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Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)

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CHAPITRE VIII.
1672.

Le court séjour de madame de Sévigné à Lyon accroît son intimité avec madame de Coulanges.—Dans les lettres que celle-ci lui écrit à Grignan, elle lui annonce l'arrivée de Villeroi à Lyon.—Cet exil est la cause du rappel du chevalier de Lorraine.—Fâcheux effets de ce rappel.—Débauche chez M. le duc d'Enghien.—Le chevalier de Lorraine habile à séduire les femmes.—Le marquis de Villeroi plus séduisant encore.—Il est nommé le charmant.—Aveu singulier de madame de Sévigné.—Son explication.—Conjectures sur la cause de l'exil de Villeroi.—Il se rend à l'armée de l'électeur de Cologne.—Le roi le force de retourner à Lyon.—Ses intrigues d'amour à Lyon.—Il se retire à sa terre de Neufville, désespéré de l'infidélité d'une maîtresse de la cour, désignée dans les lettres sous le nom d'Alcine.—Les indiscrétions de Villeroi sur cette liaison ont été la cause de son exil.—Alcine n'est point la comtesse de Soissons.—Détails sur cette comtesse et sur sa liaison avec Villeroi.—Le gros cousin de madame de Coulanges n'est point Louvois, mais son frère l'archevêque de Reims.—Portrait de cet archevêque et détails sur ses liaisons avec la duchesse d'Aumont.—Il suit le roi à l'armée, et inaugure, dans la cathédrale de Reims, des drapeaux pris sur les Hollandais.—Alcine est la duchesse d'Aumont.—Détails sur cette duchesse.—Son caractère, sa vie décente.—Ses liaisons amoureuses.—Dévote dans l'âge avancé.—Son genre de dévotion.—Contraste entre certaines dévotes.—Liaisons amoureuses de la duchesse d'Aumont, avant sa conversion, avec Caderousse, le marquis de Biran et le marquis de Villeroi.—Le mystère de sa liaison avec l'archevêque de Reims est dévoilé par le beau-fils de la duchesse d'Aumont, le marquis de Villequier.—On n'ajoute pas foi à ses révélations.—La comtesse de Soissons reprend son ascendant sur le marquis de Villeroi.—On s'intéressait aux intrigues amoureuses des hommes renommés par leurs séductions.—Cause de l'indulgence générale pour les fautes que l'amour fait commettre.—Vardes séduit mademoiselle de Toiras.—Scène de désespoir entre ces deux amants, jouée par madame de Coulanges et par Barillon.—Madame de Sévigné redoute la visite de Villeroi à Grignan.—Bruit qui court à Paris sur Vardes et Villeroi.—Madame de Coulanges part pour Lyon, et se rend à Paris.

Le court séjour de madame de Sévigné à Lyon et le peu de temps passé dans la société de madame de Coulanges accrurent encore leur attachement mutuel. Ces deux amies ne pouvaient se passer l'une de l'autre; toutes deux, connaissant parfaitement le monde et la cour, s'intéressaient plus vivement à tout ce qui s'y passait; toutes deux aimaient à railler et à médire [506], non par haine, non par malice, non par envie, mais pour exercer leur esprit, pour s'amuser et s'instruire mutuellement de ce qui se passait autour d'elles. Quand elles ne pouvaient converser ensemble, elles s'écrivaient. Madame de Sévigné, le jour même de son départ de Lyon, écrivit à madame de Coulanges, et puis encore le lendemain en arrivant à Grignan [507].

Une des réponses de madame de Coulanges roule presque en entier sur le marquis de Villeroi, gouverneur de Lyon, et qui venait d'y arriver; il regrettait beaucoup de n'y plus retrouver madame de Sévigné. Celle-ci, avant son départ de Paris, avait su que le marquis de Villeroi était exilé à Lyon, et elle avait mandé cette nouvelle à sa fille. Le motif de cette sévérité de Louis XIV envers un de ses courtisans qu'il aimait le mieux, et qui avait été le compagnon de son enfance, était inconnu. On savait seulement qu'il était le résultat d'une indiscrétion et de paroles imprudentes prononcées chez la comtesse de Soissons [508]. C'est cet exil qui donna occasion à Monsieur de demander au roi le rappel du chevalier de Lorraine. Ce rappel ne surprit pas moins que la défense faite à Villeroi d'accompagner Louis XIV à l'armée et l'ordre qu'il reçut de se rendre à Lyon. Au milieu des grands événements de la guerre, on s'en préoccupa à la cour. Les détails de l'entretien des deux frères au sujet de ce rappel nous prouvent combien était grand l'effet du despotisme de Louis XIV sur sa famille, la crainte qu'il inspirait à tout ce qui l'entourait et la profonde humiliation de Monsieur. Il faut que les singulières particularités de cet entretien aient été racontées par le roi lui-même ou par Monsieur, pour que madame de Sévigné, en les transmettant à sa fille, puisse lui écrire: «Vous pouvez vous assurer que tout ceci est vrai: c'est mon aversion que les faux détails, mais j'aime les vrais. Si vous n'êtes de mon goût, vous êtes perdue, car en voici d'infinis [509].» Il est difficile d'admettre qu'il y ait eu un seul témoin de cette étrange scène.

Ce retour du chevalier de Lorraine produisit, parmi les courtisans de Monsieur, un redoublement de débauche qui scandalisait cette cour galante et si peu scrupuleuse. C'est alors que les lettres de madame de Sévigné et les libelles du temps nous signalent un honteux libertinage, des fêtes, des parties de chasse et des repas splendides faits à Saint-Maur au milieu de la nuit, sans aucun égard pour les prescriptions du carême ou plutôt avec la coupable intention d'assaisonner la débauche par l'impiété. Le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, était un des grands promoteurs de ces orgies; et madame de Sévigné figura dans une de ces parties, où se trouvaient les deux filles de la maréchale de Grancey, qu'on appelait les anges (l'une, mademoiselle de Grancey, avait le titre de madame, parce qu'elle était chanoinesse; l'autre était madame de Marey), et avec elles mesdames de Coëtquen et de Bordeaux, et la comtesse de Soissons [510]. La présence à la cour du chevalier de Lorraine, qui était l'indispensable acteur dans toutes ces parties, fournit aussi à madame de Sévigné [511] l'occasion d'entretenir madame de Grignan d'une des filles d'honneur de la reine, mademoiselle de Fiennes. Elle avait été enlevée par le chevalier de Lorraine avant qu'il fût exilé; il la délaissa, quoiqu'il en eût eu un fils qui fut élevé avec les enfants de la comtesse d'Armagnac, à la vue du public, dit madame de Sévigné. Après son retour, il reconnut cet enfant.

Le chevalier de Lorraine, profondément dissimulé, avait cependant une physionomie ouverte et enjouée, qui convenait à madame de Sévigné; il déplaisait à sa fille, probablement meilleure physionomiste. Lui, Vardes et Villeroi étaient considérés comme les plus dangereux séducteurs; mais Villeroi l'emportait alors sur ses deux rivaux par sa jeunesse, par les agréments de sa personne, par la magnificence et le goût de sa parure, la grâce de ses belles manières, son habileté et son adresse dans tous les exercices du corps, sa force et sa belle santé, qui le rendaient en tout infatigable [512].

Madame de Coulanges ne tarit pas dans ses lettres sur les louanges qu'elle donne au charmant. Madame de Sévigné témoigne pour son amie, sur l'effet de cet engouement, des craintes qui paraissent sérieuses; et, à ce sujet, elle fait un aveu trop important pour que son biographe le laisse passer inaperçu.

Elle était à Livry, où son cousin Coulanges vint la voir; et elle écrivit à sa fille le 2 juin, alors qu'elle se disposait à se rendre à Lyon et en Provence: «M. de Coulanges, dit-elle, est charmé du marquis de Villeroi. Il (Coulanges) arriva hier au soir. Sa femme, comme vous dites, a donné tout au travers des louanges et des approbations de ce marquis. Cela est naturel; il faut avoir trop d'application pour s'en garantir. Je me suis mirée dans sa lettre, mais je l'excuse mieux qu'on ne m'excusait [513].» Le marquis de Villeroi n'était alors âgé que de vingt-neuf ans, et madame de Sévigné en avait quarante-six. Dans ce retour qu'elle fait sur elle-même, elle ne pouvait penser au temps présent; elle fait allusion à l'époque de sa jeunesse, alors que, compromise par la publication du perfide ouvrage de Bussy, elle ne trouva personne qui voulût l'excuser de s'être trop complue aux louanges que lui donnait son cousin, et de ne s'être pas assez refusée au plaisir que lui faisaient éprouver ses spirituelles saillies et sa réjouissante conversation [514].

Le marquis de Villeroi alla d'abord à Lyon, pour obéir aux ordres du roi; mais il s'en écarta presque aussitôt, et partit pour se rendre près de l'électeur de Cologne, voulant servir Louis XIV au moins dans l'armée de ses alliés [515]. Ce zèle ne réussit pas, et le roi lui ordonna de retourner à Lyon [516].

A cette époque, le marquis de Villeroi était réellement amoureux d'une femme de la cour. Il avait retrouvé à Lyon une madame Salus, femme d'un financier, qu'il avait séduite. Quand il la revit après un assez long intervalle, il trouva chez elle une madame Carles, qui lui parut plus belle, et les attentions qu'il eut pour celle-ci divisèrent les deux amies [517]; mais ni l'une ni l'autre ne purent le distraire d'une passion où, contre son ordinaire, son cœur était engagé. Nous avons vu, par l'exemple de Sidonia, que, bien différent de Vardes, le marquis de Villeroi, quand il était véritablement épris d'une femme, ne gardait plus ni discrétion ni mesure. Il est probable que les paroles qu'il prononça chez la comtesse de Soissons et qui furent la cause de son exil avaient trait à cette passion. L'inconduite fut le seul motif qu'allégua Louis XIV pour justifier sa rigueur envers le jeune Villeroi; et le vieux maréchal duc, son père, reçut de la bouche royale l'assurance que la pénitence ne serait pas de longue durée [518]. Mais Villeroi, à la fois dévoré par l'amour et par l'ambition, était désespéré de se voir condamné à un honteux repos quand il aurait pu se distinguer à la conquête de la Hollande par des actions d'éclat, et gagner des grades à l'armée. Il était désolé surtout que son exil à Lyon l'éloignât d'une maîtresse adorée. Très-peu disposé à se prévaloir des liaisons qu'il avait formées ou à en chercher de nouvelles, il se retira dans sa terre de Neufville, à quatre lieues de Lyon, n'y recevant personne. Madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné: «Écoutez, madame, le procédé du charmant. Il y a un mois que je ne l'ai vu; il est à Neufville, outré de tristesse; et quand on prend la liberté de lui en parler, il dit que son exil est long; et voilà les seules paroles qu'il ait proférées depuis l'infidélité de son Alcine [519]. Il hait mortellement la chasse, et il ne fait que chasser; il ne lit plus, ou du moins il ne sait ce qu'il lit; plus de Salus, plus d'amusement: il a un mépris pour les femmes qui empêche de croire qu'il méprise celle qui outrage son amour et sa gloire..... Je suis de votre avis, madame, je ne comprends pas qu'un amant ait tort, parce qu'il est absent; mais qu'il ait tort étant présent, je le comprends mieux. Il me paraît plus aisé de conserver son idée sans défauts pendant l'absence; Alcine n'est pas de ce goût; le charmant l'aime de bien bonne foi: c'est la seule personne qui m'ait fait croire à l'inclination naturelle; j'ai été surprise de ce que je lui ai entendu dire là-dessus..... Le bruit de la reconnaissance que l'on a pour l'amour de mon gros cousin se confirme. Je ne crois que médiocrement aux méchantes langues; mais mon cousin, tout gros qu'il est, a été préféré à des tailles plus fines; et puis, après un petit un grand. Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un gros trouve sa place [520]

Et quatre mois après, de retour à Paris ainsi que Villeroi [521], madame de Coulanges écrit encore à son amie: «Le marquis de Villeroi est si amoureux qu'on lui fait voir ce que l'on veut. Jamais aveuglement ne fut pareil au sien; tout le monde le trouve digne de pitié, et il me paraît digne d'envie: il est plus charmé qu'il n'est charmant; il ne compte pour rien sa fortune, mais la belle compte Caderousse pour quelque chose, et puis un autre pour quelque chose encore: un, deux, trois, c'est la pure vérité! Fi! je hais les médisances.»

Madame de Coulanges, toujours préoccupée et en quelque sorte tourmentée de l'illusion de Villeroi et de la ruse dont il est la dupe, dit encore: «L'histoire du charmant est pitoyable; je la sais..... Orondate était peu amoureux auprès de lui: c'est le plus joli homme, et son Alcine la plus indigne femme [522]

Ni ces dernières paroles ni celles qui les précèdent ne peuvent, sous la plume de madame de Coulanges, s'appliquer, ainsi qu'on l'a prétendu [523], à madame Dufresnoy. C'est dans cette même lettre, où madame de Coulanges parle de l'indigne femme, qu'elle apprend à madame de Sévigné l'admiration qu'excita madame Dufresnoy, dont la beauté, dit-elle, «efface sans miséricorde celle de mademoiselle S**** [524], réputée si belle.» Madame de Coulanges ne tarda pas à se lier intimement avec madame Dufresnoy [525]. Elle ne parle jamais que favorablement de l'amie intime de son cousin ministre. Alcine n'est pas plus la comtesse de Soissons que le gros cousin n'est Louvois. Il est bien vrai que le marquis de Villeroi était alors (avec plusieurs autres) engagé dans les liens de la comtesse [526], et qu'il eut du regret de les voir rompre, lorsque des soupçons trop fondés forcèrent cette femme criminelle à s'exiler [527]. De toutes les nièces du cardinal Mazarin dont Louis XIV adolescent fut entouré, Olympe Mancini fut celle qu'il parut d'abord préférer; et comme les effets de la première effervescence de l'âge sur lui étaient un secret maternel soigneusement gardé [528], son inclination naissante pour Olympe Mancini, qui le révéla à toute la cour, devint l'objet de l'attention générale. Fouquet obtint alors de son poëte favori un joli madrigal pour célébrer cette première victoire de l'amour, remportée par les yeux d'Olympe sur le cœur du jeune monarque [529]. Ambitieuse, sensuelle, Olympe Mancini comprit les obstacles que pourrait mettre à son établissement la préférence que lui donnait le roi; et elle chercha à diriger sur sa sœur Marie, plus sensible, plus capable d'un attachement sincère, les mouvements de ce cœur que tourmentait le besoin d'aimer et d'être aimé.

Olympe Mancini obtint plus d'ascendant sur Louis XIV en servant sa passion qu'en la partageant: en facilitant ses rendez-vous, en l'entourant de tous les agréments de sa jeune société, qu'elle animait par son esprit, elle sut se rendre indispensable. Elle voulait que la faveur dont elle jouissait servît à lui assurer un établissement proportionné à ses ambitieux désirs. Sa sœur Louise-Victoire avait épousé le duc de Mercœur [530]. Lorsque le prince de Conti se décida à prendre pour femme une des nièces de Mazarin, il choisit la belle et vertueuse Martinozzi. Olympe ne dissimula point le dépit qu'elle ressentait de n'avoir pas été préférée à sa cousine germaine [531]. Offerte au grand maître, fils du maréchal de la Meilleraye, Olympe fut refusée; mais ce fut un bonheur pour son orgueil et son ambition, puisqu'elle épousa le prince Eugène de Savoie, comte de Soissons [532]; et la charge de surintendante de la maison de la reine, que Mazarin fit alors créer pour elle, la plaçait dans un rang élevé, ajoutait à sa fortune et lui donnait de grandes prérogatives.

«Rien n'est pareil, dit Saint-Simon, à la splendeur de la comtesse de Soissons, de chez qui le roi ne bougeait avant et après son mariage, et qui était la maîtresse de la cour et des grâces, jusqu'à ce que la crainte d'en partager l'empire avec les maîtresses la jeta dans une folie qui la fit chasser avec Vardes et le comte de Guiche. La comtesse de Soissons fit la paix, et obtint son retour par la démission de sa charge, qui fut donnée à madame de Montespan [533]

Cette folie dont parle Saint-Simon est, on le sait, l'intrigue ourdie par la comtesse de Soissons, Vardes et mademoiselle de Montalais, pour faire chasser la Vallière [534]. Après son retour, la comtesse de Soissons perpétua son pouvoir par ses liaisons, ses intrigues et ce charme magique que donne à la femme sans pudeur l'expérience de la faiblesse de l'homme. L'ambition et la volupté étaient les enchantements qu'employait cette Circé de la cour pour inspirer à ses amants le désir de ne pas se séparer d'elle; mais, avec ses appas surannés et ses habitudes volages, il ne pouvait subsister entre elle et eux de sentiments passionnés ni une constance qu'elle ne s'imposait pas à elle-même. Aussi Villeroi, qui avait succédé à Vardes dans ses bonnes grâces, avait pu céder aux charmes attrayants de madame de Monaco et à la passion que lui inspira ensuite la marquise de Courcelles, sans exciter le ressentiment de la comtesse de Soissons, sans faire cesser les habitudes d'une liaison que renouaient par intervalle les calculs de l'intérêt et les caprices des sens. La comtesse de Soissons ne pouvait s'empêcher d'accorder à Villeroi cette large part d'indulgence qu'elle réclamait pour elle-même.

Tel n'est point le caractère de la passion qui subjuguait alors le marquis de Villeroi, telle n'est point l'idée que nous en donne l'amie de madame de Sévigné et madame de Sévigné elle-même. C'est un amour récent, dont la violence et l'aveuglement étonnent surtout madame de Coulanges. C'est donc une jeune femme, dont les déréglements, s'ils étaient réels, sont encore enveloppés de mystère, puisque Villeroi se refuse à y croire. Mais il y avait peu de mystères de ce genre pour madame de Coulanges: sa vie dissipée et toute mondaine, sa parenté avec un ministre, sa familiarité avec les plus hauts personnages de la cour lui donnaient les moyens, dont elle usait amplement, de surprendre les secrets des intrigues les plus cachées, même celles des femmes qui, succombant aux séductions qui les assiégeaient, tenaient assez à leur réputation pour conserver les apparences d'une conduite régulière. Telle était celle qui avait fasciné le marquis de Villeroi. En tout temps soumise aux pratiques extérieures de la religion, il lui était facile de dissimuler l'intimité d'une liaison coupable avec un ecclésiastique. Cet ecclésiastique, ce rival heureux de Villeroi, était ce gros abbé auquel, lorsque, par l'effet d'une faveur inouïe, il fut nommé à l'un des premiers siéges épiscopaux de France [535], madame de Coulanges disait: «Quelle folie d'aller à Reims! Et qu'allez-vous faire là? vous vous ennuierez comme un chien. Demeurez ici, nous nous promènerons [536]

Oui! l'amant d'Alcine ne peut être que cet abbé le Tellier, que cet autre cousin de madame de Coulanges, avec lequel madame de Grignan n'avait cessé, depuis sa jeunesse [537], d'être en correspondance, à qui elle négligeait de répondre, même après qu'il lui avait écrit deux lettres consécutives; cet abbé que ni sa mère, ni elle, ni madame de Coulanges, toutes les fois qu'elles en parlaient [538], ne pouvaient se résoudre à prendre au sérieux, quoiqu'il fût l'un des princes de l'Église de France; spirituel, instruit, habile administrateur; cachant sous des manières brusques l'adresse du courtisan; mais présomptueux, arrogant, aimant le luxe, la magnificence et la bonne chère, et, par ses allures décidées et tranchantes, ressemblant plus à un colonel de dragons qu'à un prélat [539].

Il y a lieu de croire que quelques paroles prononcées chez la comtesse de Soissons par Villeroi, et qui occasionnèrent son exil, étaient de nature à blesser la réputation de cet archevêque de Reims, alors en grande faveur à la cour. Ce qui est certain, c'est que pour cette campagne, qui fut la plus glorieuse de toutes celles de son règne, Louis XIV écarta de l'armée et condamna à un honteux repos un jeune guerrier compagnon de sa jeunesse, dont il devait faire un jour un maréchal de France [540], et qu'il permit à un archevêque, qui n'était point alors son grand aumônier [541] et que le devoir obligeait à résider dans son diocèse, de l'accompagner. Tandis que Villeroi, retiré à Neufville, s'indignait de son oisiveté, le Tellier, de retour de sa guerrière excursion, le samedi 15 octobre (1672), arborait triomphalement, dans la nef de l'église de Notre-Dame de Reims, dix-neuf enseignes d'infanterie prises sur les Hollandais [542].

La femme que madame de Coulanges et madame de Sévigné désignent sous le nom d'Alcine est la duchesse d'Aumont. Des trois filles de la maréchale de la Mothe, toutes trois belles, toutes trois mariées fort jeunes à des hommes d'une haute naissance qu'elles ne purent aimer, la duchesse d'Aumont était l'aînée et la plus belle: ce fut aussi celle qui mit le plus de discrétion dans le nombre et le choix de ses amants. Le duc d'Aumont, beaucoup plus âgé qu'elle, avait, lorsqu'il l'épousa, deux fils et deux filles de sa première femme, Madeleine le Tellier, sœur de Louvois et de l'archevêque de Reims; de sorte que la duchesse d'Aumont se trouvait apparentée avec le Tellier et par conséquent aussi avec madame de Coulanges [543].

La duchesse d'Aumont, dans son âge avancé, compta parmi les femmes qui, après avoir été célèbres par leurs aventures galantes, se faisaient remarquer par leur grande dévotion; mais c'était de cette dévotion fastueuse qui s'annonçait à tous par l'absence de rouge, par de grandes manches et une mise particulière, par une affectation de pratiques rigoureuses, par un grand renfort de directeurs et de confesseurs. Madame de Sévigné, dans les lettres toutes confidentielles qu'elle écrit à sa fille, exerce souvent sur ces femmes sa spirituelle malice; et ses éloges railleurs font présumer qu'elle croyait peu à la sincérité de leur foi. Nous pensons qu'elle se trompait: la vanité est un défaut tellement inhérent à notre nature que le plus grand triomphe du christianisme est d'empêcher que ce méprisable sentiment ne se glisse involontairement jusque dans l'exercice des actions les plus vertueuses. La foi la plus sincère ne nous garantit pas toujours de ce danger. Ce qui faisait naître la défiance de madame de Sévigné sur les femmes qui restaient dans le monde après leur conversion, et qui semblaient aspirer à la gloire de lui servir d'exemple et de modèle, c'est la comparaison qu'elle faisait d'elles avec ces grandes pécheresses dont la subite transformation, opérée par une grâce toute divine, excitait à la fois sa surprise et son admiration. Si humbles, si douces, si bonnes, si retirées, si entièrement dévouées aux bonnes œuvres, à la pénitence, au repentir, si complétement absorbées par le saint amour de Dieu, et en même temps si calmes, si contentes, si réjouies de leur état, elles étaient les premières à condamner et à flétrir la folie de leur vie passée; elles en parlaient sans exagération et sans vains détours, avec une joyeuse pitié, comme d'un désir maladif dont on est heureusement guéri [544]; et tout cela sans avoir besoin de conseils, d'exhortations, d'éloquents sermons; n'aimant le prêtre qu'à l'autel et au confessionnal, n'implorant de lui que le pain céleste, l'absolution et la prière. Telle alors se montra, après le brisement de cœur causé par la mort du chevalier de Longueville, la comtesse de Marans, cette Mélusine envers laquelle madame de Sévigné s'était longtemps montrée si cruelle et dont, par une sorte d'amende honorable, elle trace à sa fille une admirable peinture, bien propre à faire envier à celle-ci, au milieu des grandeurs du monde, de ses agitations et de ses tourments, l'oubli de toutes les peines, de toutes les passions et le calme bonheur de cette nouvelle convertie.

Il n'est pas impossible que la religion, qui domina la duchesse d'Aumont dans son âge mûr, ne lui ait inspiré dans sa jeunesse assez de crainte et de respect pour qu'elle se soumît à ses prescriptions, mais sans lui donner la force suffisante pour résister à la violence des penchants qui l'entraînaient. Dans ce siècle, les exemples de ce genre sont fréquents, sans compter celui de Louis XIV. Alors s'explique comment une certaine exactitude à remplir ses devoirs religieux aurait donné à la duchesse d'Aumont plus de retenue [545], et comment ses liaisons amoureuses furent plus cachées et causèrent moins de scandale que celles de ses deux sœurs, la duchesse de la Ferté et la duchesse de Ventadour.

Cependant le secret des amours de la duchesse d'Aumont fut assez connu pour fournir, quand elle vivait, le sujet d'un de ces romans où l'auteur, comme Bussy dans son libelle, montre une trop grande connaissance des noms, des qualités, des caractères et de l'âge des personnages qu'il met en scène pour que les faits principaux qu'il leur attribue ne soient pas le résultat de ce qui se disait, à tort ou à raison, à la cour et dans le grand monde. Nous avons encore une autre preuve de la vérité des assertions du romancier: c'est que lorsque parurent les Caractères de la Bruyère, toutes les clefs écrites et mises en marge de ce livre par les personnes du temps portaient le nom de la duchesse d'Aumont auprès des caractères qui peignent les femmes à la fois galantes et dévotes [546].

Les faits énoncés sous la forme d'un roman acquièrent une valeur historique lorsqu'ils ont été sérieusement avancés par des personnes placées de manière à en être bien informées. Or, dans les libelles diffamatoires du genre des Amours des Gaules, publiés en Hollande du vivant de la duchesse d'Aumont, dans les chansons du temps et dans les notes historiques de ces chansons, les deux derniers amants qu'on lui prête sont précisément ceux que nomme madame de Coulanges: Caderousse et l'archevêque de Reims [547]; et ils dépeignent ce dernier comme ayant un embonpoint remarquable. Cet archevêque, dans tous ces libelles, ne se trouve mêlé à aucune autre intrigue de ce genre: la séduction de la duchesse d'Aumont est le seul méfait qu'on lui attribue; ce qui prouve que ces auteurs ont écrit avant les préférences marquées qu'il eut pour la marquise de Créquy, sa nièce, fille de Madeleine le Tellier et du duc d'Aumont [548]. Par la même raison, ils n'ont pu ajouter la belle-fille à la belle-mère dans la scandaleuse histoire du gros cousin de madame de Coulanges. Ce surnom de gros cousin était au moins aussi applicable à l'archevêque de Reims qu'à son frère le ministre Louvois. Si dans les répertoires des intrigues de l'époque il n'est pas fait mention de Villeroi, c'est que, relativement à lui, le secret de cette liaison, par suite de la sévérité du roi, aura été mieux gardé.

La duchesse d'Aumont fut mariée à l'âge de dix-neuf ans. Villeroi en avait vingt-neuf et elle vingt-deux [549] lorsqu'il en fut épris; mais ils se connaissaient dès leur première jeunesse. Sous le nom de mademoiselle de Toucy, qu'elle portait alors, la duchesse d'Aumont, à l'âge de treize ans, avait, ainsi que le duc de Villeroi, et en compagnie de mademoiselle de Sévigné, figuré dans les ballets dansés par le roi. Lorsque mademoiselle de Toucy parut sur ce dangereux théâtre en 1666, âgée de seize ans, dans le ballet des Muses (Molière y figura, personnifiant la Comédie), elle représentait avec Villeroi une scène de bergère avec son berger [550]. Ces souvenirs de jeunesse ont pu contribuer, quelques années après, à l'attrait qui les unit. Il est probable que la duchesse d'Aumont sacrifia Caderousse à Villeroi [551]; peut-être le marquis de Biran (depuis duc de Roquelaure) succéda-t-il à Caderousse, comme le disent les libellistes. Villeroi ne crut pas qu'elle le trahissait pour l'archevêque de Reims. Mais madame de Coulanges, qui connaissait bien son gros cousin et de quoi il était capable, pensait tout différemment; et, comme de fréquents et solitaires entretiens avec un archevêque qui affectait de prendre parti pour les jansénistes contre les jésuites [552] n'avaient rien qui pût porter ombrage, madame de Coulanges ne connaissait aucun moyen de dessiller les yeux de Villeroi. Son amour paraissait devoir durer longtemps, et madame de Sévigné s'en étonne. Elle n'y voit de remède que par la comtesse de Soissons, habile, quand la fantaisie lui en prenait, à ressaisir ses jeunes amants trop longtemps écartés d'elle et à semer la division entre eux et ses rivales.

Comme la duchesse d'Aumont avait beaucoup d'embonpoint [553] et peu d'esprit, madame de Sévigné écrivait à sa fille: «Je ne puis comprendre la nouvelle passion du charmant; je ne me représente pas qu'on puisse parler de deux choses avec cette matérielle Chimène. On dit que son mari lui défend toute autre société que celle de madame d'Armagnac. Je suis comme vous, mon enfant; je crois toujours voir la vieille Médée, avec sa baguette, faire fuir, quand elle voudra, tous ces vains fantômes matériels [554]

La défense faite à Alcine prouve que le duc d'Aumont avait des soupçons sur sa femme. La duchesse d'Armagnac, amie de M. et de madame de Coulanges, était une précieuse sévère et d'une réputation intacte. Cette défense prouve encore que la liaison de Villeroi et de la duchesse d'Aumont fut tenue secrète, et que le duc d'Aumont était loin de la soupçonner. La duchesse d'Armagnac, sœur du maréchal de Villeroi, était la tante du marquis de Villeroi, qui avait, par cette parenté, de faciles occasions de voir plus souvent son Alcine [555].

Ce qui peut avoir servi à donner le change à l'opinion, c'est qu'il paraît qu'à cette époque le marquis de Villequier, fils unique du duc d'Aumont, revenu des voyages entrepris pour achever son éducation, aurait, par le moyen d'une femme de chambre, acquis la preuve du commerce de son oncle l'archevêque avec la duchesse d'Aumont: mais l'inconduite de Villequier et la haine [556] qu'on lui connaissait pour sa belle-mère la défendirent contre les imprudentes révélations de ce jeune étourdi. Elles ne firent tort qu'à lui-même, et lui attirèrent le blâme de Louis XIV. Villeroi refusa d'y croire. C'est ce qui fit dire à madame de Coulanges que «rien ne pouvait lui dessiller les yeux.»

Madame de Sévigné et madame de Grignan ne se trompaient pas dans leurs prévisions sur la comtesse de Soissons. La baguette de la vieille Médée (c'est ainsi qu'elles la désignaient) exerça sa magique et salutaire influence sur l'amant abusé de la trompeuse Alcine. Au lieu de s'absorber tout entier dans un seul amour, Villeroi redevint aimable pour toutes les femmes qui, par leur esprit, les agréments de leurs personnes, lui semblaient dignes de ses soins; et, en cherchant à plaire à toutes, il mérita de nouveau pour toutes le surnom de charmant, que lui avait donné madame de Coulanges. Vardes, qui avait été le rival de Villeroi auprès de la comtesse de Soissons et de beaucoup d'autres; Vardes, son maître dans la carrière de la galanterie, au lieu de s'abandonner dans son exil à la tristesse et au découragement, cherchait à se distraire par ses triomphes en province sur des beautés qui valaient bien celles de la cour. A cette époque, les femmes du grand monde les moins capables de faiblesse s'intéressaient aux aventures de ces séducteurs célèbres, comme elles s'intéressent aujourd'hui à la lecture d'un roman.

La destinée que l'état social imposait en France aux filles de grande naissance explique l'indulgence générale pour les fautes que l'amour leur faisait commettre. Comme tout était sacrifié à la perpétuité des familles et à leur élévation, les filles n'étaient considérées que comme des moyens d'alliance entre ceux que l'intérêt rapprochait. Le devoir le plus impérieux de ces jeunes innocentes était de se soumettre aux volontés de leurs parents pour le choix d'un époux; ou, si on ne les mariait pas, de se laisser mettre en religion, c'est-à-dire de se condamner à la réclusion du cloître. Celles qui étaient malheureuses avec leurs maris protestaient parfois ouvertement contre la tyrannie sociale par le scandale de leur conduite, et rendaient presque respectables les femmes qui, dans le vice, conservaient les apparences de la vertu. On attribuait leurs égarements passagers à la violence d'un sentiment avec lequel on se savait gré de sympathiser.

Ainsi on sut à Paris que Vardes avait séduit mademoiselle de Toiras, la fille du gouverneur de Montpellier; et, d'après le récit de cet amour et de sa fin, on en forma une espèce de drame attendrissant, que l'on se plaisait à jouer en société. Madame de Sévigné écrivit alors à sa fille [557]: «Madame de Coulanges et M. de Barillon jouèrent hier la scène de Vardes et de mademoiselle de Toiras. Nous avions tous envie de pleurer: ils se surpassèrent eux-mêmes.» L'éloge de la grande actrice, la Champmêlé, suit immédiatement l'éloge de Barillon comme acteur; et cependant Barillon était un personnage important, qui devait partir trois semaines après pour l'Angleterre, où il fut nommé ambassadeur [558]. Peut-être parut-il propre à cet emploi parce qu'il jouait bien la comédie et qu'il réussissait auprès des femmes.

Madame de Coulanges termine sa première lettre de Lyon à madame de Sévigné en lui apprenant que l'on dit à Paris que Vardes et Villeroi se sont rencontrés; puis elle termine par ces mots: «Devinez où?» Madame de Sévigné n'avait pas de peine à deviner que c'était chez madame de Coulanges. Cette nouvelle était fausse; mais elle était vraisemblable et pouvait avoir acquis quelque crédit, parce qu'on savait que Vardes et Villeroi avaient toujours recherché la société de madame de Coulanges. Elle se montrait alors très-occupée de ce dernier. Elle annonce à madame de Sévigné que Villeroi se propose de l'aller voir à Grignan avec le comte de Rochebonne; mais en même temps elle ne souhaite pas qu'il l'accompagne, et elle indique le motif de cette répulsion: «J'ai peur, lui écrit-elle, que vous ne traitiez mal notre gouverneur; vos manières m'ont toujours paru différentes de celles de madame de Salus [559]

Madame de Sévigné avait une raison grave pour ne pas désirer la visite de Villeroi. Ce séducteur de femmes avait, par ses assiduités auprès de sa fille, avant qu'elle fût madame de Grignan, donné occasion à la calomnie de s'exercer par de malins vaudevilles [560].

Ni Villeroi ni même madame de Coulanges ne vinrent à Grignan. Madame de Coulanges quitta Lyon le 1er novembre, pour s'en retourner à Paris, exprimant à madame de Sévigné le regret de s'éloigner d'elle, et disant à Corbinelli, qui de Grignan lui avait écrit qu'il voulait être son confident: «Venez vous faire refuser à Paris [561]

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