Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, (4/6)
Séjour de madame de Sévigné et de sa fille à Grignan.—La présence de madame de Sévigné en Provence a un intérêt politique.—Pourquoi la Provence était difficile à administrer.—Révolte de cette province sous Louis XIV.—Puissance des états, des parlements, des magistrats municipaux restreinte par la création des intendants.—En 1639, on substitue l'assemblée des communautés à l'assemblée des états.—Le parlement de Provence s'unit à celui de Paris pendant la Fronde.—Le comte d'Alais est gouverneur, ensuite le duc de Mercœur.—Mazarin conduit le roi à Aix en 1660.—Mesures de rigueur.—Mesures plus douces.—Influence de Forbin-Janson dans l'assemblée des communautés, dans la ville d'Aix sur le clergé, le parlement.—Il s'établit une rivalité entre les deux familles les plus notables de la province, celle de Forbin-Janson, évêque de Marseille, celle de Grignan, lieutenant général gouverneur.—Quels étaient à la cour les appuis de l'une et de l'autre.—Madame de Grignan se met en hostilité avec Forbin-Janson malgré les conseils de sa mère.—Pourquoi le premier président Forbin d'Oppède ne lui était pas contraire.—Elle reste à Grignan à cause de sa grossesse; madame de Sévigné se rend à Aix et ensuite à Lambesc avec M. de Grignan.—Ouverture de l'assemblée des communautés.—Leur composition.—Discours de l'assesseur.—Vigueur des remontrances.—Le don gratuit est accordé.—On refuse au lieutenant général gouverneur l'entretien de ses gardes.—Cinq mille francs lui sont donnés à titre de gratification.—On lui refuse de l'indemniser pour les frais du courrier qui doit porter les cahiers de l'assemblée.—De la Barben offre de les porter en cour à ses frais.—On accepte.—L'évêque de Marseille, l'année précédente, avait porté gratuitement ces cahiers, et discuté avec Colbert.—L'assemblée ne tenait que trois jours pour les affaires générales.—Madame de Grignan et madame de Sévigné quittent Lambesc pour aller visiter Marseille.—Madame de Sévigné est désirée à Marseille.—Elle est mécontente de Forbin-Janson.—Ce prélat, évêque de Marseille, justifié.—Madame de Sévigné écrit à Arnauld d'Andilly, avec l'intention de le déprécier dans l'esprit de Pomponne.—Comparaison de l'évêque de Marseille et de M. de Grignan.—Talents et capacités de l'évêque de Marseille.—Il devient successivement évêque de Beauvais, cardinal, grand aumônier.—Son portrait et son beau caractère.—Comment il reçoit madame de Sévigné à Marseille.—Il l'accompagne partout, lui donne des dîners et des fêtes.—Elle lui fait de vive voix d'injustes reproches.—Elle est ingrate à son égard.—Elle est enchantée de Marseille.—Après trois jours de voyage, elle retourne à Grignan.—Couches malheureuses de madame de Grignan.—Madame de Sévigné et sa fille reviennent à Aix, et y séjournent.
Le besoin de faire cesser le déchirement de cœur qu'elle éprouvait lorsqu'elle était séparée de sa fille chérie, le désir de jouir de sa société, de lui épargner des fatigues pendant sa grossesse, de l'assister dans ses couches avaient été les seuls motifs du long voyage que madame de Sévigné venait d'achever [562]. Mais l'état des affaires, la division qui régnait entre deux familles rivales donnaient à son arrivée en Provence et au séjour qu'elle devait y faire une assez grande importance politique. Sa présence dans ce pays semblait être le signal d'un accord que, dans l'intérêt public, les uns désiraient, et que les autres redoutaient.
De tous les pays qui, par des traités, des alliances, la ruine des grands feudataires, avaient été annexés plutôt qu'incorporés à la France, la Provence était celui qui avait été le plus difficile à réduire sous le niveau du sceptre royal, et il était encore celui qui exigeait le plus d'habileté et de discernement dans le maniement des affaires et dans le choix des hommes.
Il y avait à cela plusieurs causes. La Provence avait été, dès les siècles les plus reculés, séparée du reste de la Gaule sauvage. Par la civilisation grecque et romaine, elle était restée le pays le plus prospère, le plus éclairé et le plus riche. La féodalité n'y avait pas, autant que dans le reste de la France, appesanti son joug asservissant. Dans les grandes villes, les franchises municipales dataient, pour plusieurs, du temps des Romains; elles avaient formé dans le moyen âge des espèces de républiques presque indépendantes. Alors que toute la navigation des peuples de l'Europe se concentrait dans la Méditerranée, Marseille, enrichie par le génie actif de ses habitants, était devenue une des premières villes du monde. Comme ce pays avait été chrétien bien avant l'invasion des barbares, et qu'Arles était, dans les derniers temps de l'empire romain en Occident, la capitale de toute la Gaule, la Provence renfermait deux archevêchés, et elle comptait un plus grand nombre d'évêchés qu'aucune autre portion de territoire français aussi circonscrite. Enfin, c'est par cette contrée qu'après la nuit des siècles d'invasion avaient commencé à reparaître les sciences, la poésie, la littérature et les arts. Il résultait de toutes ces causes, pour la Provence, une forte nationalité, qui avait d'autant plus de peine à se fondre dans la nationalité française que le peuple parlait une langue riche, harmonieuse, pittoresque et plus propre à exprimer les doux sentiments du cœur que les dialectes franco-germaniques du nord de la Loire.
La langue provençale, la langue des troubadours, n'était pas celle que parlaient, dans le nord de la France, les trouvères, le roi et sa cour: ainsi les origines, la législation, les mœurs tendaient à faire de la Provence un pays distinct et séparé de la France. Il en était de même du gouvernement et de l'administration. La Provence possédait ce qui n'avait pu s'établir chez nous, des assemblées régulières d'états généraux, c'est-à-dire une assemblée législative qui se réunissait tous les ans et où les trois ordres, celui des ecclésiastiques, ceux de la noblesse et du tiers état, étaient parfaitement représentés par les grandes notabilités, qui délibéraient en commun sur les affaires communes. Pour les affaires particulières de chaque partie du territoire, il y avait encore des assemblées de communautés, qui se réunissaient toutes les fois que le besoin le requérait. Arles et Marseille, terres adjacentes, villes impériales, n'étaient point comprises dans cette organisation; elles avaient leurs priviléges, leur constitution municipale, leur législation à part, et étaient plus démocratiquement organisées. Un parlement, cour suprême de justice, toujours composé d'hommes habiles et éclairés, chargé de l'exécution des lois faites par le pays et pour le pays, maintenait sous sa puissante juridiction les villes, les communautés, les seigneuries.
De l'assemblage de ces classes, de ces corporations, de ces associations diverses résultaient sans doute des dissidences que des intérêts différents ou opposés faisaient naître; l'harmonie ne régnait pas toujours entre le parlement, les états et les villes; mais quand il s'agissait de défendre contre l'autorité les priviléges et les droits de la Provence, ils se réunissaient et agissaient en commun. Ainsi la Provence était habituée à se considérer comme un petit État à part, ayant des intérêts distincts de ceux de la France. Sous Henri IV, il fallut employer beaucoup d'habileté et d'énergie pour empêcher ce pays de se donner à l'Espagne; et Sully déclare que la réduction de Marseille par le duc de Guise est une des plus belles actions militaires et politiques qui se soient passées de son temps [563].
Pour pouvoir gouverner ce pays, il fallait donc, sinon anéantir, au moins affaiblir l'autorité du parlement, celle des états et celle des magistrats des villes. C'est ce que fit Richelieu, non-seulement en Provence, mais dans toute la France. Il créa les intendants de lois et de finances, et, par cette despotique institution, il ôta aux parlements toute action sur la levée des impôts et sur les mesures d'ordre public. Il rendit ainsi ces grands corps complétement étrangers à l'administration financière et à la police du royaume. Il fut le premier auteur de la séparation salutaire du pouvoir judiciaire et du pouvoir civil.
Richelieu fit plus encore contre la Provence. En 1639, pour faire voter le don gratuit et la répartition des impôts et pour le règlement des affaires du pays, il assembla les communautés, mais non les états, malgré l'usage constamment suivi jusqu'alors. Comme l'assemblée des communautés était composée à peu près des mêmes personnes que celles qui siégeaient aux états, ce changement était peu de chose au fond; mais les nouvelles attributions qu'il fallut donner à l'assemblée des communautés anéantissaient de fait les priviléges de l'une et l'autre assemblée, puisqu'elles ne semblaient plus qu'une concession royale, qui pouvait être supprimée à volonté.
De plus en plus mécontents des mesures illégales prises pour les soumettre au sceptre royal, les Provençaux se révoltèrent au temps de la Fronde, en 1649 [564], et ils firent prisonniers le comte d'Alais, leur gouverneur, et le duc de Richelieu, général des galères. Le parlement d'Aix, présidé par le baron d'Oppède, s'unit au parlement de Paris, auquel il envoya une députation pour lui offrir une armée de quinze mille hommes prête à marcher et tout l'argent nécessaire à sa subsistance [565].
Des concessions faites au parlement de Paris comme au parlement de Provence produisirent un calme momentané. Le comte d'Alais fut mis en liberté, et ressaisit le pouvoir; mais, de même que le prince de Condé, par son orgueil et ses prétentions il ralluma la guerre civile. Le comte d'Alais, devenu duc d'Angoulême par la mort de son père, voulut se venger du parlement d'Aix, et traiter les Provençaux comme des rebelles [566]. Le parlement (en 1652) leva des troupes pour lui résister, et en donna le commandement au comte de Carces, lieutenant général. Ces nouvelles recrues auraient infailliblement succombé contre les soldats exercés du comte d'Alais si la cour n'était pas intervenue, et n'avait pas envoyé le comte de Saint-Aignan avec un traité de paix, qu'il fit signer aux deux partis [567].
Mais Marseille et plusieurs autres villes n'avaient pas pris part à l'insurrection contre le duc d'Angoulême, parce que celui-ci avait respecté leurs priviléges, en même temps qu'il attentait à ceux du parlement et de la ville d'Aix. Il résulta de cette division qu'il y eut deux partis en Provence, le parti du parlement de Provence et le parti de la ville de Marseille; le parti de ceux qui s'étaient joints à la révolte et le parti de ceux qui étaient pour la paix et avaient aidé Mazarin à la rétablir. Ces derniers étaient en faveur auprès de la cour; les autres, et surtout le comte de Carces et le premier président Forbin d'Oppède, étaient en disgrâce. Mais l'ambition et l'orgueil du prince de Condé donna une tout autre face aux affaires de la Provence, comme à celles de toute la France. Lorsque Mazarin se décida à faire emprisonner ce prince, il fut forcé de changer le gouverneur de la Provence, le duc d'Angoulême, qui, comme cousin germain de Condé, tenait pour lui et était contre le ministre. Mazarin envoya pour commander à sa place le duc de Mercœur, qui avait épousé la nièce aînée des Mancini. Le duc d'Angoulême voulut se maintenir par la force dans son gouvernement [568]. Il y eut conflit entre le gouverneur destitué et le gouverneur nouvellement nommé. Le président d'Oppède et le comte de Carces, et avec eux la ville d'Aix, ennemis du duc d'Angoulême, se déclarèrent pour le duc de Mercœur. La guerre se fit. Mercœur assiégea et prit Tarascon, Saint-Tropez, et bloqua Toulon. Les villes de Marseille et d'Arles intervinrent pour pacifier le pays; mais le duc d'Angoulême, ayant appris que le prince de Condé s'était retiré en Flandre, profita de l'amnistie, et laissa le champ libre au duc de Mercœur [569].
Les partis cèdent à la nécessité, mais ils subsistent. En Provence, ils s'étaient aigris par de longues dissensions. Le duc de Mercœur s'appuya sur le parlement, qui l'avait soutenu, et accorda toute sa confiance au premier président d'Oppède, qui, de chef du parti des rebelles, était devenu, par un revirement commun dans les temps de dissensions civiles, un des soutiens de la cause royale.
Le joug du gouverneur s'appesantit sur la noblesse, qui s'était déclarée du parti de Condé ou du duc d'Angoulême. Mais le plus désastreux fut que d'Oppède, pour se venger des Marseillais, détermina le duc de Mercœur à restreindre les libertés municipales et à s'arroger le droit de nommer les magistrats de cette ville. Le mécontentement fut extrême, non-seulement dans Marseille, mais dans toute la Provence; il n'y eut point de révolte ouverte, mais des oppositions, des désobéissances continuelles aux ordres de l'autorité.
Ce fut dans le dessein de faire cesser cette espèce d'anarchie et d'établir en Provence l'autorité souveraine qu'en 1660 Mazarin conduisit à Aix le jeune roi, dont l'arrivée avait été précédée par six mille hommes de troupes. Mazarin, comme le duc de Mercœur, s'abandonna aux conseils du président d'Oppède, et sévit avec violence contre ceux qui s'étaient montrés les plus rebelles aux ordres de Louis XIV. «Pendant que l'on fut à Aix, dit Mademoiselle dans ses Mémoires, l'on en châtia, l'on en fit pendre, l'on en envoya aux galères, l'on en exila quelques-uns des principaux du parlement dans des pays fort éloignés.» Après tous ces châtiments, l'on chanta le Te Deum pour la paix [570].
Marseille fut traitée avec encore plus de rigueur: le roi y entra par une brèche faite à ses remparts, comme dans une ville conquise. Une des portes sur laquelle était une image de Henri IV fut abattue, parce que sur le cadre de ce bas-relief on avait gravé cette inscription, qu'on trouva séditieuse [571]:
SUB CUJUS IMPERIO SUMMA LIBERTAS.
On fit dresser le plan d'une citadelle à l'entrée du port, pour dominer la ville.
C'est à Aix que le prince de Condé, après sa rentrée en France, vint se présenter au roi et faire sa soumission. Il ne resta donc plus de traces du parti qu'il avait en Provence. Mais ce pays, quoique soumis, n'en regrettait pas moins ses libertés perdues; et ce fut pour adoucir les esprits et dissiper autant que possible la haine contre le gouvernement qu'on fit succéder aux mesures de rigueur une administration bienfaisante et les formes légales aux décisions arbitraires. On s'abstint, à l'exemple de Richelieu, de réunir les états; mais les assemblées des communautés furent exactement convoquées tous les ans. Toutefois, ces assemblées, lorsqu'on les forçait d'accomplir des actes qui n'étaient pas de leur compétence, mais de celle des états, avaient bien soin de rappeler les droits et les prérogatives de ceux-ci. Lorsqu'on leur demanda de nommer un procureur du pays-joint, elles ne s'y refusèrent pas; mais dans le procès-verbal de nomination elles insérèrent ces mots: «Le tout sous le bon plaisir des prochains états [572].» Prochains états dont la convocation ne se fit jamais.
Cependant le président du parlement, Forbin d'Oppède, qui n'avait plus de vengeance à exercer et qui rendait justice à tous avec conscience et impartialité, assurait le maintien de l'autorité par son influence sur le parlement et sur la ville d'Aix; mais il s'était fait trop d'ennemis à Marseille, et durant les troubles, pour pouvoir administrer la province. Forbin-Janson, évêque de Digne, et ensuite évêque de Marseille en 1668, homme d'une capacité supérieure, se faisait chérir des Marseillais, et avait dans l'assemblée des communautés, où il était procureur-joint, une prépondérance qui déterminait les décisions [573].
Lorsqu'on nomma un lieutenant général gouverneur, les ministres de Louis XIV durent se féliciter de voir placer à la tête du gouvernement de cette province les deux familles les plus notables par l'antiquité de leur noblesse, par leurs grands domaines, par le nombre des places éminentes dont elles étaient en possession dans l'Église, dans l'armée, dans la magistrature. Les familles des Grignan et des Forbin-Janson, si elles avaient été unies, auraient donné au gouvernement du roi des moyens puissants pour administrer ce pays et pour effacer tous les souvenirs fâcheux des révolutions et des crimes des partis. Mais les chefs de ces deux familles, par la nature de leurs fonctions et des devoirs qu'elles leur imposaient, par l'origine de leur pouvoir et les causes de leur influence, ne pouvaient marcher d'accord. Comme hommes privés, ils pouvaient s'estimer, s'aimer même; mais, comme hommes publics, ils se trouvaient divisés. En effet, M. de Grignan, obligé d'assurer l'autorité du roi, de maintenir les usurpations faites sur la liberté du pays et de le forcer à supporter le poids accablant des impôts, ne pouvait avoir ni le même ascendant sur les esprits ni la même popularité que Forbin-Janson, l'évêque de Marseille, qui défendait contre les prétentions des états les intérêts de cette ville, et cependant appuyait de son autorité épiscopale et de son crédit les réclamations que les états renouvelaient en vain chaque année. En apparence opposé à l'autorité royale, mais dans le fait son partisan et son plus utile appui; bruyant et hardi quand il fallait faire connaître au roi les abus de l'administration, les besoins et la détresse de la province; concluant toujours à l'adoption des demandes du monarque lorsque celui-ci, pour répondre aux représentations de l'assemblée des communes, exprimait ses volontés directement et itérativement, mais résistant lorsque ces demandes étaient transmises de prime abord à cette assemblée par l'organe du lieutenant général gouverneur, c'est ainsi que l'évêque de Marseille parvenait à substituer son influence et son autorité à celle du lieutenant général gouverneur, et se rendait puissant dans le pays et nécessaire au pouvoir. Par les places qu'occupaient ses parents, le bailli de Forbin, Forbin-Moquier, marquis d'Oppède, Forbin-Soliers [574], et aussi par les amis personnels qu'il s'était faits, Forbin-Janson avait de puissants appuis auprès des ministres; il était bien en cour, où d'ailleurs il se montrait souvent. M. de Grignan y était appuyé par sa famille et par madame de Sévigné. Les ministres n'étaient contraires à aucune des deux familles; mais le conflit continuel que cet antagonisme occasionnait dans les affaires de Provence produisait une division dans les conseils du roi; chacun des ministres suivait ses inclinations personnelles, et subissait les influences de M. de Forbin-Janson ou de M. de Grignan, ainsi que celles de leurs amis.
Pomponne, alors à l'apogée de la faveur, était dévoué à madame de Sévigné. Par madame de Coulanges et les amis et parents des Adhémar, madame de Sévigné agissait sur Louvois et par conséquent sur le Tellier, qui inclinait pour Grignan. Cette raison seule eût pu amener Colbert à se tourner aussi contre ce dernier; mais un puissant motif, et plus digne de lui, le portait à être favorable à Forbin-Janson. Pour Colbert, qui avait toujours les yeux ouverts sur la prospérité du commerce de la France, Marseille était toute la Provence, et ce qui intéressait cette ville attirait au plus haut point son attention. Il trouvait chez l'évêque de Marseille tant de lumières, une si grande habileté à manier les esprits qu'il avait avec raison bien plus de confiance dans cet homme d'Église que dans un brave et honnête militaire, dissipateur, aimant le jeu, la musique, ennemi de toute grande contention d'esprit, et qui dans toutes les affaires se laissait guider par sa femme.
Aussi madame de Sévigné trouve-t-elle toujours Colbert insensible à ses moyens de persuasion. Son abord la glaçait comme le vent du nord, qu'elle lui donnait pour surnom. D'ailleurs, celle qui était restée l'amie de Fouquet et de tous ceux de sa famille, dans le malheur qui les accablait, inspirait nécessairement de la défiance à Colbert, et ne pouvait lui agréer. Les dispositions de ce ministre envers madame de Sévigné la contrariaient d'autant plus que c'était principalement de lui que ressortait la tenue des états et tout ce qu'il y avait de plus important dans le gouvernement de la Provence. Il n'en était pas de même pour madame de Sévigné de l'évêque de Marseille, du président d'Oppède, du bailli de Forbin et de tous les Forbin. Avec ce tact fin dont elle était douée, elle avait très-bien vu que le succès de son gendre et de sa fille en Provence tenait à faire cesser la rivalité qui existait entre la famille des Grignan et celle des Forbin et à l'accord entre M. de Grignan et l'évêque de Marseille. Elle eut envers celui-ci, lorsqu'il était à Paris, les plus aimables procédés, et parvint à lui plaire, ainsi qu'à Forbin d'Oppède et à tous ceux de cette famille. Elle aurait bien voulu faire entrer madame de Grignan dans cette voie, mais elle ne put y parvenir. Madame de Grignan, jeune, belle et flattée, qui ne connaissait ni le pays ni les hommes lorsqu'elle arriva en Provence, fut très-choquée de voir que l'autorité de l'évêque de Marseille balançait celle d'un Adhémar gouverneur, dont l'oncle était archevêque d'Arles. Par ses hauteurs et par ses intrigues, contraires à tout ce que désirait Forbin-Janson, par son obstination à se refuser à toute concession, elle se fit un adversaire redoutable d'un homme qui n'aurait pas demandé mieux que de se servir de son influence pour arriver à ses fins, et se rendre encore plus utile à la ville de Marseille, dont il était le pasteur. En vain madame de Sévigné écrivait à sa fille qu'elle était injuste envers l'évêque; «que rien n'est plus capable d'ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance; qu'il suffit souvent d'être soupçonné comme ennemi pour le devenir [575];» en vain elle l'exhortait «à desserrer son cœur;» en vain elle lui disait: «Point d'ennemis, ma chère enfant! faites-vous une maxime de cette pensée, qui est aussi chrétienne que politique; je dis non-seulement point d'ennemis, mais beaucoup d'amis [576]:» ce précepte, si bien pratiqué par madame de Sévigné, ne fut jamais à l'usage de madame de Grignan. Elle mettait si peu de discernement et tant d'empressement dans ses haines qu'en arrivant en Provence elle se persuada que le premier président d'Oppède faisait cause commune avec l'évêque de Marseille, parce qu'il était un Forbin et parce que la nomination de M. de Grignan lui enlevait l'autorité de gouverneur de la province, qu'il exerçait au nom du parlement. Mais le président d'Oppède était depuis longtemps acquis aux volontés du pouvoir. Avant que son parent Forbin-Janson eût été nommé évêque de Marseille, il avait fait trop de mal à cette ville pour ne pas se ranger du parti du lieutenant général; et madame de Grignan, qui d'abord avait résisté à ce sujet aux assurances de sa mère, fut obligée de reconnaître que d'Oppède, bien loin de lui être opposé, lui était favorable. Il devint un de ses plus fidèles amis; et, lorsqu'il mourut (le 14 novembre 1671), elle le regretta d'autant plus vivement que son influence dans le parlement était très-utile à M. de Grignan [577].
Depuis la mort du président d'Oppède, madame de Grignan eut plus souvent à se plaindre de l'évêque de Marseille; [578] et jamais leur mutuelle aversion n'avait été plus forte qu'à l'époque de l'arrivée de madame de Sévigné en Provence. Cette inimitié était d'autant plus redoutable que, de la part de Forbin-Janson, elle se voilait sous les dehors d'une bienveillance simulée et d'une exquise politesse.
Madame de Sévigné, qui n'avait cessé d'entretenir avec l'évêque de Marseille des relations amicales, espérait profiter de son séjour en Provence pour faire cesser des divisions dont, à Versailles et à Saint-Germain, elle avait tant de peine à prévenir les suites.
Une occasion allait se présenter de mettre à l'épreuve l'évêque de Marseille, et de lui demander la réalisation des promesses et des protestations d'attachement qu'il n'avait cessé de faire à madame de Sévigné.
Après trois mois de séjour à Grignan, où elle avait joui délicieusement de la vue de sa fille, en compagnie de son gendre, de son ami Corbinelli et de presque toute la famille des Grignan, l'époque de la tenue de l'assemblée des communautés arriva; et madame de Grignan ne pouvant suivre son mari d'abord à Aix, et ensuite à Lambesc, ce fut madame de Sévigné qui dut accompagner M. de Grignan. Les affaires de la Provence étaient dans un état de crise qui devait donner beaucoup d'inquiétude au lieutenant général gouverneur. L'année précédente, il avait été obligé d'écrire à Colbert pour solliciter des lettres de cachet contre les plus récalcitrants des députés de l'assemblée des communautés, qui refusaient [579] de voter le don gratuit; et, non-seulement Colbert lui en avait envoyé dix, mais il lui avait écrit qu'après avoir exilé ces députés à Grandville, à Saint-Malo, à Cherbourg et à Concarneau il fallait dissoudre l'assemblée, et se passer d'elle pour la levée de l'impôt. Nous avons déjà dit comment, par le vote de l'assemblée d'une somme un peu moindre que celle qui avait été demandée, et par les bons offices, les démarches et les excellents conseils de madame de Sévigné, on avait évité de faire usage des lettres de cachet, et d'exaspérer le parlement et tout le pays [580]. Colbert, en annonçant à M. de Grignan que le roi acceptait l'offre de 450,000 fr. pour le don gratuit, persistait pour les mesures de rigueur et l'exil des dix députés; il terminait sa lettre en disant: «Quant à réunir encore cette assemblée, il n'est pas probable que le roi s'y décide de longtemps [581].»
M. de Grignan se serait rendu odieux à toute la Provence s'il eût laissé anéantir les restes de sa liberté; et il est probable que les troubles qui avaient eu lieu sous le gouvernement du duc d'Angoulême se seraient renouvelés si on l'avait forcé à lever l'impôt du don gratuit sans qu'il eût été voté par l'assemblée des communautés.
Il obtint donc que l'avis de Colbert ne serait point suivi, et que les états communaux seraient rassemblés cette année comme de coutume. Les lettres de commissions du roi, datées du 10 septembre, lui furent envoyées pour autoriser la convocation de l'assemblée, qui fut fixée au mois de décembre.
Lambesc, petite ville, n'est qu'à cinq lieues d'Aix, où résidait le lieutenant général gouverneur. Madame de Grignan se trouvait trop avancée dans sa grossesse pour pouvoir se déplacer; elle resta donc à Grignan; et madame de Sévigné, avec son gendre, se transportèrent à Aix dans le commencement de décembre. M. de Grignan s'occupa des préparatifs de la tenue de l'assemblée des communautés, qui devait s'ouvrir le 17 du mois.
Le séjour de madame de Sévigné à Aix et ensuite à Lambesc, pendant la tenue de l'assemblée des communautés, nous autorise à entrer dans quelques détails sur ce qui se passa dans cette assemblée, lors même que ces détails n'auraient pas une grande importance historique, pour éclairer d'un jour très-vif le mode d'administration des provinces privilégiées sous le règne de Louis XIV.
On commença par la lecture des règlements contenant des défenses de faire des dons et gratifications, ordonnant qu'il sera dit une messe tous les jours au nom du Saint-Esprit, en laquelle tous les députés assisteront; qu'ils prêteront ès mains de messieurs les commissaires des états le serment de tenir les propositions secrètes, et de ne pas révéler ce qui se passerait dans l'assemblée ni les opinions émises; de plus, ils promettaient de se trouver aux séances aux heures assignées, sous les peines déterminées par les règlements.
Ceux qui étaient présents comme ayant droit de siéger, d'opiner et de voter dans cette assemblée étaient, pour le clergé, l'archevêque d'Aix, les deux évêques nommés procureurs-joints du clergé, et l'évêque de Marseille: celui-ci était toujours nommé. Pour la noblesse, deux gentilshommes nommés procureurs-joints de la noblesse, les consuls d'Aix, procureurs-nés du pays, les députés des trente-sept principales communautés et leurs syndics, et ceux des vingt vigueries. Arles et Marseille n'étaient appelées aux assemblées générales de la province que par honneur et alternativement, et n'y avaient point voix délibérative; ce qui était juste, puisque ces villes ne contribuaient en rien aux impositions ordinaires votées par les états, par la raison que leur territoire appartenait autrefois à des seigneurs particuliers qui ne reconnaissaient que l'Empire. L'agent et le trésorier général du pays, les deux greffiers faisaient aussi, de droit, partie de l'assemblée. Le lieutenant général gouverneur pouvait faire le discours d'ouverture; mais après il n'entrait plus dans l'assemblée, afin de ne pas gêner les votes [582]. Ces votes étaient donnés à haute voix.
Le roi nommait un commissaire pour présider l'assemblée, et son choix tombait toujours sur l'intendant de la province. Selon l'usage constant qui subsista jusqu'à la révolution de 1789, l'assemblée générale des communautés de Provence, agissant comme les états pour voter le don gratuit et rédiger ses réclamations ou remontrances, ne devait durer que trois jours: les affaires qui, pour être traitées dans ces trois jours, exigeaient de plus longues discussions étaient examinées dans des assemblées particulières d'un petit nombre de membres, qui n'étaient que les représentants de l'assemblée générale, les exécuteurs de sa volonté, et qui ne statuaient que sous son bon plaisir et sauf rectification. Les jours de la réunion de ces assemblées particulières, qui peuvent être considérées comme la continuation de l'assemblée générale, étaient déterminés par le président. Ce président était alors, de droit, l'archevêque d'Aix, ou son vicaire; mais les fréquentes absences du cardinal de Grimaldi, alors archevêque d'Aix, avaient forcé de lui donner un remplaçant, qui était l'évêque de Marseille.
Le crédit dont jouissait Forbin-Janson, comme procureur-adjoint du pays, lui assurait la principale influence sur l'assemblée des communautés. D'après les règlements, les députés ne pouvaient rien soumettre à la délibération sans l'avoir prévenu: il opinait le premier, proposait toutes les grâces; il présentait à la nomination de l'assemblée ceux qui devaient remplir les places vacantes dans les offices du pays, et avait encore beaucoup d'autres prérogatives [583].
L'assemblée s'était ouverte cette année, le 16 décembre 1672, par les préliminaires d'usage. Dans la séance du 17, de Rouillé, comte de Melay, intendant de la province, nommé commissaire du roi, demanda aux députés des trois états qu'une somme de cinq cent mille livres de don gratuit fût imposée sur tous les contribuables de la province, sans y comprendre les villes de Marseille et d'Arles, terres adjacentes, cotisées séparément. Cette somme devait être employée aux armements de mer pendant la présente année.
L'évêque de Marseille prononça ensuite un discours au nom du pays pour appuyer la demande du don gratuit; puis un sieur Barral prit la parole en sa qualité d'assesseur, De même que l'intendant était l'homme du roi, l'assesseur était l'homme de l'assemblée, celui qui devait proposer toutes les matières en délibération, et diriger les débats; c'était toujours un des procureurs du pays. Barral exposa que la guerre contre les Hollandais motivait suffisamment la demande du roi; que cette guerre était entreprise dans les intérêts de la religion, et que la Provence, toujours fidèle aux décisions de l'Église et dépositaire d'un si grand nombre de reliques saintes, était plus intéressée à cette guerre qu'aucune autre province du royaume. «Il est de l'honneur de la France, dit-il, de conserver le nombre surprenant de ses conquêtes, ce qui ne peut se faire qu'à grands frais. Une partie de ce don gratuit doit être employée à l'entretien des vaisseaux et galères qui défendent nos côtes, et à purger les mers des pirates et des ennemis du commerce. Par ses conquêtes le roi a donné le moyen à tous ses sujets de s'enrichir par le commerce, que les peuples des Pays-Bas ont de tout temps cherché à accaparer au détriment de cette province.»
Après l'éloge du roi et de son gouvernement et l'exposé assez exact des considérations qui sont favorables au vote de l'impôt, Barral passa aux développements des motifs que l'assemblée pouvait faire valoir pour le refuser, et ce fut dans un langage bien autrement énergique. Sauf les conclusions, l'assesseur montre, par cette partie de son discours, la sincérité, la rudesse (sinon l'éloquence) du paysan du Danube.
Le roi a oublié «les tendresses et les avantages» dont sa libéralité avait voulu gratifier le pays. Lorsqu'en août 1661 l'assemblée accorda le don gratuit, Sa Majesté déclara que, tant qu'elle jouirait de l'augmentation de l'impôt du sel, la province serait affranchie de l'entretien des troupes en quartier d'hiver et soulagée d'une partie des charges qui résultaient de leur passage; et cependant jamais depuis lors un plus grand nombre de troupes n'a prolongé son séjour dans la province; jamais les lieux placés sur les routes où elles passent n'ont été plus accablés par la nécessité de les loger et de les nourrir. Les populations en ont été écrasées, et n'ont éprouvé ni soulagement ni repos. La cherté du sel a détruit les bergeries et le ménage. Les cultivateurs, ne pouvant acheter du sel pour engraisser les bestiaux, n'en élèvent plus; privées d'engrais, les terres, sèches et arides, ne produisent presque rien. Le commerce des suifs, des cuirs est anéanti; les oliviers ont été détruits par les gelées, et la récolte d'huile a manqué. La profonde misère des propriétaires leur ôte les moyens de réparer les fermes, d'entretenir les digues qui s'opposent au ravage des eaux; de sorte que les familles, et le sol même qui les alimentait, se détruisent de jour en jour. Les impôts qui ont été mis sur la farine, la viande, le vin, le poisson font que la plus grande partie des taillables ne peuvent pas suffire au payement des tailles, tellement que les fermiers des taxes sont contraints d'abandonner leurs prétentions sur les débiteurs insolvables; et, forçant les termes des édits, ils dépouillent injustement ceux à qui il reste encore un peu de bien, et qui craignent de le perdre en frais de justice, s'ils résistent à leurs injustes concussions. «Enfin il semble encore qu'on veuille ôter aux particuliers de cette province toutes les occasions qu'ils avaient de gagner leur vie, les muletiers étant troublés en la conduite des litières et au louage de leurs mulets pour les porter, à cause que M. le comte d'Armagnac, grand écuyer de France (madame de Sévigné en parle souvent sous le nom de M. le Grand [584]), a obtenu le droit de louer des litières et de les faire porter, à l'exclusion de tous les habitants de la province. Ceux qui louaient des chevaux sont interdits, à moins de donner chaque année une somme considérable qui emporte les profits. Les maîtres de poste et courriers empêchent les habitants de porter d'un lieu à un autre les lettres, hardes et papiers; de cette façon, le commerce qui s'entretenait par les amis est détruit. Les mesures même prises par Sa Majesté pour l'encouragement du commerce, en affranchissant le port de Marseille, tournent contre le commerce de la province, qu'elles contribuent encore à appauvrir. Les huiles, les savons et toutes les denrées que l'on veut exporter à l'étranger de Toulon et de tous les ports du pays doivent payer un droit forain, dont Marseille est exempt. Ce qui est expédié de Toulon et des autres ports, et de l'intérieur pour Marseille, paye le même droit, tandis que les marchandises peuvent entrer et sortir de Marseille, et ne sont assujetties à aucun droit; de sorte que tout le commerce se concentre dans cette ville, et que les étrangers sont favorisés aux dépens des nationaux.» Telles furent ces remontrances.
L'assemblée vota le don gratuit des 500,000 livres, mais à la condition que Sa Majesté serait suppliée de remédier à tous les abus, et de faire droit à toutes les réclamations dont l'assesseur avait parlé dans son discours, plus longuement énumérées et mieux précisées dans le procès-verbal de la délibération et dans les cahiers. Le lieutenant général et l'intendant acceptèrent cette délibération, et promirent d'appuyer de tout leur pouvoir «les très-humbles remontrances de l'assemblée [585].»
Toutes les affaires générales ayant été délibérées dans les trois jours et dans la journée du 18 décembre, Forbin-Janson, qui voulait se rendre à Marseille pour y recevoir madame de Sévigné, ajourna l'assemblée jusqu'à son retour, qui eut lieu le 23 décembre. Ce fut dans la séance de ce jour que l'assesseur, au nom de M. le comte de Grignan, renouvela la demande qu'il avait faite l'année dernière pour que des gardes lui fussent donnés, comme on en donnait au gouverneur. M. le duc de Vendôme, gouverneur, n'était jamais venu dans la province; il ne le pouvait pas, puisqu'il servait dans l'armée du roi. Le comte de Grignan en faisait les fonctions; il était donc juste qu'on lui donnât les moyens de subvenir à cette dépense. Mais l'assesseur observait que les édits de 1560, de 1635 et de 1639, qui avaient réglé les appointements du gouverneur et du lieutenant général, s'opposaient à ce que l'assemblée cédât à cette demande du lieutenant général. «L'édit du 7 juin 1639 fixe définitivement à 18,000 livres la somme que la province paye tous les ans à monseigneur le lieutenant du roi. Il n'est donc pas juste de lui accorder aucune autre somme, encore moins sous le prétexte des gardes, attendu que la province compte annuellement 15,000 livres pour une compagnie de gardes, sans qu'elle en retire aucun avantage [586].»
Oui; mais il eût été juste d'ôter ces 15,000 livres au duc de Vendôme et de les donner au comte de Grignan, dont les gardes auraient pu faire un service utile. C'était au comte de Grignan à proposer cette mesure au roi, et même à demander que la province fût soulagée du payement annuel de 36,000 livres qu'elle donnait pour les appointements d'un gouverneur qui ne se montrait jamais, et ne rendait à la province aucun service; mais le comte de Grignan eût été mal reçu à la cour s'il en avait agi ainsi. Ce qui se supprime le moins, ce sont les dépenses inutiles. On permettait bien au comte de Grignan d'imposer, s'il pouvait y parvenir, une double taxe sur la province, pour le payement des gardes du gouverneur, mais non de faire cesser l'abus d'une sinécure dont profitait un prince du sang. On voulait bien que le comte de Grignan, lieutenant général, eût toute la puissance et tous les honneurs d'un gouverneur, afin qu'il pût en remplir les fonctions, pourvu que le prince qui en était titulaire en pût toucher le salaire; et telle fut la cause des grandes dépenses du comte de Grignan, que madame de Sévigné déplore si souvent [587]. Cette haute dignité, dans laquelle l'orgueilleuse madame de Grignan se complaisait, au lieu de porter à une plus grande élévation l'illustre maison des Adhémar de Grignan, amena sa décadence et sa ruine.
Cependant l'assesseur ajouta «que toutes les lois avaient leurs exceptions, et les règlements leurs limites; et que l'équité voulait qu'en raison des bons services rendus par M. le comte de Grignan il lui fût accordé une somme de 5,000 livres, comme témoignage de gratitude, mais non pour le payement d'une seconde compagnie de gardes.» Ces 5,000 livres furent accordées; et l'assemblée s'occupa ensuite, dans la séance du 31 janvier 1673, à régler tout ce qui concernait les autres affaires particulières de la province, qui étaient nombreuses et compliquées.
Lorsque ce travail eut été terminé, l'assesseur exposa une nouvelle demande du comte de Grignan: c'était de réformer la délibération du 23 décembre en ce qui concernait le payement des gardes et les dépenses du lieutenant général gouverneur. Le comte de Grignan insistait surtout pour qu'il lui fût alloué une somme pour les frais du courrier qui portait au roi les délibérations de l'assemblée. Les frais de ce courrier étaient assez considérables, parce que celui qu'on envoyait en cette qualité était un personnage notable, un avocat ou un autre homme de robe, capable de plaider les intérêts de la province auprès des ministres. Madame de Sévigné s'était surtout flattée que l'évêque de Marseille ferait accorder à son gendre une somme plus que suffisante pour cette dépense. Mais, avant de partir de Lambesc, elle avait su que Forbin-Janson s'opposerait à cette demande: l'assesseur, qui agissait par ses inspirations, invoqua les règlements, qui ne permettaient pas de mettre deux fois la même affaire en délibération, et proposa de passer outre. L'évêque de Marseille prit la parole, et ôta tout prétexte à la demande du comte de Grignan en proposant d'envoyer M. de la Barben, premier consul de la ville d'Aix et procureur du pays, porter le cahier des remontrances de la province à la cour, où il avait à se rendre pour ses propres affaires. M. de la Barben offrit non-seulement de faire le voyage à ses dépens, mais, pendant son séjour à la cour, de prendre soin des affaires de la province, et de poursuivre les réponses aux remontrances, sans prétendre jamais à aucun subside ni à aucun frais de vacation. L'offre fut acceptée; «et monseigneur le comte de Grignan et le seigneur intendant furent suppliés de donner leurs lettres de faveur, et d'appuyer de leur protection les poursuites dudit sieur de la Barben; et l'évêque de Marseille, au nom de l'assemblée, remercia celui-ci du zèle désintéressé qu'il montrait pour la province.»
L'année précédente, c'était l'évêque de Marseille lui-même, procureur du clergé, le marquis de Maillane, procureur du pays pour la noblesse, et le marquis de Soliers, premier consul d'Aix et procureur du pays, qui s'étaient chargés de porter à la cour le cahier des remontrances de l'assemblée, et qui en avaient délibéré avec Colbert. L'évêque de Marseille à son retour, en rendant compte de sa mission, avait déclaré «qu'il renonçait au payement des vacations ordinaires de 18 livres par jour, que la province accordait aux personnes de son rang [588].»
Cette fois, dans la séance du 12 janvier, de Rouillé, intendant, lut une lettre de M. de Pomponne, qui annonçait que Sa Majesté avait approuvé les délibérations de l'assemblée, et qu'elle donnerait à la province des marques de la satisfaction qu'elle en avait reçue.
Le roi, en effet, avait lieu d'être satisfait. Il y avait eu quatre séances solennelles, pour débattre en assemblée générale ce qui avait été déterminé dans les assemblées particulières des ordres. Ces séances avaient eu lieu les 17 et 23 décembre, les 3 et 12 janvier [589]; et dès la première séance, malgré l'amertume des plaintes et la sévérité des remontrances, l'assemblée avait voté la totalité du don gratuit, non-seulement sans que personne eût proposé le moindre retranchement, mais en décidant «que monseigneur comte de Grignan, et le seigneur de Rouillé, comte de Melay, intendant, seraient suppliés d'écrire au roi la manière soumise et respectueuse avec laquelle l'assemblée s'est portée d'accorder à Sa Majesté la somme de 500,000 livres qui lui a été demandée de sa part, pour lui donner des preuves du zèle et de la fidélité qu'elle a pour son service, au temps même de sa plus grande nécessité [590].»
Ainsi fut terminée définitivement l'assemblée des états et communautés de Provence. Tout était fini pour M. de Grignan après les trois premiers jours. Ce qu'il y avait d'important pour lui était l'obtention du don gratuit et ce qui concernait les finances: le reste regardait particulièrement l'évêque de Marseille, l'assesseur et les hommes d'affaires du pays. Il connaissait quel serait le sort des demandes qu'il renouvelait chaque année, pour prescrire contre l'usage; et il savait que sa demande pour les frais de courrier, qu'il avait fallu communiquer d'avance à l'évêque de Marseille, serait rejetée. Il était donc de sa dignité de ne pas rester plus longtemps à Lambesc. Mais entre la journée du 19 décembre, où se trouvait terminée la régulière assemblée des communautés, et celle du 23, où cette assemblée devait tenir ses séances particulières, viennent se placer le voyage de madame de Sévigné à Marseille et la réception que lui fit Forbin-Janson. Cet incident est, pour notre objet, la partie la plus intéressante de la narration du voyage de madame de Sévigné, parce que c'est celle qui jette le plus de lumière sur une grande partie de sa correspondance.
Les mêmes motifs qui déterminaient M. de Grignan à quitter Lambesc agissaient encore plus fortement sur l'esprit de madame de Sévigné, qui ne s'était déterminée à se rendre dans cette petite ville que pour y accompagner son gendre. Madame de Sévigné était très-connue et très-aimée en Provence, où presque tous ceux qui y occupaient de hauts emplois étaient au nombre de ses amis ou de ses connaissances. Tous les Provençaux qui avaient eu l'occasion de s'entretenir avec elle à Paris faisaient, à leur retour en Provence, l'éloge de son esprit, de son amabilité; on désirait donc vivement la voir. Comme sa passion pour sa fille était connue, l'on comprit son séjour à Grignan pendant quatre mois de suite. Mais quand on sut qu'elle était à Aix pour la tenue des états, elle fut fortement invitée à accompagner à Marseille M. de Grignan, qui devait, pour les affaires de son gouvernement, se rendre dans cette ville. Aux instances du comte de Grignan et de toutes les autorités de Marseille se joignaient les pressantes invitations de Forbin-Janson; mais madame de Sévigné était mécontente de ce que cet évêque s'était montré contraire aux intérêts de son gendre, et elle ne voulait pas céder à ses invitations. Le lendemain du jour de la clôture des délibérations de l'assemblée (lundi 19 décembre), elle annonça qu'elle retournerait à Grignan, et fit ses préparatifs de départ. Le jour suivant (mardi 20 décembre) [591], elle était prête à se mettre en route à huit heures du matin, quand une pluie diluvienne vint fondre sur Lambesc. M. de Grignan lui représenta le danger qu'elle courait à se hasarder dans de mauvaises routes; il lui montra combien il était plus facile, même après une pareille pluie, de faire leur retraite de Lambesc sur Aix et Marseille, et que cette excursion retarderait seulement de trois ou quatre jours son retour à Grignan. Madame de Sévigné céda, et écrivit à sa fille sa lettre datée de Lambesc [592] le mardi matin, 20 décembre: «M. de Grignan, en robe de chambre d'omelette, m'a parlé sérieusement de la témérité de mon entreprise... J'ai changé d'avis; j'ai cédé entièrement à ses sages remontrances... Ainsi, ma fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l'on vous envoie... Il arrivera à Grignan jeudi au soir; et moi je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et comprend toutes les raisons qui me font désirer passionnément d'être à Grignan.» On voit, par la suite de cette lettre, qu'elle hésitait encore et qu'elle fait espérer à sa fille, comme elle l'espérait elle-même, qu'elle retournerait à Grignan. Cependant elle dit: «Ne m'attendez plus.» Mais une lettre écrite après l'envoi du messager dut instruire madame de Grignan que sa mère allait à Marseille; elle y arriva le jour même de son départ (mardi 20 décembre [593]); et le soir, aussitôt son arrivée, l'évêque vint la voir. Il l'invita à dîner pour le lendemain. Elle accepta; mais comme pendant son séjour à Aix elle n'avait pu réussir à le faire changer de détermination, et qu'elle était animée par les plaintes que madame de Grignan faisait de lui, elle avait écrit une lettre à d'Hacqueville [594], pour qu'il fît agir madame de la Fayette, Langlade et tous ses amis contre ce prélat. Elle écrivit aussi à Arnauld d'Andilly pour le desservir dans l'esprit de Pomponne, à qui elle savait que la lettre serait communiquée. Cette lettre, où il n'est question que de dévotion, de prière et de charité (datée du dimanche) [595], contient ces insinuations peu charitables: «Tout ce que vous saurez entre ci et là, c'est que, si le prélat qui a le don de gouverner les provinces avait la conscience aussi délicate que M. de Grignan, il serait un très-bon évêque; ma basta.» Madame de Sévigné n'ignorait pas que M. de Pomponne avait une haute idée de la capacité de Forbin-Janson; et elle cherchait à lui nuire dans l'esprit du ministre en insinuant qu'il était sans conscience et dépourvu des vertus ecclésiastiques, ce qui était parfaitement faux. Les éditeurs de madame de Sévigné ont cru l'excuser en disant que l'évêque de Marseille empiétait sur les fonctions de M. de Grignan comme gouverneur. Ils se trompent: l'évêque de Marseille, comme un des procureurs du pays, usait de son droit et remplissait un devoir en s'immisçant dans les affaires de l'administration de la Provence, en s'opposant aux actes de l'autorité usurpatrice du gouverneur ou de celui qui le remplaçait; en réclamant, chaque année, contre l'illégalité des délibérations de l'assemblée des communautés, qui, pour être valides, auraient dû être confirmées par l'assemblée des états, qu'on ne réunissait jamais. Il montrait ainsi le courage d'un bon citoyen; et, lorsqu'il usait de son esprit et de l'influence que lui donnaient son savoir et ses talents pour se concilier la faveur du roi et de ses ministres, afin d'être utile à son diocèse et à sa province, il agissait en politique éclairé et en bon évêque.
M. de Grignan était un brave et honnête gentilhomme, qui, durant le cours de sa longue administration, se fit aimer des Provençaux. La noblesse surtout lui était dévouée, puisque deux fois elle répondit à son appel, et s'arma pour la gloire du roi et la défense du pays; mais toute sa vie il fut joueur et dissipateur, et ne se fit aucun scrupule de ne pas payer ses dettes [596]. On ne devine pas par quel côté Forbin-Janson, qui a fourni une si longue, si honorable et si brillante carrière, pourrait mériter le reproche grave que lui fait madame de Sévigné, de ne pas avoir une conscience au moins aussi délicate que celle de M. de Grignan. Mais si Marie de Rabutin-Chantal n'eût point eu toutes les susceptibilités, tous les travers, toutes les préventions, tous les entraînements de l'amour maternel, elle n'eût point été madame de Sévigné.
Forbin-Janson fut un des plus habiles négociateurs, un des plus vertueux prélats que la France ait possédés. Né pauvre et étant cadet de famille, il s'éleva successivement du petit prieuré de Laigle à l'évêché de Marseille. Les preuves qu'il donna alors de sa capacité le firent envoyer comme ambassadeur en Pologne, et ensuite à Rome. Il fut évêque de Beauvais, comte et pair de France, puis cardinal et grand aumônier: tout cela par la seule confiance qu'il inspirait au clergé, aux ministres et au roi, auquel il résista pourtant avec fermeté quand le monarque, mal conseillé, voulut s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques de son diocèse. Il y était adoré, surtout des pauvres; il s'y plaisait plus qu'à la cour, où cependant il se montrait avec la magnificence et les manières d'un grand seigneur; désintéressé, mais avec mesure; poli avec bonté, mais avec choix et dignité; naturellement obligeant et d'une fidélité inébranlable. Quand il mourut dans un âge avancé, il fut regretté universellement [597]. Son nom, honoré de tous, ne se trouve dans aucun libelle du temps, et fut respecté par la calomnie. Tel a été l'homme qui déplaisait tant à madame de Grignan, avec lequel elle eut la maladresse de se mettre en hostilité malgré les conseils de sa mère [598].
Cette mère était bien connue à Paris comme à la cour, en Bretagne comme en Bourgogne, comme en Provence. Personne n'ignorait jusqu'à quel degré de faiblesse elle s'abandonnait à l'amour maternel. Elle ne s'en cachait pas; au contraire, elle en fatiguait ses amis; mais, comme elle était véritablement aimée, et que pour sa fille on n'éprouvait pas le même sentiment, cette extravagante passion soulevait plutôt la jalousie que la sympathie, et nuisait à ses sollicitations pour madame de Grignan, au lieu de lui être utile. Les amis de madame de Sévigné, pour ne pas la frapper au cœur dans l'endroit le plus sensible, n'avaient donc d'autre ressource que de dissimuler leurs pensées, lorsqu'ils ne voulaient pas céder à l'influence que sa fille faisait peser sur eux. Il manquait à madame de Sévigné, pour ses négociations sur les affaires de Provence, ce qu'il y a de plus essentiel à tout négociateur: c'est de bien pénétrer, sous des apparences souvent contraires, les intentions et les inclinations réelles de ceux avec qui l'on traite; et madame de Sévigné aurait plus habilement, et avec plus de succès peut-être, atteint le but de ses sollicitations si elle s'était défiée de ses amis, et si elle avait eu confiance en ceux qu'elle considérait comme ses ennemis, qui n'étaient pas les siens, mais ceux de madame de Grignan. Elle admirait tant sa fille qu'il ne pouvait pas lui entrer dans la pensée qu'elle pût avoir des ennemis; et en effet on peut dire qu'elle avait plutôt des adversaires. Tout ce que madame de Sévigné écrivit en cette circonstance contre l'évêque de Marseille ne nuisit point à ce prélat, et n'altéra nullement la bonne opinion qu'on avait de lui. On n'ignorait pas que madame de Sévigné était complétement abusée, et que ses paroles n'étaient en quelque sorte que les échos de celles de M. de Grignan. C'est ce que son amie madame de la Fayette cherche à lui insinuer avec autant de ménagement que de finesse dans sa lettre datée de Paris du 30 décembre, qu'elle commence ainsi:
«J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville; je comprends fort bien tout ce que vous lui mandez sur l'évêque: il faut que le prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et j'ai bien envie de la faire voir à madame du Plessis, car elle est très-prévenue en faveur de l'évêque. Les Provençaux sont des gens d'un caractère tout particulier [599].»
Madame du Plessis avait un fils en Provence, et par lui pouvait éclairer les amis de madame de Sévigné sur ce qu'on devait penser de l'évêque de Marseille. Lorsque madame de Sévigné était à Paris, elle voyait tout différemment. Ces haines et ces rivalités de province lui paraissaient bien mesquines, et elle écrivait à sa fille: «Adhémar m'aime assez, mais il hait trop l'évêque et vous le haïssez trop aussi: l'oisiveté vous jette dans cet amusement; vous n'auriez pas tant de loisir si vous étiez ici [600].» Mais à l'époque dont nous nous occupons, madame de Sévigné était fort animée contre Forbin-Janson, et ne pouvait lui pardonner une conduite qu'elle eût trouvée fort légitime si elle n'avait nui qu'à ses seuls intérêts. Cette fois, son amour pour sa fille la rendit non-seulement injuste, mais ingrate. Ce fut lui, ce fut Forbin-Janson qui, dans les trois jours de son voyage à Marseille, lui fit les honneurs de la Provence avec un éclat, une grâce, une complaisance qu'elle ne peut s'empêcher de reconnaître dans ses lettres, et qui prouvent qu'il avait pour elle autant d'amitié que d'estime. Peut-être aussi le désir de se rendre agréable à l'amie de M. de Pomponne, qui, sans aucun doute, la lui avait recommandée, contribua-t-il à la conduite qu'il tint en cette circonstance. Elle fut flattée, mais non satisfaite, des prévenances dont elle était l'objet; elle y voyait de la duplicité; elle eut le tort de ne rien déguiser de ce qu'elle pensait. L'aigreur de ses paroles ne changea en rien les manières de l'évêque, et ne parut pas avoir altéré ses bons sentiments pour elle. Elle était femme, elle était mère; il la plaignit, et lui pardonna ses reproches. Du reste, elle peint vivement les plaisirs qu'elle éprouva pendant ce petit voyage. Elle fut enchantée de voir Marseille par un beau temps, mais qui ne dura guère. Avant d'y arriver, du haut de cette colline qu'on nomme la Vista, elle contemple avec admiration la ville, le port, la multitude des bastides qui l'environnent, et la mer. «Je suis ravie, dit-elle, de la beauté singulière de cette ville. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion; il y a cent mille âmes au moins: et de vous dire combien il y en a de belles, c'est ce que je n'ai pas le loisir de compter [601].»
Elle paraît surtout charmée de ce mélange de costumes et de populations qui, pour une Parisienne et une femme de la cour, était en effet neuf et surprenant. «La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à son arrivée fut grande; des noms connus, des Saint-Herem, etc., des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, une idée de guerre, de romans, d'embarquement, d'aventures, de chaînes, de fers, d'esclaves, de servitude, de captivité: moi qui aime les romans, je suis transportée. M. de Marseille vint hier au soir; nous dînons chez lui; c'est l'affaire des deux doigts de la main [602].»
Le lendemain jeudi, 22 décembre, elle écrit à sa fille deux fois dans la journée, à midi [603] et à minuit; et toujours l'évêque de Marseille l'accompagne. «Nous dînâmes hier chez M. de Marseille; ce fut un très-bon repas. Il me mena l'après-dîner faire les visites nécessaires, et me laissa le soir ici. Le gouverneur me donna des violons, que je trouvai très-bons; il vint des masques plaisants: il y avait une petite Grecque fort jolie: votre mari tournait autour. Ma fille, c'est un fripon. Si vous étiez bien glorieuse, vous ne le regarderiez jamais. Il y a un chevalier de Saint-Mesmes qui danse bien, à mon gré; il était en Turc; il ne hait pas la Grecque, à ce qu'on dit... Si tantôt il fait un moment de soleil, M. de Marseille me mènera béer.» Et dans la lettre écrite à minuit: «J'ai été à la messe à Saint-Victor avec l'évêque; de là, par mer, voir la Réale et l'exercice, et toutes les banderoles, et des coups de canon, et des sauts périlleux d'un Turc. Enfin on dîne, et après dîner me revoilà, sur le poing de l'évêque de Marseille, à voir la citadelle et la vue qu'on y découvre; et puis à l'arsenal voir tous les magasins et l'hôpital, et puis sur le port, et puis souper chez ce prélat, où il y avait toutes les sortes de musique.» Et c'est à la suite de cette petite fête qu'il lui avait donnée qu'elle eut le courage de lui faire des reproches sur l'affaire du courrier. «Il n'y a point de réponse, dit-elle, à ne pas me vouloir obliger dans une bagatelle, où lui-même, s'il m'avait véritablement estimée, aurait trouvé vingt expédients au lieu d'un.» Elle termine cependant en disant: «Soyez certaine que, quand je serais en faveur, il ne m'aurait pas mieux reçue ici [604].»
Madame de Sévigné partit le lendemain vendredi, 23 décembre, à cinq heures du matin, pour se rendre à Grignan [605]. Elle revint à Aix avec sa fille, qui faillit de mourir en accouchant. On peut juger des angoisses de madame de Sévigné tant que dura le danger [606]. Probablement l'enfant ne vécut point, il n'en est nulle part fait mention.
Madame de Grignan fut cependant promptement rétablie, puisque, ayant accouché en mars, elle n'éprouvait plus au commencement d'avril, du mal qu'elle avait ressenti, qu'une grande lassitude [607].
Madame de Sévigné passa à Aix, chez son gendre, tout l'hiver et une partie de l'été suivant.