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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (3/6)

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CHAPITRE XIV.
1671.

Affliction de Mademoiselle.—Sa cause.—Surprise de madame de Sévigné à la nouvelle du mariage projeté de Mademoiselle avec Lauzun.—Tous les chefs de la Fronde sont soumis au roi.—Condé leur donne l'exemple.—Mademoiselle conserve son indépendance.—Énumération des nombreux partis qu'elle avait refusés.—Elle manifeste le désir de se marier.—On veut lui faire épouser le comte de Saint-Paul.—Madame de Puisieux négocie cette affaire.—Détails sur madame de Puisieux.—Mademoiselle refuse Monsieur.—On croit qu'elle épousera le comte de Saint-Paul, et l'on apprend qu'elle se marie à Lauzun, avec le consentement du roi.—Surprise générale.—Son amour pour Lauzun avait commencé en 1667.—Progrès de cet amour.—Conduite adroite de Lauzun.—Il feint de ne pas comprendre Mademoiselle.—Embarras qu'elle éprouve pour faire connaître son amour à Lauzun.—Ses scrupules.—Ses combats intérieurs.—Elle fait à Lauzun une déclaration par écrit.—Lauzun la révoque en doute.—Elle est forcée de déclarer à Lauzun son amour de vive voix.—Elle voit le roi, qui promet de ne pas s'opposer à ses désirs.—Une députation de nobles fait la demande officielle de la main de Mademoiselle pour Lauzun.—Cette affaire est discutée dans le conseil du roi, et le roi, malgré l'opposition de Monsieur et des princes du sang, donne son consentement.—Fureur de Condé.—Démarche de la reine, des princes du sang, de Monsieur pour empêcher ce mariage.—Lauzun veut différer, pour les préparatifs, la cérémonie.—On persuade à madame de Montespan de se mettre contre Lauzun.—Le roi rétracte son consentement.—Désespoir de Mademoiselle; elle voit le roi, lui fait verser des larmes, et n'en peut rien obtenir.—Lauzun supporte ses revers avec calme et dignité.—Cette bonne conduite ne se soutient pas.—Il veut commettre madame de Montespan avec le roi; il est disgracié et enfermé.—Mademoiselle refuse encore d'épouser le comte de Saint-Paul, et parvient à faire mettre Lauzun en liberté.—Elle contracte avec lui un mariage secret.—L'ingratitude de Lauzun force Mademoiselle de s'en séparer.—Détails subséquents sur Mademoiselle.—Madame de Sévigné a été témoin des joies et des douleurs de Mademoiselle.—L'affaire de son mariage avec Lauzun est une tragédie dans toutes les règles.

Dans ce carrosse qui, le lendemain d'un bal, transportait à Versailles Louis XIV et Montespan versant des larmes, Mademoiselle pleurait aussi. Ce n'est pas qu'elle fût émue par la sensibilité du roi ou le dépit de sa maîtresse; mais elle pleurait de ses propres douleurs, de son mariage avec Lauzun différé ou rompu pour toujours.

Il n'est pas un lecteur qui, à cette mention de mariage de Lauzun, ne se rappelle aussitôt la lettre si souvent citée que madame de Sévigné écrivit pour exprimer l'étonnement où la jeta l'annonce de ce mariage [488]. Cette multitude de souvenirs qui se pressaient alors sous sa plume et se disputaient la préférence; cette agitation qu'elle éprouvait à la révélation d'un événement dont elle ne pouvait douter et qui cependant était pour elle, comme pour tout le monde, invraisemblable, monstrueux, incroyable; tout cela ne se peut bien comprendre qu'autant que l'on sait apprécier ce que madame de Sévigné connaissait si bien: le caractère de Mademoiselle, la constance de ses sentiments, la ténacité de ses opinions, le rang élevé et la position tout exceptionnelle qu'elle tenait à la cour.

La jeunesse de Mademoiselle, comme celle de madame de Sévigné, s'était écoulée durant les troubles de la régence et de la Fronde, temps de désordre et d'agitation, mais aussi temps de plaisirs et d'espérance. La bourgeoisie, la roture avaient cru alors s'affranchir des servitudes qui pesaient sur elles; la noblesse, reconquérir l'indépendance dont elle jouissait avant Richelieu. L'autorité royale, en faisant cesser les résistances, n'avait pu anéantir les convictions. Lorsqu'on a longtemps combattu pour une cause que l'on croit juste, on peut bien renoncer à l'espoir, mais non pas au désir de la voir triomphante. C'est la conscience que l'on avait de la légitimité d'un tel sentiment qui faisait des chefs les plus hardis de la Fronde et de la guerre civile les plus humbles et les plus obséquieux courtisans. Plus ils pouvaient être soupçonnés d'intentions hostiles envers l'autorité royale, plus, pour s'y rattacher et en obtenir des faveurs, ils se montraient prompts à se soumettre à ses ordres et à se faire les apologistes et les soutiens de ses actes les plus despotiques. Le plus illustre, le plus redoutable d'entre eux, Condé, leur chef, leur donnait l'exemple; il avait déposé son orgueil aux pieds du jeune monarque, et toutes ses démarches et tous ses discours ne tendaient qu'à rentrer en grâce auprès de lui, afin d'obtenir de hauts emplois et le commandement d'une armée. Condé, après avoir ruiné tous ses partisans, était rentré en France criblé de dettes; et sans Gourville, qui sut négocier habilement avec l'Espagne, intimider les créanciers de ce prince, établir l'ordre dans la perception des revenus et l'économie dans les dépenses, Condé aurait vu s'écrouler la fortune de sa maison [489]. L'entière prostration de tous ceux qui pouvaient avoir quelque velléité d'opposition à l'égard du roi et de son gouvernement, résultait nécessairement de la soumission du prince de Condé, le premier d'entre eux par le rang et la naissance, le plus illustre par ses talents et sa réputation d'homme de guerre. Cependant il existait encore une personne qui, après avoir traversé les temps orageux sans rien perdre des immenses richesses qu'elle tenait de sa mère, conservait à la cour son indépendance.

Mademoiselle, princesse de Montpensier, avait été, durant les troubles, recherchée par tous les partis, successivement l'idole de tous et quelquefois leur arbitre. Fille d'un père timide et incertain, dès sa première jeunesse elle avait donné des preuves de fermeté, de résolution, de constance et de courage. Au milieu des plaisirs, des séductions et de la licence générale, sa générosité, sa grandeur, sa retenue, son imposante dignité semblaient réaliser l'idéal de ces héroïnes de Corneille qui, exemptes de toutes les faiblesses du cœur, ne connaissent d'autres sentiments que ceux qu'admettent l'ambition, l'amour de la gloire, l'orgueil d'un rang élevé et d'un nom sans tache. Aucune princesse ne fut sur le point de contracter d'aussi grandes alliances et ne vit déconcerter par les événements un plus grand nombre de projets de ce genre. Destinée par son père, dès son enfance, au comte de Soissons, la mort de celui-ci la livra à l'espoir qu'elle nourrit si longtemps d'épouser le roi [490]. Elle se crut un instant recherchée par Charles, duc de Lorraine [491]. Anne d'Autriche la flatta ensuite de lui procurer pour époux le cardinal infant, son frère; on la berça de l'espérance de la marier à Philippe IV, roi d'Espagne, devenu veuf. Elle repoussa les offres du prince de Galles, parce qu'alors elle croyait qu'elle allait être mariée à l'empereur d'Autriche. Il y eut en effet des négociations à ce sujet, qui ne réussirent pas plus que le projet de la donner en mariage à l'archiduc Léopold, qu'on aurait fait souverain des Pays-Bas. Mademoiselle avait eu encore le projet d'épouser le roi de Hongrie, fils de l'empereur. La faiblesse de santé de madame la princesse de Condé fit entrevoir à Mademoiselle la possibilité de s'unir au prince de Condé, que l'esprit de parti lui avait fait autrefois repousser, et qui, par la même cause, était depuis devenu son héros [492]. On désira de nouveau la donner au duc de Lorraine, ce qui ne réussit pas plus que le dessein qu'elle eut de renouer avec le prince de Galles, devenu roi d'Angleterre. Elle refusa les offres du duc de Savoie, et plus tard celles du duc de Neufbourg [493]. Enfin, Louis XIV voulut lui imposer le roi de Portugal, Alphonse-Henri VI, parce que cela importait à sa politique. Elle opposa un refus formel aux volontés du roi, et fut, par cette unique raison, exilée à sa terre de Saint-Fargeau. Le stupide Alphonse, forcé de céder à son frère sa femme et son trône, justifia suffisamment le dédain que Mademoiselle avait manifesté pour sa personne [494].

Rappelée de son exil par le roi, qui, malgré sa rigueur passagère, ne cessait d'avoir pour elle des égards et de la déférence, Mademoiselle parut tout à coup renoncer aux résolutions qui jusque-là avaient présidé à toute sa conduite et l'avaient dirigée dans ses projets. Née le 29 mai 1627, elle avait alors quarante-trois ans. Toutes les chances de mariage qu'elle avait considérées comme sortables pour elle avaient été sans résultat. Comme on la croyait inaccessible aux faiblesses d'une inclination douce et tendre, on avait pensé qu'elle s'était enfin résolue à rester maîtresse d'elle-même, à vivre dans le célibat, sans quitter la cour, où son rang lui assignait la seconde place après la reine. Sa grande fortune lui permettait de satisfaire son goût pour le monde, d'avoir elle-même une petite cour et de donner des fêtes avec une généreuse magnificence. D'après cette croyance, qui était générale, chacune des branches de la famille royale, en faveur de laquelle seule il lui convenait de tester, espérait un jour avoir une portion de ses riches domaines [495]. Le roi d'abord en convoitait une grande part pour le Dauphin, Monsieur pour ses filles [496] et le prince de Condé pour ses fils. Cette position et les discours auxquels elle donnait lieu furent pour elle une cause de chagrin et de tristesse, dont elle résolut de se délivrer. On la vit donc tout à coup manifester hautement la ferme volonté de se choisir un mari qui pût la rendre heureuse et lui donner des héritiers directs. Aussitôt les ambitions et la cupidité s'éveillèrent, et agirent avec d'autant plus de promptitude que l'âge de la princesse la forçait elle-même à se hâter. Le comte de Saint-Paul [497], le plus élevé par le rang de tous les jeunes seigneurs de la cour, appartenait par son père aux Longueville, par sa mère aux Condé: ces deux puissantes maisons se liguèrent pour le faire agréer pour époux à Mademoiselle. La grande différence d'âge leur paraissait plutôt un moyen de succès qu'un motif d'objection [498].

Il y avait alors à la cour une femme qui, dans sa jeunesse un peu galante, y avait joué un assez grand rôle et qui, dans un âge très-avancé, y conservait beaucoup d'influence: c'était Charlotte d'Étampes de Valencey, marquise de Puisieux. Presque septuagénaire, elle avait une inconcevable activité, jointe au besoin et à l'habitude de l'intrigue. Comme elle était riche, d'un esprit très-original, très-aimable malgré ses goûts bizarres, on la recherchait beaucoup. Son âge, ses succès, son expérience, l'utilité et l'agrément de son commerce lui avaient acquis un ascendant qui la rendait difficile et exigeante; mais par cette raison elle avait, en quelque sorte, fait reconnaître le droit qu'elle s'arrogeait de se mêler de toutes les affaires qu'elle prenait en gré, et d'en parler librement, avec assurance, avec autorité, fût-ce même aux princesses [499]. Cette espèce de privilége qu'elle avait usurpé et qui lui était acquis contribuait au succès de tout ce qu'elle entreprenait. Ce fut elle que les maisons de Condé et de Longueville choisirent pour circonvenir Mademoiselle et la déterminer à épouser le comte de Saint-Paul. Quand on parla de ce projet à Mademoiselle, elle ne le repoussa pas, et l'on se crut certain du succès [500]. Mademoiselle avait raconté un jour à M. de Coulanges songé que madame de Sévigné était malade elle s'était réveillée en pleurant, et avait chargé madame de Coulanges de le lui dire; et madame de Sévigné, pour laquelle Mademoiselle avait tant d'amitié, favorisait le comte de Saint-Paul [501]. Madame de Puisieux, madame de la Fayette, madame de Thianges, madame d'Épernon, madame de Rambures [502] et quelques autres personnes, toutes liées avec madame de Sévigné, toutes également admises dans la société intime de la princesse, concouraient au même but et secondaient les instances de l'héritier des Longueville; enfin, Guilloire, qui avait le titre de gentilhomme ordinaire de Mademoiselle, et qui était à la fois son médecin, son secrétaire ou son intendant, se montrait aussi favorable à cette alliance [503].

Deux circonstances parurent devoir y faire renoncer entièrement. Dès qu'on sut que Mademoiselle voulait se marier, la politique chercha aussitôt à mettre à profit cette volonté. Les ministres de Louis XIV, voyant que le roi d'Angleterre ne pouvait avoir de postérité de la reine sa femme, songèrent à le faire divorcer, à lui faire embrasser la religion catholique, vers laquelle il inclinait, et à lui donner en mariage Mademoiselle, dont les grands biens pourraient le soustraire, pour ses dépenses personnelles, à la dépendance de son parlement. Ce dessein, dont on parla pendant une semaine, n'eut pas de suite. Mais lorsque, par la mort de l'infortunée Henriette, Monsieur devint veuf, tout le monde pensa qu'il était le seul parti qui convînt à Mademoiselle. L'idée de ce mariage s'accrédita à la cour et dans le public, et fut enfin regardée comme certaine. Louis XIV le désirait peu, mais il comprit qu'il ne pouvait s'y opposer. Il ne voyait pas avec plaisir son frère devenir assez riche pour pouvoir se passer de ses bienfaits. Lorsqu'il parla de cette affaire à sa cousine, il lui dit qu'il croyait devoir lui déclarer que son intention était de ne jamais donner à Monsieur aucun gouvernement, lors même qu'il deviendrait son mari. Louis XIV fut fort surpris et en même temps très-satisfait d'entendre Mademoiselle lui répondre qu'elle se soumettrait en tout à ses ordres; qu'elle épouserait Monsieur, s'il le voulait; mais que tel n'était pas son désir. Monsieur, de son côté, avait témoigné si peu d'empressement pour obtenir la main de Mademoiselle, et dit si clairement qu'il ne se marierait avec elle que pour ses grands biens, que Louis XIV ne put être offensé que sa cousine refusât l'honneur de cette alliance, puisque c'était lui-même qui lui avait rapporté le propos, peu flatteur pour elle, que Monsieur lui avait tenu [504]. Dès qu'on sut que Mademoiselle avait refusé d'épouser Monsieur, on ne douta point qu'elle ne fût enfin décidée à prendre pour mari le beau comte de Saint-Paul. Madame de Sévigné, madame de Puisieux et toutes les personnes qui voyaient familièrement cette princesse regardèrent ce mariage comme devant se faire très-prochainement. Les familles de Longueville et de Condé se mirent en mesure de solliciter le consentement du roi.

On en était là, lorsque tout à coup on apprit que ce consentement du roi était donné à Mademoiselle pour épouser, le dimanche suivant, qui?—Le comte de Saint-Paul.—Non... Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, Mademoiselle, cousine germaine du roi; Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur [505], épousait Lauzun, ce petit marquis de Puyguilhem, ce cadet de Gascogne si nouvellement introduit à la cour, si récemment comblé des faveurs de son maître, qui, rapidement élevé de grade en grade et d'honneurs en honneurs, était bien parvenu à faire naître la crainte et l'envie, mais non à conquérir la considération et l'estime. Ce fut alors que madame de Sévigné, dans le premier moment de l'émotion que lui causa une nouvelle si étrange, si inattendue, prit la plume pour écrire à son cousin de Coulanges, alors auprès de son beau-père Dugué-Bagnols, intendant à Lyon, afin de l'instruire de l'événement qui allait avoir lieu et dont toute la cour et tout le public étaient préoccupés [506].

Ce qui est plus étrange que la chose qui causa tant de surprise à madame de Sévigné, c'est sa surprise elle-même, c'est l'ignorance où elle était, où étaient toute la cour, toutes les personnes qui entouraient la princesse de son inclination pour Lauzun. Cette inclination, cependant, était déjà ancienne quand elle éclata par la déclaration de son mariage. Mademoiselle s'est plu à tracer naïvement et longuement les progrès de cette passion malheureuse. Les déplorables faiblesses dont elle fut la cause ont terni un caractère qui, sans être exempt d'inconséquences et de petitesses féminines, avait conservé jusque-là de la grandeur et de la noblesse.

Les premiers commencements de cet amour datent de l'année 1666. Les attentions de Lauzun pour le roi, son zèle pour son service, l'espèce de familiarité qui régnait entre le monarque et lui l'avaient fait distinguer par Mademoiselle entre tous les courtisans. Elle avait remarqué la bonne tenue et le luxe des équipages du régiment de dragons qu'il commandait. Dans les marches, c'était Lauzun qui montait le cheval le plus beau et le plus vigoureux; il était toujours accompagné des plus belles troupes; dans les campements, sa tente était la plus magnifiquement meublée [507]. Il n'agissait, il ne parlait jamais qu'à propos; il se communiquait à peu de gens, et paraissait extraordinaire en tout, mais de telle sorte que tout en lui était naturel. Il déguisait ce qui était à son avantage, et c'était par autrui que Mademoiselle apprenait ses actes de bravoure ou ses actions généreuses. On le disait aimé de beaucoup de femmes; et cependant Mademoiselle ne trouvait pas, dans tous les seigneurs de la cour, un seul qui fût plus discret, qui aimât moins à parler d'affaires de galanterie. Lauzun ne recherchait pas Mademoiselle, jamais il ne l'abordait de lui-même; mais dans les réceptions, chez la reine, chez le roi, dans les voyages, quelle que fût la jeunesse ou la beauté de celles avec lesquelles il s'entretenait, quelque forte que fût la chaleur de la conversation où il se trouvait engagé, quelque élevé que fût le rang ou l'emploi de ceux qui lui parlaient, un signe de tête de Mademoiselle, un mouvement de son doigt, un regard dirigé sur lui l'amenait aussitôt près d'elle. Alors il s'avançait avec une contenance si respectueuse et un air d'une si parfaite soumission qu'elle pouvait réitérer ses appels en présence de tous sans donner lieu à aucune interprétation maligne, sans suggérer aucune autre pensée que, Lauzun ordonnant beaucoup de choses dans la maison du roi et fort au courant de tout ce qui se passait à la cour et dans le monde, il était naturel que Mademoiselle, pour satisfaire sa curiosité, s'adressât à celui qui avait plus de moyens de la satisfaire. Quand on la voyait honorer de sa bienveillance le plus intime des favoris, celui que l'on considérait comme pouvant mieux l'informer de ce qui concernait le roi, on la croyait uniquement occupée de plaire au roi, et on lui savait gré de ces dispositions [508]. Son âge, l'orgueil de sa naissance, sa vertu, la hauteur de ses résolutions éloignaient jusqu'à l'ombre d'un soupçon. C'est ainsi que Mademoiselle, ne se voyant gênée par aucune considération d'étiquette ou de bienséance, se fit une douce habitude d'interroger sans cesse Lauzun, de le consulter sur toutes choses. Elle lui trouvait des sentiments si honnêtes et si délicats, un sens si droit et si juste que sa confiance en lui devint entière, et que l'estime la plus profonde achevait encore de lui faire goûter, dans les longs entretiens qu'elle avait avec lui, un plaisir pur et toujours nouveau [509].

Cependant, à mesure que Lauzun s'aperçut des progrès qu'il faisait dans le cœur de Mademoiselle, il évita de plus en plus de se trouver près d'elle. Il faisait en sorte que les ordres du roi, les exigences de son service ou quelques autres causes importantes le forçassent de s'écarter des lieux où elle était; mais si sa personne était absente, des mesures étaient prises pour que son souvenir fût toujours présent. La comtesse de Nogent quittait peu Mademoiselle; sœur de Lauzun, elle l'entretenait sans cesse de lui [510]. D'accord avec lui, ses amis les comtes de Rochefort et de Guitry ne tarissaient pas sur ses louanges. Ils se chargeaient surtout de réfuter tous les bruits désavantageux sur Lauzun, qui parvenaient aux oreilles de la princesse. Pour motiver la rareté de ses apparitions, il paraissait toujours accablé d'affaires. Cependant Mademoiselle apprit que Lauzun n'était pas aussi occupé qu'il le disait, et qu'il allait souvent en ville chez une dame de la Sablière. C'était la femme de Rambouillet de la Sablière, déjà célèbre par les charmes de sa figure, son savoir, son esprit et qui réunissait chez elle la société la plus brillante de Paris, de savants, d'hommes de lettres et de gens du monde [511]. Lauzun en était alors fort amoureux, et s'efforçait d'obtenir la préférence sur un grand nombre de rivaux [512]. Telle était l'ignorance de Mademoiselle sur ce qui se passait hors de la cour, et l'audace de Lauzun et de ses amis, qu'un de ces derniers, interrogé par la princesse pour lui dire ce qu'il fallait penser de madame de la Sablière, osa répondre que c'était une petite bourgeoise de la ville, vieille et laide; mais qu'il fallait bien qu'elle fût utile à Lauzun pour quelque intrigue, puisque lui, qui vivait très-retiré des femmes et ne songeait plus qu'à faire sa cour au roi, voyait assez souvent cette madame de la Sablière, et que même il avait donné une place de secrétaire des dragons à son frère Hesselin [513].

L'habitude que Mademoiselle avait contractée de s'entretenir avec Lauzun devint bientôt pour elle un impérieux besoin. L'ennui, ce triste compagnon de la grandeur, l'accablait partout où Lauzun n'était pas. Dès qu'elle entrait chez la reine ou chez le roi à Saint-Germain, aux Tuileries, à Versailles, elle le cherchait des yeux. Quelque nombreuse que fût la cour, quel que fût l'éclat des fêtes et des plaisirs qu'on y goûtait, elle lui paraissait triste et déserte quand Lauzun en était absent. Lorsqu'elle ne pouvait dans toute la journée échanger avec lui une parole, un regard, c'était pour elle une jouissance de le voir passer de loin à cheval. Pour se procurer cet allégement à sa peine, elle se mettait souvent aux fenêtres ou dans les endroits les plus propices. Le jour, la nuit, dans le monde, dans la solitude, en ville, en repos ou sur les routes, elle ne pensait qu'à Lauzun. A cette continuelle préoccupation, elle commença à croire qu'elle pouvait être accessible à l'amour, mais elle ne s'en effraya pas. Les précieuses de l'hôtel de Rambouillet, dont les principes et les idées lui avaient été inculqués dès sa jeunesse, avaient fait de cette passion la vertu des belles âmes attirées par une commune sympathie à s'unir entre elles et dégagées de tout appétit grossier et de l'avilissante influence des sens. Quoique Lauzun n'eût jamais donné lieu à Mademoiselle de penser qu'il partageât la passion qu'il lui avait inspirée, elle le croyait. Le maintien froid et réservé de Lauzun lorsqu'il était près d'elle, même en tête-à-tête, eût dû lui persuader le contraire; mais elle pensait que le respect et la déférence qu'il lui devait le retenaient, et elle lui savait gré de cette retenue, comme d'un sacrifice qu'il s'imposait. Il lui paraissait impossible que cette âme si noble, si honnête, si pure n'eût pas été créée pour elle. Un jour, à Saint-Germain, chez la reine, en songeant à la mystérieuse union des cœurs, elle se rappela confusément des vers de Corneille qu'elle avait entendus au théâtre. Aussitôt elle fit chercher dans tout le château les œuvres de Corneille; elles ne s'y trouvèrent point. Elle dépêcha un courrier à Paris pour se les procurer; dès qu'elle les eut, elle feuilleta tous les volumes, trouva enfin les vers qu'elle cherchait, et en fut si enchantée qu'elle les apprit par cœur [514].

Voici quel était le commencement de cette tirade:

Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,

Lise, c'est un accord bientôt fait que le nôtre;

Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,

Sème l'intelligence avant que de se voir.

Il prépare si bien l'amant et la maîtresse

Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.

On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment.

Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément,

Et, sans s'inquiéter de mille peurs frivoles,

La foi semble courir au-devant des paroles [515].

«Il me semble, dit-elle dans ses Mémoires [516], que rien ne convenait mieux à mon état que ces vers, qui ont un sens moral lorsqu'on les regarde du côté de Dieu, et qui en ont un galant pour les cœurs qui sont capables de s'en occuper.»

Ce qui entretenait l'illusion de la malheureuse princesse, c'était Lauzun qui se montrait de plus en plus attentif à prévenir ses désirs, de plus en plus ingénieux à les satisfaire.

Ainsi, lorsque le roi avec la reine et toute sa cour se rendirent en Flandre, le commandement de l'escorte fut donné à Lauzun. Il fut aussi chargé d'ordonner tout ce qui était nécessaire pendant le voyage. Il fit voir tant d'activité, de prévoyance et de présence d'esprit dans les fonctions embarrassantes dont il était chargé qu'il s'attira les éloges de toutes les personnes que le roi avait désignées pour l'accompagner. Mademoiselle était de ce nombre, et suivait la reine. Elle eut alors peu d'occasions de s'entretenir avec Lauzun; mais elle le voyait souvent, car il semblait se multiplier et être à la fois présent partout, saisissant avec une prestesse extraordinaire toutes les circonstances où il pouvait lui être utile et paraissant n'être occupé qu'à les faire naître. En se rendant de Saint-Quentin à Landrecies, toute la cour se trouva arrêtée par les débordements d'une rivière et forcée de retourner en arrière. Avant qu'on eût eu le temps de jeter un pont de bois, la famille royale fut obligée de coucher pêle-mêle dans une grange. Dans la confusion d'une marche si précipitée, les voitures ne purent se suivre selon l'ordre qu'elles avaient gardé dans une marche régulière, et princes et princesses se trouvèrent séparés de leurs gens de service. La reine était désolée de n'avoir point ses femmes de chambre, et Mademoiselle était d'autant plus inquiète des siennes qu'elle les avait laissées, dans un des carrosses, nanties de ses pierreries. Tout à coup elles arrivèrent, et Mademoiselle ne pouvait concevoir comment elles avaient précédé les femmes de la reine [517] et dépassé tant d'équipages qui marchaient avant elles. Mais le lendemain, à son réveil, elle eut l'explication de ce fait par l'arrivée de ses deux dames d'honneur, qui, fort courroucées contre Lauzun, vinrent se plaindre à elle de ce qu'il avait fait arrêter leur carrosse pour faire passer celui des femmes de chambre. Cette attention délicate de Lauzun fit un grand plaisir à Mademoiselle; mais elle en éprouva un plus vif encore lorsqu'elle le rencontra le soir même chez la reine, et qu'elle put, à voix basse, lui en témoigner sa reconnaissance [518]. Les tendres sentiments qu'elle entretenait pour Lauzun, sans aucune défiance d'elle-même, parce qu'elle les croyait uniquement fondés sur l'estime, échauffèrent d'autant plus son cœur qu'elle était forcée de les comprimer et de les déguiser sous l'apparence de la tranquille affection d'une simple amitié; puis la chaleur du cœur, par degrés, se communiquant aux sens, excita en elle des troubles inconnus, qui semblèrent lui créer une nouvelle existence, et la rendirent méconnaissable à elle-même. Qu'on juge ce que dut être cette manifestation de la passion fougueuse de l'amour chez une princesse qui était arrivée à l'âge de plus de quarante ans sans l'avoir jamais ressentie, et qui, naturellement vive, avait été habituée, dès son enfance, à se livrer à ses penchants! L'embrasement fut terrible, et la surprise pareille à celle de l'éruption d'un volcan longtemps silencieux. La princesse connut son état. Le péril était grand, mais la religion était puissante, et elle avait pour auxiliaire un caractère énergique et fier. La raison et la vertu eurent d'abord le dessus. Au lieu de saisir les occasions de voir Lauzun, Mademoiselle les évita; loin de rechercher avec lui les tête-à-tête, elle s'imposa la loi de ne lui jamais parler qu'en présence d'un tiers [519]. Elle cessa de s'entretenir avec lui de ce qui pouvait avoir quelque analogie avec les souffrances de son cœur, et elle ne lui parla plus que de choses indifférentes.—Vain espoir!—Tous les efforts qu'elle faisait pour bannir Lauzun de sa pensée l'y regravaient en traits plus ineffaçables et plus séducteurs. Les impressions que lui causait sa présence étaient toujours de plus en plus vives. Elle se faisait une telle violence pour se conformer à la résolution qu'elle avait prise de lui dissimuler ce qu'elle ressentait pour lui qu'elle ne pouvait plus, lorsqu'elle lui parlait, arranger trois mots qui eussent un sens [520]. Quand elle était seule, elle formait cent projets qu'elle rejetait l'instant d'après pour en concevoir cent autres, aussitôt repoussés comme impraticables. Plus de repos pour elle, ni le jour ni la nuit. Son esprit incertain, sa raison bouleversée flottaient sans cesse en tout sens, comme un vaisseau sans voile et sans gouvernail, assiégé par la tempête. Madame (Henriette d'Angleterre), qui existait encore alors et avait, quoique plus jeune, et malheureusement pour elle, plus que Mademoiselle l'expérience des passions, lui parlait souvent du mérite de Lauzun. «Madame avait de l'amitié pour moi, dit Mademoiselle dans ses Mémoires; je fus tentée de lui ouvrir mon cœur, afin qu'elle me dît bonnement ce que je devais faire et de quelle manière elle me conseillait de me conduire. Je n'étais pas en état de le pouvoir faire moi-même, puisque je faisais toujours le contraire de ce que je voulais chercher à faire; ce que j'avais projeté la nuit, je ne pouvais l'exécuter le jour [521]

Mademoiselle n'osa rien dire à Madame. Mais elle suivit régulièrement la reine aux Récollets, où il se faisait une neuvaine pour saint Pierre d'Alcantara; et un jour que le saint sacrement était exposé, après avoir prié Dieu avec ferveur de lui inspirer ce qu'elle avait à faire, «Dieu lui fit la grâce, dit-elle, de la déterminer à ne pas travailler davantage à chasser de son esprit ce qui s'y était établi si fortement, et à épouser M. de Lauzun.»

Toutefois la grâce de Dieu n'était point pour elle tellement efficace qu'elle n'eût encore des combats à livrer avec son orgueil avant d'exécuter la résolution qu'elle avait prise. Elle, si fière, si hautaine, se soumettre au joug de l'hymen, à son âge!... Que diront le monde, la cour, le public, l'Europe? Le bruit de son héroïque vertu n'était-il pas partout répandu?.... Se marier!.... et avec qui?.... avec Lauzun, un simple gentilhomme, un cadet de famille!.... Puis elle repassait dans son esprit toutes les mésalliances illustres que sa mémoire lui fournissait; ensuite elle songeait à tous les partis qu'elle avait refusés, aux princes et aux souverains qui pouvaient encore se présenter pour obtenir sa main.... Mais serait-ce là le bonheur?.... Ah! sans Lauzun pouvait-il en exister pour elle?—Alors, s'affermissant dans une détermination qui lui semblait inspirée par Dieu même, elle préparait dans son esprit les réponses à toutes les objections qu'on pourrait faire contre son mariage. Elle se livra, avec une étonnante et studieuse activité, à des recherches sur la généalogie des Lauzun, sur les documents qui pouvaient la justifier. Son érudition devint si riche et sa mémoire si fidèle sur tous ces points que par la suite, et lorsque cela fut nécessaire, elle étonna Lauzun en lui apprenant l'histoire de ses ancêtres, qu'il ignorait; et elle surprit le roi en l'instruisant sur les faits relatifs aux monarques qui l'avaient précédé sur le trône de France.

Quand sa résolution fut définitive et que rien relativement à elle ne pouvait l'empêcher de l'exécuter, toutes ses inquiétudes se réveillaient en pensant à Louis XIV. Elle revenait sans cesse et comme malgré elle aux pensées que lui suggérait la difficulté d'obtenir son consentement pour une telle mésalliance. Mais, disait-elle, pourquoi s'y refuserait-il?.... Il aime Lauzun, il a de l'amitié pour moi; il ne voudra pas s'opposer à mon bonheur ni à l'élévation de son favori.—D'ailleurs, il ne le pourra pas.—N'a-t-il pas consenti au mariage de la duchesse d'Alençon avec le jeune duc de Guise?—Peut-il me dénier ce qu'il a concédé à ma sœur?—Oui; mais ma sœur de Guise est le fruit de la mésalliance de mon père.—Elle n'est pas Anne de Bourbon, la petite-fille d'Henri IV.—Elle est la fille d'une princesse de Lorraine.—Dira-t-on que le duc de Guise est d'une maison plus ancienne et plus puissante que celle de Lauzun?—Plus puissante, oui, parce que cette maison de Lorraine s'est accrue démesurément dans ces derniers temps par l'ambition de ses chefs et la faiblesse de nos rois; mais plus ancienne, non. Les aïeux de M. de Guise ont desservi la France, ceux de la maison de Caumont se sont souvent sacrifiés pour elle. Sous le règne de Charles VI, en l'année 1422, Charles, duc de Lorraine, était encore à la solde du roi de France moyennant trois cents livres tournois par mois, tandis qu'en 1404 Jean de Nompar-Caumont, seigneur de Lauzun, concluait un traité de souverain à souverain avec Jean de Bourbon, commandant les armées du roi en Guyenne [522]; et les anciens titres de cette illustre maison remontent à plus de sept siècles.—D'ailleurs, ne sais-je pas combien notre histoire fournit de nombreux exemples de femmes, de filles et de sœurs de rois qui ont épousé de simples gentilshommes?... Adèle, l'aînée des filles de Dagobert, n'a-t-elle pas épousé le comte Hermann, homme peu considérable? Rotilde, la seconde fille du même roi, n'a-t-elle pas été mariée à Ledéric, premier forestier de Flandre? Landrade, fille de Charles Martel, ne fut-elle pas unie à Sidromme de Hasbannin? Berthe, la fille du puissant Charlemagne, ne devint-elle pas la femme d'Angilbert, simple gouverneur d'Abbeville? Des filles de Louis le Jeune, la première épousa le comte de Champagne, et Alix, sa sœur, Thibaut, comte de Chartres et de Blois; Alix, fille de Charles VII, fut mariée à Guillaume, comte de Ponthieu; Isabelle de France, fille de Philippe le Long, à Gui, comte d'Albon; Catherine de France, fille de Charles VI, lorsqu'elle fut devenue veuve, donna sa main à Owin Tyder, qui n'était qu'un simple chevalier gallois, pauvre et d'une très-médiocre naissance [523].

Ainsi la malheureuse princesse allait fouillant péniblement jusque dans les parties les plus obscures de nos annales, pour y trouver des faits favorables à sa passion, ne s'apercevant pas que ces exemples, puisés dans des siècles qui n'avaient rien de commun avec le temps où elle vivait, ne pouvaient lui être applicables. Cependant ils lui paraissaient décisifs; mais les noms qu'elle y trouvait lui semblaient obscurs auprès de celui de Lauzun. L'antiquité de sa noblesse, ses belles actions à la guerre, la réputation d'homme extraordinaire qu'il s'était faite dans toute la France, la faveur royale dont il jouissait lui persuadaient que son mérite [524] était encore au-dessus de tout ce qu'elle voulait faire pour lui. Elle s'affermissait dans le projet qu'elle avait de l'épouser; et, avec l'énergie et la ténacité de son caractère, cette résolution une fois prise était invariable. Mais son embarras était de savoir comment elle la mettrait à exécution.—Quand elle se faisait cette question, son cœur palpitait, sa tête s'embarrassait et son esprit flottait incertain. Lorsque l'âme est vivement émue par un objet d'où dépend le sort de notre vie, plus on désire atteindre le but, plus on hésite sur les moyens d'y parvenir.

La première chose à faire, sans doute, était d'instruire Lauzun du projet qu'elle avait formé sur lui. Mais c'était précisément là pour elle le point difficile. Il fallait que Lauzun sût d'abord qu'elle l'aimait; et quoiqu'elle eût tâché de le lui faire apercevoir par tous les moyens qui ne répugnaient pas à sa pudeur, il ne paraissait pas le moins du monde soupçonner la nature de ses sentiments pour lui. Elle s'affligeait de ne pas reconnaître en lui les signes de l'amant, tels que Corneille les donne dans la tirade dont nous avons cité les premiers vers et dont voici les derniers, que Mademoiselle trouvait fort beaux, parce qu'ils lui semblaient en parfait rapport avec sa situation:

La langue en peu de mots en explique beaucoup;

Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup;

Et, de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,

Le cœur en entend plus que tous les deux n'en disent.

Mademoiselle chercha de nouveau, et plus fréquemment que par le passé, à se trouver en tête-à-tête avec Lauzun. Mais lui abrégeait le plus qu'il pouvait ces entretiens particuliers; il s'y prêtait avec un empressement si froid, un air si respectueux que Mademoiselle, toute troublée devant lui, ne pouvait se résoudre à rompre le silence; et ces entrevues si vivement désirées, ménagées par elle avec tant de peine et de mystère, étaient toujours sans résultat [525].

Cette situation était trop pénible pour que la princesse ne cherchât point à la faire cesser. Elle ne voyait cependant d'autre moyen que de faire à Lauzun une déclaration. Alors sa pudeur, sa fierté se révoltaient à cette idée qui lui revenait sans cesse. Elle en était obsédée; elle frissonnait, se désespérait, versait des larmes, et ne pouvait rien déterminer.

Au milieu de ses incertitudes et de ses douleurs, Mademoiselle apprit que l'on parlait de lui faire épouser le duc de Lorraine, afin d'arranger le différend qui existait entre ce prince et le roi de France. Cette circonstance lui parut favorable pour instruire Lauzun des projets qu'elle avait sur lui. Elle le trouva chez la reine au moment où le bruit de cette alliance se répandait, et lui dit, en se retirant dans l'embrasure d'une croisée, qu'elle avait à lui parler. Il la suivit. «Il avait, dit-elle dans ses Mémoires, une telle fierté que je le regardai comme le maître du monde.»—Elle lui dit, non sans trembler un peu, qu'elle avait une résolution à prendre, mais que, le considérant comme son plus fidèle ami, elle ne voulait rien faire sans lui avoir demandé avis.—Lauzun répondit à cette ouverture par d'humbles révérences et par des témoignages de reconnaissance sur l'honneur que la princesse lui faisait. Il lui protesta que, par sa sincérité, il répondrait à la bonne opinion qu'elle avait de lui.—Alors elle lui parla des bruits qui couraient sur son mariage avec M. de Lorraine et sur les intentions du roi à cet égard. Lauzun feignit de tout ignorer, et dit simplement que l'amitié et la déférence du roi pour Mademoiselle lui feraient vouloir sur cela ce qu'elle désirait.—Mais elle s'empressa de déclarer à Lauzun que, quelle que fût la volonté du roi, elle était bien décidée à ne pas s'immoler à des considérations de grandeur et de gloire; qu'elle ne voulait point se marier à un inconnu, fût-il un puissant souverain; qu'elle voulait un honnête homme, qu'elle pût aimer [526]. Lauzun, sans paraître deviner où tendait ce discours, dit à la princesse que ses sentiments étaient pleins de raison; qu'il les approuvait, mais qu'il s'étonnait qu'heureuse comme elle l'était elle songeât à se marier.—Alors elle lui avoua qu'elle y était déterminée par la quantité de personnes qui comptaient sur son bien et qui par conséquent souhaitaient sa mort.—Lauzun avoua que cette considération était vraie et sérieuse, mais que cette affaire était d'une telle importance qu'il fallait qu'elle y réfléchît mûrement; que, de son côté, il y songerait avec application, et qu'après il lui en dirait son avis.

La reine sortit, et ce premier entretien se termina là.

Les entretiens qui suivirent (toujours chez la reine) furent plus prolongés, et semblaient propres à amener une explication claire et définitive. La princesse fut charmée du vif intérêt que Lauzun paraissait prendre à sa situation, aux peines, aux ennuis qui en étaient la conséquence. Elle lui demanda de vouloir bien la conseiller, et promit de ne se gouverner que par ses avis. Déposant alors cet air froid et compassé qu'il avait toujours en sa présence, il lui dit, avec un sourire qui l'enchanta: «Je dois donc être bien glorieux d'être le chef de votre conseil, et vous allez me donner bonne opinion de moi.»—Avec chaleur elle répliqua que l'opinion qu'elle avait de lui ne pouvait être meilleure, et elle se disposait à continuer de manière à ne plus lui laisser aucun doute sur la nature de ses sentiments lorsque Lauzun, lui faisant une profonde révérence et reprenant son grand air de respect, arrêta l'impulsion de son cœur, et la contraignit à se contenter de l'invitation qu'elle lui fit de s'expliquer sur le conseil qu'il avait à lui donner.

Lauzun approuva entièrement les motifs qui faisaient désirer à la princesse de se marier; mais la chose lui paraissait impossible, puisqu'il n'y avait personne sur qui elle pût jeter les yeux.—«Cependant je ne puis disconvenir que vous n'ayez raison, dit-il, de sortir de l'état pénible où vous vous trouvez, en pensant qu'on vous souhaite la mort: sans cela, qu'auriez-vous à désirer? Les grandeurs, les biens vous manquent-ils? Vous êtes estimée, honorée par votre vertu, votre mérite et votre qualité; c'est, à mon sens, un état bien agréable, de vous devoir à vous-même la considération que l'on a pour vous. Le roi vous traite bien, il vous aime; je vois qu'il se plaît avec vous: qu'avez-vous à souhaiter? Si vous aviez été reine ou impératrice dans un pays étranger, vous vous seriez ennuyée à la mort. Ces conditions ont peu d'élévation au-dessus de la vôtre. Il y a beaucoup de peine à étudier l'humeur de l'homme et du reste des gens avec qui l'on doit vivre, et je ne conçois pas de plaisir qui puisse l'adoucir [527]

Mademoiselle convint de la justesse de ces réflexions; mais si elle choisissait pour époux un parfait honnête homme, si elle suivait la pente de son cœur, qui la portait à ne jamais se séparer du roi, le roi ne serait-il pas satisfait qu'elle fût la cause de l'élévation d'un de ses sujets? n'approuverait-il pas qu'elle lui donnât du bien pour l'employer à son service?—«Oui, dit Lauzun; outre le plaisir d'avoir élevé un homme à un degré au-dessus de tout ce qu'il y a de souverains en Europe, vous auriez celui de la certitude qu'il vous en saurait gré et qu'il vous aimerait plus que sa vie; et par-dessus le tout vous ne quitteriez pas le roi. Mais ce sont là des châteaux en Espagne. La difficulté est de trouver cet homme, dont la naissance, les inclinations, le mérite et la vertu soient assez grands pour répondre à tout ce que vous auriez fait pour lui; et vous avez dû vous convaincre, par tout ce que je vous ai dit, que c'était la chose impossible.»—«Cela est très-possible, dit la princesse en souriant et en le regardant d'un air passionné, puisque vos objections ne sont pas contre le projet, mais regardent l'individu; je verrais à en trouver un qui eût toutes les qualités que vous voulez qu'il ait.»—La reine sortit en cet instant de son oratoire; l'entretien avait duré deux heures, et il se serait encore prolongé sans la circonstance qui y mit fin.

Mademoiselle était satisfaite d'avoir cette fois réussi à expliquer ses intentions à Lauzun de manière à ce qu'il ne pût s'y méprendre; du moins elle le croyait. Pourtant lorsqu'elle s'aperçut que Lauzun, qu'elle voyait alors tous les jours, ne venait pas de lui-même la trouver, mais qu'elle était obligée d'aller vers lui pour lui parler, elle pensa qu'elle s'était trompée, qu'elle n'avait pas été assez explicite; et toutes ses anxiétés recommencèrent.—Elle rechercha un nouvel entretien, et éprouva une vive peine d'entendre dire à Lauzun qu'il lui conseillait de ne plus penser au mariage; que pour elle ce parti entraînait trop de dégoûts, de difficultés; qu'il se regarderait comme indigne de l'honneur qu'elle lui avait fait de se confier en lui s'il ne lui disait pas que ce qui était le mieux pour elle serait de rester dans l'état où elle était.

Longtemps Lauzun désola la princesse par cette artificieuse conduite: il lui démontrait la nécessité de prendre un parti, et la difficulté d'en prendre un; l'impossibilité, pour son bonheur, de rester dans la situation où elle était, et les graves inconvénients d'un mariage.—«Lors même, lui disait-il, qu'elle aurait trouvé quelqu'un qui réunît toutes les qualités propres à lui plaire, qui pourrait lui répondre qu'il n'aurait pas des défauts qu'elle n'aurait pas connus et qui feraient son malheur [528]?» Ces réflexions si sages ne faisaient qu'accroître l'estime de la princesse pour Lauzun et la confiance qu'elle avait en lui; et, au lieu d'ébranler la résolution qu'elle avait prise, elles la rendaient plus impatiente de la mettre à exécution. Ces longs entretiens, pour elle si délicieux, attisaient le feu de sa passion, et rendaient de jour en jour plus violents et plus pénibles les combats intérieurs qu'elle était obligée de se livrer à elle-même.

Cependant Lauzun, dans ces entretiens, quand la princesse lui parlait de celui qu'elle avait choisi pour époux et lui en faisait l'éloge, paraissait ne pas se douter qu'il pût être question de lui; et ses observations faisaient toujours allusion, sans le nommer, à celui auquel le bruit public donnait la main de Mademoiselle. Tantôt c'était le comte de Saint-Paul, ou Monsieur, ou le duc de Lorraine, ou quelque souverain.

Mademoiselle, convaincue que la modestie de Lauzun ne lui permettait pas de croire que c'était bien lui qu'elle aimait, que c'était bien lui qu'elle voulait épouser, résolut de le lui déclarer, puisque ni ses discours ni ses regards n'avaient pu le lui faire deviner.—Elle lui dit donc un jour: «Je veux absolument vous nommer celui que j'ai choisi pour époux [529].»—«Vous me faites trembler, répondit-il. Si par caprice je n'approuvais pas votre goût, vous ne voudrez plus me voir; je suis trop intéressé à conserver l'honneur de vos bonnes grâces pour écouter une confidence qui me mettrait au hasard de les perdre. Je n'en ferai rien; je vous supplie de tout mon cœur de ne plus m'entretenir de cette affaire.»—Et Lauzun évita de se trouver seul avec la princesse, et affecta de ne lui point parler. Mais plus il semblait se refuser à apprendre d'elle son secret, plus elle brûlait de le lui révéler. Cependant le courage lui manquait; et ces deux simples monosyllabes, «C'est vous,» ne pouvaient sortir de sa bouche. Dans les moments où elle voulait les prononcer, toujours son trouble et son extrême agitation lui coupaient la parole et la respiration. Enfin, un certain jeudi soir, chez la reine, ayant rencontré Lauzun, elle lui dit qu'elle voulait absolument, malgré sa défense, lui nommer l'homme en question. «Je ne puis plus, d'après cela, répondit Lauzun, me défendre de vous écouter; mais vous me feriez plaisir d'attendre à demain.»—«Non, sur-le-champ, répondit la princesse; demain est vendredi, c'est un jour malheureux.»—Lauzun, avec un air inquiet et soumis, garda le silence, et semblait la regarder avec attendrissement. Elle leva sur lui ses yeux, brillant de la flamme qui la consumait; son sein palpita avec violence...; elle se sentit défaillir, et, craignant de s'évanouir si elle augmentait son émotion, elle déclara à Lauzun, en baissant ses paupières, que ce nom, ce nom si cher, elle n'avait pas la force de le lui dire.—«J'ai envie, dit-elle, d'épaissir la glace avec mon souffle, et de vous tracer ce nom dessus [530].»—L'entretien se prolongea ensuite sur un ton badin, mais qui devint de plus en plus tendre; de telle sorte que tout était clairement exprimé de la part de la princesse sans que cependant elle eût prononcé le nom de Lauzun. Mais lui, qui feignait de ne rien comprendre, la pressa de lui révéler le nom de celui qu'elle avait choisi.—Tous deux gardèrent alors un instant le silence, comme pour se recueillir dans ce moment solennel; puis elle ouvrit la bouche pour faire cet aveu tant désiré, et prononça le mot, C'est...; puis s'arrêta subitement, effrayée par le timbre sonore d'une pendule qui venait de se faire entendre...; elle écoute, compte douze coups consécutifs. «Il est minuit, dit-elle... c'est vendredi... je ne vous dirai plus rien.»—Le lendemain, ou plutôt après la nuit passée, Mademoiselle, toujours de plus en plus agitée, écrivit ces mots sur un papier à billet: «C'est vous;» elle cacheta ce papier, et le mit dans sa poche.—Dans la journée, elle alla chez la reine; et, comme elle s'y était attendue, elle y vit Lauzun, et lui dit: «J'ai écrit le nom sur un papier.»—Lauzun la pressa vivement de lui remettre ce papier, promettant de le placer sous son oreiller et de ne le regarder que lorsque minuit serait sonné.—Elle s'y refusa par la crainte qu'il ne se trompât d'heure.

Le dimanche suivant, dans la matinée, la reine étant entrée dans son oratoire, Mademoiselle se trouva seule dans le salon avec Lauzun; elle lui montra le billet, qu'elle avait dans son manchon. Lauzun la supplia de le lui remettre. «Le cœur lui battait, disait-il; c'était un pressentiment que le choix qu'elle avait fait lui causerait une vive peine.» N'importe, il désirait faire cesser son incertitude. Mais elle, qui sentait combien, après un tel aveu, elle serait embarrassée de se trouver seule avec Lauzun, prolongea la conversation afin que la reine eût le temps de sortir de son oratoire. Comme ce court entretien fut extrêmement tendre de la part de Lauzun et de la sienne, elle se félicita du moyen qu'elle prenait pour l'instruire du choix qu'elle avait fait de lui. Aussi quand la reine reparut, Mademoiselle remit le papier à Lauzun, avec injonction de revenir le soir même lui remettre la réponse au bas du billet. Elle partit soulagée, et suivit la reine aux Récollets, où elle pria Dieu avec ferveur pour la réussite de ses projets.

Lauzun était sans lettres, sans étude, peu remarquable par son esprit; mais il connaissait le monde et surtout les femmes; et ses succès auprès d'un grand nombre lui avaient donné une merveilleuse sagacité pour discerner les progrès et les phases des passions qu'elles veulent cacher. Il savait que, pour être certain de dominer entièrement celles dont la raison et la conscience combattent les impétueux mouvements du cœur, il faut les obliger à sacrifier à l'amour jusqu'aux derniers scrupules de la pudeur, cette vigilante gardienne de la vertu. Pour cette raison, cette déclaration de Mademoiselle, par billet, ne satisfit pas Lauzun: il ne doutait pas qu'il ne fût aimé, aimé avec passion; mais cette passion cependant n'était pas encore assez forte pour vaincre entièrement l'orgueil de la princesse. Ce sentiment pouvait se réveiller en elle, surtout lorsqu'il serait exalté par les instigations des personnes intéressées. C'est ce qui devait arriver infailliblement quand cette liaison, enveloppée jusqu'ici du plus profond mystère, serait connue. On pouvait alors triompher en partie de cette malheureuse passion, ou du moins en modérer les accès, et empêcher cette entière abnégation de soi-même, cet abandon de toute volonté contraire à celle de l'objet aimé: c'est ce que Lauzun voulait prévenir.

Au lieu de répondre au billet qu'il avait reçu, et de se répandre en témoignages de reconnaissance auprès de la princesse, Lauzun continua son rôle d'incrédule. Selon lui, la princesse le trompait, et refusait de lui dire le nom de celui qu'elle avait choisi; il se montra jaloux, triste, rêveur; et il la désola tellement par ses brusqueries et son humeur que, pour lui rendre sa sérénité, elle se vit contrainte à déposer toute dignité et à répéter plusieurs fois de vive voix ce qu'elle avait à peine osé lui insinuer par écrit. Il fallut qu'elle lui déclarât qu'elle l'aimait avec passion; que lui seul pouvait faire son bonheur; qu'elle s'abandonnait à lui sans réserve, ne voulait vivre que pour lui, et enfin qu'elle voulait l'épouser et lui donner tous ses biens.

Lauzun ne répondit à une déclaration si tendre et si explicite que par des objections; mais elles étaient de nature à affermir la princesse dans ses résolutions. En supposant, disait-il, qu'il serait assez extravagant pour croire cette affaire possible, il était obligé de déclarer à Mademoiselle qu'il aimait trop le roi pour qu'aucune considération humaine pût le déterminer à s'éloigner de lui; qu'il garderait les charges qu'il avait près de lui; par conséquent il ne pouvait pas penser qu'elle consentît jamais à épouser le domestique (ce mot s'employait alors pour celui de serviteur) de son cousin germain.—«Mais, répondit-elle, ce cousin germain est mon maître aussi bien que le vôtre; et je ne trouve rien de plus honorable pour mon époux que d'être son domestique. Si vous n'aviez pas de charge auprès du roi, j'en achèterais une pour vous [531]

Lauzun, facilement réfuté sur ce point, ainsi qu'il s'y attendait, avec une apparence de franchise, d'abandon et de désintéressement, eut l'air de ne plus envisager cette affaire que sous le point de vue du bonheur de la princesse; il passait en revue tous les inconvénients qu'entraînait pour elle l'exécution d'un pareil projet, et il lui conseillait d'y renoncer; il traça surtout de lui-même un portrait vrai en partie, mais dans lequel, en exagérant quelques-uns de ses défauts, il eut grand soin de les rattacher à des goûts opposés à ceux qu'il avait, à une manière de vivre toute différente de celle qu'il avait embrassée. «Tout ce que j'aurais de bon pour vous, lui disait-il, au cas que vous fussiez d'humeur jalouse, serait le peu de raison que je vous donnerais de vous chagriner, parce que je hais autant les femmes que je les ai aimées autrefois. Cela est si vrai que je ne comprends pas comment on est si fou que de s'y amuser [532]

Lorsque, après ces longues explications, Mademoiselle croyait avoir tout réfuté, lorsqu'elle croyait pouvoir enfin arriver à une conclusion, Lauzun la désespérait encore de nouveau en ayant l'air de retomber dans sa première incrédulité, et il lui disait: «Croyez-vous que je sois assez fou pour considérer tout ceci autrement que comme une fiction?»—Enfin, quand il la vit si bien possédée de son fol amour qu'elle ne pouvait penser ni agir que par lui, il parut devant elle persuadé que tout cela n'était pas une illusion, et il se livra à toute l'ivresse d'une joie qui était en partie sincère. Cependant il refusa de faire aucune démarche personnelle auprès du roi pour obtenir son consentement. Ce fut Mademoiselle qui les fit toutes, mais toujours sous sa direction et par ses conseils.

Elle commença par écrire à Louis XIV une lettre qu'elle lui fit remettre par la voie secrète, c'est-à-dire par Bontems, son valet de chambre [533]. Elle en reçut une réponse qui n'était ni un consentement ni un refus. Le roi lui disait qu'il ne voulait la gêner en rien, mais qu'elle devait mûrement réfléchir au parti qu'elle allait prendre. Il y a tout lieu de croire que Lauzun avait déjà préparé Louis XIV à cette affaire par le canal de madame de Montespan, qui était alors dans ses intérêts; mais la princesse l'ignorait.

Durant cette négociation secrète, le comte de Saint-Paul, devenu prince de Longueville, allait régulièrement au Luxembourg faire sa cour à Mademoiselle. Guilloire s'aperçut de l'accord qui régnait entre elle et Lauzun, et il en informa Louvois [534]. Lauzun, qui avait partout des intelligences, le sut, et le dit à la princesse. Celle-ci, dans la crainte que les ministres ne traversassent ses projets, résolut de voir le roi le plus tôt qu'elle pourrait.

Elle l'attendit dans la ruelle de la reine. Nous avons déjà dit que Louis XIV revenait toujours passer la nuit chez la reine, quelque tard qu'il fût. Ce jour, son jeu se prolongea, contre la coutume, jusqu'à deux heures du matin; et la reine, qui ne se doutait de rien, se coucha, et dit à Mademoiselle «qu'il fallait qu'elle eût quelque chose de bien pressé à dire au roi pour l'attendre si tard.»—Elle dit qu'en effet elle voulait l'entretenir d'une affaire très-importante, dont on devait parler le lendemain au conseil. Le roi fut fort étonné, en rentrant dans sa chambre à coucher, de trouver Mademoiselle dans la ruelle de la reine; et, quoiqu'il fût très-fatigué, il la conduisit entre deux portes, pour écouter ce qu'elle avait à lui dire. Mademoiselle, dont le cœur battait avec violence, ne put d'abord que répéter trois fois le mot, Sire; mais enfin, après une pause d'un moment, de sa poitrine profondément émue, ses paroles s'échappèrent avec feu, avec volubilité. Elle tint au roi un assez long discours, et n'omit rien de ce qui pouvait l'engager à lui accorder le consentement qu'elle demandait. Le roi lui répondit qu'il portait intérêt à Lauzun, et ne voulait pas lui nuire en s'opposant à sa fortune; mais qu'il ne voudrait pas lui être utile aux dépens du bonheur de sa cousine; qu'en conséquence il ne lui défendait pas ce mariage, mais qu'il ne le lui conseillait pas; et il la pria instamment d'y songer mûrement avant de rien conclure. «J'ai encore, ajouta-t-il, un autre avis à vous donner. Vous devez tenir votre dessein secret jusqu'à ce que vous soyez déterminée. Bien des gens s'en doutent, et les ministres m'en ont parlé. Prenez là-dessus vos mesures [535]

Ces paroles, qui furent redites à Lauzun, lui prouvèrent qu'il était temps de hâter la conclusion de cette affaire; et aussitôt ses amis de Guitry, les ducs de Créqui, de Montausier, d'Albret, d'après la prière de la princesse, allèrent ensemble vers le roi pour le supplier de permettre à sa cousine d'épouser M. de Lauzun; ils adressèrent en même temps au roi des actions de grâces pour l'honneur qui rejaillirait par ce mariage sur toute la noblesse de France. Cette demande, qu'appuyaient encore le prince de Marsillac, le duc de Richelieu, le comte de Rochefort et d'autres amis de Lauzun [536], fut faite en plein conseil. Louis XIV répondit qu'il ne pouvait s'opposer à ce que Mademoiselle épousât M. de Lauzun, puisqu'il avait permis à sa sœur de se marier à M. de Guise. Monsieur, qui avait été appelé à ce conseil par ordre exprès du roi, se récria sur une telle mésalliance; mais Louis XIV persista, et déclara qu'il accordait son consentement [537].

Montausier alla aussitôt en instruire Mademoiselle, et lui dit: «Voilà une affaire faite. Je ne vous conseille pas de la laisser traîner en longueur; et, si vous m'en croyez, vous vous marierez cette nuit.» Ces paroles s'accordaient trop bien avec l'impatience de Mademoiselle pour n'être pas approuvées par elle: aussi pria-t-elle M. de Montausier de persuader à Lauzun de suivre ce conseil. Lauzun, enivré de son succès, aspirait à le rendre complet. Certain que la volonté de la princesse ne pouvait changer, assuré du consentement du roi, Lauzun répugnait à tout ce qui pouvait ressembler à un mariage clandestin [538]. Il voulait au contraire ne rien négliger de ce qui tendait à augmenter l'éclat de la célébration du sien. Il exigea donc que Mademoiselle fît part de ses intentions à la reine. Mademoiselle obéit avec docilité à Lauzun, et toute la cour en fut instruite.—On en était là, et l'on disait que ce mariage devait se célébrer au Louvre le dimanche suivant, lorsque madame de Sévigné écrivit à son cousin de Coulanges cette nouvelle abasourdissante, et lui dit: «Je m'en vais vous annoncer la chose la plus surprenante, la plus étonnante, etc., etc.... une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera pas faite lundi.»

Sa prédiction fut vraie; et elle nous prouve combien elle était parfaitement bien informée de toutes les clameurs qu'occasionnait ce mariage, de toutes les intrigues auxquelles il donnait lieu. Les familles de Condé et de Longueville, étonnées de se voir déçues dans leurs espérances, indignées d'avoir été jouées par Lauzun, soulevèrent toutes les résistances. Le grand Condé sortit de sa réserve ordinaire, et proféra des menaces contre le favori s'il osait épouser Mademoiselle; la reine, pour manifester ses sentiments en cette occasion, se dépouilla de sa timidité et de sa douceur naturelles. Monsieur lui-même, loin de céder à son indolence, s'agita avec fureur. Le roi résistait, et pendant ce temps Mademoiselle, ignorant la tempête qui grondait autour d'elle, était dans le ravissement et la sécurité la plus profonde. Elle s'occupait uniquement de Lauzun, des préparatifs de l'auguste et sainte cérémonie qui allait avoir lieu. La lenteur de M. de Boucherat et des gens d'affaires lui causait de l'impatience. Comment pouvaient-ils trouver tant de difficultés à dresser son contrat de mariage, puisqu'elle voulait tout donner à M. de Lauzun? Elle grondait Lauzun lui-même de vouloir mettre des bornes à sa générosité envers lui; et, dans sa folle confiance, elle recevait avec délices les compliments des dames de la cour dont Lauzun passait pour avoir eu les bonnes grâces. Il semblait qu'avoir été aimées de Lauzun comme elle croyait l'être elle-même était pour elle un motif de les préférer à d'autres [539], et qu'en leur témoignant son affection elle donnait ainsi la mesure de sa confiance en lui.

Il est probable que, quoique assiégé pendant trois jours consécutifs par les remontrances de la reine, de son frère, de tous les princes de son sang et de quelques ambassadeurs de l'étranger, Louis XIV n'eût jamais rétracté le consentement qu'il avait donné, si l'on n'était parvenu à détacher du parti de Lauzun son plus ferme appui, madame de Montespan. A celle-ci on fit entendre qu'en contribuant à porter à une si grande élévation un favori tellement goûté du roi qu'il balançait le crédit des ministres et de tous les princes du sang elle travaillait contre elle-même. La hauteur et la fierté de Lauzun révoltaient déjà tout le monde: que serait-ce lorsque, devenu par alliance le cousin germain de son maître et possesseur d'une immense fortune, il n'aurait plus besoin de la protection de la maîtresse en titre ni de celle de personne? Si ce mariage s'accomplissait, toute la famille royale lui en voudrait mortellement, comme étant celle qui avait porté le roi à y consentir; et le roi lui-même le lui reprocherait un jour. La princesse de Carignan et madame Scarron, dans les conseils de laquelle madame de Montespan avait une grande confiance, furent chargées de lui développer ces motifs: ils produisirent leur effet, et la firent résoudre à se déclarer contre Lauzun [540]. Louis XIV, déjà ébranlé par les assauts nombreux qu'on lui avait livrés sur cette affaire, ne put résister aux séductions de sa maîtresse, et promit enfin d'empêcher ce mariage.

Il lui en coûtait beaucoup de se dédire; mais sa résolution était devenue invariable. Il voulut au moins adoucir, autant qu'il était en lui, ce qu'avait de pénible et de rigoureux cet acte de sa despotique volonté, et la déclarer lui-même à Mademoiselle. Il la fit donc prier de venir le trouver. Aux premiers mots que lui dit le roi, elle devina le reste. Comment peindre l'excès du désespoir de cette malheureuse princesse, ses touchantes prières, ses pleurs amers, ses cris douloureux, lorsque, se roulant aux pieds du monarque, elle le supplia de révoquer l'arrêt qu'il venait de prononcer, ou de lui donner la mort, mille fois préférable pour elle à sa séparation d'avec Lauzun? Louis XIV, dans l'émotion que lui causa l'abaissement d'une princesse autrefois si puissante et si fière, que la politique de son ministre avait pensé un instant à lui donner pour femme et pour soutien de son trône chancelant, se mit à genoux pour la relever [541]: dans cette posture, il la pressa contre sa poitrine, et mêla ses larmes aux siennes. Le chagrin qu'il éprouvait de se refuser à ses instances fut si grand qu'il s'abandonna jusqu'à lui reprocher de ne s'être pas hâtée, et de lui avoir laissé le temps de la réflexion. Hélas! ce reproche, si peu fondé, ne pouvait qu'augmenter les regrets douloureux de la princesse. Elle n'y répondit que par de nouvelles supplications. Mais Louis XIV lui déclara qu'il ne pouvait plus changer, et la laissa désespérée de n'avoir pu le fléchir.

Lauzun se montra d'abord digne de l'honneur qui lui était refusé: froid, calme et en apparence insensible à ce revers de fortune [542], il continua comme à l'ordinaire son service auprès du roi. Pour le dédommager, Louis XIV lui offrit le titre de duc et le bâton de maréchal. Il refusa ces grâces, et dit au roi qu'avant de lui faire accepter une aussi honorable dignité que celle de maréchal de France il le priait de vouloir bien attendre qu'il l'eût méritée par ses services [543]. Lauzun ne se soutint pas à cette hauteur: c'est que ses refus étaient ceux d'un favori qui veut bouder son maître et le punir d'avoir manqué à sa parole, et non ceux d'un légitime orgueil et d'une noble fierté. Mais il poussa si loin l'audace que, dans sa colère contre madame de Montespan, dont il avait surpris les secrets, il voulut la compromettre avec le roi [544], et s'attira ainsi une disgrâce éclatante. Abandonné par le roi à l'inimitié de Louvois, il finit par subir une rigoureuse détention [545]. C'est alors que le jeune duc de Longueville fut de nouveau offert pour époux à Mademoiselle; elle le refusa. Son amour survécut à la disgrâce et à l'absence. Depuis que Lauzun était malheureux, la princesse l'aimait encore avec plus de tendresse [546].

Après plusieurs années de démarches sans nombre, de sollicitations humiliantes et le sacrifice d'une partie de sa fortune, elle obtint enfin du roi de faire cesser la captivité de Lauzun, et probablement aussi la permission de contracter avec lui un mariage secret [547]. La liberté qu'il lui devait, les dons qu'elle lui fit, les preuves multipliées de son long et touchant attachement ne purent la garantir de son ingratitude et de ses indignes procédés. Moins oppressée par sa passion, elle retrouva encore assez d'énergie et de fierté natives pour se séparer de lui et le bannir pour toujours de sa présence. Elle ne fit pas la moindre mention de lui dans son testament. Lauzun vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, et vers la fin de sa carrière il obtint par ses services de nouveaux grades et de nouveaux honneurs [548], mais jamais il ne put reconquérir la faveur du roi. Mademoiselle, depuis son fatal amour, n'eut plus à la cour cette haute influence qu'elle y avait exercée si longtemps. Sa personne avait cessé d'inspirer cette estime et ces éclatants respects qui l'avaient entourée jusque-là.

Madame de Sévigné la vit avant et après la catastrophe de son mariage projeté [549]. Elle s'entretint longtemps seule avec elle, et fut alternativement le témoin de l'ivresse de sa joie et de l'excès de sa douleur. Plusieurs fois le spectacle de ses tourments et des angoisses de son cœur lui arracha des larmes. Elle décrit très-bien l'état de l'âme de cette princesse dans ces deux instants si opposés [550]. «C'est, dit-elle en écrivant à son cousin de Coulanges, le sujet d'une tragédie dans toutes les règles; jamais il ne s'est vu de si grands changements en si peu de temps; jamais vous n'avez vu une émotion aussi générale.»

Cette affaire fit tellement de bruit dans toute l'Europe que Louis XIV crut devoir écrire aux ambassadeurs qu'il avait dans l'étranger une circulaire dans laquelle il expliquait les raisons qu'il avait eues de permettre et ensuite de défendre le mariage de Mademoiselle et de Lauzun; il engagea ses agents diplomatiques à communiquer secrètement cette dépêche aux différentes cours près desquelles ils se trouvaient placés [551].

Nous avons suffisamment entretenu nos lecteurs des personnages que voyait madame de Sévigné et dont elle nous parle dans les lettres qu'elle a écrites, à dater de l'époque dont nous traitons. Il est temps de revenir aux particularités qui, dans ces mêmes lettres, la concernent personnellement.

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