Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)
Naissance de Sidonia de Lenoncourt.—Elle entre au couvent de Saint-Loup, à Orléans.—Devient, par la mort de son père et de ses frères, une riche héritière.—Colbert veut la marier à un de ses frères.—Sa tante, l'abbesse de Saint-Loup, veut la retenir au couvent.—Le roi donne l'ordre de l'amener à la cour.—Elle est placée sous la direction de la princesse de Carignan.—Détails sur cette princesse, sur la comtesse du Soissons, sa belle-fille, et sur sa société habituelle.—Sidonia refuse Colbert de Maulevrier.—Menars, beau-frère de Colbert, en devient amoureux.—Louvois forme le projet de la séduire.—Il lui fait épouser le marquis de Courcelles.—Elle ne peut vivre avec son mari.—Louvois lui fait la cour.—Sa belle-mère, la duchesse de Bade et la marquise de la Baume sont les complices de Louvois.—Persécution qu'elle éprouve.—Elle devient amoureuse du marquis de Villeroi.—Elle s'entend avec lui pour tromper son mari.—Intrigues de Louvois et de la princesse de Monaco.—Langlée soupçonne ces mystérieuses intrigues.—L'abbé d'Effiat servait à les couvrir.—Comment il s'en récompensait.—Comment ce secret se dévoile à Saint-Cloud chez la duchesse d'Orléans.—Sidonia est abandonnée de Villeroi, et livrée aux persécutions de sa famille.—Elle fait une maladie grave.—Elle se retire au couvent de Saint-Loup.—Rétablit sa santé, et reparaît belle dans le monde.—Louvois revient à elle.—Elle a plusieurs amants, et mène une vie dissipée.—Louvois la fait enfermer au couvent des Filles Sainte-Marie, et ensuite à l'abbaye de Chelles.—Elle trouve, dans ces deux couvents, la duchesse de Mazarin.—Elle a des liaisons avec Cavoye.—Duel entre Cavoye et le marquis de Courcelles.—Sidonia est transportée au château de Courcelles, et gardée à vue.—Sa liaison avec Rostaing de la Ferrière.—Son mari lui intente un procès en adultère.—Elle est mise en prison à Château-du-Loir.—Condamnée à être cloîtrée et à être privée de sa dot.—Par le secours de M. de Rohan, elle s'échappe de prison, et va à Luxembourg.—Revient à Paris, se constitue prisonnière, et en appelle.—Ce que dit madame de Sévigné au sujet de ce procès.—S'évade encore de prison.—Va en Angleterre.—Y retrouve la duchesse de Mazarin.—Revient en France.—Du Boulay devient amoureux de Sidonia.—Il est son appui, et il la conduit à Genève.—Elle y est admirée et chérie.—Ce que disent d'elle Bayle et Gregorio Leti.—Détails sur ce dernier.—Madame de Sévigné parle de la fuite de Sidonia à Genève.—Ses sentiments pour du Boulay.—Jalousies de du Boulay.—Il la surprend avec un rival d'une condition inférieure.—Du Boulay dénonce sa conduite aux amis qu'elle avait à Genève.—Lettre touchante qu'elle lui écrit.—Se réfugie en Savoie.—Premier arrêt rendu sur son procès.—Mort du marquis de Courcelles.—Sidonia veuve revient à Paris.—Elle est arrêtée et conduite à la Conciergerie.—Elle y reçoit Gregorio Leti.—Dernier arrêt qui la condamne comme adultère.—Elle devient libre.—Elle épouse Tilleuf, capitaine de dragons, et meurt.
Marie-Sidonia de Lenoncourt était la fille de Joachim de Lenoncourt, marquis de Marolles, qui fut lieutenant général des armées du roi et gouverneur de Thionville [408]. Sa mère, Isabelle-Claire-Eugène de Cromberg, appartenait à l'une des plus illustres maisons d'Allemagne. Lenoncourt fut tué par un coup de canon [409]. Il eut quatre fils, qui périrent jeunes; deux avaient embrassé l'état ecclésiastique, les deux autres furent tués à la guerre. Aussitôt après la mort de son père, Sidonia fut enlevée à sa mère, dont l'inconduite notoire et ensuite un second mariage contracté avec un homme sans naissance l'empêchèrent toujours de faire valoir les droits qu'elle avait sur sa fille. Agée alors de quatre ans, Sidonia fut confiée à sa tante Marie de Lenoncourt, abbesse de Saint-Loup, à Orléans. Celle-ci n'épargna rien pour l'éducation de sa nièce; et les plus excellents maîtres, secondés par des dispositions naturelles, développèrent en elle des grâces, un esprit et des talents dont la renommée franchit bientôt l'enceinte du couvent qui la dérobait aux regards des gens du monde.
Sidonia n'avait pas encore quatorze ans lorsque la mort du seul frère qui lui restait et d'une sœur la laissa unique héritière de tous les biens de sa famille et en possession de trois choses que les jeunes filles, dans leurs rêves les plus exaltés, considèrent comme les premiers éléments d'une félicité suprême: la liberté de se choisir un époux, une grande fortune et une éclatante beauté.
Sidonia a tracé d'elle-même un minutieux portrait [410]; et il est loin d'être flatté, si on le compare à celui qu'en a donné Gregorio Leti [411] dans sa lettre au duc de Giovanazzo, l'ambassadeur de Turin. Ce n'était pas cependant sa taille grande et élancée, les flots abondants de sa chevelure brune, qui encadrait si heureusement l'ovale de son visage aux couleurs fraîches et vives, ses traits fins et réguliers, sa physionomie mobile et spirituelle; ce n'était pas ses mains charmantes, ses jambes fines et ses petits pieds, les gracieux contours de son cou, de ses épaules, de ses seins; ce n'était pas dans ces attraits rarement réunis, mais qui pouvaient lui être communs avec d'autres beautés, que consistaient ses plus puissants moyens de séduction: ils résidaient entièrement dans l'effet irrésistible de son regard et de sa parole. Ses yeux n'étaient ni bleus ni bruns, mais d'une couleur qui tenait de ces deux nuances: presque toujours et naturellement à moitié ouverts, ils lançaient à son gré des flammes d'un éclat si doux et si mystérieux qu'elles attendrissaient les natures les plus insensibles. Quand elle parlait, le son harmonieux et touchant de sa voix, ses discours si faciles et si pleins de charme, versaient son âme dans la vôtre, et la transformaient à son gré [412].
Lorsqu'à la cour il fut connu que la jeune héritière des Lenoncourt était nubile, on s'occupa de la marier, et un grand nombre de partis s'offrirent. Colbert, qui ne négligeait aucune occasion de grandir sa famille, forma le projet de donner pour époux à Sidonia son frère Maulevrier [413]; et il obtint pour ce projet le consentement du roi. Dès lors il s'inquiéta peu de celui de la jeune fille, ne doutant pas qu'il ne pût la contraindre, si elle refusait à le donner.
Par sa gaieté, son esprit, ses grâces, l'égalité de son humeur, son caractère facile, quoique résolu et entier, Sidonia s'était fait chérir de ses compagnes et des religieuses; mais sa tante l'aimait avec une tendresse comparable à celle de madame de Sévigné pour sa fille. Marie de Lenoncourt ne pouvait même supporter l'idée d'être obligée de se séparer de sa nièce. Permettre que dans un âge si tendre elle vécût à la cour, c'était lui ravir le fruit de l'éducation religieuse qu'elle lui avait donnée; la marier sans qu'elle eût aucune connaissance du monde, c'était risquer et détruire son bonheur dans l'avenir.—N'importe: Louis XIV ne pouvait souffrir qu'une simple abbesse mît obstacle à ses volontés; et, sur son refus, il envoya, dans une de ses voitures, des femmes chargées d'enlever Sidonia à celle qui lui avait servi de mère. Douze gardes et un exempt chargé de signifier l'ordre du roi les accompagnaient. Marie de Lenoncourt résista en pleurant à cet ordre inhumain; il fallut arracher Sidonia de ses bras; et lorsque celle-ci partit, l'abbesse la suivit dans son carrosse, et ne se décida à retourner à son couvent qu'après que les ravisseurs lui eurent refusé de la conduire elle-même au roi. Sidonia avait appris que récemment plusieurs jeunes seigneurs s'étaient proposés pour l'épouser; elle avait entendu parler de la cour comme d'un séjour de délices et de féerie: jouir des plaisirs qu'on y goûtait était depuis quelque temps l'objet de ses rêves les plus délicieux. Elle savait que, par sa fortune et la perte de tous les siens, elle ne devait dépendre que de sa propre volonté; et Marie de Lenoncourt, en lui inculquant l'idée des droits que lui donnait sa noblesse au respect et aux égards, avait encouragé son orgueil à considérer comme un privilége de naissance la conservation de son indépendance et la faculté de suivre en tout ses penchants et ses caprices. Sa vanité de jeune fille fut singulièrement flattée que le roi eût pensé à elle pour la faire sortir du cloître; et toutes les passions de l'adolescence, qui fermentaient en elle, acquirent plus d'intensité par cet événement inattendu. Cependant, comme elle se sentait coupable d'ingratitude en se séparant avec joie de sa respectable parente, elle dissimula, et opposa de la résistance à celles qui voulaient l'emmener. Au moment du départ, par une inspiration enfantine, elle se déroba pendant quelques instants à celles qui la gardaient, et elle alla se cacher dans le feuillage qui entourait la margelle d'un puits, où elle faillit tomber et se noyer; mais, comme elle l'avait bien prévu, on sut promptement la reprendre. Le carrosse qui la transportait rompit deux fois avant de sortir de la ville: elle parut s'en réjouir, sachant bien que ces petits accidents retardaient son départ, mais ne l'empêcheraient pas [414].
Aussitôt après son arrivée à Paris, elle fut présentée au roi en habit de pensionnaire du couvent. Louis XIV lui dit qu'il récompenserait en elle les services que sa famille lui avait rendus, et qu'elle pouvait compter sur sa protection. Il lui laissa le choix de demeurer auprès de la reine ou auprès d'une princesse du sang. La jeune fille, à laquelle de perfides conseils avaient déjà été donnés, choisit la princesse de Carignan.
Marie de Bourbon, princesse de Carignan, était la veuve de Thomas-François de Carignan, dont le fils, comte de Soissons, avait épousé Olympe Mancini, qui demeurait avec elle. Olympe Mancini, la plus dangereuse, la plus perverse des nièces du cardinal Mazarin, aimée du roi dans sa première jeunesse [415], conservait encore alors, par ses intrigues, de l'influence sur lui. Dans l'hôtel de Soissons, que fréquentait la duchesse de Chevreuse, amie intime de la princesse de Carignan, vivait aussi la princesse de Bade, ayant les mêmes inclinations, la même réputation que les trois autres [416].
C'est à ces femmes, initiées à toutes les intrigues et à tous les vices de la cour, que fut confiée, à peine âgée de quatorze ans, la nièce de la respectable abbesse de Saint-Loup, la riche héritière des Lenoncourt.
En peu de mois on parvint facilement à étouffer les principes religieux que les instructions du couvent avaient inculqués dans Sidonia, mais n'avaient pu faire prévaloir sur ses inclinations pour le monde.
Huit jours après son arrivée, on lui parla de son mariage, projeté et comme arrêté, avec le frère du ministre Colbert. Intimidée, elle n'eut pas la force de refuser ouvertement; mais cette proposition lui déplut. L'alliance des Colbert, sortis récemment de la roture, lui paraissait peu digne d'elle; et elle fut outrée du soin que prit le ministre de monter sa maison, de choisir ses femmes, ses gens sans la consulter. Il était évident qu'on avait formé le projet de lui ravir cette indépendance qu'elle s'était promis de garder et de défendre avec résolution. Heureusement Maulevrier était en Espagne; et, quoiqu'on lui eût écrit de revenir, il ne pouvait être de retour avant trois semaines.
Dans cet intervalle, Menars, frère de madame Colbert, qui fut depuis premier président, alors fort jeune, était devenu éperdument amoureux de Sidonia. Il s'introduisit subitement dans sa chambre [417], et lui fit une telle frayeur qu'elle s'évanouit et se fit une blessure à la tête. Cette aventure lui servit de prétexte pour rompre avec la famille Colbert, et refuser Maulevrier, qu'elle n'avait jamais vu.
La jeune Sidonia ne pouvait deviner qu'en agissant ainsi elle n'était que l'instrument des femmes perfides qui la dirigeaient. La princesse de Carignan, la duchesse de Bade et la comtesse de Soissons semblaient favoriser les Colbert, et invitaient sans cesse chez elles tous ceux de cette famille; mais elles étaient au contraire secrètement liguées avec Louvois, l'ennemi de Colbert. Louvois aimait les femmes; il savait s'en faire aimer et employer, pour s'en assurer la conquête, tous les moyens de séduction. Les charmes de Sidonia l'avaient vivement frappé. Si elle se mariait à un Colbert, la crainte de s'attirer le courroux du roi son maître l'eût empêché de penser à elle. Louvois était aussi envieux de l'élévation de la famille de Colbert que Colbert l'était de la sienne. Louvois ne voulait pas que Colbert s'appropriât la fortune d'une si riche héritière. Pour la satisfaction de sa haine et de son amour, il fallait donc faire rompre le mariage projeté; mais comme le roi et Colbert étaient d'accord, il ne pouvait parvenir à son but que par Sidonia elle-même.
Afin de faire réussir un tel dessein, il était nécessaire que Sidonia se mariât. Louvois n'avait pas alors entrée au conseil; il n'avait pas le rang de ministre, mais il en avait toute la puissance. Il ne pouvait cependant entretenir de coupables liaisons avec une jeune fille d'une si haute naissance, dont le roi était le protecteur et en quelque sorte le tuteur. Il résolut donc de la faire épouser à un militaire qui aurait besoin de lui pour son avancement; et il jeta les yeux sur Charles de Champlais, lieutenant général d'artillerie, marquis de Courcelles, neveu du maréchal de Villeroi. Louvois savait que cet homme était, quoique assez bien de sa personne, rude et grossier, et peu propre à plaire à une jeune femme. Courcelles était perdu de dettes et de débauches, et Louvois pouvait le maintenir facilement dans sa dépendance. Par sa naissance, Courcelles n'était nullement un parti sortable pour Sidonia de Lenoncourt: cependant, fort de l'appui de toutes les femmes ses complices qui entouraient la jeune héritière, il se présenta; et, à peine âgée de seize ans [418], obsédée par les conseils intéressés de la famille des Villeroi, de la princesse de Carignan, des duchesses de Mazarin et de Bade et de tous leurs amis, en haine des Colbert, qui voulaient disposer d'elle par ordre du roi, Sidonia admit Courcelles au nombre de ceux qui prétendaient à sa main. Cependant elle avait pour ce mariage plus de répulsion que d'inclination; mais on lui donna l'assurance que jamais son mari ne la forcerait à quitter Paris et la cour, et qu'on insérerait même cette promesse dans son contrat. Courcelles n'était ni frère ni fils de ministre, et il ne pouvait se prévaloir de sa réputation d'homme de guerre ni de son rang pour gêner Sidonia dans son indépendance; et comme c'était pour en jouir pleinement qu'elle désirait surtout prendre un époux, elle finit par préférer Courcelles à tous ceux qu'on lui avait présentés, et donna son consentement.
Ce mariage se fit avec une pompe extraordinaire. Le roi signa le contrat; la reine vint souper à l'hôtel de Soissons, et, selon une pratique d'étiquette dont nous trouvons quelques rares exemples dans ce siècle, la reine fit à Sidonia l'honneur de lui donner la chemise [419].
Mais combien fut cruel, dès le soir même de ce jour si brillant, le désenchantement de la mariée! A peine la porte de la chambre nuptiale se fut-elle refermée sur elle que, dès les premiers mots que prononça Courcelles, Sidonia apprit qu'il l'avait indignement trompée, et qu'au lieu d'un amant complaisant elle avait un mari soupçonneux, dont l'intention était de la dominer par la crainte et de la maintenir dans un dur esclavage. Sa colère ne connut plus de bornes, et, avec tout l'imprudent emportement de son âge, elle le repoussa avec fureur; elle répondit à ses insolentes menaces par les expressions les plus fortes de la haine et du mépris. Le mariage ne put être consommé. Elle a dit depuis en justice qu'il ne le fut jamais, mais elle avait ses motifs pour parler ainsi; on sait par elle-même que cette assertion était fausse [420]. Courcelles, ne pouvant l'intimider, essaya d'autres moyens pour la dominer, et l'apaisa en lui donnant des pages, de beaux chevaux, de belles voitures, enfin un somptueux état de maison. Elle en fut ravie, et vécut alors en bonne intelligence avec lui; mais ce commerce, qui ne dura que quelques semaines, contribua encore à accroître l'aversion qu'il lui avait inspirée dès le premier moment. Elle-même saisit toutes les occasions de déclarer qu'elle ne pouvait ni ne voulait lui accorder sur elle tous les droits d'un mari, et que leur désunion était complète et définitive: c'était annoncer qu'elle allait se choisir un amant. Malgré la surveillance que Courcelles exerçait sur elle, en peu de temps elle reçut un grand nombre de déclarations. Tous les prétendants s'écartèrent quand Louvois fut revenu de la guerre de Flandre, à la fin de 1666. Courcelles demeurait dans l'enceinte de l'Arsenal, et ses fonctions l'attachaient à cet établissement militaire. Par ses fréquentes visites au parc d'artillerie et chez Courcelles, on s'aperçut bientôt que Louvois était amoureux de Sidonia. Louvois avait alors trente-six ans, et était depuis quatre années marié à Amédée de Souvré, marquise de Courtenvaux, riche héritière et d'une des premières maisons de France. Ce mariage d'ambition n'avait pas réformé ses mœurs: il avait toute la confiance du roi, et le pouvoir dont il jouissait lui donnait des moyens faciles pour se procurer des complices de ses projets sur Sidonia. Elle ne fut plus entourée que de personnes qui conspiraient contre elle en faveur d'un amant puissant. Elle vit avec surprise que son mari était à la tête de cette ligue infâme, et que lui, sa belle-mère, la duchesse de Bade, la marquise de la Baume [421], cette maîtresse de Bussy si odieuse à madame de Sévigné, s'employaient tous pour servir la passion de Louvois. Ce qui parut le plus méprisable à Sidonia, c'est que ces princesses, ces femmes titrées, ces grands seigneurs se desservaient, se calomniaient mutuellement, intriguaient les uns contre les autres auprès de Louvois, afin d'être exclusivement employés, et se faire à ses yeux le mérite d'avoir seuls contribué à lui fournir les moyens de triompher d'elle [422]. Louvois, s'apercevant du dégoût que tant de bassesse inspirait à Sidonia, résolut d'agir près d'elle sans intermédiaire. Quand il était absent et ne pouvait l'entretenir, il lui écrivait des lettres passionnées, qui flattaient l'orgueil de cette jeune femme, mais qui ne pouvaient vaincre sa répugnance, quoiqu'elle fût disposée à le trouver aimable [423]. Mais ce que Louvois croyait être le plus utile au succès et donner plus de prix à ses poursuites lui nuisait. Il pouvait faire intervenir la volonté du roi, bien qu'il ne fût pas encore ministre en titre. Par la confiance que Louis XIV avait en lui, il était plus puissant qu'un ministre; ce qui déplaisait à Sidonia. Elle ne voyait en Louvois qu'un second Colbert qui voulait l'assujettir, et lui enlever pour jamais son indépendance. Un jour Louvois, profitant du libre accès que lui donnaient auprès d'elle ses intelligences avec tous ceux qui l'entouraient, vint la voir à onze heures du soir, lorsqu'elle était prête à se mettre au lit et que ses lumières étaient éteintes [424]. Cette audace l'offensa, et elle lui répondit de manière à l'empêcher de prolonger sa visite. La princesse de Bade, trois jours après, au lever de la reine, raconta ce fait de manière à faire croire que Sidonia avait cédé aux désirs de Louvois.
Sidonia, donnant un libre cours à la calomnie, laissa s'établir cette croyance. L'aversion qu'elle témoignait hautement pour son mari la rendait très-indifférente sur le soin de sa réputation: cette erreur, en outre, lui servait à tromper tout le monde et à envelopper d'un profond mystère le secret d'un amour qui fut peut-être le seul qu'elle ait jamais éprouvé et qui, comme tout premier amour, remplissait son cœur de tendresse et de volupté.
Elle avait fait son choix, elle avait un amant: c'était un cousin germain de son mari; elle pouvait le voir chez elle fréquemment sans choquer les convenances, sans faire naître aucun soupçon. Ce cousin, c'était le beau, le brillant, le célèbre (célèbre à la cour, mais nullement encore à l'armée), c'était, dis-je, le marquis de Villeroi [425], ami du roi, compagnon de son enfance, type des grands seigneurs de la jeune noblesse, aimable, héros de toutes les fêtes, donnant les modes; enfin, celui que madame de Coulanges ne nomme jamais que le charmant [426].
Quand Sidonia s'éprit du marquis de Villeroi, il était aimé de la princesse de Monaco, qui lui avait sacrifié le duc de Lauzun. Mais, pure encore de toute intrigue galante, plus jeune, plus belle, Sidonia était pour le marquis de Villeroi une conquête plus désirable, plus glorieuse, plus honorable (qu'on m'excuse de profaner ce mot, pour m'assujettir au langage immoral de cette époque). Il fut donc facile à Sidonia d'obtenir de Villeroi le sacrifice de la princesse de Monaco. Elle se fit livrer toutes les lettres qu'il avait reçues de celle-ci et même celles de Lauzun [427], que madame de Monaco avait eu l'imprudence de remettre à son nouvel amant. Comme Villeroi avait des ménagements à garder avec Louvois, et que Sidonia, de son côté, devait soigneusement dérober le secret de ses sentiments à son mari, à tout ce qui l'entourait et la surveillait, il fut convenu, entre elle et Villeroi, que lui ne romprait pas avec la princesse de Monaco, et qu'elle, de son côté, dissimulerait avec Louvois, et entretiendrait ses espérances.
Mais Sidonia était bien jeune, bien inexpérimentée et surtout trop fortement dominée par ses passions pour jouer avec succès une si difficile partie: elle n'en pouvait prévoir les dangers. Langlée fut le premier qui soupçonna l'amour de Sidonia pour Villeroi. Né de la domesticité du château, familier avec tous, même avec le roi, Langlée, dès sa plus tendre enfance, n'avait en quelque sorte respiré d'autre air que celui de la cour, et il en connaissait les plus obscurs réduits et les plus honteux mystères. Par ses richesses, son faste et son jeu, il avait acquis l'importance d'un grand seigneur. Louvois avait eu recours à lui pour être l'entremetteur de ses amours avec Sidonia. Langlée, trop expérimenté pour faire part de ses soupçons à Louvois, en parla à Courcelles. Celui-ci, pour forcer Louvois à des concessions et à des faveurs, voulait qu'il ne dût qu'à lui seul la possession de sa femme. Il fit donc à Sidonia de violents reproches de son inclination pour Villeroi; il interdit à celui-ci l'entrée de sa maison. Comme il ne pouvait ou ne voulait pas en agir ainsi à l'égard de Louvois, il emmena pendant quelque temps Sidonia à Marolles, puis il la ramena à Paris. Aussitôt qu'elle n'eut plus la liberté de recevoir chez elle son amant, Sidonia chercha les moyens de le voir ailleurs. Elle accepta la proposition que lui fit Villeroi de se donner rendez-vous chez un ami. L'abbé d'Effiat occupait à l'Arsenal, près de l'hôtel de Courcelles, un très-bel appartement qui lui avait été donné par le duc de la Meilleraye, son beau-frère. Fils du maréchal d'Effiat, l'abbé (qui n'était point dans les ordres, puisque madame de Sévigné nous parle de son mariage projeté) était un des plus jolis hommes de son temps [428]: formé à l'école de Ninon, qui l'avait pendant quelque temps placé au nombre de ses amants, il était tellement dangereux pour les femmes que, par ce seul motif, Louis XIV crut devoir l'exiler de sa cour. Madame de Sévigné, qui trouvait le jeune abbé aimable, l'appelait par plaisanterie son mari [429]. Il avait été un des premiers à tenter la conquête de Sidonia. Villeroi l'ignorait, et Sidonia se garda bien de l'en instruire. D'un autre côté, Louvois savait que Louis XIV avait eu les yeux assez éblouis par la beauté de la princesse de Monaco pour en faire l'objet d'une infidélité passagère, et que le jeune Villeroi, croyant n'avoir à la disputer qu'à Lauzun, avait été quelque temps rival du monarque sans s'en douter.
Ainsi, par le dévouement de l'abbé d'Effiat, par le silence de Langlée, Louvois était dans une complète illusion, et ne soupçonnait pas que Villeroi eût seulement une pensée, un désir pour la marquise de Courcelles. La princesse de Monaco, de son côté, était bien loin de se douter que les lettres qu'elle écrivait à Villeroi étaient toutes décachetées par Sidonia, et que les réponses de Villeroi à ces lettres, quand il était à l'armée, n'étaient faites que sur des extraits que Sidonia envoyait à son amant.
De la position où le manége d'une jeune femme de dix-sept ans plaçait tant de personnages sans conscience en amour résulta une complication d'événements imprévus et d'intrigues, telle qu'aucun auteur dramatique n'oserait en risquer une semblable sur la scène. D'après le récit confus et plein de réticences que la marquise de Courcelles en a fait elle-même, il est difficile de bien comprendre les circonstances des actions qu'elle fait connaître et de se rendre compte des motifs qu'elle leur assigne.
Ce qui est certain, c'est qu'elle était en proie aux deux passions qui anéantissent le plus complétement en nous l'empire que, par la raison, nous exerçons sur nous-même. Sa haine pour son mari égalait son amour pour Villeroi. La nécessité où elle s'était trouvée d'avoir à se défendre, dès son entrée dans le monde, contre les piéges et les embûches de ceux qui voulaient par la violence s'emparer de sa fortune, et la rendre victime de leur ambition ou se venger de ses refus, lui avait appris de bonne heure à connaître la puissance de ses moyens de séduction. Le besoin qu'elle eut de les employer sans cesse, les exemples que lui donnait le monde au milieu duquel elle vivait contribuèrent, encore plus que sa fougueuse nature, à étouffer en elle le sentiment de la pudeur. Elle ne trouvait pas que les passagères surprises des sens portassent aucune atteinte à la sincérité du cœur; et elle se persuada qu'on pouvait, sans scrupule, être à la fois constante et infidèle. Ainsi, pour pouvoir continuer sa liaison avec Villeroi et mieux s'assurer de la discrétion de l'abbé d'Effiat [430], elle fut forcée de souffrir que celui-ci mît à profit pour l'amour les services qu'il rendait à l'amitié. Louvois avait confié à la princesse de Monaco ses desseins sur Sidonia; il désirait qu'elle engageât Villeroi à agir pour lui auprès de sa jeune cousine. Villeroi y consentit: pour ne pas éveiller les soupçons, il écrivit à son amante les motifs qu'il avait pour qu'elle se montrât aimable envers Louvois. Elle était d'autant plus portée à se prêter à ce qu'on lui demandait qu'elle voulait se servir de ce dernier pour se soustraire aux persécutions de son mari et de sa belle-mère. De la part de l'un et de l'autre, ces persécutions avaient pour but de se montrer auprès de Louvois les seuls qui pussent disposer d'elle. Pour prix de ses complaisances, Sidonia exigea de Louvois de n'être plus gênée dans sa liberté, et de n'accueillir aucune des demandes qui lui seraient faites par son mari et par la famille de son mari.
L'amour-propre de Louvois fut flatté de ne devoir qu'à lui-même les progrès qu'il croyait avoir faits dans le cœur de Sidonia, et de n'avoir pas à acheter un succès peu flatteur par des grâces imméritées. Courcelles était entièrement dans sa dépendance pour son avancement et sa fortune; et il suffit à Louvois de montrer un visage sévère et d'exprimer son mécontentement pour que Sidonia se vît entièrement libre. Elle devint l'objet des attentions et des flatteries d'une famille qui n'avait eu pour elle que des rigueurs et qui la détestait. Mais, pour obtenir un tel résultat, elle fut forcée d'engager son indépendance, et de faire cesser la longue résistance qu'elle avait opposée à Louvois. Celui-ci fut glorieux et ravi de faire rejaillir sur elle tout le crédit et la considération que pouvait lui donner la réputation d'avoir soumis au pouvoir de ses charmes un homme si puissant, en si grande faveur auprès du monarque. Louis XIV venait de le nommer ministre, et de lui donner entrée au conseil. C'est alors qu'on vit Sidonia paraître à la cour. Par sa folâtre gaieté, son esprit vif et brillant, ses manières gracieuses et enfantines, elle plut singulièrement à Henriette, duchesse d'Orléans, et, toujours désirée, elle fut un ornement de toutes les fêtes et de tous les divertissements que donnait cette princesse. Ainsi tout réussissait à Sidonia; son orgueil, son amour, sa haine, ses penchants aux déréglements de la coquetterie, tout se trouvait satisfait. Mais un bonheur ourdi par tant de perfidies ne devait pas durer longtemps; et le secret de ses ruses libertines fut enfin révélé par ses imprudences et par celles de son amant.
Ce fut en 1667: la guerre commençait; le roi, sa cour et les ministres allèrent rejoindre l'armée. Louvois et Villeroi étaient du nombre. Sidonia était restée à Saint-Cloud avec la duchesse d'Orléans [431]. Celle-ci recevait souvent les visites de madame de Monaco, qu'elle aimait. La vue de cette rivale réveilla la jalousie de Sidonia. C'était Sidonia qui, à l'insu de madame de Monaco, faisait passer à celle-ci les lettres que Villeroi n'avait cessé de lui écrire: Sidonia les recevait avec les siennes, sous une même enveloppe, par des courriers dont Louvois signait lui-même les passe-ports. Mais, fatiguée d'être ainsi l'instrument de la joie que ces lettres causaient à madame de Monaco, Sidonia obtint de Villeroi qu'il lui écrirait plus rarement, et qu'il lui enverrait des courriers sans autres dépêches que les lettres qui lui étaient destinées. On avait pris Oudenarde (31 juillet), et le duc de Gramont avait été chargé d'en apporter la nouvelle à la reine. Aussitôt après cet événement, le marquis de Villeroi avait envoyé secrètement Charleville, son valet de chambre, pour porter ses dépêches à la marquise de Courcelles [432]. Charleville arriva avant le duc de Gramont; et l'envie de répandre la première une nouvelle agréable fit que Sidonia parla de la prise d'Oudenarde, sans dire par quel moyen elle en avait été instruite. Lorsque Gramont en toute hâte arriva à Paris, la cour connaissait déjà la nouvelle qu'il apportait. On se demanda par qui cette nouvelle avait été dite en premier, et on ne put le savoir. Charleville, selon les instructions qu'il avait reçues, s'était caché aussitôt après avoir remis à Sidonia ses dépêches, et n'avait point paru à l'hôtel de Villeroi. Mais, s'ennuyant dans sa retraite, il crut concilier les ordres de son maître et son envie de voir le jour en se déguisant en Polonais. Ainsi accoutré, il parut dans la cour du château de Saint-Germain en Laye. C'était justement l'heure où la reine sortait pour aller au salut. Comme toutes les femmes qui l'entouraient, la reine fut frappée de l'habillement du faux Polonais; on lui ordonna d'approcher, et il fut contraint d'obéir. Parmi les femmes qui composaient en ce moment le cortége de la reine se trouvaient la princesse de Monaco, la marquise de Courcelles et sa belle-mère. Celle-ci reconnut aussitôt Charleville, et l'appela par son nom. Pour la princesse de Monaco, dont les craintes jalouses avaient été éveillées par l'interruption de sa correspondance avec Villeroi, ce fut un trait de lumière soudain et terrible, comme l'éclair qui précède la foudre. Tous ses soupçons furent confirmés, et tous les mystères devinés par un seul regard jeté sur Sidonia, qui ne sut ni composer son visage ni déguiser le trouble de son âme. La princesse de Monaco trouva la belle-mère de Sidonia, sa belle-sœur, la marquise de la Baume et son mari empressés à s'associer à sa vengeance: elle fut cruelle. L'appartement qu'occupait Sidonia fut fouillé; ses cassettes furent ouvertes, et on y trouva non-seulement les lettres que Villeroi lui avait écrites, mais encore toutes celles qu'il lui avait remises particulièrement, et les lettres que madame de Monaco avait adressées à Puyguilhem, depuis duc de Lauzun.
La princesse de Monaco intéressa toute la cour à sa douleur, et l'on fut révolté de la perfidie de Villeroi. Sa complice devint un objet de colère et de réprobation pour tous ceux qui l'avaient accueillie et protégée; Madame surtout ressentit vivement l'insulte faite à une princesse qu'elle aimait et qui était la surintendante de sa maison [433]. Sidonia retomba sous le joug oppresseur et insultant de son mari, de sa belle-mère, de sa belle-sœur, qui la séquestrèrent et l'empêchèrent de faire un pas sans être suivie et surveillée. Elle se consolait de toutes ses disgrâces par la certitude qu'elle croyait avoir d'être aimée de Villeroi. Les lettres qu'elle lui écrivait furent interceptées, et elle ne reçut point de réponse. Les inquiétudes et les serrements de cœur que ce silence lui fit éprouver lui faisaient répandre des larmes durant le jour et passer les nuits sans sommeil; mais quand elle apprit que, par la crainte d'encourir la disgrâce de Louvois, de Monsieur et du roi lui-même, Villeroi avait promis de l'abandonner, de ne plus lui écrire, de ne plus la revoir,
elle qui n'avait foi qu'en l'amour, qui alors pour Villeroi aurait sacrifié l'univers entier, s'abandonna à un tel désespoir qu'elle eut une fièvre maligne qui dura quarante jours et qui la mit aux portes du tombeau. Elle reçut l'extrême-onction; sa mort fut annoncée dans la Gazette, qui eut à se rétracter et qui devait par la suite faire plus d'une fois mention de ses étranges aventures. Elle fut soignée avec beaucoup de sollicitude par ceux dont elle était haïe, parce qu'ils craignaient, si elle mourait sans faire de testament, d'être privés de la jouissance de ses grands biens. Durant sa convalescence, on n'osa pas la gêner dans sa liberté.
Sa maladie lui avait fait perdre sa belle chevelure; et lorsque la fièvre l'eut quittée, ses yeux caves, son visage pâle, amaigri la faisaient ressembler à un spectre sorti de la tombe [434]. Un jour elle alla se promener, contre son ordinaire, sans son carrosse, sans les gens de sa livrée, mais dans la voiture de la comtesse de Castelnau, qui la conduisit à la porte Saint-Bernard: elle y rencontra plusieurs personnes avec lesquelles elle était liée, et n'en fut point reconnue. Son chagrin fut si grand que dès le lendemain elle partit pour Orléans, et qu'elle alla se renfermer dans le couvent où elle avait été élevée. Heureuse si, docile aux sages remontrances d'une tante qui avait pour elle un amour maternel, elle avait été satisfaite de trouver là, enfin, un asile assuré contre les persécutions de son mari et de sa famille [435]!
La vie réglée du cloître, les chants pieux, les prières, les exhortations de l'abbesse de Saint-Loup opérèrent un heureux changement chez Sidonia: le calme se rétablit dans son âme agitée. Sa convalescence fit de rapides progrès; sa santé devint plus florissante qu'elle n'avait jamais été; sa beauté brilla d'un éclat plus grand qu'avant sa maladie. Alors elle quitta le couvent, reparut dans le monde; et son penchant à la coquetterie la domina plus impérieusement qu'à l'époque où elle se croyait obligée de le déguiser. Le scandale de ses aventures augmenta le nombre de ses adorateurs: elle avait acquis cette malheureuse célébrité qui, sous l'influence de la corruption des mœurs, environne la beauté d'un scandaleux prestige et en accroît l'éclat et la puissance. Louvois, qui, malgré les preuves qu'il avait eues de la perfidie de Sidonia, en était toujours épris, revint la voir. De tous ceux qui alors la courtisaient, c'était celui qui lui plaisait le moins; et cependant, comme Louvois pouvait la protéger contre sa belle-mère et contre son mari, elle n'osait pas se soustraire aux droits qu'elle lui avait donnés précédemment sur sa personne [436].
«Après un mois de solitude et de retraite, dit-elle dans ses Mémoires, je revins à Paris. M. de Louvois me rendit ses soins ordinaires; mais j'avais pris tant de plaisir à le tromper que je ne pouvais plus m'en passer. L'hiver vint, et me fournit mille occasions pour me satisfaire là-dessus. Je me masquais toutes les nuits avec MM. d'Elbeuf, de Bouillon et le comte d'Auvergne, avec M. de Mazarin et M. de Rohan, mais jamais avec M. de Louvois; et, quelque prière qu'il m'en fît, je lui faisais naître des impossibilités journalières pour cela. Un jour que, pour le consoler, j'avais promis de me trouver dans une assemblée et de me faire connaître à lui sous un habit que je lui avais marqué, j'en pris un tout différent; et après avoir joui longtemps du plaisir de le voir, inquiet, me chercher inutilement, j'eus la folie d'en faire confidence à M. de Marsan, qui se trouva près de moi; et, parlant avec chaleur, je déguisai si peu mon ton de voix qu'il fut reconnu de tout le monde, et de Louvois plus tôt que de personne. Ce fut une nouvelle querelle; elle aurait été la dernière si une madame de la Brosse n'avait trouvé l'invention de nous raccommoder [437].»
Le jeu que s'était permis Sidonia avec Louvois lui réussit mal. Pour se venger d'elle, ce ministre la fit enfermer (en 1669), par ordre du roi, dans le couvent des Filles Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, celui-là même où madame de Sévigné aimait à faire ses retraites. La marquise de Courcelles se lia avec la duchesse de Mazarin, qui se trouvait ainsi qu'elle, pour cause d'inconduite, renfermée dans ce couvent. Les Mémoires de cette duchesse nous apprennent que le crédit des amis que la marquise de Courcelles avait à la cour lui fut fort utile pour obtenir du roi la permission de plaider contre son mari. Jamais le sort ne réunit deux femmes dont l'âge, les penchants, les caractères, la destinée fussent mieux assortis. Toutes deux jeunes, belles, spirituelles, coquettes et folâtres [438], elles avaient fait toutes deux la fortune de leurs maris; toutes deux les détestaient, et voulaient s'en séparer; toutes deux bravaient l'autorité des lois. Elles désolèrent tellement les religieuses de Sainte-Marie [439] par leurs folies extravagantes que celles-ci obtinrent enfin d'en être délivrées. On les fit entrer à l'abbaye de Chelles, d'où le duc de Mazarin voulut, à la tête de soixante cavaliers, enlever sa femme, sans pouvoir y réussir. La duchesse eut la permission de rester séparée de son mari tant que durerait le procès qu'il lui avait intenté. Sortie de l'abbaye de Chelles, la marquise de Courcelles alla demeurer au palais Mazarin, chez la duchesse son amie [440]. Elles avaient obtenu la permission de ne pas se séparer. Dans le couvent, leur amitié paraissait indissoluble; dans le monde, elles devinrent rivales. Elles se disputèrent la conquête du marquis de Cavoye, un des plus beaux hommes de la cour. La marquise de Courcelles, qui l'emporta sur la duchesse, ne voulut point rester au palais Mazarin, et aima mieux aller rejoindre son mari [441] que de devoir l'hospitalité à sa rivale. Courcelles fut instruit, par la duchesse de Mazarin, de la liaison de sa femme avec Cavoye. Un duel eut lieu; et, après s'être battus en braves, les deux champions eurent une explication, s'embrassèrent, et devinrent amis. Mais Louis XIV fut irrité de ce qu'on enfreignît ses ordonnances sur le duel: il permit à la justice d'informer; et les deux coupables furent mis en prison [442]. On fut indigné contre Sidonia: son mari, soutenu par l'opinion publique, n'éprouva plus aucun obstacle pour exercer sur elle, dans toute sa rigueur, son autorité maritale. Obligé de partir pour l'armée, il l'envoya à son château de Courcelles, dans le Maine, où elle se trouva placée sous la dure surveillance de sa belle-mère. Elle sut la mettre en défaut, ou plutôt, peut-être, elle tomba dans le piége qu'on lui tendait. Un beau jeune homme, nommé Jacques Rostaing de la Ferrière, qui avait été page de l'évêque de Chartres, oncle du marquis de Courcelles, et qui par cette raison avait un libre accès au château, plut à Sidonia, et la rendit enceinte. Dès que Courcelles en fut instruit, il envoya un officier et quelques-uns des soldats qui étaient sous ses ordres pour garder sa femme à vue [443]. Il lui intenta un procès en adultère, ainsi qu'à Rostaing. Le juge de Château-du-Loir informa, et lança (le 6 juin 1669), contre la marquise, un décret de prise de corps, ainsi que contre Rostaing. Celui-ci disparut. Gardée par ceux que son mari avait envoyés, Sidonia fut transférée au château de la Sanssorière, appartenant à Henri de Sancelles, seigneur d'Oiray, parent du marquis de Courcelles; et là elle accoucha, le 9 juillet 1669, d'une fille. Après ses couches, elle fut conduite dans les prisons de Château-du-Loir. Sans conseil, sans connaissance des lois, lorsqu'elle fut pour la première fois interrogée, croyant se venger de son mari et dans l'espoir d'en être séparée, elle déclara qu'elle était enceinte d'un autre que de lui; mais elle refusa de nommer l'auteur de sa grossesse. C'est en vain qu'elle voulut depuis rétracter cet imprudent aveu: une sentence du 7 septembre 1669 la déclara convaincue d'adultère; elle fut condamnée à être cloîtrée, et sa dot fut confisquée au profit de son époux. C'était le résultat que celui-ci avait voulu atteindre; mais dès qu'il l'eut obtenu, l'opinion l'abandonna, et se tourna vers sa femme. On s'intéressait à ses malheurs; et, parmi la jeunesse de la cour, plusieurs des plus riches et des plus puissants aspiraient à se mettre au rang de ses protecteurs. Par le secours de M. de Rohan, Sidonia s'échappa de sa prison. Des chevaux de relais, disposés sur la route, la conduisirent rapidement jusqu'à Luxembourg; puis, peu de temps après, selon le conseil de ses nombreux amis, elle revint à Paris, et se constitua prisonnière à la Conciergerie.
Son système de défense était de soutenir qu'elle n'était point coupable, et que sa fille était bien du fait de son mari, dont Rostaing, disait-elle, était le complice. Elle dévoila les moyens odieux employés pour lui ravir sa fortune. Ce qui donnait du poids à ses assertions, c'est que Rostaing fut arrêté dans l'intérieur même de l'Arsenal, où il ne pouvait résider sans une permission de Courcelles, qui y commandait. Elle produisit un testament qu'on l'avait forcée de signer en faveur de ce parent du marquis de Courcelles, de ce Henri de Sancelles, seigneur d'Oiray, qui avait osé consentir à être son geôlier. Alors le procès de la marquise de Courcelles devint la grande affaire du jour. Madame de Sévigné y revient souvent dans ses lettres à sa fille. Dans celle qui est en date du 26 février 1672, elle dit: «L'affaire de madame de Courcelles réjouit fort le parterre. Les charges de la Tournelle sont enchéries depuis qu'elle doit être sur la sellette. Elle est plus belle que jamais. Elle boit, et mange, et rit, et ne se plaint que de n'avoir pas encore trouvé d'amant à la Conciergerie [444].» Et madame de Montmorency écrivait à Bussy: «On croit que l'affaire de madame de Courcelles ira bien pour elle; je crains que ce ne soit son mari qui ne soit rasé et mis dans un couvent. Madame de Cornuel l'a averti d'y prendre garde, et l'a assuré que le parlement de Paris ne croyait non plus aux c.... qu'aux sorciers.» Madame de Cornuel se trompait. Madame de Sévigné, mieux informée, écrivait à sa fille: «Madame de Courcelles sera bientôt sur la sellette; je ne sais si elle touchera il petto adamantino de M. d'Avaux; mais jusqu'ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse [445].» Le procès, en se prolongeant, ne soutint pas madame de Courcelles dans ses espérances. Elle disait bien, avec quelque vérité: «Je ne crains rien, puisque ce sont des hommes qui sont mes juges;» mais l'ennui la gagna, et elle s'évada de la Conciergerie à l'aide des habits d'une femme de chambre dévouée. Elle alla rejoindre en Angleterre la duchesse de Mazarin, avec laquelle elle s'était réconciliée. Ces deux femmes avaient trop besoin de se justifier l'une par l'autre et de se rendre de mutuels services pour qu'elles pussent rester toujours divisées [446].
Cependant Sidonia retourna promptement en France; un motif puissant la contraignait d'y revenir: elle avait formé un nouvel attachement. Elle avait enfin rencontré dans François Brulart du Boulay, capitaine au régiment d'Orléans, un amant honnête homme; non dans le sens que les libertins de la cour et le monde d'alors attachaient à cette expression, mais dans le sens le plus vrai et le seul admis aujourd'hui. Ce n'était ni par le grade élevé qu'il occupait dans l'armée ni par l'ancienneté de sa noblesse que du Boulay pouvait être distingué, mais par la franchise de son caractère, par la droiture et l'élévation de ses sentiments, par la sensibilité de son cœur, toujours porté aux actions généreuses. Recherché dans le grand monde par son esprit et son amabilité; lié même avec des jeunes gens de son âge, qui à la course faisaient remarquer par leur conduite peu réglée, lui, qui ne partageait pas leur dépravation, n'avait pu voir Sidonia sans compatir à ses peines. Les basses intrigues dont elle avait été la victime excusaient à ses yeux tous ses torts. Il la crut capable d'un attachement durable, et, se flattant d'avoir réussi à le lui inspirer, il se dévoua tout entier à elle, et savourait avec délices le plaisir de posséder une femme si charmante. Mais plus son amour était violent, sincère, plus il voulait être aimé sans partage: la seule idée d'une infidélité faisait palpiter son cœur. Malheureusement le souvenir des aventures de Sidonia, dont une partie lui était connue, tendait sans cesse à combattre cette aveugle confiance que l'amour inspire; la plus légère circonstance éveillait ses soupçons, et, dès le commencement de sa liaison, les noirs fantômes de la jalousie troublèrent son bonheur.
Sidonia ne paraissait pas s'être corrigée de cette légèreté et de cette coquetterie dont elle avait donné tant de preuves. Absente, il la jugeait d'après sa vie passée, et toutes ses défiances renaissaient; présente, il sentait aussitôt toutes ses craintes se dissiper. Elle était si gaie, si folâtre, si indiscrète, même dans les aveux qui lui étaient contraires; le son de sa voix était si doux, les mouvements de sa tendresse si vifs et si spontanés, ses beaux yeux si éclatants, si expressifs, qu'alors il se reprochait ses défiances comme un sacrilége contre l'amour, comme une injure faite à une amante excellente et dévouée. Lors même qu'il n'était plus auprès d'elle, les indices accusateurs de ses écarts se trouvaient combattus par les lettres si spirituelles, si aimables, si pleines de tendresse qu'elle lui écrivait: le plaisir qu'il éprouvait à les lire et à les relire entretenait sa passion et lui faisait repousser tout ce qui pouvait y être contraire. C'est là-dessus qu'il insiste dans l'avertissement du recueil de ses lettres, qu'il avait formé pour ses amis: «Les personnes, dit-il, de l'un et de l'autre sexe qui ont trouvé mauvais que je l'aie tant aimée, après ce que la renommée m'en avait appris, se trouveront un peu embarrassées elles-mêmes quand elles auront lu ses lettres, et que je leur aurai dit, en passant, que cet esprit était accompagné d'une figure très-aimable, avec toutes les proportions et toutes les grâces que la nature sait mettre dans un ouvrage quand elle prend bien du plaisir à le faire [447].»
Cependant, lorsque, à son retour d'Angleterre, elle vint à Paris incognito, elle paraît avoir, à l'insu de du Boulay, qui n'en fut informé que longtemps après, renouvelé ses liaisons avec le duc de Rohan, avec Crillon et surtout avec le marquis de Villars, qui devint son protecteur avoué, son conseil, l'agent principal de ses affaires.
Trop exposée à Paris à être reprise, Sidonia alla d'abord s'enfermer dans le château d'Athée, près d'Auxonne [448], qui appartenait à un de ses parents, nommé Lusigny. Du Boulay vint l'y rejoindre, et la conduisit à Genève [449]: là, hors du territoire français, et déguisée sous le nom de madame de Beaulieu, elle se crut en sûreté. Mais sa beauté la fit remarquer; et la duchesse de Mazarin, qui était en route pour Augsbourg, étant venue la voir en passant, accrut encore la curiosité publique sur celle qu'on n'appelait plus à Genève que la belle étrangère. On interrogeait ses domestiques, on se groupait dans les rues pour la voir passer [450]. Mais la manière dont elle sut, par son maintien sage et réservé, par son esprit, par la variété de ses moyens de plaire, se concilier la confiance des premiers magistrats de la république et s'en faire un appui; les ressources qu'elle trouva dans les attraits de son commerce pour gagner l'amitié des femmes les plus sévères et les plus considérées sont des faits attestés par deux écrivains contemporains, Bayle et Gregorio Leti.
Bayle, alors âgé de vingt-sept ans et précepteur des enfants de M. le comte de Dhona, la vit à Copet: il parle avec admiration de «cette enjouée aventurière qui a fait tant de fracas et tant charmé la maison de M. le comte [451].»
Elle fit sur Gregorio Leti une bien plus forte impression que sur le jeune philosophe de Carlat. Gregorio Leti est le père du style romantique: nul n'a égalé sa fécondité et ses succès; il a écrit en langue italienne, dans un style toujours extravagamment figuré, plus de cent volumes, dont quelques-uns forment d'épais in-quarto. Si on excepte la Vie de Sixte-Quint, pas un seul de ces volumes n'est lu aujourd'hui. Telle était cependant la haute réputation dont jouissait de son temps Gregorio Leti que Louis XIV voulut, s'il consentait à se faire catholique, se l'attacher en qualité d'historiographe; que l'Angleterre le disputa au roi de France; que la Hollande négocia pour l'enlever à l'Angleterre; que la duchesse de Savoie, alors régente, voulut le fixer dans ses États; et que la république de Genève lui concéda gratuitement, et sans aucuns frais, le droit de bourgeoisie, faveur qui n'avait été accordée à personne avant lui. Sidonia avait été munie d'une lettre de recommandation pour cet illustre auteur, alors retiré à Genève, où il jouissait d'une considération qui lui donnait un grand ascendant sur les esprits.
Lorsque Sidonia vint lui présenter sa lettre, il fut tellement surpris et charmé à la vue d'une si belle personne qu'il ne put jamais se guérir de l'amour qu'elle lui avait inspiré; et, à Genève comme à Paris, elle put toujours disposer de lui pour les divers services qu'elle eut à lui demander. Dans les lettres qu'il a écrites au duc de Giovanazzo, ambassadeur d'Espagne à Turin [452], il a tracé d'elle un portrait qui, pour l'exagération du style figuré, n'a de pareil que quelques-unes des pages de plusieurs romanciers modernes. Il s'exprime avec plus d'esprit et de naturel quand il fait au duc le récit de sa première entrevue avec elle: «J'avoue à votre excellence, dit-il, qu'en voyant une si grande beauté je restai tout ébloui, d'autant plus qu'avec une politesse pleine de grâce elle s'approcha de moi, et me donna un baiser à la française, en me disant: «Ne croyez pas, monsieur Leti, que je sois ici pour quelque mauvaise affaire; ce qui m'amène, c'est que mon mari me veut, et que je ne le veux pas.» Alors je répondis en plaisantant: «Certes, madame, il y a bien d'autres personnes qui vous voudraient, parce que vos beautés sont trop grandes pour être le partage d'un seul.»
Le commerce que Sidonia entretenait avec du Boulay était un secret soigneusement gardé par tous deux; mais il finit par être connu à Paris à la fin de l'année 1675. Madame de Sévigné écrivit alors à sa fille: «Connaissez-vous du Boulay? oui. Il a rencontré par hasard madame de Courcelles: la voir, l'adorer n'a été qu'une même chose. La fantaisie leur a pris d'aller à Genève. Ils y sont; c'est de ce lieu qu'il a écrit à Manicamp la plus plaisante lettre du monde [453].» Madame de la Fayette [454], qui connaissait du Boulay et la violence de sa passion pour Sidonia, avait prédit son voyage.
Cependant la position où se trouvait madame de Courcelles, accusée d'adultère, la forçait, ainsi que du Boulay, à prendre des précautions infinies pour ne pas donner de nouvelles armes à l'accusation: de sorte que, lorsqu'il quittait Paris pour se rendre auprès d'elle, il lui fallait, pour dérouter les soupçons, ne pas paraître à Genève, se cacher dans une campagne des environs, vivre solitaire; tandis que Sidonia, connue et aimée de toute la ville, se livrait sans contrainte à sa gaieté naturelle, était de toutes les fêtes, faisait entendre sa belle voix dans tous les concerts, et jouissait du plaisir suprême, pour une coquette accomplie, d'être admirée et entourée. Sidonia participait même aux divertissements les plus virils, montant à cheval avec hardiesse, et, comme la duchesse de Bouillon, aimant la chasse et maniant un fusil avec une dextérité remarquable. Elle était surtout bien accueillie du comte et de la comtesse Dhona [455]. Le comte Dhona était de la religion protestante [456] et alors retiré à Genève, où il se faisait aimer des habitants par son esprit, son caractère, sa magnificence. Sa société était la plus brillante de la ville, et Sidonia y trouvait tous les agréments dont elle était habituée à jouir. Son genre de vie ne pouvait plaire à du Boulay, non plus que celui auquel il était contraint de s'assujettir. Les services qu'il rendait à Sidonia, son généreux dévouement à tous ses intérêts avaient produit en elle une vive reconnaissance et une amitié tendre qui ressemblait à l'amour; mais cet amour était loin d'égaler la passion ardente que du Boulay ressentait pour elle et qu'elle-même avait éprouvée pour Villeroi. L'habitude qu'elle avait contractée dans l'intérêt de ce premier attachement, avec l'approbation d'un amant peu délicat, de former deux parts de son existence, celle des sens et celle du cœur, faisait qu'en l'absence prolongée de celui auquel elle s'était donnée elle n'était plus maîtresse d'elle-même, et qu'elle se pardonnait tout. Sa conscience était en repos lorsqu'elle se sentait pour son amant la même préférence, la même tendresse exclusive. Du Boulay aurait pu la retenir dans les doux liens d'un mutuel amour s'il ne l'avait pas quittée; s'il avait pu, en les partageant, se livrer avec elle aux joies et aux distractions du monde; si aux prévenances et aux complaisances de l'amant il avait joint les facilités et les droits de l'époux. Mais il était obligé, par ses devoirs de militaire, de résider longtemps loin de celle qu'il aimait; et pendant ses absences Sidonia eut plusieurs intrigues galantes, qu'elle s'efforça d'envelopper d'un profond mystère.
Il lui fut impossible d'échapper sans cesse à la surveillance de du Boulay; et alors les fureurs jalouses, les reproches amers convertirent les délices de leur union en un supplice continuel. Du Boulay l'aimait encore avec passion, malgré ses déréglements; et elle lui était toujours de plus en plus attachée par l'estime, par la reconnaissance, par les preuves qu'il lui donnait tour à tour de son désintéressement, de sa loyauté, de la bonté de son cœur. Il n'est pas même jusqu'à ses fureurs jalouses qui ne fussent pour elle un lien de plus; car elles étaient une preuve de l'amour violent et délicat qu'elle lui inspirait et dont sa vie de cour ne lui avait fourni aucun exemple. Ainsi ces deux êtres, fortement attirés l'un vers l'autre et violemment tourmentés l'un par l'autre, ne pouvaient ni se séparer ni rester unis.
Du Boulay avait une sœur d'une raison supérieure, qu'il chérissait, à laquelle il ne cachait rien et dont il suivait presque toujours les conseils. Elle avait en vain combattu sa passion pour Sidonia; mais quand elle vit que cette passion était devenue pour lui un sujet continuel de tourments sans aucune compensation, elle chercha à profiter des preuves qu'elle avait acquises de l'inconstance de Sidonia pour arracher son frère aux séductions de cette femme. Elle l'exhortait continuellement à avoir le courage de rompre tout à fait une liaison si fatale à son repos. N'avait-il pas, toujours occupé des affaires de cette perfide maîtresse, négligé les siennes, sacrifié son temps, sa fortune, son état, ses projets d'ambition? N'avait-il pas, pour la rejoindre, quitté amis, parents, résisté aux conseils, aux instances d'une sœur? N'avait-il pas renoncé à toute autre liaison, renoncé à l'espoir d'épouser une riche héritière? Ne s'était-il pas privé des plaisirs de Paris et des sociétés brillantes où on aimait à le voir? Jusqu'où voulait-il pousser le pardon des ruses, des mensonges, des infidélités répétées d'une femme à laquelle il se sacrifiait? Jusqu'à quand enfin cesserait-il de supporter la honte et le ridicule d'un tel attachement? Du Boulay reconnaissait la vérité de ces reproches, et était convaincu de l'excellence de ces conseils; mais l'empire qu'exerçaient sur lui les caresses de Sidonia, ses tendres protestations l'empêchaient de prendre la résolution de l'abandonner et de l'oublier pour toujours [457].
Enfin Sidonia se livra aux caprices de ses penchants jusqu'à perdre le sentiment de sa dignité; et, suivant ce que dit Gregorio Leti [458], du Boulay l'aurait surprise entre les bras d'un homme trop inférieur par sa condition pour qu'il pût supporter sans honte un tel rival. Il écrivit au comte Dhona et à toutes les personnes de Genève qui protégeaient la marquise de Courcelles des lettres diffamantes. Ces lettres produisirent leur effet. Gregorio Leti, qui en eut des copies, exprime son étonnement que, dans un siècle où la galanterie était de mode, un chevalier français prudent et homme d'esprit, tel qu'était du Boulay, se soit laissé emporter par la colère au point de dire tout ce qu'il était possible d'imaginer de plus piquant et de plus outrageant contre l'honneur d'une femme qu'il avait aimée [459].
C'était l'excès de l'amour et de la jalousie qui avait porté du Boulay à se venger d'une manière si cruelle et si opposée à son caractère. Il en eut un profond regret; et la lettre touchante et noble que Sidonia lui écrivit en quittant l'asile que, par lui, elle était forcée de fuir, malheureuse et abandonnée, accrut encore le douloureux repentir de celui qui, malgré ses torts, l'aimait encore. «Toutes vos injures et tous vos emportements, lui dit-elle, ne me peuvent faire oublier que vous êtes l'homme du monde à qui j'ai le plus d'obligations; et tout le mal que vous m'avez fait, à l'avenir, n'empêchera pas que vous ne m'ayez rendu les derniers services. Ne vous laissez donc point surprendre, en lisant ce billet, à cette horreur qu'on sent pour les caractères de ses ennemis: songez seulement que ce sont les marques de la reconnaissance d'une personne que vous avez aimée et qui vous regardera éternellement comme le plus honnête homme du monde, si vous ne voulez pas que ce soit comme le meilleur de ses amis. Si la passion que vous avez eue pour moi ne vous avait coûté que des soins et des soupirs, je ne vous laisserais point rompre avec moi présentement, ma justification étant la chose du monde la plus facile; mais puisque vous la pourriez soupçonner de quelque sorte d'intérêt, je la remets à un temps où vous m'en saurez plus de gré par le peu de besoin que j'aurai de vous. Cependant, monsieur, soyez très-assuré que je vous estimerai toute ma vie. Adieu. Je pars demain pour Annecy, où j'attendrai les réponses de Chambéry, et que j'aie mis ordre à mes affaires. Adieu encore une fois. Je n'ai point d'autre crime auprès de vous que celui de ne vous avoir pas aimé autant que le méritait votre attachement [460].»
La marquise de Courcelles se retira en Savoie et y resta cachée, tandis que son procès en appel se poursuivait à Paris. Par les démarches de du Boulay et de ses autres amis de Paris, elle obtint, quoique contumace, que le parlement réformât la sentence du juge de Château-du-Loir. Par l'arrêt rendu le 17 juin 1673, elle ne fut plus privée de ses biens; on adjugea seulement à son mari, à titre de dommages et intérêts, une somme de cent mille livres qu'elle avait mise dans la communauté par son contrat de mariage; mais le même arrêt ordonnait qu'elle serait enfermée dans un couvent. C'est pour obtenir la réforme de cette disposition et sa séparation de corps d'avec son mari qu'elle en appelait. Pour avoir droit à un jugement favorable il eût fallu qu'elle fît purger la contumace et qu'elle se remît en prison; mais elle redoutait d'être condamnée à rentrer sous la puissance maritale, ou à être renfermée dans un couvent. Heureusement pour elle, son mari mourut; et c'est encore madame de Sévigné qui nous apprend la date de sa mort. Dans sa lettre du 18 septembre 1678, elle parle du procès intenté à Lameth au sujet du meurtre du marquis d'Albret, et des témoins qui ont déposé dans cette affaire; puis elle ajoute: «On y attendait encore M. de Courcelles; mais il n'y vint pas, parce qu'il mourut ce jour-là d'une maladie dont sa femme se porte bien [461].»
En effet, aussitôt que la marquise de Courcelles eut appris qu'elle était veuve, elle se crut libre, et se hâta de revenir à Paris, pour y vivre en femme uniquement occupée de ses plaisirs. Mais son beau-frère Camille de Champlais, connu dans le monde sous le nom de chevalier de Courcelles [462], unique héritier de son mari, la fit arrêter et conduire à la Conciergerie. Lors des premiers jours de sa réclusion, un de ses pages, qui l'avait servie à Genève et qui y avait vu Gregorio Leti, le reconnut dans Paris, où il était arrivé depuis huit jours, et le dit à sa maîtresse, qui écrivit de sa prison à l'illustre auteur, pour l'inviter à venir la voir. Les visites de Gregorio Leti, les lettres qu'elle lui écrivit en italien, les réponses qu'elle recevait de lui, et que Gregorio Leti à fait imprimer, contribuèrent à dissiper l'ennui de sa prison. Chardon de la Rochette remarque que les lettres de l'illustre auteur de la Vie de Sixte-Quint, adressées à la marquise de Courcelles, sont les meilleures qu'il ait écrites et les plus naturelles. Sur quoi il fait cette réflexion judicieuse: «Les lettres de la marquise, auxquelles les siennes servent de réponses, sont pleines d'esprit et de grâce; et on prend ordinairement le ton de son correspondant, comme on prend celui de son interlocuteur [463].»
Ces lettres nous prouvent que la marquise avait répudié son nom de Courcelles, et qu'elle se regardait comme n'ayant plus rien de commun avec son mari, car elle signe toujours Sidonia de Lenoncourt. Son procès ne se termina pas aussi heureusement qu'elle le supposait. Devant ses juges, elle prétendait qu'en se représentant l'arrêt rendu contre elle par contumace avait été anéanti, et qu'on ne pouvait plus la poursuivre comme adultère, parce que cette action était éteinte par la mort de son mari, d'où elle concluait que les jugements intervenus dans ce procès ne pouvaient lui être opposés.
Le chevalier de Courcelles répondait que l'accusée n'était plus recevable à purger la contumace, parce que, depuis le 17 juin 1673 jusqu'au jour où elle s'était représentée à la justice, il s'était écoulé plus de cinq ans, ce qui donnait à ce jugement la même force que s'il avait été rendu contradictoirement. Elle opposait à cela quelques défauts de formalité dans la signification de l'arrêt; mais ses moyens les plus puissants étaient l'intérêt qu'on prenait à sa personne et la séduction dont on ne pouvait se garantir quand on la voyait. On connaissait ses malheurs et les persécutions qu'elle avait éprouvées, mais l'on ne savait qu'une partie de ses désordres. Il courut alors des pièces de vers en sa faveur, où l'on suppliait messieurs du parlement d'en user avec elle comme Jésus-Christ en usa envers Madeleine:
Il savait qu'en amour la faute est si commune
Qu'il faudrait assommer et la blonde et la brune:
Or, il était venu pour sauver les pécheurs [464].
Mais ces messieurs du parlement comprirent très-bien qu'à eux appartenait de juger les coupables, et non de les sauver et de leur pardonner. Un arrêt définitif du 5 janvier 1680 condamna Sidonia de Lenoncourt, marquise de Courcelles, pour adultère commis avec le sieur de Rostaing, à soixante mille francs de dommages et intérêts, à deux mille livres d'aumône, à cinq cents livres d'amende et aux dépens. Le même arrêt la déclara déchue de ses conventions matrimoniales, douaires, préciput; mais elle ne subit point la peine de la réclusion, à laquelle les héritiers n'avaient pas le droit de conclure [465].
Sidonia se trouva donc enfin en possession de cette liberté qu'elle avait tant désirée et maîtresse d'une fortune qui, malgré les dépenses faites par son mari et la perte de son procès, était encore considérable.
Nonobstant ses richesses, après l'arrêt qui la condamnait et la conduite qu'elle avait tenue, elle se trouvait bannie de la société des femmes de son rang les moins scrupuleuses. La fille aînée du comte de Bussy, la marquise de Coligny, dont nous aurons à faire connaître plus tard la conduite imprudente et le scandaleux procès, ne voulait pas (elle veuve) admettre que madame de Courcelles pût être considérée comme faisant partie du corps respectable des veuves; et elle désapprouve madame de Sévigné, qui lui donne ce titre [466]. Entrer au couvent au sortir de prison et aller passer une année ou deux à Orléans chez l'abbesse de Lenoncourt eût été pour Sidonia le seul moyen de se réhabiliter dans le monde; mais il paraît qu'elle ne le voulut pas; car celui qui a terminé, d'après les notes du président Bouhier, les mémoires qu'elle a écrits et laissés incomplets nous dit en finissant: «On ne connaît pas les autres circonstances de sa vie, on sait seulement qu'étant sortie de prison, et après avoir eu plusieurs aventures, elle devint amoureuse d'un officier, qu'elle épousa par belle passion et avec qui elle vécut peu heureuse [467].» C'était une mésalliance et une faute qui, dans l'esprit de ce temps, la rendait plus coupable que tous les déréglements de ses années antérieures.
L'officier qu'elle épousa était capitaine de dragons, et se nommait le Tilleuf [468]; elle lui avait fait une donation de cent cinquante mille écus. Elle vécut peu de temps dans ces nouveaux liens. Cinq ans après être sortie de prison, en décembre 1685, elle mourut à l'âge de trente-quatre ans, laissant cette preuve, ajoutée à tant d'autres, que le seul fondement certain du bonheur est en nous-même; et que la naissance, la richesse, la beauté, les grâces, l'esprit, tout ce qu'on ambitionne, tout ce qu'on désire sont non-seulement des dons impuissants pour nous rendre heureux, mais peuvent être les plus fortes et quelquefois les seules causes de notre malheur. Otez à Sidonia un seul des avantages dont elle avait été dotée par la nature, par la fortune, par la famille, et aussitôt vous verrez disparaître une partie des dangers qui l'assaillirent à peine au sortir de l'enfance. Ses destinées alors eussent été tout autres, soit que ses jours se fussent écoulés dans la tranquille obscurité du cloître ou dans l'heureuse activité du toit domestique, soit qu'elle eût passé sa vie dans la brillante sphère de la cour, au milieu des luttes et des agitations du monde.