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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)

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CHAPITRE XIX.
1671-1672.

Le meilleur résultat des lettres de madame de Sévigné est de nous la bien faire connaître.—La plupart des lettres qu'elle avait écrites semblent perdues.—De la correspondance qu'elle avait entretenue avec M. de Pomponne.—Détails sur ce ministre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec d'Hacqueville.—Comment elle trace le caractère de celui-ci lorsqu'il devient amoureux de la fille du maréchal de Gramont.—De la correspondance de madame de Sévigné avec Corbinelli.—Avec madame de la Fayette et M. de la Rochefoucauld.—Détails sur l'une et sur l'autre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec M. et madame de Coulanges.—Détails sur l'un et sur l'autre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec son fils.—Caractère de celui-ci.—Ses travers de jeunesse.—Sa tendresse pour sa mère.—Nouveaux détails sur la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille.

Poursuivons le sujet commencé dans le précédent chapitre; et avant de conduire madame de Sévigné aux états de Bretagne et de lui faire entreprendre son grand voyage en Provence, avant de rechercher ce que les lettres qui nous restent d'elle nous apprennent sur l'histoire et les mœurs de son temps, voyons ce qu'elles nous font connaître sur elle-même; étudions-la (elle en vaut la peine), étudions-la dans ses confidences les plus intimes, dans ses plus grandes indiscrétions, dans ses aveux les plus imprudents, et nous trouverons que, malgré ses faiblesses, peu de femmes peuvent lui être comparées pour l'élévation de l'âme, les qualités du cœur, les lumières de l'esprit et le talent d'écrire. Qu'on ne s'y méprenne pas; elle eut de bonne heure le sentiment de son talent épistolaire; et quoique jamais elle ne fût prise de la vanité de croire qu'elle pût, comme son amie madame de la Fayette, faire un livre et occuper les imprimeurs, elle savait que les moyens de plaire que lui donnait dans la société sa belle et vive imagination se retrouvaient en elle plus forts et plus séduisants encore au bout de sa plume et dans le silence du cabinet. Née pour le grand monde avant d'être absorbée par sa passion maternelle, avant que son amour-propre, son ambition, son orgueil fussent concentrés dans sa fille, elle était coquette, partout et toujours. Elle voulait se montrer aimable à tous ceux qui lui plaisaient et à qui elle plaisait. Seule, et en leur absence, elle se rendait présente à eux par ses lettres et le charme de son esprit; aussi devons-nous beaucoup regretter ce qu'elle écrivit dans son bel âge, lorsqu'elle-même en butte aux séducteurs elle s'intéressait aux intrigues galantes dont elle était entourée. Quelques courtes lettres écrites à Ménage, à Bussy, deux billets à Lenet [754], un billet en italien à la marquise d'Uxelles [755], voilà tout ce qui nous reste d'elle de ces premiers temps; mais cela suffit pour nous montrer que dès lors même elle croyait pouvoir se rendre digne de la louange que Ménage lui avait donnée dans les vers qu'il composa sur son portrait:

.. Questa; questa è la man leggiadra e bella
Ch' ogni cor prende, e, come vuol, l'aggira [756].

Malheureusement le plus grand nombre des lettres qu'elle avait écrites à toutes les époques semblent perdues pour toujours.

De toutes les correspondances que madame de Sévigné avait engagées avec diverses personnes, les plus regrettables sont celles avec son fils, avec M. et madame de Coulanges, avec madame de la Fayette et le duc de la Rochefoucauld, avec le cardinal de Retz, avec Corbinelli, avec d'Hacqueville et avec M. de Pomponne.

Ce fut une grande joie pour madame de Sévigné [757] lorsque de Pomponne, qui était ambassadeur en Suède, fut rappelé de son ambassade et fait secrétaire d'État des affaires étrangères en remplacement de M. de Lionne, décédé. L'opinion de son mérite et son intégrité avaient pu seules déterminer le roi à faire ce choix; car de Pomponne, ainsi que nous l'avons fait connaître, avait été, comme ami de Fouquet, pendant quelque temps en disgrâce [758]; et de plus il appartenait à une famille dont tous les membres s'étaient en quelque sorte illustrés par leur dévouement au jansénisme. Aussi tous ceux qui tenaient à ce parti célébrèrent-ils son avénement au pouvoir comme un triomphe; l'un d'eux fit à ce sujet les vers suivants:

Élevé dans la vertu

Et malheureux avec elle,

Je disais: A quoi sers-tu,

Pauvre et stérile vertu?

Ta droiture et tout ton zèle,

Tout compté, tout rabattu,

Ne valent pas un fétu.

Mais voyant que l'on couronne

Aujourd'hui le grand Pomponne,

Aussitôt je me suis tu.

A quelque chose elle est bonne [759].

De Pomponne, devenu ministre, mit plus d'empressement que jamais à resserrer les nœuds d'amitié qui l'unissaient à madame de Sévigné; voici comment elle en écrit à sa fille: «J'eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne; il faudrait plus de papier qu'il n'y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir; il sait écouter aussi bien que répondre, il me donne toujours de l'esprit; le sien est tellement aisé qu'on prend sans y penser une confiance qui fait qu'on parle heureusement de tout ce qu'on pense: je connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m'attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait très-utile. Nous sommes demeurés d'accord de nous écrire; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l'éloquence même [760]

Madame de Sévigné ne se trompa pas. Par M. de Pomponne elle obtint sur les affaires de la Provence une influence heureuse pour son gendre, et dont celui-ci fut reconnaissant. Il est certain que, si l'on retrouvait les lettres qu'elle écrivit à ce ministre pendant ces deux années, nous verrions qu'elles sont au nombre des plus correctes et des mieux faites de toutes celles qu'elle a écrites [761].

La correspondance de madame de Sévigné avec le cardinal de Retz, pendant qu'il était dans sa retraite de Commercy, devait être très-active, et nous aurait appris beaucoup de particularités intéressantes sur elle-même. Cette correspondance était très-intime: Retz avait contribué au mariage de madame de Sévigné; il fut le parrain de Pauline de Grignan, et dans tous les temps il donna à toute la famille des preuves d'affection et d'amitié.

Mais une des correspondances perdues de madame de Sévigné qui semblait nous promettre le plus de particularités sur elle-même et sur les personnages de son temps est celle qu'elle entretenait avec d'Hacqueville, ce confident des affaires les plus secrètes de ses amis, cet ami inépuisable, si actif à obliger qu'il semblait se multiplier, si bien qu'on ne parlait de ses actes qu'en mettant son nom au pluriel, et en disant les d'Hacquevilles. Mais son écriture était indéchiffrable, et madame de Sévigné n'avait aucun plaisir à recevoir de ses lettres; elle ne devait donc lui écrire que par nécessité, et fort brièvement: les lettres qu'elle lui adressait étaient peu remarquables; mais elle s'intéressait beaucoup à lui, et il lui a fourni dans sa correspondance avec sa fille une des pages les plus piquantes qu'elle ait écrites. Madame de Sévigné avait mandé à madame de Grignan que ce d'Hacqueville, dont ses amis redoutaient l'austère sagesse, était devenu amoureux de la fille du maréchal de Gramont, privée d'un œil et sans attraits, mais très-jeune [762]. D'Hacqueville s'en défendait, et madame de Grignan ne pouvait croire à cette ridicule faiblesse de la part de cet ancien et prudent ami. Elle trouvait que son caractère bien connu et son âge le défendaient suffisamment contre de tels soupçons. Sa mère lui répond: «Vous me demandez les symptômes de cet amour: c'est premièrement une négative vive et prévenante; c'est un air d'indifférence qui prouve le contraire; c'est le témoignage de gens qui voient de près, soutenu de la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux: Vraiment il faut être bien fou, bien insensé! Quoi, une jeune femme! Voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait fort! j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Eh! oui, tout cela est vrai, mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous dites vos réflexions, elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux [763]

On croit lire la Bruyère, quand la Bruyère est excellent.

S'il est incontestable qu'une confiance entière et une estime réciproque, que l'accord des opinions et des sentiments, une complète sympathie du cœur donnent à l'esprit plus d'activité, à l'imagination plus d'élan, on doit bien vivement regretter que les lettres de madame de Sévigné à Corbinelli ne nous soient pas parvenues; car entre elle et lui tout ce qui fait le charme d'un commerce épistolaire se trouvait réuni, et la différence des sexes n'y nuisait pas. Nous avons un certain nombre de lettres de Corbinelli dans la correspondance de madame de Sévigné et un plus grand nombre encore dans celle de Bussy; pas une seule ne dément l'éloge que fait de cet ami madame de Sévigné, lorsqu'elle le défend avec tant de chaleur contre une plaisanterie de sa fille, qui, dit-elle, pourrait surprendre les simples. Toutes ces lettres, au contraire, confirment cet éloge, et nous montrent en Corbinelli un philosophe, mais un philosophe chrétien, maltraité par la fortune, refusant de se mettre à sa poursuite, et préférant employer ses jours à cultiver les lettres, à servir ses amis, à leur rester fidèle dans l'adversité. «En lui, dit madame de Sévigné, je défends celui qui ne cesse de célébrer les perfections et l'existence de Dieu; qui ne juge jamais son prochain, qui l'excuse toujours; qui est insensible aux plaisirs et aux délices de la vie et entièrement soumis à la volonté de Dieu; enfin, je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse et de ma grand'mère [764] [sainte Chantal].» Savant et versé dans la lecture des meilleurs auteurs de l'antiquité, de ceux de l'Italie et de la France, dont son heureuse mémoire lui rappelait au besoin les plus beaux passages, Corbinelli plaisait par sa conversation et par sa correspondance, l'une et l'autre souvent agréables, toujours utiles et instructives. Il appréciait surtout dans madame de Sévigné cette vive imagination dont lui-même était dépourvu, et il comparait ses lettres à celles de Cicéron; mais il aurait voulu qu'elle aimât sa fille avec plus de modération. «Nous lisons ici, dit madame de Sévigné à madame de Grignan, des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur: j'aurais beaucoup gagné à mon voyage si j'en rapportais cette science [765].» Elle devait savoir que cette science-là Dieu peut nous l'enseigner, mais non les hommes.

La perte de plusieurs lettres écrites à madame de Sévigné par madame de la Fayette et par M. de la Rochefoucauld (il n'est pas plus permis de séparer ces deux personnes quant à leur correspondance que quant à leurs relations avec le monde) est moins à regretter que ne donnerait lieu de le penser la célébrité littéraire de l'une et de l'autre. Lorsqu'elle était à Paris, madame de Sévigné ne se plaisait nulle part autant que chez son ancienne amie madame de la Fayette. Quand elle a des peines de cœur ou qu'elle désire se distraire, elle s'en va au Faubourg, c'est-à-dire chez madame de la Fayette [766]. Là elle y trouve M. de la Rochefoucauld, qui, malgré ses souffrances, aimable et spirituel, toujours courtisan, même hors de la cour, lui parlait souvent de la reine de Provence [767], de la troisième côte de M. de Grignan, et en faisait l'éloge; il ne pensait pas tout ce qu'il en disait; et lui et madame de la Fayette étaient moins bien vus des enfants de madame de Sévigné que de leur mère. C'est chez madame de la Fayette que madame de Sévigné retrouve sans cesse le cardinal de Retz et tous ses amis de la Fronde avec les beaux esprits de ce temps, Segrais, Huet, la Fontaine et Molière. C'est là qu'elle apprenait toutes les nouvelles relatives aux affaires publiques, aux intrigues de cour, aux bruits de ville, aux nouvelles promotions, et tout ce qui lui donnait les moyens de remplir les lettres qu'elle écrivait à sa fille. Madame de Sévigné, dans sa correspondance avec madame de Grignan, ne nous donne pas plus de détails sur cette dernière et sur elle-même que sur les deux illustres habitants du Faubourg. Par cette correspondance nous vivons en quelque sorte avec eux, et nous sommes initiés aux secrets les plus intimes de leur existence intérieure, de leurs habitudes les plus privées; nous connaissons leurs jugements, leurs répulsions, les objets de leurs préférences [768], et le jargon de convention de leur société, hors de celle-ci inintelligible. Mais à cette époque la liaison de madame de Sévigné avec madame de la Fayette, malgré leur continuelle fréquentation, n'était plus la même qu'elle avait dû être dans leur jeunesse [769]. L'habitude depuis longtemps contractée d'être souvent ensemble, les amis qui leur étaient communs et enfin les sympathies de l'esprit avaient au moins autant et plus de part à leur longue et étroite liaison que les sentiments du cœur et l'accord des caractères. Madame de la Fayette était devenue par ses romans une célébrité littéraire. Par l'influence du fils de M. de la Rochefoucauld, le prince de Marsillac, autant que par son mérite et par le souvenir de Madame, dont elle avait été la favorite, madame de la Fayette avait été l'objet des attentions et des bienfaits du roi; et comme elle avait peu de fortune et deux fils à pourvoir, elle ménageait son crédit [770], et se montra peu empressée à en user pour ses amis, ce qui était un grand tort aux yeux de madame de Grignan. Ceci explique pourquoi celle-ci, ainsi que son frère, cherchaient à la desservir dans l'esprit de leur mère.

Cependant l'amitié de ces deux femmes, cimentée par le temps et fondée sur une estime réciproque, était sincère. Lorsque madame de Sévigné était bien payée de ses fermiers, que rien n'altérait son bien-être, que tout semblait concourir à sa satisfaction, sa philosophie ne pouvait tenir contre le chagrin que lui occasionnait le redoublement de dépenses que madame de Grignan se croyait obligée de faire dans son gouvernement de Provence et contre le redoublement de fièvre de madame de la Fayette. «Il n'importe guère, dit-elle, d'avoir du repos pour soi-même quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui vous sont chères et qu'on sent tout leur chagrin peut-être plus qu'elles-mêmes. C'est le moyen de n'avoir guère de plaisir dans la vie, et il faut être bien enragée pour l'aimer autant qu'on fait. Je dis la même chose de la santé; j'en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle? à garder ceux qui n'en ont point [771]

De son côté, madame de la Fayette avait pour madame de Sévigné un attachement plus fort que pour toute autre femme. Il lui manquait quelque chose lorsqu'elle était absente; et quand cette amie partait pour les Rochers, il ne fallait pas, par ménagement pour sa sensibilité, que madame de Sévigné lui fît ses adieux, ni qu'elle eût l'air de venir la voir pour prendre congé. M. de la Rochefoucauld goûtait beaucoup l'esprit et les lettres de madame de Sévigné; il disait aussi d'elle qu'elle contentait son idée sur l'amitié, avec toutes ses circonstances et dépendances; mais il était en proie aux souffrances de la goutte [772], et madame de la Fayette était accablée par les maux de nerfs ou dévorée par les fièvres, et tous deux détestaient d'écrire. Madame de la Fayette le déclare sans ménagement à son amie, qui se montrait exigeante à cet égard: «Le goût d'écrire vous dure encore pour tout le monde, il m'est passé pour tout le monde; et si j'avais un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprais avec lui [773]

En rapprochant toutes ces circonstances, nous devons présumer que les lettres que madame de la Fayette et madame de Sévigné s'écrivirent depuis l'époque du mariage de madame de Grignan, et qui se sont égarées, étaient en petit nombre; et que celles qu'elles ont pu s'écrire dans leur jeunesse, si on les retrouvait, seraient beaucoup plus intéressantes pour nous que ces dernières.

Il n'en est pas de même de la correspondance avec madame de Coulanges et avec son mari, le petit Coulanges; c'est surtout avec ce dernier, avec ce compagnon de son enfance, que madame de Sévigné, toujours à l'aise, retrouvait toute sa verve. Les lettres les plus remarquables qu'elle ait écrites et les plus souvent citées lui sont adressées [774], et nous doivent faire vivement regretter celles qui sont perdues. Elle lui écrivait régulièrement tous les quinze jours, sans compter les jours d'exception [775]. De son côté, elle gardait soigneusement les lettres du spirituel chansonnier; selon elle, «il avait un style si particulier pour faire valoir les choses les plus ordinaires que personne ne saurait lui disputer cet agrément [776].» Ainsi la plus complète et la mieux suivie de toutes les correspondances de madame de Sévigné, si nous les possédions toutes, après celles qu'elle eut avec sa fille et avec Bussy, serait le commerce de lettres qu'elle ne cessa d'entretenir, tant qu'elle vécut, avec son cousin de Coulanges. On sait que cet aimable épicurien poussa jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans sa joyeuse vie [777]; qu'il jeta de bonne heure de côté la robe du magistrat, pour ne pas «se noyer trop souvent dans la mare à Grapin,» et que, né, comme il le dit lui-même, pour le superflu et jamais pour le nécessaire, dissipateur et dissipé, toujours chantant, toujours bien portant, il eut beaucoup d'amis et pas un seul ennemi [778]. Jeune encore, il se trouva un jour marié avec la jolie fille de l'intendant de Lyon, mademoiselle Dugué-Bagnols. Elle avait dix ans moins que lui. Tous deux s'unirent et se désunirent sans vivre moins bien ensemble, sans renoncer à se rejoindre et à se trouver aimables; créatures frivoles et légères, semblables à deux papillons dans un beau jour de printemps, qui se touchent un instant, voltigent, s'écartent et se rapprochent, sans s'inquiéter de ce que chacun d'eux est devenu dans les intervalles [779]. Madame de Coulanges fut une des femmes les plus séduisantes de la cour de Louis XIV [780]. Elle n'y fut pas seulement admise comme cousine germaine du ministre Louvois, mais elle fut invitée à toutes les réunions, à toutes les fêtes; elle avait ses entrées dans les cabinets particuliers, et était reçue aux heures réservées [781]. Son esprit, comme le dit très-bien madame de Sévigné, lui tenait lieu de dignité, et lui valut ces distinctions si enviées: par sa grâce, sa vivacité et ses attraits elle s'était rendue nécessaire. Ses bons mots, que l'on citait, sa conversation brillante et épigrammatique, ses succès auprès des princesses, de la reine, du Dauphin et du roi lui-même n'attirèrent point sur elle la haine ni l'envie, parce qu'on la savait désintéressée, sans ambition et sans intrigue, cherchant uniquement à s'amuser et à plaire, et n'en retirant aucun avantage ni pour elle ni pour les siens; par ses manières aimables et prévenantes elle contentait tout le monde, hormis ses amants; ceux-ci, elle les désolait par sa coquetterie et son humeur volage. Les surnoms de Feuille [782], de Mouche [783], de Sylphide [784], de Déesse [785], par lesquels madame de Sévigné la désigne, peignent ses manières vives et gracieuses, ses aimables caprices, ses piquantes reparties et tout ce que sa personne avait d'enchanteur. Madame de Coulanges, pour faire l'éloge du jeune baron de Sévigné, par lequel elle s'était fait accompagner à la cour, dit naïvement à sa mère: «Il est aimé de tout le monde, presque autant que moi [786]

Ses lettres spirituelles lui avaient donné pour ce genre d'écrire une réputation supérieure à celle de madame de Sévigné et à celle de toutes les femmes de son temps. Nous ne pouvons juger si c'est à juste titre; ce qui nous reste de la correspondance de madame de Coulanges a été écrit dans un âge avancé, lorsque, revenue à la religion, elle avait, dans sa maison de Brevannes, pris goût au séjour de la campagne et à la retraite, et qu'elle cherchait à ramener son mari aux sentiments pieux dont elle était elle-même pénétrée [787]. Son amabilité ne fut pas moins grande, mais elle fut accompagnée de plus de bonté; et à cette époque elle se serait reproché l'emploi qu'elle faisait de son esprit dans sa jeunesse [788]. Dans le peu de lettres que nous avons d'elle au temps où elle brillait dans le monde, on entrevoit qu'il pouvait y avoir plus que dans les lettres de madame de Sévigné de ces traits malins, de ces fines allusions, de ces jeux de mots mordants, de ces contrastes inattendus auxquels s'applique plus particulièrement le nom d'esprit [789]; mais il y avait certainement moins d'imagination, de force et d'éloquence naturelle. Madame de Coulanges avait aussi beaucoup moins d'instruction que madame de Sévigné. De Coulanges, parlant de sa femme, nous apprend que son écriture et son orthographe ne répondaient pas à l'élégance de son style [790]. Aussi aimait-elle mieux dicter que de prendre la plume, et elle ne manquait jamais d'hommes empressés à lui servir de secrétaires. Madame de Sévigné a dit que c'était là une condition qu'elle enviait, tant elle avait une haute idée du talent épistolaire de madame de Coulanges. Le comte de Sanzei, neveu de son mari, lui ayant manqué pour cet office, elle prit son mari même; c'est sur quoi madame de Sévigné la plaisante malignement, plutôt en souvenir du passé que pour des motifs présents. «Je serais consolée, dit-elle, du petit secrétaire que vous avez perdu, si celui que vous avez pris en sa place était capable de s'attacher à votre service; mais, de la façon dont j'en ai ouï parler, il vous manquera à tout moment. Il est libertin. Après cela, mon amie, vous en userez comme vous voudrez. Je vous conseille de le prendre à l'essai; quand vous le trouverez sous votre patte, servez-vous-en; tant tenu, tant payé [791].» Madame de Coulanges avait l'habitude d'écrire ses lettres sur de petites feuilles volantes, coupées des quatre côtés, ce qui impatientait madame de Sévigné. «Ces feuilles me font enrager, dit-elle; je m'y brouille à tout moment; je ne sais plus où j'en suis; ce sont les feuilles de la Sibylle, elles s'envolent, et l'on ne peut leur pardonner de retarder et d'interrompre ce que dit mon amie [792].» Toutefois madame de Sévigné aimait singulièrement à recevoir ces feuilles de la Sibylle, toujours si bien remplies de nouvelles de la cour, d'un grand intérêt. Ces deux femmes, qui différaient tant par leurs principes et surtout par leur conduite et leur genre de vie, avaient entre elles de fortes analogies de talents, d'esprit, de caractère, et il leur était impossible d'être attachées l'une à l'autre par des liens de famille sans l'être aussi par ceux de l'amitié. Madame de Sévigné se plut toujours dans la société de la femme de son cousin, et celle-ci était charmée de la cousine de son mari [793]. Madame de Thianges, qui avait entendu parler de deux lettres écrites par madame de Sévigné à madame de Coulanges, voulut les lire, et les envoya demander par un laquais. Madame de Coulanges rapporte cette circonstance à madame de Sévigné, puis elle ajoute: «Vos lettres font tout le bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres [794]

Une autre correspondance dont nous devons vivement regretter la perte est celle de madame de Sévigné avec son fils; cette correspondance devait être surtout d'un grand intérêt à l'époque dont nous traitons, lorsque le baron de Sévigné était à l'armée, et que sa mère, déjà affligée par l'absence de madame de Grignan, était saisie d'effroi à l'arrivée de chaque courrier, tremblant sans cesse pour les jours d'un fils qui, à la tête des gendarmes, dont il était le guidon, s'exposait journellement au feu de l'ennemi. Sévigné aimait tendrement sa mère; il quittait tous les plaisirs de la capitale et de la cour pour se retirer avec elle dans la solitude des Rochers; il lui tenait compagnie à la promenade, auprès du foyer; il était son lecteur, son secrétaire, son complaisant, son factotum; et au besoin il la soignait, et même la pansait lorsqu'elle était malade [795]. Il avait en elle la confiance la plus entière: elle écoutait avec indulgence ses plus intimes confidences et le récit de toutes ses diableries et ravauderies [796], afin de pouvoir, par ses sages conseils, exercer sur la conduite de ce jeune homme une salutaire influence; et quoiqu'elle n'y pût toujours réussir, elle ne se rebutait jamais. Sévigné, ainsi qu'elle naturellement porté à la gaieté, la divertissait; il est peu de chagrins dont il ne parvînt à la distraire. Par sa fréquentation avec la Champmeslé, il avait acquis un merveilleux talent pour la déclamation; il aimait à en faire jouir sa mère et à s'entretenir avec elle des auteurs qu'ils lisaient ensemble. Il avait fait d'excellentes études; son goût en littérature s'était développé et perfectionné dans la société de Boileau et de Racine. Enfin malgré la différence de sexe et la guerrière éducation qu'il avait reçue, Sévigné avait, comme sa mère, cette vive sensibilité qui, facilement excitée par l'imagination, incline promptement à l'attendrissement et à la faiblesse. Il eut besoin d'aller aux Rochers à une époque où madame de Sévigné en était absente; ce lieu lui parut désert et triste. Quand il se trouva seul dans l'appartement qu'elle occupait et qu'on lui eut remis les clefs de ses cabinets, une pensée funeste le saisit: il songea qu'il arriverait un jour fatal où il serait encore à cette même place sans sa mère, sans aucun espoir de la revoir jamais, et il pleura [797]. Madame de Sévigné était heureuse de la tendresse qu'avaient pour elle ses deux enfants, et elle dit à sa fille, en parlant de son fils: «Votre frère m'aime, et ne songe qu'à me plaire; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses affaires. J'aurais grand tort si je me plaignais de vous deux; vous êtes, en vérité, trop jolis chacun en votre espèce [798].» Quand elle voulait s'entretenir de littérature et de poésie, madame de Sévigné préférait Sévigné à sa sœur, parce que madame de Grignan lisait presque exclusivement les livres sérieux et ceux qui traitaient de la nouvelle philosophie; elle dédaignait les autres. Dans le grand nombre d'ouvrages divers que madame de Sévigné avait lus aux Rochers avec son fils, les romans n'étaient point exclus, et elle avoue franchement qu'elle prenait goût à ceux de la Calprenède; mais elle trouvait le style de cet auteur détestable [799]. «Ce style, dit-elle, est maudit en mille endroits; de grandes périodes, de méchants mots, je sens tout cela. J'écrivis l'autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante. [800]» Sa vive et flexible imagination se prêtait facilement à cette variété de tons et de tournures, qui donne tant de charme à la lecture de ses lettres. «Je suis tellement libertine quand j'écris, dit-elle, que le premier tour que je prends règne tout le long de ma lettre [801].» Cette imitation du style de la Calprenède, de la part d'une telle plume, eût été curieuse à lire. Nous ne l'avons point, et nous ne pouvons espérer de la retrouver, ni aucune des lettres que madame de Sévigné avait écrites à son fils avant qu'il fût marié. Si lui-même, par scrupule de conscience, n'a pas anéanti toutes celles qu'il avait reçues de sa mère dans sa jeunesse, sa femme n'aura pas manqué de le faire. Par le même motif, madame de Simiane (Pauline de Grignan) a fait disparaître toutes les lettres qui avaient trait à son éducation, quand elle a permis l'impression de la correspondance de son aïeule.

La correspondance de madame de Sévigné avec son fils, si nous la possédions, charmerait probablement les lecteurs par l'expression élégante et variée d'une tendresse maternelle vive et forte, mais non folle et passionnée, comme celle que madame de Grignan avait inspirée. On y trouverait aussi, de la part du baron de Sévigné, les protestations souvent répétées d'un amour filial qui satisfaisaient mieux madame de Sévigné que les témoignages de tendresse qu'elle recevait de sa fille, soit parce qu'en effet son fils mettait dans l'expression de ses sentiments plus de chaleur et d'abandon, soit parce que ce cœur maternel, trop fortement embrasé et avide dans sa fille d'une affection égale à la sienne, ne pouvait jamais de ce côté être complétement satisfait. Les lettres du baron de Sévigné eussent surtout été curieuses sous le rapport historique par des nouvelles de l'armée et par des observations sur les généraux et les guerriers de cette époque; et celles de sa mère, comme les siennes, devaient, en traits de gaieté, en anecdotes amusantes, en jugements sur les ouvrages nouveaux et sur les littérateurs du temps, différer beaucoup de la correspondance entre madame de Sévigné et sa fille.

Cette correspondance est la plus fréquente, la plus longue, la mieux suivie de toutes celles dont madame de Sévigné fut occupée. Nous sommes loin de l'avoir entière: un grand nombre de lettres ont été, ainsi que nous l'avons dit, supprimées; plusieurs, probablement, ont été égarées; enfin toutes les lettres de madame de Grignan, qui jetteraient tant de jour sur celles de sa mère, nous manquent. Cependant, telle qu'elle est, telle qu'elle s'est successivement accrue par les soins de plusieurs éditeurs zélés, cette correspondance suffit pour nous faire connaître celle dont elle émane bien plus sûrement que ne pourraient le faire des mémoires élaborés avec soin pour être transmis à la postérité. Tout ce que madame de Sévigné écrivait à sa fille s'échappait de son âme, de son cœur, rapidement, sans retour, sans détours, sans réflexion. Nous avons déjà recueilli, dans ce qui est ainsi sorti de sa plume, plusieurs des traits qui la caractérisent; tâchons de saisir encore ceux qui peuvent servir à compléter cette peinture; achevons la partie la plus importante et la plus essentielle de la tâche que nous nous sommes imposée dans cet ouvrage.

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