Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)
Motifs qui obligent madame de Sévigné à se rendre en Bretagne.—Époque de la tenue des états de cette province.—Indication où ils se sont réunis.—Convoqués à Vitré en 1671.—Madame de Sévigné est très-aimée en Bretagne.—Cet attachement n'est pas réciproque.—Le duc de Chaulnes est nommé pour présider les états de Bretagne.—La duchesse de Chaulnes est l'amie de madame de Sévigné.—Les états de Bretagne et la maladie de sa tante, la marquise de la Trousse, forcent madame de Sévigné de différer son voyage en Provence, et prolongent sa correspondance avec sa fille.—Cette correspondance doit être examinée dans son ensemble.—Son caractère général.—C'est à elle que madame de Sévigné doit d'avoir été le peintre le plus fidèle du grand monde de son temps.—Le recueil des lettres de madame de Sévigné, publié en 1726, la plaçait au premier rang des épistolographes.—Ce recueil a été bien apprécié par l'éditeur de Hollande.—Toutes les éditions qui ont suivi cette première sont tronquées et fautives pour les lettres qui s'y trouvent, parce que les éditeurs modernes ne l'ont pas collationnée.—Sincérité de madame de Sévigné justifiée.—Objections réfutées.—Pourquoi madame de Sévigné et madame de Grignan ne concordaient pas toujours lorsqu'elles vivaient ensemble.—L'amour de madame de Sévigné pour sa fille était une passion.—Comment cette passion s'exprime aussitôt après leur séparation.—Madame de Sévigné verse des larmes toutes les fois qu'elle reçoit des lettres de sa fille.—Madame de Grignan était froide.—Madame de Sévigné ne se croyait jamais assez aimée, et devenait importune.—Extraits de diverses lettres de madame de Sévigné où elle exprime sa passion pour sa fille.—Jamais plus touchante que lorsqu'elle comprime ses sentiments et affecte la gaieté.—Se compare à une figure de Benoît.—Ses fins de lettres.—Madame de Grignan ne pouvait supporter la compagnie ennuyeuse.—Soufflet donné par elle à mademoiselle du Plessis.—Madame de Sévigné fait l'éloge des lettres de madame de Grignan.—Comment madame de Sévigné termine ses lettres à sa fille.—Madame de Sévigné se rend à Livry pendant la semaine sainte du jubilé.—Impression que ces lieux font sur elle.—Elle entend prêcher la Passion par Mascaron.—Elle va dîner à Pomponne.—Son entretien avec Arnauld d'Andilly.—Le cardinal de Retz vient à Paris.—Accueil qui lui est fait.—Molière, Corneille et Boileau doivent lui lire de leurs ouvrages.—Retz demande des nouvelles de madame de Grignan.—Les louanges qu'il en fait excitent la sensibilité de sa mère.—Impressions produites sur elle par son retour aux Rochers et par sa visite au couvent des sœurs Sainte-Marie.—Madame de Grignan avait des opinions différentes de celles de sa mère.—Madame de Sévigné avait formé sa fille pour écrire et lui avait appris l'italien.—Madame de Sévigné ne veut pas que sa fille déprécie les lettres qu'elle lui écrit ni qu'elle se compare à la princesse d'Harcourt.—Madame de Grignan gardait les lettres de sa mère, et les montrait.—Madame de Sévigné écrivait vite, et ne se corrigeait pas.—Elle écrivait à toutes les heures du jour.—Un commis de la poste lui remettait les lettres de sa fille avant tout le monde.—Inquiétudes de madame de Sévigné lorsque les lettres de madame de Grignan ne lui arrivaient pas à temps.—Madame de Sévigné entretenait des correspondances avec plusieurs personnes.—Nature de la correspondance qu'elle avait avec sa fille.
Par sa naissance, par ses richesses, par le nom qu'elle tenait de son mari, la marquise de Sévigné était une des plus notables personnes de la Bretagne. Elle était particulièrement liée avec ce que ce pays renfermait de plus élevé en dignités et en puissance. Madame de Sévigné comptait la duchesse de Chaulnes, la femme du gouverneur, au nombre de ses plus intimes amies. L'assemblée des états, pour le consentement des impôts et le règlement des dépenses, se réunissait tantôt à Nantes, tantôt à Dinan, tantôt à Vitré. Cette dernière ville était située à sept quarts de lieue des Rochers, où madame de Sévigné se retirait durant la belle saison. Si, contre sa coutume, elle se fût abstenue de s'y rendre pendant la tenue des états, elle aurait eu l'air, pour éviter une dépense nécessaire, de fuir ses amis, et de faire, par un motif sordide, une sorte d'affront à toute la province. Elle y était très-aimée, quoique à cet égard elle fût ingrate et que cet attachement ne fût pas réciproque; ce qu'avec raison elle dissimulait soigneusement.
Depuis seize ans les états de Bretagne ne s'étaient point tenus à Vitré. Leur dernière réunion en cette ville avait eu lieu en 1655; on les avait rassemblés en 1661 à Nantes, et à Dinan en 1669. On les convoqua de nouveau à Vitré en 1671 [669], c'est-à-dire l'année même où madame de Grignan s'en allait assister à ceux de la Provence. La commission adressée par le roi: «A mon bien amé cousin le duc de Chaulnes, pair de France, lieutenant général en nos armées dans nos pays et duché de Bretagne,» est datée [670] de Saint-Germain en Laye le 6 mai 1671; et ce jour-là même madame de Sévigné écrivait à sa fille, alors en route, pour lui recommander d'être bien exacte à lui répondre, puisque bientôt elle serait en Bretagne, et que là, pour calmer les inquiétudes causées par un si grand éloignement, elle aurait encore plus besoin de ses lettres [671].
Mais madame de Sévigné, ayant appris que l'ouverture des états n'aurait lieu qu'au mois d'août, différa son départ, ne pouvant songer à aller en Provence qu'après la séparation de l'assemblée des états de Bretagne. Puis, lorsqu'elle fut de retour à Paris, elle se vit forcée d'y séjourner pour donner des soins à sa tante, la marquise de la Trousse, attaquée d'une maladie mortelle [672]. Ainsi fut plusieurs fois retardé ce voyage, si ardemment désiré; ainsi se prolongea cette correspondance, qui était la seule consolation de cette mère affligée, le seul moyen qu'elle eût de calmer l'impatience douloureuse qu'elle éprouvait d'être obligée de reculer le moment de son départ.
Puisque ce commerce épistolaire est le sujet, la substance même de ces Mémoires, il faut une bonne fois le considérer en lui-même et indépendamment des récits et des faits curieux qu'il renferme et qui le recommandent à notre attention. Il faut rechercher ce qu'il nous apprend sur madame de Sévigné; tâcher de pénétrer, par les aveux qui lui échappent ou les opinions qu'elle manifeste, dans les secrets de ses penchants les plus constants, de ses répulsions les plus invincibles, de ses pensées les plus secrètes, de ses sentiments les plus intimes; et parvenir ainsi à connaître ses vertus et ses faiblesses, les traits distinctifs de son caractère et ses habitudes dominantes. Alors il sera plus facile de comprendre ce que ses lettres nous révèlent sur les événements du siècle où elle a vécu et de faire une juste appréciation de ses jugements sur les personnes et sur les choses.
Si vivre n'est pas seulement exister et user ses jours dans les occupations obligées de fortune, de famille et de soins matériels; si la vie consiste principalement dans l'exercice des plus nobles facultés de l'âme; si pour en jouir dans toute sa plénitude il faut ressentir vivement les émotions du cœur, subir malgré soi les impressions de l'imagination, se complaire dans tout ce qui alimente le sentiment et la pensée, avoir été fréquemment en proie aux vicissitudes des grandes joies et des grandes douleurs, on peut affirmer que madame de Sévigné n'a jamais plus vécu que durant les dix-huit mois qui se sont écoulés pendant sa première séparation d'avec sa fille, c'est-à-dire depuis le mois de février 1671 jusqu'au mois de juillet 1672.
C'est dans cet intervalle de temps que madame de Sévigné se trouve partagée entre l'orgueilleux plaisir d'avoir placé au premier rang, dans une des plus belles provinces de France, celle qu'elle avait faite son idole, et la douleur et les inquiétudes que lui causent son absence, sa grossesse, ses voyages et ses indispositions. C'est alors aussi que la satisfaction que le baron de Sévigné donne à sa mère par des preuves répétées de son filial amour et par la confiance qu'il lui témoigne se trouve contre-balancée par le chagrin des folles amours de ce jeune homme; et lorsque la guerre a arraché ce fils à une conduite aussi nuisible à son bonheur qu'à sa santé et à sa fortune, madame de Sévigné a la crainte de se le voir enlever par le sort des combats, et elle tressaille à l'arrivée de chaque courrier qui vient lui en apporter des nouvelles.
A aucune époque madame de Sévigné ne fréquenta davantage le monde et la cour, parce qu'elle avait besoin de la cour et du monde, où se tramaient toutes les intrigues et se décidaient toutes les affaires, pour être utile à son gendre et à fille, pour distraire celle-ci par le récit de ce qui se passait dans une sphère qu'elle avait quittée à regret, pour l'intéresser à la lecture de ses lettres et empêcher qu'un commerce qui faisait toute sa consolation ne languît par la paresse qu'elle lui connaissait pour écrire. C'est pendant ce période de temps que se place la rentrée au ministère du marquis de Pomponne, cet intime ami de madame de Sévigné, et la déclaration de guerre à la Hollande; Paris et Versailles sont rendus déserts par le départ du roi pour l'armée; c'est aussi dans cet intervalle qu'ont lieu cette campagne sur le Rhin si glorieuse et si meurtrière, la tenue des états de Bretagne et ceux de Provence. Jamais madame de Sévigné n'a plus souvent éprouvé le besoin de se mêler aux cercles tumultueux de la capitale et de les quitter pour la silencieuse solitude de Livry. Jamais elle n'a eu autant d'entraînement pour la société et les distractions mondaines, ni éprouvé d'aussi fortes inspirations vers Dieu; jamais elle ne fréquenta plus les spectacles et les églises, ni elle ne lut un plus grand nombre d'ouvrages pieux et de livres profanes; jamais elle n'a joui d'une santé plus ferme et plus robuste; jamais enfin elle n'a plus agi, plus senti, plus pensé et surtout plus écrit.
Si on excepte des lettres à diverses personnes, qui sont à des dates très-éloignées les unes des autres, de toutes les correspondances que madame de Sévigné avait entretenues durant cet espace de temps, il ne nous reste que celles qu'elle a eues avec Bussy et avec sa fille. Ce qui domine dans les lettres à cette dernière, c'est sa tendresse passionnée, qui ne se manifeste à aucune autre époque avec autant d'abandon, de chaleur et d'éloquence. C'est alors aussi qu'elle mit le plus d'empressement et d'exactitude dans ce commerce épistolaire, qu'il lui importait tant de faire agréer à madame de Grignan et à tous ceux qui l'entouraient. Aussi ce qui frappe le plus dans les premières lettres de madame de Sévigné, c'est l'idée fixe qui la domine et qui ne lui permet pas de se distraire un instant de sa fille et des lieux habités par elle. Les tracasseries d'Aix et de Marseille lui causent plus d'émotion que Paris, Versailles ou Saint-Germain, Nantes ou Vitré; le château de Grignan et son parc l'intéressent plus que les Rochers. Toutes les pétoffes de la société provençale, elle veut les connaître [673], car elle sait que de toutes ces misères dépendent le bonheur et la tranquillité de celle qu'elle chérit. Pour lui plaire, elle transporte en Provence la Bretagne et ses états, la cour et ses intrigues, le roi et ses maîtresses, l'Église et le théâtre, la littérature et les grands événements de la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes, les conversations, le sermon; elle parlera de ceux qui meurent et de ceux qui se marient, de ceux qui se ruinent et de ceux qui s'enrichissent. Les lazzis et les réflexions, les portraits et les saillies, les ridicules et les vices, tout lui sera bon, tout se pressera sous sa plume, tout prendra, par la magie de son imagination, des formes et des couleurs. Jusque dans la retraite de sa solitude champêtre, elle fera en sorte que sa fille habite plus encore avec elle. Elle saura la mettre dans la confidence de ses projets, de ses occupations, de ses distractions, de ses tristesses, de ses craintes et de ses espérances; mêler les conseils d'une profonde sagesse aux flatteries que sa tendresse lui inspire. C'est lorsqu'elle était seule avec elle-même que son cousin de Coulanges, avec plus de justesse qu'au milieu d'une nombreuse et brillante assemblée, pouvait dire d'elle: «Voyez cette femme, elle est toujours en présence de sa fille [674].»
Nous l'avons déjà remarqué, c'est à cette séparation de madame de Sévigné d'avec sa fille, c'est à son amour de mère qu'elle doit, sans qu'elle ait pu le soupçonner, d'avoir été le peintre le plus fidèle du grand monde de son temps; d'avoir procuré, par le recueil de ses lettres, les mémoires les plus piquants, les plus sincères et les plus instructifs sur l'époque où elle a vécu; car ils furent écrits non pas à froid, non pas avec l'intention de se poser vis-à-vis de la postérité en historien et en juge des contemporains, mais sans aucun dessein prémédité, mais sans aucune vue d'avenir, dans l'abandon d'un commerce intime, sous l'impression vive et actuelle des événements, avec la verve et la chaleur des émotions qu'ils produisaient, en compagnie et souvent sous les yeux des personnages qu'ils nous font connaître.
Les lettres écrites par madame de Sévigné à Bussy et publiées avec les Mémoires de ce dernier avaient déjà été distinguées comme de parfaits modèles du style épistolaire; nous avons vu que Bayle, qui n'en connut point d'autres, leur donnait la préférence sur celles de Bussy même [675]. Alors aussi le jésuite Hervey, dans le poëme latin qu'il publia sur l'art d'écrire des lettres, accorde en ce genre la prééminence aux femmes, et à madame de Sévigné sur toutes les femmes [676]. Mais ce ne fut cependant que dix ans plus tard, et lorsqu'on eut publié les deux petits volumes des lettres de madame de Sévigné à madame de Grignan, que l'on connut toute l'étendue et la flexibilité de son talent, parce que c'est dans ces lettres seules que le désir de plaire et d'intéresser lui fit déployer toutes les ressources de son style, toutes les richesses de sa féconde imagination, et qu'elle put s'abandonner sans contrainte à toutes les saillies de son esprit, à toute l'impétuosité de ses idées et de ses sentiments. Elle fut parfaitement jugée par l'un des deux éditeurs qui, en 1726, publièrent presque simultanément chacun une édition du même recueil de ses lettres. L'éditeur de la Haye est celui des deux qui paraît l'avoir connue, et avoir publié sur les autographes son recueil de lettres sans aucun retranchement ni altération. Homme d'esprit, il a bien apprécié, quoique étranger [677], l'ouvrage dont il faisait part au public; et il nous semble que ceux qui ont parlé depuis des lettres de madame de Sévigné n'ont fait qu'amplifier et que commenter les paroles que nous allons citer. Elles sont précieuses à recueillir, parce qu'elles sont d'un contemporain.
«On trouve dans le recueil des lettres de madame de Sévigné une naïveté qui charme. C'est une imagination brillante et fertile, qui produit sans efforts. Elle n'écrit que comme parle une personne du grand monde et de beaucoup d'esprit; de sorte que, lorsque vous voyez ces lettres, vous croyez qu'elle parle. Vous ne la lisez point, vous l'entendez.
«Cette affection extrême, cette tendresse extraordinaire pour sa fille, madame de Grignan, qui est répandue dans toutes ses lettres, ne surprendra que ceux qui n'ont jamais connu madame de Sévigné. Elle portait sa tendresse jusqu'à l'excès; elle adorait sa fille, elle l'aimait d'une amitié parfaite, dont la vivacité et la délicatesse, si on en juge par ses expressions, surpassaient tous les sentiments de l'amour. Elle était sur ce pied-là dans le monde; chacun la connaissait mère tendre et idolâtre; et ce caractère allait jusqu'à une singularité qui néanmoins ne lui donnait aucun ridicule: elle était la première à trouver de la faiblesse dans ses sentiments, elle se raillait quelquefois elle-même sur cet article; et tout cela ne servait qu'à la faire aimer, parce qu'elle donnait lieu par là à des railleries innocentes et même obligeantes, auxquelles elle répondait toujours avec esprit et avec un air aimable.
«Plusieurs particularités de la cour de son temps se trouvent ici, et n'auront aucune obscurité pour les personnes du grand monde; on y voit des portraits avantageux de gens qui vivent encore et qui étaient alors dans la fleur de l'âge. Madame de Sévigné mande tout à sa fille, le bien et le mal. Elle médit quelquefois, mais elle ne médit point en médisante. Ce sont des choses plaisantes et ridicules dont elle fait part à madame de Grignan, pour égayer ses lettres. Elles contiennent outre cela des maximes et des réflexions admirables... Le style, naturel et délicat, surpasse tout ce qu'on a jamais vu depuis qu'on écrit et qu'on lit des lettres. Ce n'est point un style exact ni un langage mesuré et étudié; c'est un tour inimitable et un air négligé de noblesse et d'esprit [678].»
Malheureusement aucun des éditeurs des lettres de madame Sévigné n'a pensé à collationner cette édition de Hollande avec celles qui ont été publiées postérieurement; il en est résulté, pour cette partie de sa correspondance, que toutes les éditions qui ont paru sont défectueuses, incomplètes et tronquées; que des pages entières sont supprimées, et qu'un grand nombre de passages sont altérés, parce que le premier éditeur français, que tous les autres ont copié, a cru devoir en agir ainsi par égard pour les membres de la famille de Grignan, qui vivaient encore [679].
Lorsque le nombre de lettres de madame de Sévigné à sa fille se fut considérablement accru dans les éditions successives, on leur fit un reproche que n'avaient pu encourir celles de sa correspondance avec Bussy: c'est la continuelle manifestation de cet amour maternel, qui parut tenir de l'affectation et dont la violence et la durée semblaient invraisemblables. On disait que cette expression réitérée, quoique toujours heureusement variée, d'un même sentiment pouvait être agréable à celle qui l'inspirait, mais devenait insupportable à la majorité des lecteurs [680].—Je le crois. Aussi madame de Sévigné n'a-t-elle pas songé à écrire pour eux; et si la réputation qu'elle s'était acquise de son vivant, dans ses sociétés et à la cour, a pu lui faire soupçonner que quelques-unes de ses lettres seraient par la suite produites au grand jour dans des recueils épistolaires, ce n'est certainement aucune de celles qu'elle écrivait à sa fille et qu'elle écrivait uniquement pour sa fille. J'ai précédemment expliqué pourquoi les effusions de sa tendresse ne pouvaient rencontrer de parfaite sympathie [681] dans la majorité des lecteurs. Mais est-ce pour cela un motif de douter un seul instant de leur sincérité? de méconnaître la passion dont elle a subi l'influence [682]? Elle-même fait à sa fille l'aveu de ce qu'elle a d'insensé; souvent sa piété s'en alarme [683].—Qu'y pouvait-elle? Les écarts de l'esprit, les défauts de caractère, les inclinations condamnables se peuvent combattre avec les secours d'une philosophie courageuse ou les armes plus puissantes encore de la religion; mais contre ces émotions qui nous subjuguent avec une force irrésistible, contre ces maladies de l'âme que peut la volonté? que peut la raison?—Chercherons-nous à réprimer ce que nos sentiments ont d'excessif? Mais ils n'existent que parce qu'ils sont excessifs, que parce qu'ils se sont emparés du cœur; qu'eux seuls l'échauffent, le remuent, le font vivre et palpiter. Tant qu'ils le possèdent, rien de ce qui peut les expulser ne peut y trouver accès. Force est de se soumettre à leur domination; entreprendre de leur résister, c'est les irriter encore, c'est accroître leur violence, c'est renoncer à tout espoir de bonheur, c'est annihiler l'existence. On peut se sacrifier à eux; mais on ne peut les sacrifier à soi: on peut mourir de douleur ou d'ennui. Voilà tout.—Que sera-ce donc s'il ne se mêle dans la passion dont nous sommes fascinés rien de personnel, rien de sensuel; si tout en est pur et désintéressé; si, loin d'avoir été inspirée par une rencontre fortuite ou les événements du monde, elle a pris possession de nous par une des lois les plus sacrées de la nature; si elle s'est accrue par des habitudes obligées de chaque jour et de chaque moment; si enfin, loin de contrarier nos devoirs, elle nous donne plus de courage pour les accomplir?—Comment nous résoudre alors à nous soustraire au charme qui nous entraîne? Comment nous condamner à une continuelle privation? Ne sentons-nous pas que, si ce talisman venait à disparaître, il ne laisserait plus autour de nous qu'un vide affreux et une absence de toute sympathie, de toute joie, de tout contentement, de toute consolation, une existence solitaire et douloureuse, dont le fardeau nous deviendrait insupportable?
Mais vous vous êtes demandé si madame de Grignan méritait en effet tous les éloges que sa mère lui adresse; s'il était vrai qu'elle fût telle qu'elle la dépeint, d'une beauté parfaite, d'une grâce incomparable, douée de tant de talents, si fort au-dessus de son sexe pour le savoir et la réflexion, et comme vous avez trouvé des témoignages contraires à un si brillant portrait, vous concluez que les louanges qui lui sont prodiguées dans les lettres de madame de Sévigné sont exagérées et peu sincères: mais c'est cette exagération même qui prouve leur sincérité. Ce délire d'admiration ne peut provenir que d'un cœur passionné et d'une imagination qui s'exalte [684].—Vous dites encore que cette femme qui se lamentait continuellement d'être séparée de sa fille ne semble plus être la même quand elle est avec elle sous le même toit; que leur union est fréquemment troublée par des explications, des froideurs et des raccommodements, des protestations et des dissimulations. La correspondance de madame de Sévigné le démontre malgré les précautions prises par les premiers éditeurs pour dissimuler cette triste vérité [685]. Il y a donc moins de réalité que d'imagination dans les expressions si vives et si réitérées de l'amour de madame de Sévigné pour sa fille.—Que vous connaissez mal les infirmités et les misères des cœurs maternels! Si la tendresse de madame de Sévigné avait pu être réglée par sa raison, elle eût, dans les plus grandes effusions de cœur, conservé cette mesure, ce discernement qui ne l'abandonne jamais dans toute autre occasion; vive, affectueuse, expansive, facile à émouvoir, elle eût reconnu, sans en être alarmée, que sa fille, indolente, froide et concentrée, devait avoir une manière de sentir et de s'exprimer différente de la sienne; elle eût assigné à sa véritable cause le contraste qui existait entre elles deux; elle eût compris qu'on peut rectifier ses opinions, réformer sa conduite, mais non pas changer sa nature; que la volonté exerce sa toute-puissance sur nos idées, sur nos actions, mais non pas sur nos sentiments; qu'à cet égard elle perd son libre arbitre; qu'elle ne peut rien sur cette faculté sympathique qui est en nous comme un sixième sens, qu'on désigne par le mot de sensibilité, parce qu'en effet ce sens comprend tous les autres; qu'il s'associe à eux tous et semble être comme le lieu commun qui les unit et qui leur donne la vie. La sensibilité préexiste en nous, et la volonté ne peut ni en augmenter ni en affaiblir l'intensité. Si madame de Sévigné avait reconnu la différence que la nature avait établie entre elle et sa fille à cet égard, satisfaite de posséder sa confiance plus que personne au monde, elle n'eût point fatigué l'objet de sa tendresse par ses ombrageuses susceptibilités et ses empressements tyranniques [686]. Rien n'eût troublé l'union qui exista toujours entre ces deux femmes si remarquables par leurs vertus, les agréments de leur personne et les qualités de leur esprit; rien n'eût altéré le plaisir qu'elles avaient de se trouver ensemble, et à entretenir un commerce de lettres lorsqu'elles étaient séparées. Mais je l'ai dit, l'amour maternel dans madame de Sévigné était une passion extravagante qui a duré toute sa vie et qui toute sa vie fut accompagnée des mêmes inquiétudes et des mêmes agitations que fait éprouver tout sentiment profond. Cette passion était, comme dit très-bien Saint-Simon [687], le seul défaut de cette charmante femme. Pardonnez-le-lui donc ce défaut; plaignez-la d'avoir été trop éprise de sa fille, d'avoir été si jalouse de son affection et sans cesse tourmentée par le désir de lui plaire et par la crainte de n'en être pas assez aimée. Plaignez-la, mais ne la blâmez pas de n'avoir pas eu une imagination plus calme, un cœur moins facile à émouvoir, puisque cela n'était pas en sa puissance [688]. Autant vaudrait lui reprocher, comme un tort, d'être née avec des cheveux blonds, parce que vous préférez les bruns.
Écoutez comme, dès le début de sa correspondance et des premières lettres qu'elle échange avec madame de Grignan après leur séparation, elle exprime ce qu'elle sent. Madame de Grignan avait écrit qu'elle était jalouse de sa petite Marie-Blanche; madame de Sévigné lui répond:
«Il est vrai que j'aime votre fille, mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie; il n'y a ni en vous ni en moi de quoi pouvoir la composer. C'est une imperfection dont vous n'êtes point capable, et je ne vous en donne non plus de sujet que M. de Grignan. Hélas! quand on trouve en son cœur toutes les préférences et que rien n'est en comparaison, de quoi pourrait-on donner de la jalousie à la jalousie même? Ne parlons pas de cette passion, je la déteste: quoiqu'elle vienne d'un fonds admirable, les effets en sont trop cruels et trop haïssables. Hélas! ma bonne, je suis persuadée que vous n'êtes que trop vive pour ma santé; elle est à présent au-dessus de toutes les craintes ordinaires. Je vivrai pour vous aimer, et j'abandonne ma vie à cette unique occupation, à toute la joie, à toute la douleur, à tous les agréments, à toutes les mortelles inquiétudes, enfin à tous les sentiments que cette passion pourra me donner [689].»
Avant, elle lui avait dit qu'elle ne pouvait recevoir ses lettres sans pleurer: «Je ne le puis, ma fille, mais ne souhaitez point que je le puisse; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode fort bien; je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusqu'à la folie; vous m'êtes toute chose, je ne connais que vous. Hélas! c'est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre; je me dévore de cette envie et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée; il me semble pourtant que je n'en perdais guère les moments: mais enfin je n'en suis pas moins contente; je suis folle, il n'y a rien de plus vrai; mais vous êtes obligée d'aimer ma folie. Je ne comprends pas comment on peut tant penser à une personne: n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand je ne penserai plus [690].»
Dans une autre lettre, écrite peu de temps après celle-ci, l'on trouve la preuve que les orages qui assombrissaient par intervalle ce touchant et pur amour et qui se renouvelèrent à différentes époques [691] avaient déjà commencé à paraître avant cette première séparation.
«Je vous prie, ma bonne, ne donnez point désormais à l'absence l'honneur d'avoir mis entre nous une parfaite intelligence, et de mon côté la persuasion de votre tendresse pour moi; quand elle aurait part à cette dernière chose, regrettons un temps où je vous voyais tous les jours, vous, ma bonne, qui êtes le charme de ma vie et de mes yeux; où je vous entendais, vous dont l'esprit touche mon goût plus que tout ce qui m'a jamais plu. N'allons point faire une séparation de votre aimable vue et de votre amitié, il y aurait trop de cruauté à séparer ces deux choses; et quoique M. de Grignan dise que les absents ont toujours tort auprès de vous, c'est une folie; je veux plutôt croire que le temps est venu que ces deux choses marcheront ensemble; que j'aurai le plaisir de vous voir sans mélange d'aucun nuage, et que je réparerai toutes mes injustices passées, puisque vous voulez bien les nommer ainsi. Après tout, que de bons moments que je ne puis assez regretter et que je regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais finir! Ce discours même n'est pas bon pour mes yeux, qui sont d'une faiblesse étrange. Je me sens dans une disposition qui m'oblige à finir en cet endroit; il faut pourtant que je vous dise encore que je regarde le temps où je vous verrai comme le seul que je désire et qui peut être agréable dans ma vie [692].»
Dans une lettre écrite un mois après, et lorsque madame de Sévigné était aux Rochers, fort occupée de ce qui devait se passer aux états de Bretagne qui allaient se réunir, elle s'exprime de manière à ne nous laisser aucun doute que ses plus vives peines provenaient de la froideur de madame de Grignan, qui lui faisait craindre que la tendresse qu'elle avait pour elle ne fût pas réciproque, et par cette raison ne lui fût à charge.
«Nous avons ici beaucoup d'affaires; ce qui est certain, ma bonne, et dont je crois que vous ne doutez pas, c'est que nous sommes bien loin d'oublier cette pauvre exilée. Hélas! qu'elle nous est chère et précieuse! Nous en parlons très-souvent; mais, quoique j'en parle beaucoup, j'y pense encore mille fois davantage, et jour et nuit, et en me promenant (car on a toujours quelques heures), et à toute heure, et à tout propos, et en parlant d'autre chose, et enfin comme on devrait penser à Dieu, si l'on était véritablement touché de son amour; il y a des excès qu'il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique; il me souvient comme il faut vivre pour n'être pas pesante: je me sers encore de mes vieilles leçons [693].»
Trois semaines après, elle revient encore dans une autre lettre sur les mêmes souvenirs: «Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson que vous me rappelez: Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil au prix de mon sang; ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que donne quelquefois l'habitude; mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru, c'est alors que je la sentais plus vivement: ce n'est donc point cela que je puis me reprocher; mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m'ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées [694].» Malheureusement, au lieu d'y glisser, elle pèse quelquefois dessus de tout son poids, et éclate en reproches amers; c'est ainsi que, longtemps après l'époque où nous sommes arrivés, mécontente du départ précipité de madame de Grignan, elle trace le plan d'un traité sur l'amitié, et dit: «Je ferai voir dans ce livre qu'il y a cent manières de témoigner son amitié sans le dire, ou de dire par ses actions qu'on n'a point d'amitié lorsque la bouche traîtreusement assure le contraire. Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est écrit [695].»
Le passage suivant fait encore allusion au genre de peines que madame de Sévigné éprouvait souvent de la part de sa fille alors même qu'elle jouissait du bonheur de la posséder, et il contient un reproche indirect et bien tendre, souvent répété dans le cours de cette correspondance.
«Il y a demain un bal chez Madame; j'ai vu chez Mademoiselle l'agitation des pierreries; cela m'a fait souvenir des tribulations passées, et plût à Dieu y être encore! Pouvais-je être malheureuse avec vous? toute ma vie est pleine de repentir. Monsieur Nicole, ayez pitié de moi, et me faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère fille; je n'oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir qu'il y ait un degré d'amitié au delà de la mienne; vous m'adoucissez et m'augmentez mes ennuis par les aimables et douces assurances de la vôtre [696].»
Cette autre fin de lettre, qu'avaient retranchée les premiers éditeurs, nous révèle encore plus clairement ce qui troublait les jouissances que goûtait madame de Sévigné dans son affection pour sa fille. «Adieu, ma très-chère et très-aimable; je prendrai grand plaisir à lire le chapitre de la tendresse que vous avez pour moi; je vous promets de demeurer fixée dans l'opinion que j'en ai; mais, pour plus grande sûreté, soyez fixée aussi à m'en donner des marques, comme vous faites. Vous savez avec quelle passion je vous aime et quelle inclination j'ai eue toute ma vie pour vous; tout ce qui peut m'avoir rendue haïssable venait de ce fond; il est en vous de me rendre la vie heureuse ou malheureuse [697].»
On voit encore, dans une autre lettre, que madame de Sévigné trouvait dans l'exactitude que sa fille mettait à lui écrire des preuves plus fortes de son attachement que dans les protestations de tendresse que celle-ci se croyait obligée de lui adresser pour calmer les inquiétudes de son cœur maternel. «Vous me voulez aimer pour vous et pour votre enfant: hé! ma chère fille, n'entreprenez pas tant de choses! Quand vous pourriez atteindre à m'aimer autant que je vous aime, ce qui n'est pas une chose possible, ni même selon l'ordre de Dieu, il faudrait toujours que ma petite fût par-dessus le marché; c'est le trop plein de la tendresse que j'ai pour vous [698].»
Madame de Sévigné revient encore sur ces tristes souvenirs dans une lettre où elle répond à des observations, fort justes peut-être, sur sa trop grande susceptibilité, mais dont elle ne se montre pas très-satisfaite.—«Il est vrai qu'il ne faudrait s'attacher à rien et qu'à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et petites choses; mais le moyen? Il faut donc toujours avoir cette morale dans les mains comme du vinaigre au nez, de peur de s'évanouir.—Je vous avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien souffrir. J'ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur. Je suis très-contente de votre amitié. Ne croyez pas, au moins, que je sois trop délicate et trop difficile; ma tendresse me pourrait rendre telle, mais je ne l'ai jamais écoutée, et quand elle n'est point raisonnable je la gourmande; mais croyez-moi de bonne foi, et, dans le temps que je vous aime le plus et que je crois que vous m'aimez, croyez que les choses qui m'ont touchée auraient touché qui que ce soit au monde. Je vous dis tout cela pour vous ôter de l'esprit qu'il y ait aucune peine à vivre avec moi ni qu'il faille des observations fatigantes. Non, ma bonne, il faut faire comme vous faites et comme vous avez su si bien faire quand vous avez voulu; cette capacité qui est en vous rendrait le contraire plus douloureux [699].»
Madame de Grignan avait fait des réflexions morales au sujet des vaines inquiétudes que l'on a pour un avenir qui bien souvent ne se réalise pas, ou qui, s'il se réalise, nous paraît alors tout autre qu'à l'époque où sa prévision fut la cause de notre tourment. Nous craignons des maux qui perdent ce nom par le changement de nos pensées et de nos inclinations [700]. Et à ce sujet, pour mieux faire goûter sa morale, madame de Grignan avait exalté les bonnes qualités de sa mère et déprécié les siennes. Madame de Sévigné, qui ne pouvait être dupe d'un tel stratagème oratoire, lui répond avec une grande gravité: «Vous n'êtes point sincère quand vous me louez tant aux dépens de vous-même, et vous méprisant comme vous faites. Il me siérait mal de faire votre panégyrique à vous-même, et vous ne voulez jamais que je dise du mal de moi..... Vous avez un fonds de raison et de courage que j'honore; pour moi, je n'en ai point tant, surtout quand mon cœur prend le soin de m'affliger. Mes paroles sont assez bonnes; je les range comme ceux qui disent bien; mais la tendresse de mes sentiments me tue. Par exemple, je n'ai point été trompée dans les douleurs d'être séparée de vous; je les ai imaginées comme je les sens; j'ai compris que rien ne me remplirait votre place, que votre souvenir me serait toujours sensible au cœur; que je m'ennuierais de votre absence, que je serais en peine de votre santé; que jour et nuit je serais occupée de vous. Je sens tout cela comme je l'avais prévu. Il y a plusieurs endroits sur lesquels je n'ai pas la force d'appuyer; toute ma pensée glisse là-dessus, comme vous disiez, et je n'ai pas trouvé que le proverbe fût vrai pour moi, d'avoir la robe selon le froid. Je n'ai point de robe pour ce froid-là [701].»
Cependant madame de Sévigné avait beaucoup de ressort dans le caractère, de la gaieté et de la vivacité; elle s'intéressait à tout, aimait le monde, et se plaisait dans la solitude; jouissait des personnes aimables, spirituelles ou instruites qu'elle rencontrait, et savait supporter celles dont la société était ennuyeuse, l'esprit borné ou futile, et assortir sa conversation à la leur. Madame de Grignan, au contraire, était sujette aux vapeurs; elle s'ennuyait facilement; il lui fallait de la compagnie, et une compagnie qui lui convînt [702]. Ce défaut venait en partie de son éducation et de l'habitude qu'elle avait contractée de la société de sa mère, de la trop grande indulgence et des extrêmes complaisances de celle-ci pour elle dans sa jeunesse. Le soufflet donné par elle à mademoiselle du Plessis le prouve [703]; et c'est ce qui ressort aussi évidemment de plusieurs passages des lettres de madame de Sévigné et notamment de celui-ci: «Vous aimer, penser à vous, m'attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m'occuper de vos affaires, m'inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous s'il était possible, écumer votre cœur comme j'écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie; en un mot, comprendre vivement ce que c'est que d'aimer quelqu'un plus que soi-même, voilà comme je suis: c'est une chose qu'on dit souvent en l'air; on abuse de cette expression, moi je la répète; et, sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est vrai [704].»
Rien ne touchait plus madame de Sévigné que les marques de tendresse que lui donnait sa fille. Elle en était avide, et il semble qu'elle craint toujours que ce cœur, dans lequel elle voudrait habiter, ne se refroidisse et ne devienne indifférent pour elle. Aux premières lettres qu'elle reçoit de madame de Grignan, elle répond:
«Je reçois vos lettres, ma bonne, comme vous avez reçu ma bague. Je fonds en larmes en les lisant; il semble que vous m'écriviez des injures, ou que vous soyez malade, ou qu'il vous soit arrivé quelque accident; et c'est tout le contraire. Vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse, et lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable dans l'état où je suis, vous vous avisez donc de penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me les dire. De quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie; aimez-moi toujours, c'est la seule chose qui peut me donner de la consolation [705].»
Deux jours après, madame de Sévigné reçoit encore de nouvelles lettres de sa fille; et, quoique brèves, elles dissipent tous les doutes qui s'étaient élevés dans son esprit en trouvant sa fille si peu expansive à son égard lorsqu'elles étaient toutes deux ensemble.
«Vos lettres, lui dit-elle, sont premièrement très-bien écrites, et de plus si tendres et si naturelles qu'il est impossible de ne les pas croire; la défiance même en serait convaincue: elles ont le caractère de vérité qui se maintient toujours et qui se fait voir avec autorité... Vos paroles ne servent tout au plus qu'à vous expliquer; et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister. Voilà, ma bonne, comme vos lettres m'ont paru; jugez quel effet elles me font et quelles sortes de larmes je répands en me trouvant persuadée de la vérité de toutes les vérités que je souhaite le plus sans exception! Vous pouvez juger par là de ce que m'ont fait toutes les choses qui m'ont donné autrefois un sentiment contraire. Si mes paroles ont la même puissance que les vôtres, il ne faut pas vous en dire davantage. Je suis assurée que mes vérités ont fait sur vous leur effet ordinaire. Mais je ne veux point que vous disiez que j'étais un rideau qui vous cachait. Tant pis si je vous cachais, vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau; il faut que vous soyez à découvert pour être dans votre perfection: nous l'avons dit mille fois. Pour moi, il me semble que je suis toute nue, qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable. Je n'ose plus voir le monde; et quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé tous ces jours comme un loup garou, ne pouvant faire autrement. Peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens. J'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres [706].»
Sept jours après avoir écrit cette lettre, madame de Sévigné s'exprime sur le même sujet d'une manière plus significative encore dans sa réponse à une nouvelle lettre de sa fille.
«Je vous conjure, ma chère bonne, de conserver vos yeux.—Pour les miens, vous savez qu'ils doivent mourir à votre service. Vous comprenez bien, ma belle, que, de la manière dont vous m'écrivez, il faut que je pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose à l'état où je suis, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l'inclination naturelle que j'ai pour votre personne la petite circonstance d'être persuadée que vous m'aimez, et jugez de l'excès de mes sentiments. Méchante, pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors? Vous avez peur que je ne meure de joie; mais ne craignez-vous pas aussi que je ne meure de déplaisir de croire et de voir le contraire? Je prends d'Hacqueville à témoin de l'état où il m'a vue autrefois. Mais quittons ces tristes souvenirs, et laissez-moi jouir d'un bien sans lequel la vie m'est dure et fâcheuse. Ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Madame de Guénégaud m'a mandé de quelle manière elle vous a vue; pour moi, je vous conjure, ma bonne, d'en conserver le fond; mais plus de larmes, je vous en conjure: elles ne vous sont pas si saines qu'à moi. Je suis présentement assez raisonnable, je me soutiens au besoin, et quelquefois je suis quatre ou cinq heures tout comme un autre; mais peu de chose me remet à mon premier état: un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu trop arrêtée; vos lettres surtout, les miennes même en les écrivant, quelqu'un qui me parle de vous, voilà des écueils à ma constance, et ces écueils se rencontrent souvent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ah! ma bonne, je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre et vous embrasser, vous voir passer, si c'est trop que le reste. Eh bien! voilà de ces pensées à quoi je ne résiste pas; je sens qu'il m'ennuie de ne vous plus avoir; cette séparation me fait une douleur au cœur et à l'âme, que je sens comme un mal du corps [707].»
Elle ne termine presque jamais sa lettre sans prier sa fille de l'aimer, sans renouveler le témoignage de sa tendresse par une expression vive et forte.—«Ma fille, aimez-moi donc toujours;—c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié;—je vous le disais l'autre jour, elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs.» Dans une autre lettre: «Je souhaite, ma petite, que vous m'aimiez toujours; c'est ma vie, c'est l'air que je respire [708].» Dans une autre encore elle termine ainsi: «Je vous remercie de vos soins, de votre amitié, de vos lettres; ma vie tient à toutes ces choses-là [709].» Dans une autre enfin: «Vous êtes mon cœur et ma vie. Seposto ho il cor nelle sue mani, a lei stara di farsi amar quanto le piace [710].»
Madame de Sévigné comprenait tout ce qu'il y avait d'insensé dans l'excès de cette tendresse; aussi cherchait-elle à la combattre par la raison, par la religion, par tous les genres de distractions qui s'alliaient avec sa position, ses inclinations et ses devoirs; et c'est lorsqu'elle veut badiner de sa peine, c'est lorsque la violence de ses sentiments se trahit malgré ses efforts pour les comprimer qu'elle nous touche le plus; alors sa délirante gaieté nous serre le cœur et rend plus déchirant encore le cri de douleur qui la termine. Madame de Grignan était au château de Grignan. Elle écrit à madame de Sévigné, alors aux Rochers, qu'elle se fait peindre; que le comte de Grignan s'amuse à jouer au mail, qu'il y est très-adroit, et qu'enfin il embrasse sa belle-mère. Rien ne paraît plus ordinaire et plus simple que ces détails, rien de moins propre en apparence à émouvoir la sensibilité. Mais voyez l'émotion qu'ils excitent dans le sein de cette pauvre mère, et jugez-en par ce peu de paroles qu'elle jette sur le papier: «Vous dites donc que M. de Grignan m'embrasse. Vous perdez le respect, mon pauvre Grignan. Viens donc un peu jouer dans mon mail, je t'en conjure; il y fait si beau; j'ai tant d'envie de vous voir jouer; vous avez si bonne grâce, vous faites de si beaux coups! Vous êtes bien cruel de me refuser une promenade d'une heure seulement. Et vous, ma petite, venez, nous causerons... Ah! mon Dieu! j'ai bien envie de pleurer [711].»
Au milieu des plaisirs du monde, de la musique et des danses, madame de Sévigné se trouvait tout à coup assaillie par le souvenir de sa fille et plongée dans une invincible mélancolie. Les airs d'Ytier, que sa fille aimait, faisaient sur elle une impression douloureuse. Au sortir d'un bal où elle avait assisté à Vitré, elle écrit à madame de Grignan, du cabinet de la duchesse de Chaulnes: «Mais sera-t-il possible, ma fille, que M. de Grignan ne me donne jamais le plaisir de vous voir danser un moment? Quoi! je ne reverrai jamais cette danse et cette grâce parfaite qui m'allait droit au cœur? Je meurs d'envie de pleurer au bal, et quelquefois j'en passe mon envie sans que personne s'en aperçoive; certains airs, certaines danses font cet effet très-ordinairement [712].»
De cette éloquence du sentiment, qui s'élève quelquefois jusqu'au sublime, madame de Sévigné tombe dans le plaisant et le grotesque, et elle exprime alors non moins énergiquement ce qu'elle éprouve, comme dans cette fin d'une de ses lettres: «Adieu, ma très-aimable bonne, je ne pense qu'à vous; si, par un miracle que je n'espère ni ne veux, vous étiez hors de ma pensée, il me semble que je serais vide de tout, comme une figure de Benoît.» Ce Benoît était un artiste qui excellait à faire des portraits en cire; il montrait pour de l'argent, réunies dans un grand salon, les effigies des principaux seigneurs de la cour, revêtus de leurs plus brillants costumes [713]. Dans une autre lettre, où elle plaisante sur son défaut de mémoire, elle dit: «Nous sentons plus que jamais que la mémoire est dans le cœur; car quand elle ne nous vient pas de cet endroit, nous n'en avons pas plus que des lièvres [714].»
Cependant un jubilé était ouvert; la semaine sainte approchait, et madame de Sévigné, pour échapper aux pensées qu'elle se reproche et qui la tourmentent, se rend à Livry, afin d'y passer quelques jours dans une retraite pieuse, bien résolue, tant qu'elle y serait, de ne point écrire à sa fille. Vaine résolution!—Elle se trouve forcée de retourner à Paris, où elle termine les tristes et humiliants aveux commencés à Livry.
«Ma chère bonne, il y a trois heures que je suis partie de Paris avec l'abbé (de Coulanges, son tuteur), Hélène (sa femme de chambre), Hébert (son valet de chambre) et Marphise (sa chienne), dans le dessein de me retirer du monde et du bruit jusqu'à jeudi au soir. Je prétends être en solitude; je fais de ceci une petite Trappe; je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions; j'ai résolu d'y jeûner beaucoup, pour toutes sortes de raisons; de marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et surtout de m'ennuyer pour l'amour de Dieu. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous, ma fille; je n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu! où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur? Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous ai vue... Je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et je repense à vous. Ma tête et mon esprit se creusent; mais j'ai beau tourner, j'ai beau chercher cette chère enfant que j'aime avec tant de passion, elle est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus. Sur cela, je pleure sans pouvoir m'en empêcher. Ma chère bonne, voilà qui est bien faible; pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. L'état où ce lieu m'a mise est une chose incroyable: je vous prie de ne pas parler de mes faiblesses; mais vous devez aimer et respecter mes larmes, qui viennent d'un cœur tout à vous [715].»
Puis encore, le surlendemain, elle reprend la plume pour faire une nouvelle infraction à la résolution qu'elle avait prise; et le jeudi saint elle écrit: «Si j'avais autant pleuré mes péchés que j'ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais très-bien disposée pour faire mes pâques et mon jubilé. J'ai passé ici le temps que j'avais résolu, et de la manière dont je l'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une imagination vive qui représente toutes choses comme si elles étaient encore; sur cela, on songe au présent; et quand on a le cœur comme je l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous; notre maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour vous, c'est par un effort de mémoire que vous pensez à moi; la Provence n'est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue ici. Une grande solitude, un grand silence, un office triste, des ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans ces jardins dont vous seriez charmée; tout cela m'a plu. Je n'avais jamais été à Livry la semaine sainte. Hélas! que je vous y ai souhaitée! Quelque ennemie que vous soyez de la solitude, vous auriez été contente de celle-ci. Mais je m'en retourne à Paris par nécessité. Je veux demain aller à la Passion du P. Bourdaloue et du P. Mascaron. J'ai toujours honoré les belles Passions. Adieu, ma chère petite; voilà ce que vous aurez de Livry; j'achèverai cette lettre à Paris. Si j'avais eu la force de ne vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j'ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde; mais, au lieu d'en faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à vous en parler. Ah! ma bonne, que cela est faible et misérable [716]!»
Elle retourne à Paris, et revient ensuite à Livry; mais en s'y rendant elle avait été dîner à Pomponne avec son vieil ami, le père du marquis de Pomponne, et Arnauld d'Andilly, dont les sages admonitions firent sur elle une forte impression, sans qu'elle en devînt plus raisonnable. Voici ce qu'elle écrit à sa fille de cet homme vénérable, âgé alors de quatre-vingt-trois ans: «Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m'étonna: plus il approche de la mort, plus il s'épure. Il me gronda très-sérieusement; et, transporté de zèle et d'amitié pour moi, il me dit que j'étais folle de ne point songer à me convertir; que j'étais une jolie païenne; que je faisais de vous une idole de mon cœur; que cette sorte d'idolâtrie était aussi dangereuse qu'une autre, quoiqu'elle me parût moins criminelle; qu'enfin je songeasse à moi: il me dit tout cela si fortement que je n'avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai: le rossignol, le coucou, la fauvette ont ouvert le printemps dans nos forêts; je m'y suis promenée le soir toute seule, j'y ai trouvé toutes mes tristes pensées; mais je ne veux plus vous en parler [717].»
Elle était bien loin de pouvoir garder cette résolution, qui ne fut jamais prise par elle sérieusement, puisque, encore près d'un an après la date de cette lettre, elle avoue qu'elle se trouve dans des dispositions toutes différentes, et que tout renouvelait ses douleurs. Le cardinal de Retz avait quitté sa retraite pour faire à Paris une courte apparition; il y avait été reçu par M. de la Rochefoucauld, madame de la Fayette et madame de Sévigné avec un empressement et une cordialité proportionnés à l'affection sincère qu'il avait dans tous les temps inspirée à ses anciens amis [718]. Madame de Sévigné parle ainsi de lui à sa fille: «Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal; Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps et qui fait souvenir des anciennes. Molière lui lira samedi Trissotin [719], qui est une fort plaisante chose. Despréaux lui donnera son Lutrin et son Art poétique: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. Il vous aime de tout son cœur, ce pauvre cardinal; il parle souvent de vous, et vos louanges ne finissent pas si aisément qu'elles commencent. Mais, hélas! quand nous songeons qu'on nous a enlevé notre chère enfant, rien n'est capable de nous consoler; pour moi, je serais très-fâchée d'être consolée; je ne me pique ni de fermeté ni de philosophie; mon cœur me mène et me conduit. On disait l'autre jour (je crois vous l'avoir mandé) que la vraie mesure du cœur c'est la capacité d'aimer; je me trouve d'une grande élévation par cette règle; elle me donnerait trop de vanité si je n'avais mille autres sujets de me remettre à ma place [720].»
Les Rochers, où madame de Sévigné avait tant de fois goûté le plaisir de se trouver seule avec sa fille, font sur elle la même impression que Livry lorsqu'elle y rentre pour la première fois après le départ de madame de Grignan, et elle écrit: «Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers: peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre sans mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables; mais il y en a de si vifs et de si tendres qu'on a peine à les supporter. Ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous pas bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien?—J'ai quelquefois des rêveries, dans ces bois, d'une telle noirceur que j'en reviens plus changée que dans un accès de fièvre [721].»
Un an après que sa fille l'eut quittée, le jour anniversaire où elle la maria, dans ce même couvent des sœurs de Sainte-Marie du Faubourg, où elle la fit élever, madame de Sévigné se trouva saisie d'une si forte douleur qu'elle ne put s'empêcher de prendre la plume pour exprimer tout ce qu'elle ressentait. «Me voici dans un lieu, ma bonne, qui est le lieu du monde où j'ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus amèrement. La pensée m'en fait encore tressaillir. Ma bonne, je n'en puis plus; votre souvenir me tue en mille occasions. J'ai pensé mourir dans ce jardin, où je vous ai vue mille fois; je ne veux point vous dire en quel état je suis: vous avez une vertu sévère qui n'entre point dans la faiblesse humaine. Il y a des heures, des moments où je ne suis pas la maîtresse; je suis faible, et je ne me pique point de ne l'être pas [722].»
Madame de Sévigné fut vivement touchée de l'exactitude que madame de Grignan mettait à lui écrire. «Dès que j'ai reçu une de vos lettres, lui dit-elle, j'en voudrais tout à l'heure une autre; je ne respire que d'en recevoir.» Elle lui témoigne sans cesse le plaisir qu'elle ressent lorsque ses lettres lui parviennent; ses inquiétudes, ses impatiences quand elles n'arrivent pas aussitôt qu'elle les espère; la consolation et le soulagement que leur lecture lui procure. Elle cherche à l'encourager dans cette voie par des éloges souvent répétés [723]. Mais toutefois, au milieu de toutes ces louanges, on aperçoit quelquefois ce qui manquait aux lettres de madame de Grignan pour être entièrement du goût de sa mère. Puisqu'elle l'invite à ne jamais quitter le naturel, qui, selon elle, «surpasse un style parfait,» c'est que sa fille tombait souvent dans l'affectation. Les observations de madame de Sévigné produisaient leur effet: non que madame de Grignan adoptât les idées de sa mère sur les points importants de philosophie, de religion, de littérature; madame de Grignan avait au contraire sur toutes ces matières des opinions très-arrêtées, qui en bien des points différaient de celles de sa mère; mais elle devait à celle-ci une partie de son instruction. Pour l'italien, elle n'avait pas eu d'autre maître [724]; et le témoignage de tout le monde, comme son propre jugement, lui faisait sentir combien, dans le commerce épistolaire, sa mère lui était supérieure par l'esprit, les saillies et le prestige de l'imagination. Dès son enfance, et dans le court séjour qu'elle avait fait au couvent de Sainte-Marie de Nantes, elle avait eu soin de garder les lettres qu'elle recevait de madame de Sévigné [725]. Depuis elle ne cessa jamais de les conserver religieusement; et soit que ce soin fût dû à la piété filiale ou à l'excellence de son goût, on ne lui en est pas moins redevable du plus admirable recueil dont notre littérature puisse se glorifier. Mais peut-être est-ce à sa vanité qu'on doit attribuer la destruction de ses propres lettres, qui eussent jeté tant de jour sur celles de sa mère et que celle-ci, sans nul doute, avait conservées comme un précieux trésor. Il est certain que madame de Grignan ne paraissait pas contente des lettres qu'elle écrivait. Madame de Sévigné la gronde souvent sur son excès de modestie [726]. «Vous me déplaisez, lui dit-elle, mon enfant, en parlant comme vous faites de vos aimables lettres. Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit, de votre style, de vous comparer à la princesse d'Harcourt? Où prenez-vous cette fausse et offensante humilité?»
Par là nous apprenons que la princesse d'Harcourt, la fille de Brancas le distrait [727], avait peu d'esprit; mais c'était une belle femme, et sous ce rapport la comparaison n'avait rien d'humiliant pour madame de Grignan. La princesse d'Harcourt se trouvait enceinte en même temps que cette dernière, ce qui était une conformité de plus [728].
Madame de Sévigné savait que sa fille montrait ses lettres [729] ou les lisait aux personnes de sa connaissance en supprimant les louanges qu'elle lui donnait et ce qui lui était personnel; ce dont sa mère lui savait très-mauvais gré, car elle en agissait tout autrement. «Mais vous êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer mes lettres! Où est donc ce principe de cachoterie pour ce que vous aimez? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan? Vous pensez m'apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la Gazette de Hollande; je m'en vengerai. Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m'écrivez. Je ne veux pas qu'on croie que j'ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours, pour qui? pour une ingrate. Je veux qu'on voie que vous m'aimez, et que, si vous avez mon cœur tout entier, j'ai une place dans le vôtre.»
Cette certitude qu'avait madame de Sévigné que les lettres qu'elle écrivait à sa fille étaient souvent lues par M. de Grignan, auquel elles plaisaient beaucoup [730], et aussi par d'autres personnes, ne la gênait nullement. Jamais elle ne se corrigeait, et elle n'avait, comme elle le dit, qu'un trait de plume [731].
Aussi savait-elle très-bien qu'il lui échappait beaucoup d'incorrections. «Est-il possible, dit-elle à madame de Grignan, que mes lettres vous soient agréables au point où vous me le dites? Je ne les sens point telles en sortant de mes mains; je crois qu'elles le deviennent quand elles ont passé par les vôtres. Enfin, ma chère enfant, c'est un grand bonheur que vous les aimiez; car, de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos madames y prend goût; nous trouvons que c'est un bon signe pour elle, car mon style est si négligé qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder [732].»
Madame de Sévigné faisait cas du goût de sa fille en matière de style. «Je suis ravie, lui dit-elle, que vous ayez approuvé mes lettres; vos approbations et vos louanges sincères me font un plaisir qui surpasse tout ce qui me vient d'ailleurs [733].»
Madame de Sévigné écrivait à sa fille à toutes les heures du jour, souvent le matin, après dîner, après souper, quelquefois fort tard dans la nuit [734], non-seulement chez elle, mais chez ses parents et chez ses amis, chez toutes les personnes où elle était assez libre pour pouvoir le faire; chez sa tante de la Trousse, chez son cousin de Coulanges, chez madame de la Fayette. Autrement, quand elle dînait en ville, si le départ de la poste l'exigeait, elle rentrait chez elle pour expédier son courrier. Le plus souvent aussi elle commençait ses lettres à sa fille bien avant le jour du départ; c'est ce qu'elle appelait écrire de provision [735], ou, comme elle le dit plaisamment, faire comme Arlequin, qui répond avant d'avoir reçu la lettre. Elle continuait quelquefois la même lettre pendant trois jours de suite, ce qui explique l'extrême longueur de quelques-unes; et comme souvent, en achevant, elle avait oublié ce qu'elle avait dit en commençant, elle revenait sur les mêmes nouvelles. «Quand je m'aperçois, dit-elle, de ces répétitions, je fais une grimace épouvantable; mais il n'en est autre chose, car il est tard; je ne sais point raccommoder, et je fais mon paquet. Je vous mande cela une fois pour toutes, afin que vous excusiez cette radoterie [736].» Elle écrivait avec rapidité, et ses lettres étaient, selon elle, tracées avec la plume des vents [737]. Elle aimait à faire ce qu'elle appelait des réponses à la chaude, c'est-à-dire sous l'impression de la lettre qu'elle venait de lire [738]. Quand elle écrivait en compagnie, soit chez elle, soit chez les autres, elle s'interrompait souvent pour laisser écrire dans ses lettres quelques-unes des personnes présentes [739]. Elle recevait des lettres de sa fille exactement tous les trois jours, et rarement pouvait-elle s'empêcher de verser quelques larmes en les lisant [740]. Afin qu'elles lui fussent remises plus promptement, elle avait gagné un commis de Louvois, qui remettait à son domestique les lettres qui lui étaient adressées aussitôt leur arrivée et avant qu'elles fussent distribuées aux facteurs. Ce commis, qui se nommait Dubois, elle l'appelait son petit ami. Lorsque Louvois emmena Dubois avec lui à l'armée, elle eut grand soin de se procurer à l'administration des postes un autre petit ami qui lui rendît le même service [741]. Elle témoigne plaisamment son admiration pour la poste, et, comme il lui arrive souvent, sa raillerie se transforme en réflexions justes et philosophiques. «Je suis en fantaisie, écrit-elle à madame de Grignan, d'admirer l'honnêteté de messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et rapporter vos lettres; enfin, il n'y a jour de la semaine où ils n'en portent quelqu'une à vous ou à moi. Il y en a toujours à toutes les heures par la campagne. Les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité [742]!»
Lorsque les lettres de madame de Grignan n'arrivaient pas aux jours et aux heures fixés, elle était aussitôt désespérée et en proie à de mortelles inquiétudes. Le 17 juin, elle écrit des Rochers à d'Hacqueville: «Enfin voilà le second ordinaire que je ne reçois point de nouvelles de ma fille; je tremble depuis la tête jusqu'aux pieds, je n'ai pas l'usage de raison; je ne dors point, et si je dors, je me réveille avec des sursauts qui sont pires que de ne pas dormir... Mais, mon cher monsieur, d'où cela vient-il? Ma fille ne m'écrit-elle plus? est-elle malade? Ah! mon Dieu! que je suis malheureuse de n'avoir personne avec qui pleurer [743]!»
Enfin les lettres de madame de Grignan, qui avaient été envoyées à Rennes à son fils, arrivent à madame de Sévigné trois jours après la lettre qu'elle a écrite à d'Hacqueville. «Bon Dieu! dit-elle à sa fille, que n'ai-je point souffert pendant deux ordinaires que je n'ai point eu de vos lettres? Elles sont nécessaires à ma vie; ce n'est point une façon de parler, c'est une grande vérité [744].»
Une autre cause d'inquiétude pour madame de Sévigné, dans sa correspondance avec madame de Grignan, était lorsque les lettres qu'elle adressait à celle-ci ne lui parvenaient pas; alors elle soupçonnait qu'elles avaient été ouvertes et interceptées par les agents du gouvernement. Ceci explique les déguisements de noms et les mots couverts dont madame de Sévigné se sert pour communiquer à sa fille des nouvelles du roi et de la cour. «Je veux revenir à mes lettres qu'on ne vous envoie point; j'en suis au désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre? croyez-vous qu'on les garde? Hélas! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu'ils ont à cette lecture et le chagrin qu'ils nous donnent. Messieurs, ayez soin de les recacheter, afin qu'elles arrivent tôt ou tard [745].»
Les correspondances que madame de Sévigné entretenait avec madame de Grignan, avec Bussy et avec quelques amis intimes n'étaient pas les seules. Par les plaintes qu'elle forme, on voit qu'on aimait à recevoir de ses lettres et qu'on saisissait le moindre prétexte pour lui écrire et en obtenir une réponse. Elle écrit des Rochers à madame de Grignan: «Je suis accablée des lettres de Paris; surtout la répétition du mariage de Monsieur me fait sécher sur pied; je suis en butte à tout le monde, et tel qui ne m'a point écrit se réveille pour mon malheur, afin de me l'apprendre [746].»
La correspondance de madame de Sévigné avec sa fille ne ressemblait, ne pouvait ressembler à aucune autre. C'était la continuation de ces épanchements de cœur, de ces causeries délicieuses, de ces confidences intimes qui avaient eu lieu entre la mère et la fille lorsqu'elles étaient réunies, surtout depuis que le mariage de M. de Grignan les avait entraînées plus fréquemment toutes deux à la cour et dans la haute société. Dès lors elles avaient été obligées de prendre leur part des agitations, des anxiétés que le choc des intérêts, des rivalités, des ambitions excite sans cesse dans le tourbillon du monde; et elles éprouvèrent plus que jamais le besoin de se communiquer mutuellement leurs idées, leurs sentiments, leurs réflexions; de se raconter l'une à l'autre ce qu'elles voyaient, ce qu'elles apprenaient, ce qu'elles entendaient, ce qu'elles observaient dans les cercles qui s'occupaient d'elles et dont elles étaient occupées.
Depuis que madame de Grignan, par son séjour en Provence, se trouvait écartée de la cour et de la société de la capitale, elle était plus que jamais tourmentée du désir de connaître ce qui s'y passait, et ce que faisait, ce que disait, ce que pensait sa mère. Celle-ci était charmée d'avoir des occasions, qui se renouvelaient sans cesse, de se rendre nécessaire; son plaisir, sa consolation étaient dans son commerce de lettres avec sa fille. «Vous ne me parlez point assez de vous, lui dit-elle; j'en suis nécessiteuse, comme vous l'êtes de folies; je vous souhaite toutes celles que j'entends; pour celles que je dis, elles ne valent plus rien depuis que vous ne m'aidez plus: vous m'en inspirez, et quelquefois aussi je vous en inspire. C'est une longue tristesse, et qui se renouvelle souvent, d'être loin d'une personne comme vous [747].»
Elle savait gré à sa fille de se plaire à la lecture de ses lettres. «Il y a plaisir, lui dit-elle, à vous envoyer des folies; vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant les gens que quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive qu'ils n'y prennent pas garde ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous n'avez pas cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout; hélas! combien vous êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la première! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d'une telle chose [748].»
Madame de Grignan, qui cependant n'aimait ni à écrire ni à lire de longues lettres [749], trouvait toujours trop courtes les lettres de sa mère [750]; et c'est au désir que celle-ci avait de l'intéresser, de la distraire, de l'amuser que nous devons cette variété de récits, de portraits, de bons mots, de saillies, d'anecdotes, de récits joyeux ou touchants, ce tableau mouvant du monde de cette époque, qu'on trouve dans les lettres adressées par madame de Sévigné à madame de Grignan. «Ne vous trompez-vous point, lui écrit-elle, dans l'opinion que vous avez de mes lettres? L'autre jour, un pendard d'homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela. J'en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger, et, me tenant à ce que vous m'en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir. Pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin après [751].» On a dit que c'était par le désir qu'avait madame de Sévigné de plaire à sa fille qu'elle s'était laissé entraîner à des traits de médisance, à des sarcasmes virulents, à des jugements injustes envers les personnes qui déplaisaient à celle qu'elle aimait tant; tandis qu'elle se montre pleine d'équité, d'indulgence et de bonté pour toutes celles qu'elle fréquentait, quand elles n'étaient pas frappées par cette cause de réprobation. De là on a généralement conclu que madame de Grignan, déjà convaincue d'être froide et dédaigneuse, était en outre envieuse et malveillante. Raisonner ainsi, c'est peut-être commettre une grande injustice envers la fille, par le désir qu'on a d'écarter de la mère des reproches mérités et de trouver réunies en elle toutes les perfections. Les lettres que madame de Grignan avait écrites auraient pu nous éclairer sur ce point; et précisément le soin que l'on a eu de les faire disparaître et les conseils et les exhortations auxquels quelques-unes donnent lieu dans les réponses [752] qui lui sont faites par sa mère font présumer qu'on a deviné le motif qui les a fait anéantir.
Quoi qu'il en soit, ce qui permettait à madame de Sévigné de donner toute liberté à sa plume quand elle écrivait à sa fille, c'est qu'elle connaissait sa prudence et sa discrétion. Elle savait que madame de Grignan ne communiquait les lettres qu'elle recevait d'elle qu'avec une grande réserve. Jamais surtout madame de Sévigné n'eut un seul instant la pensée que ses lettres à sa fille pussent être imprimées. Celles qui avaient fait le plus de bruit dans la société et dont on avait tiré des copies étaient écrites à d'autres personnes sur des sujets futiles et sans importance [753]. On n'imprimait pas alors de correspondance ou de mémoires qui pussent éclairer l'histoire ou révéler les secrets des familles. Les recueils de lettres recherchés du public et donnés après la mort de ceux qui les avaient écrites roulaient toujours sur d'élégantes bagatelles, ou n'étaient que des jeux d'esprit. De toutes les lettres de Voiture, tant renommé pour le genre épistolaire, son neveu Pinchesne n'a songé à publier que les lettres galantes ou complimenteuses. Des nombreuses et importantes dépêches que Voiture a dû écrire dans ses missions diplomatiques, pendant ses fréquents séjours en pays étranger, il ne nous en reste pas une seule, ou du moins aucune n'a encore vu le jour.