dévote; j'en tourmente la Mousse tous les jours. Je ne suis ni à Dieu ni à diable; cet état m'ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus naturel du monde. On n'est point au diable parce qu'on craint Dieu, et qu'au fond on a un principe de religion; on n'est point à Dieu aussi, parce que sa loi paraît dure, et qu'on n'aime point à se détruire soi-même; cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m'étonne point du tout: j'entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait; il faut donc sortir de cet état, et voilà la difficulté [852]

Vingt ans après, madame de Sévigné en était encore au même point; mais du moins sa foi n'avait point varié, et elle se trouvait encore plus fermement établie par les études qu'elle avait faites dans l'intervalle. «Vous me demandez, écrit-elle à madame de Grignan, si je suis toujours une petite dévote qui ne vaut guère: oui, justement voilà ce que je suis toujours, et pas davantage, et à mon grand regret. Tout ce que j'ai de bon, c'est que je sais bien ma religion et de quoi il est question; je ne prendrai point le faux pour le vrai; je sais ce qui est bon et ce qui n'en a que l'apparence; j'espère ne m'y point méprendre, et que, Dieu m'ayant déjà donné de bons sentiments, il m'en donnera encore: les grâces passées me garantissent en quelque sorte celles qui viendront; ainsi je vis dans la confiance, mêlée cependant de beaucoup de crainte [853]

Quoiqu'elle trouvât que dans cette voie ses progrès fussent lents, pourtant elle reconnaissait qu'elle faisait des progrès. «Si je pouvais seulement, dit-elle, vivre deux cents ans, il me semble que je serais une personne admirable.»

Madame de Sévigné avait foi aux promesses de la religion et espérait en elles; mais elle répugnait à croire aux terreurs qu'on voulait lui inculquer en son nom. «Vous aurez peine, dit-elle à madame de Grignan, à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que, d'un ordre du roi et de la sainte Écriture, la soumission n'arrive au secours [854].» Léger sarcasme aussi juste que mérité contre le despotisme de Louis XIV, qui mal à propos faisait intervenir son autorité dans les querelles théologiques, et les évoquait à son conseil, non sans dommage pour l'État et pour la religion. Madame de Sévigné n'aimait pas que l'on portât trop loin l'esprit de pénitence, et la rigueur des règles nouvellement imposées aux religieux du couvent de la Trappe par le Bouthillier de Rancé [855] lui paraissait extravagante. «Je crains, dit-elle, que cette Trappe, qui veut surpasser l'humanité, ne devienne les Petites-Maisons [856]

Madame de Sévigné n'avait aucune de ces faiblesses superstitieuses dont quelques esprits très-fermes ne sont pas toujours exempts. Elle se dépite de ce que le bel abbé de Grignan, qui devait l'accompagner en Provence, la supplie de différer son départ de quelques jours, parce qu'il ne peut consentir à se mettre en route un vendredi. «On ne peut, dit-elle malignement, tirer les prêtres de Paris; il n'y a que les dames qui en veuillent partir [857].» Elle était plus incrédule que sa fille sur certains faits surnaturels, que madame de Grignan semblait disposée à croire. «Je trouve plaisants, lui écrit-elle, les miracles de votre solitaire; mais sa vanité pourrait bien le conduire du milieu de son désert dans le milieu de l'enfer... Dieu est tout-puissant, qui est-ce qui en doute? Mais nous ne méritons guère qu'il nous montre sa puissance [858]

Ses croyances étaient raisonnées; elle lisait beaucoup de livres de controverse, même ceux que composaient des protestants [859], et aussi, pour complaire à sa fille, ceux qui étaient écrits d'après les principes de la nouvelle philosophie; mais elle en était peu satisfaite. «J'ai pris, dit-elle à madame de Grignan, les Conversations chrétiennes; elles sont d'un bon cartésien, qui sait par cœur votre Recherche de la vérité (du P. Malebranche)... Je vous manderai si ce livre est à la portée de mon intelligence; s'il n'y est pas, je le quitterai humblement, en renonçant à la sotte vanité de contrefaire l'éclairée, quand je ne le suis pas. Enfin Dieu est tout-puissant, et fait tout ce qu'il veut, j'entends cela; il veut notre cœur, nous ne voulons pas le lui donner, voilà tout le mystère [860]

Mais elle comprend fort bien ces questions qu'elle feint d'être trop ardues pour son intelligence, et elle exhorte sa fille, pour les résoudre, à lire le traité de la Prédestination des Saints, par saint Augustin, et surtout celui du Don de la persévérance. «Lisez, dit-elle, ce livre, il n'est pas long; c'est où j'ai puisé mes erreurs. Je ne suis pas la seule, cela me console; et en vérité je suis tentée de croire qu'on ne discute aujourd'hui sur cette matière avec tant de chaleur que faute de s'entendre [861]

Cette lecture de saint Augustin et les commentaires de ses amis de Port-Royal l'avaient confirmée dans l'opinion des jansénistes sur la grâce. Madame de Grignan, pour combattre cette opinion, profita de l'exemple de madame de la Sablière, connue par son savoir et par son attachement à la philosophie cartésienne, qui cependant, touchée des vérités de la religion, s'était convertie. «Oui, dit madame de Sévigné, elle est dans ce bienheureux état, elle est dévote et vraiment dévote, elle fait un bon usage de son libre arbitre; mais n'est-ce pas Dieu qui le lui fait faire? N'est-ce pas Dieu qui la fait vouloir? N'est-ce pas Dieu qui l'a délivrée de l'empire du démon? N'est-ce pas Dieu qui a tourné son cœur? N'est-ce pas Dieu qui la fait marcher et qui la soutient? N'est-ce pas Dieu qui lui donne la vue et le désir d'être à lui? C'est cela qui est couronné; c'est Dieu qui couronne ses dons. Si c'est cela que vous appelez le libre arbitre, ah! je le veux bien [862]

Dans la même lettre, elle professe l'opinion de Jansénius avec toutes ses conséquences. «Je n'ai rien à vous répondre, dit-elle à madame de Grignan, sur ce que dit saint Augustin, sinon que je l'écoute et que je l'entends quand il me dit et me répète cinq cents fois dans un même livre que tout dépend, comme le dit l'Apôtre, non de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde à qui il lui plaît; que ce n'est point en considération d'aucun mérite que Dieu donne sa grâce aux hommes, mais selon son bon plaisir... Il appelle notre libre arbitre une délivrance et une facilité d'aimer Dieu, parce que nous ne sommes pas sous l'empire du démon, et que nous sommes élus de toute éternité, selon les décrets du Père éternel, avant tous les siècles.»

Cependant cette doctrine sur la grâce, qui conduit droit au fatalisme, ne pouvait être admise par un esprit aussi juste que celui de madame de Sévigné sans y faire naître beaucoup de doutes; et nous voyons dans la même lettre qu'ils surgissent surtout à la lecture du chapitre dont le sommaire est: Comment Dieu jugerait-il les hommes si les hommes n'avaient point de libre arbitre? «En vérité, dit-elle, je n'entends point cet endroit, et je suis toute disposée à croire que c'est un mystère; mais comme ce libre arbitre ne peut pas mettre notre salut en notre pouvoir et qu'il faut toujours dépendre de Dieu, je n'ai pas besoin d'être éclaircie sur ce passage, et je me tiendrai, si je puis, dans l'humilité et dans la dépendance [863]

Ainsi l'on voit que les erreurs de son esprit ne la faisaient dévier en rien de la rectitude de ses résolutions. Elle trouvait dans saint Augustin des pensées si nobles et si grandes «que tout le mal qui peut arriver de sa doctrine aux esprits mal faits était moindre que le bien que les autres en retirent [864]

Elle revient cependant si souvent sur ce sujet, et quelquefois avec une telle éloquence et avec tant de chaleur, qu'il est manifeste qu'elle a le désir de ramener sa fille à son opinion [865]. Elle désigne par le titre de frères ses amis les écrivains de Port-Royal. «Quand je veux nourrir, dit-elle, mon esprit et mon âme, j'entre dans mon cabinet, j'écoute nos frères et leur belle morale, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur [866].» Toute sa vie elle aima à lire; mais dans son âge avancé ce goût de sa jeunesse se dirigea exclusivement sur les lectures graves et sérieuses. Sa fille lui reproche d'avoir relu jusqu'à trois fois les mêmes romans. «Ce sont de vieux péchés, dit-elle, qui doivent être pardonnés en considération du profit qui me revient de pouvoir relire aussi plusieurs fois les plus beaux livres du monde, les Abbadie, Pascal, Nicole, Arnauld, les plus belles histoires [867]

C'est vers l'âge de cinquante ans que se fit cette révolution dans ses goûts pour les lectures; et elle a donné en peu de mots à sa fille la composition de sa petite bibliothèque des Rochers et de quelle manière elle l'avait elle-même classée en une seule matinée [868]. «J'ai apporté ici quantité de livres, je les ai rangés ce matin; on ne met pas la main sur un, tel qu'il soit, qu'on n'ait envie de le lire tout entier; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion! L'autre est toute d'histoires admirables; l'autre, de morale; l'autre, de poésies, et de nouvelles, et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j'entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j'en sors; il serait digne de vous, ma fille.»

Il n'est fait dans ce passage aucune mention des livres sur la philosophie de Descartes, lecture favorite de madame de Grignan. Il semble que madame de Sévigné les considérait comme un exercice pour son intelligence, comme les romans pour son imagination; mais qu'étant inutiles pour son salut et pour éclairer sa raison ils ne devaient point trouver place dans sa bibliothèque choisie. Pour cette partie de son instruction, elle s'en reposait sur Corbinelli. «Il est souvent avec moi, dit-elle, ainsi que la Mousse, et tous deux parlent de votre père Descartes; ils ont entrepris de me rendre capable d'entendre ce qu'ils disent; j'en serai ravie, afin de n'être pas comme une sotte bête quand ils vous tiendront ici [869]

Évidemment madame de Sévigné, en cette occasion, n'est pas franche dans sa modestie, et sa correspondance nous prouve qu'elle était plus instruite sur ces hautes questions de métaphysique qu'elle ne veut le faire paraître. Sa feinte ignorance est un avantage qu'elle se donne pour combattre plus efficacement les raisonnements de sa fille; et un petit nombre de passages remarquables de ses lettres, ajoutés à ceux que nous avons déjà rapportés, suffiront, je l'espère, pour montrer quelles étaient les convictions religieuses de cette femme, en apparence si fortement livrée aux élans et aux agitations de sa vive sensibilité, et cependant si studieuse, si calme, si profondément réfléchie. Mais il y a des naturels puissants et si heureusement formés qu'ils peuvent allier les qualités les plus contraires.

Contre l'opinion de Malebranche, que tout ce qui se fait dans la nature est par la nature de l'ordre, opinion sur laquelle avait écrit madame de Grignan, madame de Sévigné répond: «La Providence veut donc l'ordre: si l'ordre n'est autre chose que la volonté de Dieu, quasi tout se fait contre sa volonté; toutes les persécutions que je vois contre saint Athanase et les orthodoxes, la prospérité des tyrans, tout cela est contre l'ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu. Mais, n'en déplaise à votre père Malebranche, ne serait-il pas aussi bien de s'en tenir à saint Augustin, que Dieu permet toutes ces choses, parce qu'il en tire sa gloire par des voies qui nous sont inconnues? Saint Augustin ne connaît ni de règle ni d'ordre que la volonté de Dieu; et si nous ne suivons pas cette doctrine, nous aurons le déplaisir de voir que, rien dans le monde n'étant quasi dans l'ordre, tout s'y passera contre la volonté de celui qui l'a fait: cela me paraît bien cruel [870].» Et ensuite:

«Je voudrais bien me plaindre au P. Malebranche des souris qui mangent tout ici; cela est-il dans l'ordre? Quoi! de bon sucre, du fruit, des compotes!... Et l'année passée était-il dans l'ordre que de vilaines chenilles dévorassent toutes les feuilles de notre forêt (de Livry) et de nos jardins, et tous les fruits de la terre? Et le père Païen, qui s'en revient paisiblement et à qui on casse la tête, cela est-il dans la règle? Oui, mon père, tout cela est bon, Dieu sait en tirer sa gloire; nous ne voyons pas comment, mais cela est vrai; et si vous ne mettez sa volonté pour toute règle et pour tout ordre, vous tomberez dans de grands inconvénients [871]... Si vous lisez l'arianisme, vous serez étonné de cette histoire; elle vous empêchera de rêver. Vraiment, vous y verrez bien des choses contre l'ordre: vous y verrez triompher l'arianisme et mettre en pièces les serviteurs de Dieu; vous y verrez l'impulsion de Dieu, qui veut que tout le monde l'aime, très-rudement repoussée; vous y verrez le vice couronné, les défenseurs de Jésus-Christ outragés: voilà un beau désordre; et moi, petite femme, je regarde tout cela comme la volonté de Dieu, qui en tire sa gloire, et j'adore cette conduite, quelque extraordinaire qu'elle me paraisse; mais je me garde bien de croire que si Dieu eût voulu cela eût été autrement, cela n'eût pas été [872]

«Il y a un endroit de la Recherche de la vérité, contre lequel Corbinelli a écrit; on y dit «que Dieu nous donne une impulsion à l'aimer, que nous arrêtons et détournons à volonté.» Cela me paraît bien rude qu'un être très-parfait et par conséquent tout-puissant soit ainsi arrêté au milieu de sa course [873]...» Ce sujet occupe si fortement la pensée de madame de Sévigné qu'elle y revient encore dans la lettre suivante: «Je suis toujours choquée, dit-elle, de cette impulsion que nous arrêtons tout court; mais si le P. Malebranche a besoin de cette liberté de choix qu'il nous donne, comme à Adam, pour justifier la justice de Dieu envers les adultes, que fera-t-il pour les petits enfants? il faudra en revenir à l'altitudo. J'aimerais autant m'en servir pour tout, comme saint Thomas, qui ne marchande pas [874]

Enfin, c'est lorsque avaient lieu les persécutions contre les plus fervents soutiens du jansénisme, lorsque Nicole était exilé dans les Ardennes, qu'Arnauld était obligé de se cacher, que madame de Sévigné éprouve plus que jamais le besoin de faire prévaloir ses opinions dans l'esprit de sa fille. «Je ne vous obligerais plus, lui dit-elle, de répondre sur cette divine Providence que j'adore et que je crois qui fait et ordonne tout; je suis assurée que vous n'oseriez traiter cette opinion de mystère inconcevable avec les disciples de votre père Descartes; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler tout ce qui s'y fait; les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus dignement quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la politique [875]

Les principes des jansénistes étaient mal vus à la cour; et madame de Sévigné recommandait à sa fille de ne pas montrer au comte de Grignan les passages de ses lettres qui avaient trait à ces matières; elle avait fini par éviter de lui en écrire; mais comme sa fille était revenue à la charge, et lui avait cité saint Augustin et saint Paul, le souvenir des écrits de ces deux grands confesseurs de la foi la ranime, et, avec l'impétuosité ordinaire de sa plume, elle répond: «Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin? Voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu; ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures: comme le potier, il en choisit, il en rejette; ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver la justice, car il n'y a point d'autre justice que sa volonté; c'est la justice même, c'est la règle; et, après tout, que doit-il aux hommes? que leur appartient-il? rien du tout. Il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son fils. Jésus-Christ le dit lui-même; «Je connais mes brebis, je les mènerai paître moi-même: je n'en perdrai aucune, je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses apôtres; ce n'est pas vous qui m'avez choisi.» Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends tous; et quand je vois le contraire, je dis: C'est qu'ils ont voulu parler communément; c'est comme quand on dit que Dieu s'est repenti, qu'il est en furie; c'est qu'ils parlent aux hommes; et je me tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur et auteur de l'univers et comme un être enfin très-parfait, selon la réflexion de votre père (Descartes). Voilà mes petites pensées respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui n'ôtent point l'espérance d'être, du nombre choisi, après tant de grâces, qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout cela; pourquoi m'en parlez-vous? Ma plume va comme une étourdie [876]

Le contraste que l'on remarque entre madame de Sévigné et madame de Grignan, relativement à leurs goûts en littérature et à leurs opinions religieuses, est encore plus prononcé et plus étrange si on les considère toutes deux dans leurs sentiments maternels et dans leur conduite et leurs relations avec le monde.

Les larmes mouillaient souvent les yeux de madame de Sévigné pour peu qu'elle fût fortement émue; madame de Grignan, calme et froide, trahissait rarement par des signes extérieurs les impressions faites sur son cœur; sa mère en fait la remarque: «Vous pleurâtes, lui dit-elle, ma très-chère fille, et c'est une affaire pour vous; ce n'est pas la même chose pour moi, c'est mon tempérament [877]

Madame de Sévigné, on le sait, poussait jusqu'à l'excès son amour pour sa fille; elle lui accordait sur son fils, sur l'unique héritier du nom de Sévigné, une injuste préférence, et elle se laissait dominer par cette inclination au point de négliger quelquefois ses devoirs envers Dieu et d'oublier sa charité envers le prochain. La tendresse maternelle de madame de Grignan pour ses deux filles ne fut jamais assez forte pour l'empêcher de vouloir sacrifier le bonheur de leur vie entière à la grandeur de sa maison, à la fortune et à l'élévation de celui qui pouvait seul continuer la noble race des Adhémar. Madame de Grignan exécuta ce projet à l'égard de Blanche, l'aînée de ses filles, qu'elle contraignit à se faire religieuse; et si la jolie figure, les grâces et l'esprit de Pauline, la plus jeune, n'avaient pas convaincu sa mère qu'elle la marierait facilement et sans une forte dot, madame de Sévigné aurait été impuissante à lui persuader [878] de ne pas commettre cette seconde immolation [879].

Mais c'est dans ses relations avec le monde, dans la conduite de la vie, dans la gestion des affaires que madame de Sévigné montre une grande supériorité sur sa fille. Quel jugement exquis! quel prompt et juste discernement! quels admirables conseils! quels beaux et utiles préceptes de sagesse et de savoir-vivre, heureusement exprimés! Les lettres de madame de Sévigné nous font admirer une mère tendre, mais non aveugle; elle cherche à empêcher que madame de Grignan ne se fasse tort par son caractère hautain, ou ne devienne victime de sa vanité et de son orgueil.

Madame de Grignan, retranchée sur les hauteurs de ses pensées philosophiques, faisait profession de mépriser les jugements du public. Capricieuse et indolente, elle était sujette à des accès de mélancolie et de misanthropie; elle fuyait alors la société, et se complaisait dans ce qu'elle appelait sa tigrerie [880]; élevée à la cour et dans le grand monde, les manières et les habitudes cérémonieuses des provinces lui déplaisaient [881], et elle ne prenait guère alors la peine de dissimuler son ennui. Madame de Sévigné, qui prévoyait combien ces défauts et ces travers étaient nuisibles à sa fille dans la position élevée où elle était placée, cherche à lui démontrer la nécessité de s'en corriger ou du moins de les dissimuler. Dans une lettre écrite en réponse à une de celles où madame de Grignan lui disait qu'elle était heureuse de se trouver retirée dans la solitude de son château, madame de Sévigné lui dit: «Je trouve votre esprit dans une philosophie et dans une tranquillité qui me paraît bien plus au-dessus des brouillards et des grossières vapeurs que le château de Grignan. C'est tout de bon que les nuages sont sous vos pieds; vous êtes élevée dans la moyenne région, et vous ne m'empêcherez pas de croire que ces beaux noms que vous dites, que vous donnez à des qualités naturelles, sont un effet de votre raison et de la force de votre esprit. Dieu vous le conserve si droit! il ne vous sera pas inutile; mais il faut un peu agir, afin que votre philosophie ne se tourne pas en paresse, et que vous puissiez être en état de revoir un pays où les nues seront au-dessous de vous. Il me semble que je vous vois dans l'indolence que vous donne l'impossibilité; ne vous y abandonnez qu'autant qu'il est nécessaire pour votre repos, et non pas assez pour vous ôter l'action et le courage [882]

Ce que madame de Sévigné combat le plus souvent dans madame de Grignan, c'est le mépris que celle-ci affichait pour l'opinion publique; et ce désaccord était entre elles déjà ancien, car madame de Sévigné, écrivant à M. de Grignan au sujet des louanges que le monde donnait à sa fille, dit: «Voilà mon ancienne thèse, qui me fera lapider un jour. C'est que le public n'est ni fou ni injuste [883]

A peine madame de Grignan est-elle arrivée en Provence que sa mère l'encourage à ne pas se lasser de répondre aux politesses ennuyeuses dont elle est l'objet. «Il est vrai, dit madame de Sévigné, que c'est un métier tuant que cet excès de cérémonies et de civilités; cependant ne vous relâchez sur rien; tâchez, mon enfant, de vous ajuster aux mœurs et aux manières des gens avec qui vous avez à vivre; accommodez-vous un peu de ce qui n'est pas mauvais; ne vous dégoûtez point de ce qui n'est que médiocre; faites-vous un plaisir de ce qui n'est pas ridicule [884]

Madame de Sévigné rappelle souvent à sa fille que, quand par sa haute position on se doit au public, il ne suffit pas d'être, mais qu'il faut aussi paraître.

Comme la Rochefoucauld avait mis les maximes à la mode, madame de Sévigné commence une de ses lettres par cette réflexion, qu'elle intitule, en badinant, Maxime: La grande amitié n'est jamais tranquille [885]. Et en effet, ce qui était pour elle l'objet de continuelles inquiétudes, ce qui excitait le plus sa sollicitude et lui paraissait toucher le plus au bonheur de sa fille dans l'avenir, c'était la conservation et, s'il se pouvait, l'augmentation de sa fortune; car, étant beaucoup plus jeune que M. de Grignan, il était probable qu'elle lui survivrait. Aussi madame de Sévigné termine une de ses lettres par cet aveu bien sincère: «Votre santé, votre repos, vos affaires, ce sont les trois points de mon esprit, d'où je tire une conclusion que je vous laisse à méditer [886]

Madame de Sévigné ne pouvait ignorer le caractère du comte de Grignan, facile jusqu'à la faiblesse, fastueux jusqu'à la prodigalité [887]. Une partie de la dot de sa femme avait servi à réparer le désordre de ses affaires. Madame de Sévigné craignit qu'avec le luxe coûteux de représentation qu'exigeait le rang de lieutenant général gouverneur M. de Grignan ne dérangeât de nouveau sa fortune; et elle ne voyait de salut pour lui et pour madame de Grignan que dans l'intervention de celle-ci, qu'elle avait habituée, par ses leçons et ses exemples, à l'ordre et à l'économie. Dès que madame de Grignan eut rejoint son mari en Provence, madame de Sévigné s'empressa d'exhorter sa fille à profiter de l'ascendant qu'elle avait sur lui pour le faire consentir à lui abandonner sans réserve la direction de ses affaires et la gestion de ses biens, et à régler ses dépenses de manière à ce qu'elles n'excédassent pas ses revenus. De son côté, elle se montrait généreuse, et adoucissait par des cadeaux la sévérité de ses remontrances [888].

Dans une lettre qui a été étrangement altérée dans toutes les éditions, hors la première, madame de Sévigné dit à madame de Grignan: «Vous me donnez une belle espérance de votre affaire; suivez-la constamment, et n'épargnez aucune civilité pour la faire réussir. Si vous la faites, soyez assurée que cela vaudra mieux qu'une terre de dix mille livres.» Ceci s'applique à la demande faite à l'assemblée des états de Provence, par le comte de Grignan, d'une augmentation d'appointements pour subvenir au payement de ses gardes et à la splendeur de ses hautes fonctions [889]. Madame de Sévigné continue ensuite ainsi: «Pour vos autres affaires, je n'ose y penser, et j'y pense pourtant toujours; rendez-vous la maîtresse de toutes choses, c'est ce qui vous peut sauver; et mettez au rang de vos desseins celui de ne vous point abîmer par une extrême dépense, et de vous mettre en état, autant que vous le pourrez, de ne pas renoncer à ce pays-ci. J'espère beaucoup de votre habileté et de votre sagesse; vous avez de l'application, c'est la meilleure qualité que l'on puisse avoir pour ce que vous avez à faire [890].» Et plus loin elle lui répète encore: «L'abbé est fort content du soin que vous voulez prendre de vos affaires; ne perdez pas cette envie, ma bonne, soyez seule maîtresse: c'est le salut de la maison de Grignan [891]

Mais malheureusement les conseils de madame de Sévigné ne furent pas strictement suivis. Madame de Grignan, soit que sa vanité le trouvât nécessaire à sa position, soit qu'elle ne pût résister aux volontés de son mari, eut un état de maison beaucoup trop somptueux pour que les émoluments du lieutenant général pussent y suffire. Le jeu vint encore accroître son déficit; et quoique ce jeu fût assez modéré pour le temps, cependant, comme madame de Grignan et son mari perdaient très-souvent, les dépenses, par cet article seul, se trouvaient considérablement augmentées. Madame de Sévigné, justement alarmée de cet état de choses, n'épargne pas à sa fille les avertissements. «Prenez garde, lui dit-elle, que votre paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu; ces petites pertes fréquentes sont comme les petites pluies, qui gâtent bien les chemins. Je vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez, aimez-moi toujours, puisque c'est la seule chose que je souhaite en ce monde. Pour la tranquillité de mon âme, je fais bien d'autres souhaits pour ce qui vous regarde; enfin tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou par vous [892].» Elle revient encore à la charge peu de temps après: «Quelle folie de perdre tant d'argent à ce chien de brelan!... Vous jouez d'un malheur insurmontable, vous perdez toujours; croyez-moi, ne vous opiniâtrez point; songez que tout cet argent s'est perdu sans vous divertir; au contraire, vous avez payé cinq ou six mille francs pour vous ennuyer et être houspillée de la fortune [893].» Enfin, elle déclare que ces pertes continuelles que font madame de Grignan et son mari au jeu ne sont pas naturelles, et qu'elle croit qu'ils ont affaire à des fripons [894]. Ce genre d'improbité n'a jamais été rare parmi les plus hauts personnages adonnés au jeu, et il était loin de l'être à cette époque.

Madame de Grignan semblait cependant s'être décidée à suivre les conseils de sa mère, qui, en lui témoignant combien elle est satisfaite de la résolution qu'elle a prise, lui en inculque encore plus fortement la nécessité. En l'entretenant du voyage de Provence, qu'elle a le projet de faire avec l'abbé de Coulanges, et après lui avoir dit qu'elle sera charmée de voir toutes les antiquités de ce pays et les magnificences du château de Grignan, elle ajoute: «L'abbé aura bien des affaires; après les ordres doriques et les titres de votre maison, il n'y a rien à souhaiter que l'ordre que vous y allez mettre; car, sans un peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié; c'est la seule affliction dans la vie qui se fasse sentir également et que le temps augmente, au lieu de la diminuer [895]

Nous avons vu que madame de Sévigné portait, dans l'intérêt de madame de Grignan, ses regards sur le gouvernement de la Provence [896], et qu'elle se tenait au courant de tout ce qui se faisait à cet égard. Les conseils qu'elle donne sur ces graves matières à son gendre et à sa fille ne sont pas moins sages et moins salutaires que ceux qu'elle leur adressait pour leurs affaires domestiques.

Louis XIV avait mal accueilli les délais et les refus des états de Provence, qui ne voulaient point accorder la totalité des subsides demandés en son nom par le lieutenant général gouverneur, et la résolution qu'on avait prise de lui envoyer une députation. Il avait transmis au comte de Grignan l'ordre de dissoudre l'assemblée, et en même temps de faire part aux membres qui la composaient de l'indignation du roi, en leur annonçant qu'à l'avenir le mode de lever les impôts serait changé et que la province serait assujettie, pour punir sa désobéissance, à loger un plus grand nombre de troupes [897]. Madame de Sévigné avait fait en vain, de concert avec l'évêque d'Uzès, des démarches auprès de le Tellier, pour que des ordres moins rigoureux fussent expédiés; et, n'ayant pu y réussir, elle avait écrit à sa fille le 1er janvier 1672, à dix heures du soir, pour la prévenir que ces ordres sévères allaient être envoyés. Elle conseille d'en suspendre l'exécution et de faire écrire au roi, par le lieutenant général gouverneur, «une lettre d'un homme qui est sur les lieux et qui voit que, pour le bien de son service, il faut tâcher d'obtenir un pardon de sa bonté pour cette fois.» Ce conseil fut suivi, et eut un plein succès; car nous lisons dans les procès-verbaux de l'assemblée des états que M. de Grignan se rendit, le 9 janvier au matin [898], dans la salle des états, pour leur faire part de ce qui s'était passé, leur défendre d'envoyer une députation au roi, leur recommander d'attendre la réponse à la supplique qu'il avait adressée à Sa Majesté et de suspendre toute délibération jusqu'au retour du courrier qu'il avait envoyé. Ce courrier ne revint à Aix que le 22 janvier, et le même jour [899] l'assemblée fut convoquée. Il lui fut donné lecture de la lettre du roi, qui acceptait l'offre des états; tout fut terminé à la satisfaction du lieutenant général gouverneur, qui cependant avait reçu des lettres de cachet pour exiler les consuls, en raison de ce que le roi n'avait pas été obéi ponctuellement. Madame de Sévigné fut aussi informée de cet envoi par l'évêque d'Uzès; et elle écrit à sa fille de manière à nous prouver combien elle désapprouvait ces mesures despotiques. Elle engage son gendre à ne point faire usage des lettres, et trace avec un admirable bon sens le principe qui doit diriger toute son administration. «Ce qu'il faut faire en général, c'est d'être toujours très-passionné pour le service de Sa Majesté; mais il faut tâcher aussi de ménager les cœurs des Provençaux, afin d'être plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là [900].» Le roi demandait cinq cents mille francs à l'assemblée des communautés. L'assemblée offrit quatre cent cinquante mille francs, et l'offre fut acceptée. La misère de la Provence était grande alors [901].

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NOTES
ET
ÉCLAIRCISSEMENTS.

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